L`origine des éléments légers : la BiBLe du LiBeB L

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L`origine des éléments légers : la BiBLe du LiBeB L
Astrophysique et hautes énergies
L’origine des éléments légers :
la BiBLe du LiBeB
La nucléosynthèse des éléments légers, Li, Be et B, est un thème de prédilection
de l’astrophysique nucléaire. Des données nouvelles font apparaître qu’une population de noyaux
énergétiques (au-delà de 10 MeV/nucléon), particulièrement enrichie en C et O et provenant
probablement de l’explosion des étoiles, est à la source de la plus grande partie de ces éléments
légers. Ces noyaux accélérés seraient distincts du rayonnement cosmique galactique.
L’ÉNIGME DES ÉLÉMENTS LÉGERS
a chimie a montré que toute
la matière terrestre pouvait
être décrite à l’aide d’un
nombre limité d’atomes distincts (de
l’hydrogène à l’uranium). Comme
l’ont établi les premières observations spectroscopiques des étoiles,
ce sont ces mêmes éléments chimiques qui composent la matière visible de l’univers.
Les étoiles sont de véritables
réacteurs nucléaires à confinement
gravitationnel, au cœur desquels
certains éléments sont détruits au
profit d’autres. Cette découverte a
permis d’envisager la question de
l’origine des éléments, la nucléosynthèse, qui devait constituer à la
fois un moteur essentiel de la recherche en astrophysique et l’un des
plus remarquables succès des modèles de Big Bang. L’enjeu est à la
fois simple et gigantesque. Rendre
compte de l’origine et de l’abondance relative des divers éléments
chimiques dans l’univers.
La formation des premiers éléments, la nucléosynthèse primordiale, prend place lors du refroidissement rapide de l’univers primordial
L
– Service d’astrophysique, DAPNIA, DSM
(CEA).
– Astronomy Department, Université de
Chicago.
– Institut d’astrophysique de Paris
(CNRS).
en expansion, composé essentiellement de protons et de neutrons. Les
fusions successives de ces nucléons
devaient permettre, comme l’avait
suggéré George Gamow dès 1946,
de synthétiser tous les éléments chimiques. Il se trouve cependant
qu’aucun noyau comportant 5 ou
8 nucléons n’est stable : leur durée
de vie est respectivement de 10–21 s
et 10–16 s. La nucléosynthèse primordiale dut donc avorter, car une
fois obtenu le noyau d’hélium à
quatre nucléons, 4He (ou particule
α), ni l’adjonction d’un proton
(4 + 1 = 5, instable), ni celle d’un
autre noyau 4He (4 + 4 = 8, instable)
n’étaient possibles. Les noyaux de
deutérium D, hélium 3He, et lithium
7
Li ne sont produits qu’à l’état de
traces, ce qui ne permet pas l’édification de noyaux de masse supérieure à 7. Les réactions à trois
12
corps ~ a + a + a → C !
étant par ailleurs hautement improbables dans les conditions du Big
Bang, la nucléosynthèse primordiale
laisse donc l’univers constitué essentiellement d’hydrogène (~ 76 % en
masse), d’hélium (~ 22 %).
Pour les autres éléments, Fred
Hoyle et ses collaborateurs proposèrent, dès la fin des années 50, l’idée
d’une origine stellaire. Cette idée
devait s’avérer correcte pour les
noyaux comportant plus de 12
nucléons (les « métaux », dans le
langage des astrophysiciens). Dans
le cœur des étoiles massives, la densité et la température peuvent en
effet être maintenues à une valeur
suffisamment élevée pendant suffisamment longtemps pour que les
réactions à trois corps ~ a +
12
a + a → C ! permettent d’éviter les « noyaux interdits » à 5 et
8 nucléons, ainsi que les noyaux
fragiles (A = 6 à 11) et de jeter un
pont vers l’édification des noyaux
plus lourds.
Reste alors la classe des éléments
légers et de leurs isotopes, lithium
6
Li et 7Li, béryllium 9Be, bore 10B,
et 11B, dont l’abondance est très faible, mais pourtant non nulle. Les
meilleures mesures d’abondances
dans l’environnement galactique
local fournissent des valeurs de
Li/H = 1-2 10–9, Be/H = 1-3 10–11,
et B/H = 2-8 10–10. Ces éléments,
nous l’avons vu, ne sont pas produits par la nucléosynthèse primordiale (sauf le 7Li, pour partie), ni
même par la nucléosynthèse stellaire. Au contraire, leur fragilité est
telle qu’ils sont détruits par les réactions thermonucléaires au sein
des étoiles, à des températures de
quelques millions de degrés.
Quelle est donc leur origine ?
Quelle source peut-on envisager
pour ces éléments, sachant qu’ils ne
peuvent résister longtemps à haute
température ?
LA NUCLÉOSYNTHÈSE SPALLATIVE
C’est au début des années 70 que
fut élaborée par l’école francocanadienne, sous l’égide de Hubert
31
Reeves, une théorie cohérente de
l’origine des éléments légers par un
processus, essentiellement non
thermique, la spallation. Le rôle
principal y est tenu par le rayonnement cosmique, très étudié dans ces
mêmes années tant du point de vue
astrophysique au CEA à Saclay que
du point de vue nucléaire à l’université d’Orsay.
que, est donc radicalement différent
de tous les autres mécanismes de
nucléosynthèse, car sa caractéristique principale est d’être non thermique. Aussi, constitue-t-il un des
meilleurs candidats pour expliquer
l’apparition des éléments légers, et
il est de fait au cœur des théories
actuellement communément admises.
De quoi s’agit-il ? Nous savons
que notre galaxie est traversée en
tous sens par de nombreuses particules de très haute énergie (jusqu’à
1020 eV), qui constituent ce que l’on
nomme le rayonnement cosmique.
Ce « rayonnement » est en fait
constitué de particules parmi lesquelles on trouve principalement
des électrons, des protons, des
particules alpha, mais aussi des
noyaux lourds. Comment ont-ils été
accélérés à de telles énergies ? C’est
un problème crucial et encore incomplètement résolu, mais le rôle
des supernovae y est largement reconnu. Le mieux compris et sans
doute le plus efficace des mécanismes d’accélération en astrophysique
implique en effet les ondes de choc,
qui peuvent communiquer à quelques particules une énergie cinétique considérable. Or, les supernovae
sont connues pour éjecter de la
matière très largement supersonique
(v≥10 km/s) dans le milieu interstellaire, et engendrer de ce fait des ondes de choc balayant l’espace.
Un lien entre le rayonnement cosmique et la production de Li, Be et
B (LiBeB) dans la galaxie est en effet également suggéré par un fait
observationnel indiscutable : l’abondance relative en LiBeB est de 1 à
100 millions de fois plus élevée
dans le rayonnement cosmique que
dans l’environnement galactique
(voir figure 1) ! Ce fait ne prouve en
aucun cas que l’origine du LiBeB
soit à rechercher directement dans le
rayonnement cosmique, un milliard
de fois plus ténu que le milieu
interstellaire, mais il atteste que des
réactions de spallation ont bel et
bien lieu à l’échelle galactique et
conduisent à la production effective
d’un certain nombre de ces noyaux
légers qui nous concernent ici. La
surabondance du LiBeB dans le
Les supernovae jouent donc un
double rôle dans l’évolution chimique des galaxies : par l’éjection
dans le milieu interstellaire d’une
matière largement enrichie en métaux issus de la nucléosynthèse stellaire, bien sûr, mais aussi par le
biais de l’accélération de noyaux divers jusqu’à des énergies dépassant
les seuils des réactions nucléaires.
Ainsi, lorsque ces noyaux rencontrent ceux du milieu interstellaire
(que l’on peut considérer au repos),
des fragmentations nucléaires – encore appelées spallations – se produisent et donnent naissance à de
nouveaux noyaux. Ce processus
spallatif, via le rayonnement cosmi32
rayonnement cosmique galactique
peut en effet être expliquée par la
brisure « en vol » des noyaux de C,
N et O au cours de leur propagation
dans la galaxie.
Un simple calcul d’ordre de grandeur permet de montrer que ce processus spallatif est quantitativement
raisonnable. Dans la mesure où le
7
Li connaît également d’autres modes de synthèse, nous nous intéresserons plus particulièrement au béryllium (9Be) et au bore (10B et
11
B), qui sont de purs produits de
spallation, obtenus par brisure des
noyaux de carbone, d’azote et
d’oxygène (CNO) sous l’impact des
protons ou des particules α de haute
énergie du rayonnement cosmique.
Prenons un flux de protons rapides, identique à celui mesuré au
voisinage de la Terre (~ 16 protons
cm–2.s–1). Prenons ensuite l’abondance
estimée
du
CNO
(CNO/H ~ 10–3) et référons-nous
enfin aux sections efficaces de spallation produisant le 9Be, par exemple, mesurées grâce aux accélérateurs de particules (~ 5 mb, soit
5.10–27 cm2). L’âge de la galaxie
Figure 1 - Répartition des éléments chimiques dans le rayonnement cosmique (trait continu) et dans
la matière du système solaire (en noir).
Astrophysique et hautes énergies
étant approximativement de 1010 ans,
soit environ 3.1017 secondes, en supposant constant le taux de production
du 9Be, on obtient l’abondance de cet
isotope rapportée à l’abondance en
hydrogène simplement en multipliant
ces quatre nombres : 9Be/H =
2.4 10−11. Cette valeur est tout à fait
comparable à l’abondance mesurée
dans les météorites et les étoiles proches, de l’ordre de 1.4 10−11. Pour les
autres isotopes, le calcul est identique, de sorte que les différences
d’abondance découlent simplement
des différences de valeur (et de
forme, pour les énergies plus basses)
des sections efficaces de spallation.
Une petite subtilité mérite cependant notre attention. Nous avons envisagé jusqu’ici l’interaction des
protons rapides (ou des particules α)
du rayonnement cosmique avec les
métaux (CNO) au repos dans le milieu interstellaire (processus « direct »). Mais bien évidemment, les
noyaux de CNO du rayonnement
cosmique conduisent exactement
aux mêmes réactions de spallation
sur les protons et les particules α du
milieu interstellaire (processus « inverse »), avec une efficacité exactement égale pour une même vitesse
du projectile. Pourtant, ces deux
processus symétriques ne se soldent
pas par le même bilan chimique à
l’échelle de la galaxie. La raison en
est simple : les produits de réactions
sont approximativement au repos
dans le référentiel des noyaux pères
les plus lourds (comme lors de la
collision d’une boule et d’un cochonnet !). Ainsi, dans le cas direct
(p et α rapides sur CNO au repos),
les éléments légers restent sur place,
et contribuent de ce fait à l’enrichissement de la galaxie, tandis que
dans le cas inverse, ils sont intégrés
au rayonnement cosmique et finissent, pour la plupart, par s’échapper
hors de la galaxie. Meneguzzi,
Audouze et Reeves ont ainsi montré
dès 1971 que le processus « inverse » ne contribuait qu’à hauteur
de 20 % à l’enrichissement galactique en béryllium et en bore galactique, tout entier attribué à ce mé-
canisme de spallation (direct
et inverse) lié au rayonnement
cosmique.
L’ÉVOLUTION DE L’ABONDANCE EN
NOYAUX LÉGERS
Nous disposons donc d’un modèle capable de fournir des abondances convenables en Be et en B à
la fois dans la galaxie et dans le
rayonnement cosmique. Mais dans
notre calcul d’ordre de grandeur,
nous avons considéré que les abondances en C, N et O ainsi que les
flux de particules de haute énergie
étaient constants sur toute la durée
de la vie de notre galaxie. Cette hypothèse est évidemment grossière,
et nous pouvons la reconsidérer afin
d’obtenir des informations sur
l’évolution temporelle des abondances en éléments légers. Un tel travail fut mené avec soin dans les années 80, principalement à l’Institut
d’astrophysique de Paris, grâce à
l’utilisation couplée d’un modèle
détaillé d’évolution chimique au
sein de la galaxie, et d’un modèle
de nucléosynthèse spallative. Sans
entrer dans les détails, nous pouvons voir comment il est possible
d’obtenir facilement un résultat crucial.
Rappelons que l’évolution chimique galactique procède par recyclages successifs des matériaux synthétisés dans les étoiles. Les premières
étoiles se forment par condensation
du gaz issu de la nucléosynthèse
primordiale (donc dépourvu de métaux). Puis se met en place la nucléosynthèse stellaire, de sorte que
les étoiles s’enrichissent en évoluant. Les plus massives évoluent le
plus rapidement, et à la fin de leur
vie, ces étoiles rejettent dans le milieu interstellaire une grande partie
de leur matière enrichie en métaux,
soit par vent stellaire, soit lors de
leur explosion en supernova. Les
étoiles qui se formeront ensuite à
partir de ce gaz enrichi auront donc
une métallicité (abondance en métaux) plus grande, et ainsi de suite,
de génération en génération. La mesure de la métallicité d’une étoile
constitue donc une mesure de son
âge, au sens de l’évolution chimique
(cette évolution n’est cependant pas
linéaire). Ces quelques considérations suffisent pour évaluer l’évolution des abondances en Be et en B
au sein de la galaxie, l’évolution devant être entendue ici au sens de
l’âge chimique, dont le traceur légitime est la métallicité des étoiles.
Nous avons besoin de deux ingrédients : l’abondance en CNO (métallicité, notée Z) et le flux de
rayons cosmiques, Φ, à chaque
« instant chimique ». Les étoiles
massives sont les principales responsables de l’enrichissement chimique galactique et ce sont elles qui
donnent lieu aux explosions de
supernovae. Il est donc légitime
de poser que la métallicité du gaz
interstellaire à l’instant t est proportionnelle au nombre de supernovae
ayant explosé dans la galaxie avant
cet instant. Notons SN(t) ce nombre. Le taux de formation de béryllium (par exemple) à l’instant t est
donc donné comme précédemment
par le produit des sections efficaces
de spallation de p et α sur CNO, de
la métallicité Z(t) ∝ SN(t), et du
flux de rayons cosmiques Φ. C’est
là que se manifeste de manière décisive le second rôle des supernovae
− leur rôle dynamique. Les supernovae, nous l’avons vu, sont en effet
responsables en grande partie de
l’accélération des rayons cosmiques,
par l’intermédiaire des ondes de
choc qu’elles génèrent dans le milieu interstellaire. Aussi, pouvonsnous écrire que le flux de rayons
cosmiques à l’instant t est proportionnel au taux d’explosions de
supernovae, dSN/dt.
Nous avons donc finalement :
d~ Be/H !/dt∝Z~ t !. U~ t ! ∝
SN~ t !. dSN~ t !/dt
avec une intégration immédiate donnant :
~ Be/H ! ~ t !∝SN~ t ! ∝ Z~ t !
2
2
33
Voilà une prédiction importante et
relativement incontournable : l’abondance en Be est proportionnelle au
carré de la métallicité. Il suffit donc,
pour tester le modèle, de mesurer
cette abondance à la surface des
étoiles de métallicités, et donc
d’âges variés. L’abondance de surface porte en effet témoignage de
l’abondance du milieu interstellaire
au moment de la formation de
l’étoile, sa surface n’étant pas affectée par les réactions nucléaires centrales. Cette tâche est néanmoins
particulièrement délicate, du fait de
l’extrême rareté des éléments légers.
Les premières mesures de Be dans
des étoiles, environ dix fois plus
pauvres en fer que le Soleil, bien
qu’incertaines, ne semblent pas
contredire la prédiction. Seul l’isotope 11B se trouve sous-produit et
pose donc problème : le rapport
11 10
B/ B est observé autour de 4,
alors que le rayonnement cosmique
relativiste ne l’établit qu’aux environs de 2,4. On peut toutefois le réconcilier avec le modèle général en
invoquant la présence d’un intense
flux de protons de basse énergie
(< 100 MeV). Cette hypothèse semble bien sûr artificielle, mais elle ne
peut pas être écartée sur la base de
l’observation, car les protons de
basse énergie du rayonnement cosmique ne sont pas observables au
voisinage terrestre, en raison de
l’influence répulsive du vent solaire.
Cette théorie de l’origine des
éléments légers a été considérée
comme satisfaisante jusqu’au début
des années 90, où l’on parvint pour
la première fois à mesurer l’abondance du béryllium et du bore dans
des étoiles beaucoup plus anciennes
(notamment au sens chimique) que
le Soleil : les étoiles antiques du
halo de notre galaxie, cent à mille
fois plus pauvres en fer que notre
étoile.
dèle canonique : la proportionnalité
entre l’abondance en Be et en B et
le carré de la métallicité. Elles furent d’autant plus délicates à mener
à bien que la luminosité des étoiles
pauvres en métaux est faible et il
fallut attendre la mise en service récente des télescopes les plus performants (télescope KECK de 10 mètres de diamètre et télescope spatial
Hubble) pour pouvoir les réaliser.
Le béryllium peut être détecté grâce
à ses raies de résonance aux
longueurs d’onde de 3 130 Å et
3 131 Å, très proches de la « coupure atmosphérique » et nécessitant
de ce fait un lieu d’observation
élevé (le KECK, plus grand télescope du monde, est installé à
Hawaii, au sommet du Mauna Kea,
à 4 200 mètres d’altitude). Le bore,
lui, est détecté dans l’ultraviolet par
l’intermédiaire d’un doublet de raies
à 2 500 Å, au moyen du télescope
spatial Hubble.
Le résultat de ces mesures, porté
sur un graphique où est représenté
le logarithme du rapport Be/H ou
B/H en fonction du logarithme de la
métallicité (mesurée par exemple
par le rapport O/H ou Fe/H), révèle,
avec une très bonne précision, une
droite de pente 1, et non pas 2
comme le prévoit la théorie (voir figure 2) ! Et cela, maintenant sur
trois ordres de grandeur en métallicité, c’est-à-dire pratiquement sur
toute l’histoire chimique de notre
galaxie. Dans le même temps, le
problème posé par le 11B restait toujours en suspens et n’avait pu être
résolu qu’au moyen d’une hypothèse ad hoc, peu convaincante
d’une surabondance de particules de
basse énergie. Telle était la situation
en 1993 lorsqu’une découverte
étonnante nous mit sur la voie d’une
solution commune à ces deux
problèmes.
LES ORIONIDES, CLÉ DE L’ÉNIGME
En 1993, le satellite américain
CGRO (acronyme de Compton
Gamma Ray Observatory) détecta
LA CONTRADICTION DU HALO
GALACTIQUE
Ces nouvelles observations allaient contredire l’une des prédictions les plus fondamentales du mo34
Figure 2 - Evolution du Be et du B. Les courbes indiquent le résultat du calcul effectué à l’aide du
modèle d’évolution galactique de l’IAP. B : Duncan et al., 1996 ; Be : Boosgaerd 1996 (triangles) et
Primas 1996 (carrés) à l’aide de deux méthodes différentes. Les masses totales de LiBeB produites
par Orion ont été normalisées de façon à obtenir les abondances solaires à l’époque de sa formation.
Astrophysique et hautes énergies
un flux intense de rayons gamma
d’une énergie de quelques MeV en
provenance du complexe moléculaire d’Orion, ce vaste nuage de gaz
situé à environ 500 années-lumière
du Soleil, très riche en étoiles massives, et siège d’une intense activité
de formation d’étoiles. Ce rayonnement gamma fut identifié comme la
signature de processus nucléaires
conduisant à l’excitation de noyaux
12
C et 16O, puis à l’émission de
photons de désexcitation d’énergie
4.44 MeV et 6.13 MeV, respectivement. Seul un flux important de particules accélérées, interagissant avec
la matière composant la nébuleuse
d’Orion, pouvait rendre compte
d’une émission aussi intense. Or, les
observations gamma à plus haute
énergie (30 MeV à 10 GeV) réalisées par le même satellite n’indiquaient pas de renforcement particulier du rayonnement cosmique dans
Orion.
Les particules responsables des
excitations nucléaires devaient donc
nécessairement constituer une composante distincte du rayonnement
cosmique, limitée aux basses énergies. En particulier, leur énergie ne
doit pas excéder les seuils de production effective des pions Π0 par
la réaction p + p (quelques centaines
de MeV), lesquels se désintégreraient chacun en deux rayons
gamma de haute énergie. Or, une
telle composante de basse énergie
semblait précisément déjà requise
par l’abondance élevée en 11B. Son
existence n’est donc plus postulée,
sans autre précision, pour les besoins de la cause théorique, mais
démontrée cette fois-ci par l’observation elle-même. Le satellite
CGRO « voit » pour ainsi dire en
direct cette composante via les photons de désexcitation nucléaire. Et
sa composition s’avère différente de
celle qui avait été postulée.
Les régions de formation d’étoiles de type Orion sont nombreuses,
et ce que nous voyons ici n’est vraisemblablement que l’exemple local
d’un processus très général. Que
nous apprend donc le spectre
de photons gamma mesuré par
CGRO ? Trois choses essentielles.
D’abord, nous l’avons vu, que le
flux de particules accélérées est limité aux basses énergies. Ensuite,
qu’il est quasiment dépourvu de
protons (pourtant très largement majoritaires dans le milieu interstellaire), sans quoi des raies de désexcitation d’autres éléments abondants
(Fe, Ne...) excités par ces protons
seraient détectables, ce qui n’est pas
le cas. Enfin, puisqu’elles forment
une composante distincte du rayonnement cosmique relativiste, que
ces particules ont été accélérées
dans le complexe d’Orion luimême, et qu’elles y sont largement
confinées. Un événement typique,
capable de répondre à l’ensemble de
ces contraintes, est l’explosion
d’une supernova très massive (dont
le progéniteur a une masse de l’ordre de 60 fois celle du Soleil).
En effet, seules les étoiles les
plus massives vivent suffisamment
peu de temps (quelques millions
d’années) pour exploser dans le
nuage même qui leur a donné naissance. Les autres finissent par sortir
du nuage, et ne peuvent alors satisfaire à la troisième des exigences
mentionnées ci-dessus. Cette hypothèse est particulièrement séduisante
car les étoiles très massives sont
précisément les seules à pouvoir
éjecter à grande vitesse de la matière dépourvue d’hydrogène, c’està-dire de protons. En effet, ces étoiles perdent énormément de masse
tout au long de leur vie, en raison
de la force des vents qu’elles entretiennent. Ceux-ci expulsent les unes
après les autres les couches les plus
externes de l’étoile, découvrant toujours plus profondément le cœur où
s’est déroulée la combustion de
l’hydrogène (en hélium et en azote),
puis de l’hélium (en carbone et en
oxygène). Au moment de leur explosion, ces étoiles (qui se présentent à l’observateur comme des étoiles dites Wolf-Rayet de type N ou
C : WN ou WC) projettent donc à
haute vitesse une matière extrêmement enrichie en C et O. Une légère
ré-accélération suffit alors à porter
ces précieux noyaux aux énergies
propices (10 à 30 MeV/nucléon) à
la production de LiBeB par fragmentation sur les noyaux H et He
du milieu ambiant.
Suivant une suggestion de Hubert
Reeves, nous désignerons par
« Orionides » cette composante non
thermique de particules accélérées,
ainsi que le processus nucléosynthétique qu’elles engendrent. Ces Orionides se distinguent donc du rayonnement cosmique galactique à la
fois par l’énergie (plus faible), la
composition (riche en C et O, pauvre en H), et le confinement (limité
à la région de formation d’étoiles
massives). Ce processus est parallèlement un bon candidat pour la résolution du problème du 11B, et le
calcul détaillé des taux de production le confirme. Mais la meilleure
réussite de cette approche est la prédiction, d’une manière tout à fait
naturelle, d’une corrélation linéaire
(de pente 1) entre les abondances en
Be et en B et la métallicité des étoiles (figure 2). Le processus nucléaire fondamental est bien entendu
toujours la spallation. Mais cette
fois-ci, ce sont les noyaux C et O
directement éjectés par la supernova
explosant dans le nuage qui, après
une légère ré-accélération, se brisent
sur l’hydrogène et l’hélium ambiants. Ainsi, chaque supernova suffisamment massive pour répondre à
tous les critères produit un nombre
déterminé d’atomes d’éléments légers, quelle que soit la métallicité
environnante, c’est-à-dire indépendamment d’un enrichissement préalable du milieu interstellaire. Le
processus est donc fondamentalement primaire : chaque supernova
accroît linéairement et parallèlement
l’abondance en LiBeB et en éléments lourds. L’aptitude des Orionides à reproduire l’ensemble
des contraintes observationnelles
concernant l’abondance des éléments légers dans la galaxie, mais
aussi leur évolution, est illustrée sur
la figure 2. Aucun autre modèle
connu ne peut parvenir à un tel
accord.
35
La nucléosynthèse spallative par
le rayonnement cosmique galactique
a bel et bien lieu. Mais contrairement à ce que l’on a pensé pendant
vingt ans, il apparaît, au vu des observations de Be et de B dans les
étoiles, que sa contribution est faible. Le rayonnement cosmique galactique, considéré jusqu’à présent
comme l’unique source de Be et de
B, aurait contribué tout au plus à
30 % de l’abondance en 6Li, 9Be et
10
B dans le système solaire. Quant
au 11B, il viendrait en majeure partie des Orionides.
UN SCÉNARIO À L’ÉPREUVE
Le rôle des Orionides dans l’évolution des éléments légers, mise en
évidence par l’émission gamma intense en provenance du complexe
moléculaire d’Orion, pourra être totalement démontré par des observations futures. Le scénario global
proposé est pour l’instant cohérent.
Tout d’abord, les vastes nuages
(~ 105 masses solaires) donnant lieu
à une intense formation d’étoiles
sont nombreux dans la galaxie.
Parmi les étoiles formées, les plus
massives évoluent en quelques millions d’années et ne peuvent se déplacer suffisamment dans l’espace
pour sortir du nuage géniteur. C’est
donc en son sein qu’elles explosent,
et la matière qu’elles éjectent à des
vitesses de quelque 10 000 km/s s’y
trouve largement confinée, en raison
du faible rayon de giration des particules. Du fait du vent que ces étoiles entretiennent inévitablement, la
matière éjectée au moment de l’explosion en supernova provient en
réalité des couches les plus internes,
ayant notamment subie la fusion de
l’hélium. Elle est donc nécessairement riche en C et en O. Ces
noyaux, ré-accélérés au-delà des
seuils des réactions de spallation,
rencontrent alors les protons et les
particules α du milieu environnant,
et des noyaux de Be et de B ne
manquent pas de se former, à un
taux directement proportionnel à celui des supernovae. Notre modèle
prédit également la production
de noyaux radioactifs émetteurs
gamma ayant une durée de vie rela-
Article proposé par : Etienne Parizot1, Martin Lemoine2, Elisabeth VangioniFlam3, Roland Lehoucq1 et Michel Cassé1.
36
tivement longue : 7Be, 26Al, 22Na et
56
Co, ainsi que de positons susceptibles de s’annihiler en produisant
des photons de 511 keV.
Tout cela demande confirmation.
Par bonheur, le satellite gamma INTEGRAL, en construction à Saclay
et à Toulouse sous les auspices de
l’Agence spatiale européenne, et qui
doit être lancé en 2001, offrira bientôt une occasion unique de mettre
notre modèle à l’épreuve. En particulier, l’étude des profils de raies de
C et O devrait être déterminante
pour comprendre la dynamique du
processus, les raies larges provenant
des noyaux rapides (effet Doppler)
et les raies fines des noyaux au repos.
POUR EN SAVOIR PLUS
Garrigues (B.), « Nucléosynthèse : le
puzzle est parfait », Ciel et Espace, 20
juin 1995.
Reeves (H.), « Light element nucleosynthesis », Annual Rev. Astron. Astrophys., 1993.
Cassé (M.), Vangioni-Flam (E.),
« Spallation origin of LiBeB », Maryland Conférence 1996.