Latifa - Au diable vauvert

Transcription

Latifa - Au diable vauvert
Latifa
et autres nouvelles du Prix Hemingway 2014
Recueils du Prix Hemingway
Toreo de salon, nouvelles 2005
Pasiphae, nouvelles 2006
Corrida de muerte, nouvelles 2007
Arequipa, Pérou, le 12 novembre 1934, nouvelles 2008
Le Frère de Pérez, nouvelles 2009
Brume, nouvelles 2010
Pas de deux, nouvelles 2011
Mosquito, nouvelles 2012
L’Ultime Tragédie païenne de l’Occident, nouvelles 2013
Prix Hemingway ¡ 10 ans !, 8 nouvelles inédites des Laureadors,
2014
ISBN 978-2-84626-909-4
© Éditions Au diable vauvert, 2014
Au diable vauvert
www.audiable.com
La Laune 30600 Vauvert
Catalogue sur demande
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Sommaire
Étienne Cuénant,
Lauréat du Prix Hemingway 2014,
Latifa .................................................................. 9
Philippe Aubert de Molay,
Madrid, États Zunis d’Amérique ...................... 25
Adrián Martín Albo,
Un drame lorquien ........................................... 43
Erdosain,
Le Che s’est arrêté à Las Ventas ......................... 67
Fernando Martínez López,
Le Crépuscule d’Hemingway ............................ 89
Jacques-Olivier Durand,
Le Torero sans passé ........................................ 111
Daniel Saint-Lary,
L’Espagnol et la charcutière ............................. 129
5
Marc Delon,
Être de taille ................................................... 141
Jean-Paul Didierlaurent (alias Sébastien Lempereur),
Naranja .......................................................... 163
Olivier Jalaguier,
La Promesse de la chenille .............................. 181
Philippe Laidebeur,
El Calañés ...................................................... 201
Antoine Deschamps,
Mon chéri ...................................................... 219
Règlement du Prix Hemingway ......................... 237
Étienne Cuénant est urologue de profession, et
l’auteur de nombreuses nouvelles. Parfois président
de corridas, il connaît et apprécie le monde de la
tauromachie dans lequel se déroulent ses histoires.
Sa nouvelle El silencio a été finaliste dès sa première
participation au Prix et publiée dans le recueil 2013.
Latifa
Étienne Cuénant
Lauréat du Prix Hemingway 2014
C’était de très grands vents sur toutes faces de ce
monde1*…
C’était Latifa surgissant chez nous à Dar el
Karmous, la vaste maison de mon oncle posée au bord
de l’eau à Salambo, à deux pas des ports puniques
de Carthage. Karmous veut dire figuier pour signifier
les deux volumineux qui encadraient la maison de
style hispano-andalou que mon grand-oncle avait fait
construire entre les deux guerres pour se changer les
idées de ses longs séjours à sa propriété du Kef où l’on
exploitait des céréales par milliers d’hectares depuis
des générations. Ce jour-là il ramenait à Karmous sa
* Les citations en italique suivies d’un astérisque sont empruntées à Saint-John Perse.
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Latifa
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nouvelle épouse après vingt ans de veuvage. Elle en
avait 27 et lui simplement le double. Et tout le monde
de se demander ce que cette jeune femme, éduquée
chez les sœurs de Sion de la rue de Hollande à Tunis,
possédant 500 000 pieds d’oliviers à Tlelsa près d’El
Djem, venait faire dans les bras de cet homme dont
l’usage voluptueux du tabac avait creusé un dédale de
fines rigoles sur le visage, qui, ajoutées aux cheveux
blancs ondulants, lui donnaient certes une allure
impériale mais allure d’un temps écoulé.
Latifa, fille unique, sans souvenir de sa mère
disparue en couches tandis qu’elle avait trois ans,
venait de perdre son père. Le pauvre homme à peine
enterré, elle découvrit la veulerie de sa famille où
oncles et cousins engrangeurs de dettes s’étaient alliés
pour la déposséder tout en lui proposant, par la grâce
du Tout-Puissant, la prospérité de son domaine une
fois tout ou partie de ses titres déposés entre leurs
mains. Lors de la cérémonie du deuxième fark,
celle du sixième jour après l’enterrement, celle où
se mélangent proches et amis venus présenter leurs
condoléances à la famille et après le repas offert
pour cette circonstance, mon oncle, vieux camarade
du défunt, ayant observé les simagrées des rapaces
autour de Latifa, lui offrit sa loyauté en échange de
sa main et en dot les 100 000 pieds d’oliviers rachetés
à son père qui, menant grand train, avait eu besoin
de liquidités dix ans auparavant, ce qu’elle ignorait.
Réponse souhaitée pour le fark du quarantième jour
qui marque la fin du deuil. Il ne fallut pas longtemps
à Latifa pour comprendre ses garanties dans cette
alliance. Elle protégeait ses biens tout en se donnant
un statut de femme dans une société certes en plein
mouvement, puisqu’on était au tournant de l’indépendance du pays, mais toujours traditionnelle où
une femme avait peine à se défendre face à la prérogative masculine. De même, l’idée de s’évader de la
propriété qu’elle n’avait pas quittée depuis que son
père lui avait demandé de l’épauler au sortir de son
bac avait un attrait indéniable. Quant au commérage
des siens sur la différence d’âge, elle n’avait guère à
s’en soucier puisqu’on mariait volontiers dans le pays
des jeunes filles nubiles à des quadragénaires désignés. À 27 ans, elle était bien en âge de désigner son
premier lit.
Il y eut une grande fête à Dar el Karmous. Mon
grand-oncle présenta Latifa à sa famille, ses amis, dans
la tradition des mondanités occidentales où femmes et
hommes étaient mélangés, et lui offrit, outre un bijou
de circonstance acheté chez Cordina (entre le sixième
et le quarantième jour, ce qui suppose qu’il était assez
sûr de son consentement), une Renault Floride vert
olive pour bien montrer à l’entourage qu’elle s’installait ici en femme libre, libre de ses mouvements. Il
remercia Latifa d’apporter à Karmous sa jeunesse et
son sourire.
De fait, lorsque Latifa se promenait dans la maison
on suivait comme un parfum son étoffe de santé et
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Latifa
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il suffisait qu’elle ouvre les lourdes portes-fenêtres
coulissantes qui donnaient sur la mer pour que
pénètrent des embruns de gaieté. Elle était d’une
beauté singulière, disons-le : rien à voir avec ces
déesses de magazines ornées de breloques à vendre,
pas plus qu’avec la vénusté des princesses de concours.
Non, Latifa, c’était une sorte de beauté universelle,
faite d’un métissage de toutes les peaux, nez, lèvres et
brides, duvet de joue et front de haute mer, cheveux
de frise et crinière de paille, cernes de pharaonne et
prunelles d’agate, dents de neige et bouche de fleuve.
Si je vivais à Dar el Karmous, c’est parce que mes
parents étaient divorcés. Ma mère était repartie dans
sa Suède natale depuis que j’étais tout petit, et mon
père, très attaché par son négoce avec le MoyenOrient, n’était pas là souvent, d’où la tutelle de
l’oncle Béchir. J’avais 12,13 ans à ce moment-là et
le samedi, comme je savais, lorsqu’elle était là, que
Latifa viendrait me chercher avec la Floride au lycée
de Carthage, je troquais ma culotte courte pour
mon pantalon en velours côtelé réservé aux fêtes
et je frimais devant mes camarades, entretenant le
doute qu’elle fût l’amie chez qui j’allais passer la fin
de semaine. Jouer au grand pour un adolescent est
un délice d’empereur. « Alors Ameur tu viens ? » me
disait-elle, tandis qu’elle klaxonnait pour se frayer un
passage et que de la Floride décapotée on entendait
« El asfour ighnani » – « l’oiseau chante » – d’Ali Riahi
dont la voix enjôleuse ravissait le pays.
Comme dans les romans de Dostoïevski où
les propriétaires rejoignent leurs terres quand ils
commencent à se lasser des bombances de SaintPétersbourg, mon oncle Béchir et Latifa passaient
la moitié du temps dans leur propriété respective,
parfois ensemble, parfois seuls, en sachant qu’elles
étaient à trois heures de voiture de Karmous et tout
de même à trois heures aussi l’une de l’autre. Par
intelligence, par élégance, puis certainement par
tendresse, ils s’entendirent bien. Recevaient lorsqu’ils
revenaient à Karmous une à deux fois par semaine,
mais leurs moments privilégiés c’était ces soirées d’été
où, installés sur la terrasse sirotant un scotch soda,
ils profitaient avec délectation de l’heure où la mer
adoucie au soleil couchant, apaisée au calme du soir,
se recouvre d’un édredon orangé, petite mousseline
de nuit.
Mon oncle ne voyageait pas sinon pour aller chasser
quatre fois l’an en Écosse ou en Afrique, Latifa ne
l’accompagnait pas. Petit à petit elle en profitait pour
aller en Andalousie dans la famille d’un ami de son
père comme lui propriétaire d’une oliveraie et avec
lequel il s’était associé autrefois dans le négoce de
l’huile à destination des pays du Nord. C’était un
périple puisqu’il fallait deux nuits de bateau jusqu’à
Tanger puis traverser le détroit où une voiture l’attendait. Cette césure était pour elle comme un prélude
à l’aventure, et la solitude dans sa cabine une griserie
de l’évasion. Elle en revenait joyeuse, chantait des
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Latifa
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séguedilles en jouant de l’éventail, alla s’acheter une
guitare chez Bembaron & Frère, et me promit de m’y
emmener quand je serai plus grand.
Une fois, elle rapporta de son voyage un petit
flacon rempli de sable ocre qu’elle déposa comme
une relique sur une sellette en coin de la pièce où
elle passait une partie de ses journées en compagnie
de Khadija, sa camériste et confidente. Mon oncle
n’y pénétrait jamais, puisqu’il n’aurait lui-même
pas toléré qu’on entrât dans son bureau. J’y avais
accès de temps en temps, notamment lorsque Latifa
contrôlait mes devoirs. Et quand je lui demandai ce
que signifiait pour elle ce sable tandis qu’il y en avait
à profusion juste devant la maison, et j’ajoutai bien
plus fin et blond, elle me répondit évasivement que
ce n’était rien qu’un simple souvenir. Mais en même
temps j’observai un changement dans son quotidien.
D’abord le bonheur-du-jour en poirier où elle passait
des heures un dictionnaire d’espagnol à la main pour
écrire une lettre, ce qui lui prenait sans doute plusieurs
jours. Puis elle se trimbalait volontiers dans la maison
ou le jardin avec ce dictionnaire, comme d’autres
avec un bréviaire. Mon oncle Béchir lui proposa de
recruter un professeur que son ami l’ambassadeur
d’Espagne ne manquerait pas de lui recommander.
Mais personne ne vit dans son refus diplomate la
trahison d’un secret.
La fois suivante elle ramena une veste lourde à pans
ouverts, épais et courts comme ceux d’un boléro, sans
boutons, où sur un fond de soie crème couraient des
entrelacs de fils d’or ornant un col officier tandis qu’une
passementerie filait le long des arêtes. Deux épaulettes
rajoutées incrustées de verroterie venaient encore
alourdir le vêtement dont le dos était orné de galons
en arabesques. S’y ajoutaient des pompons, dorures en
minuscules piécettes et autres incrustations en guise
probable d’amulettes. Tout le monde commenta cet
objet inattendu à Karmous et, sollicitée, Latifa resta
bien évasive sur sa provenance. « Vêtement de courageux dignitaire », « tradition ancestrale », et rien de
plus. Et nous d’imaginer qu’il s’agissait du costume
de chambellan d’un prince d’Andalousie, tandis que
l’oncle Béchir sur le ton de la plaisanterie affirma qu’il
s’agissait de la veste d’un Inca en fuite cherchant à
sauver ce qui lui restait de son trésor. « Quoiqu’il en
soit, ajouta-t-il, question ornements, ce n’est rien au
regard d’une djellaba coupée par Beji M’bazza, c’est
autre chose que cette bimbeloterie ! » Latifa installa
religieusement le vêtement sur le dos d’un torse en
marbre romain acéphale et aux bras coupés, qui passa
du jardin où il était posé face à la mer à sa pièce que
l’on nomma maintenant « bit sbagnouria’ », chambre
espagnole. Elle disposa l’ensemble face à la fenêtre, de
sorte que dès l’aurore, à l’ouverture des volets, l’habit
s’enveloppait de lumière. Désormais le matin elle
écrivait, certainement des lettres à destination de l’Espagne puisqu’elle continuait de consulter son calepin,
y cherchant un mot suggéré par sa rêverie, le regard
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Latifa
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s’attardant sur la mer ou l’habit tutélaire. Sans doute
devait elle correspondre avec une seule personne sinon
comment expliquer qu’elle aille elle-même déposer
son courrier quasi quotidiennement en prenant la
précaution de changer de bureau de poste pour éparpiller cette assiduité. L’après-midi lui demandait tout
autant de concentration. Tout d’abord, du jardin elle
ramenait dans une corbeille garnie de toile de lin des
boutons de fleurs d’oranger et de cédrat (ça c’était
pour l’hiver tandis que l’été elle se faisait livrer du
« fel », sorte de jasmin qui y ressemble étrangement).
Puis elle s’asseyait tout près de la veste et, au moyen
d’une aiguille et d’un fil de couleur ivoire pas plus
épais qu’un cheveu, elle y cousait les fleurs blanches
en s’accrochant sur la passementerie, les endroits
lentilleux, les pompons, de sorte qu’après trois heures
de cette méticulosité le vêtement était recouvert d’un
flot de ces petits grêlons odoriférants. Alors, comme
je pus le voir une fois au travers de la fenêtre, elle
s’enivrait de cette fragrance en faisant aller et venir
son visage le long du veston, de haut en bas, de droite
à gauche, ici lentement en grande courbe, ailleurs
plus vite comme dans un rite soufi où à la transe se
mêlait un érotisme étourdissant. Heureuse la courbe
qui s’inscrit au pur délice de l’amante*. Une fois je la
surpris jouant avec la pointe de sa langue, faisant
aller et venir les petits boutons de fleurs agrippés aux
pompons, tandis qu’elle pressait ses mains sur son
ventre, ses hanches donnant l’impression qu’elle était
dominée par un corps qui ne lui appartenait plus. La
nuit tombée, avant de rejoindre mon oncle dans leur
chambre, elle coupait tous les fils pour ôter les fleurs
qui se fanent passé minuit et certainement aussi pour
gommer l’émoi. Un jour que Khadija la félicitait de
son courage pour cette décoration éphémère du vêtement, elle lui répondit que ce n’était rien au regard
de celui qui porte habituellement ce costume. « Mais
pourquoi fais-tu cela ? » Réponse de Latifa : « Parce
que le courage de ceux que l’on admire se porte sur
soi comme un parfum ; intime et exaltant. »
Ses séjours obligés à Tlelsa redonnaient un peu de
calme à son agitation, comme en témoignait l’intérêt
(toutefois bien masqué) qu’elle avait au calendrier
de chasse de Béchir et le fait qu’elle ne prenait plus
le bateau pour rejoindre l’Andalousie mais l’avion
jusqu’à Marseille puis le train la menant à Irun
puis de là à Madrid puis après on ne savait plus très
bien. « Tu comprends Ameur, faut voyager moderne
aujourd’hui ! »
Au retour d’un voyage, elle se mit en tête de se
faire faire une robe en soie de Manille. Elle passa de
nombreuses après-midi aux essayages, à la Marsa,
chez Germaine Marquet, une ancienne première
main chez Dior. C’était une robe étrange, à deux
pans, ambre sur le devant et rose dans le dos, à
volants asymétriques, de sorte que celui qui partait
de sa hanche droite était si allongé qu’il fallait pour
le « ranger » le rabattre en faisant autour des jambes
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Latifa
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deux enroulements. En haut, un bustier lui laissait
les épaules nues qu’elle recouvrait d’une mantille de
coton blanc à dentelle aérée. Mon oncle Béchir, au
bras de Latifa dans cet accoutrement, exhibait une
fierté altière et souriait généreusement à l’entourage
tandis qu’elle prenait un air indifférent, grave comme
si elle était investie d’une charge solennelle impartageable. Et tout le monde de penser que Latifa avait un
petit grain jusque-là bien caché.
Je pense que je fus le seul à qui elle livra le secret de
sa robe.
Elle m’avait emmené avec elle à Tlelsa au début
des grandes vacances pour une dizaine de jours. Un
matin de bonne heure nous allâmes visiter en voisins
l’amphithéâtre d’El Djem. Je l’attendais dans la 203
où son régisseur m’avait installé tandis qu’il se mettait
au volant. Latifa arriva vêtue d’un safsari, comprenez
une grande pièce de tissu blanc très léger qui couvre ici
par tradition les femmes de la tête aux pieds. Comme
je ne l’avais jamais vue en porter un, je m’apprêtais
à lui poser la question mais, avant que je n’énonce
quoi que ce soit, elle me fit signe de ne rien dire. La
voiture nous déposa devant l’imposant colisée qui à
cette époque n’était pas gardé et où nous étions seuls.
Au lieu de la visite, puisque, disait-elle, « je le connais
comme ma poche », elle me fit asseoir sur un banc de
pierre au bord du sable de la piste, s’éloigna de moi
d’à peine quelques mètres. Elle laissa tomber le safsari
et je découvris qu’elle portait la robe de soie. Elle défit
un petit bouton sur sa hanche, fit deux tours sur ellemême et déploya ainsi un large lé d’étoffe dont elle
tenait le bord libre des deux mains écartées. Il faisait
suite à la robe, ambre devant et rose dans son dos.
Alors elle se livra à une sorte de ballet où, bombant
le torse, avançant la mâchoire inférieure, elle donna
l’impression de vouloir dominer l’univers. Elle tapait
du pied, criait des monosyllabes incompréhensibles,
suivait du regard un être invisible qui venait s’engager
sous le lé qu’elle soulevait pour lui livrer passage dans
un geste ample et conquérant. Je ne saisissais rien de
cette gesticulation tantôt furieuse, tantôt suave, mais
il y avait tant de grâce dans ses mouvements que je
pensais à ce moment-là que son prodige était l’œuvre
du Tout-Puissant. Puis d’un coup elle s’effondra sur
le sol, et tandis que j’allais à son secours elle hurlait :
« Deja me – deja me », son bras me donnait ordre de
m’écarter et comme je continuais de m’avancer elle
me dit : « Saïeb-ni », d’où je compris le sens du « deja
me ». Elle resta ainsi quelques minutes, reprenant
son souffle, puis naturellement se releva, épousseta la
robe, revêtit son safsari et me dit : « Allez viens, je
vais te faire visiter. » Quand nous descendîmes dans
la fosse aux bêtes où le soleil ne pénétrait pas, elle
me prit dans ses bras et me dit à l’oreille :« Ameurito,
maintenant nous partageons un secret », si bien
que, rentrés à Karmous, lorsque l’oncle Béchir me
demanda comment ça s’était passé, je lui racontais
tout sauf cet épisode.
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Latifa
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À la fin de l’été, une après-midi alors que rayonnante elle revenait de chez le coiffeur, on lui apporta
un télégramme. À sa lecture, son visage se décomposa
et fut instantanément inondé de pleurs. Inconsolable
et pour en taire le sujet, elle s’enfuit sur-le-champ
dans sa propriété au volant de la Floride, emportant
avec elle son malheur. Je ne la revis pas puisque une
semaine plus tard je rejoignis mon père qui s’était fixé
à Beyrouth où il m’avait inscrit au lycée pour finir
mon secondaire. Latifa ne répondit pas à mes lettres
et l’oncle Béchir nous fit savoir qu’elle aurait besoin
d’un long repos.
Quelques années plus tard, je poursuivais mes
études à l’école de chimie de Montpellier lorsqu’un
camarade de ma promotion me proposa de m’emmener aux arènes de Nîmes pour y voir une corrida.
Avant que le spectacle commence, j’étais dans l’état
lié à l’excitation savoureuse des découvertes, posais
tout un tas de questions auxquelles mon camarade
me répondait : « Sois patient, tu vas bien voir. »
Mais on comprendra ma stupeur lorsque je vis
entrer derrière les chevaux au piaffer trois hommes
qui portaient la veste de Karmous. Mon enfance,
mon adolescence que je pensais oubliées resurgirent
comme un paquet de bulles aux fontaines des grandes
eaux. Et en un dixième de seconde, le temps d’un
éclair, tous les instants passés avec Latifa défilèrent,
comme lorsque, ébloui, les images ne vous quittent
pas malgré les yeux fermés. Le taureau entra sur la
piste comme un projectile féroce et je compris que
ce ne pouvait être qu’un des siens qui avait tué en
l’encornant l’homme qu’elle aimait. Au centre de
l’arène le torero déplissa sa cape, reculant lentement
tout en fixant l’animal. Pour moi c’était Latifa. Latifa
et quinze mille personnes qui attendaient depuis des
siècles cet instant, en hommage à son histoire, notre
secret. Et lorsqu’il fit passer le taureau sous cet envol
de flamants roses, ému aux larmes, j’eus la révélation
de la simple chose d’être là, la simple chose, la très simple
chose qu’est la vie*.