HdA Marianne Cohn

Transcription

HdA Marianne Cohn
DOMAINE DE COMPETENCE: ARTS DU LANGAGE
3ème
THEMATIQUE : ART/ETAT/POUVOIR
Dans le cadre de la SEQUENCE IV : «La Poésie engagée»
HISTOIRE DES ARTS :
Marianne COHN, «Je trahirai demain»
Problématique : En quoi ce poème est-il engagé ?
BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR :
Marianne Cohn est née à Mannheim en 1922, dans une famille
d’universitaires de gauche d’origine juive mais plutôt détachée de la
tradition juive et fortement assimilée. Cette famille est bouleversée
par l’irruption du nazisme. Entre 1934 et 1944, elle connaît
plusieurs exils : la famille part pour l’Espagne, Marianne et sa sœur
sont envoyées à Paris.
Dès 1941, la jeune Marianne entre en résistance puis participe à la
construction du MJS (mouvement de la jeunesse sioniste). De
septembre 1942 à janvier 1944, sous le pseudonyme de Colin, elle a
pour tâche de faire passer des enfants juifs vers la Suisse. Arrêtée
en 1943, elle est relâchée au bout de trois mois. C’est de cette
période que l’on date – sans en être absolument sûr – la
composition du poème « Je trahirai demain ».
Le 31 mai 1944, elle est à nouveau arrêtée à Annemasse
(probablement dénoncée) alors qu’elle a en charge une trentaine
Marianne Cohn, (1922 – 1944). Résistante d’enfants et que seulement 200 mètres les séparent de la
allemande, arrêtée puis torturée et
exécutée par la Gestapo à Annemasse pour frontière suisse. Malgré la torture, elle ne livre aucune information
avoir conduit des enfants juifs vers la à la Gestapo et refuse la proposition d’évasion de son réseau par
Suisse.
crainte des représailles sur les enfants.
© Rue des Archives / Tal
Emmenée dans la nuit du 7 au 8 juillet 1944 par la Gestapo, elle
est assassinée à coups de bottes et de pelles.
LE POEME :
« Je trahirai demain »
Je trahirai demain pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles,
Je ne trahirai pas.
Vous ne savez pas le bout de mon courage.
Moi je sais.
Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.
Vous avez aux pieds des chaussures
Avec des clous.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui,
Demain.
Il me faut la nuit pour me résoudre,
Il ne faut pas moins d’une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.
Pour renier mes amis,
Pour abjurer le pain et le vin,
Pour trahir la vie,
Pour mourir.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui.
La lime est sous le carreau,
La lime n’est pas pour le barreau,
La lime n’est pas pour le bourreau,
La lime est pour mon poignet.
Aujourd’hui je n’ai rien à dire,
Je trahirai demain.
Marianne Cohn, 1943
ANALYSE DU POEME :
Le poème de Marianne est intéressant du double point de vue littéraire et historique. Le thème central est
celui de la trahison. Ecrit en prison, elle évoque de façon réaliste ce qui l’attend, c’est-à-dire la trahison
qu’elle va commettre à l’encontre de ses amis.
La poétesse est sur le point d’être torturée et ne veut à aucun prix trahir les autres résistants : "Je ne
trahirai pas" (v. 3).
I/ Un poème tragique
Dans ce poème, deux pronoms personnels sont utilisés : «je» et «vous». Marianne Cohn se parle à ellemême dans ce poème sauf dans les deux premières strophes où elle s’adresse vraisemblablement à ses
tortionnaires : «Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles» ; mais ceux-ci sont déshumanisés. Ils ne sont
désignés que par la torture et une synecdoque (métonymie acceptée). En effet, seuls les «mains dures avec
des bagues» et les «pieds» portant «des chaussures avec des clous» renvoient à ces bourreaux.
Cependant, malgré la torture physique, dès le début du poème, le courage de Marianne Cohn est visible,
notamment par l’antithèse aux vers 4 et 5 : «Vous ne savez pas le bout de mon courage.
Moi je sais.»
Ce qui frappe tout d’abord tout lecteur est le ton tragique de ce texte dominé par l’idée de mort et de
souffrance, mais aussi par celle de fatalité. Ainsi dès le 1er vers, nous notons l’emploi du futur, temps de
le certitude : «Je trahirai demain pas aujourd’hui».
La mort est inéluctable car la poétesse sait très bien qu’elle finira par parler. L'importance de l'opposition
entre "aujourd'hui" et "demain" dans le poème souligne le sacrifice : la poétesse ne parle pas pour le
moment, mais ne pourra pas résister très longtemps à la douleur.
La souffrance est également morale.
II/ Un poème héroïque
Le tragique constaté dans la première partie n’est toutefois pas subi mais assumé, et en quelque sorte
transcendé par la volonté de l’héroïne.
Dans la strophe 3 nous sentons la détermination et une sorte de force intérieure de Marianne Cohn :
«Il me faut la nuit pour me résoudre,
Il ne faut pas moins d’une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.»
La force de caractère de la jeune femme apparaît enfin dans l’évolution de sens du mot « trahison » tout
au long du poème. En effet, dans un premier temps, « trahir » signifie simplement donner des informations
à l’ennemi, livrer ses amis et leurs activités. C’est bien ainsi qu’il faut entendre le mot au début du poème,
quand le « je » oppose sa volonté aux tortures de l’ennemi.
En fait, il faut aller aux vers 14 et suivants pour comprendre vraiment le sens profond du poème. Il ne
s’agit pas tant de « trahir » au sens commun du terme, mais de « trahir » la vie, symbolisée par « le pain
et le vin ». On perçoit l’influence judéo-chrétienne qui inspire Marianne lorsqu’elle parle de « l’abjuration
du pain et du vin ». «Trahir la vie» est aussi un euphémisme, il s’agit bien ici de la mort, de sa propre
mort. C’est une évocation pudique du suicide.
Car il s’agit bien de suicide, ce que confirme la présence obsédante de la « lime » à la fin du poème. La
reprise anaphorique du terme, les parallélismes de construction accentués par la paronomase
(« barreau »/« bourreau ») dramatisent la révélation finale : « La lime est pour mon poignet. »
La lime est sous le carreau,
La lime n’est pas pour le barreau,
La lime n’est pas pour le bourreau,
La lime est pour mon poignet.
Ces procédés forcent le lecteur à parcourir à nouveau le texte. La trahison n’est plus un signe de faiblesse
et d’indignité mais le fruit d’« une âme forte » ayant la volonté de faire le plus douloureux des choix.
L'importance de l'évocation du suicide, et le fait que la lime soit considérée comme une libération (voir le
vers 21) permettent de comprendre que la poétesse préfère mourir plutôt que de trahir. Ainsi c'est la peur
de ne pas résister à la torture, qui la pousse à accomplir un sacrifice qu'on peut qualifier d'héroïque. Elle
pense aux autres avant de penser à elle-même et insiste sur sa détermination à ne pas parler. Elle se
sacrifie.
CONCLUSION :
« Je trahirai demain » a donc de nombreux atouts qui expliquent qu’il demeure l’un des textes les plus
reconnus de cette époque. Les circonstances de son écriture sont tragiques, un certain mystère plane sur
son auteur effectif, il évoque des événements graves ne pouvant que toucher les consciences
contemporaines. Pourtant ce succès, il le doit surtout à la force d’une écriture que l’on peut qualifier de
« poétique », c’est-à-dire de « créatrice ».