Voyage au Japon
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Voyage au Japon
Voyage au Japon Lorsque je travaillais avec un restaurateur dans le centre de la France, j’avais eu l’occasion de discuter avec un groupe de Japonais qui visitaient les grandes tables. Au cours de notre conversation, dans un anglais succinct, ils m’avaient appris qu’au Japon, la consommation de plantes sauvages était encore courante et que les "légumes de montagne" - sansaï dans la langue nipponne - jouissaient d’un statut tout à fait favorable - à l’opposé de ce qui se passe en Occident où les végétaux qui ont nourri nos ancêtres ne sont plus que "mauvaises herbes" ou "plantes de disette"… Il me fallait aller voir de plus près. Texte et photographies de François Couplan L’année suivante, un beau matin d’avril, je débarque à Narita après un long voyage de plus de dix heures. Okubo, mon interlocuteur principal lors de notre discussion en France, m’attend dans sa voiture. "Je t’emmène voir la plupart des sansaï que nous consommons au Japon." Et nous quittons Tokyo pour nous diriger vers les montagnes. Au bout d’un peu plus de deux heures de route, nous nous arrêtons au "marché " d’un village réputé, paraît-il, pour ses légumes sauvages et où, me dit Okubo, producteurs et récolteurs viennent vendre les produits de leur cueillette. Vendeuses en uniforme, barquettes de polystyrène… Il ne faudrait pas s’attendre à une succession de stands en plein air, derrière lesquels s’accroupiraient quelques vieilles femmes proposant les trois tomates de leur jardin, comme je l’ai vu un peu partout dans le monde. Non, ici, nous sommes beaucoup plus près de l’Amérique que de l’Afrique ! Le marché est plutôt un supermarché, grand bâtiment de béton vitré où officient de jeunes vendeuses en uniforme et gantées… Les rayons sont couverts de légumes et de fruits étranges voisinant avec ceux qui nous sont connus en Europe. Une bonne partie en provient effectivement de la nature où ils ont été fraîchement récoltés. Mais ils sont, comme tous les autres produits, soigneusement emballés dans des barquettes de polystyrène, entourés d’un film plastique et identifiés par une étiquette portant leur nom - en écriture japonaise, ce qui ne m’aide guère… -, leur poids et leur prix. Étonnant pays où tradition et modernité vivent côte à cote au quotidien. Okubo me traduit les noms des plantes et, à partir d’une liste que j’avais préparée, comportant en regard les noms transcrits phonétiquement du japonais et les noms latins, et je parviens facilement à identifier la plupart des légumes et des fruits du magasin. J’en reconnais même quelques-uns moi-même, telle la bardane, gobo, dont les racines énormes dépassent un mètre de longueur ! Cette "mauvaise herbe" détestée en Occident est ici l’un des légumes racines les plus appréciés. Pour déjeuner, Okubo m’invite dans une auberge de montagne où nous dégustons des soba nouilles de sarrasin - accompagnées de divers sansaï en tempura - mode de friture introduit au Japon par les Portugais au XVIIe siècle. Après le repas, le propriétaire nous emmène derrière son auberge jusqu’à une source aux eaux très pures. Il veut me montrer le wasabi sauvage (Wasabia japonica) dont il est très fier car la plante est rare : tout le wasabi vendu sous forme de poudre ou de pâte n’est autre que du raifort (Armoracia rusticana) séché, pulvérisé et artificiellement coloré en vert. On trouve cependant au Japon des "racines" - en fait des tiges, d’où la couleur verte - de véritable wasabi, mais elles sont vendues entières, pratiquement toujours issues de culture… et toujours très chères. Balade en forêt et aventure culinaire Nous arrivons le soir dans un riokan - hôtel traditionnel haut de gamme - qu’a réservé Okubo dans la station thermale de Minakami : le chef y est célèbre pour sa cuisine de sansaï. Après les présentations, il s’empresse de nous conduire dans les bois où il nous montre quelquesunes de ses plantes favorites. Je découvre donc la yama ninjin, carotte des montagnes, l’azami, un chardon comestible, le yomogi, une armoise que l’on mange en tempura ou dans les gâteaux de riz gluant (mochis), le katakuri aux grandes fleurs roses, munis de petits tubercules qui donnent une fécule très fine, l’udo dont les jeunes tiges aromatiques et sucrées sont parmi les légumes sauvages les plus appréciés, son cousin le taranome, aux pousses très aromatiques, deux fougères, zenmaï et kogomi, dont on déguste les jeunes pousses enroulées en forme de crosse et le kanzo qui n’est autre que l’hémérocalle de nos jardins, offrant ses tubercules, ses tendres feuilles, ses boutons floraux et ses fleurs, sans oublier le célèbre fuki, le pétasite japonais, grosses boules de bourgeons à peine épanouis que l’on déguste en tempura dans tout le Japon à la fin de l’hiver. De retour à l’hôtel, nous nous attablons devant un repas extraordinaire - la moindre aventure culinaire dans un restaurant traditionnel japonais est une expérience inoubliable. Exotique et raffiné : on s’assied sur le sol, les pieds dans un espace creusé sous la table chargée d’une multitude de plats, certains posés sur des réchauds de céramique, d’autres sur des plateaux de laque rouge et noire, et la serveuse, qui s’agenouille auprès des clients, en apporte d’autres encore. Elle distille de longues explications qui permettent au locuteur nippon de comprendre la spécificité des plats, toujours représentatifs de la saison, du lieu, de son histoire, de la personnalité du chef et de son humeur. Elle donne également des consignes concernant l’ordonnancement du repas, la manière de cuire soi-même les aliments posés sur les réchauds et apporte le saké. En l’occurrence, le troisième convive à notre table, un ami d’Okubo, se trouve être propriétaire d’un magasin de spiritueux et nous fait goûter toute une sélection de sakés, dont un qui pétille comme du champagne. Le repas sera mémorable ! Agapes à la sauce nippone Prêts pour la fête ? Nous commençons par du tofu de sésame et de fécule de kudzu surmonté d’une purée de fèves de soja fraîches au wasabi. Continuons par du riz fuki karabuki, c’est-àdire sauté avec de la sauce de soja et du sucre, accompagné de divers légumes sauvages : feuille de fuki, pousses d’udo et de nabana - une sorte de navet -, kabu - un autre navet -, nebuka negi - un poireau sauvage - et warabi - jeunes crosses de fougère aigle. Viennent ensuite de fines tranches de porc local avec du chou, des graines germées, des oignons verts et des "champignons de paille", blancs et très fins, le tout grillé à table sur un petit fourneau de céramique. En accompagnement, on nous propose des crosses de kogomi relevées de katsuobushi - du thon fermenté et séché dont on détache de fins copeaux avec un rabot adéquat. On nous sert ensuite du sashimi de viande de daim, de poisson et de viande de cheval crue. Puis quelques tempura de yomogi, d’udo, de taranome, de yama ninjin, de fuki et d’un champignon très goûteux, le maitake. Le sel qui accompagne tout cela est du machashio, préparé avec le thé vert en poudre impalpable qui sert dans la cérémonie du thé. Courage, nous ne sommes pas encore au bout : un champignon à la chair ferme et savoureuse, eringi, est grillé à table avec du lard, du miso maison, des carottes, des takenoko - pousses de bambou -, du shiitake - un champignon - et du konyaku, une préparation caoutchouteuse à base de fécule tirée de la racine d’un arum particulier. Pour finir traditionnellement le repas, on nous sert un grand - très grand ! - bol de riz avec divers légumes, ainsi qu’une soupe miso bien chaude et de l’igname conservé au sel. Mais puisque l’influence occidentale se fait sentir jusqu’au fond des montagnes, arrivent ensuite quelques desserts sucrés : du kudzu avec de la confiture d’azuki, les petits haricots rouges japonais, des fruits de saison, une glace au thé vert et une autre, rouge carmin, aux azukis. J’aurai rarement aussi bien mangé de ma vie ! Je termine la soirée par la découverte de l’onsen, une piscine privée d’eau thermale, élégamment décorée de rochers subtilement arrangés pour donner l’impression de se trouver dans une grotte naturelle. J’y resterais des heures mais le sommeil se fait sentir et j’éprouve bientôt le besoin d’aller m’allonger sur le futon traditionnel posé à même le sol pour m’endormir heureux : j’ai déjà rencontré et dégusté la moitié des sansaï figurant sur ma liste. Quand le saké est tiré… Le petit déjeuner s’avérera de la même veine que le dîner. Moi qui normalement n’en prend jamais, je me sens contraint par la nécessité de l’expérimentation de déguster le niimame, des fèves de soja fraîches cuites à la vapeur et servies avec de la sauce de soja et de l’algue kombu, le fuki, le tamago yaki, une épaisse omelette, et le sashimi de konyaku accompagnés d’umeboshi, des abricots verts fermentés avec une feuille - shiso - les colorant en rouge, et de sauce de soja au radis. Le tororo, de l’igname frais râpé et battu, est un peu étrange du fait de sa texture extrêmement gluante - tout comme le natto, à base de graines de soja, mais ce dernier, en plus, sent très fort… L’onsen tamago est d’un abord plus facile : c’est un œuf à la coque cuit dans l’eau chaude de la source thermale ! Nous avons ensuite une salade de style occidental, mais avec une sauce typiquement japonaise à base de miso et de graines de sésame. Puis des pousses de zenmaï avec de l’udo et du tofu frit, du riz japonais, parfaitement cuit, bien sûr, et pour terminer l’indispensable miso shiru, un grand bol de soupe de miso prononcé 'misso' et non 'mizo', ce qui veut dire "les égouts "… Pardon, j’allais oublier le clin d’œil des Nippons aux Américains : le mot de la fin sera pour le tonyu mushi, un yaourt de lait de soja, suivi d’un yaourt de lait de vache avec de la confiture… À la fin, je ne sais plus trop où j’en suis ! Ce matin, Okubo veut me faire visiter une fabrique de saké réputée dont il connaît bien le directeur. Celui-ci, qui a vécu aux Etats-Unis dans sa jeunesse, m’explique dans un bon anglais, et en détail, le processus de fabrication. On part d’un riz particulier, de haute qualité, dont on ne conserve, après polissage, que la partie interne, la plus pure en glucides - pour les meilleurs sakés, on ne garde que 10% du grain. Le riz est cuit longuement, puis mélangé à de l’eau et laissé à fermenter pendant environ un mois à 7°C dans de vastes cuves en acier inoxydable. Le résultat est un liquide translucide titrant de 15 à 20° d’alcool qui peut se montrer assez traître si l’on en abuse, car il se boit - trop ! - facilement… J’en ferai d’ailleurs l’expérience le soir même quand Shoichi, le patron de la fabrique de saké, nous aura invité à un somptueux repas dans le restaurant qu’il possède à proximité et qu’il aura clos pour la circonstance. Nous y comparerons les mérites respectifs du saké pétillant et du champagne avant de déguster une multitude de plats dont d’épaisses tranches de bœuf japonais - wa gyu, connu en Europe sous le nom de bœuf de Kobé, du nom du port qui l’exportait principalement -, probablement la meilleure viande du monde, avec une sauce spéciale préparée par Shoichi lui-même à base de lie de saké - sake kasu -, le résidu de la fermentation du riz après que le saké a été soutiré. Les Japonais savent boire et faire la fête : j’en aurai du mal à retrouver mon lit… A Tsukiji, agrumes et sansaï en pagaille Pour rentrer à Tokyo, Okubo a décidé que nous prendrions le shinkansen, le "bullet train", auprès duquel notre TGV tient un peu du tortillard… Larges sièges confortables, service soigné à bord et sur le quai - avec un agent préposé à agiter sa main gantée de blanc pour dire au revoir aux voyageurs lorsque le train démarre - et surtout une vitesse incroyable sur une ligne spécialement dédiée à travers les villes et jusqu’au cœur de Tokyo… Le cœur gourmand de Tokyo est l’immense marché de gros de Tsukiji, situé en pleine ville, non loin du port. Okubo me confie aux soins de sa charmante secrétaire, Sayuri, qui m’emmène visiter ce temple de l’alimentation. On commence toujours par le marché aux poissons, mondialement célèbre - ne serait-ce que pour le maguro, le thon, au ventre si précieux qu’un morceau de sa chair rose pâle et crémeuse à l’extérieur, rouge foncé et plus savoureuse à l’intérieur se négocie autour de nonante mille yens, soit pas loin de neuf cents euros… Ça fait cher du kilo ! Mais mon intérêt se porte avant tout sur un autre bâtiment, celui des fruits et légumes. Et là, je tombe ! La variété des produits est telle que j’en remplis un carnet entier et prends plus de mille photos en quelques heures. Commençons par les agrumes. Il semble qu’au Japon, la nature aidée par l’Homme en produise des dizaines d’espèces, pour la plupart inconnues en Occident. Voici le yuzu, qui provoque chez nous l’engouement des chefs branchés, mais aussi le kiyuzu, ou yuzu jaune, pour le jus - sa peau sert de coupe -, l’ao yuzu, ou yuzu bleu, apprécié, lui, pour son zeste râpé, le sudachi que l’on presse sur le poisson grillé ou les champignons, l’ougonkan ou orange dorée, le mikan, le kinkan, etc. J’achète - pour mille cinq cents yen - une caissette de ginnan, des graines de ginkgo, car je désire goûter tout ce que je ne connais pas, et à Tuskiji, mon budget "nourriture", va en prendre un coup ! Je continue par une multitude de sansaï dont le junsaï qui vit dans l’eau, entouré d’une gangue extrêmement gluante, le katakuri, ici en feuilles pour la salade, le hama bofu joliment tressé en une décoration comestible, l’ayutade, le poivre d’eau commun en Europe, qui relève ici le poisson cru, le shidoke, que l’on me recommande si j’en récolte les pousses dans la nature de ne pas confondre avec le mortel aconit… Et aussi des algues, des champignons de toutes sortes, et encore, et encore… Une nature des mieux préservées au monde Je terminerai mon périple nippon par la visite d’une forêt primaire dans la péninsule de Manazuru, à environ trois quarts d’heure de Tokyo. Superbe, un véritable sanctuaire d’arbres énormes que contourne la route, de buissons aux larges feuilles, certaines odorantes comme celles d’un cannelier, des fleurs blanches et parfumées, des oiseaux aux cris étranges et surtout une ambiance de paix en total contraste avec l’agitation effrénée de la mégalopole voisine. Avec un peu de réflexion, tout s’éclaire. Le peuple probablement le plus avancé technologiquement de l’Univers est en fait animiste. C’est-à-dire que pour les Japonais, tous les êtres de la nature possèdent une âme, à l’instar de la nôtre et ont donc droit au même respect que nous-mêmes. La plupart des habitants de l’île commencent leur vie comme shintoïstes et la finissent comme bouddhistes, ce qui, pour choquant que cela puisse nous paraître - nos religions sont uniques et prônent la domination de l’homme sur la nature - n’est pas du tout incompatible. Cela explique que même les jeunes citadins adeptes des derniers jeux vidéo n’hésitent pas à parcourir des dizaines de kilomètres sur des sentiers parfois difficiles pour aller admirer des arbres vénérables ou des lieux "sacrés". En outre, les Japonais ne sont pas des éleveurs, mais des riziculteurs et des cueilleurs. L’implication sur l’environnement est énorme : alors que les pasteurs que nous sommes ne trouvent pas suffisant d’exploiter les terres arables, mais font pâturer leur bétail dans tous les lieux possibles, convertis en prairies par le défrichage, les Nippons laissent tranquilles leurs montagnes et leurs forêts, se contentant des fonds de vallées convertis en rizières. La nature de l’archipel japonais est donc l’une des mieux préservées au monde. C’est un exemple que nous pouvons méditer et qui montre que progrès et préservation de la nature peuvent s’avérer compatibles.