Jorge Carrera Andrade

Transcription

Jorge Carrera Andrade
René L . F. Durand
Contribution à la célébration de l’anniversaire
de la naissance du poète
Jorge Carrera Andrade (1903-1978)
qui s’est tenue sous les auspices
de l’Ambassade de l’Equateur en France
à la Maison de l’Amérique latine
à Paris, le 5 novembre 2003
éditions villa-cisneros
Contribution à la célébration de l’anniversaire
de la naissance du poète
Jorge Carrera Andrade (1903-1978)
qui s’est tenue sous les auspices
de l’Ambassade de l’Equateur en France
à la Maison de l’Amérique latine
à Paris le 5 novembre 2003
René L . F. Durand
Contribution à la célébration de l’anniversaire
de la naissance du poète
Jorge Carrera Andrade (1903-1978)
qui s’est tenue sous les auspices
de l’Ambassade de l’Equateur en France
à la Maison de l’Amérique latine
à Paris le 5 novembre 2003
éditions villa-cisneros
Ce texte
de René L.F. Durand
a vu le jour sur les presses de l’imprimerie Hélioplan
à Toulon
en novembre 2003
Il a été tiré à 150 exemplaires
© éditions villa-cisneros
4, rue Vincent Allègre à Toulon
à ma femme
et
à ma fille Anne-Marie
qui ont partagé avec moi la découverte de
l’Équateur en 1963
à mon fils Rémy
qui a été Délégué Général
de l’Alliance Française en Equateur (1982-1988)
Il y a quelques mois paraissait aux Editions
Gallimard un livre qui fera date pour tous les
spécialistes et les amoureux de poésie. Son auteur,
Dominique de Villepin, Ministre des Affaires
Etrangères, après avoir cité en exergue de son avantpropos la phrase d'Arthur Rimbaud, Donc le poète est
vraiment Voleur de feu, a intitulé son ouvrage Eloge
des Voleurs de feu 1.
Nous voici réunis pour rendre hommage à un
« Voleur de feu », né à Quito, en Equateur, il y a un
siècle, Jorge Carrera Andrade, qui a écrit dans un
poème, dont je me propose de vous entretenir :
Yo era fuego encendido en un segundo
J’étais feu embrasé en une seconde
Évoquant d’autre part, dans des vers sur
lesquels nous reviendrons, sa fin terrestre, le poète a
encore recours à l’image du feu :
Dominique de Villepin, Eloge des Voleurs de Feu, Paris
Editions Gallimard, 2003, 823 p.p.
1
9
Te amaré - dit-il à la femme aimée - hasta el día en
que se apague el fuego
Y los últimos pájaros emigren para siempre.
Je t’aimerai jusqu’au jour où s’éteindra le feu
et où les derniers oiseaux émigreront à jamais.
L’œuvre de Carrera Andrade embrasse divers
domaines, notamment historiques. C’est l’œuvre d’un
humaniste. Pour ma part, je me suis attaché à sa
poésie, et, dans sa poésie, à un poème de plus de trois
cents vers, intitulé Libro del Destierro, Livre de l’exil.
Lorsque j’étais professeur à la Faculté des
Lettres et Sciences Humaines de l’Université de
Dakar, je dus à la généreuse amitié de Jorge Carrera
Andrade de recevoir une copie de son manuscrit du
Libro del Destierro, ainsi qu’un poème de dix-huit
vers, qu’il avait écrit spécialement en hommage à
l’Afrique, intitulé Mensaje a África. Ces deux textes
furent édités, par mes soins, en 1970, à Dakar, dans
une plaquette qui fit partie des publications du Centre
d’Etudes Afro-Ibéro-Américaines.
Dans l’œuvre poétique de Carrera Andrade, si
souvent porteuse de bonheur et d’espoir, si
chaleureuse, si chatoyante, le Livre de l’exil est, du
moins dans sa première partie, un livre de souffrance,
et de souffrance portée à son paroxysme.
Le professeur, historien et académicien Darío
Lara, qui fut pendant plus de quarante ans le témoin
de la vie du poète, a consacré dans ses Memorias de
10
un testigo des pages pénétrantes à la soledad qui,
fréquemment écrit-il, déchirait le cœur de Carrera
Andrade et qui était, je cite, « comme incarnée dans
son existence ». 2
Le Libro del destierro révèle une angoisse
existentielle poignante, une désespérance absolue. Le
poème devient cri et son auteur a recours aux images
d’une veillée funèbre pour clamer son désarroi :
Cada día me alejo de mí mismo
Desde el fondo de mí un hombre mudo
Me comtempla vivir. Tiene mí rostro.
Ha perdido los árboles y pájaros
De su reino terrestre.
Ha perdido el caudal de las palabras.
Chaque jour je m’éloigne de moi-même.
Du fond de mon être un homme muet
me regarde vivre. Il a mon visage.
Il a perdu les arbres et les oiseaux
de son royaume terrestre.
Il a perdu le trésor des mots.
« Il a perdu le trésor des mots ! » Quel terrible aveu !
Le lecteur de Carrera Andrade sera sans doute
surpris par la tonalité et la véhémence de ces vers.
A. Darío Lara : Memorias de un testigo, Quito, Casa de la
Cultura Ecuatoriana. (Deux tomes, 1998 et 1999, 440 et 457
2
p.p.).
11
Qu’en est-il au juste ? La lecture de sa précieuse
Autobiografía nous en révèle les raisons : graves
problèmes personnels, frustrations concernant sa
carrière diplomatique, aléas de son combat politique,
etc. Nous ne pouvons que renvoyer à la Autobiografía,
qui est, à cet égard, fort explicite 3.
Cependant le poète, qu’a déserté l’élan
créateur, ne peut, dans un sursaut de sa volonté, rester
insensible al llamado de las alas 4. Il ne peut oublier,
dans sa détresse qu’il a décrite si cruelle, la beauté de
la terre qui revit dans sa mémoire, et el filón oculto del
pasado 5 resurgit :
Descansa mente mía. Te llama el mundo verde,
Te llama el sol fugaz entre las nubes.
Te llaman tantas naves más allá de los diques
Suena la caracola del sueño y del olvido.
Obedezco al llamado de las alas
Capitán de mi nave anclada en el ocaso.
Mi sentimento de soledad, agudizada por estos hechos,
me invadía hasta el punto de causarme un malestar físico.
Las noticias llegadas del Ecuador ponían un sabor amargo
en mi pan de proscrito (Autobiografía).
3
Après neuf ans d’exercice honorifique de Délégué
permanent à l’Unesco, Jorge Carrera Andrade, affecté par
une dépression nerveuse part pour les Etats-Unis, où
l’accueille une de ses sœurs qui y résidait. Il y retrouvera
santé et sérénité.
4 A l’appel des ailes.
5 Le filon caché du passé.
12
Repose Ô mon esprit. Le monde vert t’appelle.
T’appelle l’éphémère soleil au milieu des nuages.
T’appellent tant de vaisseaux au-delà des digues.
Le buccin du songe et de l’oubli résonne.
J’obéis à l’appel des ailes
Capitaine de mon vaisseau ancré dans le couchant.
Libéré de l’angoisse qui le paralysait et
annihilait sa sève créatrice, le fuego qui le brûlait,
Jorge Carrera Andrade a inséré dans Livre de l’exil un
hymne vibrant à la femme aimée et à l’amour 6 :
Te amé mujer de manos laboriosas
Creadoras del mundo de mís sueños.
Me trajiste la sal, la luz de las naranjas
Un tiempo más dorado que un domingo sin nubes.
Tus manos construyeron palacios en la niebla
Terrestres paraísos amueblados
Con espejos de cielo, armarios de tesoros.
Tus manos me ofrendaron las viandas y los frutos
Del país de la dicha.
Tu amor fue más alado que el rocío
Sobre un jardín del trópico.
Te amé, te amé mujer, mi dios doméstico
Y te amaré hasta el día
En que se apague el fuego
Y los últimos pájaros emigren para siempre
« A travers un désert stérile de douleurs (Mallarmé,
L’azur) le voleur de feu témoigne de sa volonté de fonder
une nouvelle métaphore du monde, de découvrir des
paroles et des figures qui parlent aux hommes ».
Dominique de Villepin, op. cit.
6
13
Je t’ai aimée femme aux mains laborieuses
Créatrices du monde de mes rêves.
Tu m’apportas le sel, la lumière et les oranges
Un temps plus doré qu’un dimanche sans nuages.
Tes mains construisirent des palais dans la brume
De terrestres paradis meublés
De miroirs de ciel, d’armoires emplies de trésors.
Tes mains m’offrirent les mets et les fruits
Du pays du bonheur.
Ton amour fut plus ailé que la rosée
Sur un jardin des tropiques.
Je t’ai aimée, je t’ai aimée femme, mon dieu
domestique
Et je t’aimerai jusqu’au jour
Où s’éteindra le feu
Et les derniers oiseaux émigreront à jamais.
Ces vers d’anthologie ne méritent-t-ils pas de
chanter dans la mémoire des Equatoriens
d’aujourd’hui et de demain ?
Une fois conjurés les fantasmes de son
angoisse, de sa soledad, de sa pesadumbre 7, Jorge
Carrera Andrade, rendu à sa vocation, à sa mission,
consacre plusieurs strophes, dans Libro del Destierro,
à dire avec force son engagement en faveur de la
solidarité, de la fraternité entre les hommes. Il
s’adresse à un interlocuteur imaginaire, trop
silencieux à son gré devant la misère des plus
démunis. Il l’appelle Tú que callas (Toi qui te tais) :
7
Pesadumbre : sombre mélancolie.
14
Los tesoros solares se acumulan
No sólo para tí. Los cereales
Frutos, aves y peces
Son para todos. Habla ...
Les trésors solaires s’accumulent
Non pour toi seulement. Les céréales,
Les fruits, les oiseaux, les poissons
Appartiennent à tout le monde. Parle…
Le poète presse tú que callas d’agir. Il lance un
cri d’alerte, un appel à la conscience universelle qui
n’a cessé de retentir jusqu’à nous.
Cuando en Asia, en América y en África
Tus hermanos sucumben en los surcos
Semilla del futuro - quemados por las llamas
Destruidos por las máquinas volantes
Pero cantando en medio de las ruinas
El triunfo de los pueblos
Que compran con su vida la libertad del mundo
Quand en Asie, en Amérique et en Afrique
Tes frères succombent dans les sillons
semence de l’avenir – brûlés par les flammes
anéantis par les machines qui volent
mais chantant au milieu des ruines
la victoire des peuples
qui achètent de leur vie la liberté du monde
Les horreurs de la guerre, et notamment celles
de la guerre du Vietnam, évoquées dans une strophe
15
de quatorze vers, hantent douloureusement les nuits
et la conscience du poète.
« La poésie moderne » déclarait Saint-John
Perse, cité par Dominique de Villepin 8 « est action,
elle est passion, elle est puissance et novation toujours
qui déplace les bornes. L’amour est son foyer,
l’insoumission sa loi et son lieu est partout, dans
l’anticipation. Elle ne se veut jamais absence ni
refus ».
Le même idéal de solidarité a inspiré à Jorge
Carrera Andrade le Mensaje a África, Message à
l’Afrique, dix-huit vers indépendants du Livre de l’exil
dont nous parlions, il y a quelques instants :
Inmensa hermana, escucho el palpitar terrestre
De tu gran corazón oculto en los tambores
Hablando en un lenguaje aprendido en las rocas.
Sol, baobab, león son signos protectores
de tu pueblo de polvo y de raíces
Tu pueblo hecho de flores.
Continente de música dictada por los pájaros
Por los ríos que corren repartiendo frescura
África luminosa donde cada lucero
Es una quemadura
Sobre el pecho del hombre que danza y que trabaja
cubierto sólo con su piel oscura.
Hombre de África, hermano, sellaste con tu sangre
8
Dominique de Villepin, op. cit.
16
La plantación, la selva y el pantano
Y aportaste tu esfuerzo al Nuevo Mundo
En un pasado próximo y lejano :
Nuestro unánime canto de libertad se eleva
Al són de tus tambores. El alba está en tu mano.
Sœur immense, j’écoute la palpitation terrestre
de ton grand cœur caché dans les tam-tams
parlant un langage appris dans les rochers.
Soleil, baobab, lion : signes protecteurs
De ton peuple de poussière et de racines
Ton peuple fait de fleurs.
Continent de musique dictée par les oiseaux
Par les fleuves qui coulent répandant leur fraîcheur.
Afrique lumineuse où chaque étoile
Est une brûlure
Sur la poitrine de l’homme qui danse et qui travaille
Recouvert seulement de sa peau obscure.
Homme d’Afrique, frère, tu marquas de ton sang
La plantation, la jungle et le marais
Et apportas ton ardeur au Nouveau Monde
En un passé proche et lointain.
Notre chant unanime de liberté s’élève
Au son de tes tam-tams. L’aube est dans tes mains.
Le voleur de feu de Quito, dans les Andes
équatoriennes, la tierra siempre verde 9 de ses rêves,
La tierra siempre verde (El Ecuador visto por los
Cronistas de Indias, los Corsarios y los viajeros illustres),
Paris, Ediciones Internacionales Círculo Paul Valéry, 1955.
9
17
durant ses périples à travers le monde, exprimait sa
fraternelle sympathie au continent africain, auquel il
prédisait un avenir prometteur. Ainsi faisait-il un
signe au « voleur de feu » de la négritude, Léopold
Sédar Senghor.
Jorge Carrera Andrade avait été présenté, à
Paris, à Léopold Sédar Senghor, alors député à
l’Assemblée nationale 10. Par la suite, nos deux poètes
s’étaient rencontrés à la Biennale internationale de
poésie de Knokke-le-Zoute, en Belgique. Jorge
Carrera Andrade m’écrivit en date du 16 Juin 1966 :
Nunca olvidaré la reunión de la Bienal de Knokke-leZoute, en donde el ilustre pensador y estadista abogó
por la negritud mientras yo hacía algo semejante por
la indianidad.
Je n’oublierai jamais la réunion de la Biennale de
Knokke-le-Zoute, où l’illustre penseur et l’homme
d’Etat se fit l’avocat de la négritude tandis que moi je
faisais quelque chose de semblable pour l’indianité.
10
Autobiografía.
18
Ainsi s’affirmait, lors de cette rencontre
mémorable du poète-président Léopold Sédar
Senghor et de Jorge Carrera Andrade, le dialogue des
cultures, qui devait devenir au fil des ans, un objectif
majeur de l’humanité 11.
Comprendí, affirme Jorge Carrera Andrade
(Autobiografía) que la humanidad entraba en una era de
11
intercambio y cooperación universal y que la América
Latina estaba destinada a cumplir su misión de granero y
hacienda del mundo, pero también de continente de la
libertad y de la fraternidad de las razas.
Je compris que l’humanité entrait dans une ère d’échange
et de coopération universelle et que l’Amérique Latine était
destinée à remplir sa mission de grenier et d’hacienda du
monde, mais aussi de continent de la liberté et de la
fraternité des races.
19
ADDENDUM
Je voudrais ajouter quelques mots à mon
exposé sur le rôle qu’a joué Carrera Andrade dans
l’élaboration du Projet de déclaration internationale
des Droits de l’Homme, en 1948.
Il y a là un aspect peu connu d’un Carrera Andrade
diplomate.
Il résulte des Débats, que les Archives nous
révèlent, que les sujets sur lesquels, en tant que
Délégué de l’Equateur, est intervenu Carrera Andrade
sont les suivants : la peine de mort, la protection de la
propriété littéraire et artistique, la résistance à
l’oppression, le droit de pétition, le droit pour tous les
hommes à être libres et égaux, l’exil, le droit à
l’éducation, la discrimination pour des raisons d’âge,
le salaire de base minimum.
Puisque nous venons de nous pencher sur le
Libro del destierro, signalons que selon Carrera
Andrade, je cite, « la Déclaration doit protéger
l’individu contre l’expulsion de son propre pays. »
En ce qui concerne l’oppression, Carrera Andrade
estime que « la résistance à l’oppression, à la tyrannie,
n’est pas un droit mais un devoir et un honneur du
citoyen d’un pays démocratique. »
20
Pour la peine de mort, il rappelle, je cite encore, « la
législation de l’Equateur consacre l’abolition de la
peine de mort sans aucune restriction. »
Enfin, Carrera Andrade, selon les Débats mentionnés,
propose que l’article premier soit amendé ainsi :
« Tous les hommes ont droit depuis leur naissance à
être libres et égaux devant la loi et, pour rendre ce
droit possible, l’Etat doit édicter les dispositions
nécessaires. »
N’oublions pas que Carrera Andrade s’exprime ainsi il
y a plus d’un demi-siècle !
Je pense que nous pouvons conclure : Jorge
Carrera Andrade a certes été le voleur de feu de
Quito, qui a chanté avec des images inoubliables « les
choses, c’est-à-dire la vie » de son pays, selon son
expression, et le colibri dont il voulait faire l’emblème
héraldique de l’Equateur.
Il a été aussi un diplomate éminent qui a honoré son
pays natal et marqué son empreinte dans les relations
culturelles et politiques internationales de son temps.
21
aux éditions Villa-Cisneros
Toulon
Rémy Durand : Chiliades ou le 11 septembre, poème,
novembre 2003
Michel Costagutto : Le Parlêtre, récit, 2002
L.N.A. : Esthétique de la Tentation, récit, 2001
22
23
Dépôt légal : novembre 2003
ISBN : 2-9517724-4-0
24
ISBN : 2-9517724-4-0
5€
25
26