Un corps sous haute pression

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Un corps sous haute pression
L’Information psychiatrique 2005 ; 81 : 507-12
LE CORPS CONSOMMÉ
Un corps sous haute pression :
consommation et transfiguration du corps
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 78.47.27.170 le 07/02/2017.
Jean-Claude Pénochet*
RÉSUMÉ
L’avènement de la postmodernité suivi par celui de l’hypermodernité annoncerait l’effacement simultané de l’altérité et de
la subjectivité. Dans ce nouveau paradigme de l’individu contemporain, quel statut pour un corps libéré qui paraît en grand
danger de réification ? En suivant ses manifestations sociales, ses apparences, ses transformations et ses transfigurations
cliniques, quel destin laisse entrevoir le jeu en forme de corps-fiction d’une pensée radicale poussant jusqu’au bout ses
lignes de fuite ?
Mots clés : corps, postmodernité, réification, altérité, genre, société
ABSTRACT
A body under pressure: consummation and transfiguration of the body. The advent of postmodernism followed by
hypermodernism is said to announce the simultaneous effacing of alterity and subjectivity. In this new paradigm of the
contemporary individual, what is the status of a liberated body in danger of reification? If we follow its social manifestations, appearances, transformations and clinical transfigurations, what destiny can be glimpsed through the acting out - in
the form of body-fiction - of a radical reflection pushing its vanishing lines to their limits?
Key words: body, postmodernism, reification, alterity, gender, society
RESUMEN
Un cuerpo bajo alta presión : consumo y transfiguración del cuerpo. La llegada de la postmodernidad seguida de la
hipermodernidad parece anunciar el borramiento simultáneo de la alteridad y de la subjetividad. Frente a este nuevo
paradigma del indivíduo contemporáneo cabe preguntarse cual es el estatuto de este cuerpo liberado que parece correr un
gran peligro de reificación. Siguiendo sus manifestaciones sociales, sus apariencias, sus transformaciones y transfiguraciones clínicas ¿que destino deja entrever el juego, en forma de cuerpo-ficción, de un pensamiento radical que lleva hasta
lo extremo sus líneas de fuga ?
Palabras clave : cuerpo, postmodernidad, reificación, alteridad, género, sociedad
*
Psychiatre des Hôpitaux, Centre Hospitalier et Universitaire, 34295 Montpellier
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 81, N° 6 - JUIN-JUILLET 2005
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J.-C. Pénochet
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Le réel n’est plus ce qu’il était
Jean Baudrillard
À peine avions-nous réalisé que notre modernité devenue traditionnelle cédait le terrain à la postmodernité, qu’il
apparaîtrait aujourd’hui que cette dernière s’efface à son
tour devant l’avènement de l’hypermodernité [11]. Prolongement de la modernité plutôt que son dépassement, la
postmodernité, décompression douce du fonctionnement
social et culturel de nos sociétés démocratiques « avancées » et opulentes, réorganisait en profondeur les rapports
de l’individu au social sous l’effet de l’essor de la production, de la consommation et de la communication de masse.
Le délaissement des grands récits (J.-F. Lyotard), le recul
des institutions, le renoncement aux utopies du progrès,
consacraient parallèlement le règne de l’individu sans
entrave, revendiquant sa totale liberté au sein d’un hédonisme qu’on voulait bien croire généralisé. L’hypermodernité, aboutissement ultime et radical de cette trajectoire,
explosion de toutes les limites et du cadre d’entraves qui
jouaient encore le rôle de contrepoids, ne peut plus éviter
d’en subir le retournement négatif. C’est l’heure du bilan et
du grand désenchantement. Car, paradoxalement, plus
l’individu est indépendant et plus s’accroît sa demande à
l’adresse d’une autorité tutélaire (M. Gauchet). Chacun
attend du fonctionnement social ce qui lui fait défaut
(C. Melman). Mais désormais, une fois le lien social désintégré et dilapidé, l’abus de biens sociaux n’a plus cours !
L’étayage transcendantal flanche. À l’ivresse de l’homme
du présent, seul maître de lui-même mais unique sujet de
son royaume, succéderait ainsi l’effroi du vertige solitaire
devant le déclin de l’organisation collective. À terme, c’est
l’épuisement subjectif de la cohorte des déprimés face au
poids de la responsabilité (Erhenberg) comme le réveil des
victimes débitrices qui ne savent plus sur qui faire porter la
réparation du dommage.
Caractéristique de la post/hyper-modernité : recul
simultané – sinon effacement, avance-t-on – de l’altérité et
de la subjectivité. « L’hypothèse est en somme simple mais
radicale : nous assistons à la destruction du double sujet
issu de la modernité, le sujet critique (kantien) et le sujet
névrotique (freudien) à quoi il faut ajouter le sujet
marxien et nous voyons se mettre en place un nouveau
sujet, un sujet « postmoderne », à définir » [9].
Quelles nouvelles définitions, alors, pour le statut du
corps ? Et à en suivre la trace, quelle ligne de mire, quel
aboutissement ultime en forme d’épure radicale peut-on
dessiner ? Charnellement présent, partout et nulle part à la
fois, matrice symbolique sur laquelle repose la représentation du monde, le corps demeure un non-lieu insaisissable
malgré la profusion des spéculations théoriques dont il est
l’objet. Sans doute demeure-t-il de même étranger à toutes
les idéologies qui s’y incarnent et l’imprègnent successivement. Ce n’est qu’en tant que miroir révélateur qu’il apparaît. « Le corps est en définitive le signifiant flottant par
excellence, l’analyseur de toutes les instances du réel »
508
[4]. C’est la thèse centrale de l’ouvrage de Jean-Marie
Brohm, auquel cet article empreinte sans relâche, Le corps
analyseur : essais de sociologie critique [4]. Son façonnement actuel n’est donc à appréhender que comme son
dernier avatar. Tour de piste de ces nouvelles transfigurations du corps.
Corps-fiction
Ex « moi-peau » à l’interface de l’interne et de l’externe,
écran de projection translucide captant de chaque côté de sa
surface le double faisceau de l’intériorité (la psychopathologie de la représentation du corps) et de l’extériorité (la
pression sociale, la norme, le rite, la mode), l’enveloppe
corporelle d’aujourd’hui semble être le lieu d’un désaxement. À la maîtrise d’œuvre de cette délocalisation, on
retrouverait ce procès d’effacement de l’altérité : plus
d’autre dans sa différence radicale, seulement du même,
désormais dans l’indifférence. Classiquement, subjectivité
et altérité fonctionnaient de pair. Mais l’avènement lumineux de la plénitude de l’individu-roi, libéré de l’asservissement à toute transcendance assurée, à toute entière
dépendance à l’autre, ferait reculer dans l’ombre la division
du sujet. Du coup, le corps qui avait autrefois ce statut
particulier et somme toute équilibré d’être à la fois sujet et
objet, est soumis à une haute pression de réification. Totale
chosification. Le corps émancipé se détache du moi, se
désubjectivise. Et il ne semble plus que l’on puisse continuer à compter sur ce bon vieux corps « symbolique » de la
modernité dont les supports de la légitimité se sont effondrés. Il s’abstrait dans cette affirmation de liberté absolue et
d’autonomie sans partage et semble prendre, contre le parti
du sujet, celui d’un pur objet.
Le passage phallique, de l’être à l’avoir, marquait
l’induction du sujet, construit autour du vide de la différence sexuelle. Sa déflation, au contraire, dans une sorte de
correspondance automatique, provoquerait le transfert de
l’être à l’avoir du plein d’un corps objectalisé-fétichisé :
non plus être un corps, mais avoir un corps, dans une
désolidarisation maximum, chacun jouant désormais pour
son propre compte. Un corps réifié qui n’aurait plus rien à
faire d’un sujet en état de décrépitude avancée, comme si
l’autonomie de l’individu impliquait simultanément celle
de son corps, pour ne plus faire qu’un individu-corps,
collabé dans le collapsus du sujet.
Déchaînement
Dans ce déchaînement du corps défaisant ce que Dieu
lui-même ordonnait depuis les cieux, on veut reconnaître
ici-bas la main du capital et de son marché. C’est d’abord
naturellement dans la sphère du corps que se joue la
« transmutation capitaliste des rapports humains et des
valeurs subjectives en propriétés marchandes objecti-
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Consommation et transfiguration du corps
ves ». Un corps réifié et dès lors modelable à loisir, lieu
d’investissement, de placement, de négociation, de fairevaloir, et pourquoi pas de production artistique.
Mais c’est un corps désormais voué, comme tout autre
objet de consommation, à l’érosion de sa valeur d’usage.
Car, côté performance, la machine fait mieux, partout :
aucun domaine qui ne résiste à sa prolifération. En une
bascule de quelques décennies, nos sociétés ont même
perdu le souci séculaire d’assurer leur propre survie par la
reproduction, à mesure même que les processus en étaient
maîtrisés. Les rituels de fécondité se sont réduits aux techniques de procréation médicalement assistée qui jouent
jusqu’au bout la dissociation entre les deux volets de la
sexualité — procréation et économie érotique — empruntant désormais des chemins divergents. À l’horizon du sexe
reproducteur, le clonage promet de nous débarrasser enfin
des lourdeurs de la reproduction, elle-même prête à être
recyclée dans la sphère marchande, et les ovocytes des
belles étudiantes américaines de Harvard sont déjà en vente
libre sur le net (des agences commerciales garantissent
l’éthique de la transaction). « L’avènement du clone se
veut la solution finale au problème de la sexualité et de la
reproduction » [1]. Estimé impossible il y a 10 ans, dénaturant le vivant en le tirant à son corps défendant vers
l’artefact, le clonage biologique reproductif humain paraît
si proche qu’on veut en promulguer l’interdiction mondiale
en laissant grande ouverte la back door du clonage thérapeutique.
Le rapport du corps à la valeur d’échange pose plus de
questions. Dans un monde où l’échange généralisé est la loi
constitutive du cycle marchand, le corps, support de la
singularité, y semblait rebelle. Non pas qu’il n’y participe
pas, ne serait-ce que par ses aspects fonctionnels. Mais il ne
pouvait s’échanger lui-même contre rien. Il n’avait d’équivalent nulle part. Le projet d’un corps totalement virtuel,
inscriptible par le codage, change la donne de cette limite
constituée par l’« échange impossible du corps » : « La
perspective de l’artefact machinique est d’opérer une
rupture radicale entre la computation et le corps, d’inventer le corps spectral, un corps exotérique, libéré des
contingences charnelles » [1]. Car c’est autour de sa valeur
de signe que s’est réfugié le corps, pour ne plus exister
qu’au travers de l’enjeu d’une gestion optimale de cette
valeur, comme premier signifiant du statut social qu’il
convient de faire fructifier. Par cette déréalisation du corps,
c’est l’ouverture à un corps-image en 3D, plus vrai que le
vrai, digitalisé, simulé, transfiguré, souple, flexible, recomposable, échangeable, prothétique, hyper-réaliste, un corps
exposant au gré des modes les signes ultimes de la performance, de l’efficacité, de la vitalité et de la beauté (non plus
celle magnétique de la madone mais celle de la Madonna
transformiste...). Un corps virtuellement recomposé,
encodé dans sa plus simple expression binaire. Avec le
clonage virtuel, c’est ici le mouvement inverse de celui du
clone biologique : l’artefact programmé tire cette fois
l’informationnel vers le vivant et confronte l’humain à la
multitude infinie de ses nouveaux doubles — le golem,
l’ombre, la marionnette en sont les ancêtres au charme
suranné —, au travers de multiples jeux de rôles aux interactions sensorielles étranges [12]. Dans cet imaginaire de
la finalité corporelle, l’idéal type du mannequin, incarné
numériquement par Date Kyoto promue première star virtuelle, l’emporte sur celui du robot, aimable machine corporelle domestique ou soldat androïde tueur dénué d’émotion en préparation dans les cartons du pentagone. Clonage,
reproduction industrielle ou duplication numérique du
corps ne supportent plus seulement le fantasme de l’effacement du vivant conférant l’immortalité mais semblent décidément réaliser l’énigmatique destin objectal du corps de
l’hypermodernité.
Plus vrai que le vrai
La dénaturation du corps n’entame en rien son capital.
Le recours à l’artifice et à la prothèse ne saurait être dévalorisant, puisqu’il y a belle lurette que le corps a largué les
amarres de son essence naturelle. Bien au contraire, on vise
sans gêne à faire fructifier ce capital. D’où l’incroyable
développement de la chirurgie esthétique, une fois épuisée
toute la gamme des produits d’entretien corporels. Le chirurgien, à la fois artiste et hypertechnicien, est une sorte de
magicien. Car l’artifice est l’authentique, car c’est un corps
qui joue la perfection... à la perfection. Un corps dont le
référent s’est inversé : non plus le corps réel de la chair, non
plus le corps idéalisé du fantasme, mais le corps idéaliséréalisé
Un corps conçu en atelier de design, par des « relookeurs » pour le style et des ingénieurs pour la fonctionnalité, avec des kits de réparation et de dopage mis au point au
laboratoire. Si l’impératif collectif est de cultiver son corps,
il s’agit de le faire pour soi, dans le registre de l’épanouissement et du développement personnel. En ce sens, la
nouvelle « culture du corps » du libéralisme postmoderne
est bien une imposture : « L’imposture est là totale, car les
valeurs corporelles de la forme, de la beauté, de
l’hygiène, de la vitalité de la puissance ne renvoient qu’à
la consommation égotiste et égoïste de soi, jamais à la
transcendance des valeurs qui constituent proprement la
culture, c’est-à-dire le rapport à l’autre » [4]. Privé de sa
dimension d’échange symbolique, le corps de la postmodernité est sans épaisseur, au sens propre comme au sens
figuré, dénué d’arrière-plan, de profondeur et d’espace du
secret, intégralement réel, présent et efficace. L’opulence
n’est plus de mise. Débarrassé des réserves de graisse et des
langueurs de la chair molle, réduit à sa simple structure,
inscrit dans la culture du risque et du temps réel [8], le corps
anorexique tient le leadership d’un corps informationnel,
médiateur d’une nouvelle forme de civilité, qui semble
viser en point de mire sa propre disparition.
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J.-C. Pénochet
On ne s’étonne donc pas du recul évident de la catégorie
de l’intimité. Mais c’est bien là un autre paradoxe : le
corps-individu est devenu une affaire publique, dans une
extraordinaire réversion de ce qui en faisait un domaine
strictement privé. La surexposition permanente, jusqu’à la
saturation, confine à l’exhibition envahissante du champ
social. Elle ne serait pas seulement liée à la levée du
contrôle disciplinaire et répressif : au-delà de la seule tolérance des conduites, au-delà de son déshabillage social, le
corps impudique proprement révolutionnaire trouverait son
sens dans un projet de vie « démocratique » [10]. Entre des
partenaires égaux respectant l’invention de soi propre à
chacun, se tissent des négociations interpersonnelles révisables, où le contrat supplante l’union symbolique des
corps.
Pur sexe ?
En point de fuite du sexe hédonique (qui n’a lui-même
plus qu’un lointain rapport avec le sexe libidinal, encore
arrimé au biologique par la pulsion) le sexuel découplé, le
sexuel pour le sexuel, accède dans une référence ultime à
lui-même au pur sexuel.
Au centre de l’expression d’un usage sexuel illimité du
corps, la pornographie expose pour les solitudes cathodiques cette visibilité totale du sexe et scrute sans relâche son
objectivité complète, en recherchant sa plus haute définition dans son grossissement maximum. Elle n’est que
l’hypostase sexuelle d’un mécanisme généralisé de désillusion du monde. La sex machine n’est plus celle, carburant
encore au désir et à la séduction, d’un James Brown, mais
celle expérimentale, dépersonnalisée et froide d’une Catherine Millet jusqu’au-boutiste. Expérience réservée à quelques initiés ou posture artistique, les confins de l’obscène et
de la désillusion semblent en tout cas miraculeusement
dotés d’une limite infranchissable, puisque le terme de cet
exercice hautement risqué demeurerait impossible : « cette
impossibilité est tout ce qui reste d’une revanche de la
séduction, ou de la sexualité elle-même, sur ses opérateurs sans scrupule — sans scrupule pour eux-mêmes,
pour leur propre désir et pour leur propre plaisir » [2].
Transfuges
Au travers du jeu politique des identités, le refus de cet
ancrage du sujet à son corps sexué, de cette assignation
insupportable au sexe, prend d’autres tournures contestataires. Remettant en cause l’étanchéité des différentes catégories sexuelles et l’hétérosexualité dominante normative
(l’hétéronormativité), bi, transsexuel(le)s, transgenres (ni
homme, ni femme ou homme et femme), drag-queens,
travestis et transformistes jouent sur toute la gamme de la
dissonance entre l’être et le paraître d’un côté, le sexe et le
genre de l’autre et remettent fondamentalement en question
510
l’idée qu’il y aurait de « vraies femmes » et de « vrais
hommes ». Ces transfuges du sexe, qui sont légions militantes, ont trouvé dans la nébuleuse Queer l’appui théorique emprunté à Foucault, Deleuze, Lacan et Derrida d’un
post-structuralisme ou d’un néo-déconstructionnisme qui
sert d’étendard à la subversion des pouvoirs normatifs.
Même l’émergence d’une ontologie du genre et de la distinction sexe/genre, pourtant fondatrice d’une contreculture, est remise en question, en tant qu’elle renouvelle
des stratégies d’exclusion et finalement consolide et reproduit les contraintes pesant sur une sexualité « ontologique » censée précéder la culture [5]. L’idéologie de la
différence renvoyant fatalement au paradigme nature/
culture, le processus de dénaturalisation s’adresse cette fois
à l’hétérosexualité obligatoire et ouvre la possibilité, dans
la dimension construite et l’espace du jeu performatif ainsi
créé, d’autoriser de nouvelles formations du sujet. Les
transformations sociales intervenues ces dernières décennies dans les rapports sociaux de sexe, les contestations des
mouvements féministes et gay, prescrivent les brouillages
des catégories de pensée binaire qui séparent et opposent
l’hétéro/homo-sexualité et les genres. Quant à la capacité
opératoire de ce nouveau désordre sexuel à subvertir la
hiérarchisation normative et la domination masculine, le
parcours ne semble que partiellement entamé. Suffisamment cependant pour que le succès des transgenres bouleverse le paysage prostitutionnel [14] et que transsexuels et
transsexuelles — désormais presque à égalité numérique
— remplissent les files d’attente protocolaires de la médecine du sexe.
Dans l’artifice vestimentaire, esthétique ou chirurgical,
les transgenders comme les transsexuels n’instaurent pas
une nouvelle catégorie sexuelle. « Il n’y a pas de troisième
sexe » affirment les candidats à l’opération. Ils jouent sur la
« commutation des signes du sexe » [3] et demandent au
fond que soit reconnue la possibilité du changement d’un
sexe vers l’autre, que soit admise la réalité de l’échange du
sexe, que soit possible la rencontre et la possession de
l’autre sexe dans une opération solitaire. « De l’égalité
sociale des sexes, à leur ressemblance physique et psychique, puis à leur indistinction ou à leur différence dans un
continuum « d’intermédiaires » se profile l’idée d’une
ambiguïté sexuée nouvelle correspondant à la reconnaissance ou à l’avènement de cette androgynie des temps
modernes, avec ses effets de neutralisation, voire de
négation de la différence des sexes » [13].
Mutilation
Dans son passage à l’acte en forme de mutilation calculée, le transsexuel semble opérer la prescription latente de
notre société, celui du rêve postmoderne de l’indifférence
des sexes. Illusionniste et metteur en scène des stéréotypes
de la féminité et de la virilité, il porte le drapeau d’une
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Consommation et transfiguration du corps
profonde révolte, contre le premier (ou le dernier ?) des
arbitraires, celui d’être déterminé par le sexuel et confiné
dans un sexe d’attribution. Si le corps s’autonomise, plus
aucune raison finalement à ce que chacun ne puisse étendre
ses possibilités de choix jusqu’à celui de son propre sexe.
Si la question de l’identité sexuelle peut être détachée de
l’individu, voilà enfin la possibilité d’être débarrassé de
cette contrainte inéluctable du sexe. Par cette disposition à
loisir du sexuel et pris dans ce mythe revisité de l’androgyne, l’individu hypermoderne cherche à rompre les chaînes de la sexuation, en démontrant la possibilité de la
permutation ou de la possession simultanée des signes des
deux sexes, qui cache à peine l’objectif final du non sexué.
C’est bien celui qu’affirme sans fard le groupe récemment constitué sur le net des asexuels qui, interrogés par la
revue New Scientist [7], se déclarent dépourvus de tout
désir et de toute attirance sexuelle mais ne veulent plus être
considérés comme des anormaux ou des malades. Forts de
représenter 1 % de la population et en s’appuyant sur la
recherche « scientifique » de l’expérimentation animale, ils
revendiquent, en projetant un combat calqué sur celui de la
révolution gay des années 1970, la légitimité de leur orientation sexuelle (naturelle !) au même titre que l’hétéro, la bi
ou l’homosexualité. La boucle est bouclée !
Exclu dans un premier temps du champ social, reconnu
en deuxième lieu comme un ayant droit de l’ordre médical,
le transsexuel est en voie d’apparaître aujourd’hui comme
le parangon de la libre détermination de soi-même et,
comme tel, le héros moderne de la scène médiatique. Au
rang des mutilateurs/réassignateurs volontaires, il fait
pourtant pâle figure aux côtés des apotemnophiles. Ce
terme créé en 1977 par John Money, psychologuesexologue à la Johns Hopkins University de Baltimore,
désigne les sujets qui présentent une volonté forcenée
d’être amputé d’un de leur membre qu’ils vivent comme
une difformité insupportable. N’est-il pas de notre liberté
d’individu de découper notre enveloppe corporelle à notre
stricte convenance ?
En 1997 et 1999, Robert Smith, chirurgien écossais
exerçant à Falkirk, a pratiqué des amputations de membre
sur deux patients. Ils avaient été préalablement longuement
pris en charge par des psychiatres qui s’étaient finalement
déclarés impuissants. Dans une coïncidence parfaite avec
les questions soulevées par le transsexualisme, le chirurgien anglais justifiait l’intervention par l’absence d’espoir
d’amélioration par les psychiatres, la menace qu’ils mettent leur vie en jeu en s’automutilant ou en se suicidant et
l’importance de leur souffrance. La seule solution humainement acceptable était donc bien de les opérer. Après la
réunion inévitable d’un comité d’éthique, les hommes politiques consultés se posèrent la question de la nécessité de
légiférer : pouvait-on laisser les chirurgiens et leurs
patients face au vide juridique qu’engendrait une telle
situation ?
Simulation
Et pour finir, si la réalité du corps n’est plus ce qu’elle
était, qu’en est-il des artifices du corps de la grande simulatrice ? Peut-être concurrencé par cette exaltation généralisée des corps, il semblerait qu’il demeure individuellement relativement silencieux. Mais c’est sans doute d’une
part pour pointer au recrutement des « nouvelles pathologies » de la nébuleuse des états limites, des nouvelles formes d’anorexie, de la victimologie, du harcèlement et finalement de l’inflation mondiale de la dépression. C’est peutêtre, d’autre part, dans une transformation qui en brouille
partiellement les caractéristiques cliniques, pour alimenter
les formes extrêmement contagieuses de la « pathologie de
masse de l’imaginaire individualiste ». Ce sont les incroyables épidémies d’hystérie collective nées outre-Atlantique
[6] telles que le syndrome de la guerre du Golfe et celui de
la guerre du Kosovo (répliques du syndrome de stress
post-traumatique né après la guerre du Vietnam ?), le syndrome de fatigue chronique, la personnalité multiple et la
sensibilité proliférante aux substances diverses qui deviennent des inducteurs de troubles épidémiques étranges. Les
personnes toutes atteintes par un même mal revendiquent le
statut de pathologie en appelant la science, qui se prête
sérieusement à cet examen, à leur chevet. Résurgence
contemporaine de l’american nervousness extrêmement
répandue il y a un siècle mais qui bénéficie aujourd’hui de
la puissance d’une diffusion médiatique empruntant tous
les canaux de la communication moderne, c’est l’éternel
retour des thèmes sexuels et des traumatismes de l’inceste,
du viol, de la pédophilie qui tiennent le hit-parade et se
terminent, après avoir fait des milliers de victimes, dans
l’apothéose diabolique du satanic ritual abuse et des aliens
abductions où les extraterrestres enlèvent puis inséminent
les terriennes !
À la réalité matérielle introuvable des causes s’est substituée la recherche d’une origine « socialement » construite. Dans un contexte donné en forme de niche écologique, ces « troubles » recyclent la souffrance inaudible des
laissés-pour-compte d’un savoir médical réductionniste.
Fondée uniquement sur des preuves, l’evidence-based
medicine ne prend plus en charge la douleur « idiosyncrasique » de la périphérie des entités morbides « dures ».
« Ce qu’on appelle « hystérie collective » pourrait ainsi
être le dernier soubresaut de la solidarité radicale des
imaginaires dans un monde refroidi par sa laïcisation
exponentielle » [6]. Plus rien à voir avec l’hystérie d’antan.
La grande transformation du corps de l’hypermodernité,
c’est l’extradition du corps métaphorique — celui de l’imaginaire, du désir, du sublime, du secret qui l’arrachait à sa
naturalité —, victime d’une vivisection expérimentale
menée par le scalpel froid de la science.
La « psychopathologie du corps » se confronte à une
« socio-normalisation du corps » prescrite par les formes
de son économie politique. Derrière ces présentations des
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J.-C. Pénochet
transformations sociales du corps, toute la difficulté pour le
clinicien tiendrait aujourd’hui à décrypter les formes psychopathologiques individuelles supposées invariantes,
mais devenues transparentes dans leur expression, par
l’emprunt des voies autorisées et répertoriées de transfiguration. En somme, une sorte d’hystérisation sociale du
corps.
Références
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