L`origine des éléments légers : la BiBLe du LiBeB L
Transcription
L`origine des éléments légers : la BiBLe du LiBeB L
Astrophysique et hautes énergies L’origine des éléments légers : la BiBLe du LiBeB La nucléosynthèse des éléments légers, Li, Be et B, est un thème de prédilection de l’astrophysique nucléaire. Des données nouvelles font apparaître qu’une population de noyaux énergétiques (au-delà de 10 MeV/nucléon), particulièrement enrichie en C et O et provenant probablement de l’explosion des étoiles, est à la source de la plus grande partie de ces éléments légers. Ces noyaux accélérés seraient distincts du rayonnement cosmique galactique. L’ÉNIGME DES ÉLÉMENTS LÉGERS a chimie a montré que toute la matière terrestre pouvait être décrite à l’aide d’un nombre limité d’atomes distincts (de l’hydrogène à l’uranium). Comme l’ont établi les premières observations spectroscopiques des étoiles, ce sont ces mêmes éléments chimiques qui composent la matière visible de l’univers. Les étoiles sont de véritables réacteurs nucléaires à confinement gravitationnel, au cœur desquels certains éléments sont détruits au profit d’autres. Cette découverte a permis d’envisager la question de l’origine des éléments, la nucléosynthèse, qui devait constituer à la fois un moteur essentiel de la recherche en astrophysique et l’un des plus remarquables succès des modèles de Big Bang. L’enjeu est à la fois simple et gigantesque. Rendre compte de l’origine et de l’abondance relative des divers éléments chimiques dans l’univers. La formation des premiers éléments, la nucléosynthèse primordiale, prend place lors du refroidissement rapide de l’univers primordial L – Service d’astrophysique, DAPNIA, DSM (CEA). – Astronomy Department, Université de Chicago. – Institut d’astrophysique de Paris (CNRS). en expansion, composé essentiellement de protons et de neutrons. Les fusions successives de ces nucléons devaient permettre, comme l’avait suggéré George Gamow dès 1946, de synthétiser tous les éléments chimiques. Il se trouve cependant qu’aucun noyau comportant 5 ou 8 nucléons n’est stable : leur durée de vie est respectivement de 10–21 s et 10–16 s. La nucléosynthèse primordiale dut donc avorter, car une fois obtenu le noyau d’hélium à quatre nucléons, 4He (ou particule α), ni l’adjonction d’un proton (4 + 1 = 5, instable), ni celle d’un autre noyau 4He (4 + 4 = 8, instable) n’étaient possibles. Les noyaux de deutérium D, hélium 3He, et lithium 7 Li ne sont produits qu’à l’état de traces, ce qui ne permet pas l’édification de noyaux de masse supérieure à 7. Les réactions à trois 12 corps ~ a + a + a → C ! étant par ailleurs hautement improbables dans les conditions du Big Bang, la nucléosynthèse primordiale laisse donc l’univers constitué essentiellement d’hydrogène (~ 76 % en masse), d’hélium (~ 22 %). Pour les autres éléments, Fred Hoyle et ses collaborateurs proposèrent, dès la fin des années 50, l’idée d’une origine stellaire. Cette idée devait s’avérer correcte pour les noyaux comportant plus de 12 nucléons (les « métaux », dans le langage des astrophysiciens). Dans le cœur des étoiles massives, la densité et la température peuvent en effet être maintenues à une valeur suffisamment élevée pendant suffisamment longtemps pour que les réactions à trois corps ~ a + 12 a + a → C ! permettent d’éviter les « noyaux interdits » à 5 et 8 nucléons, ainsi que les noyaux fragiles (A = 6 à 11) et de jeter un pont vers l’édification des noyaux plus lourds. Reste alors la classe des éléments légers et de leurs isotopes, lithium 6 Li et 7Li, béryllium 9Be, bore 10B, et 11B, dont l’abondance est très faible, mais pourtant non nulle. Les meilleures mesures d’abondances dans l’environnement galactique local fournissent des valeurs de Li/H = 1-2 10–9, Be/H = 1-3 10–11, et B/H = 2-8 10–10. Ces éléments, nous l’avons vu, ne sont pas produits par la nucléosynthèse primordiale (sauf le 7Li, pour partie), ni même par la nucléosynthèse stellaire. Au contraire, leur fragilité est telle qu’ils sont détruits par les réactions thermonucléaires au sein des étoiles, à des températures de quelques millions de degrés. Quelle est donc leur origine ? Quelle source peut-on envisager pour ces éléments, sachant qu’ils ne peuvent résister longtemps à haute température ? LA NUCLÉOSYNTHÈSE SPALLATIVE C’est au début des années 70 que fut élaborée par l’école francocanadienne, sous l’égide de Hubert 31 Reeves, une théorie cohérente de l’origine des éléments légers par un processus, essentiellement non thermique, la spallation. Le rôle principal y est tenu par le rayonnement cosmique, très étudié dans ces mêmes années tant du point de vue astrophysique au CEA à Saclay que du point de vue nucléaire à l’université d’Orsay. que, est donc radicalement différent de tous les autres mécanismes de nucléosynthèse, car sa caractéristique principale est d’être non thermique. Aussi, constitue-t-il un des meilleurs candidats pour expliquer l’apparition des éléments légers, et il est de fait au cœur des théories actuellement communément admises. De quoi s’agit-il ? Nous savons que notre galaxie est traversée en tous sens par de nombreuses particules de très haute énergie (jusqu’à 1020 eV), qui constituent ce que l’on nomme le rayonnement cosmique. Ce « rayonnement » est en fait constitué de particules parmi lesquelles on trouve principalement des électrons, des protons, des particules alpha, mais aussi des noyaux lourds. Comment ont-ils été accélérés à de telles énergies ? C’est un problème crucial et encore incomplètement résolu, mais le rôle des supernovae y est largement reconnu. Le mieux compris et sans doute le plus efficace des mécanismes d’accélération en astrophysique implique en effet les ondes de choc, qui peuvent communiquer à quelques particules une énergie cinétique considérable. Or, les supernovae sont connues pour éjecter de la matière très largement supersonique (v≥10 km/s) dans le milieu interstellaire, et engendrer de ce fait des ondes de choc balayant l’espace. Un lien entre le rayonnement cosmique et la production de Li, Be et B (LiBeB) dans la galaxie est en effet également suggéré par un fait observationnel indiscutable : l’abondance relative en LiBeB est de 1 à 100 millions de fois plus élevée dans le rayonnement cosmique que dans l’environnement galactique (voir figure 1) ! Ce fait ne prouve en aucun cas que l’origine du LiBeB soit à rechercher directement dans le rayonnement cosmique, un milliard de fois plus ténu que le milieu interstellaire, mais il atteste que des réactions de spallation ont bel et bien lieu à l’échelle galactique et conduisent à la production effective d’un certain nombre de ces noyaux légers qui nous concernent ici. La surabondance du LiBeB dans le Les supernovae jouent donc un double rôle dans l’évolution chimique des galaxies : par l’éjection dans le milieu interstellaire d’une matière largement enrichie en métaux issus de la nucléosynthèse stellaire, bien sûr, mais aussi par le biais de l’accélération de noyaux divers jusqu’à des énergies dépassant les seuils des réactions nucléaires. Ainsi, lorsque ces noyaux rencontrent ceux du milieu interstellaire (que l’on peut considérer au repos), des fragmentations nucléaires – encore appelées spallations – se produisent et donnent naissance à de nouveaux noyaux. Ce processus spallatif, via le rayonnement cosmi32 rayonnement cosmique galactique peut en effet être expliquée par la brisure « en vol » des noyaux de C, N et O au cours de leur propagation dans la galaxie. Un simple calcul d’ordre de grandeur permet de montrer que ce processus spallatif est quantitativement raisonnable. Dans la mesure où le 7 Li connaît également d’autres modes de synthèse, nous nous intéresserons plus particulièrement au béryllium (9Be) et au bore (10B et 11 B), qui sont de purs produits de spallation, obtenus par brisure des noyaux de carbone, d’azote et d’oxygène (CNO) sous l’impact des protons ou des particules α de haute énergie du rayonnement cosmique. Prenons un flux de protons rapides, identique à celui mesuré au voisinage de la Terre (~ 16 protons cm–2.s–1). Prenons ensuite l’abondance estimée du CNO (CNO/H ~ 10–3) et référons-nous enfin aux sections efficaces de spallation produisant le 9Be, par exemple, mesurées grâce aux accélérateurs de particules (~ 5 mb, soit 5.10–27 cm2). L’âge de la galaxie Figure 1 - Répartition des éléments chimiques dans le rayonnement cosmique (trait continu) et dans la matière du système solaire (en noir). Astrophysique et hautes énergies étant approximativement de 1010 ans, soit environ 3.1017 secondes, en supposant constant le taux de production du 9Be, on obtient l’abondance de cet isotope rapportée à l’abondance en hydrogène simplement en multipliant ces quatre nombres : 9Be/H = 2.4 10−11. Cette valeur est tout à fait comparable à l’abondance mesurée dans les météorites et les étoiles proches, de l’ordre de 1.4 10−11. Pour les autres isotopes, le calcul est identique, de sorte que les différences d’abondance découlent simplement des différences de valeur (et de forme, pour les énergies plus basses) des sections efficaces de spallation. Une petite subtilité mérite cependant notre attention. Nous avons envisagé jusqu’ici l’interaction des protons rapides (ou des particules α) du rayonnement cosmique avec les métaux (CNO) au repos dans le milieu interstellaire (processus « direct »). Mais bien évidemment, les noyaux de CNO du rayonnement cosmique conduisent exactement aux mêmes réactions de spallation sur les protons et les particules α du milieu interstellaire (processus « inverse »), avec une efficacité exactement égale pour une même vitesse du projectile. Pourtant, ces deux processus symétriques ne se soldent pas par le même bilan chimique à l’échelle de la galaxie. La raison en est simple : les produits de réactions sont approximativement au repos dans le référentiel des noyaux pères les plus lourds (comme lors de la collision d’une boule et d’un cochonnet !). Ainsi, dans le cas direct (p et α rapides sur CNO au repos), les éléments légers restent sur place, et contribuent de ce fait à l’enrichissement de la galaxie, tandis que dans le cas inverse, ils sont intégrés au rayonnement cosmique et finissent, pour la plupart, par s’échapper hors de la galaxie. Meneguzzi, Audouze et Reeves ont ainsi montré dès 1971 que le processus « inverse » ne contribuait qu’à hauteur de 20 % à l’enrichissement galactique en béryllium et en bore galactique, tout entier attribué à ce mé- canisme de spallation (direct et inverse) lié au rayonnement cosmique. L’ÉVOLUTION DE L’ABONDANCE EN NOYAUX LÉGERS Nous disposons donc d’un modèle capable de fournir des abondances convenables en Be et en B à la fois dans la galaxie et dans le rayonnement cosmique. Mais dans notre calcul d’ordre de grandeur, nous avons considéré que les abondances en C, N et O ainsi que les flux de particules de haute énergie étaient constants sur toute la durée de la vie de notre galaxie. Cette hypothèse est évidemment grossière, et nous pouvons la reconsidérer afin d’obtenir des informations sur l’évolution temporelle des abondances en éléments légers. Un tel travail fut mené avec soin dans les années 80, principalement à l’Institut d’astrophysique de Paris, grâce à l’utilisation couplée d’un modèle détaillé d’évolution chimique au sein de la galaxie, et d’un modèle de nucléosynthèse spallative. Sans entrer dans les détails, nous pouvons voir comment il est possible d’obtenir facilement un résultat crucial. Rappelons que l’évolution chimique galactique procède par recyclages successifs des matériaux synthétisés dans les étoiles. Les premières étoiles se forment par condensation du gaz issu de la nucléosynthèse primordiale (donc dépourvu de métaux). Puis se met en place la nucléosynthèse stellaire, de sorte que les étoiles s’enrichissent en évoluant. Les plus massives évoluent le plus rapidement, et à la fin de leur vie, ces étoiles rejettent dans le milieu interstellaire une grande partie de leur matière enrichie en métaux, soit par vent stellaire, soit lors de leur explosion en supernova. Les étoiles qui se formeront ensuite à partir de ce gaz enrichi auront donc une métallicité (abondance en métaux) plus grande, et ainsi de suite, de génération en génération. La mesure de la métallicité d’une étoile constitue donc une mesure de son âge, au sens de l’évolution chimique (cette évolution n’est cependant pas linéaire). Ces quelques considérations suffisent pour évaluer l’évolution des abondances en Be et en B au sein de la galaxie, l’évolution devant être entendue ici au sens de l’âge chimique, dont le traceur légitime est la métallicité des étoiles. Nous avons besoin de deux ingrédients : l’abondance en CNO (métallicité, notée Z) et le flux de rayons cosmiques, Φ, à chaque « instant chimique ». Les étoiles massives sont les principales responsables de l’enrichissement chimique galactique et ce sont elles qui donnent lieu aux explosions de supernovae. Il est donc légitime de poser que la métallicité du gaz interstellaire à l’instant t est proportionnelle au nombre de supernovae ayant explosé dans la galaxie avant cet instant. Notons SN(t) ce nombre. Le taux de formation de béryllium (par exemple) à l’instant t est donc donné comme précédemment par le produit des sections efficaces de spallation de p et α sur CNO, de la métallicité Z(t) ∝ SN(t), et du flux de rayons cosmiques Φ. C’est là que se manifeste de manière décisive le second rôle des supernovae − leur rôle dynamique. Les supernovae, nous l’avons vu, sont en effet responsables en grande partie de l’accélération des rayons cosmiques, par l’intermédiaire des ondes de choc qu’elles génèrent dans le milieu interstellaire. Aussi, pouvonsnous écrire que le flux de rayons cosmiques à l’instant t est proportionnel au taux d’explosions de supernovae, dSN/dt. Nous avons donc finalement : d~ Be/H !/dt∝Z~ t !. U~ t ! ∝ SN~ t !. dSN~ t !/dt avec une intégration immédiate donnant : ~ Be/H ! ~ t !∝SN~ t ! ∝ Z~ t ! 2 2 33 Voilà une prédiction importante et relativement incontournable : l’abondance en Be est proportionnelle au carré de la métallicité. Il suffit donc, pour tester le modèle, de mesurer cette abondance à la surface des étoiles de métallicités, et donc d’âges variés. L’abondance de surface porte en effet témoignage de l’abondance du milieu interstellaire au moment de la formation de l’étoile, sa surface n’étant pas affectée par les réactions nucléaires centrales. Cette tâche est néanmoins particulièrement délicate, du fait de l’extrême rareté des éléments légers. Les premières mesures de Be dans des étoiles, environ dix fois plus pauvres en fer que le Soleil, bien qu’incertaines, ne semblent pas contredire la prédiction. Seul l’isotope 11B se trouve sous-produit et pose donc problème : le rapport 11 10 B/ B est observé autour de 4, alors que le rayonnement cosmique relativiste ne l’établit qu’aux environs de 2,4. On peut toutefois le réconcilier avec le modèle général en invoquant la présence d’un intense flux de protons de basse énergie (< 100 MeV). Cette hypothèse semble bien sûr artificielle, mais elle ne peut pas être écartée sur la base de l’observation, car les protons de basse énergie du rayonnement cosmique ne sont pas observables au voisinage terrestre, en raison de l’influence répulsive du vent solaire. Cette théorie de l’origine des éléments légers a été considérée comme satisfaisante jusqu’au début des années 90, où l’on parvint pour la première fois à mesurer l’abondance du béryllium et du bore dans des étoiles beaucoup plus anciennes (notamment au sens chimique) que le Soleil : les étoiles antiques du halo de notre galaxie, cent à mille fois plus pauvres en fer que notre étoile. dèle canonique : la proportionnalité entre l’abondance en Be et en B et le carré de la métallicité. Elles furent d’autant plus délicates à mener à bien que la luminosité des étoiles pauvres en métaux est faible et il fallut attendre la mise en service récente des télescopes les plus performants (télescope KECK de 10 mètres de diamètre et télescope spatial Hubble) pour pouvoir les réaliser. Le béryllium peut être détecté grâce à ses raies de résonance aux longueurs d’onde de 3 130 Å et 3 131 Å, très proches de la « coupure atmosphérique » et nécessitant de ce fait un lieu d’observation élevé (le KECK, plus grand télescope du monde, est installé à Hawaii, au sommet du Mauna Kea, à 4 200 mètres d’altitude). Le bore, lui, est détecté dans l’ultraviolet par l’intermédiaire d’un doublet de raies à 2 500 Å, au moyen du télescope spatial Hubble. Le résultat de ces mesures, porté sur un graphique où est représenté le logarithme du rapport Be/H ou B/H en fonction du logarithme de la métallicité (mesurée par exemple par le rapport O/H ou Fe/H), révèle, avec une très bonne précision, une droite de pente 1, et non pas 2 comme le prévoit la théorie (voir figure 2) ! Et cela, maintenant sur trois ordres de grandeur en métallicité, c’est-à-dire pratiquement sur toute l’histoire chimique de notre galaxie. Dans le même temps, le problème posé par le 11B restait toujours en suspens et n’avait pu être résolu qu’au moyen d’une hypothèse ad hoc, peu convaincante d’une surabondance de particules de basse énergie. Telle était la situation en 1993 lorsqu’une découverte étonnante nous mit sur la voie d’une solution commune à ces deux problèmes. LES ORIONIDES, CLÉ DE L’ÉNIGME En 1993, le satellite américain CGRO (acronyme de Compton Gamma Ray Observatory) détecta LA CONTRADICTION DU HALO GALACTIQUE Ces nouvelles observations allaient contredire l’une des prédictions les plus fondamentales du mo34 Figure 2 - Evolution du Be et du B. Les courbes indiquent le résultat du calcul effectué à l’aide du modèle d’évolution galactique de l’IAP. B : Duncan et al., 1996 ; Be : Boosgaerd 1996 (triangles) et Primas 1996 (carrés) à l’aide de deux méthodes différentes. Les masses totales de LiBeB produites par Orion ont été normalisées de façon à obtenir les abondances solaires à l’époque de sa formation. Astrophysique et hautes énergies un flux intense de rayons gamma d’une énergie de quelques MeV en provenance du complexe moléculaire d’Orion, ce vaste nuage de gaz situé à environ 500 années-lumière du Soleil, très riche en étoiles massives, et siège d’une intense activité de formation d’étoiles. Ce rayonnement gamma fut identifié comme la signature de processus nucléaires conduisant à l’excitation de noyaux 12 C et 16O, puis à l’émission de photons de désexcitation d’énergie 4.44 MeV et 6.13 MeV, respectivement. Seul un flux important de particules accélérées, interagissant avec la matière composant la nébuleuse d’Orion, pouvait rendre compte d’une émission aussi intense. Or, les observations gamma à plus haute énergie (30 MeV à 10 GeV) réalisées par le même satellite n’indiquaient pas de renforcement particulier du rayonnement cosmique dans Orion. Les particules responsables des excitations nucléaires devaient donc nécessairement constituer une composante distincte du rayonnement cosmique, limitée aux basses énergies. En particulier, leur énergie ne doit pas excéder les seuils de production effective des pions Π0 par la réaction p + p (quelques centaines de MeV), lesquels se désintégreraient chacun en deux rayons gamma de haute énergie. Or, une telle composante de basse énergie semblait précisément déjà requise par l’abondance élevée en 11B. Son existence n’est donc plus postulée, sans autre précision, pour les besoins de la cause théorique, mais démontrée cette fois-ci par l’observation elle-même. Le satellite CGRO « voit » pour ainsi dire en direct cette composante via les photons de désexcitation nucléaire. Et sa composition s’avère différente de celle qui avait été postulée. Les régions de formation d’étoiles de type Orion sont nombreuses, et ce que nous voyons ici n’est vraisemblablement que l’exemple local d’un processus très général. Que nous apprend donc le spectre de photons gamma mesuré par CGRO ? Trois choses essentielles. D’abord, nous l’avons vu, que le flux de particules accélérées est limité aux basses énergies. Ensuite, qu’il est quasiment dépourvu de protons (pourtant très largement majoritaires dans le milieu interstellaire), sans quoi des raies de désexcitation d’autres éléments abondants (Fe, Ne...) excités par ces protons seraient détectables, ce qui n’est pas le cas. Enfin, puisqu’elles forment une composante distincte du rayonnement cosmique relativiste, que ces particules ont été accélérées dans le complexe d’Orion luimême, et qu’elles y sont largement confinées. Un événement typique, capable de répondre à l’ensemble de ces contraintes, est l’explosion d’une supernova très massive (dont le progéniteur a une masse de l’ordre de 60 fois celle du Soleil). En effet, seules les étoiles les plus massives vivent suffisamment peu de temps (quelques millions d’années) pour exploser dans le nuage même qui leur a donné naissance. Les autres finissent par sortir du nuage, et ne peuvent alors satisfaire à la troisième des exigences mentionnées ci-dessus. Cette hypothèse est particulièrement séduisante car les étoiles très massives sont précisément les seules à pouvoir éjecter à grande vitesse de la matière dépourvue d’hydrogène, c’està-dire de protons. En effet, ces étoiles perdent énormément de masse tout au long de leur vie, en raison de la force des vents qu’elles entretiennent. Ceux-ci expulsent les unes après les autres les couches les plus externes de l’étoile, découvrant toujours plus profondément le cœur où s’est déroulée la combustion de l’hydrogène (en hélium et en azote), puis de l’hélium (en carbone et en oxygène). Au moment de leur explosion, ces étoiles (qui se présentent à l’observateur comme des étoiles dites Wolf-Rayet de type N ou C : WN ou WC) projettent donc à haute vitesse une matière extrêmement enrichie en C et O. Une légère ré-accélération suffit alors à porter ces précieux noyaux aux énergies propices (10 à 30 MeV/nucléon) à la production de LiBeB par fragmentation sur les noyaux H et He du milieu ambiant. Suivant une suggestion de Hubert Reeves, nous désignerons par « Orionides » cette composante non thermique de particules accélérées, ainsi que le processus nucléosynthétique qu’elles engendrent. Ces Orionides se distinguent donc du rayonnement cosmique galactique à la fois par l’énergie (plus faible), la composition (riche en C et O, pauvre en H), et le confinement (limité à la région de formation d’étoiles massives). Ce processus est parallèlement un bon candidat pour la résolution du problème du 11B, et le calcul détaillé des taux de production le confirme. Mais la meilleure réussite de cette approche est la prédiction, d’une manière tout à fait naturelle, d’une corrélation linéaire (de pente 1) entre les abondances en Be et en B et la métallicité des étoiles (figure 2). Le processus nucléaire fondamental est bien entendu toujours la spallation. Mais cette fois-ci, ce sont les noyaux C et O directement éjectés par la supernova explosant dans le nuage qui, après une légère ré-accélération, se brisent sur l’hydrogène et l’hélium ambiants. Ainsi, chaque supernova suffisamment massive pour répondre à tous les critères produit un nombre déterminé d’atomes d’éléments légers, quelle que soit la métallicité environnante, c’est-à-dire indépendamment d’un enrichissement préalable du milieu interstellaire. Le processus est donc fondamentalement primaire : chaque supernova accroît linéairement et parallèlement l’abondance en LiBeB et en éléments lourds. L’aptitude des Orionides à reproduire l’ensemble des contraintes observationnelles concernant l’abondance des éléments légers dans la galaxie, mais aussi leur évolution, est illustrée sur la figure 2. Aucun autre modèle connu ne peut parvenir à un tel accord. 35 La nucléosynthèse spallative par le rayonnement cosmique galactique a bel et bien lieu. Mais contrairement à ce que l’on a pensé pendant vingt ans, il apparaît, au vu des observations de Be et de B dans les étoiles, que sa contribution est faible. Le rayonnement cosmique galactique, considéré jusqu’à présent comme l’unique source de Be et de B, aurait contribué tout au plus à 30 % de l’abondance en 6Li, 9Be et 10 B dans le système solaire. Quant au 11B, il viendrait en majeure partie des Orionides. UN SCÉNARIO À L’ÉPREUVE Le rôle des Orionides dans l’évolution des éléments légers, mise en évidence par l’émission gamma intense en provenance du complexe moléculaire d’Orion, pourra être totalement démontré par des observations futures. Le scénario global proposé est pour l’instant cohérent. Tout d’abord, les vastes nuages (~ 105 masses solaires) donnant lieu à une intense formation d’étoiles sont nombreux dans la galaxie. Parmi les étoiles formées, les plus massives évoluent en quelques millions d’années et ne peuvent se déplacer suffisamment dans l’espace pour sortir du nuage géniteur. C’est donc en son sein qu’elles explosent, et la matière qu’elles éjectent à des vitesses de quelque 10 000 km/s s’y trouve largement confinée, en raison du faible rayon de giration des particules. Du fait du vent que ces étoiles entretiennent inévitablement, la matière éjectée au moment de l’explosion en supernova provient en réalité des couches les plus internes, ayant notamment subie la fusion de l’hélium. Elle est donc nécessairement riche en C et en O. Ces noyaux, ré-accélérés au-delà des seuils des réactions de spallation, rencontrent alors les protons et les particules α du milieu environnant, et des noyaux de Be et de B ne manquent pas de se former, à un taux directement proportionnel à celui des supernovae. Notre modèle prédit également la production de noyaux radioactifs émetteurs gamma ayant une durée de vie rela- Article proposé par : Etienne Parizot1, Martin Lemoine2, Elisabeth VangioniFlam3, Roland Lehoucq1 et Michel Cassé1. 36 tivement longue : 7Be, 26Al, 22Na et 56 Co, ainsi que de positons susceptibles de s’annihiler en produisant des photons de 511 keV. Tout cela demande confirmation. Par bonheur, le satellite gamma INTEGRAL, en construction à Saclay et à Toulouse sous les auspices de l’Agence spatiale européenne, et qui doit être lancé en 2001, offrira bientôt une occasion unique de mettre notre modèle à l’épreuve. En particulier, l’étude des profils de raies de C et O devrait être déterminante pour comprendre la dynamique du processus, les raies larges provenant des noyaux rapides (effet Doppler) et les raies fines des noyaux au repos. POUR EN SAVOIR PLUS Garrigues (B.), « Nucléosynthèse : le puzzle est parfait », Ciel et Espace, 20 juin 1995. Reeves (H.), « Light element nucleosynthesis », Annual Rev. Astron. Astrophys., 1993. Cassé (M.), Vangioni-Flam (E.), « Spallation origin of LiBeB », Maryland Conférence 1996.