Corps fictionnel et écriture corporelle dans le roman de Joyce
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Corps fictionnel et écriture corporelle dans le roman de Joyce
223 GRAAT On-Line issue #5.2 October 2009 Corps fictionnel et écriture corporelle dans le roman de Joyce Carol Oates, Blonde Caroline Marquette Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3 Rose Loomis dans Niagara, Sugar Kane dans Some Like it Hot, Cherie dans Bus Stop, Roslyn dans The Misfits : la liste de personnages incarnés par Norma Jeane Baker à l‘écran est encore longue, mais le rôle majeur de sa vie reste indéniablement celui de Marilyn Monroe. Dans l‘imaginaire collectif, la persona et la personne ont tendance à se télescoper, tant l‘identité de Norma Jeane Baker repose sur une galerie d‘images mondialement connues, de clichés (dans les deux sens du terme), si bien que l‘on en vient à oublier que Marilyn est une fiction montée de toutes pièces par les producteurs d‘Hollywood dans les années 1950. Mais Joyce Carol Oates, elle, semble déterminée, dans sa volumineuse biographie fictionnelle du personnage, à soulever le masque et à aller découvrir l‘être de chair qui se cache derrière l‘icône. C'est généralement une volonté de dévoiler, dépouiller et retrouver le corps dans sa matérialité la plus brutale et la plus animale qui guide l‘écrivain, dont la réputation s‘est forgée autour d‘une véritable fascination pour la violence et son réceptacle premier, le corps (physique mais aussi psychique). Mais Joyce Carol Oates se soucie également de prendre la mesure de tout ce qui peut déposséder l‘individu de son corps et en faire une donnée abstraite dans le régime de signes qui filtre notre prise sur le réel. C‘est ce double mouvement de mise à distance du corps par sa constante mise en scène et mise en image, et de zoom sur la chair de l‘actrice, qui anime ce roman. Dans un premier temps, le corps de Norma Jeane Baker apparaît en effet dans le roman comme surcodé et vidé de son signifiant, pétrifié par une 224 prolifération de représentations réifiantes et mortifères. Il sera d‘ailleurs intéressant de se demander si le genre de la métafiction historiographique, auquel peut se targuer d‘appartenir ce roman, place Joyce Carol Oates dans la lignée de ceux qui projettent leurs fantasmes sur la page blanche qu‘est Marilyn Monroe, ou bien, au contraire, si sa démarche poétique, notamment dans les glissements de voix narrative et dans le rythme qu‘elle insuffle à la narration, véritable pouls du texte, ne permet pas d‘incorporer le sujet au texte. Je m‘attacherai dans une première partie à étudier le processus de fictionnalisation et de fétichisation du corps de l‘héroïne de Blonde. J‘envisagerai ensuite le retour de la réalité physique au premier plan du récit comme la manifestation d‘un inéluctable retour du refoulé corporel. Enfin, je m‘efforcerai de démontrer que la complexité du dispositif narratif du roman permet la réincarnation de Norma Jeane Baker dans la chair du texte grâce à l‘émergence d‘une forme d‘oralité, d‘une « écriture corporelle », qui oppose au corps objet de l‘image un sujet incarné par un texte. A première vue, Blonde ressemble à un récit de vie traditionnel. Le récit est linéaire et s‘organise selon une suite d‘événements qui se suivent chronologiquement, comme en attestent les titres des cinq parties du roman : « The Child », « The Girl », « The Woman », « Marilyn », « The Afterlife ». Et si l‘on écarte le prologue ainsi que le tout premier chapitre, sur lesquels nous reviendrons, le récit s‘ouvre sur une scène d‘exposition assez classique : « See ? That man is your father. » There was a day, it was Norma Jeane‘s sixth birthday, the first day of June 1932, and a magical morning it was, blinding breathless whitely dazzling, in Venice Beach, California. (Blonde, 13) Le cadre spatio-temporel est posé, le personnage principal identifié, le prétérit, temps de la réminiscence, et le narrateur omniscient semblent faire de Blonde la parfaite illustration du roman réaliste, qui donne à voir au lecteur « un lambeau de vie humaine ».1 Mais ce ne sont pas là les premiers mots du texte, ils sont précédés de deux « faux départs » narratifs dont l‘importance est indéniable. Le lecteur a en effet 225 déjà rencontré dans le premier chapitre la jeune Norma âgée de deux ou trois ans lors d‘une scène de visionnage d‘un film au cinéma. L‘histoire commence ainsi : « This movie I’ve been seeing all my life, yet never to its completion. Almost she might say This movie is my life ! » (Blonde, 9). Or, cette scène est reprise à la toute fin du roman, dont il apparaît qu‘il s‘ouvre et se ferme comme un film. L‘incipit plonge donc le lecteur dans le monde virtuel du cinéma avant même d‘évoquer le monde réaliste de la diégèse. Ce filtre déréalisant de la fiction cinématographique est un mode de lecture du réel qui caractérise le rapport de Norma au monde qui l‘entoure et que le narrateur omniscient lui-même applique tout au long du récit. Aucune description de personnage ne semble y échapper : tous ou presque sont décrits comme des acteurs de cinéma. Le récit ne cherche donc qu‘un temps à bénéficier de ce que Samuel Taylor Coleridge appelle la « suspension volontaire de l‘incrédulité » du lecteur, mise à mal par le constant parallèle tissé par la voix narrative entre vêtements et costumes, gestes et poses, protagonistes et acteurs. Le choix de Oates de remplacer les noms propres de plusieurs personnages principaux par des fonctions dramatiques (Marilyn devient « The Blond Actress », Joe DiMaggio et Arthur Miller ne sont jamais nommés mais respectivement appelés « The Ex-Athlete » et « The Playwright ») prolonge le parallèle avec le cinéma, voire le théâtre, et fait pencher davantage l‘univers biographique vers un univers imaginaire. Blonde établit ainsi un rapport de quasi synonymie entre identité et fiction, identité et bi-dimensionnalité. Le corps est en quelque sorte aplati et privé de son volume, mais aussi de son unicité puisque le sujet a troqué son nom propre pour un nom commun, et est devenu un archétype. On remarque néanmoins que si les trois « étiquettes » attribuées à ces trois personnages sont toutes réductrices, il n‘en est pas moins vrai que les hommes sont désignés par une activité (qu‘elle soit sportive ou dramaturgique), qui réinjecte du mouvement dans leur désignation, alors que Marilyn est caractérisée par une apparence qui la fige dans une vision esthétique de son identité, une image, bref un signe. La matérialité du corps est ainsi niée car le regard de l‘autre y a projeté le cliché de l‘actrice blonde. Il ne s‘agit plus de voir le corps mais de le lire et d‘y 226 inscrire le pouvoir du regard. A cet égard, on note que le titre du roman n‘est pas anodin, puisqu‘il met lui aussi en exergue non pas l‘identité individualisée du héros éponyme, comme Norman Mailer l‘avait fait par exemple dans son ouvrage Marilyn : a biography, mais un adjectif, « blonde », évoquant une couleur de cheveux qui n‘est justement pas celle de Norma Jeane. Ce titre symbolise à lui seul tout le processus de construction d‘une persona à laquelle Norma Jeane ne s‘identifiera jamais. Un personnage du roman repère avec beaucoup de justesse la dimension tragique de cet écart entre la personne et la persona en ces termes : « Her problem wasn‘t she was a dumb blonde, it was she wasn‘t a blonde and wasn‘t dumb » (Blonde, 232). Marilyn est pourtant rapidement enfermée dans une blondeur générique qui finit par la définir entièrement en s‘infiltrant jusqu‘au plus profond de son intimité : It‘s 2:40 a.m. and glaring-white lights focus upon her, upon her alone, blond squealing, blond laughter, blond Venus, blond insomnia, blond smooth-shaven legs apart and blond hands fluttering in a futile effort to keep her skirt from lifting to reveal white cotton American-girl panties and the shadow, just the shadow, of the bleached crotch. (Blonde, 473) Le lecteur de Blonde devient rapidement un voyeur complice de la société du spectacle hollywoodienne qui immobilise le corps de Norma Jeane sous les projecteurs et les regards de la foule. Cette ubiquité du regard est relayée dans le récit par la présence constante de ses avatars techniques (l‘objectif de l‘appareil photo, la caméra, etc.) et l‘emploi récurrent de verbes de perception liés à la vue plutôt que de verbes d‘état pour décrire le personnage principal. Le destin de Norma Jeane Baker illustre l‘analyse de la dimension mortifère de la photographie pressentie par Roland Barthes et développée dans La Chambre Claire : Je ne suis plus ni sujet ni objet : je vis alors une micro-expérience de la mort : je deviens vraiment spectre. […] Je deviens tout image, c‘est à dire la mort en personne [et les autres] me déproprient de moi-même, ils me tiennent à merci.2 La photographie confère au corps photographié le statut que prend sur scène le corps de l‘acteur : cet « objet-signe qu‘est le corps-hiéroglyphe de l‘acteur »3 n‘est plus important en lui-même mais pour ce qu‘il donne à lire. Ce n‘est plus la personne que voit le spectateur, mais un masque, à mi-chemin entre l‘acteur vivant et le personnage fictif. 227 La photographie et le cinéma ne sont pas les seuls moyens de représentation auxquels recourt le narrateur. Il opte pour d‘autres modes de lecture du réel qui déforment et fictionnalisent le corps féminin. Dans le portrait à connotations clairement bovarystes qu‘esquisse Oates, on repère, des références récurrentes au conte de fées. A l‘instar de nombreuses autres romancières ou poétesses de sa génération, Oates est une adepte de la réécriture des contes de fées dans sa fiction. Par exemple, dans l‘extrait suivant, elle mêle les attributs conventionnels du genre, à commencer par la formule consacrée « once upon a time » qui introduit le lecteur dans un monde a priori féérique, à un propos traversé par les interdits patriarcaux, afin de dévoiler derrière les discours tenus aux petites filles un discours aliénant qui anticipe l‘exploitation du corps de la femme par l‘homme : Once upon a time. At the sandy edge of the great Pacific Ocean. There was a village, a place of mystery. Where the light was golden upon the sea surface. Where a little girl came to a Walled Garden! […] Never can you climb over this wall, you‘re not strong enough; girls aren‘t strong enough; girls aren‘t big enough; your body is fragile and breakable, like a doll; your body is a doll; your body is for others to admire and to pet; your body is to be used by others, not used by you; your body is a luscious fruit for others to bite into and to savor; your body is for others, not for you. (Blonde, 43-44) L‘ambiguïté du discours — dont le double-entendre permet clairement la mise en place d‘une critique de l‘éducation sexuelle des petites filles et de son sous-texte machiste — est renforcée par l‘ambiguïté du lieu, qui rappelle à la fois le monde prélapsarien du jardin d‘Eden et le jardin entouré de murs de la légende de Suzanne et des vieillards, où la jolie Suzanne prend son bain dans un jardin protégé par de hauts murs, mais, épiée par deux vieillards lubriques, est menacée de diffamation si elle n‘accepte pas leurs avances. Cet épisode, relaté dans l‘Ancien Testament (Daniel, 13), est notamment connu pour avoir offert aux artistes du XVI e siècle l‘un des tout premiers supports narratifs à la représentation picturale de la nudité féminine. La mention du « Walled Garden » dans le roman associe donc inéluctablement le monde de l‘innocence enfantine au péché d‘Eve et Adam, et la nudité originelle à la menace de viol. 228 Joyce Carol Oates, dans son portrait de Marilyn, et à travers lui, du corps féminin, décline les métaphores de la princesse, de la poupée, mais aussi des métaphores plus cocasses comme le robot ou le personnage de Disney 4, images linguistiques qui viennent s‘ajouter comme autant d‘écrans supplémentaires qui réduisent le sujet à l‘image d‘un corps qui ne lui appartient pas et qui devient désincarné, automatisé. Notons par exemple que Norma Jeane est comparée à la poupée non seulement parce que son corps répond à des critères supposément universels de beauté et de féminité, mais aussi parce qu‘il est désarticulé comme celui d‘une poupée de porcelaine : « Nobody was near so he leaned quickly forward and kissed her mouth, and immediately like a doll‘s her eyes shut » (Blonde, 141). On n‘est pas loin de la poupée gonflable, symbole ultime de la vision de la femme comme objet sexuel. Ainsi que le note elle-même Norma Jeane : « ‗Marilyn Monroe‘ is this foam-rubber sex doll I‘m supposed to be, they want to use her until she wears out; then they‘ll toss her in the trash » (Blonde, 445). Il est clair que Joyce Carol Oates a à cœur de dépeindre l‘industrie hollywoodienne dans des termes évocateurs de la société de consommation qui propage dans le monde occidental une vision utilitariste des individus, eux aussi « consommables », « jetables ». Ainsi, le corps de la protagoniste est littéralement enfermé, soit dans un cadre artistique (le film, le conte de fée, ou encore le tableau5), soit dans une approche consumériste des rapports humains. Objet de convoitise, le corps de Norma Jeane aiguise les appétits et les désirs de toutes sortes. Il est décrit à plusieurs reprises comme un bonbon, une tarte à la crème6, et ses cheveux se métamorphosent même en barbe à papa. Toutes ces variations sur le thème de la femme dévorable vont de pair avec une série de portraits masculins sous les traits de bêtes féroces, de prédateurs tels les hyènes, faucons, chiens, loups et guépards auxquels sont comparés tour à tour les amants et les agents de l‘actrice. C‘est tout un bestiaire qui peuple l‘Hollywood oatesien, devenu littéralement jungle. Le corps de Norma Jeane, plus souvent comparé à celui d‘un animal aérien, oiseau ou papillon, qui vise à se libérer de la gravité terrestre et du carcan charnel, apparaît clairement comme la proie du regard et du désir de l‘autre. Ce regard méduséen fige l‘autre et le 229 dépersonnalise, et, comme nous allons le voir maintenant, lorsqu‘il est relayé par le miroir, il le mène à une aliénation bien plus profonde. Elément indispensable à la construction de soi selon Lacan, lieu de (re-)connaissance de soi dans de nombreux récits explorant la question de la formation de l‘identité, le miroir dans Blonde est plutôt un lieu de dédoublement, un espace qui ouvre un écart de soi à soi, un espace où s‘intercale un autre soi. L‘observation d‘Annie Sadrin à propos des romans de Dickens vaut également pour Blonde : Narcisse meurt devant son miroir, mais il meurt d‘amour pour un autre. C‘est qu‘en effet, cet objet que les contes de fées (et Lacan) désignent comme le lieu obligé de la connaissance de soi est chez Dickens, comme dans la légende grecque, le lieu de la méconnaissance.7 Ainsi, Norma Jeane Baker, décrite dans le roman un nombre incalculable de fois devant son miroir, y perçoit non pas son reflet mais une sorte de doppelgänger qu‘elle appelle « My Magic Friend in the Mirror » et qui, loin des doubles maléfiques de la littérature gothique, fait plutôt figure d‘ami imaginaire qui embrasse sans complexe sa corporéité et sa nudité et, de par son rejet dans l‘altérité et le virtuel, ce double diffère l‘identification du sujet, Norma Jeane Baker, à son corps, « [her] Magic Friend ». Le portrait oatesien de Marilyn Monroe semble donc dans un premier temps souscrire à une vision dualiste de l‘individu qui le verrait penser son rapport au corps selon le verbe avoir plutôt que le verbe être.8 Le corps de l‘actrice est passé de l‘autre côté du miroir à l‘instar de l‘Alice de Lewis Carroll, auteur dont on sait qu‘il a eu une influence significative sur Oates, et laisse face au miroir une enveloppe vide, un spectre de corps que Norma Jeane appelle elle-même « her borrowed body » (Blonde, 557). Ceci explique que pour apaiser son angoisse existentielle, la jeune femme ait constamment besoin d‘incarner quelqu‘un, pour remplir le vide identitaire qu‘elle ressent.9 On est de nouveau dans le trope de la poupée, une poupée russe cette fois, parfaite illustration de la schize développée par Norma Jeane qui ne se sent paradoxalement vivante que quand elle est autre : « Speaking her lines, which she‘d memorized, excited and scared coming alive in her borrowed body, she was Angela, she was Nell, she was Rose, she was Lorelei, she was The Girl Upstairs » (Blonde, 557). 230 Les mises en scène répétées d‘un corps qui doit constamment se conformer aux images dictées par autrui, l‘ont détaché du sujet qui se regarde alors soi-même comme un autre, pour citer le titre d‘un ouvrage de Paul Ricoeur. En se dissociant de son corps, Norma Jeane tente en effet d‘aller à rebours du processus qui l‘y enracine en la percevant seulement comme l‘incarnation de concepts tels que la beauté, la féminité, ou le sex-appeal. Elle rejette systématiquement la présence de son corps dans sa réalité la plus matérielle, c‘est à dire à ses yeux la plus infâme et la plus réductrice. Son désespoir face à cet ancrage charnel s‘exprime avec un pathos évident dans certains traits d‘humour : « On her grave marker, the Blond Actress joked, just her vital statistics should be engraved: 38-24-38 » (Blonde, 453-454). Mais derrière le masque de la légèreté et de l‘insouciance, le comportement de l‘actrice traduit son malaise. Elle se noie dans les drogues, avorte de nombreuses fois pour éviter toute transformation corporelle, semble vouloir effacer tout rapport au corps. Elle hérite de sa mère une obsession pour la propreté, qui peut être vue comme un trait descriptif réaliste de la classe ouvrière de l‘époque (le rapport au corps étant, ne l‘oublions pas, toujours déterminé socialement et économiquement), mais aussi comme le symptôme d‘un rejet phobique du corps et de ses émanations : Now she was a Preene model, all disasters were equivalent: the terror of sweating through deodorant on a hot steamy day, the terror of smelling, the terror of staining a dress. And everyone would see. For everyone was watching. […] She had dared to step out of the mirror and now everyone was watching. There was no corner in which she could hide. (Blonde, 192) Le corps, lieu de toutes les défaillances possibles, et donc du dévoilement de l‘intime, est refoulé à tout prix. Ses expressions les plus physiques, les menstruations, la sueur, le sexe sont autant de fantômes qui la hantent et refont surface dans le texte sur le mode du retour du refoulé. Malgré une mise à distance et un déplacement métaphorique constants du corps, un mouvement de zoom sur le corps est subtilement opéré dans le roman. Au tiers du roman, tous les personnages ont été au moins une fois décrits comme ayant des auréoles de sueur sous les bras. Les registres sensoriels, notamment l‘olfactif, jouent un rôle prépondérant dans les descriptions de 231 personnages. On note également la présence dans le roman d‘une sexualité débridée, d‘un érotisme imposé plutôt qu‘assumé par son héroïne, abordé de manière souvent crue et frontale, et aux moments où le lecteur s‘y attend le moins comme par exemple dans le passage suivant, quand il est inséré en filigrane dans le discours : « The Studio (‗after I sucked all their cocks one by one around the table‘) forgave her for the nude photo scandal and raised her salary to $1,000 a week plus incidental expenses » (Blonde, 311), où le décalage des registres de langue a une visée à la fois humoristique et subversive et vient dérouter le lecteur selon le même principe qu‘une image subliminale dans un film. Conformément à la définition freudienne, le refoulé resurgit d‘abord dans les rêves. Ceux de Norma Jeane sont peuplés d‘entailles ensanglantées, de béances, de scènes de viols ou bien d‘accouchements de bébés vengeurs et démoniaques, et vers la fin du roman ces visions cauchemardesques envahissent tout à fait le réel, ou tout du moins l‘état de veille, sur le mode de la contagion. C‘est ainsi que la foule venue applaudir Marilyn lors de l‘avant-première de Some Like it Hot se métamorphose en un corps monstrueux, grotesque, difforme : As the limousines drew nearer Grauman‘s, the site of the premiere, there was a quickening beat to the air, the noise became deafening, the gigantic heartbeat of the crowd accelerated. She‘d begun to recognize, here and there, individuals in the crowd. Troll people, those creatures of the under-earth. Hunchbacked gnomes & beggar maids & homeless females with mad eyes & straw hair. Those among us mysteriously wounded by life. Disfigured faces & shrunken limbs & glaringglistening eyes & holes for mouths. (Blonde, 631-632) L‘ubiquité des regards transforme ici Norma Jeane en victime sacrificielle d‘une foule devenue à son tour animale, gloutonne et terrifiante qui se met en route pour une consommation cannibale de son image à l‘écran sous les roulements de tambours imaginaires (« the heartbeat of the crowd »). Par ailleurs, Norma Jeane est littéralement consommée, mordue, battue, violée, torturée mentalement et physiquement tout au long du roman. Cette violence est souvent motivée par la volonté de donner une image idéale du corps. On assiste dans Blonde à de nombreuses scènes de préparation du corps de Marilyn pour des sessions de photo ou les avant-premières de films qui ont tout de la torture cosmétique : « Five hours 232 was the minimum the makeup people spent on her for these occasions. Like preparing a cadaver, Norma said » (Blonde, 347). Roland Barthes a montré le rapport qui s‘établit entre la photographie et la mort par le truchement du maquillage, véritable masque mortuaire : On connaît le rapport originel du théâtre avec le culte des morts : les premiers acteurs se détachaient de la communauté en jouant le rôle des Morts : se grimer, c‘était se désigner comme un corps à la fois vivant et mort […]. Or, c‘est ce même rapport qu‘on trouve dans la photo ; si vivante qu‘on s‘efforce de la concevoir (et cette rage de faire vivant ne peut-être que la dénégation mythique d‘un malaise de la mort). La photo est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts.10 Dans Blonde, plus que la seule imposition d‘un masque « sculpté dans le lisse et le friable de son visage »11, c‘est le processus de préparation du corps tout entier dans la mise au monde de Marilyn qui est douloureux, mortifère et qui fait de Norma Jeane un cadavre en devenir : The day of the Blondes premiere, a half-dozen expert hands laid into the Blond Actress as chicken pluckers might lay into poultry carcasses. Her hair was shampooed and given a permanent and its shadowy roots bleached with peroxide so powerful they had to turn a fan on the Blond Actress to save her from asphyxiation and her hair was then rinsed another time and set on enormous pink plastic rollers and a roaring dryer lowered onto her head like a machine devised to administer electric shock. (Blonde, 417) et plus loin: She‘d been stitched into her gown. This feat alone had required more than an hour. It was the Lorelei Lee hot-pink silk strapless, cut low to reveal the tops of her creamy breasts, and it fitted her like a straight jacket. Small measured breaths, she was cautioned. On her arms, gloves to her elbows tight as tourniquets. (Blonde, 419) La robe devenue camisole de force, les gants serrés comme des garrots : sous l‘imagerie glamour, Oates révèle la dimension corsetée, étouffante et asservissante de ce culte d‘un corps idéal qui n‘existe que dans la douleur : tout est prêt pour la mise à mort de Marilyn sur l‘autel de ce que Joyce Carol Oates appelle « the Church of Fame »12, mort programmée et annoncée dès les premiers mots du roman que voici : « There came Death hurtling along the Boulevard in waning sepia light ». Blonde est en effet structuré sur le modèle de la chronique d‘une mort annoncée, le prologue et 233 le dernier chapitre se reflétant comme dans un dernier miroir renfermant le portrait de Marilyn Monroe. Dès l‘amorce du récit, le lecteur découvre une Norma Jeane Baker aux prises avec la mort, et le combat s‘annonce difficile : ceci est déjà évident visuellement sur la page de par les occurrences du mot « death » qui abondent dans ce court prologue (on en dénombre trente-six). Mais si l‘on peut être tenté dans un premier temps de compter la Marilyn de Joyce Carol Oates dans les sujets posthumes qui apparaissent aujourd‘hui en nombre dans la littérature moderne, ce ne serait pas là faire justice à la tension qui résulte de la non-résolution et de l‘ouverture de ce moment originaire du récit, au seuil de l‘anéantissement de son personnage. Malgré ce prologue et les nombreuses prolepses qui jalonnent le récit, privant sa principale protagoniste de toute latitude en annonçant invariablement sa fin précoce, Joyce Carol Oates parvient à créer au cœur de son récit, et à la différence des moyens de représentation photographique ou cinématographique, une ligne de fuite, un espace de déploiement de la voix de Norma Jeane Baker. Cet espace est aussi celui de la pénétration du lecteur dans l‘intériorité du personnage13, de la réconciliation sur la page entre le corps psychique et physique de l‘actrice. Si le narrateur principal est omniscient et extradiégétique, et semble surplomber un récit dont il connaît déjà la fin et dont les personnages n‘ont plus aucun secret pour lui, on s‘aperçoit rapidement que le régime énonciatif du roman est en fait bien plus complexe qu‘il n‘y paraît en première analyse. Les changements de focalisation, aisément repérables de par l‘apparition de voix dissidentes en italiques dans le texte, ne sont par contre pas toujours facilement identifiables. On entend tour à tour les réflexions de la mère de Norma Jeane, de ses agents, de ses camarades de classe, des hommes de sa vie, etc. Cette pluralité énonciative donne au roman des allures de témoignage collectif posthume, cristallisant anecdotes et souvenirs au sujet de la mythique Marilyn Monroe. Seulement, la propre voix de Norma Jeane résiste à cette rumeur collective en émergeant pour ainsi dire d‘outre-tombe : c‘est elle qui s‘infiltre le plus systématiquement dans les fissures du récit principal, dans les silences du narrateur, et qui va parfois jusqu‘à lui couper la parole. Elle résiste ainsi à 234 l‘impulsion naturaliste du roman, à l‘immobilisme dans lequel semble la figer le faisceau des discours et des regards de ces autres, qu‘ils soient personnages ou auteur du roman. Nous allons voir comment, en occupant une fonction énonciatrice à part entière dans le roman, et pas seulement une fonction dramatique, elle échappe à la muséification et au catalogage évocateurs de la collection de papillons rares de l‘entomologiste, figure du naturaliste par excellence. Un extrait de dialogue entre le personnage d‘Arthur Miller et celui de Norma Jeane Baker est significatif à cet égard: Him messing with you… your mind, your talent… like somebody’s big thumbs gripping a butterfly, smearing and breaking the wings. Hey I’m no butterfly. Feel my muscle? My leg here. I’m a dancer. (Blonde, 504)14 C‘est par un retour au corps humain que Norma Jeane conteste son association à la vulnérabilité du papillon. Le corps comme outil de travail de l‘acteur ou du danseur, le corps comme moyen d‘expression, revient sur le devant de la scène et se révèle être un moyen d‘échapper aux lectures méduséennes et animalières imposées par les hommes. C‘est aussi en se servant de son corps qu‘elle échappe à son premier mari, apprenti embaumeur, en partant tout d‘abord travailler dans une usine de munitions pendant la Seconde Guerre Mondiale puis en devenant mannequin, au lieu d‘accepter la passivité et le rôle de la femme au foyer qu‘il lui avait assignés. C‘est à une pléthore d‘images réductrices et « muséificatrices » que Norma Jeane est confrontée. On pense également à la première scène de viol dont elle est victime, et qui a lieu juste après la visite d‘une volière remplie d‘oiseaux empaillés chez un puissant magnat du cinéma hollywoodien. Mais l‘on peut au départ considérer la démarche de Oates comme « naturalisante » elle aussi, dans son choix d‘une écriture réaliste qui donne à voir et à admirer un spécimen rare. Par ailleurs, son choix du cadre de la biographie fictionnelle dote la romancière d‘une grande liberté quant à la véracité des événements relatés, si bien que l‘on peut soupçonner qu‘elle lui offre la possibilité de projeter elle aussi tous ses fantasmes sur l‘énigme Marilyn Monroe. Cette démarche, dans sa volonté de donner à entendre le sujet et pas seulement de le donner à voir, offre en fait une porte de sortie à Norma Jeane. Le récit fournit des plages 235 d‘expression au personnage de Norma Jeane, mais ne se contente pas de la forme du monologue intérieur, qui pérenniserait le rapport de domination du narrateur omniscient en lui permettant d‘intégrer les pensées intimes du personnage à son unique récit. Au contraire, un véritable dialogue s‘instaure entre celui-ci et la voix narrative intradiégétique et homodiégétique de Norma Jeane. On observe la mise en place d‘un relais dans la fonction narratrice de ces deux voix, qui sont liées dans le fond ― puisqu‘elles racontent la même histoire, l‘une à la troisième personne, l‘autre à la première, sorte d‘écriture à quatre mains entre un biographe et son sujet ― mais aussi dans la forme, puisque la syntaxe les unit, notamment par le biais de liens logiques : […] the Fair Princess is doomed to seek, in other‘s eyes, confirmation of her own being. For we are not who we are told we are… (Blonde, 10) If I could say, There! That’s me! That woman, that thing on the screen, that’s who I am. But she can‘t see ahead to the ending. (Blonde, 10-11) Ce dialogue entre un narrateur extérieur à la scène et une voix d‘outre-tombe15 reconstitue en quelque sorte le corps sujet de Norma Jeane, celui qui parle plutôt que celui dont on parle, celui qu‘on écoute plutôt que celui qu‘on regarde. Le corps retrouve ainsi sa mobilité, sa vitalité, et sa fonction d‘interface entre un intérieur et un extérieur du sujet. En reproduisant dans le texte un discours de plus en plus oralisé, défait par la drogue et par un malaise identitaire grandissant (discours caractérisé par le bégaiement, la répétition, et la parataxe), la romancière rétablit une certaine authenticité de la voix. Elle fait subir au langage des transformations qui reproduisent fidèlement les mouvements de la conscience. Les turbulences de la communication orale façonnent le récit de sorte qu‘il finit par ressembler à s‘y méprendre à un récit autobiographique. La romancière, qui avoue dans un entretien relatant la genèse du roman, aspirer à une vérité spirituelle et poétique du sujet bien plus qu‘à une vérité factuelle16, rend hommage avec ce roman à la femme derrière le mythe et à l‘esprit derrière la silhouette. Dans son portrait de Marilyn Monroe, et malgré l‘organisation du récit autour d‘une mise à distance plurielle du corps, Joyce Carol Oates revient à ce qui nous 236 définit sur le mode le plus primaire, en amont des parures culturelles, sociales et médiatiques sous lesquelles nous l‘enfouissons. Son écriture au scalpel entaille la couche des apparences, découpe l‘écran d‘un corps-image et pénètre dans l‘intime de son sujet en déployant au grand jour son animalité, ses pulsions, son inexorable finitude. NOTES 1. Zola, Emile. Le roman expérimental. Paris : Flammarion (2006), 1880, p. 208. 2. Roland Barthes, La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Seuil, 1980, p.30-31. 3. Evelyn Grossman, Joyce/Artaud, le corps et le texte Paris : Nathan, 1996, p. 54. 4. « MARILYN MONROE was a robot designed by The Studio. Too fucking bad we couldn‘t patent it » (Blonde, 633); « Children […] staring at her as if she were an animated Disney creature » (Blonde, 451). 5. « How healthy she seemed, like a Renoir woman in the prime of her physical female beauty » (Blonde, 586). 6. « ‘Girls like you are luscious pieces of candy for whomever‘s got the dough to buy them – so shut up about things you don‘t understand.‘ Otto was smiling his wide gleaming death‘s head smile » (Blonde, 231); « This was W of the cruel sexual wolf smile. And she was looking so pretty and so soft: a bonbon. A cream puff. Something to lick vigorously with the tongue, not chew and gnaw. Maybe he‘d have mercy? » (Blonde, 286). 7. Anny Sadrin, Dickens ou le roman-théâtre, Paris : PUF, 1992, p. 163. 8. Voir la distinction établie par David Le Breton dans Anthropologie du corps et modernité entre le fait d‘être et d‘avoir un corps, et sa notion de « corps surnuméraire ». Norma Jeane Baker est clairement de ceux qui vivent leur corps « sur le mode de l‘encombrement, de l‘obstacle. » (Le Breton, 169) 9. « People like that, you can see why they’re drawn to acting. Because the actor, in her role, always knows who she is. All losses are restored » (Blonde, 243). 10. Roland Barthes, La chambre claire, p. 56. 11. Roland Barthes, « Le visage de Garbo », Mythologies Paris : Seuil, 1957, p. 76 12. ―Marx had famously denounced religion as the opiate of the people, now it was Fame that was the opiate of the people; except the Church of Fame carried with it not even the huckster‘s promise of salvation, heaven. Its pantheon of saints was a hall of distorting mirrors‖ (Blonde, 513). 237 13. « It‘s not that I wanted to write about the mythic Marilyn Monroe; it‘s that I wanted to show what she was like from the inside » (Joyce Carol Oates, « PW Talks with Joyce Carol Oates », Publishers Weekly, 247. 7 (February 2000): 172. 14. Dans les citations qui suivent c‘est nous qui soulignons. 15. Voir le titre de la dernière partie du roman : The Afterlife. 16. « Même si elles ne sont pas exactes à cent pour cent, [les biographies] sont au moins fondées sur la vérité factuelle, alors que le roman aspire à une vérité spirituelle/ poétique. » (Joyce Carol Oates, La foi d’un écrivain, 150) SOURCES Barthes, Roland. La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Seuil, 1980. _________. « Le visage de Garbo », Mythologies. Paris : Seuil, 1957. Grossman, Evelyn. Joyce/Artaud, le corps et le texte. Paris : Nathan, 1996. Le Breton, David. Anthropologie du corps et modernité. Paris : PUF (2005), 1990. Oates, Joyce Carol. Blonde. New York : Harper Collins, 2000. __________. La foi d’un écrivain. Paris : Philippe Rey, 2004. Sadrin, Anny. Dickens ou le roman-théâtre. Paris : PUF, 1992. Zola, Emile. Le roman expérimental. Paris : Flammarion (2006), 1880. © 2009 Caroline Marquette & GRAAT