Corps fictionnel et écriture corporelle dans le roman de Joyce

Transcription

Corps fictionnel et écriture corporelle dans le roman de Joyce
223
GRAAT On-Line issue #5.2 October 2009
Corps fictionnel et écriture corporelle dans le roman de Joyce Carol Oates, Blonde
Caroline Marquette
Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3
Rose Loomis dans Niagara, Sugar Kane dans Some Like it Hot, Cherie dans Bus
Stop, Roslyn dans The Misfits : la liste de personnages incarnés par Norma Jeane
Baker à l‘écran est encore longue, mais le rôle majeur de sa vie reste indéniablement
celui de Marilyn Monroe. Dans l‘imaginaire collectif, la persona et la personne ont
tendance à se télescoper, tant l‘identité de Norma Jeane Baker repose sur une galerie
d‘images mondialement connues, de clichés (dans les deux sens du terme), si bien
que l‘on en vient à oublier que Marilyn est une fiction montée de toutes pièces par les
producteurs d‘Hollywood dans les années 1950. Mais Joyce Carol Oates, elle, semble
déterminée, dans sa volumineuse biographie fictionnelle du personnage, à soulever
le masque et à aller découvrir l‘être de chair qui se cache derrière l‘icône.
C'est généralement une volonté de dévoiler, dépouiller et retrouver le corps
dans sa matérialité la plus brutale et la plus animale qui guide l‘écrivain, dont la
réputation s‘est forgée autour d‘une véritable fascination pour la violence et son
réceptacle premier, le corps (physique mais aussi psychique). Mais Joyce Carol Oates
se soucie également de prendre la mesure de tout ce qui peut déposséder l‘individu
de son corps et en faire une donnée abstraite dans le régime de signes qui filtre notre
prise sur le réel. C‘est ce double mouvement de mise à distance du corps par sa
constante mise en scène et mise en image, et de zoom sur la chair de l‘actrice, qui
anime ce roman. Dans un premier temps, le corps de Norma Jeane Baker apparaît en
effet dans le roman comme surcodé et vidé de son signifiant, pétrifié par une
224
prolifération de représentations réifiantes et mortifères. Il sera d‘ailleurs intéressant
de se demander si le genre de la métafiction historiographique, auquel peut se
targuer d‘appartenir ce roman, place Joyce Carol Oates dans la lignée de ceux qui
projettent leurs fantasmes sur la page blanche qu‘est Marilyn Monroe, ou bien, au
contraire, si sa démarche poétique, notamment dans les glissements de voix narrative
et dans le rythme qu‘elle insuffle à la narration, véritable pouls du texte, ne permet
pas d‘incorporer le sujet au texte.
Je m‘attacherai dans une première partie à étudier le processus de
fictionnalisation et de fétichisation du corps de l‘héroïne de Blonde. J‘envisagerai
ensuite le retour de la réalité physique au premier plan du récit comme la
manifestation d‘un inéluctable retour du refoulé corporel. Enfin, je m‘efforcerai de
démontrer que la complexité du dispositif narratif du roman permet la réincarnation
de Norma Jeane Baker dans la chair du texte grâce à l‘émergence d‘une forme
d‘oralité, d‘une « écriture corporelle », qui oppose au corps objet de l‘image un sujet
incarné par un texte.
A première vue, Blonde ressemble à un récit de vie traditionnel. Le récit est
linéaire
et
s‘organise
selon
une
suite
d‘événements
qui
se
suivent
chronologiquement, comme en attestent les titres des cinq parties du roman : « The
Child », « The Girl », « The Woman », « Marilyn », « The Afterlife ». Et si l‘on écarte le
prologue ainsi que le tout premier chapitre, sur lesquels nous reviendrons, le récit
s‘ouvre sur une scène d‘exposition assez classique :
« See ? That man is your father. »
There was a day, it was Norma Jeane‘s sixth birthday, the first day of
June 1932, and a magical morning it was, blinding breathless whitely
dazzling, in Venice Beach, California. (Blonde, 13)
Le cadre spatio-temporel est posé, le personnage principal identifié, le prétérit,
temps de la réminiscence, et le narrateur omniscient semblent faire de Blonde la
parfaite illustration du roman réaliste, qui donne à voir au lecteur « un lambeau de
vie humaine ».1 Mais ce ne sont pas là les premiers mots du texte, ils sont précédés de
deux « faux départs » narratifs dont l‘importance est indéniable. Le lecteur a en effet
225
déjà rencontré dans le premier chapitre la jeune Norma âgée de deux ou trois ans lors
d‘une scène de visionnage d‘un film au cinéma. L‘histoire commence ainsi : « This
movie I’ve been seeing all my life, yet never to its completion. Almost she might say This
movie is my life ! » (Blonde, 9). Or, cette scène est reprise à la toute fin du roman, dont il
apparaît qu‘il s‘ouvre et se ferme comme un film. L‘incipit plonge donc le lecteur
dans le monde virtuel du cinéma avant même d‘évoquer le monde réaliste de la
diégèse.
Ce filtre déréalisant de la fiction cinématographique est un mode de lecture du
réel qui caractérise le rapport de Norma au monde qui l‘entoure et que le narrateur
omniscient lui-même applique tout au long du récit. Aucune description de
personnage ne semble y échapper : tous ou presque sont décrits comme des acteurs
de cinéma. Le récit ne cherche donc qu‘un temps à bénéficier de ce que Samuel
Taylor Coleridge appelle la « suspension volontaire de l‘incrédulité » du lecteur, mise
à mal par le constant parallèle tissé par la voix narrative entre vêtements et costumes,
gestes et poses, protagonistes et acteurs. Le choix de Oates de remplacer les noms
propres de plusieurs personnages principaux par des fonctions dramatiques
(Marilyn devient « The Blond Actress », Joe DiMaggio et Arthur Miller ne sont jamais
nommés mais respectivement appelés « The Ex-Athlete » et « The Playwright »)
prolonge le parallèle avec le cinéma, voire le théâtre, et fait pencher davantage
l‘univers biographique vers un univers imaginaire. Blonde établit ainsi un rapport de
quasi synonymie entre identité et fiction, identité et bi-dimensionnalité. Le corps est
en quelque sorte aplati et privé de son volume, mais aussi de son unicité puisque le
sujet a troqué son nom propre pour un nom commun, et est devenu un archétype.
On remarque néanmoins que si les trois « étiquettes » attribuées à ces trois
personnages sont toutes réductrices, il n‘en est pas moins vrai que les hommes sont
désignés par une activité (qu‘elle soit sportive ou dramaturgique), qui réinjecte du
mouvement dans leur désignation, alors que Marilyn est caractérisée par une
apparence qui la fige dans une vision esthétique de son identité, une image, bref un
signe. La matérialité du corps est ainsi niée car le regard de l‘autre y a projeté le
cliché de l‘actrice blonde. Il ne s‘agit plus de voir le corps mais de le lire et d‘y
226
inscrire le pouvoir du regard. A cet égard, on note que le titre du roman n‘est pas
anodin, puisqu‘il met lui aussi en exergue non pas l‘identité individualisée du héros
éponyme, comme Norman Mailer l‘avait fait par exemple dans son ouvrage Marilyn :
a biography, mais un adjectif, « blonde », évoquant une couleur de cheveux qui n‘est
justement pas celle de Norma Jeane. Ce titre symbolise à lui seul tout le processus de
construction d‘une persona à laquelle Norma Jeane ne s‘identifiera jamais. Un
personnage du roman repère avec beaucoup de justesse la dimension tragique de cet
écart entre la personne et la persona en ces termes : « Her problem wasn‘t she was a
dumb blonde, it was she wasn‘t a blonde and wasn‘t dumb » (Blonde, 232). Marilyn
est pourtant rapidement enfermée dans une blondeur générique qui finit par la
définir entièrement en s‘infiltrant jusqu‘au plus profond de son intimité :
It‘s 2:40 a.m. and glaring-white lights focus upon her, upon her alone,
blond squealing, blond laughter, blond Venus, blond insomnia, blond
smooth-shaven legs apart and blond hands fluttering in a futile effort to
keep her skirt from lifting to reveal white cotton American-girl panties
and the shadow, just the shadow, of the bleached crotch. (Blonde, 473)
Le lecteur de Blonde devient rapidement un voyeur complice de la société du
spectacle hollywoodienne qui immobilise le corps de Norma Jeane sous les
projecteurs et les regards de la foule. Cette ubiquité du regard est relayée dans le
récit par la présence constante de ses avatars techniques (l‘objectif de l‘appareil
photo, la caméra, etc.) et l‘emploi récurrent de verbes de perception liés à la vue
plutôt que de verbes d‘état pour décrire le personnage principal. Le destin de Norma
Jeane Baker illustre l‘analyse de la dimension mortifère de la photographie pressentie
par Roland Barthes et développée dans La Chambre Claire :
Je ne suis plus ni sujet ni objet : je vis alors une micro-expérience de la
mort : je deviens vraiment spectre. […] Je deviens tout image, c‘est à dire
la mort en personne [et les autres] me déproprient de moi-même, ils me
tiennent à merci.2
La photographie confère au corps photographié le statut que prend sur scène le
corps de l‘acteur : cet « objet-signe qu‘est le corps-hiéroglyphe de l‘acteur »3 n‘est
plus important en lui-même mais pour ce qu‘il donne à lire. Ce n‘est plus la personne
que voit le spectateur, mais un masque, à mi-chemin entre l‘acteur vivant et le
personnage fictif.
227
La photographie et le cinéma ne sont pas les seuls moyens de représentation
auxquels recourt le narrateur. Il opte pour d‘autres modes de lecture du réel qui
déforment et fictionnalisent le corps féminin. Dans le portrait à connotations
clairement bovarystes qu‘esquisse Oates, on repère, des références récurrentes au
conte de fées. A l‘instar de nombreuses autres romancières ou poétesses de sa
génération, Oates est une adepte de la réécriture des contes de fées dans sa fiction.
Par exemple, dans l‘extrait suivant, elle mêle les attributs conventionnels du genre, à
commencer par la formule consacrée « once upon a time » qui introduit le lecteur
dans un monde a priori féérique, à un propos traversé par les interdits patriarcaux,
afin de dévoiler derrière les discours tenus aux petites filles un discours aliénant qui
anticipe l‘exploitation du corps de la femme par l‘homme :
Once upon a time. At the sandy edge of the great Pacific Ocean. There
was a village, a place of mystery. Where the light was golden upon the
sea surface. Where a little girl came to a Walled Garden! […] Never can
you climb over this wall, you‘re not strong enough; girls aren‘t strong
enough; girls aren‘t big enough; your body is fragile and breakable, like
a doll; your body is a doll; your body is for others to admire and to pet;
your body is to be used by others, not used by you; your body is a
luscious fruit for others to bite into and to savor; your body is for others,
not for you. (Blonde, 43-44)
L‘ambiguïté du discours — dont le double-entendre permet clairement la mise
en place d‘une critique de l‘éducation sexuelle des petites filles et de son sous-texte
machiste — est renforcée par l‘ambiguïté du lieu, qui rappelle à la fois le monde
prélapsarien du jardin d‘Eden et le jardin entouré de murs de la légende de Suzanne
et des vieillards, où la jolie Suzanne prend son bain dans un jardin protégé par de
hauts murs, mais, épiée par deux vieillards lubriques, est menacée de diffamation si
elle n‘accepte pas leurs avances. Cet épisode, relaté dans l‘Ancien Testament (Daniel,
13), est notamment connu pour avoir offert aux artistes du XVI e siècle l‘un des tout
premiers supports narratifs à la représentation picturale de la nudité féminine. La
mention du « Walled Garden » dans le roman associe donc inéluctablement le monde
de l‘innocence enfantine au péché d‘Eve et Adam, et la nudité originelle à la menace
de viol.
228
Joyce Carol Oates, dans son portrait de Marilyn, et à travers lui, du corps
féminin, décline les métaphores de la princesse, de la poupée, mais aussi des
métaphores plus cocasses comme le robot ou le personnage de Disney 4, images
linguistiques qui viennent s‘ajouter comme autant d‘écrans supplémentaires qui
réduisent le sujet à l‘image d‘un corps qui ne lui appartient pas et qui devient
désincarné, automatisé. Notons par exemple que Norma Jeane est comparée à la
poupée non seulement parce que son corps répond à des critères supposément
universels de beauté et de féminité, mais aussi parce qu‘il est désarticulé comme
celui d‘une poupée de porcelaine : « Nobody was near so he leaned quickly forward
and kissed her mouth, and immediately like a doll‘s her eyes shut » (Blonde, 141). On
n‘est pas loin de la poupée gonflable, symbole ultime de la vision de la femme
comme objet sexuel. Ainsi que le note elle-même Norma Jeane : « ‗Marilyn Monroe‘
is this foam-rubber sex doll I‘m supposed to be, they want to use her until she wears
out; then they‘ll toss her in the trash » (Blonde, 445). Il est clair que Joyce Carol Oates
a à cœur de dépeindre l‘industrie hollywoodienne dans des termes évocateurs de la
société de consommation qui propage dans le monde occidental une vision
utilitariste des individus, eux aussi « consommables », « jetables ».
Ainsi, le corps de la protagoniste est littéralement enfermé, soit dans un cadre
artistique (le film, le conte de fée, ou encore le tableau5), soit dans une approche
consumériste des rapports humains. Objet de convoitise, le corps de Norma Jeane
aiguise les appétits et les désirs de toutes sortes. Il est décrit à plusieurs reprises
comme un bonbon, une tarte à la crème6, et ses cheveux se métamorphosent même
en barbe à papa. Toutes ces variations sur le thème de la femme dévorable vont de
pair avec une série de portraits masculins sous les traits de bêtes féroces, de
prédateurs tels les hyènes, faucons, chiens, loups et guépards auxquels sont
comparés tour à tour les amants et les agents de l‘actrice. C‘est tout un bestiaire qui
peuple l‘Hollywood oatesien, devenu littéralement jungle. Le corps de Norma Jeane,
plus souvent comparé à celui d‘un animal aérien, oiseau ou papillon, qui vise à se
libérer de la gravité terrestre et du carcan charnel, apparaît clairement comme la
proie du regard et du désir de l‘autre. Ce regard méduséen fige l‘autre et le
229
dépersonnalise, et, comme nous allons le voir maintenant, lorsqu‘il est relayé par le
miroir, il le mène à une aliénation bien plus profonde. Elément indispensable à la
construction de soi selon Lacan, lieu de (re-)connaissance de soi dans de nombreux
récits explorant la question de la formation de l‘identité, le miroir dans Blonde est
plutôt un lieu de dédoublement, un espace qui ouvre un écart de soi à soi, un espace
où s‘intercale un autre soi. L‘observation d‘Annie Sadrin à propos des romans de
Dickens vaut également pour Blonde :
Narcisse meurt devant son miroir, mais il meurt d‘amour pour un autre.
C‘est qu‘en effet, cet objet que les contes de fées (et Lacan) désignent
comme le lieu obligé de la connaissance de soi est chez Dickens, comme
dans la légende grecque, le lieu de la méconnaissance.7
Ainsi, Norma Jeane Baker, décrite dans le roman un nombre incalculable de fois
devant son miroir, y perçoit non pas son reflet mais une sorte de doppelgänger qu‘elle
appelle « My Magic Friend in the Mirror » et qui, loin des doubles maléfiques de la
littérature gothique, fait plutôt figure d‘ami imaginaire qui embrasse sans complexe
sa corporéité et sa nudité et, de par son rejet dans l‘altérité et le virtuel, ce double
diffère l‘identification du sujet, Norma Jeane Baker, à son corps, « [her] Magic
Friend ». Le portrait oatesien de Marilyn Monroe semble donc dans un premier
temps souscrire à une vision dualiste de l‘individu qui le verrait penser son rapport
au corps selon le verbe avoir plutôt que le verbe être.8 Le corps de l‘actrice est passé
de l‘autre côté du miroir à l‘instar de l‘Alice de Lewis Carroll, auteur dont on sait
qu‘il a eu une influence significative sur Oates, et laisse face au miroir une enveloppe
vide, un spectre de corps que Norma Jeane appelle elle-même « her borrowed body »
(Blonde, 557). Ceci explique que pour apaiser son angoisse existentielle, la jeune
femme ait constamment besoin d‘incarner quelqu‘un, pour remplir le vide identitaire
qu‘elle ressent.9 On est de nouveau dans le trope de la poupée, une poupée russe
cette fois, parfaite illustration de la schize développée par Norma Jeane qui ne se sent
paradoxalement vivante que quand elle est autre : « Speaking her lines, which she‘d
memorized, excited and scared coming alive in her borrowed body, she was Angela,
she was Nell, she was Rose, she was Lorelei, she was The Girl Upstairs » (Blonde,
557).
230
Les mises en scène répétées d‘un corps qui doit constamment se conformer
aux images dictées par autrui, l‘ont détaché du sujet qui se regarde alors soi-même
comme un autre, pour citer le titre d‘un ouvrage de Paul Ricoeur. En se dissociant de
son corps, Norma Jeane tente en effet d‘aller à rebours du processus qui l‘y enracine
en la percevant seulement comme l‘incarnation de concepts tels que la beauté, la
féminité, ou le sex-appeal. Elle rejette systématiquement la présence de son corps
dans sa réalité la plus matérielle, c‘est à dire à ses yeux la plus infâme et la plus
réductrice. Son désespoir face à cet ancrage charnel s‘exprime avec un pathos évident
dans certains traits d‘humour : « On her grave marker, the Blond Actress joked, just
her vital statistics should be engraved: 38-24-38 » (Blonde, 453-454). Mais derrière le
masque de la légèreté et de l‘insouciance, le comportement de l‘actrice traduit son
malaise. Elle se noie dans les drogues, avorte de nombreuses fois pour éviter toute
transformation corporelle, semble vouloir effacer tout rapport au corps. Elle hérite de
sa mère une obsession pour la propreté, qui peut être vue comme un trait descriptif
réaliste de la classe ouvrière de l‘époque (le rapport au corps étant, ne l‘oublions pas,
toujours déterminé socialement et économiquement), mais aussi comme le
symptôme d‘un rejet phobique du corps et de ses émanations :
Now she was a Preene model, all disasters were equivalent: the terror of
sweating through deodorant on a hot steamy day, the terror of smelling,
the terror of staining a dress. And everyone would see. For everyone
was watching. […] She had dared to step out of the mirror and now
everyone was watching. There was no corner in which she could hide.
(Blonde, 192)
Le corps, lieu de toutes les défaillances possibles, et donc du dévoilement de
l‘intime, est refoulé à tout prix. Ses expressions les plus physiques, les menstruations,
la sueur, le sexe sont autant de fantômes qui la hantent et refont surface dans le texte
sur le mode du retour du refoulé. Malgré une mise à distance et un déplacement
métaphorique constants du corps, un mouvement de zoom sur le corps est
subtilement opéré dans le roman.
Au tiers du roman, tous les personnages ont été au moins une fois décrits
comme ayant des auréoles de sueur sous les bras. Les registres sensoriels,
notamment l‘olfactif, jouent un rôle prépondérant dans les descriptions de
231
personnages. On note également la présence dans le roman d‘une sexualité débridée,
d‘un érotisme imposé plutôt qu‘assumé par son héroïne, abordé de manière souvent
crue et frontale, et aux moments où le lecteur s‘y attend le moins comme par exemple
dans le passage suivant, quand il est inséré en filigrane dans le discours : « The
Studio (‗after I sucked all their cocks one by one around the table‘) forgave her for the
nude photo scandal and raised her salary to $1,000 a week plus incidental expenses »
(Blonde, 311), où le décalage des registres de langue a une visée à la fois humoristique
et subversive et vient dérouter le lecteur selon le même principe qu‘une image
subliminale dans un film.
Conformément à la définition freudienne, le refoulé resurgit d‘abord dans les
rêves. Ceux de Norma Jeane sont peuplés d‘entailles ensanglantées, de béances, de
scènes de viols ou bien d‘accouchements de bébés vengeurs et démoniaques, et vers
la fin du roman ces visions cauchemardesques envahissent tout à fait le réel, ou tout
du moins l‘état de veille, sur le mode de la contagion. C‘est ainsi que la foule venue
applaudir Marilyn lors de l‘avant-première de Some Like it Hot se métamorphose en
un corps monstrueux, grotesque, difforme :
As the limousines drew nearer Grauman‘s, the site of the premiere, there
was a quickening beat to the air, the noise became deafening, the
gigantic heartbeat of the crowd accelerated. She‘d begun to recognize,
here and there, individuals in the crowd. Troll people, those creatures of
the under-earth. Hunchbacked gnomes & beggar maids & homeless
females with mad eyes & straw hair. Those among us mysteriously
wounded by life. Disfigured faces & shrunken limbs & glaringglistening eyes & holes for mouths. (Blonde, 631-632)
L‘ubiquité des regards transforme ici Norma Jeane en victime sacrificielle d‘une
foule devenue à son tour animale, gloutonne et terrifiante qui se met en route pour
une consommation cannibale de son image à l‘écran sous les roulements de tambours
imaginaires (« the heartbeat of the crowd »). Par ailleurs, Norma Jeane est
littéralement consommée, mordue, battue, violée, torturée mentalement et
physiquement tout au long du roman. Cette violence est souvent motivée par la
volonté de donner une image idéale du corps. On assiste dans Blonde à de
nombreuses scènes de préparation du corps de Marilyn pour des sessions de photo
ou les avant-premières de films qui ont tout de la torture cosmétique : « Five hours
232
was the minimum the makeup people spent on her for these occasions. Like
preparing a cadaver, Norma said » (Blonde, 347). Roland Barthes a montré le rapport
qui s‘établit entre la photographie et la mort par le truchement du maquillage,
véritable masque mortuaire :
On connaît le rapport originel du théâtre avec le culte des morts : les
premiers acteurs se détachaient de la communauté en jouant le rôle des
Morts : se grimer, c‘était se désigner comme un corps à la fois vivant et
mort […]. Or, c‘est ce même rapport qu‘on trouve dans la photo ; si
vivante qu‘on s‘efforce de la concevoir (et cette rage de faire vivant ne
peut-être que la dénégation mythique d‘un malaise de la mort). La photo
est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration
de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts.10
Dans Blonde, plus que la seule imposition d‘un masque « sculpté dans le lisse et
le friable de son visage »11, c‘est le processus de préparation du corps tout entier dans
la mise au monde de Marilyn qui est douloureux, mortifère et qui fait de Norma
Jeane un cadavre en devenir :
The day of the Blondes premiere, a half-dozen expert hands laid into the
Blond Actress as chicken pluckers might lay into poultry carcasses. Her
hair was shampooed and given a permanent and its shadowy roots
bleached with peroxide so powerful they had to turn a fan on the Blond
Actress to save her from asphyxiation and her hair was then rinsed
another time and set on enormous pink plastic rollers and a roaring
dryer lowered onto her head like a machine devised to administer
electric shock. (Blonde, 417)
et plus loin:
She‘d been stitched into her gown. This feat alone had required more
than an hour. It was the Lorelei Lee hot-pink silk strapless, cut low to
reveal the tops of her creamy breasts, and it fitted her like a straight
jacket. Small measured breaths, she was cautioned. On her arms, gloves
to her elbows tight as tourniquets. (Blonde, 419)
La robe devenue camisole de force, les gants serrés comme des garrots : sous
l‘imagerie glamour, Oates révèle la dimension corsetée, étouffante et asservissante de
ce culte d‘un corps idéal qui n‘existe que dans la douleur : tout est prêt pour la mise à
mort de Marilyn sur l‘autel de ce que Joyce Carol Oates appelle « the Church of
Fame »12, mort programmée et annoncée dès les premiers mots du roman que voici :
« There came Death hurtling along the Boulevard in waning sepia light ». Blonde est
en effet structuré sur le modèle de la chronique d‘une mort annoncée, le prologue et
233
le dernier chapitre se reflétant comme dans un dernier miroir renfermant le portrait
de Marilyn Monroe. Dès l‘amorce du récit, le lecteur découvre une Norma Jeane
Baker aux prises avec la mort, et le combat s‘annonce difficile : ceci est déjà évident
visuellement sur la page de par les occurrences du mot « death » qui abondent dans
ce court prologue (on en dénombre trente-six).
Mais si l‘on peut être tenté dans un premier temps de compter la Marilyn de
Joyce Carol Oates dans les sujets posthumes qui apparaissent aujourd‘hui en nombre
dans la littérature moderne, ce ne serait pas là faire justice à la tension qui résulte de
la non-résolution et de l‘ouverture de ce moment originaire du récit, au seuil de
l‘anéantissement de son personnage. Malgré ce prologue et les nombreuses prolepses
qui jalonnent le récit, privant sa principale protagoniste de toute latitude en
annonçant invariablement sa fin précoce, Joyce Carol Oates parvient à créer au cœur
de son récit, et à la différence des moyens de représentation photographique ou
cinématographique, une ligne de fuite, un espace de déploiement de la voix de
Norma Jeane Baker. Cet espace est aussi celui de la pénétration du lecteur dans
l‘intériorité du personnage13, de la réconciliation sur la page entre le corps psychique
et physique de l‘actrice.
Si le narrateur principal est omniscient et extradiégétique, et semble surplomber
un récit dont il connaît déjà la fin et dont les personnages n‘ont plus aucun secret
pour lui, on s‘aperçoit rapidement que le régime énonciatif du roman est en fait bien
plus complexe qu‘il n‘y paraît en première analyse. Les changements de focalisation,
aisément repérables de par l‘apparition de voix dissidentes en italiques dans le texte,
ne sont par contre pas toujours facilement identifiables. On entend tour à tour les
réflexions de la mère de Norma Jeane, de ses agents, de ses camarades de classe, des
hommes de sa vie, etc. Cette pluralité énonciative donne au roman des allures de
témoignage collectif posthume, cristallisant anecdotes et souvenirs au sujet de la
mythique Marilyn Monroe. Seulement, la propre voix de Norma Jeane résiste à cette
rumeur collective en émergeant pour ainsi dire d‘outre-tombe : c‘est elle qui s‘infiltre
le plus systématiquement dans les fissures du récit principal, dans les silences du
narrateur, et qui va parfois jusqu‘à lui couper la parole. Elle résiste ainsi à
234
l‘impulsion naturaliste du roman, à l‘immobilisme dans lequel semble la figer le
faisceau des discours et des regards de ces autres, qu‘ils soient personnages ou
auteur du roman. Nous allons voir comment, en occupant une fonction énonciatrice à
part entière dans le roman, et pas seulement une fonction dramatique, elle échappe à
la muséification et au catalogage évocateurs de la collection de papillons rares de
l‘entomologiste, figure du naturaliste par excellence. Un extrait de dialogue entre le
personnage d‘Arthur Miller et celui de Norma Jeane Baker est significatif à cet égard:
Him messing with you… your mind, your talent… like somebody’s big thumbs
gripping a butterfly, smearing and breaking the wings.
Hey I’m no butterfly. Feel my muscle? My leg here. I’m a dancer. (Blonde,
504)14
C‘est par un retour au corps humain que Norma Jeane conteste son association
à la vulnérabilité du papillon. Le corps comme outil de travail de l‘acteur ou du
danseur, le corps comme moyen d‘expression, revient sur le devant de la scène et se
révèle être un moyen d‘échapper aux lectures méduséennes et animalières imposées
par les hommes. C‘est aussi en se servant de son corps qu‘elle échappe à son premier
mari, apprenti embaumeur, en partant tout d‘abord travailler dans une usine de
munitions pendant la Seconde Guerre Mondiale puis en devenant mannequin, au
lieu d‘accepter la passivité et le rôle de la femme au foyer qu‘il lui avait assignés.
C‘est à une pléthore d‘images réductrices et « muséificatrices » que Norma Jeane est
confrontée. On pense également à la première scène de viol dont elle est victime, et
qui a lieu juste après la visite d‘une volière remplie d‘oiseaux empaillés chez un
puissant magnat du cinéma hollywoodien.
Mais l‘on peut au départ considérer la démarche de Oates comme
« naturalisante » elle aussi, dans son choix d‘une écriture réaliste qui donne à voir et
à admirer un spécimen rare. Par ailleurs, son choix du cadre de la biographie
fictionnelle dote la romancière d‘une grande liberté quant à la véracité des
événements relatés, si bien que l‘on peut soupçonner qu‘elle lui offre la possibilité de
projeter elle aussi tous ses fantasmes sur l‘énigme Marilyn Monroe. Cette démarche,
dans sa volonté de donner à entendre le sujet et pas seulement de le donner à voir,
offre en fait une porte de sortie à Norma Jeane. Le récit fournit des plages
235
d‘expression au personnage de Norma Jeane, mais ne se contente pas de la forme du
monologue intérieur, qui pérenniserait le rapport de domination du narrateur
omniscient en lui permettant d‘intégrer les pensées intimes du personnage à son
unique récit. Au contraire, un véritable dialogue s‘instaure entre celui-ci et la voix
narrative intradiégétique et homodiégétique de Norma Jeane. On observe la mise en
place d‘un relais dans la fonction narratrice de ces deux voix, qui sont liées dans le
fond ― puisqu‘elles racontent la même histoire, l‘une à la troisième personne, l‘autre
à la première, sorte d‘écriture à quatre mains entre un biographe et son sujet ― mais
aussi dans la forme, puisque la syntaxe les unit, notamment par le biais de liens
logiques :
[…] the Fair Princess is doomed to seek, in other‘s eyes, confirmation of
her own being. For we are not who we are told we are… (Blonde, 10)
If I could say, There! That’s me! That woman, that thing on the screen, that’s
who I am. But she can‘t see ahead to the ending. (Blonde, 10-11)
Ce dialogue entre un narrateur extérieur à la scène et une voix d‘outre-tombe15
reconstitue en quelque sorte le corps sujet de Norma Jeane, celui qui parle plutôt que
celui dont on parle, celui qu‘on écoute plutôt que celui qu‘on regarde. Le corps
retrouve ainsi sa mobilité, sa vitalité, et sa fonction d‘interface entre un intérieur et
un extérieur du sujet. En reproduisant dans le texte un discours de plus en plus
oralisé, défait par la drogue et par un malaise identitaire grandissant (discours
caractérisé par le bégaiement, la répétition, et la parataxe), la romancière rétablit une
certaine authenticité de la voix. Elle fait subir au langage des transformations qui
reproduisent fidèlement les mouvements de la conscience. Les turbulences de la
communication orale façonnent le récit de sorte qu‘il finit par ressembler à s‘y
méprendre à un récit autobiographique. La romancière, qui avoue dans un entretien
relatant la genèse du roman, aspirer à une vérité spirituelle et poétique du sujet bien
plus qu‘à une vérité factuelle16, rend hommage avec ce roman à la femme derrière le
mythe et à l‘esprit derrière la silhouette.
Dans son portrait de Marilyn Monroe, et malgré l‘organisation du récit autour
d‘une mise à distance plurielle du corps, Joyce Carol Oates revient à ce qui nous
236
définit sur le mode le plus primaire, en amont des parures culturelles, sociales et
médiatiques sous lesquelles nous l‘enfouissons. Son écriture au scalpel entaille la
couche des apparences, découpe l‘écran d‘un corps-image et pénètre dans l‘intime de
son sujet en déployant au grand jour son animalité, ses pulsions, son inexorable
finitude.
NOTES
1.
Zola, Emile. Le roman expérimental. Paris : Flammarion (2006), 1880, p. 208.
2.
Roland Barthes, La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Seuil, 1980, p.30-31.
3.
Evelyn Grossman, Joyce/Artaud, le corps et le texte Paris : Nathan, 1996, p. 54.
4.
« MARILYN MONROE was a robot designed by The Studio. Too fucking bad we
couldn‘t patent it » (Blonde, 633); « Children […] staring at her as if she were an
animated Disney creature » (Blonde, 451).
5.
« How healthy she seemed, like a Renoir woman in the prime of her physical female
beauty » (Blonde, 586).
6.
« ‘Girls like you are luscious pieces of candy for whomever‘s got the dough to buy
them – so shut up about things you don‘t understand.‘ Otto was smiling his wide
gleaming death‘s head smile » (Blonde, 231); « This was W of the cruel sexual wolf
smile. And she was looking so pretty and so soft: a bonbon. A cream puff. Something
to lick vigorously with the tongue, not chew and gnaw. Maybe he‘d have mercy? »
(Blonde, 286).
7.
Anny Sadrin, Dickens ou le roman-théâtre, Paris : PUF, 1992, p. 163.
8.
Voir la distinction établie par David Le Breton dans Anthropologie du corps et modernité
entre le fait d‘être et d‘avoir un corps, et sa notion de « corps surnuméraire ». Norma
Jeane Baker est clairement de ceux qui vivent leur corps « sur le mode de
l‘encombrement, de l‘obstacle. » (Le Breton, 169)
9.
« People like that, you can see why they’re drawn to acting. Because the actor, in her role,
always knows who she is. All losses are restored » (Blonde, 243).
10.
Roland Barthes, La chambre claire, p. 56.
11.
Roland Barthes, « Le visage de Garbo », Mythologies Paris : Seuil, 1957, p. 76
12.
―Marx had famously denounced religion as the opiate of the people, now it was Fame
that was the opiate of the people; except the Church of Fame carried with it not even
the huckster‘s promise of salvation, heaven. Its pantheon of saints was a hall of
distorting mirrors‖ (Blonde, 513).
237
13.
« It‘s not that I wanted to write about the mythic Marilyn Monroe; it‘s that I wanted
to show what she was like from the inside » (Joyce Carol Oates, « PW Talks with
Joyce Carol Oates », Publishers Weekly, 247. 7 (February 2000): 172.
14.
Dans les citations qui suivent c‘est nous qui soulignons.
15.
Voir le titre de la dernière partie du roman : The Afterlife.
16.
« Même si elles ne sont pas exactes à cent pour cent, [les biographies] sont au moins
fondées sur la vérité factuelle, alors que le roman aspire à une vérité spirituelle/
poétique. » (Joyce Carol Oates, La foi d’un écrivain, 150)
SOURCES
Barthes, Roland. La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Seuil, 1980.
_________. « Le visage de Garbo », Mythologies. Paris : Seuil, 1957.
Grossman, Evelyn. Joyce/Artaud, le corps et le texte. Paris : Nathan, 1996.
Le Breton, David. Anthropologie du corps et modernité. Paris : PUF (2005), 1990.
Oates, Joyce Carol. Blonde. New York : Harper Collins, 2000.
__________. La foi d’un écrivain. Paris : Philippe Rey, 2004.
Sadrin, Anny. Dickens ou le roman-théâtre. Paris : PUF, 1992.
Zola, Emile. Le roman expérimental. Paris : Flammarion (2006), 1880.
© 2009 Caroline Marquette & GRAAT