La féminitude de Calixthe Beyala
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La féminitude de Calixthe Beyala
La féminitude de Calixthe Beyala Femme nue, femme noire comme instrument de son engagement Mémoire du bachelor : Langue et Culture Françaises Université Utrecht Ananda Binkhorst 4014642 Sous la direction de dr. M.R. Kremers-Ammouche Deuxième lecteur : dr. O.S. Sécardin Table des matières Introduction ................................................................................................................................ 3 Chapitre 1 – Le contexte ............................................................................................................ 4 Calixthe Beyala....................................................................................................................... 4 La féminitude .......................................................................................................................... 5 Femme nue, femme noire ........................................................................................................ 8 Chapitre 2 - Analyse ................................................................................................................... 9 Le renvoi à Léopold Sédar Senghor ....................................................................................... 9 Fatou ..................................................................................................................................... 10 La structure du livre .............................................................................................................. 11 Conclusion ................................................................................................................................ 15 Bibliographie ............................................................................................................................ 17 2 Introduction Longtemps les Négresses se sont tues. N’est-il pas temps qu’elles (re)découvrent leurs voix, qu’elles prennent ou reprennent la parole, ne serait-ce que pour dire qu’elles existent, qu’elles sont des êtres humains.1 Reprendre la parole, c’est exactement ce que fait Calixthe Beyala, une écrivaine africaine féministe, qui a inventé son propre féminisme : la féminitude. Son œuvre est exemplaire de cette féminitude. Femme nue, femme noire est son premier livre érotique, où la sexualité joue un rôle important pour souligner l’aliénation tragique de la femme africaine. Dans ce mémoire, j’aimerais montrer comment ce livre fonctionne comme instrument de l’engagement de Beyala. Son œuvre n’a pas été dictée de façon univoque par son origine géographique ou la couleur de sa peau. Le contexte de l’écrivaine et sa position dans le monde littéraire africain est expliqué dans le premier chapitre. Les femmes africaines ont besoin de leur propre féminisme, car le féminisme occidental n’est peu compatible avec le contexte africain. La féminitude est une réaction à ce besoin. Je positionnerai la féminitude dans le contexte du féminisme africain et montrerai comment la féminitude oppose le féminisme occidental, avant d’ancrer ces résultats dans une analyse du texte dans le second chapitre. Le but de cette recherche est de répondre à la question principale suivante : comment est-ce que Femme nue, femme noire est un plaidoyer de Beyala pour sa conception de la féminitude ? En analysant des thèmes, comme la sexualité et la servilité de la femme ainsi qui des aspects formels tels la structure et le style du livre, j’essaierais de répondre à ma question de recherche. Dans son article « Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala : Pour une mythologie de l’érotisme africaine », Rabia Redouane argumente que Beyala « aborde la question de la condition féminine et surtout l’éternel combat de la femme pour la liberté »2. J’aimerais rechercher comment cette dimension se manifeste dans le livre. 11 Thiam, Awa. La parole aux Négresses Paris : Denoël (1978), p.17. Redouane, Rabia « Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala : Pour une mythologie de l’érotisme africaine », p. 296 2 3 Chapitre 1 – Le contexte Calixthe Beyala Calixthe Beyala (1961) est une écrivaine francophone d’origine Camerounaise. Elle est née dans un bidonville dans une famille nombreuse et a été élevée par sa grand-mère. À dix-sept ans, elle est partie pour Paris, où elle a suivi des études de lettres et de gestion. Elle y habite encore aujourd’hui. Elle a écrit de nombreux romans : son premier C’est le soleil qui m’a brulée (1987) a été suivi, entre autres, par Les Honneurs perdus (1996) avec lequel elle a gagné le Prix du Grand Roman de l’Académie française, l’œuvre étudiée ici, Femme nue, femme noire (2003), et des publications comme Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales (1995) et Lettre d’une Afro-française à ses compatriotes (2000). Quant à la question de savoir pourquoi elle s’est mise à écrire, elle écrit à ce sujet : On veut que je me réfère à mon enfance ou à ma condition de femme africaine pour expliquer le fait que je suis écrivain. […] Je ne crois pas qu’on vienne à l’écriture, je crois plutôt que c’est l’écriture qui s’impose à nous à un moment donné de notre existence.3 Son œuvre semble pourtant contredire cette citation, et montre bien comment son enfance et sa condition de femme africaine ont été des sources d’inspiration pour se mettre à écrire. Les personnages dans l’œuvre de Beyala sont souvent des femmes pauvres, des femmes emprisonnées, ou des prostituées, qui sont donc des femmes marginales, et opprimées par l’homme. Il existe une association entre le renouveau de la littérature féminine en Afrique francophone sub-saharienne et l’écriture de Beyala. Pour bien expliquer cette association, il est nécessaire de brosser un tableau de la littérature féminine en Afrique. Les femmes ont toujours joué un rôle très important dans l’orature, mais dans l’écriture elles étaient absentes. Cette voix de la femme était supprimée, car elle était vue comme dangereuse et « à l’opposé de celle de l’homme, même si elle lui reconnait quelque côté positif », écrit Rangira Béatrice Gallimore dans L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala.4 Mariama Bâ, écrivaine féminine importante antérieure à Beyala, avait affirmé que « nous [femmes] devons user comme les hommes de cette arme, pacifique certes, mais sûre, qu’est l’écriture »5. Bâ l’a fait dans son Entretien avec Calixthe Beyala, réalisé par Eloïse Brière et Rangira Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala p. 189 4 Gallimore, Rangira Béatrice L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala Paris : L’Harmattan (1997), p. 8. 5 Bâ, Mariama « La fonction politique des littératures africaines écrites », Écriture africaine 3 4 écriture, mais d’une manière conditionnée par la peur de la marginalisation.6 Son discours ne rompt pas avec ceux du patriarcat. En revanche, Beyala utilise l’écriture comme une arme pacifique, néanmoins souvent vue comme violente par des hommes. Elle en dit : « La majorité des hommes pensent que je suis violente dans mes textes. Mais certains d’entre eux comprennent que ce que je dis est vrai »7. Elle n’a pas peur d’être marginalisée. Emmanuel Matateyou explique dans un entretien avec Beyala : « Il y a cette oralité, donc ce folklore traditionnel, mais il y a aussi le langage de la rue […] le langage des petites gens »8. Elle mélange donc la langue traditionnelle d’Afrique et le langage des petits gens. Sa grand-mère lui a raconté des mythes et histoires traditionnelles et elle a grandi dans un environnement très pauvre, elle était donc elle-même une de ces petites gens. Elle utilise donc une langue honnête, rebelle. Les premières lignes de Femme nue, femme noire l’expliquent clairement : Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, dissèquent, torturent ! Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! 9 La féminitude « There is no uncontroversial term for those writers and texts that criticize predominant gender relations. This terminological ambiguity mirrors the controversy-ridden feminist discourse in Africa »10. Le terme ‘féminisme’ est un terme très controversé en Afrique. Il y a bien sûr ceux qui sont complètement contre le féminisme, parce que la cause féministe menace toute position établie dans la société complètement. Les hommes de pouvoir s’y opposent donc. D’autres ne se sentent pas confortables avec le terme à cause de la connotation négative du féminisme radical. Être féministe, c’est détester l’homme. Le féminisme est comparé à « une sorte de cape rouge, tendue au taureau des hommes africains »11. D’autres trouvent que le féminisme est un principe occidental. Une comparaison avec l’écriture féministe occidentale s’impose donc, pour pouvoir comprendre les motivations de Beyala et celles d’autres écrivaines dans le monde, no 3 (1981) p. 7. 6 Gallimore, Rangira Béatrice « Écriture féministe ? écriture féminine ? les écrivaines francophones de l’Afrique Subsaharienne face au regard du lecteur/critique » Études françaises vol. 37, n° 2 (2001) p. 81 7 Brière et Gallimore, p. 197 8 Matateyou, Emmanuel « Calixthe Beyala : Entre le terroir et l’exil » The French Review Vol. 69, No. 4 (Mar., 1996), p. 606. 9 Beyala, Calixthe. Femme nue, femme noire Albin Michel. (2003) p. 11. 10 Arndt, Susan. The Dynamics of African Feminism Africa World Press (2002) p.23. 11 Rangira Gallimore, p. 83 5 africaines qui soutiennent leur engagement. Les valeurs des féministes occidentales ne correspondent pas à celles des africaines. C’est parce que ce féminisme ‘beauvoirien’ ne tient pas compte des oppressions spécifiques aux femmes noires ; l’oppression de race, de classe et d’identité sexuelle. Ces femmes africaines ne peuvent pas s’identifier à ce féminisme occidental, parce que leur contexte de vie est complètement différent. Les féministes occidentales veulent avant tout une égalité entre les hommes et les femmes sans s’attaquer aux circonstances politiques, économiques ou socio-culturelles. En fin de compte, ce qui est important est que les femmes africaines ont leur propre moyen de rompre avec le silence et l’oppression. Ultimately, the anti-feminist position of Africans committed to gender issues has more to do with the (understandable) opposition against the imperialism of the West in general and White Western feminism in particular than with a disagreement over feminism’s fundamental ideas.12 Susan Arndt parle dans son livre The Dynamics of African Feminism d’un féminisme africain qui est hétérogène. Elle fait une distinction entre différents termes pour un féminisme approprié au contexte africain : ‘womanism’, ‘stiwanism’, ‘misovire’, et finalement ‘féminitude’. Dans son article « Écriture féministe ? écriture féminine ? les écrivaines francophones de l’Afrique Subsaharienne face au regard du lecteur/critique » Rangira Béatrice Gallimore fait également cette distinction. Les deux écrivaines commencent avec le terme ‘womanism’ d’Alice Walker, qui est aussi adopté par Chikwenye Okonjo Ogunyemi. Womanism est une variante noire du féminisme. Elle « travaille pour la survie du peuple entier, c’est-à-dire pour les femmes aussi bien que pour les hommes »13. Un ‘womanist’ ne vainc pas seulement la discrimination sexiste, mais aussi raciale et socio-économique. Un autre terme pour le féminisme noir est le ‘stiwanism’, inventé par Molara Ogundipe-Leslie. Le stiwanism veut que les femmes soient inclues dans les transformations sociales en Afrique. ‘Stiwa’ est un acronyme pour « Social Transformations Including Women in Africa »14. Arndt explique que selon Ogundipe-Leslie, les relations de sexe peuvent changer seulement dans un contexte de transformations sociales de base. Une écrivaine qui n’est pas discutée par Arndt, mais bien par Rangira Gallimore et par Ambroise Têko-Agbo, est la camerounaise Werewere Liking. Liking est proche de Beyala, pas 12 Arndt, p. 67. Rangira Gallimore, p. 85 14 ibid 13 6 seulement par son origine, mais parce que Beyala et Liking « imaginent un autre type de personnage féminin qui tente de se libérer du carcan patriarcal par la rébellion »15. Liking a introduit le terme ‘misovire’, qui est un néologisme de misogyne, c’est-à-dire quelqu’un qui hait les hommes. C’est un peu plus complexe que cela. Une misovire est une femme qui n’arrive pas à trouver un homme admirable, c’est-à-dire « un homme répondant à ses aspirations au sein de l’Afrique moderne »16. Le terme de Liking est associé à un féminisme africain comme les précédentes, mais pas à un féminisme exclusif. Elle pense que le misovire et le misogyne peuvent être unifié, et de cette façon les deux négatifs deviennent un positif. Beyala a elle-même expliqué dans son entretien avec Matetayou comment elle perçoit le féminisme. Son féminisme africain est rattaché à la négritude. Mateteyou voit un décalage entre la vision de la femme dans les livres de Beyala et la vision qu’ont les Africains de la femme. En revanche, selon Beyala l’Afrique était une société matriarcale avant de devenir patriarcale : « Ce sont les diverses conquêtes islamistes et chrétiennes qui ont changé la vision de la femme »17. Les premiers féministes sont eux qui ont montré que l’Afrique est belle. Son terme ‘féminitude’ est un terme « rattaché à une culture nègre profondément liée à la femme à partir d’un concept purement africain »18. Elle refuse le féminisme occidental parce qu’elle trouve que les féministes occidentales ont perdu toute féminité. Elles veulent être comme les hommes, sans conserver leur féminité. « En Occident, le féminisme a quelque peu dévié vers une espace de ‘machisme’ »19. Le concept de féminitude n’exclut pas la maternité et la femme qui veut l’amour, le travail et la liberté. Alors comme des féministes occidentales, Beyala veut des droits de l’homme qui incluent ceux de la femme, sans que les femmes tuent tout ce qui est féminin. Les féminismes de Walker et Ogunyemi étaient des féminismes exclusifs. Beyala cherche à unifier et n’exclut pas les femmes blanches. Elle « plaide pour un féminisme à teneur universelle, un féminisme qui se veut une parole à cœur ouvert »20 dans son Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales. Elle n’exclut pas non plus les hommes. Dans ses livres, Beyala utilise très consciemment et intentionnellement un langage grossier et un style qui est considéré comme choquant. C’est parce qu’elle « pense que le problème vient du fait 15 Têko-Agbo, Ambroise. « Werewere Liking et Calixthe Beyala. Le discours féministe et la fiction » Cahiers d’Etudes Africaines Vol. 37, Cahier 145 (1997) p.42. 16 Rangira Gallimore, p. 86. 17 Mateteyou, p. 610 18 Ibid, p. 612 19 Ibid, p. 612 20 Rangina Gallimore, p. 88. 7 que l’Afrique n’est pas habituée à ce que certaines paroles viennent de la bouche d’une femme. Il faut qu’elle s’habitue »21, alors il faut que les hommes s’habituent. Femme nue, femme noire Calixthe Beyala commence le livre avec une citation de l’écrivain sénégalais, Léopold Sédar Senghor, tirée de son poème « Femme Noire ». Dans cette citation, Senghor peint une image belle de la femme noire, et Beyala rompt immédiatement avec cette image dès la première page du livre. En effet, la protagoniste du roman, Irène Fofo, n’est pas du tout comme cette femme décrite par Senghor. Irène a quinze ans et elle a deux passions ; voler et faire l’amour. On y peut ajouter une troisième passion : braver les tabous. C’est ce qu’elle fait en se libérant des rôles traditionnels des hommes et des femmes. Son histoire commence par le vol d’un sac-à-dos. Elle fuit et loin des poursuivants elle se repose sous un manguier. Quand elle ouvre le sac-à-dos, elle découvert le corps d’un nouveau-né. À ce moment, un passant, Ousmane, s’approche d’elle. Il pense que le bébé est d’Irène, et qu’elle a fait une fugue de ses parents à cause de ce bébé. Il la réconforte. Irène est perdue dans ses fantaisies et dans son ivresse, elle fait l’amour avec Ousmane. Il l’amène dans sa maison où habite sa femme, Fatou. Au grand étonnement d’Irène, Fatou l’accepte dans sa maison et l’occupe volontairement. Plus tard, Irène découvre que Fatou l’accepte, pour retenir son mari. Fatou ne peut pas lui donner des enfants, alors elle doit réinventer leur amour. Pour Irène, Fatou est le stéréotype d’une femme soumise, sans propre identité. Ousmane engage Irène « à être folle, à l’excès, mon amour ! »22, c’est-à-dire à se prostituer. Irène accepte cet engagement et se sent libéré par la prostitution. Pour Irène, c’est l’acte de faire l’amour qui donne la liberté. Irène est dépeint comme une fille folle, parce qu’elle n’est pas intéressée par l’argent : « Une femme qui s’offre ainsi au tout-venant, soit elle est folle, soit c’est une pute ! T’es pas une pute »23. Elle est très populaire, parce que faire l’amour avec une fille folle porte bonheur. Même l’imam en personne lui rend une visite. L’opinion d’Irène sur Fatou change au fur et à mesure, comme peu à peu Irène fait mieux connaissance avec elle. En raison de mieux connaitre l’histoire de Fatou, elle décide de guérir des gens avec le sexe. Elle se manifeste comme une sorte de psychologue sexuelle et dans des sessions érotiques elle aide ses ‘patients’ ; le couple Hayatou et Eva, Diego, Jean-Baptiste et une vieille femme anonyme. Un jour, Fatou entre dans sa chambre en disant qu’Ousmane ne la veut plus, qu’elle doit chercher un nouvel 21 Mateteyou, p. 614. Beyala, p. 28 23 Beyala, p. 63 22 8 homme. Elle ne veut pas reconnaitre qu’il sera mieux pour elle de trouver une propre identité, jusqu’au moment où Ousmane l’humilie trop en sodomisant une poule. Elle essaie de se suicider, mais elle n’en réussit pas. D’ici, tout change pour Irène. Après cet événement, elle décide de retourner chez sa mère, où elle est recherchée pour le vol du bébé mort… Chapitre 2 - Analyse Le renvoi à Léopold Sédar Senghor Les idées de Beyala sur la féminitude sont bien illustrées bien dans son livre Femme nue, femme noire. Le titre du livre renvoie au poème de Senghor, avec lequel Beyala commence son livre. Cet extrait de Senghor est tiré de son Chants d’ombre. Il y fait une description de la femme noire, « vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté »24. Cet extrait est exemplaire pour son courant, la négritude. Le but de la négritude est de souligner la beauté de l’Afrique. Comme dit précédemment, la négritude est considérée comme la première forme du féminisme par Beyala, car les femmes africaines sont peintes comme des femmes en pleine beauté et comme des femmes exotiques. En même temps, cette perspective masculine sur la femme n’est pas une perspective complète ou réelle. Ce que Beyala fait dès les premières pages du livre est une mise à nu de la femme en tant que telle. Le titre du livre, « Femme nue, femme noire », montre littéralement une femme noire qui est dénuée de ses vêtements, démasquée. Beyala ne romance pas l’image de la femme comme le fait Senghor, au contraire elle rompt avec cette image ‘traditionnelle’ : la femme africaine est une femme muette et silencieuse qui est soumise à l’homme, et qui est là seulement pour le plaisir de l’homme. À l’inverse, chez Beyala : « Il n’y aura pas de soutiens-gorge en dentelle, de bas résille […], et encore moins ces approches rituelles de la femme fatale, empruntées aux films ou à la télévision »25. Après avoir littéralement dénudé la femme de ces traditions et préjugés, elle construit sa propre femme en la personne d’Irène Fofo. Avec Irène, Beyala produit « une parole Autre, en dissidence avec la parole classique visant à instiller un contre-discours, une contre-mythologie, battant en brèche les idées reçues »26. Ce contre-discours est mis en scène dans une violence textuelle, qui est nécessaire pour pouvoir transgresser les tabous : Je trifouille dans les entrailles de la terre, stoccade dans les tréfonds des abîmes où l’être se disloque, meurt, ressuscite sans jamais en garder le moindre souvenir. Je veux 24 Beyala, p. 10 Beyala, p. 11 26 Dolisane-Ebosse, Céline. « Du patriarcat à la féminitude : violence sexuelle et conflits de genre dans la prose romantique de Calixthe Beyala » P. 115 25 9 savoir comment les femmes font pour être enceintes, parce que, chez nous, certains mots n’existent pas.27 De cette manière, le discours traditionnel est remis en question et Beyala montre qu’un autre discours est possible crée par et pour la femme. Dans son article « Entre ‘Femme noire’ de Senghor et Femme nue, femme noire de Beyala : réseau intertextuel de subversion et de chaos », Augustine H. Asaah décrit ainsi le rôle de la femme chez Beyala : « Bref, la femme n’est plus l’objet d’histoire, de discours et de langage, mais plutôt créatrice d’histoires, initiatrice de discours, et utilisatrice du langage »28. Fatou Le personnage de Fatou, l’épouse d’Ousmane, est un autre moyen par lequel Beyala remet en question l’image traditionnelle de la femme. Pour Irène, Fatou représente la femme docile qui a besoin d’un homme. Elle est supposée faire le ménage et donner des enfants à son mari. Fatou s’acquitte de la première tâche très servilement : « Obéir chez elle est une seconde nature »29. Beyala montre comment Fatou est la femme parfaite aux yeux de l’homme, car elle est « corrompue par la mémoire ancestrale des affectations propres aux femmes »30. L’auteure peut ainsi remettre en question cette mémoire ancestrale, cette construction sociale, masculine, de la femme : Quel imbécile a inventé le savon ? Quel sot a créé les antiseptiques ? Quel idiot a inventé la brosse à récurer ? Quel benêt a fait croire aux femmes qu’à mener une guerre sans merci contre la saleté, on acquérait le respect des hommes, à défaut de leur amour ?31 C’est une idée traditionnelle que la femme existe seulement pour faire le ménage. « Comme les autres, Fatou a appris la mesure et la dextérité qui permettent au sexe faible de ne jamais se compromettre avec le vertige »32. Une vieille femme qui participe aux sessions thérapeutiques que donne Irène, partage cette mémoire ancestrale avec Fatou en disant : « Que les hommes se livrent à leurs plus bas instincts est une chose normale. Mais nous autres, femmes, n’avons pas à faire certaines choses »33. Irène répond à l’indignation de la femme en 27 Beyala, p. 11 Asaah, Augustine H. « Entre ‘Femme noire’ de Senghor et Femme nue, femme noire de Beyala : réseau intertextuel de subversion et de chaos » French Forum p.112 29 Beyala, p. 35 30 Beyala, p. 52 31 Beyala, p. 53 32 Beyala, p. 52 33 Beyala, p. 113 28 10 disant que c’est son éducation qui l’empêche de braver les tabous. Ce que Beyala veut montrer est que les femmes ont aussi le droit de se libérer d’une manière sexuelle. Les femmes n’existent pas seulement pour le plaisir de l’homme. Dans son article, adapté d’un TEDx talk « We should all be Feminists », Chimamanda Ngozi Adichie explique ce problème africain qui est lié à nouveau à l’éducation : We teach girls that they cannot be sexual beings in the way that boys are. […] We teach girls shame. Close your legs. Cover yourself. We make them feel as though by being born female, they are already guilty of something. And so girls grow up to be women who cannot say they have desire. Who silence themselves.34 La deuxième tâche d’une femme, donner des enfants, est aussi remise en question par l’intermédiaire du personnage de Fatou. Comme elle est stérile, elle doit inventer d’autres manières pour que son mari ne la quitte pas. Alors elle accepte tout pour retenir son mari, comme la présence de sa maitresse dans sa maison. En plus, elle invente des jeux sexuels car elle sait que « ces jeux pervers, excitants mais dangereux, sauveraient leur amour agonisant et donneraient un sens à leur couple »35. Dans son article « Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala : Pour une mythologie de l’érotisme africaine », Rabia Redouane argumente que de cette manière Beyala « stigmatise le tabou de l’infertilité, en Afrique, qui pousse les femmes à être de simples victimes passives et dociles d’un système patriarcal aliénant et écrasant »36. Ce sont finalement ces jeux sexuels qui produisent un effet contraire à ce que Fatou voulait obtenir. Son mari, Ousmane, finit par aller trop loin dans ses fantaisies et fait l’amour avec une poule. Cet événement montre que la position inférieure, dans laquelle Fatou s’était positionnée, ne peut être que contre-productive. En faisant tout pour l’homme, la femme perd son identité. La structure du livre La structure du livre fait penser à la structure des histoires courtoises médiévales du cycle arthurien. Ces histoires ont une structure de base commune : le héros est provoqué, il relève ce défi et quitte sa maison. Dans son aventure il y a souvent des crises, des difficultés qu’il doit surmonter. Après avoir vaincu ces obstacles, il retourne à la maison, souvent avec une demoiselle. Ces histoires avaient pour but d’enseigner une bonne morale au lecteur. Dans Femme nue, femme noire, Irène est notre héros arthurien. En suivant la structure du roman, j’essaie de montrer la rupture de Beyala avec les rôles traditionnels et le discours traditionnel. 34 Ngozi Adichie, Chimamanda. We should all be Feminists p.32-33 Beyala, p. 73 36 Redouane, p. 288 35 11 La structure du roman montre l’évolution psychologique d’Irène, et montre comment elle ne réussit pas à changer le monde patriarcal. Irène vole pour s’opposer à l’ordre social imposé. Au début du roman, elle a vu un sac-à-dos qu’elle doit vraiment voler et ce vol va déterminer une période de sa vie : elle quitte son domicile et se prostitue. Beyala utilise la prostitution dans son livre pour remettre les femmes au pouvoir, pour obtenir la libération des femmes. Comme Gallimore écrit dans son livre L’Œuvre Romanesque de Calixthe Beyala : « le corps féminin échappe également à la norme patriarcale grâce à la prostitution »37. En plaçant des femmes marginales au centre du livre, Beyala change l’image patriarcale de la société. Elle montre que les prostitués ne sont pas des victimes, mais des femmes fortes, et que l’acte sexuel peut être libérateur. Quoi qu’il en soit, l’acte sexuel l’est pour Irène : elle lui « offre cette paix qui est la condition idéale du vrai bonheur »38. Premièrement, sa sexualité est quelque chose par laquelle Irène peut battre les hommes. Elle sait qu’avec son sexe, elle peut inciter les hommes à faire n’importe quoi, parce qu’ils sont « mus par leur instinct sexuel »39. Quand Irène entre le quartier d’Ousmane pour la première fois, elle y trouve seulement des hommes qui voient Irène comme une fille des rues. Elle ne peut ignorer leur mépris à son égard et crie, en leur montrant ses fesses : Ces fesses, dis-je, sont capables de renverser le gouvernement de n’importe quelle République ! Elles me permettent de faire des trouées dans le ciel et de faire tomber la pluie si je le désire ! Elles sont capables de commander au soleil et aux astres ! C’est ça, une vraie femme, vous pigez ?40 Les hommes l’applaudissent, mais pas parce qu’ils sont d’accord avec ce qu’elle a dit. C’est parce qu’ils savent qu’une femme comme Irène est une menace pour leur position établie dans la société. Elle dit qu’« ils me disent dingue afin de préserver leur suprématie, pour que ne ressuscitent plus jamais les femmes rebelles »41. Après avoir entendu l’histoire de Fatou sur son inaptitude à avoir des enfants et sa tentative de sauver son mariage, Irène a décidé qu’elle a un nouveau projet érotique. Elle ne connait pas les sentiments d’amour, d’admiration ou de compréhension comme les connait Fatou. Elle dit : « pour cela, il eût fallu que j’aie un centre »42. Elle n’a pas de centre, elle n’a pas une identité fixe. Elle a toujours pensé que en ayant des rapports sexuels, elle pouvait se 37 Gallimore, p. 88 Beyala, p. 58 39 Gallimore, p. 86 40 Beyala, p. 30 41 Ibid. 42 Beyala, p. 76 38 12 remplir avec ses fantaisies et qu’elle pouvait prendre une nouvelle identité chez chaque amant. Mais ce n’était pas suffisant pour elle. Alors elle cherche à trouver sa propre destinée, plus proche de ce qu’elle connait, et elle y arrive : Je suis une déesse capable de faire ce qu’a fait le Christ, mais en plus jouissif : guérir avec mon sexe ! […] J’y [le projet érotique] déploie des trésors de sophistication sexuelle, pour anéantir, à moi seule, tous les maux dont souffre le continent noir.43 Irène commence des sessions ‘thérapeutiques’. Ici, elle aide des gens à résoudre leurs problèmes, tous liés au sexe, plus précisément aux tabous sexuels. Le couple Hayatou et Eva veulent avoir des enfants, mais ils le ne peuvent pas parce que Hayatou est stérile. Il raconte son histoire ; il était à l’armée et partageait une cabine avec son sergent. Un soir, son sergent lui a forcé à avoir des rapports sexuels. Hayatou explique que : « le sergent a dû aspirer toute ma virilité ! »44. C’est pour ça qu’il n’arrive pas à mettre sa femme enceinte. En reproduisant cet événement homosexuel, Irène réussit à redonner la virilité à Hayatou. Il a surmonté les tabous et de ce fait la stérilité. Ces sessions montrent donc comment la sexualité peut libérer et guérir. Beyala affiche à nouveau un sujet normalement tabou d’une manière positive. En même temps, elle dénonce les préjugés. Revenons à la structure arthurienne du livre. Irène a réussi à guérir ses clients avec le sexe, mais elle n’a pas pu aider Fatou. Finalement, c’est Ousmane qui casse Fatou. Par son activité sexuelle avec une poule, il l’humilie et la place dans une position impossible : « Une femme peut rivaliser avec une autre ! Mais une poule est une rivale impossible »45. Fatou ne connait que la vie avec Ousmane, c’est-à-dire une vie traditionnelle où la femme vit pour l’homme. Elle ne peut plus vivre cette vie, alors elle essaie de se suicider. Elle ne réussit pas à se tuer, et Irène l’emmène chez un médecin, docteur Essomba. Il s’occupe de Fatou et la soigne. C’est la première fois qu’un homme prend soin d’elle au lieu de l’inverse. Finalement, Fatou ne pourra jamais vivre sans homme, elle a besoin d’un homme pour avoir une identité. Juste séparée d’Ousmane, elle en trouve un nouveau : « Le docteur Essomba sera son cavalier. […] il l’unira à lui jusqu’à l’inséparable »46. Mais même si Fatou ne peut pas échapper aux hommes, elle a échappé à l’homme dominant. Elle n’est plus la femme soumise. Cet événement est la crise dans la structure arthurienne qui pousse Irène à réfléchir à son destin. C’est là où Irène : 43 Beyala, p. 77-78 Beyala, p. 101 45 Beyala, p. 145 46 Beyala, p. 157 44 13 Dissèque l’accident de Fatou. Il n’y a pas de hasard. Les forces du Destin s’opposent maintenant à cette vie. Souhaitent-elles me renvoyer à mes origines ? […] Elles estiment que mon éducation sexuelle est terminée… Une éducation sentimentale africaine.47 Comme elle dit que son éducation est terminée, elle retourne chez elle. Elle sait que là, les gens veulent la punir et la tuer. Ce que son éducation africaine lui a appris, c’est que finalement elle n’est pas capable à changer le monde patriarcal. Ses fesses ne peuvent pas renverser n’importe quel pouvoir. On trouve la question suivante dans la quatrième de couverture : « Mais dans une Afrique noire […] y a-t-il place pour la révolte qu’elle tente ainsi de faire entendre ? ». Dans sa ville natale, Irène perçoit encore une fois qu’il n’y a pas de place pour cette révolte. Le plus bel homme du village, Saturnin, est une sorte de prostitué masculine. Il fait l’amour pour l’argent et pense qu’il a une position supérieure comme il l’explique à Irène : « L’homme dessus, la femme en bas… C’est toujours ainsi depuis la nuit des temps… »48. Elle essaie de lui dire que c’est l’inverse, c’est la femme qui est dessus parce qu’elles vainquent « sur le beau mâle qu’elles achètent »49, mais Irène ne peut pas le faire changer d’avis. Elle s’engage dans les ruelles de son quartier, où sa mort l’attend. Son destin est finalement « entre les mains de ces hommes qui tiennent des barres de fer »50. Pour Irène donc, il n’y a aucune issue pour sortir du monde patriarcal. Le but des livres médiévaux arthuriens est d’enseigner une morale au lecteur. La morale dans le livre de Beyala est qu’on ne peut pas échapper au monde patriarcal, parce que les hommes ne sont pas prêts à changer. Ce passage de l’entretien de Matateyou avec Beyala montre son argumentation : C.B. : Tous les hommes qui ont tenté de changer l’Afrique sont morts assassinés soit par des complicités, soit par leur propres gardes. […] E.M. : Et pourquoi devrait-il mourir ? C.B. : Parce qu’il y a encore une incompréhension. L’Afrique n’a pas encore fait son entrée dans le monde moderne. 51 47 Beyala, p. 154 Beyala, p. 176 49 Ibid 50 Beyala, p. 187 51 Matateyou, p. 610 48 14 Conclusion Dans cette recherche, j’ai essayé de chercher une réponse à la question suivante : comment est-ce que Femme nue, femme noire est un plaidoyer pour la féminitude de Beyala ? Beyala y décrit l’histoire d’une jeune femme qui est en train de chercher la liberté. Dès la première page du livre elle casse des stéréotypes. La comparaison de la femme africaine de Senghor avec la femme africaine de Beyala, sous la forme d’Irène, est nécessaire pour faire comprendre aux lecteurs la vision ‘classique’ de la femme et comment cette vision est trop limitée. Beyala rompt avec cette vision classique de pour donner la possibilité à la femme de se positionner dans la société elle-même. Le personnage de Fatou, épouse d’Ousmane, est un personnage très important pour l’évolution psychologique d’Irène. Elle la voit premièrement comme une femme soumise, une femme faible. Elle est utilisée pour montrer tout ce qui est mal dans le construit social des relations entre les hommes et les femmes. Pourquoi le mariage est-il pour la femme le plus important ? Et pourquoi la femme doit-elle abandonner sa propre identité pour l’homme, et faire tout pour retenir l’homme ? Les sessions thérapeutiques d’Irène sont un autre moyen pour mettre en avant des tabous et les maux de la société. Beyala change la façon dont ces tabous sont perçus, elle brosse un tableau positif. Elle utilise une vieille femme pour à nouveau dénoncer les préjugées. La structure du livre souligne l’évolution psychologique d’Irène. C’est une structure cyclique qui ressemble à la structure des romans arthuriens. Irène est notre héros qui essaie de battre les hommes et de guérir des gens avec le sexe. Dolisane-Ebosse dit à ce sujet : « Cette révolution politique s’opère sous un fond de révolution poétique en mettant les exclus au centre d’une narration52 ». Finalement, Irène ne réussit pas à apporter un changement dans la société où elle vit. C’est parce que selon Beyala, l’Afrique n’est pas encore prête pour un tel changement. En montrant tous les préjugées et traditions, et en les présentant de façon positive, Beyala amorce fictionnellement le changement qu’Irène désire dans le livre. Tragiquement, pour les femmes du livre, il n’y a pas d’issue à cette société patriarcale. Selon Beyala, il n’en existe pas non plus dans la réalité. Arndt explique que « women, rather than supporting one another, make life even more difficult for one another »53, et que pour la femme africaine « the social-political category of ‘race’ weighs more heavily than gender 52 53 Dolisane-Ebosse, p.118 Arndt, p. 171 15 »54. Au lieu de se critiquer les unes les autres, les femmes doivent s’épauler les unes les autres. Alors peut-être la possibilité d’une issue pourrait surgir de l’image idéale de la femme de Beyala : une transcendance de race et de culture qui permet une solidarité entre toutes les femmes. 54 Arndt, p. 175 16 Bibliographie Littérature primaire : Beyala, Calixthe. Femme nue, femme noire Albin Michel. 2003 Littérature secondaire : Arndt, Susan. The Dynamics of African Feminism Africa World Press, 2002 Asaah, Augustine H. « Entre ‘Femme noire’ de Senghor et Femme nue, femme noire de Beyala : réseau intertextuel de subversion et de chaos » French Forum Vol. 32, No. 3 (Printemps 2007) Bâ, Mariama « La fonction politique des littératures africaines écrites », Écriture africaine dans le monde, no 3 (1981) Dolisane-Ebosse, Céline. « Du patriarcat à la féminitude : violence sexuelle et conflits de genre dans la prose romantique de Calixthe Beyala » Revista Psicologia e Saúde, Vol. 6, No. 1 (jan./jun. 2014) Entretien avec Calixthe Beyala, réalisé par Eloïse Brière et Rangira Béatrice Gallimore, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala Paris : L’Harmattan. 1997 Gallimore, Rangira Béatrice. L’oeuvre romanesque de Calixthe Beyala Paris : L’Harmattan. 1997 Gallimore, Rangira Béatrice « Écriture féministe ? écriture féminine ? les écrivaines francophones de l’Afrique subsaharienne face au regard du lecteur/critique » Études françaises vol. 37, n° 2 (2001) Matateyou, Emmanuel « Calixthe Beyala : Entre le terroir et l’exil » The French Review Vol. 69, No. 4 (Mar., 1996) 17 Ngozi Adichie, Chimamanda. We should all be Feminists. Fourth Estate: London. 2014. Redouane, Rabia « Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala : Pour une mythologie de l’érotisme africaine » Mythes et érotismes dans les littératures et les cultures francophones de l’extrême contemporain 2013, e-book. Têko-Agbo, Ambroise. « Werewere Liking et Calixthe Beyala. Le discours féministe et la fiction » Cahiers d’Etudes Africaines Vol. 37, Cahier 145 (1997) Thiam, Awa. La parole aux Négresses Paris : Denoël. 1978 18