Les rondins sortent du bois
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Les rondins sortent du bois
2 L’événement 7 JUIN 2012 MAISON Les rondins sortent du bois La construction de maisons en rondins, appelée fuste, n’est plus réservée aux seuls refuges forestiers. De plus en plus de particuliers y ont également recours pour bâtir leur propre habitation. Eclairages en Romandie. © OLIVIER BORN A vec sa mâchoire de fer, la grue de chantier pose délicatement un nouveau tronc clair sur la construction en bois rond qui s’élève peu à peu dans la clairière. «Nous allons tracer la forme de la découpe, redescendre le tronc pour ajuster son profil, scier les encoches à chaque bout, puis remettre le tronc en place en veillant à ce qu’il épouse parfaitement celui situé juste dessous. Les bois sont croisés aux angles et s’emboîtent avec une extrême précision», résume Philippe Alibert, artisan fustier et maître d’œuvre de ce chantier forestier situé sur la commune de Collex-Bossy (GE), à deux pas de la Versoix. Très prisée des forestiers, la construction en fuste, ou bois rond, pourrait paraître un jeu d’enfant – s’il ne fallait manier une tronçonneuse –, mais elle relève en réalité d’un art que maîtrisent peu d’artisans dès que l’architecture se complique. «Les constructions en fuste sont souvent en sapin blanc, car cet arbre produit moins de résine et a moins d’intérêt commercial que l’épicéa», constate Philippe Alibert, fustier à Attalens (FR). La première fuste en chêne Commandé par l’état de Genève, le refuge qui se construit dans cette forêt cantonale totalisera 120 m2, soit trois pièces, dont des toilettes sèches, et un vaste couvert disponible en tout temps. Mais le chantier comporte une autre difficulté de taille: le bois utilisé est du chêne. «Ce refuge aura une vocation sociale et pédagogique, puisqu’il accueillera dès cet été un centre aéré du quartier des Pâquis. Nous tenions à ce qu’il soit exemplaire en utilisant du bois local, qui est ici surtout du chêne. Il sera aussi coiffé d’une toiture végétalisée, pour qu’il s’intègre bien dans le paysage», souligne Sébastien Carini, responsable de la gestion des forêts à l’Etat de Genève. La fuste utilise habituellement du bois vert de résineux, car ces derniers produisent de longs fûts rectilignes plus faciles à ajuster. Philippe Alibert a toutefois accepté de relever le défi: «Nous construisons avec des bois plus courts et nous avons dû ôter l’aubier, car il se dégrade vite chez le chêne. Par contre, le cœur est de l’os: le bâtiment pourra traverser les siècles!» Des maisons en bois rond Depuis une vingtaine d’années en Suisse, la construction en fuste remporte aussi un certain succès pour les maisons d’habitations. Le restaurant L’Unique, à La Roche, au bord du lac de la Gruyère, est une référence en la matière, mais des maisons en rondins fleurissent aussi bien dans des quartiers de villas en plaine que dans les régions de montagne, pour autant que les communes en délivrent l’autorisation. «Ce type de construction est avant tout une affaire de passionnés. Ce sont plutôt des amoureux du bois, des forestiers ou des charpentiers qui choisissent la fuste. En France, des propriétaires prennent souvent une année sabbatique pour construire eux-mêmes leur maison. C’est moins fréquent ici car les Suisses sont plus soucieux de la qualité de la construction et ont aussi moins de place pour étaler un tel chantier!», sourit Philippe Alibert. Question technique, le montage d’une maison diffère peu de celui d’un cabanon forestier, mais un soin particulier doit être apporté à l’ajustement des rondins et au colmatage des interstices. Les efforts d’isolation se portent en général davantage sur le sol et la toiture, car la plupart des propriétaires souhaitent garder un intérieur en bois massif. Exemple à Fribourg C’est le cas à Progens (FR), où Jean-Louis et Sylvie Colliard ont choisi de construire sur la parcelle familiale une maison en bois rond, qui comprendra trois chambres, un salon-séjour-cuisine et deux salles d’eau. Ils ont fait appel à un spécialiste, Didier Bertherin. «Je suis menuisier charpentier de formation, explique-t-il. En 1996, je me BON À SAVOIR Apprendre la fuste Le fustier Philippe Alibert souhaite proposer aux amateurs un stage de construction en fuste d’une semaine, qui aurait lieu dès cet automne en milieu forestier. La seule condition de participation est de savoir manier une petite tronçonneuse. Plus d’infos: Philippe Alibert, à Attalens (FR), tél. 079 680 05 88. PRATIQUE Quelques détails techniques ● ● ● ● ● ● Les constructions en bois rond sont limitées à une hauteur de deux étages pour garder les murs abrités sous les avant-toits. Les murs sont souvent construits sur un chantier par module de 10 x 10 m, selon la taille des troncs. Les grumes sont ensuite démontées, numérotées puis remontées à leur place définitive. ll faut environ 60 arbres pour construire une maison familiale de 100 m3. On utilise du bois vert afin de canaliser la forme des troncs au séchage. Les bois sont traités contre les insectes et les champignons, avant de monter la maison. Durant la première année, les bois craquent au séchage, mais cela ne compromet en rien la stabilité de l’édifice. L’entretien d’une maison en sapin est très limité car le cambium (tissu végétal situé sous l’écorce) protège le bois et le patine naturellement. On peut toutefois imprégner les billes d’huile de lin pour stabiliser leur couleur. Comme toute autre habitation, la fuste doit respecter les normes incendies, en particulier les distances des murs par rapport au système de chauffage. Une maison en bois rond coûte entre 600 et 700 fr. m3/SIA, soit un prix équivalent à une maison classique. + D’INFOS Le site boisbrut.free.fr présente histoire, technique et autoconstruction de la fuste. Quelques fustiers romands: Didier Berthorin, www.fuste, ch, Philippe Alibert, www.chant-du-bois.ch, Pierre-André Nanchen, www.bois-naturel.ch © AINO ADRIAENS ● L’écorçage et les découpes se font à la main, comme ici à Collex-Bossy (GE). L’événement 7 JUIN 2012 suis rendu au Canada et j’ai eu le coup de foudre pour ce type de maison. J’y suis retourné en 1998 pour apprendre la technique et visiter des entreprises spécialisées, car il n’y avait pas de formation spécifique en Suisse. Un ami m’a demandé de lui construire une telle habitation. C’était en 1999. Depuis, j’en bâtis une par année. Tous mes clients sont des personnes qui sont tombées amoureuses de ce type de construction.» fenêtres est indépendant du reste de la construction. Sinon, avec le tassement, elles se briseraient. ➊ Trouver le terrain idéal Le montage de la maison se fait à l’atelier de Didier Bertherin, à Vuadens (FR), avec l’aide de trois collaborateurs. Il dure quatre à cinq mois. Puis la maison est démontée, transportée sur place et remontée en trois semaines. «Le plus difficile, en fait, est de trouver le terrain idéal, parce qu’on ne peut pas mettre une telle construction n’importe où. Il faut qu’elle s’intègre au paysage.» Reste enfin à appliquer à l’extérieur un glacis de protection, tâche à laquelle se prêtent avec plaisir les propriétaires, Jean-Louis et Sylvie Colliard. A l’intérieur, les murs en bois nu donnent un sentiment de quiétude et de chaleur. «Il est important de souligner que n’importe quel mobilier se marie bien avec le bois rond, même le moderne», explique encore Didier Bertherin. Même si la maison n’a pas le label Minergie, le chauffage est assuré par un poêle à bois combiné avec une pompe à chaleur air-eau. Et sur le toit, des panneaux solaires assurent le chauffage de l’eau. A noter que le prix de revient est comparable à celui d’une maison classique. Un tassement important L’art est délicat, car il n’est pas question d’utiliser le moindre clou ni un seul milligramme de colle. Tout commence en hiver, dans la forêt. «Il faut bien choisir les bois, en principe de l’épicéa ou du sapin. Comme les troncs sont côniques, idéalement, le gros bout doit mesurer entre 45 et 47 centimètres et le petit, 33 centimètres.» Les troncs encore verts sont écorcés au printemps. L’opération occupe une personne pendant un mois, puis le bois est rendu lisse au Kärcher. «Tout est taillé à la tronçonneuse et nous utilisons une scie mobile pour les longs plats. Il faut être extrêmement précis, on ne peut pas se tromper. On fabrique en quelque sorte un puzzle géant. Et comme le bois mettra environ quatre ans à sécher, il faut tenir compte d’un tassement d’environ 5%.» C’est pourquoi les poteaux de soutien sont posés sur des vérins et que le cadre des ➋ Du bois 100% local © SANDRA CULAND A Progens (FR), l’escalier menant à l’étage est en cours de confection. 3 Directeur de l’Office romand de Lignum, l’organisme de promotion du bois pour la construction, Markus Mooser considère la fuste avec un respect certain: «Le point fort de ce type de construction est de mettre en œuvre du bois Suisse. On ne peut pas en dire autant de certaines constructions préfabriquées qui arrivent aujourd’hui sur le marché. Cela dit, la fuste reste un marché de niche très artisanal. Notre office promeut surtout des projets architecturaux plus modernes, dont les performances thermiques sont aussi meilleures.» En Valais, une quarantaine de maisons en fuste ont déjà été construites, mais Pierre-André Nanchen, fustier à l’enseigne de Bois Naturel Sàrl, se souvient: «Il y a quelques années, Patrimoine Suisse a envoyé une circulaire à toutes les communes afin de les dissuader d’accepter ces constructions, en affirmant que la fuste ne correspond pas à nos traditions et n’est pas écologique car les bois seraient importés de l’est de l’Europe. C’est faux! La fuste consomme peu d’énergie grise car nous utilisons du bois 100% local. Je brûle entre 200 et 300 litres d’essence pour tailler une maison, et l’écorcage se fait entièrement à la main!» Question isolation, les propriétaires sont aussi unanimes et assurent ne pas griller davantage de bois pour le chauffage que dans une maison conventionnelle. Mais mieux vaut bien sûr privilégier une situation bien ensoleillée, plutôt que construire sa maison dans une clairière au fond des bois. Aino Adriaens et Olivier Schöpfer £ ➌ ➍ Originaire de Scandinavie ➊ Une fois choisis en forêt, les fûts sont écorcés avant d’être rendus lisses au Kärcher. ➋ Jean-Louis Colliard (à g.), le propriétaire, pose aux côtés de Didier Bertherin, l’artisan fustier, devant l’entrée de la maison en construction à Progens (FR). Toutes les branches latérales des troncs ne sont pas coupées et servent de décoration. ➌ La maison presque terminée, dans un décor qui lui convient bien, non loin d’un petit bois. ➍ L’intérieur, vu du premier étage, est chaleureux. Tout est assemblé comme un puzzle géant, sans colle ni clous. © PHOTOS SANDRA CULAND © AINO ADRIAENS Contrairement aux idées reçues, la construction en bois rond n’est pas originaire d’Amérique du Nord. Elle a été mise au point en Europe du Nord, dans les forêts boréales: une des plus anciennes constructions est la cathédrale de Kiji, en Carélie, qui fêtera ses 300 ans en 2014. Cette technique a été importée au Canada par les colons scandinaves. Grâce à l’apparition des tronçonneuses légères, dans les années 70, les Canadiens l’ont adaptée aux maisons d’habitation. Une quinzaine d’années plus tard, les premières maisons en bois rond faisaient à leur tour leur apparition en Europe. «Le terme fuste, originaire du Queyras, désigne toutes les constructions en rondins bruts ou partiellement équarris dans lesquelles on retrouve la forme naturelle du fût, précise Philippe Alibert. Les mazots des Alpes sont donc des fustes, mais aujourd’hui, ils ne sont plus construits de manière artisanale. Seule la construction en bois ronds a su garder son authenticité.»