analele universităţii din craiova

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analele universităţii din craiova
ANNALES DE L'UNIVERSITÉ DE CRAÏOVA
ANNALS OF THE UNIVERSITY OF CRAIOVA
ANALELE UNIVERSITĂŢII
DIN CRAIOVA
SERIA ŞTIINŢE FILOLOGICE
LANGUES ET LITTÉRATURES ROMANES
AN XVIII, Nr.1, 2014
EDITURA UNIVERSITARIA
ANNALES DE L'UNIVERSITÉ DE CRAÏOVA
13-15, Rue A.I. Cuza
Craïova, Roumanie
Tél./fax: 00-40-251-41 44 68
E-mail: [email protected]
........................................................................................................................
La revue s’inscrit dans les publications prévues dans les échanges en
Roumanie et à l'étranger
Peer Review
..........................................................................................................................
Directeur de publication:
Anda Irina RĂDULESCU
Coordination scientifique:
Alexandra CUNIŢĂ, Université de Bucarest (Roumanie)
Jean-Paul DUFIET, Université de Trente (Italie)
Jan GOES, Université d’Artois (France)
Marc GONTARD, Univeristé Rennes 2 (France)
Maria ILIESCU, Université Leopold Franzens, INNSBRUCK (Autriche)
Jean-Claude KANGOMBA, Archives et Musée de la Littérature de Bruxelles
(Belgique)
Georges KLEIBER, Université de Strasbourg (France)
Georgiana LUNGU-BADEA, Université de Timişoara (Roumanie)
Salah MEJRI, Université Sorbonne Paris Cité – Paris 13 (France)
Julia SEVILLA MUÑOZ, Université Complutense de Madrid (Espagne)
Antonio PAMIES, Université de Grenade (Espagne)
Najib REDOUANE, Université California State Univeristy, Long Beach (ÉtatsUnis)
Nicole RIVIÈRE, Université Paris Diderot – Paris 7 (France)
Elena Brânduşa STEICIUC, Université Ştefan cel Mare de Suceava (Roumanie)
David TROTTER, Université d’Aberystwyth (Grande Bretagne)
Marleen VAN PETEGHEM, Université de Gand (Belgique)
Alain VUILLEMIN, Université Paris Est (France)
Comité de rédaction: CAZACU
DINCĂ
IONESCU
MANOLESCU
POPESCU
RĂDULESCU
Sorin
Daniela
Alice Ileana
Camelia
Cecilia Mihaela
Valentina
Responsable du numéro: RĂDULESCU
Valentina
ISSN 1224 – 8150
Le numéro XVIII des Annales de l’Université de Craïova, série «Langues
et littératures romanes», est un espace de rencontres et d’échanges de chercheurs
venus d’horizons divers.
Le dossier Littérature, civilisation et critique de la traduction regroupe des
articles consacrés notamment aux écritures romanesques contemporaines (Lydie
Salvayre, Jean-Philippe Toussaint, Andrée Dahan, Wilfired N’Sondé), mais aussi à
la création camusienne, pour en souligner l’actualité.
Les études de critique de la traduction sont axées sur la problématique de
l’auto-traduction et de l’écriture bilingue chez des écrivains roumains d’expression
française comme Dumitru Tsepeneag, Lelia Trocan et Paul Miclău.
La diversité des sujets abordés souligne la complexité des ressources d’une
littérature francophone plurielle, qui ouvre de nouvelles pistes de recherche.
Les articles du dossier Linguistique et didactique présentent également une
riche thématique, qui relève des approches variées dans ces domaines. Les centres
d’intérêt concernent l’analyse du discours, l’analyse sémantico-pragmatique, la
linguistique cognitive et contrastive.
Le côté didactique porte sur de nouvelles voies pour l’enseignement du
FLE à l’université: l’emploi des méthodes actives, l’analyse des erreurs et
l’exploitation des stréréotypes dans une perspective interculturelle.
Les comptes rendus signalent la parution de quelques ouvrages récents
portant sur le texte injonctif, les modalités, les composants pragmatiques du texte
littéraire, la rhétorique des figures de style en traduction et sur la médiation
culturelle.
TABLE DES MATIÈRES
Dossier Littérature, civilisation et critique de la traduction
Ileana Neli EIBEN, Le Mot Sablier de Dumitru Tsepeneag ou la mise en
roman d’une expérience scripturaire bilingue
Ioan LASCU, L’engagement contre l’absurde. Un miroir: Actuelles I et II
d’Albert Camus
Camelia MANOLESCU, Wilfried N’Sondé ou les racines des ancêtres
Dorina PĂNCULESCU, Lydie Salvayre ou la modernité narrative
Gabriel POPESCU, Derrida exégète de Freud: penser la spectralité – de
l’écriture du rêve et de l’archive
Anda RĂDULESCU, La déportation des «ennemis» du régime communiste
roumain: sur quelques «figures» de l’auto-traduction
Valentina RĂDULESCU, Le dynamisme de l’écriture minimaliste: Fuir, de
Jean-Philippe Toussaint
Rabia REDOUANE, Andrée Dahan, voix féminine arabe en terre
canadienne
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Dossier Linguistique et didactique du français
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA, Le statut des objets nuls dans le
discours
Ilona BĂDESCU, Alice IONESCU, Le vocable bine en roumain
contemporain
Julie BOHEC, Les erreurs grammaticales persistantes des apprenants
chinois en expression écrite
Mihaela CHAPELAN, Est-il bon? est-il mauvais? Du stéréotype en classe de
FLE
Adriana COSTĂCHESCU, Discours et cohérence: topique, arrière-plan,
chronologie
Daniela DINCĂ, Mihaela POPESCU, Les gallicismes du roumain dans le
domaine des tissus pour vêtements
Maria-Luisa FERNANDEZ-ECHEVARRIA, Unités linguistiques et périodes
énonciatives en français/espagnol
Jan GOES, Prédicativité et non-prédicativité des adjectifs primaires en
français
Alice IONESCU, L’utilisation des méthodes actives en classe de FLE
Alexandru MARDALE, Adverbiaux adnominaux en roumain: l’exemple des
groupes prépositionnels complexes en DE
Zouhour MESSILI-BEN AZIZA, Étude stylistique et polyphonique des
figures d’ajout ponctuationnelles dans L’Écrivain de Yasmina Khadra
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Comptes rendus critiques
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA, La grammaire du silence, Tunis,
Centre de Publication Universitaire, 2014, 361p. (Valentina Rădulescu)
Cecilia CONDEI, Composants pragmatiques et textuels du discours
(non)littéraire, Craiova, Éditions Universitaria, 2013, 202 p. (Houda Ben
Hamadi Melaouhia)
Jean-Paul DUFIET (éd.) L’objet d’art et de culture à la lumière de ses
médiations, Labirinti, no 154/2014, Università degli Studi di Trento,
Dipartimento di Lettere e Filosofia, 216 p. (Cecilia Condei)
Mariana PITAR, Textul injonctiv. Repere teoretice, Editura Excelsior Art,
2014, 231 p. (Daniela Dincă)
Des mots aux Actes no 5. La rhétorique à l’épreuve de la traduction, revue
SEPTET (Société d’études des pratiques et théories en traduction), PerrosGuirec, Éd. Anagrammes, 2013, ISSN 1962-4220. (Anda Rădulescu)
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CONTENTS
Literature, Civilization and Translation Criticism
Ileana Neli EIBEN, Le Mot Sablier by Dumitru Tsepeneag or a Novel
Based on a Bilingual Writing Experience
Ioan LASCU, Commitment Against the Absurd. A Mirror: Albert
Camus’Actuelles I and II
Camelia MANOLESCU, Wilfried N'Sondé or the Ancestors’ Roots
Dorina PĂNCULESCU, Lydie Salvayre or the Modern narrative
Gabriel POPESCU, Derrida as Freud’s Exegete: Thinking about the
Spectrality: on the Writing about the Dream and the Archives
Anda RĂDULESCU, The Deportation of the “Enemies” of the Romanian
Communist Regime: on Some Self-translation “Devices”
Valentina RĂDULESCU, The Dynamism of the Minimalist Writing: JeanPhilippe Toussaint’s Fuir
Rabia REDOUANE, Andrée Dahan, An Arabic Feminine Voice in the
Canadian Landscape
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Linguistics and Didactics
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA, The Status of Null Objects in the
Discourse
Ilona BĂDESCU, Alice IONESCU, The Vocable Bine in Contemporary
Romanian
Julie BOHEC, The Continuous Grammatical Mistakes of Chinese Students
in Writing
Mihaela CHAPELAN, Is It Good, Is It Bad? On Stereotyping in French
Language Classes
Adriana COSTĂCHESCU, Discourse and Coherence: Topic, Background,
Chronology
Daniela DINCĂ, Mihaela POPESCU, Gallicisms in Romanian Language
Belonging to the Textile Semantic Field
Maria-Luisa FERNANDEZ-ECHEVARRIA, Linguistic Units and
Enunciative Periods in French/Spanish
Jan GOES, Predicativity and Non-Predicativity of Primary Adjectives in
French
Alice IONESCU, Active Methods in the FFL Class
Alexandru MARDALE, Adnominal Adverbials in Romanian: Examples of
Prepositional Groups Formed with Romanian Preposition DE
Zouhour MESSILI-BEN AZIZA, A Stylistic Study of Polyphony and
Punctuation Marks in Yasmine Khadra’s The Writer
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Critical Reports
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA, La grammaire du silence, Tunis,
Centre de Publication Universitaire, 2014, 361p. (Valentina Rădulescu)
Cecilia CONDEI, Composants pragmatiques et textuels du discours
(non)littéraire, Craiova, Éditions Universitaria, 2013, 202 p. (Houda Ben
Hamadi Melaouhia)
Jean-Paul DUFIET (éd.) L’objet d’art et de culture à la lumière de ses
médiations, Labirinti, no 154/2014, Università degli Studi di Trento,
Dipartimento di Lettere e Filosofia, 216 p. (Cecilia Condei)
Mariana PITAR, Textul injonctiv. repere teoretice, Editura Excelsior Art,
2014, 231 p. (Daniela Dincă)
Des mots aux Actes no 5. La rhétorique à l’épreuve de la traduction, revue
SEPTET (Société d’études des pratiques et théories en traduction), PerrosGuirec, Éd. Anagrammes, 2013, ISSN 1962-4220. (Anda Rădulescu)
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SUMAR
Literatură, civilizaţie şi critica traducerii
Ileana Neli EIBEN, Le Mot Sablier de Dumitru Tsepeneag sau
transpunerea în roman a unei experienţe scripturale bilingve
Ioan LASCU, Angajamentul împotriva absurdului. O oglindă: Actuelles I
şi II de Albert Camus
Camelia MANOLESCU, Wilfried N’Sondé sau rădăcinile strămoşilor
Dorina PĂNCULESCU, Lydie Salvayre sau modernitatea narativă
Gabriel POPESCU, Derrida, exeget al lui Freud: a gândi spectralitatea –
despre scriitura visului şi despre arhivă
Anda RĂDULESCU, Deportarea «duşmanilor» regimului comunist
român: despre câteva «figuri» ale autotraducerii
Valentina RĂDULESCU, Dinamismul scriiturii minimaliste: Fuir, de JeanPhilippe Toussaint
Rabia REDOUANE, Andrée Dahan, o voce feminină arabă pe pământ
canadian
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Lingvistică şi didactică
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA, Statutul complementelor nule în
discurs
Ilona BĂDESCU, Alice IONESCU, Cuvântul bine în limba română
contemporană
Julie BOHEC, Greşeli gramaticale frecvente în exprimarea orală a
studenţilor chinezi
Mihaela CHAPELAN, Est-il bon? Est-il mauvais? Despre stereotipie în
predarea limbii franceze ca limbă străină
Adriana COSTĂCHESCU, Discurs şi coerenţă: temă, fundal, cronologie
Daniela DINCĂ, Mihaela POPESCU, Galicismele din limba română din
domeniul ţesăturilor pentru îmbrăcăminte
Maria-Luisa FERNANDEZ-ECHEVARRIA, Unităţi lingvistice şi perioade
enunţiative în franceză şi în spaniolă
Jan GOES, Predicativitatea şi non-predicativitatea adjectivelor primare
din limba franceză
Alice IONESCU, Utilizarea metodelor active în predarea limbii franceze
ca limbă străină
Alexandru MARDALE, Adjuncţii adnominali în limba română: grupurile
prepoziţionale complexe introduse prin prepozitia DE
Zouhour MESSILI-BEN AZIZA, Studiu stilistic şi polifonic asupra
figurilor de tip punctuaţional in L’Écrivain de Yasmina Khadra
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Recenzii
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA, La grammaire du silence, Tunis,
Centre de Publication Universitaire, 2014, 361p. (Valentina Rădulescu)
Cecilia CONDEI, Composants pragmatiques et textuels du discours
(non)littéraire, Craiova, Éditions Universitaria, 2013, 202 p. (Houda Ben
Hamadi Melaouhia)
Jean-Paul DUFIET (éd.) L’objet d’art et de culture à la lumière de ses
médiations, Labirinti, no 154/2014, Università degli Studi di Trento,
Dipartimento di Lettere e Filosofia, 216 p. (Cecilia Condei)
Mariana PITAR, Textul injonctiv. Repere teoretice, Editura Excelsior Art,
2014, 231 p. (Daniela Dincă)
Des mots aux Actes no 5. La rhétorique à l’épreuve de la traduction, revue
SEPTET (Société d’études des pratiques et théories en traduction), PerrosGuirec, Éd. Anagrammes, 2013, ISSN 1962-4220. (Anda Rădulescu)
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DOSSIER
LITTÉRATURE, CIVILISATION ET CRITIQUE DE LA
TRADUCTION
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LE MOT SABLIER DE DUMITRU TSEPENEAG OU LA
MISE EN ROMAN D’UNE EXPÉRIENCE
SCRIPTURAIRE BILINGUE1
Ileana Neli EIBEN
Université d’Ouest de Timişoara, Roumanie
Résumé
Centrée sur le roman Le Mot sablier, notre étude se propose de présenter
la voie empruntée par Dumitru Tsepeneag pour illustrer son
acheminement vers la langue française comme langue d’écriture. Il n’est
pas question pour lui de parler de son bilinguisme, mais de le saisir dans
«l’intimité de l’écriture» (Bârna 2005: 29). Ce texte bilingue rend compte
de la façon dont la langue maternelle, en l’occurrence le roumain, est petit
à petit remplacée par le français. L’alternance codique, attentivement
surveillée par la plume de l’auteur, permet que les mots s’écoulent du
vase supérieur dans le vase inférieur: le texte se transforme ainsi d’un
texte roumain en un texte français. Si au début l’auteur semblait avoir
besoin d’un traducteur, Alain [Paruit], pour mettre en français son texte,
il finit par être son propre traducteur. La naturalisation de la langue
étrangère lui permet de traduire mentalement ses pensées pour les
modeler littérairement conformément aux normes de sa nouvelle langue
d’écriture.
Abstract
LE MOT SABLIER BY DUMITRU TSEPENEAG OR A NOVEL
BASED ON A BILINGUAL WRITING EXPERIENCE
This study concentrates on the novel Le Mot sablier and aims at
identifying the special method employed by Dumitru Tsepeneag to
1
This work was cofinaced from the European Social Fund through Sectoral Operational
Programme Human Resources Development 2007-2013 project number
POSDRU/159/1.5/S/140863 Competitive Researchers in Europe in the Field of
Humanities and Socio-Economic Sciences. A Multi-regional Research Network
(CCPE).
Cet article a été cofinancé du Fonds Social Européen par le Programme Opérationnel
Sectoriel pour le Développement des Ressources Humaines 2007-2013, Code du
contrat: POSDRU/159/1.5/S/140863, Chercheurs compétitifs au niveau européen dans
le domaine des sciences humaines et socio-économiques. Réseau de recherche
multirégional (CCPE).
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illustrate his accustomedness to using French as a writing language. In his
case, the focus is not on talking about his bilingualism, but on seizing it
"within his writing" (Bârna 2005: 29). The analysed bilingual text shows
how the native language, in this case Romanian, is gradually replaced by
French. By means of a code-switch carefully guided by the author, the
words flow from the superior “recipient” to the inferior one causing the
text to transform itself from Romanian into French. Although at first he
seemed to need a translator, Alain [Paruit], to translate his work into
French, the author ends up being his own translator. By naturalising the
foreign language, he is able to mentally translate his thoughts and give
them a literary shape according to the standards of his new writing
language.
Mots-clés: bilinguisme d’écriture, alternance codique, langue maternelle,
langue étrangère, traduire mentalement, texte bilingue
Keywords: bilingual writing, code-switch, native language, foreign
language, mentally translating, bilingual text
Après une période de silence, entre 1978 et 1984, lorsqu’il s’est dédié
surtout au jeu d’échecs, Dumitru Tsepeneag décide de retourner à l’écriture. Or,
vivant en France, il doit arrêter d’écrire en roumain et se faire traduire par Alain
Paruit. Il doit adopter le français comme langue d’écriture. Le Mot sablier, publié
pour la première fois en 1984, en France, chez P.O.L. éditeur, fait suite à cette
nécessité de l’auteur de changer de langue d’écriture.
Comme d’autres textes de Dumitru Tsepeneag, ce roman a dû attendre la
chute du communisme pour être publié en Roumanie. C’est ce qui est arrivé en
1994 lorsque Cuvîntul nisiparniţă paraît à la maison d’édition roumaine, Univers.
Une dizaine d’années plus tard, en 2005, Cuvîntul nisiparniţă, suivi d’une postface
de Georgiana Lungu-Badea, est de nouveau publié, dans sa forme bilingue, chez
Editura Universităţii de Vest de Timișoara.
1. Genèse du Mot sablier
Dumitru Tsepeneag ne pouvait plus prolonger son attente dans «[...]
l’antichambre de la langue française» (Tsepeneag 1984: 12), il devait se mettre à
écrire en français. Être écrivain français ou plutôt devenir écrivain français est un
«hasard décisif» (Pastenague 1989: 103) pour Dumitru Tsepeneag qui vivait avec
la nostalgie de sa langue maternelle.
Or, pour adopter une autre langue, il faut d’abord se débarrasser de celle
qu’on avait tétée avec le lait de sa mère (Pastenague 1989: 143). On devient ainsi
un «possesseur aléatoire» qui doit «[…] faire la preuve de sa compétence, c’est-àdire prouver son intention d’user de cette langue maternelle à bon escient,
activement et conformément aux règles en vigueur» (Pastenague 1989: 143). Le
Mot sablier, par la métaphore du sable qui s’écoule d’un vase dans l’autre,
surprend le processus cognitif d’appropriation de l’autre langue qui remplace petit
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à petit les «cadavres d’images venues d’une autre terre, avec un autre horizon»
(Tsepeneag 1984: 13).
En fait, les raisons de sa «conversion» linguistique sont multiples.
C’est d’abord la curiosité qui l’a poussé à écrire en français, pour «[…]
voir ce que ça pouvait donner» (Tsepeneag 2013: 18). Ensuite, la traduction
constitue un processus coûteux pour un éditeur. Par exemple,
«L’édition d’un ouvrage paru à l’origine dans une langue étrangère est une activité
qui implique des frais fixes importants. Pour un éditeur, son surcoût est constitué
de l’achat de droits, du paiement du traducteur et, éventuellement, de la
rémunération d’agents (au pourcentage des contrats) ou de "scouts" (salariés des
maisons d’édition). Dans la pratique, la traduction ne peut être envisagée par un
éditeur que pour les livres dont les tirages seront supérieurs à 4000 exemplaires.»
(Ganne/Minon 1992: 62)
L’éditeur de Dumitru Tsepeneag n’y fait pas exception. Il lui suggère à
demi-mots qu’il serait temps de renoncer aux services du traducteur. «Maintenant,
que t’as appris la langue, pourquoi n’écris-tu pas en français, tu vois bien que la
traduction coûte assez cher et les ventes sont modestes?» (Tsepeneag 2013: 18), lui
demande-t-il.
À cela s’ajoute aussi un quelconque mécontentement de l’écrivain par
rapport au style trop classique de son traducteur, un style «[…] avec trop de
symétrie dans la construction des phrases, un peu raide» (Tsepeneag 2013: 18).
Cependant, faire appel aux services de celui-ci a certains avantages: l’auteur ne
peut pas être accusé d’imperfection, de déviation par rapports aux normes de la
langue française, critique qu’on pourrait lui faire dans d’autres situations.
En fin de compte, on pourrait mentionner le fait que l’écrivain se sent
«menacé» par le traducteur avec qui il doit partager le droit de propriété sur le
texte. Il n’en est plus le seul auteur. Pire encore, il risque d’y occuper une position
secondaire et n’être qu’une imposture promise par la couverture. Faire appel aux
services d’un professionnel de la traduction, dans notre cas Alain [Paruit],
comporte des risques: l’écrivain se voit menacé et concurrencé par celui-ci.
L’auteur traduit, devenu un fantôme, une imposture, est complètement démuni. Il
«[…] n’a aucune puissance, car aucune présence» (Ţepeneag 2005: 114), il est
promis par la couverture, mais il s’efface derrière le traducteur qui réécrit le texte
en langue cible.
La peur d’être balayé du texte en même temps que les mots et «[…]
l’insatisfaction de se voir condamné […] à n’être lu qu’en traduction» (Bârna 2006:
12), devraient donner un coup de pouce à Dumitru Tsepeneag et le faire changer de
langue d’écriture. Or, pour le moment, il ne peut créer qu’
«[…] encore un texte écrit en roumain et qu’Alain [à lire Alain Paruit] aura encore
à traduire en se triturant les méninges tandis que je souffrirai inutilement auprès de
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lui tout en me rendant parfaitement compte qu’aussi génial que soit le traducteur
une traduction reste une traduction» (Tsepeneag 1984: 11).
Dumitru Tsepeneag fait appel à Alain Paruit pour assurer la traversée
d’une partie de son livre (les fragments écrits en roumain) sur les rives de la langue
française. En s’expliquant sur la genèse de son œuvre, il affirme:
«J’ai écrit le premier chapitre en roumain, en introduisant ça et là
quelques mots français, par commodité […]. Par la suite, il m’est venu
l’idée du "sablier textuel". Je l’ai communiquée à Alain qui a accepté de
traduire chapitre par chapitre, c’est-à-dire le texte fraîchement rédigé en
roumain. […] Non seulement le texte roumain était traduit à mesure qu’il
était écrit, mais le texte même avait de moins en moins besoin d’être
traduit. […] La traduction française m’a fourni la matière
progressivement, surtout pour la seconde partie du texte, où la langue
française s’impose de plus en plus jusqu’à rester seule, souveraine.»
(Lungu-Badea/Tsepeneag, traduit du roumain par A. Gheorghiu 2006:
2009)
On apprend ainsi que le travail du traducteur avance au rythme de
l’écriture. «Je dois te dire que je ne peux pas écrire ce livre sans ton aide (ton
assistance) immédiate et permanente, adică: au fur et à mesure que j’écris tu dois
traduire» (Ţepeneag 2005: 102-103), lui dit l’auteur. Et cela, jusqu’au moment où
l’auteur n’a plus besoin de faire traduire son texte car il l’écrit directement en
français.
La traduction, par le travail du traducteur Alain, y remplirait une «fonction
supplétive» (Saint-Gelais 2008: 9) dans le sens qu’elle nous dispenserait de la
lecture du texte original. Petit à petit, elle est remplacée par le bilinguisme
d’écriture. Dumitru Tsepeneag devient «[…] son propre traducteur, et ce dès avant
d’écrire ce qu’il a à écrire» (Bârna 2005: 32).
Traduire avant d’écrire, peut paraître un paradoxe. Excepté le cas où il n’y
a pas d’auteur et c’est le traducteur qui écrit le livre, comme l’explique l’écrivain
même:
«[…] comme ça! C’est déjà arrivé. Un type qui prétendait avoir traduit un roman
de l’anglais ou de l’américain, je ne me rappelle pas très bien. Mais je peux vous
montrer le bouquin. Merde!...En réalité, c’était lui-même qui avait écrit le texte
directement en français» (Ţepeneag 2005: 118).
Le bilinguisme d’écriture permet d’intérioriser la langue étrangère à tel
point qu’elle concurrence et remplace la langue maternelle dans le processus de
création. C’est cette naturalisation de la langue étrangère qui permettra à l’écrivain
de s’en servir pour traduire, dans le sens d’exprimer directement ses pensées en
français.
16
2. Le Mot sablier, un métaroman
En regardant la couverture, on constate l’absence de toute indication
générique qui, normalement, devrait figurer sous le titre et devrait informer de
prime abord le lecteur sur «[…] le statut générique intentionnel de l’œuvre qui
suit» (Genette 1987: 98). Alors, quel serait le statut officiel que l’auteur et l’éditeur
veulent attribuer à ce livre? S’agit-il d’un roman vu la dimension du texte? Selon
les dires de l’auteur, ce n’en est pas un. «Roman n’est pas exactement le mot»
(Ţepeneag 2005: 71) pour le caractériser.
Ce n’est pas peut-être un roman au sens d’
«[…] œuvre littéraire en prose d'une certaine longueur, mêlant le réel et
l'imaginaire, et qui, […] cherche à susciter l'intérêt, le plaisir du lecteur en
racontant le destin d'un héros principal, une intrigue entre plusieurs personnages,
présentés dans leur psychologie, leurs passions, leurs aventures, leur milieu social,
sur un arrière-fond moral, métaphysique» (TLFi).
C’est plutôt un roman au sens étymologique du mot: au XIIe siècle, mettre
en roman, ne signifiait pas traduire un texte latin, mais gloser en roman un texte
latin pour qu’il soit facilement compris par les élèves (Zumthor cité par Comloşan /
Borchin 2005: 85).
C’est peut-être en vertu de cette deuxième signification, qu’on pourrait
considérer Le Mot sablier comme un roman, c’est-à-dire une mise en texte d’une
expérience scripturaire bilingue. En effet, il s’agit d’un texte qui tente de saisir sa
propre venue au monde: il «[…] porte en lui, avec lui, sa propre théorie. Comme un
kangourou!» (Tsepeneag 2013: 18). Ce ne serait donc pas un roman, mais un
métaroman, c’est-à-dire un roman qui parle en fait de lui-même.
Le sujet n’existe pas, il se crée au fur et à mesure que l’écriture avance.
C’est ce qui fait dire à Nicolae Bârna que c’est
«[…] un récit dont le thème principal – ou le sujet "véritable" – est sa propre
production. Et qui rend compte de ce "thème"-là non pas en la racontant, ni en
l’"expliquant", mais en le produisant, ostensiblement, au niveau de l’intimité de
l’écriture» (2005: 29).
Par la métaphore du sable qui s’écoule du vase supérieur dans le vase
inférieur, Dumitru Tsepeneag rend compte de son propre acte d’écriture en langue
étrangère ou ce que Georgiana Lungu-Badea appelle «[…] la fictionnalisation des
actes d’écrire et de traduire» (2008: 19). Il surprend la complexité du choix d’un
code linguistique différent pour en faire un nouvel outil d’expression littéraire. Le
renoncement à la langue maternelle et l’adoption du français comme langue
d’écriture prend une forme esthétique en saisissant en filigrane le processus de dé/re-construction identitaire de l’écrivain même.
Le Mot sablier enregistre non seulement le processus d’apparition d’un
texte écrit par un auteur appartenant à deux espaces linguistiques et littéraires
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distincts (roumain et français), mais aussi une transformation qu’on pourrait
envisager sous plusieurs angles: d’écrivain d’expression roumaine Dumitru
Tsepeneag devient, il est vrai que pour un certain laps de temps, écrivain
d’expression française; d’écrivain «traduit» il devient écrivain qui se traduit. Son
nom, de Ţepeneag devient Tsepeneag pour se métamorphoser encore une fois en
Ed Pastenague lors de la parution de Pigeon vole (1989). Le changement du nom
témoignerait de la quête identitaire de l’écrivain qui, «arraché» à la littérature
roumaine, cherche sa voie dans la littérature française.
3. D’une langue à l’autre, d’une langue dans l’autre
Le Mot sablier (1984), bien que rédigé à la fois en roumain et en français et
censé illustrer les mécanismes de création en langue étrangère, n’a pu paraître
qu’en traduction. Le caractère bilingue du texte a dû être annulé au profit d’une
réception monolingue (Lungu-Badea 2008: 22). Le traducteur Alain accuse même
l’auteur d’avoir sacrifié «[…] le lecteur roumain sur l’autel de la littérature
française» (Ţepeneag 2005: 71). Pour informer cependant le lecteur qu’il s’agit de
la cohabitation de deux idiomes dans le même texte, on a fait appel à des astuces
typographiques. Le texte rédigé en français par l’auteur même a été mis en italique
pour le différencier de celui traduit du roumain. Plus encore, pour la première
occurrence, dans le texte traduit par Alain Paruit, d’un syntagme en français, lui
aussi en italique, on explique dans une note en bas de page: «En français dans le
texte (comme tout ce qui sera désormais imprimé en italique) (n.d.a.)» (Tsepeneag
1984: 17).
Paradoxalement, le syntagme en question est en roumain et l’auteur s’en
sert pour anticiper la façon dont Alain reportera en français le mot roumain
nisiparnità. En le considérant intraduisible, quelques lignes plus loin, il s’attache à
l’expliciter: «[…] il est composé de deux vases identiques chacun des dimensions
d’un verre à liqueur et abouchés par un court et très mince conduit d’ouverture
millimétrique où le sable coule grain à grain» (Tsepeneag 1984: 18).
Ces remarques font écho à d’autres qui les ont précédées. Le rouge-gorge
est, par exemple, un mot dont l’auteur ne connaît pas l’équivalent en roumain. Il
croit qu’«[…] il se pourrait qu’il n’existe pas que l’on dise pareillement clepsydre
ce qui constituerait une évidente impropriété de langage» (Tsepeneag 1984: 15).
L’opacité entre les deux langues qui entrave et déforme le transfert interlingual est
exemplifiée par les commentaires sur l’intraduisibilité de ces mots.
L’édition de 2005, Cuvîntul nisiparniţă, respecte l’alternance des deux
codes, le roumain et le français. La différenciation typographique à laquelle on a
fait appel pour l’édition de 1984 n’apparaît plus, tout le texte étant imprimé cette
fois-ci en romain. Les deux langues s’y entrecroisent pour donner forme au
message de l’auteur. Par l’alternance des deux codes dans le même texte, l’écrivain
18
tente de surprendre son propre acheminement vers la langue française, le roumain
étant petit à petit remplacé par le français2.
L’alternance est définie comme la «[…] juxtaposition, à l’intérieur d’un
même échange verbal, de passage où le discours appartient à deux systèmes ou
sous-systèmes grammaticaux différents» (Thiam 1997: 32). On distingue: une
alternance intraphrastique et une alternance interphrastique.
L’alternance intraphrastique permet que
«[…] des structures syntaxiques appartenant à deux langues coexistent à l’intérieur
d’une même phrase, c’est-à-dire lorsque les éléments caractéristiques des langues
en cause sont utilisés dans un rapport syntaxique très étroit, du type thèmecommentaire, nom-complément, verbe-complément….» (Thiam 1997: 32)
L’alternance interphrastique prend la place de l’alternance intraphrastique,
permettant qu’il y ait «[…] une alternance de langues au niveau d’unités plus
longues, de phrases ou de fragments de discours» (Thiam 1997: 32-33).
Cuvîntul nisiparniţă commence en roumain. L’auteur roumain semble
s’adresser au lecteur français pour lui expliquer pourquoi il le prive encore du
plaisir du texte direct, pour le lui offrir quand même en fin de compte. Il se déclare
incapable à s’évader de ce «[…] cercle vicieux (ou plutôt deux cercles dessinant un
huit)» (Tsepeneag 1984: 11).
À cet égard, il avoue:
«[…] ainsi à cheval sur deux langues je m’étais résolu à écrire en français mais
j’au dû constater non sans irritation ni dépit que je ne pourrai pas le faire aussi
longtemps que je n’aurai pas échappé aux fantasmes emmagasinés au long de tant
d’années durant lesquelles au lieu d’écrire je me demandais comment et à quel fin.
Autant d’années d’attente dans l’antichambre de la langue française.» (Tsepeneag
1984: 12)
2
Une analogie frappante existe entre l’alternance des deux codes dans Le Mot sablier et la
description que Nancy Huston fait de son journal intime. À cet égard, elle affirme: «Le
journal commence en 70, en anglais, avec des entrées irrégulières, des bribes de poésie
et d’états d’âme. Treize ans plus tard, il est entièrement en français et il a à peu près le
même contenu […]. Mais au milieu, vers 73-75, il y a eu un crescendo spectaculaire: je
remplissais dix à quinze pages par jour avec mes impressions détaillées de Paris […], et
c’est précisément l’époque à laquelle s’est opéré mon changement de langue. Les
entrées sont tantôt en anglais, tantôt en français; parfois la langue change d’un
paragraphe à l’autre, voire à l’intérieur de la même phrase.
[…] les italiques ont peu à peu, elles aussi, changé de bord. Avant, c’était les expressions
françaises dans un texte anglais que je soulignais consciencieusement, et maintenant
c’est l’inverse. Autrement dit, dans les pages que j’écris maintenant, ce sont les mots de
ma langue maternelle qui sautent aux yeux.» (Huston/Sebbar 1986: 36).
19
Dans son rituel de passage à la langue française, Dumitru Tsepeneag doit
d’abord chasser les spectres qui le hantent, vider le vase linguistique roumain. Il
pense qu’«[…] il serait louche en creusant le terrain […] neuf de la langue
française [qu’on] en exhume des cadavres d’images venues d’une autre terre, avec
un autre horizon» (Tsepeneag 1984: 13). Le «ballast fantasmatique» (Tsepeneag
1984: 12) risque de contaminer l’écriture en français de sorte que l’auteur se
demande:
«[…] car qui me garantit si j’écris en français que je ne me retrouverai pas hanté
par tous ces spectres comme cela m’est d’ailleurs arrivé avec quelques textes brefs
et dans ce cas je n’écris pas je décris je récris je copie ce que je n’ai pas été
capable d’écrire mais qui est cependant resté dans mon esprit sous la forme de
larves que je ne puis éviter.» (Tsepeneag 1984: 12)
S’affranchir de la langue maternelle devient une condition sine qua non de
l’écriture en langue étrangère. Il doit d’abord vider le vase supérieur et chasser les
images qui le hantent: une femme «[…] qui lave la vaisselle à la cuisine en
attendant le retour de son soldat toujours au régiment» (Tsepeneag 1984: 13), «[…]
cet homme qui parcourt une plage de sable fin en balançant ses longs bras»
(Tsepeneag 1984: 14), «[…] une vieille qui fait sa prière à genoux» (Tsepeneag
1984: 16) et ainsi de suite.
Les premiers mots français qui s’insinuent dans le texte roumain sont,
paradoxalement, en roumain. Le syntagme est utilisé pour surprendre, comme nous
avons vu plus haut, la manière dont le traducteur mettra en français le mot roumain
nisiparniţă. Dans une note en bas de page on explique tout simplement «În
franceză în text (N.A.)» [En français dans le texte (n.d.a)] sans pour autant prévenir
le lecteur que d’autres fragments en français suivront, comme c’était le cas pour
l’édition de 1984.
Dans l’exemple suivant: «[…] uite ce se întâmplă dacă spui prostii
mormăie domnul George/ satisfăcut cititorul se răzbună d’une manière très simple»
(Ţepeneag 2005: 23), on peut constater qu’au bout d’un paragraphe en roumain,
l’auteur avait inséré un syntagme en français. Mais ce syntagme n’est pas disloqué
de ce qui le précède. Au contraire, il vient s’y souder pour former un énoncé
cohérent et facile à comprendre par un lecteur bilingue. Nous avons ainsi le verbe
roumain a se răzbuna dont le sens est complété en français par le complément
d’une manière très simple qui montre la façon dont le lecteur peut se venger contre
les «bêtises» de l’auteur.
Parmi les premiers mots français qui s’insinuent dans le texte roumain il
faut mentionner aussi la phrase interrogative «parlez-vous français», devenue une
sorte de leitmotiv qui se répète tout au long du livre. Elle apparaît dans un
paragraphe en roumain où il est question des langues parlées par les personnages:
«[…] unii fumează pipă şi discută în mai multe limbi. Oricare dintre ei ştie cel
puţin două: parlez-vous français oui monsieur şi soldatul zâmbeşte pe sub mustaţă»
(Ţepeneag 2005: 19). La structure en français interrompt l’énoncé sans pour autant
20
déranger le confort de lecture du récepteur. Elle n’est détachée ni du contexte avant
ni du contexte après, mais sert de relais établissant une sorte de connexion logique
entre les deux.
De même, on peut retrouver une phrase en français au début d’un
paragraphe en roumain: «[…] tu vas tomber urlă Domnica iar curcanul suflă în
ţignal lasă jos sacoşa cu peştele şi dintr-un salt e lângă băiat» (Ţepeneag 2005: 51).
Dans cet exemple, la phrase exclamative «[…] tu vas tomber» est suivie par la
proposition incise en roumain «[…] urlă Domnica» [cria Domnica] qui indique
qu’on rapporte les paroles de quelqu’un.
Le texte continue en roumain, mais les phrases françaises s’accumulent en
paragraphes de sorte que le texte devient un enchaînement de passages en roumain
suivis de passages en français, comme dans l’exemple suivant:
«[…] la halte où travaille Valentin depuis qu’il a quitté le cirque ne peut pas se
trouver bien loin
de toute façon avant la frontière
Val lui trouvera sans doute des vêtements de cheminot et l’aidera à passer
il recommence à courir. sourit
Alain se opreşte. soarbe din ceaşca de ceai. Domnica se zmulge din braţele lui
Robert şi iese din salon: se aude uşa pocnind în urma ei
nimeni nu scoate nici un cuvânt. Plouă.» (Ţepeneag 2005: 70)
Plus le texte avance, plus le français remplace le roumain et l’alternance
intraphrastique cède la place à l’alternance interphrastique. Or, tout comme dans le
cas du sablier, il est impossible de surprendre «[…] le moment précis où le niveau
du vase supérieur descendra sous une certaine ligne.» (Tsepeneag 1984: 18)
En douceur, le français s’insinue dans les phrases, dans les lignes, dans les
pages du livre, et implicitement dans le mental de l’écrivain. Il remplace le
roumain qui y survit encore par quelques paragraphes, par quelques mots, pour
disparaître quand même en fin de compte, comme dans l’exemple ci-dessous:
«Et alors j’ai repéré dans mon délire les possibilités épiques de réaliser cette
structure. Il m’est difficile de te l’expliquer, même en roumain. Et puis j’ai la
flemme!
Să-ţi dau mai bine, pe capitole, elementele epice mai importante (bien que seuls
les détails fassent avancer l’écriture!).
Nu-ţi povestesc subiectul care (încă) nici nu există: car il se crée au fur et à
mesure. Et puisque cette expression s’est présentée sous ma plume (Ivănceanu:
huauhuuu!) je dois te dire que je ne peux pas écrire ce livre sans ton aide (ton
assistance) immédiate et permanente, adică: au fur et à mesure que j’écris tu dois
traduire. Je vais t’expliquer pourquoi.» (Ţepeneag 2005: 102-103)
Cet écoulement graduel amène le lecteur, presqu’à son insu, vers un texte
écrit directement en français. La figure du livre étant le sablier, on pourrait croire
qu’on va y retrouver le texte roumain traduit en français. Or, ce n’est pas du tout le
cas puisque les phrases ne sont pas les mêmes des deux côtés et l’écrivain ne sait
21
pas répéter fidèlement ce qu’il avait créé sur les rives de l’autre langue (Ţepeneag
2005: 103). Ce qu’on lit en français n’est pas une traduction du texte roumain, mais
une création issue des deux langues où l’on retrouve les éléments du vase
supérieur, mais transfigurés par le goulot du sablier linguistique.
Dumitru Tsepeneag atteint son objectif: il en finit avec cette traduction qui
n’en est plus une (Ţepeneag 2005: 111). Plus encore, il ne traduit plus car il n’a
plus rien à traduire, ce qui non seulement empêche le couvercle de cercueil de se
refermer sur l’Auteur, mais bien davantage, lui permet de figurer tout seul sur la
couverture car il n’est plus un fantôme, une imposture. En s’adressant à son lecteur,
il pourrait fort bien lui demander «parlez-vous français?», phrase qui, tel un
leitmotiv, revient obsessionnellement tout au long du texte.
L’auteur finit par se contredire. Au début, il n’était pas convaincu de
pouvoir abandonner la langue maternelle, profondément ancrée en lui. À la fin,
pareil à son acrobate du cirque, il renonce au filet de la langue roumaine pour écrire
en français. Roumain par la langue et l’origine géographique, il s’approprie l’autre
langue qui s’insinue dans le texte, d’abord par un mot français lancé ici et là, puis
toute une phrase pour devenir en fin de compte un texte en français.
Pour conclure, nous pouvons dire qu’à la croisée de deux langues, dans
«[…] une certaine hétérogénéité des éléments lexicaux (certes à un degré
supportable du point de vue épique) pour être féconds capables de donner
naissance à d’autres mots et d’autres phrases entre lesquels s’établiront
graduellement des rapports de plus en plus rigoureux» (Tsepeneag 1984: 17),
Dumitru Tsepeneag parvient en fin de compte à créer non seulement «[…]
d’un texte à l’autre d’un texte dans l’autre» (Tsepeneag 1984: 16), mais aussi d’une
langue à l’autre, d’une langue dans l’autre.
Bibliographie
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sablier de Dumitru Tsepeneag. Chronique d’une double traversée:
interlinguistique et interculturelle», in NEF, Vol. 20, n° 1: 27-34.
Bârna, Nicolae (2006), «Dumitru Tsepeneag: Aller et venir à travers plusieurs
goulots de sablier. Identité multiple, identité alternée, identité intégratrice»,
in Georgiana Lungu-Badea / Margareta Gyurcsik (éds.), Dumitru
Tsepeneag, Les Métamorphoses d’un créateur:écrivain, théoricien,
traducteur, Timișoara: Editura Universităţii de Vest, 9-23.
Ganne, Valérie / Marc Minon (1992), «Géographies de la traduction», in BarretDucrocq Françoise (dir.), Traduire l’Europe, Paris: Éditions Payot, 55-95.
Genette, Gérard (1987), Seuils, Paris: Éditions du Seuil.
Huston, Nancy / Leila Sebbar (1986), Lettres parisiennes, Histoires d’exil, Paris:
Bertrand Barrault.
22
Lungu-Badea, Georgiana / Dumitru Tsepeneag (2006), «Un minimaliste
intransigeant: Dumitru Tsepeneag», entretien avec Dumitru Tsepeneag,
traduit du roumain par Andreea Gheorghiu in Dialogues francophones 12:
200-209.
Lungu-Badea, Georgiana (2008), «Sur le bilinguisme du soi. Fictionnalisation des
actes d’écrire et de traduire» in Dialogues francophones 14: 19-26.
Saint-Gelais, Richard (2008), «La métalepse du traducteur:Tsepeneag, Paruit, Le
Mot sablier» in Dialogues francophones 14: 7-18.
Thiam, Ndiassé (1997), «Alternance codique», in Marie-Louise Moreau (coord.),
Sociolinguistique, Les concepts de base, Hayen: Pierre Mardaga éditeur,
32-35.
Tsepeneag, Dumitru (2013), «L’exil et la tentation du sablier», in Dan Octavian
Cepraga e Alexandra Vrânceanu Pagliardini (a cura di), Terra aliena,
L’esilio degli intellettuali europei, Bucureşti: Editura Universităţii din
Bucureşti, 11-20.
Dictionnaires
Comloşan, Doina / Mirela Borchin (2005), Dicţionar de comunicare (lingvistică şi
literară), vol. 3, Timişoara: Editura Excelsior Art.
Trésor de la langue française informatisé. URL: http://www.cnrtl.fr [consulté le
28. 11. 2014]
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Tsepeneag, Dumitru (1984), Le Mot sablier, Paris: P.O.L. éditeur.
Ţepeneag, Dumitru (2005), Cuvîntul nisiparniţă, Timișoara: Editura Universităţii
de Vest.
23
L’ENGAGEMENT CONTRE L’ABSURDE.
UN MIROIR: ACTUELLES I ET II D’ALBERT
CAMUS
Ioan LASCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
L’article met en évidence quelques rapports qui existent entre le
journalisme et l’œuvre littéraire d’Albert Camus en ce qui concerne
l’engagement contre l’absurde. Les démarches de cet engagement
commencent avec Le Mythe de Sisyphe (1942) et se prolongent jusqu’en
1956 avec La Chute. Les mêmes démarches traversent le journalisme
(1944-1956) et c’est un trait caractéristique à l’activité de Camus tout
entière. En ce qui le concerne, chez lui l’homme, l’artiste et le journaliste
se sont toujours guidés d’après les mêmes principes moraux.
Abstract
COMMITMENT AGAINST THE ABSURD. A MIRROR: ALBERT
CAMUS’ACTUELLES I AND II
The article highlights some connections between journalism and Albert
Camus’ literary work, regarding the commitment against the absurd. The
first signs of this commitment are visible in Le Mythe de Sisyphe (The
Myth of Sisyphus) (1942) and extend until 1956 with La Chute (The Fall).
The same happens with his journalistic career between 1944 and 1956;
this is a characteristic feature of Camus’ whole activity. In his view, the
man, the artist and the journalist are always guided according to the same
moral principles.
Mots-clés: engagement, absurde, justice, politique, morale
Keywords: commitment, absurd, justice, politics, morality
Dans Actuelles I Camus prononce deux assertions fondamentales, à notre
avis, concernant l’esprit de son engagement d’après-guerre. La première dit que:
«Pour le reste, sachons que c’est le seul effort qui, dans le monde d’aujourd’hui,
vaille qu’on vive et qu’on lutte.» Et tout de suite: «Notre conviction est, en effet,
que rien de bon ne peut se faire en dehors de la lumière», donc tout peut être bien
fait en dehors de l’absurde, dans un monde baigné de la lumière d’une pensée juste,
lucide, où règne la raison et la justice. Un monde qui s’élève grâce à
l’humanisation de cette justice même et par l’acceptation raisonnable de ses
24
limites. Ces deux assertions se retrouvent dans deux éditoriaux publiés dans
Combat, le 8 septembre et le 7 octobre 19441. Camus n’a jamais accepté de reculer
devant l’absurde de la guerre et des politiques totalitaires, car l’absurde, constate
Camus dans Le Mythe de Sisyphe, est équivalent à l’esquive mortelle qui est, ni
plus ni moins, l’espoir dans une vie autre que celle qui nous est donnée à vivre sur
la terre. «La vie ne mérite pas d’être vécue» est une vérité stérile parce qu’un
truisme. La seule chose qui vaut pourrait être la confiance dans la vie sur la terre
qui est, par ailleurs, l’unique certitude de l’homme. Dans Le Mythe de Sisyphe il
parle d’un climat d’absurdité qui serait le début de l’absurde, pour parler ensuite de
l’univers absurde qui est la fin de tout. Il y affirme aussi que les hommes secrètent
de l’inhumain. Ce sont des idées qui ressortent objectivement d’un climat moral et
d’une crise de conscience de laquelle cette époque-là n’était guère étrangère.
L’aspect mécanique de la vie et des gestes des hommes, le dégoût devant
l’inhumanité même, l’état de «nausée» dont parle Jean-Paul Sartre, tout cela induit
la lassitude et la désolation qui guettent jusqu’à la fin d’une vie machinale et
conformiste; de même l’aliénation qui vient d’abord du sentiment que le monde est
opaque ou visqueux ou étranger. Le monde échappe à notre connaissance parce
qu’il reste clos, fermé en soi-même. Et ce sont justement l’opacité du même monde
et l’aliénation infligée à l’homme les deux sources qui secrètent de l’absurde. Sur
le plan de son analyse, Albert Camus a évidemment raison parce qu’il tire ses
constats de l’esprit qui hante la société du temps et du climat intellectuel et moral.
Le drame du héros absurde est déclenché par son exigence de clarté et de
familiarité avec le monde. Avant toute chose, comprendre c’est unir et
communiquer, c’est être avec le monde. Ces désirs sont tellement puissants vu que
l’homme aspire à transgresser l’absurde qui le cerne, un absurde engendré par la
confrontation survenue entre l’irrationnel du monde et l’aspiration humaine
illimitée vers la clarté. À cause de l’irrationnel du monde tant clamé, Camus peut
passer, pour quelques-uns, comme penseur agnostique. Ce serait une espèce
d’agnosticisme singulier et individualiste mais qui n’exclut pas la confrontation et
la comparaison, donc actif et combattant en définitive. Si, dans Le Mythe de
Sisyphe, Albert Camus décrit l’univers absurde et il n’oublie pas de le concevoir
comme l’expression d’une certaines métaphysique et attitude d’esprit. Ce qui
diffère, c’est la méthode de Camus qui consiste à sonder les profondeurs de
l’expérience. L’aspect agnostique n’est qu’une prémisse, tandis que le sondage de
l’expérience le rapproche d’une phénoménologie du «vécu». Pour Camus le monde
saurait dévoiler ces sens à l’homme grâce aux investigations de la raison. C’est
l’écart entre le point de départ, les démarches et la conclusion. Parallèlement, les
touches directes à la réalité propres au journaliste se dessinent à la suite de la même
méthode du sondage de l’expérience dont les échantillons sont ensuite soumis à
une exigeante analyse rationnelle. À travers l’entreprise journalistique ce sont
1
Cf. Albert Camus, Actuelles. Chroniques: 1944-1948, NRF Gallimard, 1977, pp. 47, 48.
25
l’enjeu et le type du discours mais tous les deux diffèrent de ceux qui agencent
l’œuvre littéraire.
Dans un essai publié dans la revue Esprit en janvier 1950, intitulé Albert
Camus et l’appel des humiliés, Emmanuel Mounier constatait que
«Les années confuses de l’occupation ont brouillé les naissances littéraires.
L’Étranger nous est arrivé dans l’ombre portée par L’Être et le néant, et cet
encombrement de l’histoire a fait longtemps de Camus, devant l’opinion, un
écrivain d’idées, une sorte d’illustrateur à la pointe sèche de ce monde de
l’absurde que l’on voyait les philosophes traiter jusqu’alors en large compositions
murales. Le public aime bien les écrivains d’idées.»2
Cet essai a été aussi introduit dans le dernier volume d’Emmanuel
Mounier, paru de son vivant et intitulé L’Espoir des désespérés. Malraux. Camus.
Sartre. Bernanos, 1951, Éditions du Seuil, coll. Points-Littérature.
C’est toujours Emmanuel Mounier qui croit que Le Mythe de Sisyphe
représente, ni plus ni moins, le Discours sur la méthode de Camus. À son avis, cet
essai se puise dans «un doute méthodique à une sorte de cogito et de morale
provisoire.»3 Le côté rationnel, le caractère systématique et une constante
aspiration morale rapprochent Camus de la pensée classique. Mais ce qui est le plus
intéressant et spécifique chez Camus ne touche pas quand même à ce retour
classique, mais à l’implantation de l’absurde là-dedans. Il a eu l’ambition de lier
certains de ses livres à d’autres œuvres pareilles et ainsi pourrait-on parler, avec
Mounier, «d’une vue systématique de son œuvre romanesque et théâtrale ellemême.»4 Meursault connut l’histoire du Malentendu et, à son tour, l’histoire de
Meursault choque Cottard, un personnage de La Peste. De la sorte, Meursault,
Martha et Cottard dessinent, a-t-on dit, une trilogie de l’absurde, à savoir du crime
absurde, toujours incompris de ceux qui ne font pas partie de l’univers absurde.
C’est ainsi qu’Albert Camus édifie, au sein de son œuvre, non pas seulement des
personnages, mais encore des rapports entre les personnages des livres différents.
Cette préoccupation pour l’instauration des rapports se retrouve partout à travers
son œuvre et dans l’échafaudage de la pensée de journaliste. Des rapports tels
justice/liberté, justice/pardon, morale/politique, révolte/police, révolte/servitude,
solidarité/fraternité/foi, etc., jonchent les textes d’Actuelles. Cette volonté d’ordre,
à peu près telle une discipline de système, ne quitte ni l’artiste ni le journaliste.
Selon les mots d’Emmanuel Mounier, Albert Camus est «classique jusqu’à la
moelle». Mais, en dépit de cela, il greffe dans l’œuvre le déchirement et le noir. Le
tragique camusien réside dans la raison qui saisit le déraisonnable et les obscurités
profondes de l’irrationnel, bien cachés au tréfonds des choses. Il n’est pas loin des
2
Emmanuel Mounier, «Albert Camus et l’appel des humiliés», in Esprit/janvier 1950.
V. Emmanuel Mounier, L’espoir des désespérés. Malraux. Camus. Sartre. Bernanos,
Paris: Éditions du Seuil, coll. «Points-Littérature», 1951, p. 67.
4
Idem.
3
26
philosophes de la Grèce antique qui avaient saisi l’irrationnel enfoncé aux
profondeurs de la raison. C’est, en fait, son positivisme pathétique qu’il compose
vers l’an 1940 et qui est à repérer comme l’un des traits caractéristiques de sa
pensée. Albert Camus ne veut sacrifier ni l’ordre ni le tourment et cet aspect le
renvoie encore une fois vers la pensée grecque. L’homme absurde prisonnier d’un
univers absurde relie bien ces deux pôles. Dès le début, chez Camus, le monde
absurde et celui qui dit non face aux aspirations cognitives de l’homme. À son tour,
l’homme absurde n’est pas un homme libre, un affranchi, car, par contre, il est un
homme cerné. Dans ce monde, pour l’homme absurde il n’y a ni vie dans l’au-delà
ni immortalité de l’âme.
Malgré cette condition tragique apparemment insupportable, Camus passe
de l’homme absurde à l’homme de l’absurde et puis à l’homme contre l’absurde.
De cette façon donc, il passe de Sisyphe et de Meursault à Kaliayev et ensuite à
Bernard Rieux et à Prométhée. Le journalisme correspond d’une manière positive à
ces deux derniers héros, car il nous révèle un Camus décidément engagé contre
l’absurde et qui ne porte plus «une conversation avec un mur». C’est donc un
Camus qui est contre l’absurde de l’histoire et en même temps adossé contre le
rocher de sa morale. Au niveau métaphorique on saurait dire que le journaliste
Albert Camus est tel un Prométhée qui enseigne au monde les vertus du feu d’une
nouvelle morale et d’une nouvelle justice. Une fois cette tâche accomplie,
Prométhée a déjà traversé l’enfer. C’est ici qu’on aperçoit la prophétie et la
grandeur d’Albert Camus.
«Que signifie Prométhée pour l’homme d’aujourd’hui?», s’interroge
Camus d’une manière tendancieuse. Et la réponse n’est pas loin: Prométhée est ni
plus ni moins que le modèle de l’homme contemporain. Mais comment cela serait
plausible? Albert Camus dit que l’ancienne révolte prométhéenne du désert de la
Scythie achève sa protestation d’aujourd’hui dans des conditions historiques sans
égal5. L’essayiste affirme que, de nos jours encore, Prométhée pousse le cri de
révolte solidaire avec les souffrances humaines et Camus pense ici à «l’homme
privé de feu et de nourriture pour qui la liberté n’est qu’un luxe qui peut attendre».6
Il déplore l’humanité du temps présent qui «n’a besoin et ne se soucie pas de
techniques», car cette humanité sépare la technique de l’art, le corps de l’âme. À la
différence, Prométhée «ne peut séparer la machine de l’art». Il pense qu’on peut
libérer en même temps les corps que les âmes. Dans ce Prométhée qui veut mettre
ensemble le travail pragmatique et l’esprit, le corps et l’âme se dissimule, en fait,
Albert Camus même. Malheureusement, le monde de ce temps-là est gouverné,
comme celui de jadis, par les mêmes forces hostiles: la dictature et la violence.
C’est pourquoi, à cette heure-là encore, Prométhée serait de nouveau exilé et cloué
au rocher. Albert Camus, lui aussi, se sent un exilé, le prisonnier d’un temps
«avare» et d’un «hiver du monde». Il a envie de revenir sur les pas d’Ulysse pour
5
6
Cf. Albert Camus, Prométhée aux enfers, in L’Été, NRF Gallimard, 1954, p. 79.
Ibidem, p. 80.
27
regagner la lumière originelle de son pays. Albert Camus de l’an 1946 était déjà un
vieux combattant hanté à la fois de nostalgie et d’inquiétude. Il n’avait devant ses
yeux qu’une «Europe humide et noire» et «d’autres longues années encore à venir,
sans feu ni soleil»7. «La terrible vieillesse de ce dernier siècle» fait que le penseur
échoue dans le pessimisme. Il regrette «les raisins de la liberté» et tout cela en
raison des cris de douleur et de menace qui s’entendent partout. Il regrette encore
l’asservissement de l’homme contemporain face à l’histoire. Et c’est justement
ainsi que la trahison de Prométhée s’accomplit. Mais, en définitive, chez Camus
l’amour de la vie fait s’évaporer toute sorte de pessimisme et d’insécurité. C’est le
remède qu’il oppose perpétuellement au tragique et son élixir pour la bonne action:
«Oui, il suffit d’un soir de Provence, d’une colline parfaite, d’une odeur de sel,
pour apercevoir que tout est encore à faire.»8.
Camus rêve de réinventer le feu et d’apaiser la faim du corps; ensuite, il
rêve de la liberté de l’Attique et de la faim de l’âme. Il rêve aussi d’un monde
modelé par un esprit comme le sien et il ne s’empêche point de le dire ouvertement.
C’est maintenant que le journaliste se rallie encore plus clairement à l’essayiste. Il
n’y renoncera pas car il croit à l’esprit de son Prométhée: n’être plus jamais ou être
pour les autres. C’est son choix et, en même temps, il est évident que c’est
l’origine du geste de «faire ce qu’il faut pour que ces autres au moins ne soient pas
frustrés.»9 Pour cela son Prométhée descendu aux Enfers incarne le credo de
Camus qui n’a jamais fait la différence en ce qui concerne tous les sens positifs de
l’engagement de l’artiste et du citoyen, de l’essayiste et du journaliste. Ce tout de
son engagement mis au service de l’homme s’appuie sur l’unité d’une impeccable
pensée de souche humaniste et néoclassique. Grâce à son nouveau Prométhée il
s’apprête à promettre la réforme et la réparation achevées par les efforts de tous
ceux qui peuvent encore l’entendre. Le Prométhée camusien, à l’instar de son
créateur même, est le fils de la justice et de la rénovation. Il rêve de rejeter la
justice aveugle de l’histoire et de la remplacer par une autre, conçue par l’esprit et
non pas par le pouvoir et le dictat. «C’est ici que Prométhée rentre à nouveau dans
notre siècle.»10. C’est ainsi que le sommeil des vieux mythes ne reste pas
impénétrable car par l’esprit qui dort en eux-mêmes les mythes vont animer la
résurrection. Mais à quoi cette résurrection sert-elle? À ce qu’elle va offrir des
chances à la beauté et au bonheur. À la fin de son essai l’auteur paraît se retrouver
lui-même parmi les gens de Prométhée, sensibles, persévérants, inlassables,
assoiffés de justice et de beauté de l’esprit et du monde: «Au cœur le plus sombre
de l’histoire, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un
regard sur la terre et sur l’herbe inlassable.»11 Le symbole de Prométhée concentre
7
Op. cit., p. 82.
Idem.
9
V. loc. cit.
10
Albert Camus, op. cit., p. 79.
11
Ibidem, p. 87.
8
28
en lui la foi sereine en l’homme, appuyée sur l’obstination et la patience. «C’est
ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour.»12
S’agit-il, de la sorte, d’un Albert Camus idéaliste? S’agit-il d’une
projection de l’avenir édulcoré et idéalisée par la morale? S’agit-il d’un Albert
Camus optimiste érigé sur un mythe contradictoire en essence, voire celui de la
grandeur et du tragique inféré à l’histoire et à l’homme jusqu’à nos jours? S’agit-il
en vérité de l’antinomie fondamentale de son esprit et de son âme, celle qui ressort
du rappel à la même grandeur de l’homme qui se révolte contre sa propre condition
tragique? En tout cas, c’est au moins un trajet de l’engagement parcouru au bout
d’une lutte dure avec l’ange au nom d’un idéal et grâce à un exercice moral
douloureux. C’est ensuite le pari du journaliste qui, à cette époque-là, 1944-1947,
s’adresse à un pays auréolé par ses efforts héroïques de reconstruction – la
rénovation française; il s’adresse à un peuple d’un pays idéalisé au moment de la
libération:
«Quant on lit aujourd’hui ses éditoriaux, on rêve qu’un journaliste ait pu, un jour,
avoir tant d’optimisme pour l’homme. Mais là encore les écrits intimes laissent
traîner de bien amères constatations: "J’ai essayé de toutes mes forces, connaissant
mes faiblesses, d’être un homme de morale. La morale tue." Oui, Camus, elle tue.
Mais ça ne se voit pas toujours de l’extérieur.»13
Il est la preuve du même optimisme envers l’homme que l’essayiste
éprouvait à la fin de son Prométhée aux Enfers écrit en 1946, pendant la même
époque du journalisme à Combat. De l’autre côté, la secrète tension morale est la
coordonnée constante de sa belle étoile. Par là, à coup sûr, il corrige sa nature et
établit un équilibre entre l’homme, l’artiste et le citoyen. Et c’est le journaliste qui
venait de le remarquer! En dehors de cette tension ni l’optimisme n’est souvent
possible. L’unité de son œuvre est le résultat des démarches unitaires et obstinées
d’une personnalité qui a toujours aspiré d’être harmonieuse et unitaire. Cette
personnalité est toujours ramenée à son exigence d’unité par une dure discipline et
par un sévère code moral:
«Ce n’est certes pas qu’il ne soit signifiant, mais il faut un contact avec sa
personne, il faut qu’il vienne l’habiter consciemment pour qu’on en découvre
l’esprit. Alors seulement, on aperçoit que ses traits si peu accentués sont
particulièrement perméables à son moral […] et j’allais presque dire: à sa morale
(une morale d’engagement) et non une moralité, comme il dit de Chamfort.»14
Cette constante correction morale conduit Camus vers la morale de
l’engagement qui est la morale supérieure de l’action. Par ses exigences, ceci
12
Idem.
Jacques-Pierre Amette, «Un Étranger dans Paris», in Le Point no 1091/14 août 1993.
14
M. Saint-Clair, «Une originalité sans désordre», in Galerie privée, Gallimard 1947
(D’après Jean-Claude Brisville, Camus, 1959, p. 13).
13
29
saurait être une morale… meurtrière! Dans le cas d’Albert Camus, on a affirmé que
par son hygiène morale rien ne lui échappait de la réalité car – et c’est peut-être le
plus important – il s’évertuait de combattre toujours son amertume. À son avis, il
corrigeait sa nature suivant la morale mais cela était une sérieuse entrave à être. Le
rêve de la morale de l’homme de passion est menacé par plusieurs risques et, pour
cela, Camus examine ses propres sentiments. Le premier risque est celui de se
vouer à l’injustice; de la sorte, dit, Camus, «l’homme apparaît parfois comme une
injustice en marche: je pense à moi.»15 Tout au long de ses démarches, il veut
savoir comment faire connaître honnêtement son injustice. Un de ses dilemmes,
discret mais constant, est compris dans cette interrogation: «Et peut-il vraiment
prêcher la justice celui qui n’arrive même pas à la faire régner dans sa vie?»16 Sans
doute, la grandeur tragique de l’homme et à la fois de l’écrivain Camus s’est
fondée sur une dimension morale exemplaire. C’est le signe d’authenticité de tous
ses actes. De même son humanisme dont la plus exacte caractérisation revient à
Jean-Paul Sartre, trois jours après la mort inattendue de Camus:
«Il représentait en ce siècle, contre l’Histoire, l’héritier actuelle de cette longue
lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu’il y a de plus
original dans les lettres françaises. Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et
sensuel, livrait un combat douloureux contre les évènements massifs et difformes
de ce temps. Mais, inversement, par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au
cœur de notre époque, contre les machiavélismes, contre le veau d’or du réalisme,
l’existence du fait moral.
Il était pour ainsi dire cette inébranlable affirmation. Pour qu’on lût ou qu’on
réfléchît, on se heurtait aux valeurs humaines qu’il a gardées dans son poing serré:
il mettait l’acte politique en question. Il fallait le tourner ou le combattre;
indispensable, en un mot, à cette question qui fait la vie de l’esprit. Son silence
même, ses dernières années, avait un aspect positif: ce cartésien de l’absurde
refusait quitter le sûr terrain de la moralité et de s’engager dans les chemins
incertains de la pratique. Nous le devinons et nous devinons ainsi les conflits qu’il
taisait: car la morale, à la prendre seul, exige à la fois la révolte et la condamne.»17
Est-ce le paradoxe de Camus? Non, parce qu’il agit par l’intermédiaire
d’une morale en marche, et la marche triomphant du combattant s’achève
finalement grâce à la révolte assumée justement pour faire fléchir les maux qui
produiraient autrement la dissolution de cette morale même.
Nous insérons ci-dessus cette citation éloquente de l’article de Jean-Paul
Sartre, vu qu’il surprend le mieux quelques côtés significatifs de Camus concernant
surtout son être moral: l’humanisme obstiné, austère et passionné à la fois, la mise
en question de l’acte politique par la morale (ce qui revenait, en premier lieu, au
journaliste Albert Camus), l’esprit cartésien sur l’absurde qui s’était gardé de
15
Albert Camus, Actuelles. Chroniques: 1944-1948, NRF Gallimard, 1977, p. 50.
Idem.
17
Jean-Paul Sartre, in France-Observateur/7 janvier 1960.
16
30
quitter le sûr terrain de la morale, et, enfin, encore une contradiction émergente
chez Camus – celle d’entre le morale et la révolte au nom de la justice et de la
liberté, condamnées autrement en leurs conséquences violentes et meurtrières. Le
heurt de l’absurde, en tant que sentiment, à la morale et à la passion au sein même
de l’être ne pouvait se résoudre que dans l’engagement tragique mis au service de
l’homme. C’est ici qu’on retrouve, à notre avis, l’idéalisme d’Albert Camus, qui
surgit d’une réflexion obstinée sur la morale:
«Camus, qui refusa toujours de "placer son fauteuil dans le sens de l’Histoire"
reste solide en piste […].
Avec Camus les luttes sont nécessaires – il enfourcha lui-même bien des causes –
mais les convictions priment sur les luttes: quel politicien n’aimerait être capable
d’une rectitude? Cette admiration-là est évidente mais il en est une autre plus
secrète. Chercheur de morale au pays des inventeurs de raison, Camus incarne la
politique d’avant le péché originel: la conquête effrénée du pouvoir.»18
Il faut encore remarquer l’observation à l’égard de la primauté des
convictions sur les luttes porteuses de divers intérêts, ainsi que sur la conscience
qui l’emporte sur les ambitions politiques.
Dans une interview publiée aussi dans Le Point, le même numéro, Roger
Quillot, l’un de ses rares biographes (v. La Mer et les prisons) parlait de la prise
«pour une éthique en politique». Il y rappelait les attitudes audacieuses de Camus
dans les années 40 et 50, y compris la condamnation du stalinisme et le refus de
toute complaisance vis-à-vis d’une Union Soviétique totalitaire. Il n’a jamais
oublié «les principes de la révolte toujours nécessaires et du relativisme politique.»
C’est le même Albert Camus, qui, dans un article paru en 1945, se proposait de
«définir les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivrée de tout
messianisme et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre.» Camus n’hésitait
jamais de placer son «optimisme dans le relatif.»19 À ce point, la validité de ses
principes se vérifie encore à présent: «Il témoignait, en actes comme en paroles, de
la révolte contre les oppressions (fascistes ou staliniennes), contre les injustices,
pour une éthique de la vie publique: hommes politiques et journalistes peuvent
encore y puiser quelques règles de déontologie», disait Roger Quillot dans la même
interview consignée dans Le Point par Christophe Barbier20. La nécessité de la
révolte et d’une éthique en politique prouve, elle aussi, l’engagement
incontournable de Camus. Il est bien de partager encore, avec Camus et un écrivain
algérien, Rachid Mimouni, «ce sentiment de l’absurde de la condition humaine et
18
Christophe Barbier, «Camus et la politique», in Le Point no 1091/14 août 1993, p. 55.
V. Actuelles I, passim.
20
Christophe Barbier, «Pour une éthique en politique», in Le Point no 1091/14 août 1993
(une interview avec Roger Quillot).
19
31
de l’indifférence du monde.»21 Rachid Mimouni a remporté, en 1992, le prix Albert
Camus pour la publication de quelques livres au sujet engagé: Une peine à vivre
(Stock) et De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier (PressePocket). Cette fois, c’est Rachid Mimouni qui parle contre une autre manifestation
de l’absurde qui ravage l’Algérie de nos jours – l’intégrisme islamique. L’essence
du problème ne peut changer, car elle est tout simplement diffuse dans l’histoire22.
Bibliographie
Camus, Albert (1977), Actuelles. Chroniques: 1944-1948, Paris: NRF Gallimard.
Camus, Albert (1985), Actuelles, Chroniques: 1948-1953, Paris: NRF Gallimard.
Camus, Albert (1994), Le Mythe de Sisyphe, Paris: Gallimard.
Camus, Albert (1954), Prométhée aux enfers, in L’Été, Paris: Éditions du Seuil.
Mounier, Emmanuel (1951), L’Espoir des désespérés. Malraux. Camus. Sartre.
Bernanos, Paris: NRF Gallimard.
Le Point no 1091/14 août1993.
Quillot Roger (1964), La Mer et les prisons. Essai sur Albert Camus, Paris: NRF,
Gallimard.
Tănase, Virgil (2010), Camus, Paris: Gallimard, «folio biographies».
Todd, Olivier (1996), Albert Camus, une vie, Paris: Gallimard, «Biographies».
21
V. Rachid Mimouni, «Camus vu d’Algérie», in Le Point no 1091/14 août 1993 (propos
recueillis par Marie-Françoise Leclère.
22
Idem.
32
WILFRIED N’SONDÉ OU LES RACINES DES
ANCÊTRES
Camelia MANOLESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Chanteur, compositeur, romancier, Wilfried N’Sondé s’annonce dans la
littérature francophone des dernières décennies avec son premier roman
Le cœur des enfants léopards, publié en 2007 aux éditions Actes Sud et le
Prix des cinq continents de la francophonie et le Prix Senghor de la
création littéraire.
Dans ce premier roman, Le cœur des enfants léopards, par une lecture
inverse, Wilfried N’Sondé nous présente un personnage marginalisé en
lutte avec ceux d’une autre race qui, un soir, ivre mort et abandonné par
son premier amour, tue sans se rendre compte. C’est alors qu’il entend
pour la première fois, en prison, les voix des ancêtres qui parlent de ses
racines, de ces enfants-léopards qui lui rappellent le passé et lui montrent
l’avenir.
Abstract
WILFRIED N'SONDÉ OR THE ANCESTORS’ ROOTS
Singer, songwriter, novelist, Wilfried N'Sondé compliments the
Francophone literature of recent decades, with his first novel Le cœur des
enfants léopards (The heart of leopards’ cubes), published in 2007 by
Actes Sud, being awarded the Prize of Five Continents of the
Francophony and the Senghor Prize of literary creation. In this first
novel, Le cœur des enfants leopards, by a reverse play, Wilfried N’Sondé
presents a marginalized character who struggles with those of another
race, and one night, dead drunk and abandoned by his first love, kills
without realizing his action. It is in prison where he hears, for the first
time, his ancestors’ voices who speak about his roots, about the leopards’
cubes that remind him of the past and reveal him the future.
Mots-clés: enfants-léopards, racines, ancêtres
Keywords: leopards-children, roots, ancestors
Introduction
Wilfried N’Sondé est, à l’origine, un chanteur-compositeur à double
origine, congolaise et française, qui a reçu, en 2007, le Prix des cinq continents de
33
la francophonie et le Prix Senghor de la création littéraire pour son premier roman
Le cœur des enfants léopards, publié (toujours en 2007) aux éditions Actes Sud.
Avec ce premier roman, il s’inscrit dans la grande littérature francophone et parle,
au nom de son personnage central, de la révolte contre une société qui marginalise
ceux d’une autre race, ceux qui se soulèvent contre le racisme, contre les préjugés.
En bref, c’est «l’histoire d’un jeune homme de la banlieue parisienne qui,
abandonné par son premier amour, commet l’irréparable alors qu’il est ivre mort»1.
N’Sondé invite son lecteur à une lecture inverse2 pour arriver finalement au
crime commis absurdement par son personnage central qui, par chaque geste, par
chaque action, cherche les racines des ancêtres, perdus mais retrouvés dans sa
mission d’«enfant léopard», de bête sauvage qui reconsidère son territoire et ceux
qui entrent en contact avec lui.
En inversant la coulée de son récit, W. N’Sondé prolonge le suspense de la
lecture car le véritable sens du geste réprobable de son personnage ne se trouve
qu’à la fin du roman dans le portrait du Noir qui vit en banlieue mais qui trouve ses
racines dans un Congo jamais oublié dans les voix des ancêtres.
Notre étude se veut une réinterprétation de l’immigré qui parle de ses
racines et demande, par la voix des ancêtres, son droit à l’identité, à la liberté; c’est
une réinterprétation de la quête identitaire de l’immigré qui lutte contre le racisme,
contre la marginalisation. C’est un message de la part du francophone de nos jours
qui analyse sans cesse ses problèmes, sa lutte avec les autres et avec lui-même.
1. Les ancêtres-enfants léopards
N’Sondé crée un roman qui attire le lecteur par le thème abordé (parler de
l’autre mais lutter pour les droits des siens), par un sujet qui se développe sous
forme de lecture inverse (un personnage-narrateur qui se trouve un soir dans une
section de police sans se rendre compte pourquoi et qui, finalement, se rappelle le
fait qu’il a commis, absurdement, un crime), par des personnages tirés soit de la
réalité (le personnage non-nommé identifié à tous ceux qui demandent le respect
des racines; Mireille, son amour; Drissa, son ami), soit de la fiction (les enfantsléopards, des substituts non-réels des corps et des âmes des ancêtres qui lui
rappellent la notion de liberté, d’égalité).
Le personnage-narrateur du roman de Wilfried N’Sondé, Le cœur des
enfants léopards3, comme un autre chevalier non-nommé du Moyen Age, part à la
quête de soi-même pour découvrir, en même temps, le lien entre l’amour naissant,
les racines et la voix de ses ancêtres.
1
Interview de W. N’Sondé accordée à Vitraulle Mboungou, le samedi 19 mai 2007, [en
ligne] URL: www.afrik.com/article11755.html.
2
Interview de W. N’Sondé accordée à Fabienne Arvers, [en ligne] URL:
http://www.lesinrocks.com/2011/03/12/arts-scenes/scenes/entretien-avec-wilfriednsonde-auteur-du-coeur-des-enfants-leopards-1118636/
3
Toutes les citations renvoient au roman Le cœur des enfants léopards de Wilfried
N’Sondé, publié aux Actes Sud, Paris en 2007.
34
Le titre du roman, apparemment sans aucune liaison directe au contenu,
abonde en significations (Manolescu 2012: 178-195). Le cœur est le siège de
l’amour, de la vie, de la sensibilité; l’enfant est l’image de la pureté, de
l’innocence; le léopard, la bête sauvage africaine, est le symbole de la puissance,
du pouvoir, mais aussi de la solitude car, généralement, il vit tout seul, dans un
territoire bien défini. Sa solitude est d’ailleurs la solitude des élus. Et W. N’Sondé
est un élu de la francophonie qui parle du cœur et du destin de ceux qui ont le
courage de faire voir leurs racines et de parler de leur révolte contre l’injustice de
l’autre.
1.1. Les racines
À une première vue, le titre du roman nous fait penser à une action pleine
d’aventures, mais le message du texte va plus en profondeur que les lignes de la
narration.
Un peu nostalgique à cause de l’éloignement de son pays d’origine,
N’Sondé se crée une mythologie propre du Congo, liant ainsi les hommes aux
léopards. Se rappelant, même vaguement, les contes et les histoires de chasse de
son enfance, il met en premier plan l’image du léopard, figure centrale de cette
partie de l’Afrique noire, animal qui impose du respect et, en même temps, de la
crainte. Il s’imagine une liaison étroite entre ces animaux sauvages, cruels, distants,
de vrais princes du pays africain, et les Congolais; il traduit même le mot Kongo
par léopard.
Pour lui, la représentation de la jeunesse, partie à la quête de sa vie, à sa
découverte, à sa réalisation personnelle, se superpose sur l’image de ces enfants
léopards de ses souvenirs d’enfance, animaux féroces, dures de leur nature mais
nobles dans leurs cœurs.
Le symbole du léopard, présent dans le titre mais ressenti tout au long de la
narration, comme image et signification, se retrouve aussi dans la vie du narrateur,
lui aussi presque toujours seul et enragé contre les autres. Il se rappelle le pays
d’origine, la voix des ancêtres parce que l’avenir, son avenir et celui des autres à la
fois, a toujours besoin d’un passé: «Sache que les léopards furent les maîtres du
pays longtemps avant nous, d’abord ils nous ont chassés sans pitié, puis un jour…
Nul ne le sait vraiment, mon fils.» (p. 16)
Mais ce léopard, même dans sa variante d’enfant-léopard, comme tous de
son espèce, tue. Le personnage-narrateur du roman de W. N’Sondé commet un
geste horrible: quitté par sa bien aimée, ivre mort, il tue absurdement un policier.
Comme dans le titre du roman, nous y retrouvons la puissance du léopard, celle de
prendre la vie de quelqu’un, mais nous retrouvons aussi la fragilité du cœur et
l’immaturité de l’enfant qui fait quelque chose de mal pour attirer l’attention des
adultes. C’est exactement ce que le narrateur ressent: un besoin viscéral d’attirer
l’attention sur la marginalisation des immigrés, sur le manque de leurs droits, de
leur liberté. Par son geste inattendu et absurde (un autre Camus, peut-être),
N’Sondé, auteur et personnage, tire un signal d’alarme sur les problèmes de notre
35
siècle. Il ne faut pas parler de couleur mais des mentalités, des habitudes, des
coutumes d’un peuple, de son avenir.
La révolte le fait continuer le destin des léopards, le destin de tout un
monde soumis à tant d’injustices:
«[…] je m’égosille à plaider ma cause à la barre des accusés, on a donné une
couleur à ma peau et nié mon univers. Je plie sous le poids du masque qui tente de
me défigurer, mais ne te réjouis pas trop vite, je ne disparais pas!» (p. 40)
Sa rage ressemble à celle des léopards, «grands fauves séquestrés dans les
cages» qui montrent «les crocs» (ibid.) mais qui n’abandonnent jamais leur lutte.
Mais ces mêmes léopards, si forts, si habiles, à cause de la parodie démocratique au
Congo, se sont transformés «[…] en vautours sans foi, d’une agressivité effrayante.
Ils s’entre-tuent au-dessus de la charogne du pétrole.» (p. 104)
Renfermé dans sa cellule de prison, en reconnaissant sa peine, le
personnage de N’Sondé ne perd pas sa dignité; il a avoué son crime et maintenant
il se rappelle les circonstances qui ont déclenché sa rage, il s’érige contre la femme
aimée qui l’a quitté, contre la société qui le marginalise, contre les lois et les
représentants de cette loi qui oublient l’humain pour leurs intérêts mais,
contrairement à tous, il n’est pas vaincu. Il reste pour toujours le même léopardancêtre qui souffre pour sa race, pour son peuple, pour l’avenir:
«Refermez bien vos barreaux métalliques derrière moi, emmurez-moi, installez
des miradors peuplés de tireurs d’élite à la gâchette facile, lâchez vos chiens de
garde, vous n’arracherez jamais mon âme de fauve. Je porte moi aussi la trace des
léopards au niveau de mes reins. […] J’ai l’instinct de la brousse, je fleuris, me
régénère sans fin, j’ai le cœur de la jungle. Je porte bien cachée au fond de ma
poitrine une force que tu ne soupçonnes pas. Une fournaise aux ressources
infatigables, avec son aide, j’apprends de nouveau à m’orienter, c’est la sagesse
des défunts. Elle est et restera ma plus fidèle compagne.» (pp. 131-132)
Il restera l’homme qui, dorénavant, va résister à tout: «À partir
d’aujourd’hui, nous résisterons aux questions, aux armes, et aux médicaments.
T’auras pas ma peau, mon capitaine, non, ni les juges, ni Mireille, personne!» (p.
133).
N’Sonde, personnage et écrivain en même temps, lui aussi, tiendra sa
parole en créant un roman digne d’un véritable descendant des enfants-léopards du
Congo.
1.2. La voix des ancêtres
N’Sondé connaît ses origines et il en est fier. Pour lui, l’Afrique des
ancêtres est une unité formée de traditions et de modernité à la fois. Être Bantou ou
Kongo signifie vivre en respectant l’héritage des ancêtres, leurs cultes, leurs rites
mais être aussi ancré dans la contemporanéité, être l’homme de la société qui existe
dans le présent mais qui n’oublie jamais le passé (Manolescu, op. cit.). Le présent
36
est toujours forgé sur le passé, il est partie intégrante de celui-ci parce que, oublier
le passé signifie de pas avoir d’avenir.
C’est ainsi que N’Sondé parsème son livre de la sagesse de ses ancêtres
comme «[…] un ensemble de valeurs qui nous aide à faire les choses bien au
quotidien.»4 Etre Africain ne signifie plus être du pays, vivre dans le pays; le lien
avec le pays n’est pas coupé, une fois les frontières dépassées, il existe et il existera
toute sa vie. S’il veut y revenir, c’est pour partager aux siens ses expériences
d'Européen et le livre, qui lui rappelle le pays des ancêtres, en est un témoignage.
En parlant de ses origines, il met en relief l’idée d’héritage parce qu’un homme ne
représente pas un seul lieu avec un seul pays, mais des liens entre tous les pays à la
fois, il hérite ainsi la pensée de tout le monde.
L’ancêtre parle, à son tour, de l’atmosphère sombre qui régnait avant la
naissance de ce personnage non-nommé, il nous parle de dures épreuves (pp. 8791) que ses parents ont dû subir avant de décider de quitter leur pays: «[…] on lui
enseigna les principes marxistes-léninistes à la kalachnikov, sans oublier de
procéder à des fouilles très minutieuses et profondes sous les pagnes de sa femme
et de ses filles.» (p. 88). C’est pour cette raison que l’ancêtre lui propose d’aller
«[…] apporter sa parole, son histoire, son savoir et ceux des siens chez les autres.»
(p. 91) et de «[…] faire connaître le monde et ses diversités», de le «décomplexer à
jamais» (ibid.). Cet ancêtre devient ainsi un porte-parole du passé et de l’avenir à la
fois, un être qui est capable de plonger dans l’histoire du peuple et d’en apporter sa
sagesse et de prospecter en même temps son avenir et d’en tirer profit.
La prison est le lieu où la voix des ancêtres raisonne le plus (Manolescu,
op. cit.); c’est elle qui le guide à travers les problèmes soulevés par la société qui
ne comprend jamais ses marginalisés:
«Rester fort. La foi soulève des montagnes. Tu ne regardes pas la vie, non, tu la
pends à pleines mains, tu la couches sous toi comme une femme, une vraie, avec la
cambrure comme une prière. Tu l’étreins doucement, parfois plus intensément, tu
cherches les sources de vie palpitantes, le monde t’appartient. Apprends à sentir le
monde, donne-lui toujours le meilleur de toi-même. Mords sans retenue. La peur,
tu la laisses loin derrière toi, elle passe en toi et puis s’en va. Marche comme un
seigneur parmi les autres, pense constamment au sens de tes actes, tout pas
raisonne, les tiens étonnent! Prends garde à ton port de tête, surtout quand la vie
fait mal au corps ou au cœur. Crache violement au sol s’il le faut, sois sourd au
souffle mauvais et mesquin, celui-là t’entraîne dans la tanière du regret, de l’envie
et du ressentiment» (p. 14).
C’est toujours lui, l’ancêtre, qui lui indique les moyens de survivre, de
vaincre au lieu d’être vaincu:
4
Interview de W. N’Sondé accordée à Vitraulle Mboungou, le samedi 19 mai 2007, [en
ligne], URL: www.afrik.com/article11755.html.
37
«Serre les dents quand la vie est aride, quand elle taille des entailles profondes au
fond de toi. La solitude, tu ne la connaîtras jamais, tu es un maillon de la chaîne
éternelle, le trait d’union sans lequel tout se brise. Laisse-toi de temps en temps
chavirer, pour rejoindre le temps d’un rêve, l’espace d’un voyage, le monde
immatériel des défunts. C’est là que l’on trouve les clés d’hier, d’aujourd’hui et
même de demain, la source inépuisable du bon cœur, qui aime, console et guérit.
Apprends à canaliser cette force, cette énergie, puisqu’elle peut te bouleverser
jusqu’aux bords de la démence.» (p. 15)
Les mots des ancêtres, au fond de longs monologues du personnage du
roman, sont sa «nourriture du cœur» (ibid.), ils sont ses cris de joie au moment de
sa victoire:
«Quand tu tombes, tu te relèves, sèche tes larmes, tu es un révolutionnaire, comme
la Terre, tu tourne et tu retournes sans arrêt. Tu oses entrer dans la lutte, et à la fin,
après avoir franchi maints obstacles et écarté les pires ennemis avec élégance, tu
oses gagner.» (p. 16)
Victorieux dans le passé et dans l’avenir, il vit pleinement le présent.
Les ancêtres lui enseignent la modestie, l’histoire de tant de siècles, la
géographie sentimentale de ses racines bien enfoncées dans les mentalités et les
habitudes de tant de générations, l’envie de tout connaître, d’apprendre et de mettre
en pratique (Manolescu, op. cit.):
«Reste modeste. N’oublie pas l’histoire, d’où tu viens, où tu vas, rappelle-toi
toujours la brousse, al jungle, les léopards nos esprits qui appellent et agissent
jusqu’au-delà des chaînes de la servilité. Ils sont grands, puisqu’ils ont vaincu la
mort. Ecoute avec la peau pour entendre les images, plonge-toi tout entier en elles,
elles te guideront, géomètres fidèles et infatigables. (ibid.)
N’oublie pas les tiens, et encore moins les violences, l’esclavage, les colonies,
humiliations et brimades, la chicote. Non missié, oui patron. Enlève ces mots-là de
ta bouche et inscris-toi à la Sorbonne!» (pp. 48-49)
«[…] il faut que tu finisses par comprendre qu’il n’y a aucune couleur dans ce que
tu fais». (p. 49)
«N’oublie jamais que tu n’es pas chez toi, le fardeau de l’étranger. Sois toujours
meilleur que le Blanc, autrement il te méprisera.» (p. 83)
Ces mystérieux ancêtres veulent qu’il n’oublie jamais les efforts de ses
arrières parents de rester sur la même terre nourricière pour que le combat (avec la
nature, les animaux de la jungle, avec le mythique léopard «noir et féroce» qui
«[…] l’a léché un jour» (p. 16)) soit, au fond, partie intégrante de leur vie
journalière, de leurs corps et âme à la fois. S’il soulève sa chemise, l’ancêtre
montre solennellement sur sa peau les marques de son courage à travers ses luttes
38
avec l’animal ou avec l’homme mais il en est fier car, à son retour dans le village
«[…] c’est toute une région qui baissait la tête, animaux et Blanc inclus.» (ibid.) Il
sort vainqueur de ces luttes parce qu’il veut vivre en pleine liberté sur le territoire
de ses ancêtres, sur celui de ces enfants, il est celui qui respecte les siens et les
autres.
La vie, le but suprême de tous, est, dans la vision de l’ancêtre, «le haut
voltige», «le seul trésor» de l’humanité:
«Sois frais, reste toujours alerte pour cette haute voltige qu’est la vie qui t’attend,
du grand art, un voyage nouveau. Tu seras un funambule au-dessus des continents,
des mondes et du temps. Regard droit, fier, souris et chéris la vie, c’est ton seul
trésor. Sois l’artisan de la mutation sans laquelle nous risquons de n’être plus rien
demain, puisqu’il s’agit de devenir ce que nous fûmes» (p. 17).
Ces paroles deviennent la fontaine qui apaise «la soif de l’âme» (ibid.).
Mais si l’âme est détruite, si l’irrémédiable s’est produit, l’ancêtre ne peut que le
gronder: «Tout ça pour que tu finisses dans la nuit au poste de police à ne plus
savoir parler, la tête dans tes mains. Fais pas l’enfant, il est trop tard.» (p. 18) Le
geste affreux de tuer un semblable le marque pour toujours. Mais c’est à l’aide de
ce geste abominable qu’il se rappelle ses origines.
La voix des ancêtres l’accompagne tout au long de sa vie, même sous
forme d’histoire-substitut que Drissa, son ami, aimait écouter:
«[…] des esprits qui dansent le soir tout nus près des murs, si tu te tais, les épies,
tu peux les sentir te frôler, surtout les avant-bras, ils sont doux et bons. Ce sont eux
qui nous accompagnent, de la naissance à la fin, quand à notre tour nous les
rejoignons. […] Pour les frères, les sœurs, les esprits des anciens et tous ceux qui
sont restés au pays, lève la tête! Arrête d’être tout délavé à force de pleurer dans
mes bras!» (pp. 24-25)
Le personnage non-nommé de N’Sondé est si désolé, si effrayé de ce
manque de mémoire vis-à-vis de ce jour fatidique quand il a frappé le policier,
qu’il fait appel à l’oncle de Drissa, le marabout en train d’énerver les esprits avec
ses incantations, en vue de le faire sortir de la prison, de retrouver sa vie normale et
ses souvenirs:
«[…] appelle plutôt le marabout, c’est l’oncle de Drissa, il fera brûler des trucs,
ensuite il dessinera des figures dans l’air, quand il agitera sa queue de buffle, il
insultera quelques esprits malfaisants et mon grand-père en personne remettra d’un
souffle de l’ordre dans mon cerveau et ma vie» (p. 38).
Enivré, il invite tous au spectacle offert par les anciens car eux, au moins,
ils ont été libres: «Allez, laisse danser les sorciers, ils ne commencent que la nuit,
quand l’église et la bibliothèque sont fermées. […] laisse-les chanter sur les
39
chemins, leurs pas sont silencieux, le son de leurs voix ne résonne que dans les
têtes.» (p. 41)
Il se sent si déçu en décevant aussi les autres de sa race qu’il s’érige même
contre cet ancêtre qui lui enseigne la vertu, l’indépendance, l’honnêteté mais qui lui
reproche qu’il a oublié
«[…] qui je suis!» (p. 44),
«Que peux-tu faire de moi? Il n’existe pas de poubelles pour les humains!» (p. 43),
«Il est grand temps d’ouvrir un parc naturel sévèrement gardé, pour me conserver,
dans mon écosystème d’origine, en veillant avec la plus grande vigilance aux
influences extérieures» (p. 44).
Mais cette voix des ancêtres ne se fâche pas; elle pardonne, elle lui montre
le bon chemin à suivre. Lui, le nouveau-né d’une nouvelle société, il doit continuer
la révolte car c’est elle qui met en marche son avenir. C’est à lui de respecter la
leçon des ancêtres, de lutter contre la marginalisation, de montrer la supériorité de
ceux qui aiment le passé pour créer l’avenir.
Conclusions
Ce roman à titre symbolique, Le cœur des enfants léopards (2007), est,
pour Wilfried N’Sondé, une voie ouverte vers la nouvelle identité des immigrés
marginalisés par une société qui leur impose ses lois et ses coutumes. Si le
personnage-narrateur écoute la voix des ancêtres, c’est parce qu’il veut affirmer ses
origines, la différence des mentalités, des coutumes qui les sépare des autres mais,
en même temps, l’unité des idées, des idéaux qui les resserre. Le respect du passé
impose le respect de l’avenir.
Les ancêtres, par leur voix profonde, chargée d’histoire, sont la source du
passé et la nourriture du présent. Lui, l’enfant-léopard d’une nouvelle génération,
en quête de soi-même et à la quête des autres pour les comprendre et les honorer,
parle de son destin, de sa soif inassouvie de liberté. Être différent par rapport aux
autres ne signifie pas avoir toujours des problèmes ou être seul mais être unique
dans la diversité des autres. Être différent signifie, dans le roman de N’Sondé qui
parle de la révolte contre le racisme, contre les préjugés, contre la marginalisation,
suivre la voix des ancêtres, se connaître et connaître les autres, être le messager de
soi-même et des autres, respecter les autres et soi-même.
Bibliographie
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discriminations, Paris: Larousse.
Benoit, Claude, «Quand "je" est un autre. À propos d’Une belle matinée de
Marguerite Yourcenar», [en ligne], URL: http://www.revue-
40
relief.org/index.php/relief/article/viewFile/150/269, [dernière consultation
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Castel, Robert (1995), Les Métamorphoses de la question sociale, Paris: Fayard.
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Information sur les sciences sociales, Londres et Beverly Hills: Sage, 111136.
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Lévi-Strauss, Claude (dir.) (1977), L’Identité, Paris: PUF.
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Bucureşti: Editura Univers.
Interview de W. N’Sondé accordée à Vitraulle Mboungou, le samedi 19 mai 2007,
[en ligne], URL: www.afrik.com/article11755.html, [dernière consultation
le 20 août 2014].
Interview de W. N’Sondé accordée à Fabienne Arvers, [en ligne], URL:
http://www.lesinrocks.com/2011/03/12/arts-scenes/scenes/entretien-avecwilfried-nsonde-auteur-du-coeur-des-enfants-leopards-1118636/, [dernière
consultation le 20 août 2014].
http://fr.wikipedia.org/wiki/Identit%C3%A9_(sciences_sociales),
[dernière
consultation le 20 août 2014].
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/identite/,
[dernière
consultation le 20 août 2014].
Corpus
N’Sondé, Wilfried (2007), Le cœur des enfants léopards, Paris: Actes Sud.
41
LYDIE SALVAYRE OU LA MODERNITÉ NARRATIVE
Dorina PĂNCULESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Lydie Salvayre est une romancière française d’origine espagnole qui jouit
actuellement d’un grand succès littéraire. Son dernier roman, Pas pleurer,
a reçu le Prix Goncourt en 2014. Nous essayons de démontrer en quoi
réside la modernité de ce roman, par l’analyse, en termes de linguistique
textuelle, de son appareil énonciatif, caractérisé par la polyphonie, et de
son organisation textuelle, qui assure, avec d’autres éléments, comme les
déictiques et la progression thématique, la cohérence et la cohésion
textuelle.
Abstract
LYDIE SALVAYRE OR THE MODERN NARRATIVE
Lydie Salvayre is a French novelist of Spanish extraction who currently
enjoys a great literary success. Her latest novel, No tears, received the
Prix Goncourt in 2014. This study intends to show how modernity lies in
the novel, through analysis, in terms of text linguistics, its enunciative
apparatus characterized by polyphony, and its textual organization, which
ensure, with other elements, such as deictic and thematic progression, the
consistency and the textual cohesion.
Mots-clés: instance énonciative, polyphonie, discours, texte, discours
indirect libre
Keywords: enunciation, polyphony, speech, text, free indirect discourse
Lydie Salvayre est une romancière de succès, dont l’œuvre a été traduite en
une vingtaine de langues. Née de parents espagnols républicains qui ont participé à
la guerre civile de 1936, elle dédie son dernier roman, Pas pleurer1, à l’évocation
1
Lydie Salvayre, Pas pleurer, roman, Éditions du Seuil, 2014. Autres romans du même
auteur: 7 femmes (Perrin, 2013), Hymne (Seuil, 2011), Petit traité d'éducation lubrique
(Cadex, 2010), BW (Seuil, 2009), Portrait de l'écrivain en animal domestique (Seuil,
2007), La méthode Mila (Seuil, 2005), Passage à l'ennemie (Seuil, 2003), Contre
(Verticales, 2002), Et que les vers mangent le bœuf mort (Verticales, 2002), Les belles
âmes (Seuil, 2000).
42
de ce mouvement libertaire du peuple espagnol, avec un art qui lui valut le Prix
Goncourt 2014.
Incitée par ce succès, nous avons entrepris une deuxième lecture du roman,
cette fois avec les yeux du linguiste qui s’appuie, dans son analyse, sur les
principes et méthodes de la linguistique textuelle et de la théorie de l’énonciation
littéraire. Ces sciences plus récentes du langage «permettent de dire quelque chose
sur l’œuvre elle-même en tant que discours» (Maingueneau, 2010: 11). Si le
discours est «un énoncé caractérisable certes par des propriétés textuelles, mais
surtout comme un acte de discours accompli dans une situation (participants,
institutions, lieu, temps)», qui «ne peut pas être l’objet d’une approche purement
linguistique», le texte, en revanche, est «un objet abstrait résultant de la
soustraction du contexte opérée sur l’objet concret (discours)» (J. M. Adam, 1990:
23). Le texte du roman peut être soumis à une analyse linguistique qui révèle les
traces de l’énonciation.
On a ainsi accès à des phénomènes de grande finesse, comme la
polyphonie, le discours rapporté, les modalités, la temporalité, la méta-énonciation,
car «la conception pragmatique de la communication permettait de passer sans
rupture du texte comme agencement de marques linguistiques, au discours littéraire
comme activité régulée par des institutions de parole.» (idem, ibid.)
Comment expliquer l’art romanesque de Lydie Salvayre, qui balance entre
violence, passion, ironie, révolte d’une part, traits caractérisant l’esprit ibérique et
finesse, légèreté, louange, conformisme, issues d’une logue tradition littéraire
«classique», d’autre part? Une possible réponse offre la romancière elle-même, qui
avait vécu une enfance douloureuse dans une colonie de réfugiés près de Toulouse:
«J’étais animée d’un refus extraordinaire des conditions d’infériorité culturelle
dans lesquelles je vivais. Il se trouve que, par un hasard insensé, je me suis mise à
lire des livres. Et tout ce qu’il y avait en moi de solitaire et de malheureux s’est
inversé en force»2.
Elle a rafraîchi le français littéraire, en passant avec une extrême aisance
du style le plus soutenu aux libertés les plus hardies, mises au service d’un discours
violent et revendicatif.
«Ma mère n’est pas pour rien, je crois, dans le fait que j’écrive dans une langue
"tenue", une langue française qu’on pourrait dire classique, riche sur le plan
lexical, et qui ne rechigne pas à faire usage de l’imparfait du subjonctif. Écrire
dans une langue riche, dans une langue tenue, c’est servir la république, disait
Ponge. La langue rock, la langue jeune, la langue familière dont certains font
usage aujourd’hui, je ne peux pas me l’approprier». (idem, ibid.)
2
«Lydie Salvayre: écrire en terrain étranger». Entretien avec Georgia Makhlouf, publié
dans L’Orient Littéraire, janvier 2012.
43
En ce qui suit, notre analyse portera sur les instances énonciatives, la
polyphonie qui structure le roman Pas pleurer et les aspects les plus significatifs de
son organisation textuelle. Les aspects originaux de l’énonciation littéraire dans ce
roman expliquent son succès auprès du public et de la critique. La littérature
moderne cultive pleinement la multiplication des points de vue exprimés à
l’intérieur du même énoncé, car le narrateur ne se présente plus comme l’unique
source de ce qu’il dit. Cet aspect novateur exige d’autres techniques discursives
aptes à exprimer l’émiettement du sens, comme le discours direct libre, le discours
indirect libre, le monologue intérieur.
La technique narrative originale sert ici à exprimer un certain ethos, propre
au peuple espagnol – l’esprit révolutionnaire roboratif des «mauvais pauvres» dont
Montse, la mère de la narratrice, fait partie.
1. Instances énonciatives et polyphonie dans le roman Pas pleurer
Pour mieux comprendre l’originalité de ce roman, il est important
d’identifier «les voix» qui parlent dans ces pages et les entrelacements ingénieux
des instances énonciatives. Comme tout romancier, auteur de son texte, Lydie
Salvayre est bien «le sujet parlant», mais elle est aussi «le narrateur» de l’histoire
et «locuteur» et «allocutaire» dans les dialogues qu’elle entretient avec sa mère, sur
un deuxième plan narratif. Dans la diegesis, l’histoire évoquée qui tient la première
place dans la construction du roman, son point de vue assure la gestion du récit,
c’est elle qui introduit les voix de ses personnages.
Cette complexité propre aux concepts polyphoniques3 qui y sont
pleinement manifestes s’explique par le fait que le roman est construit sur deux
plans énonciatifs différents. Car il y a une hétérotopie associée à une
hétérochronie, concepts proposés par Michel Foucault4: un ici-maintenant qui trace
les contours du plan présent de l’énonciation (la petite ville française où la mère de
la narratrice passe sa vieillesse auprès de sa fille, à laquelle elle raconte sa
jeunesse) et un là-alors où est placée l’histoire (le récit de la vie de Montse, la
mère de la narratrice, fille d’une famille de paysans pauvres de Catalogne; très
jeune, elle se voit engrenée dans les événements sanglants de la révolution
populaire du printemps de 1936, bientôt suivis de la guerre civile espagnole). Le
3
4
Le concept de polyphonie, emprunté au domaine musical, a été proposé pour la première
fois par M. Bachtine en 1929, dans son livre Problemy tvor_estvo Dostoevskogo. Adepte
d’une poétique fondée sur le dialogisme et l’hétérogénéité des types discursifs, Bachtine
étudie la relation entre l’auteur et son héros dans l’oeuvre de Dostoïevski. Le concept a été
développé ultérieurement par d’autres chercheurs (O. Ducrot, Le Dire et le Dit, 1984; H.
Nølke, Le regard du locuteur. Pour une linguistique des traces énonciatives, 1993;
Alain Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, 1981).
Michel Foucault, «Des espaces autres» (conférence au Cercle d'études architecturales, 14
mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, octobre 1984, pp. 46-49. [en
ligne] URL: http://1libertaire.free.fr/Foucault12.html. 44
fait exceptionnel est que ces deux plans énonciatifs ne sont pas étanches, ils se
mêlent quelquefois, de même que «les voix» discursives.
Le roman commence par l’évocation d’une scène passée depuis longtemps.
Celle dans laquelle Montse, la mère de la narratrice, alors âgée de seize ans et
accompagnée de sa mère, vient s’engager comme bonne chez des riches, la famille
de don Jaume Burgos Obregón. Le présent de narration semble rendre ici plus
facile le passage brusque d’un plan structural à un autre, le mélange inattendu des
instances narratives à l’aide du discours direct libre. Ce procédé narratif nous
semble préféré par Lydie Salvayre comme par d’autres représentants du roman
moderne, qui «se dispensent même des incises et des marques typographiques. Ils
assouplissent la frontière entre discours citant et discours cité, au point de rendre
difficile la perception du décalage entre les deux espaces énonciatifs. Il faut alors
que le lecteur recoure au contexte pour identifier les diverses sources énonciatives»
(Maingueneau, op. cit.: 188). Nous reproduisons le début du roman:
«Le 18 juillet 1936, ma mère, accompagnée de ma grand-mère, se présente devant
los señores Burgos qui souhaitent engager une nouvelle bonne, la précédente ayant
été chassée au motif qu’elle sentait l’oignon. Au moment du verdict, don Jaume
Burgos Obregón tourne vers son épouse un visage satisfait et, après avoir observé
ma mère de la tête aux pieds, déclare sur ce ton d’assurance que ma mère n’a pas
oublié: Elle a l’air bien modeste. Ma grand-mère le remercie comme s’il la
félicitait, mais moi, me dit ma mère, cette phrase me rend folle, je la réceptionne
comme une offense, comme une patada al culo, ma chérie, una patada al culo qui
me fait faire un salto de dix mètres en moi-même, qui ameute mon cerveau qui
dormait depuis plus de quinze ans et qui me facilite de comprendre le sens des
palabres que mon frère Josep a rapportées de Lérida» (p. 13; n. s.).
Dans la diegesis, la narratrice s’assume le rôle de narrateur-témoin qui
mène la narration au «je»; c’est «une instance qui n’a pas la neutralité du narrateur
étranger au monde des personnages, mais qui n’est pas non plus un personnage de
l’histoire: ce narrateur-témoin partage la vision du monde et la manière de parler
de ceux qui appartiennent au milieu évoqué par le roman». (Maingueneau, op. cit.:
197).
Comme technique narrative, le roman est dominé par le discours direct
libre, acte d’énonciation orale caractérisé par la présence des interjections, des
exclamations, des vocatifs, des passages en langue étrangère, des énoncés
inachevés. Il surgit souvent avec ses propres marques de subjectivité, ses
déictiques, ses modalisations, sans être introduit par un signe distinctif, comme le
tiret ou les guillemets; il est signalé tout au plus par un verbe de parole intégré dans
la phrase, mis ou non dans une parenthèse. Les mots en citation ne sont pas
marqués, comme dans ce fragment:
«Diego disait nous, nos soldats, notre guerre, nos difficultés, nos chances de
victoire, comme s’ils étaient ses choses personnelles. Et Montse s’en agaça
légèrement». (p. 164)
45
Des phrases inachevées propres au même discours oral sont fréquentes.
Lorsqu’on reproduit en discours direct les mots d’un personnage, les phrases
peuvent rester en l’air lorsqu’il est interrompu par la prise de parole d’un autre,
signe d’oralité et de dramatisme polyphonique. On peut observer cette technique
dans la description de l’épuration opérée pendant la nuit contre les pauvres
révoltés, magistralement réalisée, dans un style coupé mais correct, sans
subordonnées:
«Des hommes frappent à coups de crosse à la porte du suspect, ou s’introduisent
chez lui munis de passes. Ils se précipitent dans le salon endormi, fouillent avec
des gestes hystériques les tiroirs de la commode, pénètrent d’un coup de pied dans
la chambre conjugale et intiment à l’homme, réveillé en sursaut, l’ordre de les
suivre pour une vérification. L’homme, qui essaie tant bien que mal de s’habiller,
est poussé vers la sortie, ses bretelles dépassant sous les pans de sa chemise, et
arraché des bras de sa femme qui pleure, Tu diras aux enfants que je. À coups de
crosse dans le dos, on le fait grimper à l’arrière d’un camion où d’autres hommes,
silencieux, sont assis tête baissée, les mains allongées sur leurs pantalons de
coutil». (p. 70)
Il est intéressant d’observer aussi le jeu des expressions co-référentielles
interchangeables dans le texte entre ma mère et le nom propre de celle-ci, Montse,
jeu qui a des répercussions sur l’instance énonciative (le narrateur-témoin d’une
part, qui semble écrire un texte biographique – la vie de sa mère, et le narrateur
extradiégétique «classique», observateur non impliqué dans l’histoire de ses
personnages, d’autre part).
Le discours indirect libre5 a aussi une forte présence, comme dans ce
passage:
«Après cette brève rencontre que l’ambassade zélée de sa mère avait ourdie par on
ne sait quelles ruses et on ne sait quels stratagèmes, Montse passa des nuits et des
nuits sans trouver le sommeil.
Devait-elle acquiescer au désir de sa mère? Consentir au mariage? Puisque c’est
bien de mariage qu’il s’agissait, quoique ni elle ni Diego n’en eussent dit un mot».
(ibid.)
Chez Lydie Salvayre, le discours indirect libre peut passer facilement dans
le discours direct, comme dans ce passage:
5
Le discours indirect libre, fréquent dans la littérature moderne, se caractérise, comme
technique narrative, par le mélange des éléments considérés traditionnellement
disjoints: l’absence de subordination, caractéristique du discours direct, et la perte
d’autonomie des déictiques du discours cité, caractéristique du discours indirect. Le
discours indirect libre permet de dire et de montrer en même temps, dans un seul
énoncé.
46
«Sa mère cria de joie. Grâce à l’aide du Seigneur Tout-Puissant (remarquablement
soutenu, en l’occurrence, par ses menées très clandestines, mais pas un mot sur le
sujet!) sa fille allait convoler en justes noces avec un señorito! Sa fille, Dieu soit
loué, allait entrer dans une famille dont le train de vie était envié de tous! Qué
suerte! Qué felicidad!
Avec un homme laid, la refroidit Montse.
Les hommes n’ont pas à être beaux, rétorqua la mère.
Ils ont à être quoi?
A ser hombre y nada más.
Voilà qui fermait le débat». (p. 168; n. s.).
Nos soulignements mettent en évidence les marques du dispositif narratif,
comme l’incise et les phrases en discours direct. La reformulation de la phrase
conclusive finale Voilà qui fermait le débat présente une intervention liée à un
changement de perspective énonciative par rapport au discours antérieur, indiquée
par un connecteur (dans ce cas, Voilà qui), reformulation jugée nécessaire «pour
mieux satisfaire à la complétude interactive» (Roulet, 1987, apud J.M. Adam, op.
cit.: 183).
Le même discours indirect libre est souvent contaminé par l’autre instance
énonciative, la voix de la mère vieillie qui raconte ses souvenirs devant sa fille au
moment présent de l’énonciation:
«Devait-elle accepter d’épouser un homme pour qui elle n’éprouvait nulle
attirance [...] un homme au visage sévère et à chevelure couleur queue de vache,
un homme dont les discours qu’il martelait en public étaient faits d’un langage
carré qui l’angoissait, elle n’aurait su dire pourquoi, un langage où les mots
efficacité et organisation sortaient de sa bouche comme d’un pistolet. J’exagère,
dit ma mère, mais tu comprends?» (p. 165; n. s.)
La phrase elle n’aurait su dire pourquoi tient au discours indirect,
caractéristique de la narration dite «traditionnelle» (elle contient un verbe de parole
à la 3e personne et un début de subordonnée complétive), mais elle est précédée de
phrases en discours indirect libre: des questions formulées en monologue intérieur,
à la 3e personne par Montse, forcée de se marier avec Diego, un homme qu’elle
n’aimait pas. La dernière phrase que nous avons soulignée appartient à l’autre
registre énonciatif, où le personnage Montse de la diegesis devient le locuteur et la
narratrice, celle qui ailleurs prend en charge l’histoire, devient interlocuteur
(allocutaire) de celle-ci. On s’attendrait aussi que les mots efficacité et
organisation, qui sont en citation (ils appartiennent à Diego) soient mis entre
guillemets, comme marques d’une autre instance énonciative, mais il n’y a rien.
On pourrait citer ce qu’affirme Jean-François Jeandillou (1997: 69):
«L’alternance des deux régimes historique et discursif se rencontre, au sein d’un
même texte, chaque fois que des propos sont rapportés au discours direct.
L’énonciation narrative s’interrompt alors pour laisser place à l’énonciation
47
immédiate d’un personnage, embrayé sur son contexte d’effectuation».
L’originalité consiste ici dans le fait que «le contexte d’effectuation» de
l’énonciation actuelle du personnage est différent de celui du récit, de la narration
placée historiquement dans un passé éloigné de soixante-dix ans, placé en Espagne,
et que les deux appareils énonciatifs s’entrechoquent, n’étant plus homogènes.
L’ironie, une marque distinctive de la voix de la narratrice, est largement
présente dans le récit, elle appartient à celle-ci et non pas à ses personnages.
Le statut original de la narratrice, celui de narrateur-témoin indéterminé et
de narrateur-témoin qui se pose en «je», impose «une distance intermédiaire» entre
sa manière de parler et celle des personnages (Maingueneau, op. cit.: 202). On
observe que la narratrice garde une certaine distance entre son style, correct et
même châtié, et la manière de parler des membres de sa famille, propre à un milieu
de paysans, souvent grossier, parsemé de mots ou d’expressions en espagnol ou de
fautes de français (lorsque c’est sa mère qui parle), et celle des gens riches et
éduqués, comme Doña Pura. Ces contaminations sociolectales contrastant avec la
langue de la narratrice sont rarement marquées par des guillemets ou des italiques
et ont souvent le rôle d’introduire une distance ironique6, comme dans ce fragment:
«Mais le soir venu, agenouillée sur son prie-Dieu, elle [Doña Pura] implore le Ciel
qu’il protège les siens de ces sauvages qui ne respectent rien.
Qu’ils crèvent!
La phrase à peine prononcée, elle rougit de honte d’avoir émis un tel souhait. Le
bon Dieu, doté à ce qu’on dit d’une ouïe suprasensible, aurait-il entendu ses
paroles? Elle s’en confessa dès demain à don Miquel (le curé du village qui ne
s’est pas encore enfui), lequel lui prescrira pour pénitence trois Ave et un Pater,
ceux-ci ayant sur sa conscience l’effet curatif quasi instantané d’un cachet
d’aspirine. Il est notoire que, quels que soient les crimes que les catholiques
commettent contre les rouges à cette époque-là [...] ils sont instantanément
blanchis et pardonnés, pour peu que leur auteur fasse acte de contrition avant la
prière du soir, les petits arrangements avec le Ciel espagnol s’avérant proprement
magiques». (p. 19-20; n. s.)
6
Considérée traditionnellement un trope ou figure de signification, l’ironie consiste, pour la
rhétorique classique, en une manière de dire «le contraire de ce qu’on pense, ou de ce
qu’on veut faire penser» (Fontanier, Les Figures du discours, 1821, section II, chap.
III). Plus récemment, on a proposé des approches modernes de ce phénomène, rencontré
dans la langue conversationnelle comme dans la littérature. Pour O. Ducrot (Le Dire et
le dit, 1984), dans une perspective pragmatique, l’ironie revient pour un locuteur L à
présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, point de vue
dont le locuteur L ne prend pas la responsabilité et qu’il considère absurde. Dans
l’énoncé ironique la position absurde est présentée directement et non pas rapportée,
sans qu’elle soit mise à la charge de L. Les marqueurs de l’ironie dans le texte littéraire
sont difficilement détectables, mais, une fois identifiés, ils orientent le lecteur vers une
lecture ironique.
48
Les phrases que nous avons soulignées sont évidemment ironiques,
exprimant l’opinion des catholiques. La dernière commence par une expression
impersonnelle (Il est notoire que...) qui semble suggérer un point de vue collectif
que la narratrice n’assume pas.
Le parler de la mère est caractérisé par des expressions frustes et des fautes
de français qui ne sont jamais marquées comme telles, et que son docteur explique
par des troubles de mémoire.
«As-tu comprendi qui étaient les nationaux? me demande ma mère à brûlepourpoint, tandis que je l’aide à s’asseoir dans le gros fauteuil en ratine verte
installé près de la fenêtre. (p. 94; n. s.)
«Tu vois, si on me demandait de choisir entre l’été 36 et les soixante-dix ans que
j’ai vivi entre la naissance de ta sœur et aujourdi, je ne suis pas sûre que je
choisirais les deuxièmes.
Merci! Lui dis-je, un peu vexée». (p. 124-125. C’est nous qui soulignons).
La narratrice fait elle-même des commentaires parenthétiques sur la
manière de parler de sa mère, lorsqu’elle la cite en discours direct:
«À mon humble avis, dit ma mère (qui a du goût pour ce genre de formules
explétives dont l’usage lui donne l’impression de maîtriser le français; elle aime
aussi beaucoup les expressions Si j’ose dire et Si je ne m’abuse qu’elle trouve
distinguées et qui viennent en quelque sorte racheter sa propension à dire des
grossièretés), à mon humble avis, ma chérie, ceux qu’on nommait les nationaux
voulaient épurer l’Espagne de 36 de tous ceux qui ressemblaient à mon frère. Y
nada más». (p. 96).
La «voix» de la narratrice s’entend souvent dans des séquences
explicatives, comme chez Balzac, qui, dans ses longues digressions romanesques,
instaurait une prise de distance entre le narrateur et son histoire, lorsque celui-ci se
présentait comme un simple témoin, observateur objectif des faits et commentateur
externe (J.M. Adam 1997: 134).
«Il me semble que je commence à savoir ce que le mot national porte en lui de
malheur. Il me semble que je commence à savoir que, chaque fois qu’il fut brandi
par le passé, et quelle fût la cause défendue [...] il escorta inéluctablement un
enchaînement de violences, en France comme ailleurs. L’Histoire, sur ce point,
abonde en leçons déplorables. Ce que je sais, c’est que Schopenhauer déclara en
son temps que la vérole et le nationalisme étaient les deux maux de son siècle, et
que si l’on avait depuis longtemps guéri du premier, le deuxième restait
incurable». (p. 95)
Parmi «les voix» distinctes qu’on fait entendre dans le récit est aussi celle
de l’écrivain français Georges Bernanos, témoin oculaire des événements. Quoique
catholique convaincu, il observe l’hypocrisie de l’Église, qui a approuvé les
49
massacres des ouvriers et des paysans par les adeptes de Franco. Bernanos est cité
directement au fil du texte, et alors ses mots sont mis entre guillemets, comme un
signe de respect pour un autre texte littéraire, un texte écrit, Les Grands Cimetières
sous la lune.
L’histoire d’une vie se passe sur le fonds d’événements historiques
exceptionnels et la narratrice assure alors le caractère de véridicité lorsqu’elle cite
certains documents authentiques ou déclarations de facteurs politiques de l’époque
par la mise entre guillemets. Mais elle n’hésite pas d’exprimer un point de vue
personnel concernant ces événements. Celui-ci est marqué par des capitales, la
forme peut devenir elliptique comme celle des titres, accompagnée d’une forte note
ironique:
Il N’EST DE BON ROUGE QU’UN ROUGE MORT
PETITE LEÇON D’ÉPURATION NATIONALE
ou bien:
HAGIOGRAPHIE DE DOÑA PURA SURNOMMÉ SANTA PURA [...]
Parmi les techniques de Lydie Salvayre il y a aussi ces jeux ingénieux de
marques typographiques visant l’appareil énonciatif. La narratrice construit –
déconstruit les marques distinctives des instances discursives, qui se fondent toutes
dans une voix indéterminée plus générale, un «continuum» discursif propre à cet
art romanesque, qu’on pourrait qualifier pleinement de «polyphonique».
2. Aspects originaux de l’organisation textuelle
Comme fruit du discours littéraire, le texte romanesque bénéficie d’une
réception «hyperprotégée» de la part de son public. (Maingueneau, op. cit.: 251).
Celui-ci accepte de faire des efforts pour surmonter les apparentes incohérences et
le déficit de cohésion du texte littéraire, par la recherche des marques
compensatoires toujours identifiables sur un plan quelconque de l’organisation
textuelle. C’est aussi le cas du roman Pas pleurer.
La progression thématique et le thème-titre explicite sont deux aspects
importants pour mieux appréhender l’organisation textuelle du roman.
Le titre Pas pleurer doit être interprété comme un «infinitif d’autoinjonction» (Maingueneau, op. cit.: 206) où le sujet d’énonciation se donne des
ordres ou exprime des souhaits, forme verbale propre au monologue intérieur. La
forme populaire (expression elliptique de la négation) signale ici comme source
énonciative une voix du peuple (la voix de la mère?), mais qui synthétise l’ethos
national espagnol, fier et rebelle, tel qu’il est présenté ensuite explicitement dans le
roman.
50
«L’homme espagnol (dit ma mère) se trouve ridicule avec les palabres
affectueuses qui lui semblent appartenir au domaine exclusif des femmes.
L’homme espagnol, ma chérie, a une idée très pointue de sa virilité, très
protubérante, si j’ose dire, et passe une partie de sa vie à répéter qu’il en a et qu’il
en jouit, c’est fatigant». (p. 222)
L’unité minimale d’organisation textuelle reste dans ce roman comme dans
tous les textes écrits le paragraphe, mais il n’est jamais marqué par un début
typographique retiré à gauche.
L’importance du paragraphe dans le texte écrit est d’autant plus grande
qu’il n’impose pas seulement une hiérarchie d’unités fonctionnelles, mais aussi une
certaine disposition dans l’espace et dans le temps. Il est si nécessaire surtout dans
ce texte où la ponctuation est défaillante et les chapitres absents. Maingueneau
considère que «Les scansions qu’institue le texte ont une valeur stylistique
importante puisqu’elles ne coïncident pas nécessairement avec les unités
"naturelles" (séquences, macropropositions) et qu’elles participent du rythme
général de l’énonciation» (op. cit.: 226).
La matière du roman est disposée en trois parties, numérotées simplement
par des chiffres arabes, 1, 2, 3. La première introduit les personnages et fixe les
instances énonciatives. On y raconte l’été merveilleux de 36, que Montse et son
frère Josep ont passé dans une grande ville espagnole prise par l’effervescence de
la révolution. La deuxième partie raconte la vie de Montse revenue dans son village
natal, enceinte, et son mariage malheureux avec Diego, fils révolutionnaire de la
famille riche des Obregón. La troisième partie raconte la défaite de la révolution et
le refuge de la famille de Montse en France.
La table des matières est absente, l’organisation textuelle est uniquement
interne. En absence de chapitres, seulement des lignes blanches séparent les
moments, les lieux et les plans énonciatifs.
La technique narrative originale a des retombées sur l’aspect visuel,
typographique du texte, qui ressemble en certains lieux aux vers libres d’un poème
moderniste, comme dans cette mise en scène originale du dialogue entre Josep, qui
expose ses idées d’émancipation sociale, et sa mère conservatrice. Elle est
parsemée des prises de paroles inattendues de la mère, qui interrompt son
interlocuteur, sans qu’aucune marque énonciative traditionnelle, comme les tirets
ou les guillemets (uniquement un verbe de parole dans une incise) indique le
changement de tour énonciatif et le passage au style direct.
«Il dit que plus jamais l’argent ne décidera de toutes choses, que plus
jamais il ne fondera les distinctions entre les êtres, et que bientôt
La mer aura un goût d’anisette, fait la mère agacée.
et que bientôt il n’y aura plus d’injustice, plus de hiérarchie, plus
d’exploitation, plus de misère, que les gens pourrons part
Partir en vacances avec le pape, complète la mère de plus en plus
excédée.
51
partager leurs richesses, et que ceux qui ferment leur gueule depuis qu’ils
sont au monde, ceux qui louent leur terre à ce cabrón de don Jaume [....]» (p. 24)
Les commérages des paysans incrédules du village concernant les mêmes
idées novatrices apportées par Josep, le frère de Montse, bénéficient de la même
technique polyphonique, ils reprennent les idées de celui-ci qu’ils accompagnent de
leurs propres commentaires péjoratifs, en discours indirect libre. La page ressemble
à une véritable scène théâtrale, elle comprend même des didascalies:
«Ils disent que Josep, à Lérida, a frayé avec eux [les républicains], no me extraña,
Qu’il fait le désespoir de son pauvre papa.
Que c’est un original.
Un illuminé.
Qu’il croit à la félicité universelle.
Quelle horreur!
Qu’il croit que dans ces fameuses communes, les hommes deviendront bons,
loyaux, honnêtes, généreux, intelligents, reconnaissants, courageux, calmes, bienveillants
Et quoi encore (rires)
Que tous les conflits s’évanouiront comme par miracle.
Qué aburrimiento! (rires)» (p. 61)
Ce qui attire surtout, pendant et après la lecture immédiate de ce roman (un
«après» réflexif, toujours nécessaire) est, outre l’intérêt du sujet, l’originalité de la
technique narrative. Nous avons regardé cette technique à la loupe, avec l’intention
d’offrir une compréhension raisonnée de la vraie fascination que ce roman
provoque sur son lecteur, plus ou moins habitué avec la littérature moderne et
postmoderne.
3. Conclusions
Lydie Salvayre pratique un art romanesque très moderne, se permettant des
«audaces» techniques appropriées au sujet de son roman, à l’histoire qu’elle
raconte. La technique polyphonique, terme emprunté à la musique pour décrire
l’entrelacement des voix qui «parlent» dans les pages d’un roman, se retrouve
pleinement manifeste dans Pas pleurer.
On pourrait oser un parallèle entre son art roboratif et celui d’un autre
génie espagnol qui a créé en France, le peintre Pablo Picasso: une force
d’expression semblable, des innovations techniques, un ethos ibérique qui investit
les thèmes choisis de mêmes traits: violence, tragique, héroïsme. D’ailleurs,
l’expression dans la langue de Proust, d’André Malraux, de Bernanos d’un éthos
étranger est une chose fréquemment rencontrée dans la littérature française et
francophone.
Nous avons identifié le statut de la narratrice, celui de narrateur-témoin
indéterminé, qui prend en charge la narration sans s’impliquer dans l’action. Elle
prête la parole à un certain nombre de personnages, sans devenir un d’entre eux. Il
faut se demander s’il s’agit d’un roman historique (pas tout à fait!), d’un récit
52
biographique (elle raconte la vie de sa mère, «affaire de famille») ou d’un roman
psychologique (social aussi?). Difficile de l’encadrer dans des limites trop précises.
Ce qui reste, c’est la nouveauté, la surprise de la lecture qu’il nous produit.
Bibliographie
Adam, Jean-Michel (1997), Les textes: types et prototypes, Paris: Nathan.
Adam, Jean-Michel (1990), Éléments de linguistique textuelle, Paris: Mardaga.
Berrendonner, A., Éléments de pragmatique linguistique, Paris: Éditions de Minuit,
1981.
Ducrot, O. (1984), Le Dire et le dit, Paris Editions de Minuit.
Ducrot, Oswald, Schaeffer, Jean-Marie (1996), Noul dicționar enciclopedic al
Ştiinţelor limbajului, Bucureşti: Editura Babel.
Jeandillou, Jean-François (1997), L’Analyse textuelle, Paris: Armand Colin.
Maingueneau, Dominique (2010), Manuel de linguistique pour les textes
littéraires, Paris: Armand Colin.
Corpus
Lydie Salvayre (2014), Pas pleurer (roman), Paris: Seuil.
53
DERRIDA EXÉGÈTE DE FREUD:
PENSER LA SPECTRALITÉ – DE L’ÉCRITURE DU
RÊVE ET DE L’ARCHIVE
Gabriel POPESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Après avoir exposé l’oneirocritie de Warburton, Derrida énonce «la
coupure freudienne» à l’égard de celle-ci. Bien que Derrida n’y utilise pas
le terme «épistémologique», pourtant cette «coupure» agit telle quelle,
car elle sépare le paradigme européen de la science des rêves, institué par
Freud, de la prescience des rêves, européenne elle aussi, de Warburton
en tant qu’auteur de l’Essai sur les Hiéroglyphes des Égyptiens... Nous
devons ajouter que ce Warburton nous fait penser à l’autre Europe, à
savoir celle maniériste de G. R. Hocke, tout comme Derrida reprenant
Warburton nous rappelle la même Europe, à son tour. C’est pourquoi
nous considérons ce Derrida un auteur maniériste...
Quelque paradoxal que cela puisse paraître, Derrida recourt à l’écriture
hiéroglyphique – de Warburton – d’avant la «coupure freudienne»,
pendant qu’il analyse la manière freudienne de penser le rêve, donc
pendant qu’il se situe après la même «coupure».
Abstract
DERRIDA AS FREUD’S EXEGETE: THINKING ABOUT THE
SPECTRALITY: ON THE WRITING ABOUT THE DREAM AND
THE ARCHIVES
After Derrida discussed Warburton’s oneirocritie, he announced his
„coupure freudienne” from the topic. Even if he did not actually use the
term “epistemology”, “la coupure” worked like one, because it
separated the European paradigm of the science of dreams, defined by
Freud, from the prescience of dreams, European, too, inaugurated by
Warburton, as the author of Essai sur les Hiéroglyphes des
Égyptiens…We feel bound to add that this Warburton inspired us to think
of the other Europe, G. R. Hocke’s mannerist one, and so did Derrida
while discussing Warburton. That is why we will consider this Derrida a
mannerist author... Paradoxical as it may seem, Derrida resorted to the
hieroglyphic writing (Warburton’s) approached prior to his “coupure
freudienne” while he analysed Freud’s manner of interpreting dreams,
that is when he was actually after “la coupure”.
54
Mots-clés: «coupure freudienne», auteur maniériste, «signifié
transcendantal», présence, spectralité, écriture du rêve, archive
Keywords: “coupure freudienne”, mannerist author, “signifié
transcendantal”, presence, spectrality, écriture du rêve, archive
1. Derrida – le philosophe qui énonce «la coupure freudienne»
Après avoir exposé l’oneirocritie de Warburton, Derrida énonce «la
coupure freudienne»1 à l’égard de celle-ci. Bien que l’auteur cité ci-dessus n’y
utilise pas le terme «épistémologique», pourtant cette «coupure» agit telle quelle,
car elle sépare le paradigme européen de la science des rêves, institué par Freud, de
la prescience des rêves, européenne aussi, de Warburton en tant qu’auteur de
l’Essai sur les Hiéroglyphes des Égyptiens...2
2. De Warburton à Derrida en tant qu’auteur maniériste
Nous devons y ajouter que ce Warburton nous fait penser à l’autre Europe,
à savoir celle maniériste de Gustav René Hocke. À cet égard, nous reprenons un
auteur réputé tel Said parce qu’il nous rappelle que «[...] la découverte majeure
dans l’étude des inscriptions et des hiéroglyphes a été celle réalisée par
Champollion [...]»3 – et non pas par Warburton, ajoutons-le, car ceci en résulte
indirectement. Donc, Warburton en tant qu’auteur de l’Essai sur les Hiéroglyphes
des Égyptiens..., n’est nullement le fondateur de l’égyptologie comme science
européenne. Alors, ce Warburton n’est que l’auteur des «fantaisies
"scientifiques"», tout comme Athanasius Kircher – «l’encyclopédiste du
maniérisme»4, selon Hocke. Il en résulte que Derrida, en reprenant Warburton tel
quel, nous fait penser, à son tour, à la même Europe maniériste de Hocke. C’est
pourquoi nous considérons ce Derrida un auteur maniériste. En fait, il s’y agit d’un
Derrida qui reprend Warburton parce que lui, Derrida, est «parlé» par le mot
1
Jacques Derrida, «Freud et la scène de l’écriture», in L’écriture et la différence, Paris:
Éditions du Seuil, «Points», 1967, p. 310.
2
Essai sur les Hiéroglyphes des Égyptiens, où l’on voit l’Origine et le Progrès du langage
et de l’écriture, l’Antiquité des Sciences en Égypte, et l’Origine du culte des Animaux,
c’est en fait le titre complet de la traduction française, en 1744, de la quatrième partie de
l’ouvrage intitulé La Mission divine de Moyse, dont l’auteur est un prêtre anglican, à
savoir l’évêque Warburton.
3
«Que l’on n’oublie pas que la découverte majeure dans l’étude des inscriptions et des
hiéroglyphes a été celle réalisée par Champollion, à savoir que les symboles de la Pierre
de Rosette ont une composante phonétique et une sémantique.» (Edward W. Said,
Orientalism. Concepţiile occidentale despre Orient, Timişoara: Editura Amarcord,
2001, p. 151).
4
«[…] les fantaisies "scientifiques" d’Athanasius Kircher, l’encyclopédiste du maniérisme,
l’auteur du livre Sphinx Mystagoga (1626), […]» (Gustav René Hocke, Lumea ca
labirint. Manieră şi manie în arta europeană. De la 1520 pînă la 1650 şi în prezent,
Bucureşti: Editura Meridiane, 1973, p. 80).
55
hiéroglyphe – «[...] un des mots préférés du vocabulaire maniériste.»5, selon Hocke
– , parce que lui, Derrida, est emporté par une obsession hiéroglyphique, disons,
d’origine maniériste. À notre avis, c’est exactement cette obsession qui explique
l’étrange indifférence de Derrida par rapport aux fondements de la théorie de
Warburton et, en conséquence, par rapport à l’éventuelle valeur scientifique même
de celle-ci:
«Warburton décrit le système des hiéroglyphes et y discerne, à tort ou à raison,
peu importe ici (notre soulignement), différentes structures (hiéroglyphes propres
ou symboliques, chaque espèce pouvant être curiologique ou tropique, les rapports
étant d’analogie ou de partie à tout) qu’il faudrait systématiquement confronter
avec les formes de travail du rêve (condensation, déplacement,
surdétermination)»6.
compte tenu du fait que Derrida exprime cette indifférence dans un texte, à savoir
«Freud et la scène de l’écriture», qui est scientifique au moins par le lieu où il a été
prononcé, c’est-à-dire l’Institut de psychanalyse7.
3. Par la subversion derridienne de la présence de l’écriture
hiéroglyphique du rêve, vers la «pensée» derridienne de la spectralité
de celle-ci
En ce qui concerne la prescience des rêves de Warburton, que nous avons
déjà mentionnée de passage au commencement de cette étude, elle n’était qu’«[...]
une science de l’écriture (hiéroglyphique – n. n.) aux mains des prêtres.»8, selon
Derrida. Alors, en citant Derrida de nouveau: «Il n’est pas de signifié qui échappe,
éventuellement pour y tomber, au jeu des renvois signifiants qui constitue le
langage.»9, mais cette fois-ci dans le sens contraire à lui, nous disons... qu’il est de
signifié qui échappe au jeu des renvois signifiants qui constitue le langage. Nous
nous y référons précisément à l’écriture hiéroglyphique comme signifié, comme
«signifié transcendantal» finalement, parce qu’étant un code extérieur et antérieur
aux rêves, elle échappe au jeu des renvois signifiants qui constitue leur langage.
5
«Le mot hiéroglyphe – tout comme les mots labyrinthe, énigme, merveille, miroir, temps,
horloge, mort et ainsi de suite – est un des mots préférés du vocabulaire maniériste.»
(op. cit., p. 79).
6
Jacques Derrida, «Freud et la scène de l’écriture», in L’écriture et la différence, Paris:
Éditions du Seuil, collection «Points», 1967, p. 309.
7
«Ce texte («Freud et la scène de l’écriture» – n. n.) est un fragment d’une conférence
prononcée à l’Institut de psychanalyse (Séminaire du Dr. Green)», (op. cit., p. 293).
8
«Or Warburton, […], choisit l’exemple d’une science égyptienne qui trouve toute sa
ressource dans l’écriture hiéroglyphique. Cette science, c’est la Traumdeutung, qu’on
appelle aussi oneirocritie. Elle n’était à tout prendre qu’une science de l’écriture aux
mains des prêtres.» (Idem, p. 309).
9
Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris: Les Éditions de Minuit, Collection
«Critique», Paris, 1967, p. 16.
56
Maintenant, à considérer l’écriture hiéroglyphique telle qu’elle en découle,
nous remarquons qu’elle inaugure une présence.
Quelque paradoxal que cela puisse paraître, Derrida recourt à l’écriture
hiéroglyphique – de Warburton – d’avant la «coupure freudienne», pendant qu’il
analyse la manière freudienne de penser le rêve, donc pendant qu’il se situe après
la même «coupure»:
«Ici s’introduit la coupure freudienne. Sans doute Freud pense-t-il que le rêve se
déplace comme une écriture originale, mettant les mots en scène sans s’y asservir;
sans doute pense-t-il ici à un modèle d’écriture irréductible à la parole et
comportant, comme les hiéroglyphes (notre soulignement), des éléments
pictographiques, idéogrammatiques et phonétiques.»10
Le moment est venu de constater que Derrida, par le geste du recours
mentionné ci-dessus, qui introduit le «signifié transcendantal» de l’écriture
hiéroglyphique dans le jeu des renvois signifiants du rêve11, Derrida, donc,
subvertit la présence de l’écriture hiérogliphyque – qui n’est plus présente sans
qu’elle devienne pour autant absente –, tout en nous suggérant que l’écriture
hiéroglyphique – du rêve, en fait – n’est ni présente ni absente, qu’elle est
spectrale, finalement... Par le biais de cette suggestion, Derrida nous fait voir qu’il
«pense», pourtant, la spectralité de l’écriture hiéroglyphique du rêve.
Mais, à notre avis, on ne peut comprendre vraiment cette subversion
derridienne de la présence de l’écriture hiéroglyphique, soit-il du rêve, qu’au
moment où l’on la complète avec celle réalisée toujours par Derrida, dans sa
préface – «Scribble», c’est le titre de celle-ci – à l’Essai sur les Hiéroglyphes des
Égyptiens... de Warburton, reparu à Paris, en 1977. Dans cette préface (dont le
sous-titre est le suivant: Comment lire, ici, Warburton?), Derrida affirme que
l’essai de Warburton «[...] se lit aussi comme l’analyse [...] de la prêtrise politique
comme opération d’écriture [...], d’écrypture, exemplairement égyptienne, [...]»12.
Tout d’abord, à écouter le mot derridien «écrypture», nous devons
remarquer que l’on n’y entend plus le mot écriture tel quel, c’est-à-dire son corps
10
11
12
Jacques Derrida, «Freud et la scène de l’écriture», in L’écriture et la différence, Paris:
Éditions du Seuil, Points, 1967, p. 310.
«[…] En ce sens, le corps du signifiant constituant l’idiome pour toute scène de rêve, le
rêve est intraduisible […].» (Jacques Derrida, «Freud et la scène de l’écriture», in op.
cit., p. 312).
«(Ce livre se lit aussi comme l’analyse, conduite par un prêtre anglican, l’évêque
Warburthon, ou Warburton, de la prêtrise politique comme opération d’écriture, disons
par économie, toute cette opération obéissant à des lois d’économie, d’écrypture,
exemplairement égyptienne, de traîtrise fonctionnant à l’hiéroglyphe. Au supplément de
code et de crypte).» (Jacques Derrida, «Scribble», in Warburton, Essai sur les
Hiéroglyphes des Égyptiens, précédé de «Scribble» par Jacques Derrida et de
«Transfigurations» par Patrick Tort, Paris: Aubier Flammarion, Collection
«Palimpseste», 1977, p. 7).
57
phonétique, mais que l’on y entend, en échange, le mot «crypte» tel quel –
derridien lui aussi (voir la note 12). Alors, il en ressort une question que voici: si
l’on lit le mot «écrypture» dans le texte derridien cité ci-dessus, qu’est-ce que l’on
y entendra? Une subversion, nous répondons immédiatement, de l’écriture
hiéroglyphique égyptienne comme «signifié transcendantal» – opération que
Derrida exécute à l’aide du «jeu des renvois signifiants»13 entre des mots tels
«écriture» et «crypte». Par cette opération, Derrida nous démontre que «la
secondarité» (voir la note 13) «affecte» «le signifié transcendantal» de l’écriture
hiéroglyphique égyptienne, ce qui fait que celle-ci, même si elle cesse d’être
originaire et donc présente, ne devienne pas pour autant absente. En fait, dans sa
démonstration, Derrida en vient à nous suggérer que cette écriture n’est ni présente
ni absente, qu’elle est spectrale, en dernière instance...
Nous mentionnons de passage que Derrida signe la subversion que nous
avons décrite ci-dessus. Il s’y agit d’une signature oblique que lui, Derrida, inscrit
en cachette, en-code, en-crypte littéralement, dans son mot «écrypture». Bref, cette
signature, c’est «rupture»14! À observer que Derrida en tant que signataire n’est pas
13
«La secondarité qu’on croyait pouvoir réserver à l’écriture affecte tout signifié en
général, l’affecte toujours déjà, c’est-à-dire d’entrée de jeu. Il n’est pas de signifié qui
échappe, éventuellement pour y tomber, au jeu des renvois signifiants qui constitue le
langage. L’avènement de l’écriture est l’avènement du jeu […]» (Jacques Derrida, De la
grammatologie, Collection «Critique», Paris: Les Éditions de Minuit, 1967, p. 16).
14
Nous commençons cette note par soutenir que Derrida s’identifie à la «rupture» dont il a
parlé dès le début de son essai La structure, le signe et le jeu dans le discours des
sciences humaines:
«Peut-être s’est-il produit dans l’histoire du concept de structure quelque chose qu’on
pourrait appeler un "événement" si ce mot n’importait avec lui une charge de sens que
l’exigence structurale – ou structuraliste – a justement pour fonction de réduire ou de
suspecter. Disons néanmoins "un événement" et prenons ce mot avec précautions entre
des guillemets. Quel serait donc cet événement ? Il aurait la forme extérieure d’une
rupture et d’un redoublement.» (Jacques Derrida, L’écriture et la différence, op. cit., p.
409).
– une «rupture» qu’il a fini par l’imposer au monde philosophique non seulement comme
son thème, mais comme thème fondamental de la philosophie du XXe siècle, ayant pour
signification «l’absence de centre ou d’origine», «l’absence de signifié transcendantal»,
en corrélation avec l’infini du «jeu de la signification»: «L’événement de rupture (notre
soulignement), la disruption à laquelle je faisais allusion en commençant, se serait peutêtre produite au moment où la structuralité de la structure a dû commencer à être
pensée, c’est-à-dire répétée, et c’est pourquoi je disais que cette disruption était
répétition, à tous les sens de ce mot. […] Dès lors, on a dû sans doute commencer à
penser qu’il n’y avait pas de centre, que le centre ne pouvait être pensé dans la forme
d’un étant-présent, que le centre n’avait pas de lieu naturel, qu’il n’était pas un lieu fixe
mais une fonction, une sorte de non-lieu dans lequel se jouaient à l’infini des
substitutions de signes. C’est alors le moment où le langage envahit le champ
problématique universel; c’est alors le moment où, en l’absence de centre ou d’origine,
tout devient discours – à condition de s’entendre sur ce mot – c’est-à-dire système dans
58
présent tel quel dans cette signature, sans qu’il y soit pour autant absent. Alors, il
en résulte que ce Derrida n’est ni présent ni absent, qu’il est un spectre, finalement,
ce qui implique que «sa» signature est spectrale. Mais Derrida nous fait entendre
(dans le double sens de ce mot) «rupture» dans «écrypture», compte tenu,
évidemment, de la figure de la paronomase qui est active dans le rapport entre
«rupture» et «rypture». Pourtant, nous pouvons entendre «rupture» tel quel dans
«écrypture», donc sans cette paronomase, à condition de prendre en considération
que la lettre y, présente dans le mot français d’origine grecque «la crypte»15,
présent à son tour dans le mot derridien «écrypture», cette lettre , donc, correspond
à la lettre grecque υ (ypsilon) dont la prononciation erasmique est | ü |. Cette
condition accomplie, nous allons entendre «rupture» tel quel dans «écrypture»!
4. Pour une pensée derridienne de la spectralité de l’archive. Derrida
en tant qu’auteur maniériste
En rappelant, après tout ce détour, à notre avis fondé, d’une démarche qui
complète et mentionne, que, par le biais de la suggestion, Derrida nous fait voir
qu’il «pense», pourtant, la spectralité de l’écriture hiéroglyphique du rêve, nous
précisons aussi qu’il ne s’y arrête pas... C’est parce que dans un livre paru après
L’écriture et la différence (1967), à savoir Mal d’archive (1995), Derrida pense,
cette fois-ci directement, la spectralité de l’archive (de la psychanalyse
freudienne16): «[...] la structure de l’archive est spectrale. Elle l’est a priori: ni
lequel le signifié central, originaire ou transcendantal, n’est jamais absolument présent
hors d’un système de différences. L’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le
champ et le jeu de la signification.» (op. cit., p. 411). En conclusion, après l’essai
mentionné ci-dessus, en fait une conférence prononcée par Derrida au Colloque
international de l’Université Johns Hopkins (Baltimore) sur Les langages critiques et les
sciences de l’homme, le 21 octobre 1966, Derrida est devenu, pour le monde
philosophique américain et puis de manière générale, le penseur de la «rupture» de sorte
que l’on peut considérer «rupture» un synonyme de Derrida – et même une signature
oblique de lui, telle que nous l’avons déjà proposée.
15
«κρύπτη,ης (ή) – voûte souterraine, crypte, NT. Luc. 11,33 ; Jos. B.I. 5, 7, 4 ; ATH. 205a
(fém. de κρυπτός) (Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Rédigé avec le concours
de E. Egger, édition revue par L. Séchan et P. Chantraine, Hachette, 26e édition, 1963,
p. 1141).
Selon le même dictionnaire, Jos.=Josèphe (Flavius), B.I.= Bellum Judaïcum (guerre des
Juifs (op. cit., p. XXI ), et ATH. = ATHÉNÉE, de Naukratis, sophiste (Idem, p. XV)
16
«Rien n’est donc plus trouble et plus troublant aujourd’hui que le concept archivé dans ce
mot d’archive. Ce qui est plus probable, en revanche, et plus clair, c’est que la
psychanalyse n’est pas pour rien dans ce trouble. Elle veut l’analyser mais elle l’accroît
aussi. À nommer ici la psychanalyse, on se réfère déjà, en tout cas, à l’archive classée,
au moins provisoirement, sous le nom de "la psychanalyse", de "Freud" et de quelques
autres.» (Jacques Derrida, Mal d’archive, Galilée, Collection «Incises», 2008, p. 141142).
59
présente ni absente «en chair et en os» [...]»17. Pourtant, Derrida nous dit l’essentiel
dans la deuxième partie de ce texte interrompu, ce qui nous contraint à le citer
entièrement cette fois-ci:
«Elle l’est a priori: ni présente ni absente « en chair et en os », ni visible ni
invisible, trace renvoyant toujours à un autre (notre soulignement) dont le regard
ne saurait être croisé, pas plus que, grâce à la possibilité d’une visière, celui du
père de Hamlet.»18
En nous basant sur cet «autre», mot que nous venons de souligner et selon
lequel la spectralité de l’archive renvoie au spectre du père de Hamlet, nous
proposons de voir dans ce mot la manière directe choisi par Derrida d’indiquer
l’altérité maniériste de l’archive, étant donné que, selon Hocke, Hamlet est «[...] la
suprême métaphore théâtrale et hiéroglyphique de Shakespeare: [...]»19 et que,
toujours selon Hocke, Shakespeare lui-même est un auteur maniériste par
excellence, vu que Hocke lui a consacré tout un chapitre20 qui, dès son titre même,
montre le maniérisme de Shakespeare.
En prenant le même mot, donc «autre», pour base également, nous avons
encore une proposition à faire, à savoir celle de voir dans ce mot la manière
indirecte, disons oblique, de Derrida, de désigner l’altérité maniériste de sa pensée
de l’archive et finalement de se désigner en tant qu’auteur qui appartient à l’autre
Europe, celle au «[...] visage nocturne [...], ravagé par des démons, ces
"phantasiai", ses vices de pensée, ses métaphores insolites»21, car son assertion à
l’égard de l’archive – de cette affirmation, en voici une version abrégée: «[...] la
structure de l’archive est spectrale. Elle l’est a priori: ni présente ni absente [...]» –
car cette assertion, donc, dévoile un raisonnement «vicieux» sur l’archive, qui,
comme tel, fait que l’on soulève des objections – en voici deux: si l’archive n’est
pas présente, alors pourquoi n’est-elle pas absente? si l’archive n’est pas absente,
alors pourquoi n’est-elle pas présente? – un raisonnement «vicieux» qui, comme
tel, est très proche, finalement, des «paralogismes»22 du maniérisme...
17
op. cit., p. 132.
Idem, p. 132.
19
«[...] les fantaisies «scientifiques» d’Athanasius Kircher, l’encyclopédiste du maniérisme,
l’auteur du livre Sphinx Mystagoga (1626), paru vingt-cinq années après Hamlet, la
suprême métaphore théâtrale et hiéroglyphique de Shakespeare […]» (Gustav René
Hocke, Lumea ca labirint, Bucureşti: Editura Meridiane, 1973, p. 80).
20
Voir le chapitre intitulé «Les déformations de Shakespeare», in Gustav René Hocke,
Manierismul în literatură. Alchimie a limbii şi artă combinatorie esoterică, Bucureşti:
Editura Univers, 1977, p. 132-138.
21
«Quoi qu’il en soit: notre amour pour l’Europe deviendra plus profond après que nous
aurons rencontré son visage nocturne aussi, ravagé par des démons, ces "phantasiai", ses
vices de pensée, ses métaphores insolites.» (op. cit., p. 22).
22
«Ils (les sophistes – n. n.) opèrent avec des paralogismes aussi, ou justement avec ceuxci, avec de faux syllogismes, nommés également sophismes […]. Tesauro (l’un des
18
60
5. Une question en guise de conclusion: est-ce que pour Derrida
penser la spectralité de l’archive, c’est assumer délibérément une
pensée indienne?
Maintenant, nous prenons le même mot derridien, mentionné ci-dessus,
«autre» donc, pour base d’une question que voici: est-ce que dans ce mot nous
devrions voir la manière indirecte, oblique disons, de Derrida, de nous montrer
l’altérité indienne cette fois-ci, de sa pensée de l’archive – de nous montrer,
finalement, que pour lui penser l’archive, en fait penser la spectralité de celle-ci,
c’est assumer délibérément une pensée indienne Quoi qu’il en soit, il est évident,
au moins pour nous, que la formule derridienne «ni présente, ni absente»,
concernant l’archive, plus précisément sa spectralité représente la conclusion d’un
tétralemme qui est d’origine indienne, son auteur étant Nāgārjuna (IIe siècle de
notre ère).
Pour éclaircir cette situation, qui pourrait paraître insolite, mais qui ne l’est
pas vraiment, étant donné qu’il y a déjà un auteur23 qui a effleuré le rapport
Nāgārjuna-Derrida et un autre24 qui s’est occupé du rapport de Derrida avec la
philosophie indienne –, pour éclaircir cette situation, donc, nous ferons une
comparaison entre ce que nous désignons par le syntagme le «tétralemme» de
Derrida – car il s’y agit d’un tétralemme à (ré)construire! – et un tétralemme de
Nāgārjuna. Mais pour faire la comparaison annoncée, nous allons juxtaposer le
«tétralemme» de Derrida, que nous allons (ré)construire sur place, et un
tétralemme de Nāgārjuna, que nous allons citer tel quel et aussi dans la forme
construite par Frenkian:
23
24
théoriciens du maniérisme, à côté de Graciàn et Peregrini – n. n.) proclame droitement
que de tels "fallacia" ou "paralogismi" sont de hautes réalisations de l’ingenium
poétique. La poésie maniériste se distingue […] par de telles subtilités para-rhétoriques
et para-logiques.» (Idem, p. 90).
«Nous suggérons les faits suivants: le paradoxe de l’exprimable, bien qu’il soit
intéressant, important et crucial pour la philosophie du langage de Nāgārjuna […], ce
n’est pas la seule contribution de Nāgārjuna (quoiqu’il puisse être le premier qui ait
découvert ce paradoxe et l’ait mis en circulation, ce qui est une contribution importante
à l’histoire de la philosophie). Ce paradoxe réapparaît en Occident dans les œuvres de
Wittgenstein, Heidegger et Derrida […] et il a une structure commune avec celle des
paradoxes du type du Menteur.» (Graham Priest, Dincolo de limitele gândirii, Piteşti:
Paralela 45, Colecţia «Biblioteca de filozofie», Seria "Filosofie analitică şi Logică",
2007, p. 433).
H. Coward, Derrida and Indian Philosophy, Albany: SUNNY Press, 1990 (apud E.
Ciurtin, «Histoire de l’indianisme et sa dissémination en Europe: Bibliographie des
travaux récents (1990-2010)», in STVDIA ASIATICA, Revue internationale d’études
asiatiques/International Journal for Asian Studies, Volume XI (2010), no 1&2,
Bucarest, 2010, p. 223).
Je dois faire une précision, à savoir que je n’ai pas eu la possibilité de consulter l’ouvrage
mentionné ci-dessus.
61
1) l’archive est présente
ou 2) l’archive n’est pas présente
ou 3) l’archive est présente et ne l’est pas
ou 4) l’archive n’est ni présente ni ne l’est pas,
c’est-à-dire elle n’est «ni présente ni absente»,
selon la formule même de Derrida
2. La strophe 17: «Buddha, après son entrée en nirvāna, existe ou n’existe
pas, ou tous les deux, ou pas un.»25
«Buddha, après qu’il est entré en nirvāna: 1) il existe, ou 2) il n’existe pas,
ou 3) il existe et il n’existe pas, ou 4) ni il existe et ni il n’existe pas.»26
Maintenant, si nous comparons ces deux tétralemmes, celle de Derrida et
celui de Nāgārjuna, plus exactement leurs formules finales – c’est-à-dire leur
quatrième membre –, nous observerons qu’il y a une vraie identité entre celles-ci
au niveau non seulement de la forme, mais aussi à celui du contenu, puisque la
même pensée est impliquée dans les formules mentionnées, à savoir celle indienne
– de Nāgārjuna.
En ce qui concerne l’identité de ces formules finales au niveau du contenu,
nous devons remarquer qu’ainsi que «[...] le quatrième membre du tétralemme
indien n’est pas une simple répétition, négative quant à la forme, du troisième
membre, mais il a un sens profond et indépendant.»27, à son tour, «[...] le quatrième
membre [du «tétralemme» de Derrida] n’est pas une simple répétition, négative
quant à la forme, du troisième membre, mais il a un sens profond et indépendant.»
Le moment est venu de poser la question suivante: est-ce que ce «sens
profond et indépendant» du quatrième membre du «tétralemme» de Derrida est le
même que celui du quatrième membre du tétralemme indien? Bref, non. À notre
avis, il y a même une opposition entre les sens dont nous venons de parler, à savoir
entre le «sens» de ce que nous proposons de nommer l’ontologie positive de
Derrida, soit-elle du spectral, d’une part, et le «sens» de l’ontologie négative28, de
25
Nāgārjuna, Mādhyamika-sūtra, cap. 25, apud Aram M. Frenkian, Scepticismul grec şi
filosofia indiană, in Scrieri filosofice, Vol. I, Bucureşti: Editura Ştiinţifică şi
Enciclopedică, «Biblioteca de Filosofie», Seria "Filosofie Românească", 1988, p. 114.
26
«Si nous construisons le tétralemme qui concerne Buddha entré en nirvāna, nous avons
les quatre branches suivantes: Buddha, après qu’il est entré en nirvāna: 1) il existe, ou 2)
il n’existe pas, ou 3) il existe et il n’existe pas, ou 4) ni il existe et ni il n’existe pas.»
(Aram M.Frenkian, op. cit., p. 115).
27
«Celui qui lit le commentaire de Candrakirti (VIIe siècle de notre ère – n. n.) au chapitre
25 de Mādyamika-sūtra voit que le quatrième membre du tétralemme indien n’est pas
une simple répétition, négative quant à la forme, du troisième membre, mais il a un sens
profond et indépendant.» (Aram M. Frenkian, op. cit., p.115).
28
En ce qui concerne l’ontologie négative de Nāgārjuna, nous mentionnons, d’une part, que
dans son Histoire des croyances et des idées religieuses Mircea Eliade a intitulé le souschapitre sur celui-ci «Nāgārjuna et la doctrine de la vacuité universelle» (Mircea Eliade,
Istoria credinţelor şi ideilor religioase, II. De la Gautama Buddha pînă la triumful
62
la méontologie, disons, de Nāgārjuna, d’autre part, étant donné que, dans ce dernier
cas, selon Frenkian: «C’est ici, dans la formule du quatrième membre, que nous
avons la négation absolue, complète, totale [...]»29.
Pourtant, nous ne pouvons pas terminer cette étude sur Derrida sans
observer que cette ontologie positive du spectral, que Derrida a esquissée par une
«pensée» de la spectralité de l’écriture hiéroglyphique du rêve et qu’il a
parachevée cette fois-ci par une pensée de la spectralité de l’archive, cette
ontologie, donc, génère une question que l’on ne peut pas éluder et que voici: estce que Derrida est arrivé à l’ontologie positive du spectral en découvrant à son
propre compte, spontanément, le tétralemme de Nāgārjuna, c’est-à-dire en pensant
à la manière indienne, mais sans qu’il s’en rende compte ou au contraire – et nous
allons reprendre ici, mutatis mutandis, la question formulée et au commencement
de cette partie finale de notre étude et dans le titre même de cette partie – ou au
contraire, c’est-à-dire Derrida est arrivé à cette ontologie en assumant
délibérément la pensée indienne, à savoir celle de Nāgārjuna?
C’est justement parce qu’il n’y a pas de réponse sûre, bref de réponse à la
question mentionnée ci-dessus, parce que cette question entraîne celui qui la pose
en vue d’une réponse dans une situation sans issue, plus exactement dans une
indétermination irréductible – , c’est justement pour ces raisons, donc, que nous
avons décidé de «terminer» cette étude par une question, autrement dit, que nous
avons décidé de l’in-déterminer, compte tenu que l’étude présente concerne un
auteur qui, dès le titre30 même de ses œuvres, s’est révélé un maître de l’indétermination...
creştinismului, Bucureşti: Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1986, p. 216-220),
d’autre part, que Graham Priest, dans son ouvrage Beyond the Limits of Thought, a parlé
de «la doctrine de la vacuité de la vacuité, de Nāgārjuna»: «La doctrine de la vacuité de
la vacuité, de Nāgārjuna, est centrale pour sa compréhension de la vacuité comme
immanente au monde conventionnel.» (Graham Priest, op. cit., p. 430), doctrine qu’il a
expliquée en se référant à «un paradoxe de l’ontologie»: «La deuxième (des
"contradictions caractéristiques pour la philosophie arrivée à ses limites" – n. n.), c’est
un paradoxe de l’ontologie: tous les phénomènes, Nāgārjuna argumente, sont vides et
donc, finalement, ils n’ont pas de nature. Mais alors la vacuité est la nature ultime des
choses. Donc, elles ont une nature ultime et ne l’ont pas de manière égale.» (Ibidem, p.
430).
29
Le quatrième membre n’est pas un simple renversement ou négation du troisième
membre. C’est ici, dans la formule du quatrième membre, que nous avons la négation
absolue, complète, totale, comme l’affirme Manilal N. Dvivedi dans sa traduction du
commentaire de Śamkara à Māndūkya-upanisad et à Māndūkya-kārikā de Gaudapāda.»
(Aram M. Frenkian, op. cit., p. 115.
30
À observer l’in-détermination que Derrida réussit à générer tout simplement par l’article
partitif présent dans le titre de ses œuvres, à savoir dans De la grammatologie, ou par le
manque (ø) de tout article dans le titre des autres œuvres – par exemple, dans (ø) Mal
d’archive, etc.
63
Bibliographie
Bailly, Anatole (1963), Dictionnaire grec-français, Rédigé avec le concours d’E.
Egger, édition revue par L. Séchan et P. Chantraine, Paris: Hachette, 26e
Édition.
Ciurtin, Eugen (2010), «Histoire de l’indianisme et sa dissémination en Europe:
Bibliographie des travaux récents (1990-2010)», in STVDIA ASIATICA,
Revue internationale d’études asiatiques/International Journal for Asian
Studies, Vol. XI (2010), no 1 & 2, Bucarest.
Derrida, Jacques (1967), L’écriture et la différence, Paris: Éditions du Seuil,
collection «Points».
___________ (1967) De
la
grammatologie, Paris: Les Éditions de Minuit,
Collection «Critique».
___________ (2008) Mal d’archive, Paris: Galilée, Collection «Incises».
___________(1977) «Scribble», in Warburton, Essai sur les Hiéroglyphes des
Égyptiens, Paris: Aubier Flammarion, Collection «Palimpseste».
Eliade, Mircea (1986), Istoria credinţelor şi ideilor religioase, II, De la Gautama
Buddha pînă la triumful creştinismului, Bucureşti: Editura Ştiinţifică şi
Enciclopedică.
Frenkian, Aram M. (1988), Scepticismul grec şi filosofia indiană, in Scrieri
filosofice, Vol. I, Bucureşti: Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică,
«Biblioteca de Filosofie», Seria "Filosofie Românească".
Hocke, Gustav René (1973), Lumea ca labirint. Manieră şi manie în arta
europeană. De la 1520 pînă la 1650 şi în prezent, Bucureşti: Editura
Meridiane.
___________(1977), Manierismul în literatură. Alchimie a limbii şi artă
combinatorie esoterică, Bucureşti: Editura Univers.
Priest, Graham (2007), Dincolo de limitele gândirii, Piteşti: Paralela 45, Colecţia
«Biblioteca de Filosofie», Seria "Filosofie analitică şi Logică".
Said, Edward W. (2001), Orientalism. Concepţiile occidentale despre Orient,
Timişoara: Editura Amarcord.
Warburton (1977), Essai sur les Hiéroglyphes des Égyptiens, précédé de
«Scribble» par Jacques Derrida et de «Transfigurations» par Patrick Tort,
Paris: Aubier Flammarion, Collection «Palimpseste».
64
LA DÉPORTATION DES «ENNEMIS» DU RÉGIME
COMMUNISTE ROUMAIN: SUR QUELQUES
«FIGURES» DE L’AUTO-TRADUCTION
Anda RĂDULESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Nous nous proposons d’examiner la réussite et les limites de l’autotraduction. Notre étude porte sur les romans Arta supravieţuirii de Lelia
Trocan et Dislocaţii de Paul Miclău. Le but de notre analyse est de faire
ressortir l’altérité du texte source, la façon dont chacun réussit à la garder
dans son auto-traduction et les procédés par lesquels ils transfèrent et/ou
reconstruisent en français les images de l’enfer vécu par les déportés
roumains. L’étude de quelques «figures de l’auto-traduction», dont les
métaphores, les changements de sens, les allusions culturelles, les mots à
référent différent, les jeux de mots et les allitérations, nous a permis
d’identifier certains procédés traductifs (comme la traduction
métaphorique avec ou sans changement d’image, les gommages
d'éléments culturellement connotés, la traduction explicative de l’image,
la modification du sens de certaines structures), qui facilitent la
compréhension pour les lecteurs francophones.
Abstract
THE DEPORTATION OF THE “ENEMIES” OF THE ROMANIAN
COMMUNIST REGIME: ON SOME SELF-TRANSLATION
“DEVICES”
The paper aims to point out the strengths and weaknesses of selftranslation. Our study focuses on the novels Arta supravieţuirii by Lelia
Trocan and Dislocaţii by Paul Miclău. The purpose of this analysis is to
highlight the otherness of the source text, how translators manage to keep
it in their self-translations and the processes by which they transfer or /
and recover into French the images of hell lived by the deported
Romanians. The study of some “self-translation devices”, among which
metaphors, changes of meaning, cultural allusions, word with a different
referent, puns and alliterations enabled us to identify some means of
translation (such as the translation of metaphor with or without change of
image, deletion of culture-specific items, descriptive translation of the
image, change of meaning of some structures), in order to facilitate
comprehension for the French readers.
65
Mots-clés: auto-traduction, transfert d’image, métaphore, allusion
culturelle, changement de sens, gommage
Keywords: self-translation, image transfer, metaphor, cultural allusion,
changes of meaning, deletion
1. Cadre historique
L’histoire de la construction du communisme en Roumanie est jalonnée de
nombreuses injustices commises contre tous ceux considérés comme des
«ennemis» du régime par les nouveaux dirigeants du Parti Communiste. Le pays
venait de sortir d’une guerre désastreuse, soldée avec beaucoup de morts, de dégâts
matériels et de dettes énormes qu’on devait payer aux conquérants, malgré le fait
qu’en ’44 les Roumains avaient lutté du côté des alliés. Nourris de doctrines
marxistes-léninistes en vogue à l’époque dans l’Union Soviétique, les leaders
communistes les ont importées et implantées en Roumanie, contre la volonté de la
majorité de la population autochtone, qui n’était pas encore préparée à y adhérer.
Pour vaincre toute résistance contre la politique qu’ils déployaient, ils se sont
adonnés à des abus et à des atrocités difficiles à oublier et à effacer de la mémoire
collective de ceux qui ont vécu cette période trouble et douloureuse: confiscation
des biens (terres, usines, immeubles), déportations, camps de travaux forcés,
emprisonnement, hospitalisation dans des asiles de fous, exécutions.
2. But de l’analyse
Nous allons nous arrêter uniquement sur le moment de la déportation d’une
population civile formée surtout de paysans riches, appelés kiabours, ou de ceux
qui avaient des parents qui s’étaient opposés à l’installation du nouveau régime
communiste et qui, comme les haïdouks1, avaient lutté l’arme à la main, pour
défendre leur liberté et leurs terres, en refusant de les céder et de les mettre en
commun pour créer des coopératives agricoles de production, sur le modèle russe
des kolkhoz.
Notre analyse porte sur deux romans écrits et auto-traduits en français par
deux universitaires bilingues, Lelia Trocan (de l’Université de Craiova) et Paul
Miclău (de l’Université de Bucarest). Leurs romans, Arta supravieţuirii [L’art de
survivre] (titre français Les années de plomb) et Dislocaţii [Les disloqués] (titre
français Roumains déracinés), ne peuvent pas être intégrés dans un genre précis à
cause de leur structure complexe, réaliste et lyrique à la fois. Ils se situent à la
frontière du roman historique, du journal autobiographique, de la confession et du
témoignage, d’où ressort le drame commun de toutes les familles qui ont dû subir
les abus des autorités roumaines et qui ont marqué à jamais l’âme et l’esprit des
survivants.
Notre but est de faire ressortir l’image transmise par ces romans, celle de la
déportation des Roumains dans les années 1950, avec toutes les conséquences qui
1
Ils étaient des paysans constitués en bandes armées pour lutter contre l'occupant turc et les
princes, tyrans du peuple roumain.
66
en découlent (déracinement, solitude, humiliation, lutte acharnée pour survivre), et
d’examiner quelques «figures de l’auto-traduction» (Oustinoff 2001: 179), à savoir
les transformations de tout ordre auxquelles les deux auteurs-traducteurs procèdent
pour faire passer le sens d’une langue à l’autre, avec un minimum de pertes
stylistiques et sémantiques.
Nous avons choisi de nous focaliser sur ces deux aspects, d’autant plus que
la situation particulière de la traduction auctoriale
«[…] est par essence un espace pluriel: par le surcroît de liberté que lui permet son
auctorialité, il incorpore dans le même temps de la traduction les divers aspects de
la réécriture, potentialisation de l’original qui n’est pas sans rappeler l’époque
révolue des Belles Infidèles» (Oustinoff 2001: 94).
3. Imaginaire de la déportation: les faits et les mots
Le rôle de toute traduction est de faciliter le contact entre des langues, des
cultures et représentations différentes. La traduction littéraire aide la
communication inédite entre un écrivain appartenant à un certain espace culturel et
un lecteur universel, qui arrive à comprendre et à partager les valeurs transmises
par l’œuvre originale. Le rôle du traducteur dans le cadre de ce lieu de rencontre
linguistique, émotionnelle, imagée et imaginaire de deux ou plusieurs langues
dépasse celui d’un simple médiateur culturel, il devient à son tour un créateur,
même s’il est de second degré (Genette 1982). Mais la traduction est loin d’être
«[…] une simple médiation: c’est un processus où se joue tout notre rapport avec
l'Autre» (Berman 1984: 287). Dans notre cas, il s’agit d’auto-traduction, et on
pourrait considérer qu’on est devant un «second original» (Oustinoff 2001: 12) où
l’auteur-traducteur a toute liberté de varier le mode de traduire adopté et d’utiliser
une traduction «naturalisante» (ethnocentrique) pour faciliter la compréhension et
la réception de l’œuvre dans la langue-cible ou une traduction éthique, pour rester
fidèle, autant que possible, à la langue-source. Oustinoff (2001: 13) affirme
également que «Les textes auto-traduits répondent à la même logique que les
œuvres dont l’auteur produit, à distance, plusieurs versions», puisque seule
l’intention auctoriale est en mesure de déterminer l’option traductive.
Ainsi, les deux auto-traductions analysées sont des variantes des romans
roumains portant sur la déportation, les deux universitaires s’étant pliés non
seulement aux normes du système linguistique français, mais également aux
exigences stylistiques de cette langue. On y voit aussi leur désir de transférer les
images dramatiques de leur expérience de vie sous le régime communiste, de
produire le même effet sur le lecteur francophone et de le sensibiliser aux réalités
décrites. La déportation des opposants du régime communiste roumain a dépassé le
cadre strictement géographique, elle a eu également des conséquences morales,
comme l’affirme Paul Miclău, qui oscille entre les termes deportare [déportation]
et dislocare [dislocation] pour exprimer ses sentiments de chagrin, de déracinement
et de nostalgie:
67
«Dislocarea voatră-i şi de natură morală, nu numai materială. Vedeţi astfel că i se
deschide în faţă golul prezent şi viitor. În astfel de clipe, ne dăm seama că tot ceam făcut din viaţă a fost s-o omorâm încetu cu încetu. Fireşte cu sprijinul generos
al celorlalţi.» (PM2: 228) [Votre dislocation est également de nature morale, non
seulement matérielle. Vous voyez ainsi s’ouvrir devant elle le vide présent et futur.
Dans de pareils instants, on se rend compte que tout ce qu’on a fait dans sa vie a
été de l’avoir tuée petit à petit. Évidemment, avec l’aide généreuse des autres].
«Votre déportation est aussi de nature morale, pas seulement matérielle. Vous
voyez ainsi s’ouvrir devant vous le vide présent et futur. C’est à des moments
pareils que l’on se rend compte que tout ce qu’on fait de sa vie c’est de l’avoir
tuée petit à petit. Evidemment, avec le concours généreux des autres.» (PM: 141)
Par déportation on entend, généralement, l’action menée par un pouvoir
politique pour obliger une catégorie ou un groupe de personnes, à quitter son
habitat (territoire ou pays), soit pour l'obliger à s'installer ailleurs (déplacement
forcé, regroupement obligé ou «purification ethnique»), soit pour le retenir dans
des camps (travail forcé)3. L’histoire est pleine de tels exemples où des populations
ont dû subir des déplacements géographiques vers «l’ailleurs»: les Indiens
d'Amérique ont été «déplacés», suite à une décision du gouvernement des États
Unis, les Acadiens ont été déportés par les Anglais, les Juifs par les Nazis, les
Arméniens par les Turcs, les Tsiganes par plusieurs pays, etc. Dans le cas
particulier de la Roumanie, la déportation a eu un double but, punitif et de
rééducation d’une partie de la population civile, considérée comme trop attachée à
l’ancien régime capitaliste et incapable d’accepter les changements et les nouvelles
exigences de la société socialiste, bâtie immédiatement après la seconde guerre
mondiale.
La déportation4 des Roumains en Bărăgan, région semi aride située au sudest de la Roumanie, a beaucoup de points communs avec celle des citoyens
soviétiques dans le goulag sibérien, ne fût-ce que pour des accusations plus ou
moins graves ou réelles (sabotage de l’économie nationale, collaboration avec des
pouvoirs étrangers contre l’intérêt de l’Etat, diffusion des informations secrètes,
collusion avec une puissance impérialiste, réticence face à la collectivisation et aux
réquisitions, mise en doute du bien-fondé des décisions des autorités,
déviationnisme par rapport à la ligne du Parti, prosélytisme religieux, etc.).
2
La siglaison PM renvoie à Paul Miclău.
http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9portation.
4
La déportation forcée et collective d'un ensemble de population civile apparaît, sans que le
mot soit utilisé, dans la loi française avec le décret en 14 articles de la Convention
nationale du 1er août 1793 ordonnant dans son article VIII de séparer par la force la
population de la Vendée en deux groupes, d'un côté les femmes, les enfants et les
vieillards et de les conduire vers l'intérieur, de saisir les récoltes et les bestiaux, de tuer
les hommes, et de brûler les maisons et les forêts. En France, la déportation s'est
substituée, sous l'Ancien Régime, à la peine de mort pour les crimes contre la sûreté de
l'État. (http://fr.wikipedia.org/wiki/).
3
68
Le terme deportare [déportation] est un terme technique et, pour mieux
cerner les dimensions du drame physique et moral des déportés, Paul Miclău se sert
du mot métaphorique déracinement. Assez souvent, il utilise le mot exil, qui a
exactement les deux sens sur lesquels il joue: a) état de celui qui est contraint de
vivre hors de son pays ou loin de sa résidence ordinaire; b) éloignement affectif ou
moral; séparation qui fait qu'un être est privé de ce à quoi ou de ceux à qui il est
attaché (http://atilf.atilf.fr):
«Aşadar de două ori dislocat: o dată în necunoscutul larg desfăşurat în spaţiu şi a
doua oară-n moartea verticală, scufundată-n durată. Prima dislocare îţi atacă
muşchii, a doua mai ales inima.» (PM: 218) [Donc, deux fois disloqué:
premièrement dans le large inconnu déployé dans l’espace et deuxièmement dans
la mort verticale, plongée dans la durée. La première dislocation attaque tes
muscles, la seconde, surtout le cœur].
«Il y a donc deux sortes d’exil: l’un dans l’inconnu, déployé amplement dans
l’espace, l’autre dans la mort verticale, plongé dans la durée. L’un s’attaque aux
muscles, l’autre surtout au cœur.» (PM: 134)
Étymologiquement, les verbes roumain a deporta et français déporter
viennent du mot latin deportare, qui indique l’action de prendre avec soi et de
porter ailleurs, de même que celle de faire parvenir d’un lieu dans un autre. Or,
c’est exactement ce que les déportés roumains ont fait: ils ont essayé d’emporter
dans leur exil quelques objets destinés à leur rappeler leur origine et des animaux
pour leur assurer la survie dans les endroits hostiles où les autorités avaient établi
leur domicile forcé:
«Căruţa-ncărcată până la refuz se-ndreaptă spre gară. Stau cocoţat pe grămada
de lucruri, frâile-mi tremură-n mâini, iar caii o simt. [...] Pe drum mă-ntâlnesc cu
alte căruţe, cortegiu de moarte. Nu mai spunem bună ziua, ne scufundăm într-o
linişte de mormânt. Vorbe scurte, adresate cailor, oamenilor căzuţi ca-n letargie.»
(PM: 224) [La charrette surchargée se dirige vers la gare. Je suis perché sur la pile
d’objets, les rênes tremblent entre mes maisons et les chevaux le sentent. [...] En
route, je rencontre d’autres charrettes, vrai cortège mortuaire. On ne se dit plus le
bonjour, nous nous effondrons dans un silence sépulcral. Des paroles brèves,
adressées aux chevaux, aux hommes tombés en léthargie].
«La charrette chargée à craquer se dirige vers la gare. Je suis accroché sur la
pile d’objets, les rênes tremblent entre mes mains et les chevaux s’en rendent
compte. […] En chemin, je rencontre d’autres équipages, convois de mort. On ne
se dit plus le bonjour, on garde tous un silence funéraire. Syllabes courtes,
adressées aux chevaux, aux humains tombés dans une prostration totale.» (PM:
138-139)
Et pourtant, il y a eu des déportés et des déportés. En comparant les deux
romans, il ressort clairement que la situation de Lelia Trocan a été pire que celle de
Paul Miclău, car l’auteure était la nièce des condamnés politiques et la descendante
d’une famille de grands propriétaires terriens, ce qui, dans les yeux des autorités,
69
constituait un crime impardonnable, même s’il s’agissait d’une petite fille qui, au
moment de la déportation de sa famille, n’avait que 4 ans. Lelia Trocan évoque la
situation de son oncle, Gheorghe Trocan, prisonnier politique qui a purgé sa
condamnation à Periprava, et qui «[…] de l’homme imposant d’autrefois, il ne
restait qu’une épave» (LT5: 122). L’image des prisonniers politiques obligés de
participer à la construction du canal reliant le Danube à la Mer Noire dans les
camps de concentration et de travaux forcés de Peninsula, Poarta Albă, Periprava,
Salcia, Midia6, etc. hante encore la mémoire des survivants et attendrit tout lecteur,
même s’il n’a pas vécu cette époque, parce que la force d’évocation de cet univers
dantesque est remarquable, en traduction comme dans le texte source. Les
condamnés n’avaient pratiquement aucune chance de survie et, au bout de quelques
mois, y trouvaient la mort à cause du travail épuisant, des conditions de vie
précaires, du manque de médicaments et des coups portés par les gardiens qui se
faisaient une gloire de «discipliner» les «ennemis» du peuple. La triade d’adverbes,
d’adjectifs et de noms ne fait que renforcer ce tableau d’un réalisme à accents
naturalistes, que l’auteure garde en traduction pour que le lecteur étranger éprouve
de l’empathie avec les condamnés politiques:
«Mai rău era cu ţânţarii. Pişcau cu ură, pătimaş, fără încetare. Roiuri bulbucate,
vrăjmaşe, nesătule. Malaria, dizenteria, septicemiile ucideau pe capete.» (LT:
106) [C’était pire avec les moustiques. Ils piquaient avec haine, passionnément,
sans arrêt. Des essaims grouillants, hostiles, inassouvis. Le paludisme, la
dysenterie, les septicémies faisaient des massacres].
«C’était pire avec les moustiques. Ils piquaient haineusement, passionnément,
incessamment. Des essaims grouillants, hostiles, inassouvis. Le paludisme, la
dysenterie, les septicémies décimaient les condamnés.» (LT: 124)
Pour les familles des deux écrivains, qui habitaient deux régions voisines7,
la déportation constitue donc une séparation douloureuse, un déracinement même
pour ceux qui n’ont pas dû quitter leur pays, la confrontation avec un «ailleurs»
dans une autre zone géographique8 de la Roumanie dont le climat, le relief et les
coutumes différentes, ont complètement bouleversé leur vie et leur destin.
5
La siglaison LT renvoie à Lelia Trocan.
Ces localités se trouvent en Dobroudja, région historique partagée entre la Roumanie et la
Bulgarie, située entre le bas-Danube et la mer Noire.
7
La famille de Lelia Trocan est originaire du département de Mehedinţi, près de la douane
avec la Serbie, là où le Danube entre en Roumanie, tout comme celle de Paul Miclău,
originaire de Comoriştea, un village situé dans la région de Banat, qui est contiguë à
l’Est avec le département de Mehedinţi.
8
La plaine du Bărăgan est située près de l’embouchure du Danube dans la Mer Noire, à
l’autre bout du pays. La zone en est différente, plus aride et plus métissée, peuplée, à
part les Roumains, par des Ukrainiens, des Bulgares et des Turcs.
6
70
3.1. Le train
Dans l’imaginaire9 collectif des déracinés, l’image-symbole de leur exil
imposé par les autorités est le train, moyen de locomotion destiné non pas à relier
un «ici» (leur lieu d’origine) à un «ailleurs» (leur domicile forcé), mais à mettre
une barrière nette entre les deux lieux qui correspondent, métaphoriquement, à
deux existences différentes: un «avant» tranquille et heureux et un «après»
inquiétant et incertain, où leur unique souci est de survivre et de résister. Et même
si, dans Les années de plomb, le train est associé avec l’effet bénéfique de l’eau
apportée une fois par semaine, il garde des connotations négatives, parce que les
déportés devaient payer cher pour se la procurer. L’eau des wagons-citernes n’est
ni pure ni claire, mais pleine d’ordures et de détritus, car les citernes avaient servi
de vidanges avant de transporter l’eau pour les exilés. Pourtant, le texte laisse
entrevoir un brin d’espoir dans l’âme meurtrie de ces gens qui semblent détachés
d’un univers dantesque ou d’un tableau de Goya, car le Bărăgan est extrêmement
sec, notamment en été, et les récipients remplis avec le précieux liquide donnent
aux bénéficiaires la certitude de résister encore une semaine:
«Mai întâi, şuieratul unei locomotive. Îndepărtat, din ce în ce mai aproape,
asurzitor…Vagoane preistorice se apropiau unul câte unul. De altfel, nu era
nevoie de nici un semnal spre a o afla, fiindcă mirosul fetid pe care-l degajau
ajungea la noi înaintea oricărui sunet…Scârbavnic, mirosul de fecale ne învăluia
minţile, ne înceţoşa sufletele, ne urzica ochii…Vidanjele, ce să fie altceva? Fără a
fi curăţite, cisternele ne transportau apa săptămânal. Furtune lacome, năclăite,
puturoase perforau văzduhul cu neruşinare, ţipându-şi mânia, odată cu apa,
împotriva hoiturilor de dislocaţi, de vrăjmaşi ai neamului, la margine de sat şi de
lume, în afara istoriei, într-o groapă hâdă, informă, roşie, băloasă, plină de
zădărnicia vieţilor noastre. […] Oale, găleţi, damigene, butoaie; orice recipient
era momentul unei şanse: supravieţuirea.» (LT: 13) [D’abord, le sifflement d’une
locomotive. Lointain, puis de plus en plus proche, assourdissant… Des wagons
préhistoriques s’approchaient un à un. D’ailleurs on n’avait besoin d’aucun signal
pour le savoir, car l’odeur fétide qu’ils dégageaient arrivait jusqu’à nous avant tout
son… Répugnante, l’odeur des matières fécales engourdissait nos esprits, troublait
nos âmes, piquait nos yeux… Les vidanges, quoi d’autre? Sans être décrottés, les
citernes transportaient notre eau une fois par semaine. Des tuyaux avides,
poisseux, puants, perforaient l’air avec effronterie, tout en lançant leur fureur
contre les charognes des déportées, des «ennemis de la nation», aux confins du
village et du monde, en dehors de l’histoire, dans une fosse affreuse, informe,
rouge, baveuse, pleine de l’inutilité de nos vies. […] Pots, sceaux, dames-jeannes,
tonneaux… Tout récipient constituait le moment d’une chance: de survivre].
«Tout d’abord le sifflement d’une locomotive. Lointain, puis de plus en plus
proche, assourdissant…Des wagons préhistoriques s’approchaient un à un.
D’ailleurs on n’avait besoin d’aucun signal pour le savoir, car l’odeur fétide
9
L’imaginaire a été défini par Gilbert Durand comme étant l’ensemble des images et des
relations d’images constituant le capital-pensée d’Homo Sapiens. C’est l’indicateur
général de la science de l’homme, l’étalon de l’hominisation.
71
qu’ils dégageaient arrivait jusqu’à nous avant tout son… Répugnante, l’odeur des
matières fécales pénétrait nos esprits, troublait nos âmes, piquait nos yeux… Les
vidanges, rien d’autre ! Sans être décrottés, les citernes transportaient l’eau qui
nous était destinée une fois par semaine. Des tuyaux poisseux, puants, perforaient
l’air avec effronterie, tout en lançant leur fureur contre les charognes déportées
des «ennemis de la nation», aux confins du village et du monde, en dehors de
l’histoire, dans une fosse informe, rouge, baveuse, pleine de l’inutilité de nos jours
et de nos vies. […] Pots, sceaux, dames-jeannes, tonneaux… Tout récipient était
entraîné dans cette odyssée grotesque, car il représentait une opportunité, celle de
survivre.» (LT: 17-18)
Chez les deux auteurs on découvre la même image terrifiante des trains de
marchandises qui faisaient de courtes haltes dans de petites gares et qui roulaient
surtout la nuit, pour que la population ne voie pas et ne comprenne pas ce qui se
passait exactement avec les déracinés, ces êtres qui perdaient jusqu’à leur identité,
serrés comme les bêtes, les uns contre les autres, et dont des centaines sont morts
en route:
«Trenuri de marfă hămesite înghesuiau în pântecele lor soarta a mii şi mii de
oameni. Stigmatizaţi pe vecie, ei nu mai aveau nume. Viaţa lor se reducea la două
iniţiale –D.O.» (LT: 9) [Des trains de marchandises affamés entassaient dans leur
ventre le destin des milliers et des milliers de gens. Stigmatisés à jamais, ils
n’avaient plus de noms. Leur vie se réduisait à deux initiales – D.O.].
«Des trains de marchandises entassaient dans leur ventre des milliers de gens
faméliques. Stigmatisés à jamais, ils n’avaient plus de noms. Leur vie se réduisait
à deux initiales – D.O. («domicile obligatoire»).» (LT: 13-14)
«Ei au hotărât aşa. Ziua, lumea-şi poate pune întrebări cu privire la acest uriaş
marfar plin până la refuz cu oameni, cu animale.» (PM: 230) [Ce sont eux qui ont
décidé ça. De jour, les gens peuvent se poser des questions à propos de cet énorme
train de marchandises surchargé d’hommes, de bêtes].
«Ils [=les leaders communistes] ont décidé ça. De jour, les gens peuvent se
demander des choses à propos de cet énorme train de marchandises plein à crever
d’hommes, de bêtes, de bagages.» (PM: 142-143)
Avec un humour noir, Paul Miclău les appelle des vagon-bou [wagon à
bestiaux]10, parce qu’ils servaient à transporter le bétail à l’abattoir. Mais comment
réussir à y entasser tout ce à quoi on tient, et notamment «[…] la terre dont nous
sommes issus et où nous n’avons plus le droit de dormir le sommeil éternel?»11
(PM: 136).
10
11
[…] … pensez à la longueur du voyage, aux milliers de kilomètres en «bœuf-wagon»,
c’est un problème de vie et de mort… (PM: 138).
Să iau pământul din care am ieşit şi-n care nu mai avem dreptu să ne dormim somnu
veşnic. [Emporter la terre dont nous sommes issus et où nous n’avons plus le droit de
dormir notre sommeil éternel] (PM: 220).
72
3.2. La terre
Cette terre fertile est une autre image-symbole du village roumain et
constitue en même temps l’amour secret de tout paysan, la source de sa fortune et
de sa stabilité, la certitude que sa famille ne devra pas mendier pour se nourrir.
Pour cette terre il est capable de tout sacrifice, parce qu’il y est tellement attaché et
qu’il la ressent «[…] comme une partie de [son] propre corps» (PM: 136). Le
paysan n’aime pas voyager, car cela l’oblige à quitter des yeux son domaine, au
point que le jour où il doit aller en ville au marché, il le fait vite pour rentrer à la
maison le jour même. C’est cette terre nourricière, qui est sa vie et qu’il n’accepte
pas de quitter, qui devient le synonyme de sa carte d’identité, puisqu’il y trouve ses
racines, sa famille, son histoire:
«Să iau valurile de grâu copt, mândria cucuruzului, glasul frunzelor ce-au crescut
în braţele mele. Să iau şi soarele, care răsare aproape-n fiece zi în ochii mei şi-mi
zicea "bună dimineaţa". Să iau mai cu seamă Dealul Mare unde-mi dorm părinţii
şi strămoşii.» (PM: 220) [Emporter les vagues de blé mûr, l’orgueil du maïs, le
murmure des feuilles qui ont poussé dans mes bras. Emporter aussi le soleil qui se
réveillait presque chaque matin dans mes yeux et me disait «bonjour». Emporter
surtout la Grande Colline où dorment parents et ancêtres].
«Emporter les vagues de blé déjà mûr, l’orgueil du maïs, le murmure des feuilles
qui ont poussé dans mes bras. Emporter aussi le soleil qui se réveillait presque
chaque matin dans mes yeux et me disait «bonne matinée». Emporter aussi et
surtout la Grande Colline où dorment parents et ancêtres.» [PM: 136]
3.3. Le voyage
Dans les deux romans le voyage des déportés est réellement sinistre. Car
réussir à survivre au cours de ce périple n’est qu’une question de chance. Les
images choquantes de l’avilissement et des humiliations subies par des gens, qui
n’étaient pas responsables d’être nés riches ou d’avoir pour parents des insurgés
contre le régime communiste, sont renforcées par des synesthésies sonores,
olfactives et visuelles d’un tragique déchirant, qui restituent en traduction les
scènes naturalistes de la déportation:
«Horcăind de atâta suferinţă, marfarele făceau halte lungi care ciuruiau memoria
timpului. În vagoane nu mai existau decât ochi. Enormi, goi, încercănaţi. Mirosul
acid al excrementelor topea glasurile în liniştea mult jinduită a morţii. […] Viermi
lipicioşi colcăiau ghiftuiţi de atâta putreziciune. Secaseră fântânile şi hambarele
ţării. Rămăseseră lacrimile. Dar ele nu curgeau. Urina îşi avea preţul ei. La fel şi
sângele. Genocidul continua. Moartea se lăbărţa tihnită în imensitatea Câmpiei
Bărăganului.» (LT: 9) [Râlant de tant de souffrance, les trains de marchandises
faisaient de longues haltes qui perçaient la mémoire du temps. Dans les wagons, il
n’y avait que des yeux. Enormes, vides, cernés. L’odeur acide des excréments
fondait les voix dans la quiétude convoitée de la mort. […] Des vers poisseux
73
grouillaient, rassasiés de tant de pourriture. Les puits et les greniers du pays
avaient tari. Seules, les larmes étaient restées. Mais elles ne coulaient pas. L’urine
avait son prix. Tout comme le sang. Le génocide continuait. La mort s’étendait à
sa guise dans l’immensité de la Plaine de Bărăgan].
«Comme s’ils ne pouvaient pas endurer tant de souffrances, les trains de
marchandises faisaient de longues haltes. Dans les wagons, il n’y avait que des
yeux. Enormes, vides, cernés. L’odeur acide des excréments recouvrait tout, y
compris les voix qui se muaient en silence. […] Des vers poisseux grouillaient,
rassasiés de tant de pourritures. Les puits et les greniers du pays avaient tari.
Seules, les larmes étaient restées. Mais elles ne coulaient pas. L’urine avait son
prix. De même que le sang. Le génocide continuait. La mort s’étendait à son aise,
dans l’immensité de la Plaine de Bărăgan.» (LT: 13)
Le voyage constitue en même temps un commencement et une fin, parce
qu’en cours de route il y a des accouchements et des morts, les plus faibles ne
pouvant pas résister au calvaire de la déportation. Dans cet «ailleurs» du monde
absurde des déportés, d’un réalisme poussé à l’extrême, cruel, dominé par l’image
d’une souffrance collective et d’un désespoir bouleversant, les auteurs associent, de
façon symbolique, le commencement d’une vie et la fin d’une autre avec un monde
qui dépérit pour renaître de ses propres cendres. Le lecteur entrevoit pourtant un
petit rayon d’espoir, car le roman de Lelia Trocan finit par un message prophétique
et optimiste: mâine nu va fi ca ieri (p. 159)/demain ne sera pas comme hier (p.
183).
4. Figures de l’auto-traduction
En principe, un écrivain bilingue n’écrit pas la même chose en changeant
de langue, parce qu’il doit se plier au génie de la langue-cible, à ses règles
d’agencement des mots dans les phrases et à ses préconstruits culturels12. Or, si
l’écrivain-traducteur a le statut de créateur de deux versions d’une même œuvre,
alors n’a-t-il pas le droit de traduire son texte comme bon lui semble pour atteindre
son but, celui de transmettre un message et de répondre aux atteintes du lecteur
étranger? Et, dans ce contexte, comment faut-il traduire pour se faire comprendre
par l’Autre, pour lui faire partager les émotions de l’écriture sans pourtant perdre
de vue la singularité et l’étrangeté de l’œuvre originale? Pour Oustinoff (2001: 47)
cette «étrangeté» vient du simple fait qu’elle émane d’un étranger. Pourtant, si l’on
accorde trop d’attention à garder le caractère étranger d’une œuvre, ne court-elle le
risque de rester opaque et de ne pas passer en traduction? Et, vice-versa, si on la
naturalise de façon excessive, n’aura-t-on pas l’impression d’une trahison majeure
et d’une adaptation qui n’a rien à voir avec le texte original?
12
Antoine Berman affirme que «Toute culture résiste à la traduction, même si elle a besoin
essentiellement de celle-ci [...]. Toute culture voudrait être suffisante en elle-même,
pour qu’à partir de cette suffisance imaginaire, à la fois rayonner sur les autres et
s'approprier leur patrimoine» (1984: 16).
74
Bousculés entre ces deux options, Lelia Trocan et Paul Miclău ont misé sur
la carte d’une traduction éthique, qui respecte l’original, mais qui procède
également à des aménagements textuels là où ils se rendent compte que les réalités
culturelles des deux pays sont différentes ou que les figures de style ne passent pas
bien en traduction. Parfois, les ajouts ont pour rôle de préciser certains détails
(localisation des lieux d’origine des auteurs, noms de personnages, d’institutions,
etc.) qui facilitent la compréhension:
«Care-i înţelesul acestei căderi în timp? E o porcărie să numeşti asta o simplă
defulare. Dimpotrivă, complexele sporesc, nu există descătuşare. Să scrii o epocă.
Chiar prin asta i se conferă nobleţe, oricare i-ar fi faptele.» (PM: 124) [Quel est le
sens de cette chute libre dans le temps? C’est une connerie d’appeler ça un simple
défoulement. Au contraire, les complexes se multiplient, il n’y a pas de libération.
Écrire une époque. C’est par cela même qu’on lui confère de la noblesse, quels
qu’en soient les faits].
«Quel est le sens de cette chute libre dans le temps? Quelle connerie que
d’appeler ça un simple défoulement. Au contraire, les complexes deviennent plus
consistants, il n’y a pas de libération. Écrire une époque: le début des années
cinquante, que les Roumains appellent l’«obsédante décennie». Par là-même on
lui accorde un héroïsme, surtout sous l’angle de la résistance.» (PM: 82)
Et, ce qui nous semble très intéressant, c’est que les deux auteurs utilisent
dans le texte-source les initiales des noms de leurs proches, des personnalités qu’ils
croisent (poètes, écrivains, politiciens) – notamment Paul Miclău –, comme s’ils
avaient encore peur de les prononcer, même après la chute du communisme, alors
que dans le texte traduit ils les dévoilent. La lecture de leur traduction constitue
donc une clé pour tout lecteur désireux de mieux connaître la vie de ces auteurs et
d’en savoir davantage sur la déportation des Roumains:
«Îndrăzneaţa mişcare a preotului B. a sfârşit la V., când cei 300 de ţărani ai săi
[...] au fost înfrânţi.. » (PM: 14) [Le téméraire mouvement du Pope B. a fini à V,
lorsque ses 300 paysans […] ont été vaincus…]
«Le téméraire mouvement du Pope Brenca a fini à Vârsac, lorsque ses 300
paysans […] ont été vaincus…» (PM: 11)
«Conacul familiei T. se afla pe valea apei Peşteana.. » (LT: 21) [Le manoir de la
famille T. se trouvait dans la vallée de la rivière Peşteana...]
«La maison de la famille Trocan se trouvait dans la vallée de la rivière
Peşteana…» (LT: 26)
4.1. Aménagement des titres
Le roman roumain de Lelia Trocan s’intitule Arta supravieţuirii [L’art de
survivre], titre emblématique pour une période où les déportés ont dû trouver les
moyens de résister dans la plaine de Bărăgan, un endroit hostile non seulement
comme climat, mais également comme conditions de vie. L’option de l’auteure
75
pour un titre suggestif comme Les années de plomb accentue notamment le côté
métaphorique, moral de la déportation. Le lecteur francophone le comprend
facilement, parce que c’est ainsi qu’on parle en France des années de communisme.
L’auteure a choisi de «naturaliser» le titre de son roman et de renvoyer à des
réalités déjà connues depuis la révolution russe. De plus, le plomb est extrêmement
suggestif dans ce contexte. C’est un élément chimique toxique, qui contamine
facilement l’environnement, une métaphore subtile pour la politique pestiférée des
dirigeants du parti communiste. En même temps, il symbolise la lourdeur et
l’oppression d’un régime autoritaire et totalitariste qui a imposé de force sa
doctrine et ses lois. Le plomb est aussi un métal malléable, comme devait être tout
individu déporté qui voulait survivre dans les conditions défavorables de son
existence de déporté, déchu de ses droits de citoyen.
À son tour, Paul Miclău se décide également pour un titre métaphorique
pour son roman auto-traduit. Initialement le titre roumain était Comoara de sânge
[Trésor de sang], mais l’allusion trop transparente à l’héritage que les ancêtres ont
transmis aux générations suivantes a déplu à la censure communiste, tout comme le
second titre, celui de Dislocaţii [Les disloqués], parce le renvoi à la politique de
destruction des villages lancée par Nicolae Ceauşescu était trop direct. Le sens plus
subtil, métaphorique de ce titre est que la délocalisation forcée aboutit à la
«dislocation» des têtes, à la folie. L’auteur se sert d’un titre plus explicite dans sa
traduction, Roumains déracinés, non seulement pour ancrer son récit dans un
espace géographique concret, mais aussi pour restituer les dimensions du drame
moral de tous ceux qui ont vécu cet épisode honteux de l’histoire roumaine d’après
la seconde guerre. En même temps, ce titre offre au lecteur étranger des
informations de nature ethnique (il s’agit d’un épisode de l’histoire des Roumains)
et personnelle (c’est un roman qui retrace l’exclusion politique, la déportation et
l’amputation culturelle de Paul Miclău, le fils d’un paysan roumain, qui réussit
pourtant à faire de brillantes études de français).
4.2. Aménagements du texte traduit
En comparant les textes–l’original et la traduction–on constate de
nombreux changements opérés au niveau des paragraphes. Ainsi, surtout dans les
premières pages de sa traduction, Lelia Trocan sépare certains fragments par des
étoiles (* * *), pour marquer ainsi des moments épars de ses souvenirs d’enfant
déportée, de même que le changement des différents plans narratifs du récit13, les
glissements temporels et spatiaux relevant, comme l’affirme le critique littéraire
Mihai Creangă dans la préface du roman d’une «[…] technique narrative axée […]
sur l’immixtion de certaines séquences collatérales dans le cadre du noyau
germinatif. Une technique de récupération du passé par le passé qui s’avère une
13
Elle commence par l’histoire de la déportation de sa famille et continue par la façon dont
elle a vaincu son cancer, une autre forme de survie. Ces deux plans s’enchevêtrent avec
l’enlèvement de son fils par les organes de la Sécurité roumaine et le désespoir d’une
famille qui se fait des soucis pour la vie de l’enfant disparu.
76
réussite: l’élément choquant est ainsi dilué pour renforcer la valeur du tragique» (p.
10).
On remarque également des ajouts et des étouffements que les deux
auteurs estiment nécessaires pour la bonne compréhension du message. Paul
Miclău s’en sert pour expliquer au lecteur francophone en quoi a consisté son
double déracinement, moral et physique. Il a dû quitter la Faculté des Lettres de
Timişoara et aller à Bucarest, pour qu’on oublie sa descendance d’une famille de
déportés et son exclusion de l’Union de la Jeunesse Communiste à cause de sa
«mauvaise origine»:
«Seara, iei trenul spre Capitală, mizând totul pe-o carte, aceea a autodeportării.»
(PM: 160) [Le soir, tu prends le train pour la Capitale, en misant tout sur une carte,
celle de l’auto-déportation].
«Le soir, tu prends le train pour Bucarest, la capitale: après le déracinement moral
qu’est ton exclusion, tu vas subir le déracinement dans l’espace, car Bucarest est
un autre monde.» (PM: 103)
Dans des endroits, Lelia Trocan emploie dans le texte français des reprises
de certains mots, répétitions qui n’existent pas dans le texte roumain, et qui ont
pour rôle de suivre et de renforcer les méandres du souvenir de l’auteure,
constituant des flash-back par lesquels elle revit son passé:
«Mirosul acid al excrementelor topea glasurile în liniştea mult jinduită a morţii.»
(LT: 9) [L’odeur acide des excréments fondait les voix dans la quiétude convoitée
de la mort.]
«L’odeur acide des excréments recouvrait tout, y compris les voix qui se muaient
en silence. Silence que semblait convoiter la mort.» (LT: 13)
Elle rompt souvent le rythme de la phrase roumaine, assez longue par
ailleurs, et préfère utiliser en français plusieurs phrases courtes, plus haletantes,
d’autant plus que le dynamisme de son récit conféré par les nombreux verbes
d’action s’y plie parfaitement:
«Bătălia cea mare avea loc la gurile alunecoase ale gropii. Dacă nu ne împungea
un corn, ne muşca un câine, dacă nu eram striviţi de o copită, eram năuciţi de un
pumn, de-abia menţinându-ne echilibrul, uzând de unghii, cramponându-ne de
orice, lovind şi fiind loviţi, plini de sânge şi de mâzgă, ne aplecam, în sfârşit cât
puteam, deasupra hăului sticlos şi apucam o cantitate oarecare de apă, pentru
cele şapte zile ale facerii şi desfacerii, întru gloria mântuitorului.» (LT: 14) [La
grande bataille avait lieu sur les bords glissants de la fosse. S’il n’y avait pas de
coups de corne, il y avait une morsure de chien. Si un sabot ne nous écrasait pas,
nous étions étourdis par un poing et nous maintenions à peine notre équilibre,
usant d’ongles, nous cramponnant à tout, frappant et étant frappés, pleins de sang
et de vase, nous nous penchions enfin, autant que possible, au-dessus du gouffre
visqueux, et nous faisions une petite provision d’eau pour les sept jours du faire et
du défaire monde, pour la gloire du Sauveur].
77
«La grande bataille avait lieu sur les bords glissants de la fosse. S’il n’y avait pas
de coups de corne, il y avait une morsure de chien. Si un sabot ne nous écrasait
pas, nous étions étourdis par un poing. Maintenant à peine notre équilibre, usant
d’ongles, nous cramponnant à tout, frappant et étant frappés, pleins de sang et de
vase, nous nous penchions enfin, au-dessus du gouffre visqueux, puisant quelques
litres de cette eau pour les sept jours de la création et de la fin du monde, pour la
gloire du Sauveur.» (LT: 19)
Parfois elle refait ses phrases en traduction, tout comme Paul Miclău, et ils
disent «presque la même chose», en réorganisant l’information:
«De era vară, arşiţa ne făcea să asudăm, să gâfâim, să gemem, deshidratându-ne
la maximumum 450 – 500 C. Un cuptor care ne prăjea sistematic, scrupulos,
ştiinţific. Nopţile erau friguroase, cu diferenţe mari de temperatură faţă de zile.»
(LT: 19) [En été, la canicule nous faisait suer, haleter, gémir, en nous déshydratant
à 450 – 500 C. Un four qui nous brûlait systématiquement, scrupuleusement,
scientifiquement. Les nuits étaient froides, avec de grandes différences de
température par rapport aux jours.]
«Les nuits étaient froides, contrastant avec le jour. Climat de désert où la nuit
nous engourdissait et le jour nous déshydratait, sous des températures atteignant
450 à 500 C.» (LT: 26)
Chez Paul Miclău on observe l’effort de respecter le niveau de langue, car
son texte roumain est plein de mots régionaux, fréquemment utilisés dans son
Banat natal, d’expressions familières, parfois même argotiques. Dans la première
phrase de l’extrait suivant, Paul Miclău procède à une traduction explicative, pour
que le lecteur francophone se fasse une idée des tâches exercées par le service
social universitaire. Dans la phrase suivante il se sert du mot populaire piaule à la
place du mot correspondant chambre [R. cameră]; il cherche ainsi à compenser
l’emploi d’un mot argotique nasol [moche], d’origine tzigane, intraduisible dans un
même niveau de langue en français, qu’il rend par un mot du français standard,
minable:
«Serviciul social de la rectorat se ocupă şi de repartizarea studenţilor în oraş. Are
o listă de adrese de camere, dar războiul a adus cu el şi criza de locuinţe. Toate-s
nasoale14: fără lumină, fără-ncălzire, în mansarde locuite de noul
lumpenproletariat în alianţă cu cel vechi, sau în subsoluri murdare şi pline de
igrasie.» (PM: 192) [Le service social du rectorat s’occupe également de la
répartition des chambres pour les étudiants. Il dispose d’une liste d’adresses de
chambres, car la guerre a entraîné une crise du logement. Toutes sont moches: sans
lumière, sans chauffage, dans des mansardes habitées par le nouveau
lumpenprolétariat rallié à l’ancien, ou dans des sous-sols crasseux et humides].
«Le service de répartition des étudiants au rectorat, une sorte de CROUS, a une
liste d’adresses de piaules en ville. Mais après la guerre il y a crise du logement à
14
En fr. moche.
78
Bucarest. Toutes sont minables: sans lumière, sans chauffage, dans des mansardes
habitées par le nouveau lumpenprolétariat rallié à l’ancien, ou alors dans des
sous-sols crasseux et humides.» (PM: 123)
4.3. Changements de sens
En général, les changements du sens de certains mots visent à créer des
images plus intenses et dramatiques dans la langue-cible, non seulement pour
toucher la sensibilité du lecteur francophone, par un effet de sens supplémentaire,
surajouté à celui du roumain, mais également pour mieux transmettre la noirceur
des traits de caractère des gens du pouvoir, leur méchanceté et leur violence
extrême.
Ainsi, Lelia Trocan se sert du mot traîtres au lieu de sbires, pour désigner
les gardiens qui veillaient les déportés. Lors de la distribution de l’eau potable,
lorsque les pauvres damnés, affolés par la soif, luttaient de toutes leurs forces pour
s’assurer une goutte d’eau, au lieu de les protéger et de se limiter à assurer l’ordre,
ils se moquaient de ces malheureux et les frappaient de la crosse de leurs fusils:
«Ochi şi lacrimi, oase şi carne, sânge şi piele, acesta era tributul plătit pentru apa
mocirloasă, stătută, otrăvitoare cu care eram blagosloviţi de zbiri.» (LT: 13)
[Yeux et larmes, os et chair, sang et peau, c’était le tribut payé pour l’eau
bourbeuse, croupie, empoisonnée, avec laquelle nous étions bénis par les sbires].
«Yeux et larmes, os et chair, sang et peau, tels sont les tributs payés pour l’eau
bourbeuse, croupie, empoisonnée, avec laquelle nous étions bénis par les traîtres.»
(LT: 18)
Par sbire on entend un individu chargé d’exécuter de basses besognes, un
homme de main (www.larousse.fr) ou un représentant tyrannique et brutal d’une
autorité de l’Etat (dexonline.ro), alors que le traître est une personne perfide,
susceptible de nuire d’une manière hypocrite (http://atilf.atilf.fr), car en effet ils
profitaient de la situation désespérée de ces infortunés pour leur appliquer des
corrections imméritées. Un peu plus loin, l’auteure utilise le syntagme pui de
năpârcă [les petits de l’orvet] dans le sens figuré axiologique, de personne
méchante et perfide, que les autorités appliquaient souvent aux «ennemis» du
régime. Dans sa traduction, elle emploie le mot ver, qui a également le sens concret
de parasite des hommes et des animaux et qui, au figuré, désigne une personne
faible, d'humble condition. Selon la croyance populaire, ce mot a également le sens
de vermine qui ronge la chair des cadavres (http://atilf.atilf.fr). Or, le mot vermine
(syn. canaille, crapule, racaille), surtout lorsqu’il est employé au figuré, est
péjoratif en français et montre le mépris profond et la façon de traiter les déportés
et leurs descendants, même après la victoire complète du communisme en
Roumanie:
«Deşi obţinusem media zece la examenul de admitere la liceu, Popescu L. Ion, de
la Comitetul judeţean de partid Mehedinţi, Turnu-Severin, a decis că "puii de
năpârcă" n-au ce căuta la Liceul Traian.» (LT: 26) Quoique j’aie obtenu la
79
moyenne dix15 à l’examen d’admission au lycée, Popescu L. Ion, du Comité
Départemental du Parti de Mehedinţi, Turnu-Severin, a décidé que les petits de
l’orvet n’y avaient pas accès].
«En dépit du fait que j’avais obtenu dix de moyenne à l’examen d’admission au
lycée, Popescu L. Ion, du Comité Départemental du Parti de Mehedinţi, dont le
siège était à Turnu-Severin, a décidé que les «vers» n’y avaient pas accès.» (LT:
31)
Dans Roumains déracinés, Paul Miclău se sert d’une description à la 3ème
personne et du verbe se désagréger pour restituer aux lecteurs francophones ce
qu’il a ressenti après son exclusion de l’Union de la Jeunesse Communiste. Il a été
traité de salaud, d’ennemi, de traître, d’espion, de bandit, de vipère provocatrice (p.
86). Le terme par lequel il rend son état d’âme dans ces circonstances est a se
disloca [se disloquer], allusion évidente à sa situation d’ancien exilé. Le glissement
de sens qui s’opère en traduction porte davantage sur le côté moral, parce que le
verbe désagréger [R. a se dezagrega] signifie, dans ce cas, «[…] détruire quelqu’un
ou quelque chose en le dégradant jusqu’à le réduire au néant» (http://atilf.atilf.fr):
«Spaţiul pleacă în toate direcţiile, iar el rămâne singur, înconjurat de nefiinţă.
Trupul lui încovoiat emană neant. Suspendat în nefiinţă. Înţelesurile care au locuit
în el se dislocă.» (PM: 129) [L’espace s’en va dans toutes les directions et il reste
seul, entouré de non-être. Son corps recourbé émane du néant. Suspendu dans le
non-être. Les significations qui l’ont habité se disloquent].
«L’espace s’en va dans toutes les directions et il reste seul, entouré de néant. Son
corps recourbé émane du néant. Suspendu dans le non-être. Les significations qui
l’ont habité se désagrègent.» (PM: 86)
4.4. Traduction des métaphores
Les métaphores roumaines passent bien en traduction, étant donné que les
deux langues ont une origine commune, latine, et que le mécanisme métaphorique
est similaire. Pourtant, chez les deux écrivains-traducteurs on remarque trois cas de
figures: a) ils gardent telles quelles les métaphores du texte roumain; b) ils les
gomment totalement; c) ils les expliquent, dans le but évident de se faire
comprendre.
4.4.1. Métaphores identiques
Dans les deux romans, on voit bien que les auteurs-traducteurs transfèrent
les métaphores du texte-source sans aucune modification. Pour Lelia Trocan, la
plaine brûlante du Bărăgan est une sorte de cancer qui produit des métastases par
dissémination des cellules malades vers d’autres organes–le mal est présent partout
dans cette plaine inhospitalière et hostile, où les dangers guettent de partout: des
serpents et des araignées venimeux, des meutes de chiens errants affamés prêts à
tout moment à attaquer les isolés, le manque endémique d’eau, de nourriture et de
15
En Roumanie le système de notation est de 10 sur 10.
80
médicaments, des gardiens brutaux et haineux. Tout comme le cancer, cet enfer
laisse des traces indélébiles:
«Metastatică, vara din Câmpia Bărăganului, dogorea, pârjolea, sorbea apa cu
nesaţ de pretutindeni, vlăguind, deopotrivă, oameni şi animale.» (LT: 13)
[Métastatique, l’été dans la Plaine du Bărăgan chauffait, brûlait, absorbait
avidement l’eau de partout, en épuisant les hommes et les bêtes].
«L’été de la Plaine du Baragan souffrait également de métastases: il s’étendait
toujours, brûlait, incendiait et absorbait l’eau de pluie goulûment, d’un trait,
affaiblissant en même temps les gens et les animaux.» (LT: 17)
L’image apocalyptique des assoiffés qui se bousculent pour boire une
goutte d’eau ou pour remplir leurs récipients est également basée sur une
métaphore préservée en français, celle de la ronde de la mort, qui suggère
parfaitement les mouvements et l’enchevêtrement d’individus qui s’efforcent
d’avoir accès à l’eau. Cette image est complétée par celle du diable qui mène cette
danse infernale et s’en réjouit:
«Ţopăiam, săream, ne împiedicam, împleticindu-ne picioarele şi, cu ele, trupurile,
dansând hora morţii. O! Ce chiot! Tartorul trona pe locomotivă!» (LT: 14) [Nous
sautillions, nous bondissions, nous chavirions, nos corps aussi, en dansant la ronde
de la mort. Oh! Quelle clameur! Satan trônait sur la locomotive.]
«On sautillait, on bondissait, on trébuchait sur les mottes de terre, les pieds
dérapant, entraînant les corps dans la ronde de la mort. Oh! Quelle clameur!
Belzébuth trônait sur la locomotive.» (LT: 18)
L’évocation de sa mère emprisonnée se fait toujours par des métaphores
qui trouvent le même écho dans l’esprit des lecteurs étrangers. La détention avait
fait maigrir sa mère, elle était devenue bleue, ses yeux autrefois brillants, comme le
diamant, étaient devenus sombres, sans éclat, et sa voix de cobalt, pure et
énergique, avait perdu son timbre:
«Mama mea cea bună şi frumoasă era albastră, ochii ei de diamant erau cenuşă,
glasul ei de cobalt se fărâmiţa-n tăceri.» (LT: 51) [Ma bonne et belle mère était
bleue, ses yeux de diamant étaient devenus cendre, sa voix de cobalt s’anéantissait
en silences].
«Ma bonne et belle mère était bleue, ses yeux de diamant s’étaient transformés en
cendres, sa voix de cobalt s’anéantissait en silences.» (LT: 59)
Parfois la métaphore est cognitive, l’analogie (et la comparaison, dans le
cas ci-dessous) se fondant sur une propriété commune: le souvenir devient une
sorte d’illumination, car les deux éclairent. Ainsi, le souvenir jette un faisceau de
rayons sur des faits passés qu’il est impossible de laisser sombrer dans la nuit de
l’oubli, pour ne plus se répéter. Quant à l’illumination, elle est en même temps
81
éclairage et inspiration, impulsion de mettre sur papier des faits vécus qu’on ne
veut pas garder uniquement pour soi:
«Regăseşti masa moartă a timpului. Evenimentele sunt şi ele moarte şi n-au poftă
să se întoarcă pe pagina albă. Cum de-a putut el să conceapă amintirea ca pe o
iluminare? Faptele n-au fost niciodată uitate, dimpotrivă, conturul lor e tare ca
stânca.» (PM: 124) [Tu retrouves la masse morte du temps. Les événements, eux
aussi sont morts et ils n’ont pas envie de revenir sur la page blanche. Comment a-til pu concevoir le souvenir comme une illumination? Les faits n’ont jamais été
oubliés, au contraire, leur contour est dur comme roc].
«Tu retrouves la masse morte du temps. Les événements, eux aussi sont morts et
ils n’ont pas envie de revenir sur la page blanche. Comment a-t-il pu concevoir le
souvenir comme une illumination? Les faits n’ont jamais été oubliés, au contraire,
leur contour est dur comme roc.» (PM: 82)
4.4.2. Métaphores gommées
Parfois, les traducteurs gomment en traduction les métaphores du textesource, volontairement ou non. Serait-ce une négligence du traducteur, le résultat
étant une perte stylistique et sémantique évidente qui mène à un échec? Pas tout à
fait, à notre avis, si l’analogie est rendue par une figure de style apparentée, comme
la comparaison. Ainsi, l’expression métaphorique roumaine mustaţă în furculiţă
[moustache en fourchette] dont l’équivalent français est moustache en guidon de
vélo, toujours métaphorique, perd totalement son caractère imagé dans la traduction
de Lelia Trocan, qui utilise le syntagme moustaches à la Frantz Joseph, qui établit
simplement une comparaison de conformité:
«Mi-am agăţat privirile de furculiţele mustăţilor lui şi am înţepenit.» (LT: 50) [J’ai
accroché mes regards aux fourchettes de ses moustaches et je suis restée clouée sur
place].
«Je suis restée clouée sur place à regarder fixement ses moustaches à la Franz
Joseph.» (LT: 58)
Les métaphores semblent avoir été gommées quelquefois pour escamoter
des tournures hardies ou trop directes. Chose curieuse, Paul Miclău manifeste une
certaine réticence pour rendre explicitement en français des structures renvoyant au
sexe, même si son texte roumain en est plein, les anecdotes sexuelles faisant le
délice du lecteur roumain et créant ainsi un petit moment de détente qui sert de
relai pour les scènes bouleversantes de la vie des disloquées et des abus que
l’auteur a subi de la part des autorités:
«Fantastic regulezi. O maşină de făcut dragoste.» (PM: 169) [Tu baises de façon
fantastique. Une machine à baiser].
«Tu fais toujours l’amour à merveille.» (PM: 109)
82
4.4.3. Métaphores expliquées
Dans des cas assez rares, les traducteurs expliquent leurs métaphores, de
crainte qu’elles ne passent pas bien ou que le lecteur étranger se méprenne sur leur
sens. La mort, désignée aussi dans le texte roumain par l’une de ses
caractéristiques, la laideur, suit et épie partout les déportés. Lelia Trocan l’écrit en
majuscules (la Hideur, la Mort), parce que cette présence constante, tant dans la
plaine du Bărăgan que plus tard, à l’hôpital de Bucarest, devient pour elle un vrai
personnage, avec lequel elle se confronte, qu’elle affronte et vainc finalement:
«Lângă mine apăruse sluta, onestă, rezervată, conciliantă.» (LT: 20-21) [Près de
moi avait fait son apparition la hideuse, honnête, réservée, conciliante].
«Tout près de moi était apparue la Hideuse, la Mort, peut-être juste et réservée,
peut-être conciliante tout compte fait.» (LT: 26)
Grand admirateur des philosophes grecques, Paul Miclău se sert d’une
maxime attribuée à Socrate, qu’il place dans le contexte d’un dialogue entre une
ancienne statue antique, produit de la Terre (aspect matériel), et son propre cœur
(aspect spirituel). Cette conversation est possible parce que l’auteur les considère
comme produits d’une géologie16. Il nuance et explique dans sa traduction ce type
insolite de dialogue, la spécification que nous avons soulignée ne figurant pas dans
le texte roumain. On remarque également le manque dans le texte original de la
marque explicite du dialogue–le tiret:
«Aşadar, cu siguranţă, în această namilă de piatră, vorbeşte geologia. Dialog
între cele două geologii. Ia spune, inimă omenească, ai înnebunit de suferi atâta?
Cum să nu sufăr? Plecat de destulă vreme, sosesc de la capătul lumii să reintegrez
ritmul. Şi-n clipa când tocmai mă scufund în el, ea-l zdrobeşte. Păi... Da, da, ştiu
prea bine. Ce ştii? Că nu ştiu nimic.» (PM: 83-184) [En effet, il est certain que
dans ce colosse de pierre c’est la généalogie qui parle. Dialogue entre les deux
géologies. Dis donc, cœur humain, tu es devenu fou de souffrir ainsi? Comment ne
pas souffrir? Parti depuis assez de temps, j’arrive au bout du monde pour
réintégrer le rythme. Et au moment où je suis sur le point d’y plonger, elle le brise.
– C’est que… – Oui, oui, je le sais bien. – Qu’est-ce que tu sais? – Que je n’en sais
rien].
«Il est donc certain que dans cette masse de pierre c’est la géologie qui parle.
Dialogue entre deux géologies, celle de la pierre et celle de ton cœur. – Dis donc,
t’es pas fou, cœur humain, de souffrir tant? – Comment ne souffrirais-je? Parti
depuis assez de temps, j’arrive au bout du monde pour réintégrer le rythme. Et au
moment où je suis sur le point d’y plonger, elle le brise. – C’est que… – Oui, oui,
je le sais bien. – Qu’est-ce que tu sais? – Que je n’en sais rien.» (PM: 119)
16
Du grec ancien gê, [terre], et logos [discours].
83
4.5. Allusions culturelles et mots à référent différent
Faciles à comprendre pour un natif, les allusions culturelles constituent une
barrière pour les étrangers non accoutumés à la culture de la langue source.
D’habitude, le traducteur les explique dans le texte, par une paraphrase, ou dans
une note de bas de page. C’est ce que Lelia Trocan fait, lorsqu’il s’agit de
personnages de contes de fées ou pour désigner, métaphoriquement, la mort.
Ainsi, elle garde le nom Gheonoaia, qui désigne, soit une sorte de pivert,
soit une femme méchante, lorsqu’il est appliqué à une personne. Pour tout lecteur
romain, ce nom renvoie au conte roumain Prâslea le vaillant et les pommes d’or de
Petre Ispirescu. Prâslea, le fils cadet d’un empereur, voyage dans l’empire des
dragons et, aidé par Gheonoaia, un oiseau aux pouvoirs surnaturels, apporte à son
père les pommes d’or volées par les dragons la nuit même où elles mûrissaient:
«[…] un fel de împărăţie a Gheonoaiei, în care balaurul îşi deconspira capetele-i
terifiante cu nonşalanţă, artistic sau virulent, în funcţie de prestaţia inamicului.»
(LT: 19) […une sorte de royaume de Gheonoaia, où le dragon déconspirait ses
têtes terrifiantes avec nonchalance, de façon artistique ou virulente, en fonction de
la prestation de son ennemi].
«Nous étions dans une sorte d’empire de Gheonoaia (la fée méchante des contes
roumains), où le dragon étendait ses têtes terrifiantes avec nonchalance, d’une
manière harmonieuse ou virulente, selon la qualité de son ennemi.» (LT: 24)
Lorsqu’il y a des ressemblances entre les deux langues-culture, l’auteure
procède à une traduction naturalisante, ethnocentrique, qui ne modifie, ni ne fait
perdre l’effet escompté sur le lecteur étranger. En parlant de la mort, Lelia Trocan
l’appelle hârca, mot polysémique qui désigne le crâne et, de façon dépréciative,
toute vieille femme laide et méchante. Dans les contes de fées français c’est la fée
Carabosse qui est malfaisante, vieille, laide et méchante; en plus, elle porte une
bosse qui la rend encore plus laide. Ce glissement de sens (mort–fée méchante)
renforce l’imaginaire du récit et le côté mythique de tout archétype culturel, car les
deux ont des caractéristiques communes évidentes (laideur, méchanceté,
vieillesse):
«Voiam să trec bariera singură, hotărâtă să înfrunt hârca la frontiera cu însăşi
nevolnicia mea…» (LT: 20) [Je voulais passer la barrière seule, décidée à
affronter la vieille sorcière à la frontière de ma propre impuissance].
«Je voulais passer la barrière toute seule, décidée à affronter Carabosse à la
frontière même de mon impuissance...» (LT: 25)
Encore jeune et attaquée par une meute de chiens, l’auteure a l’impression
de voir danser autour d’elle les fameuses iele, des êtres imaginaires de la
mythologie roumaine, qui, très belles et habillées en robes blanches, diaphanes,
ensorcellent les hommes pendant la nuit, par leur musique et leur danse et leur font
perdre la raison. Comme dans la mythologie française, il n’y a pas de
correspondant direct pour ces créatures qui partagent les caractéristiques des
84
sirènes et des fantômes, Lelia Trocan opte pour le dernier terme, qui possède en
commun avec le nom roumain les traits suivants: apparition nocturne, blancheur,
influence négative sur celui qui les voit. On est devant un cas typique de référence
culturelle pour laquelle on n’arrive pas à trouver un correspondant et qui sollicite
l’expérience, l’intuition et l’imagination du traducteur:
«Umezeala mă pătrundea, auzeam voci insolite, eram înspăimântată de întuneric,
vedeam tot felul de iele hlizindu-se în nasul meu.» (LT: 26) [L’humidité me
pénétrait, j’entendais des voix bizarres, j’étais terrifiée par l’obscurité, je voyais
toutes sortes de méchantes fées rigoler à ma barbe].
«L’humidité me pénétrait, me glaçant jusqu’aux os. J’étais terrifiée par
l’obscurité, j’entendais des voix insolites, je voyais toutes sortes de fantômes
rigoler à ma barbe.» (LT: 32)
Lorsqu’il s’agit de citations, elles sont mises normalement, dans les deux
langues, entre guillemets, sans être expliquées, afin d’éviter les divagations et les
étouffements du texte-cible. Pourtant, nous croyons qu’une petite explication en
bas de page aurait offert au lecteur français l’information nécessaire et quelques
repères pour suivre le «flux de conscience» (stream of consciousness) de ces
écrivains érudits. La traduction par fantôme perd l’évocation de la beauté pour ne
garder que l’angoisse.
Pour raconter le comportement des hommes et des animaux le jour où les
citernes d’eau déversaient le précieux liquide dans une fosse où tous se mêlaient, se
bousculaient et combattaient pour en avoir une goutte, Lelia Trocan utilise le début
d’un vers de Scrisoarea III [La lettre III] du poète roumain Mihail Eminescu, «La
un semn deschisă-i calea...» (p. 13)/«Au signal, la voie est ouverte…» (p. 18). Ce
poème décrit, de façon dramatique, l’affrontement entre le prince régnant roumain
Mircea le Vieux et l’altier Bayazid, le sultan turc. La lutte qui s’ensuivit se solda
par la victoire éclatante du prince roumain, modeste mais confiant dans le courage,
l’esprit de sacrifice et le désir ardent de ses soldats de défendre leur pays.
L’allusion indirecte à cette poésie évoque pour le lecteur roumain tout d’abord
l’affrontement dramatique entre les déportés affamés et assoiffés et les gardiens
orgueilleux et bornés. Comme les soldats des temps jadis, ces malheureux ont l’air
humble et chétif, mais, au fond, ils sont courageux et optimistes et combattent
jusqu’au dernier souffle pour leur propre vie et pour celle de leurs proches. En
second lieu, le signal représente pour tout lecteur un avertissement, une façon
d’attirer l’attention. Or, le sifflement de la locomotive qui traîne les citernes d’eau
est le signe que la vie continuera dans ce bled perdu parce que l’eau, élément
primordial et essentiel de l’existence, ne fera plus défaut aux courageux qui défient
les coups des gardiens pour en boire et en faire des provisions.
Les renvois aux textes bibliques ne sont pas explicitement marqués par des
guillemets dans le texte roumain, mais ils figurent en traduction, par souci de
précision et pour mettre en évidence l’allusion culturelle: Mulţi chemaţi, puţini
85
aleşi! (LT: 16)/«Beaucoup d’appelés et peu d’élus!17» (LT: 21), d’autant plus
qu’on sait que les cancéreux n’ont pas beaucoup de chances de guérir si la maladie
est avancée.
Parfois, l’auteure ne fournit aucune explication à des mots qui, à notre avis,
sont importants pour se faire une idée de l’atmosphère accablante de la déportation
et qui donnent, dans le texte roumain, l’image de l’ampleur des souffrances et de
l’humiliation des déportés. Ainsi, elle affirme dans l’incipit du roman: Non, ce ne
sont pas les dilatateurs (Hegars dilators)18 qui me pénètrent, mais les pieux de
Bărăgan. L’année 1951, le pieu 55 (p. 13). Ces pieux marquaient l’endroit où
chaque famille déportée devait s’installer, une sorte d’adresse pour le domicile
forcé, nécessaire surtout pour recevoir du courrier ou pour retrouver quelqu’un
dans cette plaine déserte, sèche et inhospitalière. De même, elle se sert du
syntagme ţăpuşele Măriei sale (p. 10)/les pals de sa Majesté (p. 15), allusion
évidente au prince Vlad l’Empaleur, qui empalait ses ennemis, les voleurs et les
traîtres du pays. En évoquant ces parcelles de terre, Lelia Trocan réussit à offrir au
lecteur une représentation éloquente de ces lieux damnés, qui inspiraient crainte et
malaise. Elle arrive même à créer un mot nouveau, ţăruşotecă, à partir du nom
ţăruş [pieu] + le suffixe -tecă [-thèque], qui passe parfaitement en traduction, le
mot palothèque étant facilement décodable dans le contexte:
«Ţăpuşele Mariei sale împânzeau tot câmpul. Numerotate de o mână expertă, ele
formau o ţăruşotecă insolită.» (LT: 10) [Les pals de sa Majesté recouvraient tout le
champ. Chiffrés par une main experte, ils formaient une «palothèque» insolite].
«Les pals de sa Majesté couvraient toute la plaine. Chiffrés par une main experte,
ils formaient une «palothèque» insolite.» (LT: 15)
4.7. Mots culturellement connotés
Trouver un équivalent à un mot culturellement connoté, qui n’a pas le
même référent dans la langue-cible, constitue la vraie pierre de touche pour tout
traducteur, bilingue parfait ou non. Par exemple, au mot roumain cerdac, qui
désigne une sorte de petite galerie extérieure, bâtie sur un ou sur deux côtés en
prolongement d’un maison paysanne, rarement vitrée, l’équivalent français
véranda («[…] galerie légère en bois, couverte, parfois vitrée ou munie de stores,
qui entoure une habitation ou qui est placée contre une façade, sur un balcon», (cf.
http://atilf.atilf.fr) n’évoque pas la même réalité, surtout qu’à présent les vérandas
des maisons modernes, notamment au Nord, sont des espaces clos, dont les parois
verticales sont composées d'une manière importante de vitrages. Il faut bien
17
18
L’Évangile d’après Matthieu, 22:14.
Dans le texte roumain elle dit simplement: Nu, nu mă sfredelesc hegarele, ci ţăruşii
Bărăganului. (p. 9), allusion à son cancer du col de l’utérus et à son court séjour à
l’hôpital Filantropia de Bucarest où elle s’est fait opérer. Les deux moments sont
intimement liés, car dans l’esprit de l’auteure la déportation a été également une forme
de cancer métastatique.
86
connaître l’architecture des anciennes maisons paysannes roumaines pour avoir la
représentation exacte des piliers en bois sculptés sur lesquels s’appuie le toit de
bardeaux:
«Cerdacul, în stânga, se continua cu o sală care înconjura casa în spate, unde se
aflau instalaţiile sanitare.» (LT: 21) [La véranda, à gauche, continuait par une
salle qui entourait la maison par derrière, où se trouvaient les installations
sanitaires].
«La véranda, à gauche, donnait sur une pièce qui entourait la maison par derrière
et dans laquelle se trouvaient les installations sanitaires.» (LT: 27)
Il en va de même lorsque Paul Miclău évoque la vie villageoise d’avant la
déportation, les repas en famille et les traditions paysannes à l’occasion des Pâques
et en donne une description détaillée. On remarque alors que l’auteur garde
l’altérité de son texte original et se sert d’un emprunt à la langue-cible auquel il
fournit une courte explication entre parenthèses:
«La prânz mâncăm ca nebunii: ouă, supă, găini fierte, sarmale, fripturi de miel,
prăjituri (vreo zece feluri), tort, răchie şi vin. Dup-aia mergem la joc în curtea
bisericii. Hore mai mult ori mai puţin domoale… » (PM: 26) [À midi, on mange
comme des fous: œufs, soupe, poule au pot, des «sarmale», rôtis d’agneau, gâteaux
(une dizaine de sortes différentes), gâteaux montés, eau de vie et vin. Après, on va
à la ronde dans la cour de l’église. Des rondes plus ou moins lentes…]
«À midi, on mange comme des fous: œufs, soupe, poule au pot, «sarmas»
(choucroute farcie), gigot, gâteaux (une dizaine de sortes différentes), boisson
comprise. Après, on va à la ronde devant l’église. Rondes plus ou moins lentes…»
(PM: 19)
Il mentionne également le nom dor, qui provient du latin populaire dolus <
dolere, qui désigne en roumain non seulement un fort désir de revoir quelqu’un ou
quelque chose, mais aussi le chagrin d’amour ressenti pour quelqu’un qui se trouve
ailleurs, une aspiration, une douleur ou une mélancolie, une nostalgie. Ce mélange
de sentiments ne peut pas être rendu par l’équivalent nostalgie [nostalgie] que Paul
Miclău utilise dans sa traduction, faute d’un terme polysémique, comme celui du
roumain:
«Atunci tu completezi tărăşenia cu poeme în dialect, pline de dor şi ironie, mai
curând de umor.» (PM: 141) [Alors tu complètes le spectacle par des poèmes en
patois, pleins de nostalgie et d’ironie, ou plutôt de l’humour].
«Alors tu complètes le spectacle par de poème en patois banatais19, imbus de
nostalgie et d’ironie, d’humour plutôt.» (PM: 93)
19
Il crée cet adjectif d’origine, à partir de sa région natale, le Banat.
87
4.8. Jeux de mots, allitérations et rimes
De l’avis unanime des traducteurs, les jeux de mots sont presque
intraduisibles et il est rare qu’on arrive à leur trouver un équivalent dans la languecible. C’est pourquoi, la plupart se perdent en traduction, où l’on se contente de
transférer le sens global, comme le fait par ailleurs Lelia Trocan lorsqu’elle parle
de la Genèse et de la fin du monde. En roumain elle peut jouer sur deux infinitifs
longs substantivés, «le faire et le défaire du monde», alors qu’en français elle doit
trouver une tournure équivalente, pour faire passer le sens, mais avec une perte
stylistique évidente:
«[...] pentru cele şapte zile ale facerii şi desfacerii, întru gloria mântuitorului.»
(LT: 14) [pour les sept jour du faire et du défaire, pour la gloire du Sauveur].
«[…] pour les sept jours de la création et de la fin du monde, pour la gloire du
Sauveur.» (LT: 19)
De même, rendre les rimes et le rythme d’une poésie dans une autre langue
n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut être poète à son tour pour y arriver et
c’est ainsi que Paul Miclău parvient à trouver la rime appropriée à tous les vers du
roumain, car son texte est parsemé de refrains de chansons populaires à l’aspect de
comptines. Dans l’extrait suivant on remarque qu’il garde l’interjection exhortative
gia qui provient du mot tzigane –jia [va], tout comme le juron, mais le verbe
roumain futu-i (mama şi tata) [encule (la mère et le père)] est effacé, enfin il
modifie l’appellatif bumbule [petit bouton], adressé d’habitude à un cheval:
«Gia, bumbule, gia/că lupii te-or mânca/‘mama şi tata cui te-o scoate!» (PM: 17)
[Jia, boutonnet, jia/car le loup te mangera/‘mère et père à qui te sauvera!]
«Jia, grand mouton, jia/le loup te mangera/merde à qui te sauvera!» (PM: 13)
Ou encore, dans un autre contexte, les devinettes des participants à une
noce paysanne qui louent la beauté de la jeune épouse et de son mari. On observe
la modification des groupes prépositionnels qui déterminent le mot feuille, pour les
mêmes raisons de rime. Ainsi, coasta [la côte] devient le cotre en traduction, alors
que rogoz [herbe qui pousse sur les rives] devient les vaux:
«Foaie verde de pe coastă/frumoasă-i mireasa noastră!/Foaie verde de rogoz/dar
şi mirele-i frumos!» (PM: 33) [Feuille verte sur la côte/belle est notre mariée/
euille verte d’herbe des rives / mais le marié est beau aussi].
«Feuille verte sur le cotre/belle mariée, la nôtre!/Feuille verte dans les vaux,/le
marié aussi est beau!» (PM: 24)
Lelia Trocan renonce à la rime intérieure des mots roumains nurlie
[séduisante, charmante, attrayante] et pălărie [chapeau], totalement gommée dans
sa traduction. Pour la garder, elle aurait pu se servir de l’adjectif (jeunesse)
coquette qui rimerait avec casquette, au prix d’un léger détournement du sens de
88
l’original. La traductrice préfère l’élégance de l’adjectif charmant, qui réalise une
allitération avec chapeau:
«Cu noi împreună alerga tinereţea, nurlie, cu pene de struţ la pălărie!» (LT: 18)
[Avec nous courait la jeunesse, folâtre, avec des plumes d’autruche au chapeau!]
«Autour de nous courait la jeunesse, charmante, avec des plumes d’autruche au
chapeau!» (LT: 23)
Les allitérations sont d’habitude gardées là où il est possible, surtout dans
les fragments où les auteurs-traducteurs veulent rester fidèles au texte-source.
Ainsi, chez Lelia Trocan on remarque une tendance à utiliser l’allitération des
consonnes roulantes, ce qui donne une résonnance particulière à sa phrase, qui
«coule» en roumain, tout comme en français. Dans l’exemple ci-dessous, on
remarque le même nombre de consonnes r (graphiquement 13 dans les deux
langues, même si phonétiquement il n’y a que 12 en français) et une légère
différence quantitative dans l’utilisation du l (11 en roumain et 13 en français):
«Gălbejiţi, scheletici, vlăguiţi, de toate vârstele şi sexele, umbre ciuntite de elanul
răsăritului, ne agăţam de drum ca vrejul pe araci, pe furiş, cu încleştare, pe
muţeşte, noi, aristocraţii ţării, moşierii, îndestulaţii...» (LT: 18)
«Blêmes, squelettiques, affaiblis, nous, les ombres mutilées de tous les âges et de
tous les sexes, nous nous accrochions au chemin comme le lierre au chêne, à la
dérobée, avec acharnement, en silence. Nous, derniers aristocrates du pays,
grands propriétaires fonciers, bref, les comblés…» (LT: 23-24)
Dans d’autres situations, on substitue une allitération à une autre, pour
obtenir un effet stylistique similaire. Ainsi, l’allitération de la consonne n du
roumain, qui apparait six fois dans un passage de Dislocaţii, est remplacée par
l’allitération de f, qui figure sept fois dans Roumains déracinés:
«Nevastă, vezi de mâncare, să ne-ajungă pentru multă vreme; nepoată, rânduie
lucrurile, mai cu samă ale copiilor.» (PM: 218) [Femme, occupe-toi de la
nourriture, il faut qu’on en a assez pour longtemps: petite-fille, range les affaires,
surtout celles des gosses].
«Femme, occupe-toi de la bouffe, il nous en faut pour longtemps: toi, petite-fille,
arrange les affaires, les trucs des gosses d’abord.» (PM: 134)
Conclusions
Fidèles à leurs émotions lorsqu’ils retracent l’histoire d’une période très
dure qui a suivi l’instauration du communisme en Roumanie, qu’ils ont vécue dans
un «ailleurs» situé dans le même pays, mais loin de leur lieu de naissance, les deux
auteurs-traducteurs ont choisi, par instinct, les procédés traductifs qu’aurait utilisés
tout traducteur professionnel pour transférer les images touchantes de la
déportation et de ses conséquences physiques et morales. Les deux textes traduits
sont le résultat de la conjonction de leur subjectivité d’auteurs-traducteurs et de
l’historicité des faits relatés. En tant que créateurs d’un «texte second», très proche
89
de l’original, ils retrouvent le mot juste pour transmettre les impressions qu’ils
gardent depuis plus d’un demi-siècle dans leurs cœurs et arrivent ainsi à éveiller
l’intérêt du lecteur étranger pour une époque qu’il connaît plutôt des romans russes.
Nous croyons que les particularités de la dislocation des Roumains ont fait Paul
Miclău éviter, autant que possible, ce mot dans sa traduction et le remplacer par
d’autres (exil, déracinement, déportation), plus aptes à exprimer la situation et les
sentiments des déportés.
La réussite de leur traduction est assurée non seulement par l’excellente
connaissance de la langue et de la culture françaises, par la conformité aux
exigences stylistiques de celle-ci, mais aussi par le fait de n’avoir pas renoncé à
l’altérité, à l’étrangeté de leur création initiale, à leur style spécifique. Ils se sont
rappelés à tout moment que «[…] l’essence de la traduction est d’être ouverte,
dialogue, métissage, décentrement» (Berman 1995: 16). En plus, ils ont misé sur la
carte de la stratégie traductive appropriée au transfert des images et de
l’atmosphère de la déportation des Roumains. La traduction métaphorique avec ou
sans changement d’image, le gommage d’éléments culturellement connotés, la
traduction explicative, la modification du sens de certaines structures, n’en sont
que quelques unes des «figures» dont ils se sont servis pour faciliter la
compréhension pour les lecteurs francophones. Et s’il y a des limites dans leur
traductions, ils relèvent surtout de la zone idiosyncrasique d’une langue, de son
spécifique culturel qui passe plus difficilement ou pas du tout en traduction.
Bibliographie
Ouvrages théoriques et articles
Astington, Paul (1983), Equivalences, Cambridge: Cambridge University Press.
Bensimon, Paul (1990), «Ces métaphores vives… La traduction des adjectifs
composés métaphoriques», in Palimpsestes No2. Traduire la poésie, Paris:
Presses Sorbonne Nouvelle, 83-108.
Berman, Antoine (1984), L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans
l’Allemagne romantique, Paris: Gallimard.
Berman, Antoine (1995), Pour une critique des traductions: John Donne, Paris:
Gallimard.
Bourdieu, Pierre (1997), Méditations pascaliennes, Paris: Éditions du Seuil.
Derrida, Jacques (1985), «Des tours de Babel», in GRAHAM, Joseph F., ed.,
Difference in translation, Ithaca: Cornell University Press.
Durand, Gilbert (1963), Les structures anthropologiques de l’imaginaire:
introduction à l’archétypologie générale, Paris: PUF.
Genette, Gérard (1982), Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris:
Éditions du Seuil.
90
Gouanvic, Jean-Marc (2007), Pratique sociale de la traduction, Arras: Artois
Presses Université.
Oustinoff, Michaël (2001), Bilinguisme d’écriture et auto-traduction, Paris:
L’Harmattan.
Ranomenjanahary Ramana, Salama (2005), «Un enjeu socioculturel: La traduction
des métaphores du français au malgache», in PEETERS, Jean (dir.), La
traduction. De la théorie à la pratique et retour, Rennes: Presses
Universitaires de Rennes, 109-119.
Corpus
Miclău, Paul, 1994, Dislocaţii, Bucureşti: Prietenii cărţii.
1995, Roumains déracinés, Paris: Publisud.
Trocan, Lelia, 1998, Arta supravieţuirii, Craiova: Omniscop.
2007, Les années de plomb, Paris: L’Harmattan.
91
LE DYNAMISME DE L’ÉCRITURE
MINIMALISTE: FUIR, DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT
Valentina RĂDULESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Le minimalisme est, à ce jour, un concept encore controversé et les
écrivains eux-mêmes acceptent, parfois, difficilement ou refusent
l’étiquette de minimaliste. Notre article a un double objectif: dans la
première partie, il s’agit de retracer l’évolution du concept de
minimalisme et d’une partie des diverses prises de position qu’il a
engendrées; dans la deuxième partie, l’analyse est focalisée sur les
particularités de l’écriture romanesque dans Fuir de Jean-Philippe
Toussaint, dans la perspective du minimalisme contemporain.
Abstract
THE DYNAMISM OF THE MINIMALIST WRITING: JEANPHILIPPE TOUSSAINT’S FUIR
Minimalism is still a problematic concept and writers experience
sometimes some difficulties in accepting a designation as a minimalist.
Our paper has a double object: retrace the evolution of the concept of
minimalism and some of the diverse points of view it generated; the
second part of the analysis focuses on the writing particularities in JeanPhilippe Toussaint’s novel Fuir, from the perspective of contemporary
minimalism.
Mots-clés: minimalisme, écriture, visuel, dynamisme, mouvement
Keywords: minimalism, writing, visual, dynamic, movement
Introduction
«Le minimalisme représente l’une des rares marques originales de la
littérature française contemporaine»1. Cette observation du critique Alexandru
Matei pourrait dissiper à elle seule les controverses autour du concept et amener les
1
Matei Alexandru, Ultimele zile din viaţa literaturii. Enorm şi insignifiant în literatura
franceză, Bucureşti: Cartea Românească, colecţia «Noua critică&Istorie literară», 2008,
p. 344. («Minimalismul reprezintă una dintre puţinele mărci originale ale literaturii
franceze de astăzi»).
92
théoriciens (encore) sceptiques à considérer le minimalisme l’un des phénomènes
majeurs de l’art contemporain. Dans le champ des lettres françaises, Alexandru
Matei distingue un «minimalisme forte», impersonnel, radical et inédit et un
«minimalisme humaniste» (Ibidem). L’abondante création romanesque des
minimalistes tels Jean-Philippe Toussaint, Christian Oster, Marie Redonnet, Patrick
Deville, Jean Echenoz, Philippe Delerm, Christian Bobin, etc. est un argument
incontestable en faveur de l’écriture minimaliste, au-delà de toute
conceptualisation.
Dans ce qui suit, nous nous proposons, dans un premier temps, de retracer
l’évolution du concept de minimalisme. Dans un deuxième temps, notre étude sera
focalisée sur les traits de l’écriture minimaliste dans le roman Fuir (2005) de JeanPhilippe Toussaint.
1. Autour du concept de minimalisme
Au début du XXe siècle, le terme minimaliste est employé pour la première
fois dans une acception politique, pour désigner le groupe modéré des
révolutionnaires (par rapport aux maximalistes) activant dans le cadre du Parti
Socialiste Révolutionnaire Russe2. Ensuite, le terme est sporadiquement utilisé, en
rapport avec des réalités politiques ou culturelles, jusqu’aux années ’60, lorsque le
mouvement de l’Art minimal apparaît aux États-Unis. À partir de cette période,
minimalisme et minimaliste seront fréquemment utilisés et constamment rattachés
aux arts ou aux pratiques culturelles les plus variées, pour en souligner l’extrême
économie de moyens, mais sans marquer pour autant le consensus des critiques
ou/et des créateurs sur le concept de minimalisme.
Dans «Esthétiques minimalistes I», Joëlle Gauthier note que
«[…] les origines de l’art minimal sont traitées comme étant tantôt américaines,
tantôt européennes. Si la plupart des théoriciens voient l’Art minimal comme une
réaction violente contre l’Action painting, une branche de l’Expressionnisme
abstrait américain […], d’autres remontent plutôt la filière européenne et traitent
l’Art minimal comme un mouvement né de l’influence conjuguée des abstractions
2
cf. l’article «Minimaliste: n. m. HIST. U.R.S.S. "menchevik" – DDL 26, 1918, Anet
[repris in DHR]; TLF, 1918, Vandervelde; FEW (6/II, 115a), 1923 Lar.
1917 – «Ils [les socialistes] se divisèrent d’ailleurs, à leur tour, en deux fractions: les
minimalistes, les plus nombreux, qui voulaient le travail, la poursuite d’une guère
défensive, et les maximalistes [bolcheviks] qui, seuls, se sont déclarés pacifistes et ont
prêché la fin de la lutte à n’importe quel prix.», Ch. Rivet, Le Dernier Romanoff, 282
(Perrin).
1917 – «Une lutte intransigeante est déchaînée entre les deux partis révolutionnaires: d’un
côté, les Maximalistes ou bolcheviks, nommés aussi extrémistes, qui comprennent les
partis de Lénine et tous les internationalistes; de l’autre côté les Minimalistes ou
socialistes indépendants […].», A. Masson, Histoire complète de la révolution russe,
205 (E. de Broccard, 1918 [copyright de 1917])», [en ligne] URL:
http://cnrtl.fr/definition/bhvf/minimaliste.
93
géométriques des peintres Bauhaus, des œuvres de Piet Mondrian et des artistes du
mouvement DeStijl – qui inspirèrent d’ailleurs les travaux de l’architecte allemand
Ludwig Mies Van des Rohe et l’amenèrent à énoncer sa célèbre devise
minimaliste «Less is More», elle-même empruntée au dramaturge britannique
Robert Browning –, du Constructivisme russe, de l’œuvre du sculpteur roumain
Constantin Brâncuşi et du suprématisme de Kasimir Malévitch»3.
Parmi les représentants de la sculpture minimaliste on pourrait mentionner
Donald Judd, Carl Andre, Dan Flavin, Tony Smith, Anthony Caro, Sol LeWitt,
John McCracken, Craig Kaufman, Robert Duran, Robert Morris, tandis que Jack
Youngerman, Ellsworth Kelly, Franck Stella, Kenneth Noland, Al Held, Gene
Davis comptent parmi les précurseurs de l’art pictural minimaliste. En musique,
«les débuts du minimalisme sont généralement associés à la composition en 1958
du Trio for Strings de La Monte Young. Plus formellement, ce nouveau
minimalisme musical dérive en partie des expérimentations de la musique tonale
(twelve-tone music) ainsi que du courant conceptualiste» (Ibidem), mais en ce qui
concerne la danse, Joëlle Gauthier considère que, malgré le fait que certaines
chorégraphies «[…] reprenaient partiellement les principes esthétiques de l’Art
minimal (dépouillement, stase, auto-référentialité), la dans minimaliste à
proprement parler semble ne jamais s’être cristallisée suffisamment pour devenir
un réel "courant", ses manifestations demeurant très épisodiques» (Ibidem).
En analysant le minimalisme dans le champ littéraire, Phil Greaney
remarque la difficulté de définir le concept: «It appears that "minimalism" is a
cross-cultural term which stretches to encompass sometimes very different
enterprises and this can obfuscate the definition of the term»4. Par conséquent, le
chercheur propose deux graphies du mot, avec et sans majuscules, pour différencier
deux réalités:
«A distinction should be made between minimalism as an approach, a "style" of
writing that is not pinned to a single period; and Minimalism as a historical literary
phenomenon that began in the mid-1970s until the present. I call Minimalism a
phenomenon (noting its initial capital letter to show it as a proper noun) because it
does not imply the collective agreement of principles and aims a term such as
"movement" might. Its counterpart, minimalism (without an initial capital letter) is
more generally applied to writing that is not fixed to a phenomenon or trend»5.
3
Joëlle
Gauthier,
«Esthétiques
minimalistes
I»,
[en
ligne]
URL:
http://nt2.uqam.ca/recherches/dossier/esthetiques_minimalistes_iNT2.
4
Phil Greaney, «An Introduction to Minimalism in American Short Story», [en ligne], URL:
«http://philgreaney.wordpress.com/2012/02/07/an-introduction-to-literary-minimalismin-the-american-short-story/», mise en ligne le 7 février 2012. («Il apparaît que
"minimalisme" est un terme interculturel qui englobe parfois des entreprises fort
variées, ce qui peut rendre difficile sa définition», notre traduction).
5
Ibidem («Il faudrait distinguer entre minimalisme en tant qu’approche, que style d’écriture
qui n’est pas limité à une seule période; et Minimalisme en tant que phénomène
94
Nous adoptons sans réserve cette distinction, tout en soulignant que, si elle
permet aux chercheurs de mieux s’orienter dans le domaine tellement complexe de
l’art minimal, elle ne résout pas toutes les difficultés soulevées par les tentatives de
définir la notion de minimalisme. Une notion qui, à l’avis de Marc Dambre et de
Bruno Blanckeman (organisateurs, en 2003, d’un colloque déjà célèbre consacré
aux romanciers minimalistes), s’avère «[…] particulièrement retorse. Elle résiste à
l’élaboration d’une définition autour de laquelle il serait possible de développer un
outillage critique unifié, et semble, au moment où l’on s’en empare, ne rien vouloir
d’autre que prêter le flanc à la contradiction»6.
Des contradictions, des rejets, le minimalisme en a pas mal provoqué et
continué à le faire. Phil Greaney souligne, d’ailleurs, le passé controversé de la
notion, tandis que John Barth soutient dans son article «A Few words about
minimalism» que: «there are as many definitions of minimalism as there are critics:
minimalist writers are both praised and damned under such labels as "K-Mart
Realism", "hick chic", "Diet-Pepsi Minimalism" and "post-Vietnam, post-literary,
postmodernist blue-collar neo-early-Hemingwayism"»7. Bien qu’elles soient peu
nombreuses par rapport aux positions qui lui sont favorable, les positions critiques
à son égard touchent parfois à l’extrême: John Aldridge traite la littérature
minimaliste de «[…] "assembly-line" fiction, where minimalism is variousely
criticised for being unoriginal, homogenised and ultimately of little value»8.
Madison Smart Bell considère que «less is less»9 définirait en réalité l’essence de
d’histoire littéraire qui a débuté au milieu des années ’70 et se manifeste encore à
présent. J’appelle Minimalisme (avec majuscule pour le désigner comme nom propre)
un phénomène, parce qu’il n’implique pas le consensus sur les principes et les objectifs
qu’un terme comme "mouvement" impliquerait. En revanche, minimalisme (sans
majuscule) est plus généralement appliqué à l’écriture qui ne s’attache pas à un
phénomène ou à une tendance.» – notre traduction).
6
Jean-François Duclos, «Le minimalisme a-t-il existé?», in Romanciers minimalistes (19792003), sous la direction de Marc Dambre et Bruno Blankeman, Paris: Presses Sorbonne
nouvelle, coll. «Colloque de Cerisy», 2012, 351 p., EAN 9782878545500, in Acta
Fabula, vol. 13, no 7, Notes de lecture, Septembre 2012, URL:
http://www.fabula.org/revue/document7211.php. [page consultée le 6 mars 2014].
7
John Barth, «A Few Words about Minimalism», in The New York Times, New York 1986,
December 28, p. 1, apud Phil Greaney, op. cit. («Il y a autant de définitions du
minimalisme que de critiques: les écrivains minimalistes sont à la fois loués et critiqués
lorsqu’on leur accole des étiquettes comme: "K-Mart Realism", "hick chic", "Diet-Pepsi
Minimalism" and "post-Vietnam, post-literary, postmodernist blue-collar neo-earlyHemingwayism".» – notre traduction).
8
J.-W. Aldridge, Talents and Technicians: Literary Chic and the New Assembly-Line
Fiction, New-York: Charles Scribner’s and Sons, 1992, apud Phil Greaney, op. cit.
9
Madison Smart Bell, «Less is Less: The Dwindling American Short Story», Harper’s 272
April 1986, pp. 64-69, apud Phil Greaney, op. cit.
95
l’art minimaliste et, dans «Throwing Dirt on the Grave of Minimalism»10, Stephen
Koch, Tom Jenks, Madison Smart Belle, Mary Gaitskill, Meg Wolitzer évoquent
même la mort du minimalisme.
Pourtant, au-delà des objections et de l’hostilité qu’il ait pu engendrer,
beaucoup de voix critiques soutiennent que le minimalisme n’a pas bénéficié d’une
lecture critique toujours adéquate et qu’en tant que phénomène littéraire il exige de
nouvelles approches, dans de nouvelles perspectives (Kim Herzinger, Phil
Greaney) car «le champ d’application de l’écriture minimaliste – si elle existe – a
en effet peut-être souffert d’être délimité de manière trop large. Tantôt il est
désigne comme le lieu d’une économie de moyens stylistiques, tantôt il cherche à
reconstruire une poétique du récit qui se concentre sur le banal»11.
Dans un article datant de 1993, Alain Roy synthétise, à partir aussi du livre
de Marc Chénetier, Au-delà du soupçon (Seuil, 1990), les traits saillants de
l’écriture minimaliste:
«[…] "égalité de surface", "sujets pris à la vie de tous les jours", "narrateurs peu
enclins à se commettre", "refus du commentaire, de l’investissement, de la
complicité" [cf. Chénetier, op. cit. p. 3000]. Le style minimaliste est fait d’un
vocabulaire simple, de phrases courtes, d’une syntaxe peu compliquée. Le langage
figuratif ou métaphorique est presque absent. Les scènes sont juxtaposées, sans
transition. La narration, qui s’en tient à ce qui est perceptible, par les sens, pourrait
être qualifiée de phénoménologique. Les actions, la mise en scène sont réduites au
minimum. Il y a peu ou pas d’analyse psychologique»12.
Parmi les contributions majeures à l’étude des caractéristiques de l’écriture
minimaliste, on peut aussi rappeler celles de Fieke Schoots – «Passer en douce à la
douane», l’écriture minimaliste de Minuit: Deville, Échenoz, Redonnet et Toussaint
(1997), Warren Motte – Small Worlds: Minimalism in contemporary French
Literature (1999), les études comprises dans Les Cahiers de médiologie no 9: «Less
is more: stratégies du moins», numéro coordonné par François Dagonnet, ou dans
Romanciers minimalistes (1979-2003), volume réalisé sous la direction de Marc
Dambre et Bruno Blanckeman (2003).
Dans la vision de John Barth,
«[…] il y a des minimalismes d’unité, de forme et d’échelle: des mots courts, des
phrases et des paragraphes courts, des histoires super courtes… Il y a des
minimalismes de style: un vocabulaire réduit au minimum, dénué d’émotions. Et il
y a des minimalismes de manières: des personnages limités, une exposition
10
cf. S. Koch et al., «Throwing Dirt on the Grave of Minimalism», Columbia: A Magazine
of Poetry and Prose 14 (1989), pp. c42-61, [en ligne], URL:
http://columbiajournal.org/wp-content/uploads/2011/04/CJ-Issue-14-Readable.pdf. 11
Jean-François Duclos, op. cit.
12
Alain Roy, «L’art du dépouillement (l’écriture minimaliste)», in Liberté, vol. 35, no 3
(207), 1993, pp. 10-28, [en ligne] URL: http://id.erudit.org/iderudit/31505ac, p. 12.
96
limitée, …des mises en scène réduites, une action minimale, une intrigue
réduite»13.
Pour Warren Motte, l’essentiel des traits distinctifs de l’œuvre d’art
minimaliste consiste dans «[…] la notion de "petit" (bref, court), et son corollaire le
"moins" envisagés dans le sens d’une concentration de signifiant, le rejet de l’art
basé sur un système cosmologique de compréhension de la nature, […] et une
quête menée au niveau de la forme dans le but d’une expérience immédiate, par le
moyen de compositions basées sur la répétition et la symétrie»14.
Des caractéristiques essentielles de l’écriture minimaliste, étudiées en
détail par Fieke Schoots, nous retenons: l’arbitraire comme principe organisateur
de la narration, la présence des structures récursives dans les récits: l’écriture
minimaliste se caractérise par «la répétition de lettres, de sons, de phrases,
d’alinéas et de motifs narratifs»15; l’accentuation du langage et des techniques
romanesques, qui mène à un «jeu langagier et à l’auto-réflexion» (Idem, p. 57).
Selon Schoots, «les minimalistes français "déréalisent le réel", de sorte que le récit
se présente comme une représentation» (Ibidem, p. 58) et l’originalité de l’écriture
minimaliste réside justement «[…] dans sa façon de redécouvrir le récit, tout en
mettant en cause la représentation du réel par le langage» (Ibidem).
2. Fuir: une écriture minimaliste dynamique
Fuir (Prix Médicis 2005) est le troisième roman d’une tétralogie qui
comprend aussi Faire l’amour (2002), La vérité sur Marie (2009), Nue (2013).
Nous analyserons ensuite les particularités de l’écriture de ce roman, en insistant
sur son côté minimaliste.
Le premier élément minimaliste du roman, ou plutôt du paratexte
romanesque, est le titre. Un titre trouvé lorsque le livre, qui initialement devait
s’intituler Vivre, était déjà fini et que Toussaint affirme avoir ressenti comme une
véritable «illumination», car
«Non seulement c’est un titre qui collait parfaitement au livre – la fuite de Marie
hors du Louvre, la fuite en moto dans Pékin, la fuite du narrateur lors de
l’enterrement à l’île d’Elbe –, mais c’est un titre qui pourrait même convenir à tous
mes livres, depuis La salle de bain, où il est toujours question de retrait, ou de
13
John Barth, op. cit., apud Maryse Fauvel, Scènes d’intérieur: six romanciers des années
1980-1990, Summa Publications Inc., 2007, (traduction de Maryse Fauvel), p. 103. 14
Warren Motte, apud Sophie Deramond, «Un An de Jean Échenoz: d’une retraite
minimaliste vers un espace poétique», in Interval(le)s – I, no 1, automne 2004, [en ligne]
URL: http://www.cipa.ulg.ac.be/pdf/deramond.pdf, p. 126.
15
Fieke Schoots, «Passer en douce à la douane», l’écriture minimaliste de Minuit: Deville,
Échenoz, Redonnet et Toussaint, Amsterdam: Rodopi, 1997, p. 56.
97
fuite, hors du monde. On pourrait même élargir l’idée en disant que c’est un titre
qui peut convenir au fait même d’écrire: écrire, c’est fuir»16. (F, p. 176)
L’option pour un verbe à l’infinitif indique le primat de l’action, vitesse,
dynamisme. Le titre place le récit sous l’emprise de l’ouverture, de l’inachèvement,
de l’impossible figement de la narration et de son sens.
Il n’est pas rare qu’un écrivain se détache du monde, qu’il fasse le vide
autour de lui pour pouvoir écrire, mais il est assez rare qu’il trouve le mot
définitoire pour toute sa production fictionnelle antérieure et pour sa conception du
processus d’écriture même. Le syntagme «écrire, c’est fuir» ouvre, en effet, la
perspective de la fuite en avant de l’écriture même, une écriture qui se veut
toujours en mouvement, toujours différente.
En ce qui concerne la construction du roman, celui-ci oscille entre deux
pôles: la Chine et l’île d’Elbe. Il s’agit, selon Toussaint, d’un choix réfléchi des
lieux, dont le contraste
«[…] crée un grand déséquilibre entre le début et la fin du livre, mais c’est un
déséquilibre dynamique, qui apporte une sorte d’harmonie du dissemblable. […]
En Chine, […] on est dans le bruit, la poussière, l’agitation et la tourmente, mais,
dès qu’on passe à l’île d’Elbe, c’est soudain le calme et le silence, le ciel et la mer,
la Méditerranée intemporelle» (Ibidem).
L’intrigue linéaire met en relation quatre personnages – le narrateur, dont
on ignore l’identité –, Zhang Xianghzi qui mène en Chine des opérations
immobilières pour le compte de Marie, la sensuelle et énigmatique Li Qi, et Marie,
qui a un rôle plus réduit que les autres.
Le récit s’ouvre sur une question «Serait-ce à jamais fini avec Marie?» qui
le place dans une sorte de continuum narratif, par la référence à l’intrigue de Faire
l’amour. En outre, les rapports de Marie et du narrateur sont d’emblée placés sous
le signe du vague, de l’incertain, qui régit d’ailleurs autant la trame narrative que
les rapports des personnages. L’amour évoqué ici est, comme le remarque
Alexandru Matei «[…] une figure du vide : un amour non pas impossible, mais
plutôt irréalisé, une attente»17.
À partir de cette question, tout le récit est une longue analepse, où le
narrateur évoque des événements passés l’été précédant sa séparation de Marie.
Arrivé à Shanghai pour un bref séjour d’agrément, mais aussi avec une mission de
la part de Marie, celle de remettre à son collaborateur chinois une enveloppe
16
Jean-Philippe Toussaint, «Écrire c’est fuir». Conversation entre Chen Tong et JeanPhilippe Toussaint, in Fuir, Paris: Les Éditions de Minuit, Collection «double», 2005, p.
176. Toutes les citations du roman ou de cet entretien renvoient à cette édition et en
respectent la pagination. Le titre du livre, Fuir, sera abrévié en F. 17
Matei Alexandru, op. cit., p. 293 («[…] o figură a vidului: o iubire nu atât imposibilă cât
neatinsă, o aşteptare).
98
contenant vingt-cinq mille dollars, le narrateur est pris dans une suite accélérée
d’événements dérisoires, inquiétants et dépourvus de toute finalité.
Dès son arrivée, il reçoit un portable de la part de Zhang Xianghzi, objet
qui ponctuera tous les moments importants de l’action. Ensuite, lors d’une
exposition d’art moderne à Shanghai, il fait la connaissance de Li Qi, dont il
n’arrive pas à saisir la véritable nature de la relation avec Zhang Xianghzi. En
compagnie des deux Chinois, le narrateur part pour Pékin – un voyage étrange dans
un train de nuit, lors duquel, un appel de Marie, lui annonçant la mort et le
prochain enterrement de son père, précipite le son retour en Europe. Mais, avant
son départ, il sera le protagoniste d’une course-poursuite effrénée dans Pékin (cette
fois à moto), les trois personnages étant poursuivis par la police, à la suite d’une
affaire douteuse: Zhang Xianghzi échange les vingt-cinq mille dollars contre de la
drogue. Arrivé finalement sur l’île d’Elbe, le narrateur accompagnera Marie durant
les heures suivant l’enterrement de son père.
On peut aisément remarquer que l’intérêt de la narration ne réside pas dans
sa dimension événementielle: chaque événement est comme suspendu dans le vide,
il est seulement amorcé, il est surpris dans son déroulement, mais demeure
inachevé. Cette manière de raconter illustre exemplairement la poétique de
Toussaint
«[…] marquée par une configuration narrative faible, à l’intrigue lâche, où vient
s’inscrire un narrateur à la merci des plans des autres personnages; non défini par
son action ou sa destinée, le personnage principal est tout entier dans ses modalités
de saisie du réel, essentiellement géométrique et sensible. Ce refus de l’intrigue et
de la cohérence, au profit d’une instantanéité perceptive joue ici, en outre, sur
l’amplification jusqu’à l’invraisemblance des codes narratif et descriptif»18.
La dimension réaliste ne représente pas non plus le point focal de la
narration, bien qu’elle ne soit pas négligeable dans l’ensemble du récit. Toussaint
insiste d’ailleurs autant sur sa manière de se rapporter au réel en tant qu’écrivain
que sur le rapport réel-fictionnel qu’il propose dans son roman:
«Il a toujours importé pour moi d’être un écrivain de mon temps, de m’inscrire
dans le réel, d’être à l’écoute de l’époque et de la restituer. […] La Chine
représente le monde qui est en train de se transformer, le monde qui bouge, qui
change, qui évolue. La Chine, pour moi, c’est le contemporain»19.
18
apud Frances Fortier, Andrée Mercier, «L’autorité narrative et ses déclinaisons en fiction
contemporaine: Cinéma de Tanguy Viel et Fuir de Jean-Philippe Toussaint», in Barbara
Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau (dir.), Le roman français de l’extrême
contemporain. Écritures, engagements, énonciations, Montréal: Éditions Nota bene,
2010, p. 257. Les traits de la poétique toussaintienne ont été définis par Nicolas Xantos
dans un dossier consacré à Jean-Philippe Toussaint en 2009, par la revue @nalyses.
19
Jean-Philippe Toussaint, «Écrire c’est fuir», op. cit., p. 177.
99
Le centre d’intérêt majeur du roman est l’écriture-même dans son
déroulement tensif. Le récit a une construction linéaire, mais fragmentée. Un jeu de
parallélismes s’établit entre des séquences réalisées selon un schéma répétitif,
centré sur la fuite et ayant comme protagonistes tantôt le narrateur, tantôt Marie,
tantôt le narrateur et les deux Chinois: la fuite du narrateur dans le train, la fuite de
Marie dans le musée du Louvre, la traversée de Pékin en moto, ensuite la course
poursuite, toujours en moto toujours à Pékin, la fuite du narrateur vers la mer. Dans
chacun de ces séquences, la fuite est associée à la menace, à la panique, au
désarroi, à des moments vécus avec une intensité parfois paroxystique, dans un
univers déstabilisant:
«Je soulevai le verrou et me jetai en avant dans le vacarme, je ne voyais personne,
je ramassai mon sac à dos à la volée et m’emparai du téléphone en ouvrant
brusquement la porte de communication pour m’engager dans le sas protégé qui
sépare les wagons, et je fus accueilli par un souffle chaud, le violent appel d’air
qui hurle dans cet espace enténébré où règne le terrifiant grondement du train
lancé à pleine vitesse dans la nuit. Je traversai en courant l’étroite passerelle qui
tressautait sous mes pieds au-dessus du vide pour passer dans l’autre wagon, je ne
parvenais pas trouver la touche pour décrocher, cela faisait déjà un moment que je
disais «allô», «allô» dans le vide […]». (F, p. 42)
Le rôle du portable dans la construction du récit n’est pas négligeable, vu
qu’«[…] il vient ponctuer négativement tous les événements (il interrompt la scène
d’amour [entre le narrateur et Li Qi], il annonce la mort, il sonne à contretemps)»20.
Le narrateur avoue d’ailleurs sa relation compliquée, angoissante avec le
téléphone:
«J’avais toujours eu des relations difficiles avec le téléphone, une combinaison de
répulsion, de trac, de peur immémoriale, une phobie irrépressible que je ne
cherchais même plus à combattre et avec laquelle j’avais fini par composer, dont
je m’étais accommodé en me servant du téléphone le moins possible. J’avais
toujours plus ou moins su inconsciemment que cette peur du téléphone était liée à
la mort – peut-être au sexe et à la mort – mais, jamais avant cette nuit, je n’allais
avoir l’aussi implacable confirmation qu’il y a bien une alchimie secrète qui unit le
téléphone et la mort». (F, p. 41)
À l’avis de Frances Fortier et Andrée Mercier, «[…] le téléphone devient
l’emblème de l’action qui régit l’acte littéraire» (Ibidem, p. 265). Par ailleurs, nous
considérons que le portable est également important pour assurer le dynamisme du
récit: il interrompt la narration à des moments de tension narrative maximale pour
faire tomber cette tension et assurer le passage vers une autre séquence plus calme
ou, au contraire, pour accroître la tension narrative.
20
Frances Fortier, Andrée Mercier, op. cit., p. 263.
100
Si le poids de l’anecdotique est minimal dans l’économie du roman, il
fallait trouver quelque chose qui comble ce (presque) vide événementiel et c’est
l’intensité de l’écriture qui assumera ce rôle. Cette intensité naît de l’interférence
de trois éléments:
a. la «frénésie cinétique»21 fait du roman de Jean-Philippe Toussaint un
roman du mouvement qui aspire le lecteur dans l’espace tourbillonnant d’une
écriture où tout est déplacement, tout est instable. Ce qui surprend, c’est la vitesse
des déplacements, du changement des plans, l’impossible figement du mouvement
qui coule dans l’infini de la nuit ou de la mer:
«Nous nous mouvions dans la substance même de la nuit, dans sa matière, dans sa
couleur, dans son air qui nous fouettait les joues et semblait nous frapper
méthodiquement au visage, chaudement, continûment. […] Des lueurs blanches
glissaient en permanence à côté de nous le long de la route entre le ciel et la terre,
le vaste ciel d’été semblable à l’univers ou à un paysage mental de phosphènes,
scintillements de minuscules taches électriques rouges et bleues qui clignotaient,
linéaments, pointillés et zébrures, et je finis par ne plus regarder la route, les
arbres, les lignes blanches continues sur le sol, par ne plus regarder le ciel et les
étoiles, j’avais pris la main de Li Qi et je la serrais dans la mienne, fuyant main
dans la main dans la nuit dans cet instant immobile et sans fin». (F, p. 105)
L’écriture rapide semble épouser le rythme des déplacements et les longues
phrases qui décrivent la course à moto à travers Pékin donnent l’illusion que le
temps et le rythme de la lecture sont les mêmes que ceux de la fuite et de l’écriture.
b. L’intensité de l’écriture est due aussi à l’intensité de la perception
visuelle. Alexandru Matei note que dans ce roman visuel «l’œil qui enregistre la
réalité ne veut pas découper des unités dramatiques, mais décrit tout ce qu’il voit
en chemin, indifféremment de la volonté coagulante du "narrateur"»22. Le critique
roumain considère aussi que le regard n’est pas subordonné à l’histoire, il
«commande» l’histoire.
Nous remarquerons, à notre tour, que le regard est, en revanche,
subordonné à la succession rapide des événements: la vitesse influence la manière
de regarder. Le regard ne s’arrête pas sur les objets, dans la course des personnages
il ne fait que s’accrocher aux objets, d’enregistrer des bribes d’images, des jeux de
couleurs et de lumières. On aboutit ainsi à une sorte de continuum visuel associé au
mouvement, qui renforce l’impression de plongée dans le vide, de vertige à la
lecture du roman. À Pékin, les images inquiétantes sont métamorphosées par les
lumières de la nuit, parfois douces, souvent agressives, créant un disconfort à la
21
Gianfranco Rubino, «Minimalistes et mouvement», in Barbara Havercroft, Pascal
Michelucci et Pascal Riendeau (dir.), op. cit., p. 172.
22
Matei Alexandru, op. cit., p. 295 («ochiul care înregistrează realitatea nu vrea să decupeze
unităţi dramatice, ci descrie tot ce vede în drum, indifferent de voinţa coagulantă a
"naratorului"»).
101
fois physique et psychique du lecteur, changeant toujours d’intensité et de nuance.
Les lumières et les objets semblent saturer l’espace et donnent une impression de
pesanteur, sans donner pourtant une impression de profondeur:
«[…] des enseignes tapageuses clignotaient dans la nuit comme des feux de
détresse, certaines en caractères chinois, blanches et vertes, d’autres en anglais,
roses, bleues, rouges, qui annonçaient des karaokés et des boîtes de nuit, un
bowling et des restaurants sur plusieurs étages. Une enseigne démesurée
parachevait l’ensemble, qui trônait sur les toits et semblait baptiser le complexe de
son nom féerique en lettres de néon roses, LAS VEGAS, que soulignait un double
éclair en tubes fluorescents qui semblait zébrer la nuit d’un coup de fouet
silencieux et cinglant». (F, p. 87)
«Partout, en Chine, la nuit, sur les visages et les épaules, tombent des nappes de
lumière verte, souvent crues et violentes, parfois douces et enveloppantes. Des
petits néons publicitaires blancs et mauves en lettres arrondies de marques de bière
et d’alcool brillaient dans la pénombre du bar, au-dessus des étagères où
s’alignaient des centaines de bouteilles d’alcool et de verres disparates». (F, p. 94)
Par contraste, le regard de Marie et le regard qui suit le déplacement de
Marie dans le musée du Louvre sont submergés par l’intensité lumineuse du jour,
aussi inquiétante que les lumières de la nuit chinoise. Il y a aussi un très fort
contraste entre la nuit chinoise, qui enveloppe un univers fuyant, trouble, instable,
tumultueux, déstabilisant et la nappe étale de la Méditerranée que le narrateur
traverse pour se rendre sur de l’île d’Elbe, qui suggère le calme d’un univers
intemporel:
«La Méditerranée était calme comme un lac. D’infimes rides, comme une peau
très jeune, parcouraient sa surface, dans un ondoiement permanent de vaguelettes
immobiles. J’écoutais les battements réguliers de l’eau contre la coque du navire,
la scansion de la mer, l’imperceptible clapotis des vagues. J’avais le sentiment
d’être hors du temps, j’étais dans le silence – un silence dont je n’avais plus idée».
(F, p. 119)
On pourrait affirmer, sans trop exagérer, qu’il y a dans Fuir une sorte de
surcharge chromatique et de lumière qui rend le roman encore plus visuel.
c. Enfin, le troisième élément qui définit l’écriture romanesque de Fuir est
l’intensité du vécu des personnages. Le narrateur enregistre et décrit
minutieusement, sans les analyser – on reste de la sorte au niveau d’une (apparente)
écriture de surface – une variété étonnante de sensations et de sentiments vécus à
des degrés d’intensité variables. Parfois, le personnage est poussé à la limite de la
résistance psychique par un sentiment dont il découvre l’essence-même:
«[…] je sentais mon cœur battre très fort dans ma poitrine, avec ce sentiment de
peur pure et d’effroi, de panique d’autant plus effrayante et irrationnelle que je
102
n’avais aucune idée de ce que nous étions en train de fuir aussi éperdument». (F,
p. 103)
Des contrastes violents opposent parfois les sensations et les sentiments
inspirés par un même personnage, contrastes qui accentuent à leur tour l’intensité
perceptive de l’écriture. Par exemple, lors du repas dans le restaurant chinois,
l’image des langues de canard bouleverse le narrateur et le souvenir de l’étreinte
érotique avec Li Qi dans le train et les sensations «délicieuses» éprouvées à cette
occasion sont peu à peu remplacées par une véritable répulsion:
«[…] j’eus soudain un haut le cœur en associant fugitivement ces langues mortes à
la langue de Li Qi – et cette image effrayante, que, sitôt apparue, je cherchai à
chasser, vint ternir et comme envenimer le souvenir de douceur et de tendresse
passées que j’avais gardé du contact réel de la langue de Li Qi dans ma bouche
cette nuit dans le train, et, à ce souvenir pourtant délicieux, se substitua alors une
sensation de dégoût, d’horreur, de révulsion physique, la sensation concrète et
presque gustative d’avoir eu cette nuit dans la bouche, meuble et qui s’enroulait
voluptueusement autour de ma propre langue, une de ces petites langues de canard
effilées couleur rose brunâtre piquetées de papilles gustatives blanches et rêches».
(F, p. 71)
La fin du roman, une fin ouverte à toutes les virtualités, est elle aussi
exemplaire pour l’intensité du vécu des personnages: après une course à la nage, le
narrateur et Marie se retrouvent seuls au large de la mer et la jeune femme laisse
éclater toute sa douleur, lors d’une étreinte érotique et chaste à la fois, qui met fin à
la fuite et unit le couple dans la matrice originaire:
«[…] elle attendit d’arriver à ma hauteur et de poser la main sur mon épaule pour
fondre en larmes, m’embrassent et me frappant tout à la fois, se serrant dans mes
bras et m’insultant dans la nuit, secouée de sanglots que la mer digérait
immédiatement en les brassant à sa propre eau salée dans des bouillonnements
d’écume qui clapotaient autour de nous, marie, sans force à présent, immobile
dans mes bras, qui ne bougeait plus, qui flottait simplement, dans mes bras, et moi
lui caressant le visage, son corps froid mouillé contre le mien, ses jambes
enroulées autour de ma taille, Marie pleurant doucement dans mes bras, j’essuyais
ses larmes avec la main en l’embrassant, lui passant la main sur les cheveux et sur
les joues, essuyant ses larmes avec la langue et l’embrassant, elle se laissait faire,
je l’embrassais, je recueillais ses larmes avec les lèvres, je sentais l’eau salée sur
ma langue, j’avais de l’eau de mer dans les yeux, et Marie pleurait dans mes bras,
dans mes baisers, Marie pleurait, pleurait dans mes bras, dans mes baisers, elle
pleurait dans la mer». (F, p. 170)
103
Conclusions
Le roman de Jean-Philippe Toussaint est le récit «[…] d’une course entre
la pensée vagabonde et le corps itinérant»23. Sa qualité littéraire réside d’une part
dans l’élégance austère de l’actualisation d’une série de traits de l’écriture
minimaliste: narration phénoménologique, narrateur impassible (ou presque),
intrigue réduite au maximum, nombre limité de personnages, scènes juxtaposées,
présence de structures récursives dans le récit, etc.
D’autre part, l’alliance du mouvement dynamique et de l’intensité
perceptive ont conduit Jean-Philippe Toussaint à écrire un livre qui déborde «[…]
d’énergie romanesque, ce quelque chose d’invisible, de brûlant et quasiment
électrique, qui surgit parfois des lignes immobiles d’un livre»24, une énergie
romanesque dont l’écrivain avait fait une priorité pour Fuir. Dans ce contexte,
l’écriture minimaliste offrait les modalités idéales de «cette électricité qui fait
légèrement écarquiller la pupille au gré de la lecture, indépendamment de
l’anecdote ou de l’intrigue» (Ibidem).
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23
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24
Jean-Philippe Toussaint, «Écrire c’est fuir», op. cit., p. 183.
104
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«double».
105
ANDRÉE DAHAN
VOIX FÉMININE ARABE EN TERRE CANADIENNE
Rabia REDOUANE
Montclair State University,
New Jersey, États-Unis
Résumé
Andrée Dahan a écrit des œuvres socialement engagées qui s’inscrivent
dans le courant littéraire de l’écriture migrante francophone au Canada.
Cette étude traite son deuxième roman L’Exil aux portes de paradis dont
l’intrigue se passe dans un pays en Afrique du Nord, où des riches
touristes passent leurs vacances dans un complexe touristique situé à côté
d’un bidonville. Deux mondes qui se côtoient et que tout sépare. D’un
côté, des gens fortunés venus du Nord pour se permettre tout et acheter
du plaisir sans remords et, de l’autre, de jeunes défavorisés qui sont au
service du tourisme, des démunis qui sont exploités dans leur chair et
dans leur âme. Dahan réussit à réaliser un roman dur qui dénonce
l’injustice et la corruption de certaines collectivités dominantes aussi bien
internationales que locales ainsi que la déshumanisation des pauvres.
Abstract
AN ARABIC FEMININE VOICE IN CANADIAN LANDSCAPE
Andrée Dahan has written a great number of socially engaged novels that
belong to the Francophone migrant literature from Canada. This study
discusses her second novel “L’Exil aux portes de paradis” which plot
occurs in a North African country, where rich tourists spend their
vacation in a touristic complex located next to a shanty town. Two mixed
and different worlds, on the one hand, wealthy people coming from the
North who afford everything and buy pleasure without remorse and, on
the other hand, disadvantaged young people who are at the service of
tourism, and who are exploited in their flesh and in their soul. Dayan
manages to produce a harsh novel which denounces the injustice and
corruption of some predominant local and international communities as
well as the dehumanization of the poor.
Mots-clés: écriture migrante, complexe touristique, bidonville, misère,
indifférence, exploitation
Keywords: migrant writing, touristic complex, shanty town, misery,
indifference, exploitation
106
La littérature québécoise qui a trop longtemps ignoré les différentes voix
francophones venues d’ailleurs a fini par les accepter et les intégrer dans le champ
littéraire, les désignant depuis les années 1980 des écritures migrantes. Cette
expression a été forgée après plusieurs tentatives où l’on a désigné cette écriture
nouvelle d’ethnique, ou métissée, immigrée et/ou immigrante, hybride ou encore
de littérature néo-québécoise1. Le corpus d'œuvres littéraires est riche et varié
comportant des écrivains nés ailleurs qui choisissent le français comme langue
d’écriture. En effet, à côté d’écrivains italiens, haïtiens, d’autres ont participé à ce
courant sous l’appellation d’écrivains canado-arabes2 jouant un rôle important dans
le développement de la littérature de la Belle province. Dans cet ensemble, la
littérature arabo-canadienne est composée d’écrivains venus du Moyen-Orient:
Irak3, Égypte4 et Liban5, principalement des femmes aux identités multiples6 qui se
sont affirmées à travers différents genres d’écriture et une grande variété aussi bien
stylistique que thématique7.
Dans la présente étude, nous nous intéresserons à L’Exil aux portes de
8
paradis d’Andrée Dahan9, écrivaine considérée comme une voix établie parmi
1
Voir P. L’Hérault. «Pour une cartographie de l’hétérogène: dérives identitaires des années
1980», in Sherry Simon, Pierre L’Hérault, Robert Schwartzwald et Alexis Nouss (sous
la dir. de). Fictions de l’identitaire au Québec, Montréal, XYZ («Études et
documents»), 1991, p. 53-114.
2
Il y a également une présence considérable d’écrivains arabes mais qui sont originaires
d’Afrique Nord de confession religieuse musulmane ou juive et qui sont désignés par
écrivains migrants maghrébins.
3
Naïm Khattan est un écrivain majeur qui vient d’Irak.
4
Anne-Marie Alonzo, Mona Latif Ghattas, Yolande Gaedah et Andrée Dahan sont
originaires de l'Égypte.
5
Abla Farhoud et Nadine Ltaif sont nées au Liban.
6
Ces écrivains se distinguent par la pluralité de leur héritage culturel, parlent souvent trois
langues, l'arabe, le français et l'anglais et religieux, qui va du judaïsme, à l'orthodoxie
copte au catholicisme en passant par l'islam.
7
Voir à cet effet Elizabeth Dahab. Voices in the Desert: An Anthology of Arabic-Canadian
Women Writers (Voix du désert: anthologie des femmes auteurs arabo-canadiennes),
Montréal, Guernica, 2002.
8
Andrée Dahan. L'exil aux portes du paradis, Montréal, Éditions Québec/Amérique,
Collection Littérature d'Amérique, 1993, 253 p.
9
Andrée Dahan a quitté l’Égypte en 1968 pour s’installer au Québec. En 1975, elle a
obtenu une maîtrise en études françaises de l’Université de Montréal portant sur le
théâtre d’Albert Camus. Elle a mené une carrière dans l’enseignement du français et de
la littérature qu’elle a pratiqué en Égypte, au Québec, en France et au Maroc. Elle a été
chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’UQÀC (Chicoutimi).
Parallèlement à une carrière dans l’enseignement du français et de la littérature, elle a
été critique littéraire pour la revue égyptienne Images de 1965 à 1968. Elle a publié des
textes de fiction et des poèmes dans les revues Arcades, Brèves littéraires et Sabord.
Elle a présenté publiquement dans les cafés littéraires et les bibliothèques de Laval des
poèmes de Sylvain Garneau, d’Alain Grandbois et de Louky Bersianik.
107
celles venues d’ailleurs appartenant à des communautés culturelles présentes dans
le champ littéraire québécois, apportant une contribution particulière au
développement de la littérature arabe au Québec en réalisant un mode d’écriture
qui présente une myriade de thèmes. En 1985, elle a publié son premier roman Le
Printemps peut attendre10. Son deuxième roman L’Exil aux portes du paradis est
couronné par le Prix Le Signet d’or en 1994. En 2002, paraît La jeune fille au luth11
puis en novembre 2005 un recueil de poèmes, Chants de la terre morte12. Avec Le
coût de la beauté13, elle signe un quatrième roman qu’elle situe à Laval, sa ville de
résidence. Dans ce dernier roman, l’auteure plonge dans l’univers du polar, un
genre qu’elle affectionne depuis l’enfance. Elle est aussi membre du Centre
québécois du P.E.N. international, de la Société littéraire de Laval et de l'Union des
écrivaines et des écrivains québécois.
Andrée Dahan a écrit des œuvres socialement engagées qui s’inscrivent
dans le courant littéraire de l’écriture migrante. Son premier roman traite de
l’indifférence des Québécois, vis-à-vis des immigrants, qui apparaît plus grave sans
doute que la xénophobie qu’expliquent au moins, sans le justifier, l’ignorance et
l’insécurité économique. Le printemps peut attendre fait partie de ces quelques
romans inspirés par la tragédie d’immigrants audacieux, qui tentent d’intégrer la
collectivité québécoise, d’ajouter une culture à leur culture d’origine. Il critique
fortement l’accueil réservé aux immigrants au Québec en racontant parallèlement
l’aventure intérieure et l’emprisonnement de Maya, une immigrée venue d’Afrique
du Nord. La romancière a bien réussi à traduire la destruction de son héroïne qui,
pendant quelques années, a enseigné avec succès la biologie. Au Québec, elle
cherche au du travail dans le même domaine, mais on lui donne plutôt un travail de
suppléante où elle enseignera les techniques commerciales. Dahan aborde cet échec
professionnel et personnel, sans jamais traiter avec mépris les réalités qui dominent
dans la terre d’accueil. Elle «pose des questions qui sont peut-être encore et
toujours pertinents» (Martel 1986) sur les écoles nées de la réforme de l’éducation.
Pour L’Exil aux portes de paradis, elle s’est inspirée d’un pays qu’elle
connaît très bien – mais dont elle ne dévoilera jamais le nom pour réaliser un
roman dur et dévastateur dans lequel elle recourt à «des mots lourds de sens et
d’images poétiques, [pour raconter] une histoire bouleversante» (Laforge 1995:
17).
L’intrigue est située quelque part en Afrique du Nord (qui pourrait être le
Maroc ou l’Égypte), dans un genre de Club Med dénommé le «Club des Clubs»
(16), où des gens fortunés viennent passer quelques jours dans des lieux célestes
qui les accueille, depuis des décennies, «pour des vacances dorées, des gens qu’un
charter dépose puis reprend deux semaines plus tard» (Roy 1994: 16). Ainsi, des
10
Andrée Dahan. Le Printemps peut attendre, Montréal, Quinze Éditeur, 1985, 109 p.
___________. La jeune fille au luth, Laval, Trois, 2002, 261 p.
12
___________. Chants de la terre morte, Laval, Éditions Trois, Collection Opale, 2005.
13
___________. Le coût de la beauté, Saint-Sauveur, Marcel Broquet, la nouvelle édition,
Collection Coulée noire, 2010, 313 p.
11
108
hommes et des femmes, de riches touristes du Nord qui se reconnaissent et se
retrouvent dans une station balnéaire de grand luxe, profitant de l’abondance de la
nourriture, de l’alcool qui «coule à flots» (30) et de l’immensité des plages14, pour
se nourrir de la beauté des lieux, et se bronzer «au soleil, au bord de la mer, pour
obtenir le maximum de plaisir et surtout de divertissement» (Kattan 1993: D6). Ils
sont beaux, blonds, aisés, désinvoltes et libérés discutant entre eux des plaisirs à
portée de mains, d’argent, d’affaires, de sport, de croisière, de bouffe et de
nudisme. Ils sont exigeants et réclament beaucoup de choses que les patrons des
lieux ne peuvent leur refuser. De ce fait, rien ne leur est interdit jusqu’aux
aventures sexuelles avec des jeunes conquêtes du pays qu’ils invitent à partager
leur «vie de pacha» (19) pendant quelques heures ou quelques jours, les renvoyant
ensuite à leur réalité amère et à leur misère. Dans ce contexte, deux univers sont
placés face et face avec leurs différences marquant clairement le terrible écart qui
se creuse entre l’Occident bien nanti et les pays en voie de développement,
producteurs de fruits exotiques. D’un côté, des riches qui s’offrent tous les plaisirs,
dont des relations homosexuelles avec des jeunes mineurs, et, de l’autre, des
pauvres, nés pour servir et plaire en s’abandonnant corps et âme aux clients sans
rien attendre des promesses faites dans un moment d’euphorie. Tout rêve
d’améliorer leur existence morose grâce à des rencontres éphémères se solde par
des déceptions. C’est d’ailleurs qu’a vécu Muss, le narrateur, un parmi ceux qui ont
cru aux promesses empoisonnées des vacanciers. Éxploité par un bien nanti
Docteur, il payera chèrement son espoir de quitter sa misère pour partir vers ce
Nord toujours mythique.
Il est important de préciser que dès l’incipit, le narrateur annonce qu’il est
dépourvu de nom et que ceux qui le désignent lui sont donnés par ces puissants qui
s’accordent le droit de nommer, à leur fantaisie les démunis, et de ce fait de les
confirmer dans leur statut d’inférieurs en leur imposant une identité.
«Moi je n’ai pas vraiment un nom. Ni ma sœur. Elle c’était Bébé-Coca. C’est
l’hôpital qui lui a donné ce nom quand elle est morte à cause de la pub et de son
matraquage réussi auprès des analphabètes. C’est dingue mais c’est comme ça. Ma
mère n’ayant pas de lait la nourrissait au coca. C’était moins cher que le guigoz.
Mon nom à moi, c’est Muss et c’est Bel Amin Bou Driss, mon patron, qui l’a
trouvé. Il dit que dans un pays au service du tourisme y a pas d’autre choix que de
satisfaire les goûts des clients. C’est la moindre des choses et Muss est un nom
arabe international.
Mes bourreaux, eux, m’appellent l’Enculé et dans le trou où je suis ils m’ont
couvert le corps de crachats catarrheux et de sang. Comme de bave gluante, la
marée noire sur les rochers». (11)
14
«[...] le Club des Clubs avec ses grands ensembles hôteliers, ses terrains de jeux, ses
résidences, ses plages immenses se déploie, fastueux dans des effets de vert émeraude,
de turquoise et d’or. Sur les plages, des corps bronzés, offerts au soleil, la tête sous des
chapeaux de paille, le bar de plage, son énorme parasol, des hommes en bermuda
autour. [...], la mer étonnamment bleue autour et, ça et là, des voiliers en balade», p. 82.
109
En le surnommant «l’Enculé», ses bourreaux insistent sur un rappel
constant du métier qu’exerce Muss dans le complexe touristique fréquenté par des
vacanciers venus de différents pays occidentaux et qui renforce une image négative
de son statut. En effet, originaire d’un pauvre bidonville situé à proximité du «Club
des Clubs» et des hôtels de luxe qui sont en quelque sorte signés: «le Tour-Eiffel et
le Manhattan» (23) ou encore le «Bavarois» (159), il est engagé comme masseur
dans un hammam pour être totalement au service des touristes. Il comprend bien
qu’il ne se situe pas au même niveau que ces visiteurs qu’il nomme les «bien
nantis» (11), conscient que son «rang, c’est le bidonville» (20), décrivant sa vie
réelle comme «pauvre, éteinte et abrutie» (71), une «vie d’esclave, de minus, de
paumé» (72), soulignant ainsi la différence signifiante qu’il impute à son existence
en découvrant «l’extraordinaire luxe que le Club des Clubs prodiguait avec une
tranquille arrogance» (71). En discutant avec son ami Saadoun, il s’allie à tous les
démunis du monde en lui disant: «Toi, moi et les trois cents millions d’individus du
tiers monde qui se font des illusions parce qu’ils ont survécu à la faim» (141).
Grâce à une narration polyphonique, le récit croise des regards sur la vie
dans le Club. Tout d’abord Muss, narrateur et acteur raconte du fond de son cachot,
son rêve de quitter sa misère et les incitations de son ami, Saadoun, le poussant à
quitter ce monde abject, voire à se révolter. À ce récit se mêlent d’autres voix, celle
d’un narrateur omniscient et d’autres voix qui s’insèrent dans la relation des divers
plaisirs offerts aux estivants des clubs où l’exotisme le dispute à tous les excès.
Deux visions véritablement distinctes présentées parallèlement dans l’espace
romanesque, révélant des focalisations si éloignées et totalement opposées qu’elles
semblent bien, et à jamais, inconciliables. Muss est exclu du monde des riches,
mais il cherche à se séparer de sa propre communauté, de «sortir de ce merdier»
(115) où il a toujours vécu qui est imprégné de toutes les connotations négatives
attachées à la misère et la pauvreté. Il explique son déménagement du bidonville à
un logis au cimetière qui lui procure une certaine satisfaction:
«J’habite un deux-pièces caveau, au cimetière européen. Électricité gratuite, vue
sur la mer, murs et marches de Carrare. Le luxe quoi! C’est Saadoun, mon copain,
qui a conclu l’affaire. Ça coûte trente balles. Dix fois plus cher qu’au bidonville,
mais tellement plus honorable». (15)
Non seulement, il quitte cet endroit où les habitants nageaient «en plein
dans le marasme» (14), et recourt à tous les moyens possibles pour pénétrer à
l’intérieur du complexe touristique sachant que le contrôle aux postes est très
sévère, parce qu’on n’aime pas les bidonvillois les repoussant loin de la vue des
touristes. C’est ainsi qu’il doit adopter le style vestimentaire du groupe dominant
pour passer inaperçu et déjouer la surveillance des gardiens:
«Je rentrais au Club des Clubs en vêtements européens et j’en sortais par la plage,
deux kilomètres après la barrière, en maillot de bain sur le chemin qui mène au
souk improvisé. Saadoun, qui travaille là, me refilait une djellaba. Et tout rentrait
110
dans l’ordre. Sauf qu’il me disait, Saadoun, que j’étais envoûté par un mec qui
allait foutre le camp bientôt». (38)
Muss tente d’abord de se faire une vie à l’intérieur de ce système qui est
totalement interdit aux autochtones, espérant grâce au travail au hammam de sortir
«de la poisse» (230), massant les corps de clients de passage, se soumettant à tous
leurs désirs, avant de retourner dans son ghetto, attendant de rencontrer une âme
généreuse qui pourrait le tirer de ce marasme existentiel. Chevauchant le récit de
Muss, le compte-rendu de l’écrivaine des petits plaisirs des biens nantis révèle une
vérité toujours plus obscène où les riches touristes abusent de jeunes garçons
pauvres et démunis, comme le souligne Réginald Martel:
«En chapitres alternés, elle nous entraîne tantôt dans la conscience (?) des riches,
tantôt dans celle des pauvres. Elle décrit aussi les contacts entre ceux qui
possèdent tout et ceux qui ne sont rien, contacts sans lesquels l’exploitation
économique (et en l’occurrence, sexuelle) du tiers monde ne pourrait pas révéler
efficacement toute son horreur». (Martel 1993)
En rencontrant un Docteur, auquel il se donne généreusement, il fonde ses
espoirs sur lui pour s’extraire définitivement de la pauvreté. Il sait que sa présence
à l’hôtel touristique et l’adoption du style vestimentaire de ce groupe constituent
une grave violation de l’ordre établi et risquent de lui causer de sérieux problèmes.
Se rendant compte qu’il a clairement dépassé les limites de l’acceptable pour un
jeune pauvre venu de l’autre côté de la barrière, il informe le Docteur de son
désarroi. Mais ce dernier semblait indifférent devant son angoisse, niant dans leur
relation cette forme de désordre brisant toutes les conventions établies:
«Il n’a rien compris du tout, le Docteur. N’a pas vu que pour moi le Club et le fruit
défendu, c’est kif-kif. J’avais beau dire: Suis hors la loi dans ce bled, ça le faisait
rigoler. Après, il m’a expliqué la hiérarchie; qu’il était contre parce qu’on vit tous
dans le même merdier». (20)
Muss s’attache à son partenaire sexuel qui le fait rêver de l’emmener en
Amérique. Mais le Docteur était content d’avoir une relation avec lui tant que cela
l’arrangeait puisqu’il faisait partie de ses divertissements durant sa période des
vacances. Une fois retourné dans son pays, il a brisé sa parole donnée reléguant aux
oubliettes cette aventure passagère:
«[...] je dois ajouter une autre raison à cette rupture [...] Il s’agit du métier que tu
exerces. Tu te dis "baigneur" ou "masseur"; mais tes activités sont considérées
comme une forme de prostitution; le risque, c’est de ne voir en toi qu’une putain,
qu’un professionnel du cul! [...] Pour ma part, je ne m’y résigne pas et je vois mal
comment je pourrais m’engager davantage vis-à-vis de toi. Certes, je compatis
avec ceux qu’on appelle impitoyablement "les damnés du trottoir [...]" [...]. Sans
vouloir te classer dans une de ces catégories, je dois avouer mon profond
111
désaccord avec tes fonctions au hammam. [...] Nos vies sont inconciliables par
leurs valeurs autant que par leur destin. Et l’idée de te faire venir s’est évanouie
comme glace au soleil». (193)
Dans le roman, l’exploitation des pauvres par les touristes, notamment par
le biais du commerce du sexe, est manifeste. Le Docteur en est un exemple éclatant
et Muss ne s’en étonne pas indiquant qu’il n’y a aucune différence entre lui et les
autres visiteurs:
«Au fond, lui aussi comme presque tous les étrangers, il était là pour le cul. Faut
les voir au moment des massages. Fous en érection à nous supplier du regard
qu’on les délivre! Pour dix ou vingt balles. C’est Bel Amin Bou Driss, le patron,
qui a pris la décision vu le profit qu’il pouvait en faire. Un hammam pour
touristes, c’est un hammam pour touristes, après tout. Le droit d’entrée plus les àcôtés et la mise est doublée. D’ailleurs avec toutes ces érections sur les bras quand
c’est la loi de l’offre qui parle, la satisfaction du client passe avant tout». (13)
Trahi, Muss est brisé et il est redevenu l’Autre, un citoyen de deuxième
classe. D’un seul coup, il a vu ses rêves s’envoler et a comprit qu’il n’était qu’un
simple objet de jouissance au service d’un touriste fortuné. Sa situation est
identique à celle de sa mère, une figure représentative de l’indigent qui subit
l’exploitation dans toutes ses formes, enchaînée à sont sort de victime soumise et
incapable d’agir.
«Ma mère. Son histoire est faite de feintes, d’humiliations, de déshonneurs ajustés
tous les jours à petits coups sur son destin de servante Car, merdre de dignité de
mon cul, son destin l’a flouée! On l’a mariée, on l’a battue, on l’a quittée, on a
abusé d’elle, on lui a volé sa vie». (212)
Femme pauvre et écrasée, elle est recueillie par un homme riche, nommé
Si Ahmed, pour qu’elle devienne essentiellement sa maîtresse et celle de ses fils:
«Si Ahmed lui offrait de l’eau, un toit et son sexe de surcroît. Pour un ventre creux,
c’était un don du ciel et elle s’est mise à le couvrir de bénédictions chastes et
reconnaissantes!» (212). Sa mère accepte la position d’infériorité qu’on lui impose,
subissant toutes les atrocités de l’abus jusqu’à se débarrasser dans des conditions
lamentables de «l’enfant mort-né des trois fils» (212) de son maître, acceptant son
statut d’être pleinement à leur service: «Nous sommes nés pour servir et pour
obéir» (212), dit-elle à son fils qui la voyait se tordre de douleur. Muss souffre du
malheur de sa mère, mais rejette son attitude passive, obligée de se résigner et de
subir en silence tous les abus sexuels de ses maîtres. Il avance un commentaire face
à son exploitation sexuelle qui illustre sa dénonciation virulente:
«Plus tard, j’ai compris le marché du sexe. C’est hautement rentable, un filon d’or
quand on y pense! Une fille à tout faire que l’on va quérir à la campagne et qu’on
exploite à fond, en toute béatitude légale sous les yeux d’une société ébahie par
112
tant de générosité. De femme-servante, ma mère devenait femme-bordel la nuit
dans le silence feutré de la vie privée et sous le regard complaisant et réjoui de
Maîtresse, qui n’avait qu’un désir: que s’épanouissent avant tout les trois fils qui
bordaient notre horizon nocturne». (213)
Contrairement à Muss, Saadoun n’est pas du tout fasciné par l’Occident, ne
désirant pas y vivre mais plutôt manifeste une grande volonté de le combattre. Pour
lui, il existe une inégalité flagrante entre les indigènes et les touristes. À côté de ces
lieux de luxe se trouve un bidonville où une population s’entasse vivant dans la
misère totale. Des jeunes qui espèrent et s’humilient pour tenter d’échapper à leur
destin. Il a engueulé son ami quand il a apprit qu’il s’est embarqué dans une
relation malsaine avec le Docteur en lui disant:
«– Pauv’ con, [...], ton toubib, c’est un mec qui passe et nous on reste dans le
bourbier jusu’au cou. Un paumé, c’est un paumé, il peut être moins paumé mais
jamais plus du tout. Le Club t’est monté à la tête, hé pauv’ mec!» (20)
Aussi, ne retient-il pas sa colère en découvrant que le partenaire sexuel de
son ami après avoir abusé de lui s’est contenté de lui envoyer une lettre pour
signifier la fin de leur relation. Il affirme ceci:
«Au fond [...], ce mec t’envoie un roman qui tient en trois mots: va chier ailleurs!
Quel effronté! Il s’éclate, se disloque, se baigne dans la joie puis, après t’avoir
promis la lune, il t’envoie à grands coups de pied au cul et beaucoup de doigté au
fond de ... au fond....» (194)
Dans ses discussions avec Muss, Saadoun ne cache pas son écœurement de
la domination des pauvres par les riches se présentant foncièrement comme un
rebelle porté vers le terrorisme, car il est «inscrit dans les gènes du sous-peuple et
(qu’)il voit mal comment il échapperait à l’atavisme» (99). En parlant de la
nécessité de l’engagement dans la lutte et de la détermination de passer à l’action,
il précise à son ami les ravages de la violence aveugle du capitalisme:
«– C’est une forme de terrorisme, il a dit, tu ne crois pas? Et nous, qu’est-ce qu’on
peut contre? Hein? Notre réponse à cette violence, notre seule réponse, c’est le
terrorisme. Et le terrorisme, c’est le capitalisme des culs-terreux, des insignifiants,
des merdeux, des exploitables et des laissées-pour-compte!» (140)
Quant à Muss, il n’est pas convaincu que c’est la bonne voie à suivre et
que le terrorisme ne survivrait pas et serait considéré comme un contre-pouvoir
d’une vraie révolution créant du chaos et de la confusion:
«Mais les exploits terroristes, eux, passent pour des crimes. Tuez une dizaine de
civils, victimes par hasard d’un attentat terroriste, c’est un assassinat, une
profanation de la propriété privée, un crime de lèse-majesté! Allons donc! Fais un
113
peu le compte avec moi: des milliers d’enfants qui meurent de faim chaque
minute, victimes d’une planification rationnelle à la gloire de l’économie
occidentale, contre une poignée d’adultes tués par explosifs, et tu veux qu’on me
fasse croire que le terrorisme est un scandale! Alors là, ils déconnent!» (142-143)
L’argument avancé par Saadoun en faveur du recours au terrorisme afin
d’améliorer leur situation intenable dans la pauvreté et de lutter contre l’injustice
pour finir avec la corruption de certaines collectivités dominantes qui renforcent la
déshumanisation des pauvres ne suscite aucun intérêt chez Muss. Les deux amis se
séparent et chacun décide de choisir sa voie pour se faire entendre. Saadoun se
lance dans la violence avec l’arme à feu, tandis que Muss opte pour l’écriture
privilégiant l’arme de la parole, argumentant à propos du choix de son ami:
«On peut dire qu’il était programmé pour le terrorisme et que, parvenue à un point
de non-retour, cette fatalité de programmation porte maintenant ses fruits. Sortir
des camps de l’indignité pour entrer dans ceux de la peur, c’est choisir la violence
contre le mépris; c’est la plus belle vacherie d’alternative que la vie nous propose
car, comme dirait mon patron, Bel Amin Bou Driss, du pouvoir de végéter dans un
monde bordélique à l’action clandestine du pouvoir terroriste, il n’y a qu’un seul
pas!» (252-253)
En dépit du fait que les deux amis divergent quant aux moyens utilisés
pour réaliser des changements et réveiller les consciences, ils s’accordent à
identifier la faim e la malnutrition comme l’un des grands problèmes du bidonville.
À ce niveau, Muss affirme:
«Nous, on est les champions de la malnutrition. Quand on a bouffé durant toute
son enfance que du thé que du pain, matin, midi et soir et chaque fois que
l’estomac a crié et grincé, on gonfle, on a bonne mine, mais on a le cerveau qu’on
mérite, on a les poumons qu’on mérite, on a le succès qu’on mérite.
C’est un fléau, la malnutrition, mec, parce que les séquelles perdurent toute la
vie». (141)
La réflexion d’Ahmed, un ami de Muss qui précise leur état permanent de
privation en constatant ceci: «[h]ier, nous avons mangé du pain et du thé à
l’absinthe. [...] Aujourd’hui nous mangerons du pain et du thé à l’absinthe. Demain
aussi» (40), contraste durement avec l’abondance de la nourriture au «Club des
Clubs», comme le rapporte Muss:
«Oui, la vraie de pacha, ç’a été mon séjour au Club des Clubs, paradis défendu,
perpétuelle mille et une nuits de la bouffe, du jamais vu. De la vraie bouffe
d’enfants de maîtres. Crevettes à la chair rose, des montagnes! viandes en gelée,
roulés de poulets aux pistaches. Et quoi encore? Fromages italiens, français ou
suisses. Du pain jamais vu: pain de campagne, pain aux sept ou aux neufs grains,
pain au lait, au seigle, pain noir ou brun, au fromage, aux raisins, que je me
demande pourquoi cette variété. Sur les longues tables de banquet, les fruits en
114
corbeille, en présentoir, avec leur nom, leur provenance en évidence. C’était toute
la terre africaine, bénéfique, riche en vitamines, au rendez-vous, matin, midi,
soir». (20-21)
Pour Muss, les difficultés matérielles et physiques qu’engendre la pauvreté
oblige les bidonvillois de vivre dans la précarité totale. Il souligne qu’en plus de la
misère criante, le manque de matériel les empêche d’acquérir une bonne formation
malgré leur motivation. Ses commentaires sur l’absence des livres et sur la volonté
de l’institutrice Mlle Mathieu, la prof de français, qui cherche à l’aider montre que
leur situation est désespérante:
«Comme on avait soif de savoir, on était toujours autour d’elle après le cours. Elle
nous montrait des magazines savants et nous prêtait des romans trop difficiles.
C’est vrai qu’elle était cultivée, Mlle Mathieu, mais qu’est-ce qu’elle était jeune!
Elle venait tout droit de Normale, comme chaque année les deux ou trois
enseignants prêts-à-porter. [...]. De toute façon, elle y pouvait rien! Elle nous
passait des crayons, des feuilles, mais pour les livres, c’était plus difficile. On était
une trentaine à la regarder rien dans les mains, rien dans les poches». (39)
Les estivants affichent de l’indifférence ne désirant rien savoir de la vie
misérable de ceux qui vivent à côté d’eux dans le bidonville qu’on cache derrière
un mur de pierre pour ne pas gâcher leurs vacances. Pour Muss,
«Côté intérieur en briques grossières. Côté extérieur en belles pierres de taille. Car,
quand un pays de met en tête de s’ouvrir au tourisme, c’est la moindre des choses
qu’il jette le voile sur ses chancres purulents. Pudeur oblige!» (15)
Il ajoute aussi,
«Regardez ces murs de ceinture autour du bidonville d’Asmara. Ils ont été
construits pour nous faire basculer dans l’oubli. Nous, nous ne sommes pas. On
feint de nous ignorer. Et qui en serait à venir y voir la réalité? Esclavage moderne,
pourriture, folie humaine. Les faits sont là. Inchangés depuis des siècles. On n’est
pas encore sorti du Moyen Âge». (232)
Ainsi, les murs ne servent pas uniquement à effacer les miséreux de la vue
des riches touristes, à rendre invisible leur lieu d’habitation qui risque de faire
ombrages aux splendeurs et aux extravagances de la richesse étalées dans les
complexes touristiques qu’il faut protéger par des barricades contre l’invasion des
défavorisés. Ainsi, Ali, un barman à l’hôtel, affirme que «la direction du Club
n’aime pas les bidonvillois» livrant «une guerre acharnée [...], contre eux. Le
contrôle aux portes, c’est à cause d’eux» (34-35). De même dans la ville à côté du
bidonville, les maisons des riches sont entourées de murs pour séparer les locaux
aisés des pauvres qui subissent une double exclusion:
115
«Au-delà, dans d’autres rues, il y a de ces riches villas, de véritables palais:
architectures savantes, murs crépis et volets clos protégeant une intimité
farouchement gardée, prototype du Club des Clubs». (250)
Dans la société locale, la présence du bidonville dérange les résidents
fortunés que Muss nomme «les chiens de bourgeois». Ceux-ci appellent les
bidonvillois «les Sans-murs» (14) pour déterminer une véritable séparation entre
les collectivités. En fait, la demande des bidonvillois d’avoir des maisons et
d’améliorer leurs conditions de vie n’a pas été satisfaite. Les autorités concernées
se sont contentées de leur construire des murs autour du bidonville pour cacher la
laideur marquante de leur existence. Il est clair que la pauvreté et la richesse
doivent être séparées obligeant chaque catégorie sociale de rester à sa place. Les
propos de Muss indiquent clairement une distinction entre les nous, le groupe
auquel il appartient des bidonvillois et un eux représentant le groupe dominant
détenteur du pouvoir décisionnel:
«C’était l’après-midi de ce maudit jour où la très bourgeoise délégation de l’OMS
est venue nous parler de sécurité, d’incendie et de qualité de vie. Vous voyez ça un
peu d’ici! À nous qui possédons trois fois rien! Nous parler de qualité de vie et de
bidos d’eau à conserver soigneusement dans la piaule en cas de feu. Ça me fait
rigoler quand je pense! Ces cocos-là, comme dit Saadoun, ils ne voient pas la
mouise où on est! Il paraît que chez eux, ils travaillent dans des bureaux comme
c’est pas possible!» (15)
Pour perturber la tranquillité d’une masse humaine indifférente à la misère
et à l’exploitation des pauvres, semant le désordre ainsi que la panique pendant son
séjour de vacances, Saadoun met en exécution ses intentions terroristes en trouvant
le moyen de bloquer les égouts dans l’hôtel La Tour Eiffel. Cet événement affecte
les touristes directement puisque là où tout est luxe, propreté, calme et volupté, les
jolies femmes et les beaux mâles sont empoisonnés par des odeurs excrémentielles,
les leurs, qui les déroute et les trouble. Pour Jeanne Morin, «[d]es excès sont
dénoncés. D’une part, les vacanciers jouissent du plaisir qu’offrent tous les
avantages d’une organisation touristique, d’autre part, dans cet endroit de rêves,
des odeurs nauséabondes rivalisent avec les arômes de certains mets princiers»
(Morin 1994). En apprenant, à la suite du blocage des tuyaux de plomberie dans
leur hôtel, qu’il y a un bidonville tout près du Club, les vacanciers réagissent avec
choc, colère, incrédulité et un soupçon de peur:
«Un bruit court. On chuchote, la rumeur grossit. Du sabotage. Du sabotage? De
qui s’agit-il? Pourquoi ce sabotage? Quelqu’un pense avoir cerné la cause: il y
aurait un bidonville dans le voisinage du Club. Des points d’interrogation
surgissent. Quel bidonville, où est-il situé, pourquoi un bidonville, près d’un
complexe aussi riche? Comment c’est, un bidonville, exactement? Des rires
nerveux». (151-152)
116
Ces réactions qui expriment la conviction que le sabotage ne peut émaner
que d’un bidonvillois sont révélatrices de ce gouffre qui sépare les deux groupes et
que les démunis sont considérés de sérieux perturbateurs qu’il faut sévèrement
réprimander. En parlant avec une femme de chambre, Élise avance que: «le
bidonville est considéré comme une plaie par les gens de la médina. Ils n’y voient
que truands et trouble-fête» (83). Les pauvres qu’il faut impérativement exclure,
voire mettre en quarantaine sont donc des criminels qui créent le désordre,
«quelque cent mille paumés qui ne rapportent à l’État que plaies, misères,
délinquance et compagnie!» (236), ironise Muss. Ainsi, afin de maintenir ou de
rappeler son autorité, le groupe dominant cherche-t-il soit à détruire les pauvres
soit à s’assurer qu’ils restent à leur place. Comme le rappelle Muss dès le début du
roman, la société abuse de son pouvoir envers les indigents tout en les réduisant au
silence et en leur enlevant leurs droits.
«Pas eu droit aux questions. Seulement aux triques. Avantages de classe. Car
moins que du bétail au fond des bidonvilles, nous, loqueteux, nous comptons peu
aux yeux des biens nantis. Comme rapports humains ici, c’est le strict animal.
Quand on a un gouvernement bien né bête et méchant, pas étonnant d’avoir affaire
à des brutes de cette espèce». (11)
Les discussions des deux amis portent sur la privation de voix déterminée
par l’Autre qui leur confère place et existence les cantonnant à vivre dans «un
monde démuni de droits, monde d’esclaves, de déportés, de sous-hommes quoi!»
(101). Conscient de leur infériorité manifeste et d’être pris par «des sous-produits
de l’homme» (101), Saadoun se lance dans des commentaires incendiaires en se
demandant ce qu’est un droit en affirmant à son ami que le droit au chapitre
n’existe pas pour eux: «Nous, on possède rien qu’une natte, des frusques et trois
bouquins... alors oui, c’est ça. On n’a pas de droits! C’est simple!» (102). Il est
catégorique que la pauvreté implique la privation de leurs droits et que son action
s’avère essentielle, voire déterminante, comme il le précise à Muss:
«– Tu ne comprends pas, [...], qu’il y a pas d’autre voie pour attirer l’attention?
Pas capable de devenir MSF. Pas capable de faire entendre ta voix dans ce silence
désert... Il n’y a pas trente-six solutions, tu sais mec. C’est l’attention qu’il faut
tirer». (122)
Loin d’être un acte terroriste, son action de sabotage vise à sonner l’alarme
pour faire sortir l’autre monde de son indifférence de l’existence d’êtres rejetés et
marginalisés qui se décomposent dans la laideur du temps. Il n’est pas d’accord
avec son ami en soulignant qu’une «organisation terroriste, c’est pour les pays
naufragés. Ceux qui ont tout perdu, même l’espoir. Eux, ils n’ont pour ainsi dire
plus voix de chapitre. Nous, on n’est pas rendus à ce point!» (122). Mais pour
Muss, leur situation est grave traînant une injustice humaine et sociale qui les
dépouille de tout élan d’espoir de changement ou d’amélioration de leur condition:
117
«Le plus terrible pour nous, c’est d’avoir à lutter contre deux fronts. Côté
international: plus nos terres engraissent les autres, plus nous, on crève de faim.
Côté national: plus nos riches deviennent grands, plus nous, on devient minables».
(143)
Saadoun est en colère contre l’attitude passive de son ami qui se réfugie
dans la quête du savoir espérant atteindre un idéal lointain et qui ne semble pas
vouloir ni voir ni admettre à quel point il est exploité et qu’il demeure nuisible au
bon développement de la société:
«Historiquement, a-t-il répliqué, le ton rageur, tu es zéro! Historiquement, tu ne
représentes aucune valeur. Où y-a-t-il place dans les bouquins d’histoire pour la
culture des bidonvilles? As-tu jamais entendu parler de la tolérance à la
civilisation des va-nu-pieds? Il faut brûler les bouquins d’histoire, il n’y en a que
pour les conquérants, les tyrans et les dictateurs! Et l’Antiquité? Qu’est-ce que tu
veux que ça me foute, l’histoire de l’Antiquité? Égypte, Rome? À mettre dans le
même sac que Europe et Amérique. Toujours le même refrain: luxe, guerre,
fanatisme, violence.
Voilà, mec, l’histoire t’apprend à admirer des tyrans, à sélectionner des cultures,
mais quel manuel t’a jamais parlé des méfaits de la planification des
multinationales du désastre en sol africain? Qui te parle de l’histoire de
l’appauvrissement systématique du tiers
monde? Tes historiens? Des
manipulateurs!» (218-219)
Une fois cet incident réglé, l’ordre est rétabli permettant aux touristes de
reprendre leurs activités et, entre nourriture abondante, soirées fiévreuses et drague,
ils se toisent, se mesurent, boivent des punchs en discutant de tout et de rien,
laissant leurs corps bronzer, baisant et rebaisant dans une frénétique quête de
plaisirs éphémères. Ils ne cherchent pas réellement à se connaître vraiment et
demeurent l’un pour l’autre des rencontres instantanées et passagères de vacances.
Se prénommant Ann, Leslie, Christine, Diane, Élise, Patricia, Bob, Alain, Allen,
Carl, Claude- Mathieu, Dielo Dibango et Kamidou, les yuppies en vacances au
«Club des Clubs» sont blonds ou noirs, américains ou européens qui payent pour
jouir de plaisirs de la vie en se faisant masser et en se permettant des aventures
illicites avec de jeunes indigènes sans se demander au prix de quelles humiliations
obtiennent des services rendus. Ils sont des passants pour un séjour limité et se
promènent aussi dans le souk en achetant des souvenirs exotiques.
La structure narrative multidimensionnelle met en évidence plusieurs
conceptions occidentales de la pauvreté et de la misère. Elle dévoile ainsi
l’existence des bidonvillois à côté d’eux qui meurent de faim et de misère dans
leurs cabanes insalubres, mais qui restent pour eux des fantômes ou encore des
misérables qui pensent et réagissent tous de la même façon, représentant une race à
part qu’il faut mettre en quarantaine bien loin de leurs yeux. L’attitude de la
majorité des touristes envers les pauvres est l’indifférence conjuguée à un léger
dégoût ou mépris.
118
Bob est le seul avec Kamidou et Dielo Dibango qui semble avoir de la
compassion pour les bidonvillois, particulièrement après sa visite au bidonville où
il «a perçu l’âme de ceux qu’il a côtoyés comme un délabrement généralisé du sens
de la vitalité et une dégradation évidente du moral des habitants» (198). Pourtant au
début, sa manifestation de le visiter n’avait rien à voir avec la commisération,
animée simplement par son désir de: «vivre une expérience exceptionnelle» et
«[p]our voir l’autre côté des choses». La visite ne constitue en soi qu’une [s]imple
curiosité» (104), mais l’idée surprend et suscite plusieurs commentaires qui
renforcent le développement d’une multitude de réactions à l’égard les miséreux.
Après sa visite avec Bob au Bidonville et en constant l’ampleur de la misère, Alain
s’exclame: «[...] on n’est pas là pour régler les problèmes de ce pays!» (199). En
même temps, il s’avère contradictoire dans ses prises de position considérant que la
misère n’était pas aussi abjecte qu’on pourrit le croire. Malgré sa description des
habitations misérables, de la saleté et du manque d’électricité, il ajoute:
«– Certains bidonvillois ont des petits commerces prospères; qu’est-ce qu’ils
glandent, j’en sais rien. Mais, c’est pas tout noir pour tous, hein! Alors qu’ils
s’offrent une télé, qui fonctionne par piles. Et la solidarité entre eux, laissez-moi
vous dire que c’est pas ringard!» (198)
Il conclut en affirmant à Bob «qu’il ne faut pas tomber dans le piège du
misérabilisme, que, somme toute, de cette grande misère se dégage une très belle
leçon de courage» (198), en ajoutant:
«– Oui, de courage, quand on voit leur sens de la collaboration, leur sens du nongaspillage et ce sourire qu’ils ont toujours sur leurs lèvres. Car, attention, ils sont
pauvres mais heureux!» (198)
Il faut aussi noter que si Bob, Kamidou et Dielo Dibango manifestent un
quelconque intérêt envers les démunis et discutent souvent de l’injustice en Afrique
ainsi que de l’exploitation des Africains, il n’en demeure pas moins vrai que leurs
paroles sont en flagrante contradiction avec leurs actions. Les propos tenus par ces
personnages déplorent l’iniquité qui secoue les pays pauvres et, simultanément, ils
y participent de façon systématique. Comme le constate M. Stanfield, un vendeur
d’armes à propos de Dielo Dibango: «Ton discours crache sur les exploiteurs mais
ta présence, au Club, crache sur les exploités. Quel homme ambigu tu es!» (70).
Dès lors, Bob, Dielo et Kamidou ressentent de la compassion pour les pauvres,
mais pas suffisamment pour changer leur propre comportement ou renoncer à leurs
pratiques commerciales douteuses. Cela dit, il s’agit tout de même d’une autre
façon de percevoir les miséreux par rapport aux autres touristes qui associent les
défavorisés à la paresse et à la délinquance. En «parlant des bandes d’enfants
affamés qui rôdent dans les jardins publics», Ann, une estivante occidentale,
cultive la sévérité en lançant qu’ils n’ont «qu’à travailler ces voyous. Tas de
paresseux, c’est une honte! Ils emmerdent les gens, c’est tout. Les bienfaits de la
119
vie, ça se mérite, non?» (42-43). De même Christine «trouve qu’il appartient à ceux
qui croupissent dans leur misère d’en sortir, que les douceurs de la vie, ça se
gagne!» (104). C’est donc aux démunis de prendre la responsabilité de leur
situation et de travailler pour atteindre le niveau de richesse des autres. Ils sont
automatiquement exclus puisqu’ils sont perçus comme étant paresseux et non
travailleurs, incapables de se soustraire à la misère dans laquelle ils baignent. De ce
fait, ils ne sont pas dignes de faire partie de la communauté des gens plus fortunés
et méritent de croupir dans leurs quartiers minables. Clairement, plusieurs touristes
affichent une totale indifférence feignant d’ignorer de ce qui se passe autour du
complexe touristique considérant que la pauvreté n’est leur problème. Aussi,
montrent-ils de l’irritation presque chaque fois que la question du bidonville ou de
la faim est soulevée. Christine ne retient pas son exaspération lorsque Kamidou et
Bob discutent des émeutes de la faim survenues dans la ville. Elle explose en les
regardant:
«Elle leur demande la bouche pleine s’ils vont jouer longtemps aux trouble-fête.
Ses yeux jettent des éclairs. On sent qu’elle est outrée, qu’elle voudrait crier qu’ils
sont tous deux de pauvres connards, deux miteux, que là c’en est trop de leur
maladresse, qu’ils mettent carrément les pieds dans les plats! [...]
– La détresse humaine, la misère, reprend Christine, merde, elle est partout! En
Europe aussi! On n’y peut rien!» (243)
Cherchant à retrouver le Docteur, parti sans se dire adieu, Muss se présente
à la guérite du «Club des Clubs». L’attitude des gardes envers lui traduit le rejet et
le mépris:
«On m’a répondu que je souillais l’accès du Club! Alors l’officier a décidé que je
dérangeais l’ordre public! [...] Un gardien au visage triangulaire de vipère m’a pris
en charge très poliment:
– Chien de bidonvillois, ramassis de merde, a-t-il crié, en crachant ses poumons.
Tu n’es qu’un rebut! Bâtard et fils de bâtard, tu resteras toute ta vie le bâtard du
con de ta bâtarde de putain de mère. Allons, fous le camp, limace!» (231)
Après le départ du Docteur et sa promesse brisée d’emmener Muss en
Amérique, ce démuni est arrêté, emprisonné et torturé violemment pendant un mois
pour des raisons qui lui demeurent inconnues. À vrai dire, c’est à cause de son lien
avec un étranger dans le but de quitter son milieu morose et de sortir de son état de
pauvreté. En effet, on l’informe qu’il avait «pété plus haut que le trou» (11). Et
comme il est réifié en un déchet, sans droit et sans voix, qui a outrepassé les limites
de son statut de miséreux, marginalisé et réduit à une position d’infériorité, il
mérite un châtiment sévère. De fait, il affirme que sa visite consiste en des
«douleurs gratuites, soumissions arbitraires avec seul dépassement permis la
descente de plus en plus bas d’une échelle sociale qui plonge dans le mépris rance
et la haine millénaire» (12).
120
La prise de conscience de Muss de ce qu’on lui inflige dans un monde
cruel vient du fait qu’il est instruit. En fait, comme Saadoun, il sait lire et écrire,
s’intéressant particulièrement aux questions reliées à la pauvreté et commentant
avec son ami leurs lectures. Il possède des livres datant de sa scolarité au lycée et
des «bouquins que Dielo Dibango [lui] a donnés» (17). Il a aussi différents
magazines (Magazine Plus et Marie-Claire) et des journaux (Le Monde et la Presse
du Soir). Force est de préciser que la lecture lui permet de remettre en question les
perspectives dominantes sur la misère en élevant sa voix pour dénoncer les
inégalités qui existent entre les pays du Nord et du Sud. L’évocation de la
littérature est une autre manifestation très importante conditionnant la révolte
contre l’infériorité, l’exploitation et le maintien des pauvres dans leur précarité
aussi bien de la part des riches visiteurs étrangers que des nationaux plus aisés.
Dans leurs discussions, les deux amis citent «Ionesco» (101), «Gide» (196),
«Platon» (232) et aussi Edward Abbey, écrivain américain et représentant
écologique qui a écrit «un roman de trois cent quatre-vingt-sept pages» et qui se
«bat pour la désobéissance civile [fondant] un mouvement de sabotage contre les
destructions des forêts par l’État» (172). Son instruction lui permet également de
réagir vivement à la dénigrement, voire l’insulte adressée à l’égard de son travail
comme «masseur» dans le hammam. Il répond à la désapprobation du Docteur qui,
dans sa lettre lui lance avec une méchanceté sournoise que «ses activités sont
considérées comme une forme de prostitution» (193), métier qui lui interdit
totalement l’immigration aux États-Unis, en lui écrivant ceci:
«C’est trop facile de dénigrer comme ça un travail, de l’étiqueter, de le ranger dans
votre armoire à balais style Occident! [...] Moi, je ne me sens ni exploité ni
exploitant [...]. C’est pour vous dire que ce travail que vous appelez prostitution ne
m’a sorti rien moins que de la poisse. Vous comprenez que, pour moi, il est d’une
grandeur... comment dirais-je... d’une grandeur inqualifiable!» (229-230)
Il avance aussi une réflexion sur les différences établies entre la prostituée
et son client qui par sa position supérieure détient le pouvoir de la nommer, de la
juger et de la dégrader:
«Les bénéficiaires de ce commerce, eux, sont appelés, par euphémisme, les clients.
Il n’y a rien de méprisant dans le terme client. Et pourtant y a-t-il une différence de
fond entre les deux? Puisque c’est le client qui détient ce pouvoir suprême de
rendre l’autre putain douze fois par jour, pourquoi le mépris ne devrait-il pas
rejaillir sur lui?» (91)
De même, il interpelle Saadoun suite à sa critique de la lettre du Docteur,
en lui disant:
«Du respect pour le beau style! C’est toute la littérature que tu remets en question,
sinon! Tu vois un peu ce que ça donnerait si tu voulais résumer aussi brutalement
121
les grands bouquins de la littérature... et les mythes grecs, par exemple! Quel
désastre! Non, mais! Tu vois un peu le topo: Andromaque, la nana qui fout le
bordel partout! Antigone, une pauv’conne qui se fait fourrer par la politique!
Œdipe, un mec simple d’esprit, pas foutu de reconnaître sa propre mère! Avec sur
les bras un complexe qui a fait couler beaucoup de dollars en Amérique». (194195)
La libération de Muss coïncide avec l’éclatement d’un soulèvement
populaire dans la ville contre la ville, manifestation que les autorités locales
réprimandent sévèrement. À sortie, il continue à être victime des stéréotypes
péjoratifs associes aux bidonvillois et se fait traiter comme un vaurien:
«"L’enculé". Ce nom m’est resté. Même après ma libération, il me colle à la peau
comme un abcès infect et puant. Avant de passer la grille, j’ai rappelé au gardien
que j’étais à jeun depuis vingt-quatre heures. Il est tombé du haut de sa morgue
comme s’il incarnait à lui tout seul l’honorabilité de l’institution. Son regard
comme ses mots pétaient de colère:
– Écoute, l’enculé, fous le camp! Tu es libre. Prends tes jambes à ton cou! Qu’estce que tu veux de plus? Qu’est-ce qu’on peut vouloir de plus que sa liberté? Allez,
ouste! D’ailleurs, avec les émeutes de la faim et tous ces empêcheurs de tourner en
rond dans les rues, tu seras en pays de connaissance». (247)
Trop marqué par cette expérience douloureuse, tatouée dans sa chair et son
âme, Muss souligne la corruption, l’injustice, l’arrogance et l’indifférence du
pouvoir dominant qui l’exclut au même titre que cette masse humaine affamée,
écrasée de manière répressive et sanglante. Il élève sa voix pour dénoncer les
facettes négatives des communautés internationales et nationales, refusant de subir
les humiliations et les outrages quotidiens. Il rejette en constatant leurs agissements
et leurs comportements à l’égard des pauvres soulignant les problèmes qui
affectent les indigènes. En arrivant au bidonville après avoir été libéré, il constate:
«J’ai emprunté la voie ferrée, laissant sans regret cette ville aux désirs toujours
inassouvis qui se fout pas mal des tares qu’elle engendre dans les plis ouatés de ses
privilèges. Car, comme dit mon patron, Bel Amin Bou Driss, plus on est riche et
puissant, mieux on arrose les autres de sa morve». (250)
Dahan réussit dans L’Exil aux portes du paradis de «[p]arler de cette faille,
majeure et dangereuse, isolant le Sud du Nord et démembrant la planète, puis
s’acheminer précisément vers le lieu humain de la brisure» (Gervais 1994: 12).
Son roman est à plus d’un titre poignant et saisissant car il juxtapose la misère et la
richesse, l’abondance et la privation qui accentuent les séparations entre les riches
occidentaux vacanciers et les indigènes relégués au silence et à l’exclusion. Ainsi
deux mondes adossés l’un à l’autre qui se côtoient et qui s’ignorent désignant cette
opposition systématique entre les fortunes et les démunis. Il est aussi un
témoignage vif sur l’expérience extrêmement éprouvante de la misère, mais aussi
122
un appel indirect à l’évolution d’opinions et de perceptions. L’écrivaine vise à
susciter une prise de conscience sur les dangers de ces développements de
complexes touristiques qui se construisent au détriment des bidonvilles qui font
selon les autorités locales ombrages aux splendeurs et à la richesse du paradis que
les touristes se paient avec des prix excessifs. Alors, pour ne pas troubler l’âme
sensible des visiteurs, on cache la misère derrière des murs de pierre. Ce qui
distingue ce roman, c’est qu’il présente à travers les attitudes et les réactions de
Muss et de Saadoun, deux tendances extrêmement contradictoires qui traversent
aujourd’hui le monde arabe, où certains sont en faveur d’adopter la culture
occidentale et d’autres prônent la violence et le terrorisme contre le monde
occidental. Les deux protagonistes incarnent l’alternative douloureuse devant
laquelle se trouve la jeunesse des pays arabes dont la ressource principale est le
tourisme: soit un ralliement à la culture occidentale au risque d’être rejeté, soit une
révolte qui passe par la violence et le terrorisme contre l’arrogance de l’occident
initiant une nouvelle exploitation de la pauvreté. Le roman dénonce aussi
l’hypocrisie des pays nantis au sein des pays pauvres et la complicité de leurs
intermédiaires locaux qui exploitent sans vergogne leurs concitoyens. Autant
d’éléments qui alimentent la cause de l’intégrisme terroriste.
Bibliographie
Dahan, Andrée (1985), Le Printemps peut attendre, Montréal: Quinze Éditeur.
___________ (2002), La jeune fille au luth, Laval: Trois, 261 p.
___________(2005), Chants de la terre morte, Laval: Éditions Trois, Collection
Opale.
___________(2010), Le coût de la beauté, Saint-Sauveur: Marcel Broquet, la
nouvelle édition, Collection Coulée noire, 313 p.
Gervais, Sylvie (1994), «Andrée Dahan. L’Exil aux portes du paradis», in Lectures
février, Montréal, p. 12.
Laforge, Christiane (1995), «Dahan raconte une histoire bouleversante», Le
Quotidien, le lundi 5 juin, p. 17.
Martel, Réginald (1986), «Un rêve mort de froid», La Presse, samedi 1er février.
___________ (1993), «Andrée Dahan a réussi un pari fort périlleux», La Presse,
12 décembre.
Roy, Monique (1994), «Une découverte: Andrée Dahan», Châtelaine, Juillet, p. 16.
Kattan, Naïm (1993), «Un double exil», Le Devoir, samedi 5 décembre, p. D 6.
Morin, Jeanne (1994), «Andrée Dahan. L’Exil aux portes du paradis», Le Sabord,
création littéraire et visuelle, Printemps/Été.
123
124
DOSSIER
LINGUISTIQUE ET DIDACTIQUE DU FLE
125
126
LE STATUT DES OBJETS NULS DANS LE DISCOURS
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA
ISLT, Université de Carthage, Tunisie
Résumé
L’objectif de cette étude est de soulever le problème du silence, à travers
le phénomène des objets nuls en français. Nous allons nous appuyer sur
l’interface syntaxe-prosodie, afin de montrer que l’absence d’objets est
conditionnée par un principe discursif qui dépend de l’intention et/ou de
l’attitude du locuteur. Dans cette perspective, nous essaierons, dans un
premier moment, de dégager les limites des études théoriques dont
l’analyse repose sur les seuls critères morpho-syntaxiques et sémantiques.
Puis, en situant le problème sur un autre niveau, celui du discours, nous
tenterons dans un deuxième moment, d’analyser ce phénomène en
développant l’idée de Focus, procédé par lequel le locuteur met l’accent
sur l’élément le plus saillant, et qui rend en quelque sorte légitime
l’omission de l’objet. Enfin, dans un troisième moment, nous montrerons
qu’une telle démarche permet de regrouper dans la même liste des verbes
qui appartiennent, d’ordinaire, à différentes classes.
Abstract
THE STATUS OF NULL OBJECTS IN THE DISCOURSE
This study aims to raise the problem of silence, through the phenomenon
of null objects in French. We lean on the syntax-prosody interface, to
suggest that the absence of objects is conditioned by a discursive
principle which depends on the intention or attitude of the speaker. From
this perspective, we try, initially, to show the limits of the theoretical
studies based on the morpho-syntactic and semantic criteria, in order to
explain such phenomenon. Then, by placing the problem on another
level, especially the domain of discourse, we try to analyze the null
objects by developing the idea of Focus, a process by which the speaker
emphasizes the most salient element, to legitimize the omission of the
objects. Finally, we show that such approach allows to include in the
same list verbs which usually belong to different classes.
Mots-clés: anaphore zéro, élément saillant, emploi absolu, Focus, objet
nul, topicalisation
Keywords: Focus, null object, salient, topicalization, zero anaphora
127
Introduction
La question de l’objet nul n’a pas cessé de susciter l’intérêt des linguistes,
et ce depuis une trentaine d’années. Dans les travaux aussi bien des syntacticiens
que des sémanticiens, voire des pragmaticiens, les appellations qui désignent le
phénomène de l’absence de l’objet sont diverses et variées. Ainsi, nous trouvons,
chez les générativistes l’objet nul (Huang 1984), et pronoms nuls (Zribi-Hertz
1984), chez Fónagy (1985) et Larjavaara (2000) l’objet latent, dans la grammaire
traditionnelle et chez M. Noailly (1996/1998) l’emploi absolu et chez Lambrecht et
Lemoine (1996) l’objet implicite. Mais quelle que soit l’approche, l’accent est mis
sur l’étude de la valence des verbes et le nombre de constituants.
En fait, à l’origine de cette tendance se trouve la non correspondance des
deux niveaux, syntaxique et sémantique. Sur le plan sémantique, chaque verbe doit
être muni de tous ses arguments, or, sur le plan syntaxique, l’un des arguments
n’est pas phonétiquement réalisé. Autrement dit, la construction habituelle du verbe
qui nécessite la présence obligatoire d’un constituant ne coïncide pas avec celle qui
se trouve exprimée dans la structure de surface. Dans ce cas, il y a lieu d’essayer
dans un premier moment de comprendre cet écart qui, pour certains, est d’un usage
fréquent à l’oral. Dans cette perspective, nous avons choisi de travailler sur un
corpus de séquences orales; plus précisément, des extraits de discours politique,
considéré comme faisant partie du français parlé «soutenu» (Blanche-Benveniste,
1997), afin de nous interroger sur les conditions d’apparition d’un tel phénomène
linguistique.
Dans un premier moment, nous allons focaliser notre étude sur les
différentes classes de verbes qui permettent l’omission de l’objet. Nous montrerons
que les seuls critères syntactico-sémantiques ne peuvent expliquer tous les cas
d’absence. C’est pourquoi, dans un second moment, nous serons amenée à situer
l’analyse dans un autre niveau, celui de la prosodie. Nous montrerons que
l’interface syntaxe-prosodie rendra mieux compte de ce type de silence qui jalonne
le discours.
Avant d’aborder le problème selon une approche discursive, nous allons,
tout d’abord, essayer de voir le statut de l’objet nul dans la grammaire générative.
Cette digression nous aidera à comprendre non seulement les différences de vues
entre les linguistes en ce qui concerne ce phénomène, mais également la
complexité de le traiter selon une approche tout à fait formelle. En effet, dans la
littérature générative, il semble que l’étiquette donnée à ce type d’objet vient des
traits qu’il possède et qui le rapproche du sujet nul. Ayant une interprétation
arbitraire, il se comporte comme un pronom et non comme une anaphore. Ainsi
Rizzi (1986) l’identifie à la catégorie vide pro dont la présence est autorisée par la
tête verbale, alors que pour Huang (1984) il est interprété comme une variable. Il
faut dire que chacun de ces linguistes a travaillé sur une langue spécifique. C’est ce
qui a amené Cole (1987) à proposer une certaine typologie des langues basée sur le
paramètre de l’objet nul. Certaines langues comme l’anglais ne permettent pas une
128
telle construction, contrairement, par exemple, à l’italien qui autorise pro dans la
position vide de l’objet, et au portugais qui lui donne les traits d’une variable. Le
français est également connu pour une langue qui autorise, dans certains contextes,
l’objet nul.
Sans plus nous attarder sur les problèmes liés à l’identification de la
catégorie vide qui peut occuper la position de l’objet, nous allons traiter ce
phénomène en nous appuyant sur la grammaire du discours qui tient compte non
pas de la phrase, mais de l’énoncé comme acte de parole conditionné par une
situation communicative bien déterminée. Ce choix n’est pas arbitraire. Il est dicté
par le fait que certaines conditions d’énonciation peuvent participer à ce que le
locuteur tait certains éléments indispensables, tout en sachant ou croyant par là
qu’ils sont, par ailleurs, facilement récupérables. Dans ce qui suit, nous proposons
d’étudier les propriétés syntaxiques et sémantiques des verbes qui autorisent l’objet
nul, afin de montrer que la distinction entre les différentes constructions d’un
même verbe n’est aussi nette qu’on le pense.
1. Les propriétés des classes de verbes à objet nul
1.1. Emploi absolu/emploi intransitif
L’absence du complément d’objet concerne les verbes transitifs directs.
Selon Blinkenberg (1960: 108-109), il s’agit d’une «intransitivité occasionnelle par
«ellipse», qui «existe pour tous les verbes transitifs, si la situation s’y prête». A cet
égard, il n’existe aucune restriction syntaxique. Nous pouvons remarquer son
absence dans n’importe quelle modalité d’énonciation, quoique Blinkenberg (1960:
110) trouve que le mode de l’impératif favorise davantage de telles ellipses. Nous
pouvons prendre l’exemple du verbe «dégager» qui a été utilisé comme slogan dans
les soulèvements qui ont marqué ces dernières années certains pays arabes, comme
la Tunisie dont les manifestants du 14 janvier 2011 ont crié tous ensemble «Ben
Ali, dégage! Dégage!». Autrement dit, ils l’ont appelé à ce qu’il quitte le pouvoir.
D’ailleurs, ce verbe à la base transitif, privé de son objet, a comme équivalent en
arabe le verbe intransitif «‘irhal » également pris comme slogan, et synonyme de
«quitter» qui, dans ce type de contexte ne peut être employé sans son objet. Pour
Blinkenberg (1960: 112), avec le verbe «dégager», l’ellipse de l’objet «s’est
installée à demeure». Dans cet emploi, il ne peut être considéré que comme
intransitif, contrairement à «quitter» où l’ellipse de l’objet est soumise à des
contraintes sémantiques qui lui permet d’être classé parmi les verbes à emploi
absolu que nous devons distinguer de l’ellipse anaphorique. En effet, l’emploi
absolu concerne plusieurs verbes transitifs dont l’objet inexprimé a une lecture
générique, alors que l’anaphore zéro est liée à une unité qui est présente dans le cotexte. Comparons ces deux exemples qui contiennent le verbe «parler»:
(1)
«Ecoutez le Général Charles De-Gaulle parler: «À la bonheur…» Voilà comment
parlait le Général De Gaulle, et voilà comment nous parlons aujourd’hui sur la
place du Trocadero…» (Le discours de Sarkozy à Paris, sur la place du
Trocadero, le 1er mai 2012. Cf. la vidéo sur youtube).
129
(2)
«Hollande: Nous parlerons face à face directement.» (débat présidentiel, 2012)
Sur la bouche de Sarkozy, le premier verbe a comme objet la parole du
général De Gaulle. Il répond de la sorte à l’explication de Lamiroy et de Charolles
(2008), selon laquelle «les verbes de parole […] incluraient dans leur
représentation conceptuelle profonde un objet, à savoir les paroles produites et,
dans la mesure où ils impliquent par nature un objet, ils seraient naturellement
transitifs.» Dans cette optique, l’objet inexprimé du verbe repris peut avoir une
lecture spécifique et renvoyer à ce qui précède (Voilà comment parlait le Général
de Gaulle, disait Sarkozy). Il est forcément lié au discours du Général. Or, dans la
réplique de F. Hollande, le verbe «parler», même s’il est suivi du groupe nominal
«face à face», est dépourvu de son objet. Le problème qui se pose pour ce type de
verbes est que la frontière entre l’emploi absolu et l’intransitivité n’est pas
marquée. Le complément d’objet est-il sous-jacent? Ou bien est-il exclu de toute
«représentation conceptuelle»? Dans le dictionnaire de l’Académie française
(CNRTL, en ligne), «parler» dans son emploi absolu signifie «révéler, dévoiler
quelque chose». Or, bien que le sens du 2ème exemple soit différent de cette
définition lexicale, il n’en demeure pas moins que l’activité de parler implique une
certaine précision qui porte sur l’objet de «l’entretien public» et qui n’a pas été
signalé, soit parce que le public sait déjà de quoi il s’agit, soit parce que les sujets
qui vont être abordés dépendent du déroulement de l’entretien. L’absence de l’objet
implique une double lecture: l’une est spécifique, l’autre est générique. C’est
pourquoi l’on considère qu’il s’agit dans cet exemple d’un cas d’emploi absolu,
bien que Le Goffic (1993) considère que les verbes transitifs indirects employés
sans complément sont plutôt des verbes intransitifs.
D’autres verbes qui sont proches des verbes de parole comme «protester»
et «manifester» ont également un emploi absolu.
(3)
«Il (Sarkozy) donne sa description du «peuple de France», un peuple «qui compte
sur ses mérites et lui-même, lorsqu’il a des difficultés», «un peuple qui ne casse
pas, ne proteste pas, ne manifeste pas, lorsqu’il n’est pas d’accord.» Il «est
courtois et aime la politesse». «Il a son histoire familiale, inscrite dans une histoire
collective.»… Et (il) attaque, sans la nommer, la radio France Inter: «Le peuple de
France ne se reconnaît pas dans une radio de service public où lorsqu’on donne la
parole à un auditeur, il insulte l’invité.» (www.publicsenat. fr)
Les verbes de transfert comme «céder » et «donner» peuvent être employés
absolument:
(4)
«- On n’était pas d’accord tous…On était d’accord sur une chose, il faut qu’il y ait
dialogue, j’avais dit aux partenaires sociaux que je ne pouvais pas céder, parce
qu’il n’y avait pas de raison que tous les Français cotisent quarante ans et que les
Français des régimes spéciaux cotisent trente-sept années et demie. C’est une
question d’équité.» N. Sarkozy, interview sur les réformes, le 29 novembre 2007
130
(5)
«Rien n’est perdu, parce que cette guerre est une guerre mondiale. Dans l’univers
libre, des forces immenses n’ont pas encore donné. Un jour, ces forces écraseront
l’ennemi.» (Charles De Gaulle, Proclamation affichée sur les murs de Londres,
juillet1940 (in charles-de-gaulle.org)).
Toutefois, si nous prenons l’exemple des verbes qui dénotent une activité
mentale, tels que «penser», «réfléchir» sans compléments, ils sont pris pour des
verbes intransitifs. Ils ne demandent pas à être précisés, puisqu’ils renvoient à la
seule activité intellectuelle. On ne peut restituer aucun élément. C’est le cas dans
les exemples suivants:
(6)
(7)
(8)
«Je veux lancer un appel à nos amis Américains… Je veux leur dire aussi que
l’amitié c’est accepter que ses amis puissent penser différemment…» (N. Sarkozy,
le 6 mai 2007, in www.libération.fr)
«Et mon ambition à la fin de ces deux heures, ça serait que tous ceux qui hésitent,
tous ceux qui réfléchissent se disent au moins que quelque soit mon choix, j’ai une
idée précise des éléments qui vont me permettre de le faire.» (N.Sarkozy, débat
présidentiel 2012)
«C’est le peuple qui décide.» (N. Sarkozy, Le 1er mai 2012.)
Par contre, avec les verbes «hésiter» ou «décider», l’objet reste «latent»,
pour reprendre l’expression de Larjavaara (2000). Mais, étant donné que cet objet a
une lecture générique, nous n’avons pas besoin de le récupérer.
1.2 Anaphore zéro
Par ailleurs, d’autres types de verbes, peuvent être employés sans
complément, sans qu’ils changent pour autant de construction. L’objet est
facilement récupérable, grâce à la proximité de l’élément qu’il représente. Se
trouvant dans le co-texte, ce dernier peut être pris pour un antécédent qui contrôle
l’objet nul. C’est dans ce sens qu’on parle d’anaphore zéro. En l’absence de
l’antécédent, la lecture de l’objet est altérée.
(9)
(10)
Sarkozy:…je n’ai jamais été amené à retirer un texte qui aurait blessé ou créé un
climat de guerre civile dans notre pays. Je suis depuis bien longtemps le seul
président de la République qui n’ait pas eu à faire face à des manifestations de
masse qui obligeaient à retirer. […] Souvenez-vous de M. Mittérand et de l’école
libre, des millions de gens dans la rue, et M. Mittérand avec sagesse, d’ailleurs,
retire. […]
«L’impôt sur la fortune, nous sommes le seul pays d’Europe qui l’ont gardé. Vos
amis socialistes espagnols l’ont supprimé, vos amis socialistes allemands l’ont
supprimé, mais moi, je n’ai pas voulu supprimer, pourquoi? parce que j’estime
qu’en période de crise, il est normal à ce que ceux qui gagnent davantage, payent
davantage.» (Débat présidentiel, 2012)
131
Avant d’aborder la question du registre de langue, nous tenons à signaler
que l’objet nul n’est pas seulement conditionné par la tête verbale, mais également
par le sujet qui, comme nous le constatons, présente les traits [+ humain, + animé].
Avec le verbe «donner», cité plus haut, le sujet a un sens métaphorique; «des forces
immenses» représentent les gens courageux qui sont capables de faire des
sacrifices et de lutter contre l’ennemi. De ce fait, le sujet est agentif. Pour ce qui
concerne l’objet nul, qu’il relève de l’emploi absolu ou de l’anaphorisation zéro, il
a le trait [+ inanimé].
2. Objet nul et registre de langue
Bien que nous ayons choisi de travailler sur le discours parlé «soutenu», les
exemples dans lesquels se manifeste l’objet nul sont marqués par un style plus ou
moins relâché, surtout lorsqu’il apparaît dans les interactions verbales. A cet égard,
nous pouvons reprendre l’exemple du verbe «dégager» employé absolument, dont
l’usage a été vivement critiqué par Sarkozy, quand un auditeur de France Inter s’est
adressé à Sarkozy en lui disant: «Qu’il dégage!» (europe1.fr, publié le 17 avril
2012). Nous citons le compte rendu du journaliste d’Europe 1 qui reprend les
propos de Sarkozy:
(11)
«Comme un vent polaire dans le studio. A trois reprises ce mardi 17 avril,
N.Sarkozy a été apostrophé vigoureusement par des auditeurs aux questions
incisives. Réaction du chef de l’état, manifestement courroucé: «-Franchement,
«Dégage», ce n’est pas tout à fait dans la ligne éditoriale de France Inter.»
Si nous prenons la définition de ce verbe dans le TLFi (en ligne), nous
trouvons que dans cet emploi, il appartient au langage populaire: (En emploi abs. et
à l'impér., le verbe est fréq. en lang. pop. Dégagez, vous autres! Ben quoi, dégagez,
que j'vous dis! [...] Allons, oust, la fuite! J'veux plus vous voir dans le passage, hé!
(Barbusse, Feu, 1916: 49).)
Même pour le verbe «parler», son emploi absolu (Tu parles!),
contrairement à son emploi intransitif, dans le sens d’articuler des sons (Tu parles à
voix haute), lui donne une tonalité de langage familier. Généralement, les verbes de
parole sont employés à l’écrit sous la forme absolue dans les incises, où l’objet de
l’acte de parole n’est pas réellement absent, étant présent de façon directe dans le
discours. Mais à l’oral, le locuteur peut passer sous silence l’objet, surtout lorsqu’il
s’agit de verbes tels que «répliquer», «répondre», où la réponse verbale à la
question, ou bien a été déjà mentionnée, comme dans l’exemple «Ne répondez pas
comme ça!», ou bien est sollicitée comme dans «je t’écoute, réponds». Dans un
registre très familier, «répondre», dans le sens de «riposter à une attaque» est très
répandu, mais cette fois, l’objet nul est contrôlé par son antécédent, comme dans
l’exemple de la réplique de Sarkozy dans une interview le 29 novembre 2007, à la
suite des affrontements entre policiers et jeunes dans les cités:
132
(12)
«- Nous avons 82 policiers à l’hôpital, on leur a tiré dessus, il n’y a pas un seul qui
a répondu. Tous étaient armés.»
Néanmoins, nous ne pouvons pas généraliser et classer cet usage de
l’effacement de l’objet à la seule langue familière et populaire, comme il semble
être le cas dans les dictionnaires (cf. Le Littré ou le TLFi). D’autres exemples qui
appartiennent aussi bien au discours monologal que dialogal, dont le texte est
préparé à l’avance et où chaque mot est pesé, montrent qu’à chaque fois que le
locuteur peut se passer de l’objet, il le fait, quelle que soit la situation d’énonciation
dans laquelle il se trouve. L’essentiel est que son absence ne crée pas d’ambiguïté.
Dans notre corpus, nous avons trouvé différents types d’effacement d’objet. Le
premier concerne l’effacement contrôlé, comme dans les exemples suivants:
a) l’appel de Charles De Gaulle, le 22 juin 1940 (charles-de-gaulle.org)
adressé à tous les Français de combattre l’ennemi:
(13)
«L’honneur, le bon sens, l’intérêt de la Patrie, commandent à tous les Français
libres de continuer le combat, là où ils seront et comme ils pourront.»
b) Ou encore de ce message de Noël adressé aux enfants de France depuis
Londres, le 24 décembre 1941:
(14)
«Chers enfants de France, vous recevrez bientôt une visite, la visite de Victoire.
Ah ! Comme elle sera belle, vous verrez!...»
Les deux exemples contiennent une ellipse anaphorique, dans la mesure
où l’élément effacé est lié par un groupe de mots qui le précède et le contrôle. Mais
si dans la première séquence ce groupe est un infinitif processif qui peut être repris
par la forme pronominale verbale «le faire» (comme ils pourront continuer le
combat/ comme ils pourront le faire), dans la seconde structure, l’objet nul
représente une proposition (Vous verrez comme elle sera belle !). Ces deux cas ne
font pas l’objet de notre étude, étant donné que nous avons déjà limité notre champ
d’investigation aux seuls groupes nominaux.
Le second type d’effacement concerne certaines interactions, où le locuteur
s’appuie sur le contexte et non sur le co-texte, afin de se faire comprendre. C’est le
cas de la réplique de F. Hollande, lors du face à face des deux candidats à la
présidentielle:
(15)
«Vous dites qu’il n’y a pas eu de violence, heureusement, et ça tient aussi aux
organisations syndicales, à tous ces mouvements qui se sont créés, […], à de
nombreux élus locaux, j’allais dire, à ces corps intermédiaires qui ont permis
d’apaiser, de réconcilier. […]». (Débat présidentiel, 2012)
Le choix de ces deux verbes «apaiser» et «réconcilier» n’est pas fortuit.
Cela montre que le candidat s’est bien préparé à cette question. Tout d’abord, par le
133
sens du verbe «apaiser» qui s’avère plus précis que son synonyme «calmer». Selon
le Littré, «APAISER, […] On apaise un homme, quand on fait disparaître sa colère;
on le calme non-seulement dans ce cas, mais aussi quand il est livré à la peur, à
l'inquiétude, à l'impatience, à la curiosité. Cette distinction indique la signification
de ces deux verbes dans les emplois divers qu'ils reçoivent.»
Ensuite, par la position qu’occupent ces verbes dans la réplique. En effet,
en supprimant l’objet humain qui désigne «les travailleurs français», ces verbes
vont se trouver dans une position rhématique qui les met en valeur et leur permet
de rester gravés dans les esprits des auditeurs, surtout qu’ils font écho au terme «la
violence » auquel ils s’opposent et autour duquel tourne le débat.
Dans ce qui suit, nous tenterons, au moyen des moyens suprasegmentaux,
d’appuyer l’idée selon laquelle le silence est l’un des moyens qui permet de rendre
le message plus cohérent, plus fort.
3. Objet nul et topicalité
Pour pouvoir interpréter à bon escient l’élément absent, nous nous sommes
appuyée sur sa valeur référentielle. D’après les exemples que nous avons étudiés
ci-dessus, nous avons relevé trois types d’objets nuls. Le premier concerne
l’emploi absolu, le second l’anaphore zéro. Le troisième a une valeur qui «n’est ni
anaphorique, ni générique».
Dans le premier cas, la valeur référentielle est indéfinie. En fait, c’est le
sens inhérent du verbe qui autorise l’omission de l’objet, comme dans l’exemple:
(3)
«Le peuple de France», un peuple «qui compte sur ses mérites et lui-même,
lorsqu’il a des difficultés», «un peuple qui ne casse pas, ne proteste pas, ne
manifeste pas, lorsqu’il n’est pas d’accord.»
Bien qu’il n’ait pas de référent précis, l’interlocuteur comprend le sens du
discours. D’ailleurs, même si la restitution du complément absent ne rend pas
l’énoncé inacceptable, elle réduit le sens et oriente la lecture: «? un peuple qui ne
casse pas les objets, ne proteste pas contre le gouvernement, ne manifeste pas sa
colère». Sans référent spécifique, l’accent est mis sur le procès.
Le deuxième cas, quant à lui, demande à ce que le référent de l’objet nul
soit précisé. Celui-ci ne peut être autorisé que s’il a une certaine coréférence avec
son antécédent. Comme les anaphores pleines, l’anaphore zéro est soumise aux
mêmes contraintes qui la lient à son antécédent. Reprenons l’exemple de Sarkozy:
(9)
Sarkozy: «…je n’ai jamais été amené à retirer un texte qui aurait blessé ou créé un
climat de guerre civile dans notre pays. Je suis depuis bien longtemps le seul
président de la République qui n’ait pas eu à faire face à des manifestations de
masse qui obligeaient à retirer. […] Souvenez-vous de M. Mittérand et de l’école
libre, des millions de gens dans la rue, et M. Mittérand avec sagesse, d’ailleurs,
retire.»
134
Contrairement à l’exemple précédent, si l’on extrait de cet énoncé, la seule
phrase où se trouve l’omission de l’objet, le locuteur risque de ne pas se faire
comprendre. Comparons:
(3)
(9)
«un peuple (qui) ne casse pas, ne proteste pas, ne manifeste pas, lorsqu’il n’est pas
d’accord»
*«Je suis depuis bien longtemps le seul président de la République qui n’ait pas eu
à faire face à des manifestations de masse qui obligeaient à retirer.»
Dans le premier exemple, la position vide de l’objet est bel et bien saturée,
tandis que dans le second, elle nécessite d’être occupée par un complément. Pour
rendre la phrase acceptable et grammaticale, l’objet nul doit avoir un référent
précis dans le co-texte.
Pour ce qui concerne le troisième cas, malgré l’absence dans le co-texte du
référent, le complément absent peut être aisément interprété par les interlocuteurs.
C’est le cas de la réplique de F. Hollande dans le débat présidentiel 2012:
(15)
«Vous dites qu’il n’y a pas eu de violence, heureusement, et ça tient aussi aux
organisations syndicales, à tous ces mouvements qui se sont créés, […], à de
nombreux élus locaux, j’allais dire, à ces corps intermédiaires qui ont permis
d’apaiser, de réconcilier. […] ».
Le trait du référent de l’objet nul de ces verbes psychologiques dits neutres
peut être humain ou non humain, abstrait (de sentiment: colère, cœur, conviction).
D’après le contexte, ces corps intermédiaires ont apaisé et réconcilié les
travailleurs, les salariés français qui étaient mécontents. L’interlocuteur aussi bien
que l’auditeur ne peuvent se tromper sur l’identification de ce référent.
Comme nous le constatons, à l’exception de l’emploi absolu, les référents
de l’objet nul sont saillants. Ils sont donnés d’une façon explicite, lorsqu’ils sont
représentés par des items lexicaux qui ont la même identité référentielle que le
complément nul, comme ils peuvent ne pas être formellement identifiés, mais ils se
manifestent d’après le sens du contexte. Eu égard à cela, le procédé de la
topicalisation, (selon Combettes (2001), le thème est un élément connu, qui établit
souvent un lien avec ce qui précède, alors que le topique est un élément sur lequel
on va prédiquer), au moyen de «pour ce qui concerne», va nous permettre de
vérifier si le référent de l’objet nul est aussi saillant qu’on le dit:
(12)
«Nous avons 82 policiers à l’hôpital, on leur a tiré dessus, il n’y a pas un seul qui a
répondu. Tous étaient armés.»
Nous pouvons paraphraser cet énoncé tout en introduisant le marqueur de
la topicalisation «pour ce qui concerne»:
Pour ce qui concerne l’attaque armée, il n’y a pas un seul qui a répondu.
135
Idem pour l’exemple suivant:
(10)
«L’impôt sur la fortune, nous sommes le seul pays d’Europe qui l’ont gardé. Vos
amis socialistes espagnols l’ont supprimé, vos amis socialistes allemands l’ont
supprimé, mais moi, je n’ai pas voulu supprimer, pourquoi? parce que j’estime
qu’en période de crise, il est normal à ce que ceux qui gagnent davantage, payent
davantage.»
Pour ce qui concerne l’impôt sur la fortune, je n’ai pas voulu supprimer.
Or, ce procédé se trouve plus ou moins bloqué avec l’exemple suivant:
(15)
?Pour ce qui concerne les travailleurs français, les corps intermédiaires ont permis
d’apaiser, de réconcilier.
La reprise du complément par un pronom rendrait l’énoncé plus
grammatical: Pour ce qui concerne les travailleurs français, les corps
intermédiaires ont permis de les apaiser, de les réconcilier.
Ce blocage peut être dû aux traits sélectionnels du référent qui présente,
contrairement aux exemples précédents, le trait humain, spécifique.
Mais ce critère qui est fondé sur les traits n’est pas toujours fiable. Quoique
le référent dans cet énoncé représente un objet inanimé, il n’en demeure pas moins
que la topicalisation du complément au moyen du marqueur «pour ce qui
concerne» n’est pas acceptée.
(9)
?Pour ce qui concerne le texte, les manifestations de masse nous obligeaient de
retirer.
Pour ce qui concerne le texte, les manifestations de masse nous obligeaient de le
retirer.
À ce propos, nous devons tenir compte d’autres contraintes liées aux
valeurs temporelles du verbe. Il paraît ici que la présence de l’imparfait serait à
l’origine de ce blocage.
Pour ce qui concerne le texte, les manifestations de masse nous ont obligés de
retirer.
Pour ce qui concerne le projet de loi, les manifestants nous ont obligés d’annuler.
Ainsi, dans cet énoncé, le sujet agentif humain a-t-il exercé une action
télique sur l’objet inanimé, effectué, qui l’a rendu de la sorte saillant.
Par ailleurs, toutes ces conditions sont nécessaires mais insuffisantes pour
déterminer de façon claire l’élément saillant. C’est dans cette optique que nous
étions amenée à intégrer le critère prosodique, surtout que le discours est le lieu par
excellence de l’étude des éléments intonatifs qui contribuent à la gestion de
136
l’information. En général le contenu de la structure énonciative véhicule une
information nouvelle qu’on appelle le Focus qui se manifeste grâce à l’intonation.
Celle-ci a, parmi ses multiples fonctions, le rôle de désambiguïser le message que
le locuteur veut transmettre à son auditeur, d’aider ce dernier à interpréter le sens
caché des mots et, s’il y a lieu, de suppléer les manques. A cet effet, le locuteur
peut avoir recours à l’accentuation, dans la mesure où les variations mélodiques
dépendent de l’accent d’insistance et de l’accent contrastif. Celui-ci, comme moyen
de la mise en relief, permet au locuteur de sélectionner l’un des éléments de son
discours. Reprenons l’exemple (10) et essayons de l’intégrer d’abord dans une
structure clivée puis dans une structure pseudo-clivée1:
C’est l’impôt sur la fortune que je n’ai pas voulu supprimer.
Ce que je n’ai pas voulu supprimer, c’est l’impôt sur la fortune.
Dans les deux structures, l’accent contrastif porte sur le même groupe, à
savoir «l’impôt sur la fortune», qui s’avère être l’entité la plus saillante. Le groupe
qui suit le pronom relatif représente le présupposé. Le topique est ainsi l’élément
posé. Le fait d’occuper la position du topique favorise sa non réalisation
phonétique à la suite du verbe transitif.
Dans les autres exemples qui présentent des ellipses non anaphoriques,
nous n’avons pas à paraphraser, à changer de place les éléments du discours, pour
identifier la visée et l’intention du locuteur, car il nous est impossible de mettre en
surface le complément, étant indéterminé. Reprenons l’exemple (3), les verbes
«casser», «protester», employés absolument ne peuvent permettre la topicalisation
d’un objet non spécifique. Comparons ces exemples:
*Ce que les jeunes sont en train de casser, c’est n’importe quoi.
*C’est n’importe quoi qu’ils sont en train de casser.
Ce qu’ils sont en train de casser, c’est la grève.
C’est la grève qu’ils sont en train de casser.
La topicalisation est bloquée à cause de l’élément indéfini qui est introduit
par «c’est». D’ailleurs, le sens lexical de «casser», dans l’emploi absolu diffère de
celui de cet exemple, car ce qui compte c’est le procès en lui-même, représenté par
le verbe seul. «Casser» dans cette construction signifierait, «voler avec effraction»,
alors que dans le deuxième exemple où l’objet est spécifique, il est synonyme de
«rompre». Par conséquent, ce que nous devons retenir de ce test, c’est que l’emploi
absolu ne peut permettre la manifestation de l’objet. Le silence reste total, dans la
mesure où on n’a pas à restituer l’élément absent. Mais alors la question qui se
pose est celle de savoir comment l’auditeur peut interpréter le manque. Qu’est-ce
qui va lui permettre de le déterminer et de l’orienter dans la lecture de ce silence?
1
Selon Creissels (2004), Cours de syntaxe générale, chap. 17 (htpp://lesla.univ-lyon2.FR) «en
français, l’objet devrait être extraposé, s’il est topicalisé»
137
Le contour mélodique, renforcé par le mouvement de l’intonation participe
à l’interprétation de l’objet nul. Il suffit à l’auditeur de suivre la variation
mélodique du locuteur, dans la mesure où ce dernier va augmenter la hauteur de sa
voix sur l’élément qu’il veut saillant, pour comprendre l’énoncé.
Conclusion
Au terme de notre étude, nous pouvons dire que l’objet nul relève d’un
phénomène linguistique très complexe, étant donné qu’il se situe au carrefour de
tous les niveaux d’analyse, syntaxique, sémantique, pragmatique, voire prosodique.
De plus, il a un statut aux contours flous, puisqu’il concerne plusieurs classes de
verbes transitifs dont la construction peut varier. C’est pourquoi les contraintes
auxquelles est soumis l’objet nul sont diverses et dépendent du type de verbe.
Après avoir passé en revue les différents problèmes syntactico – sémantiques, nous
avons trouvé que l’objet nul des verbes employés absolument est moins contraint
que celui des autres verbes transitifs dont la liste est très ouverte. Dans cette
optique, le corpus aidant, nous avons essayé de montrer que ce phénomène
discursif n’est pas seulement tributaire du seul registre de langue familière. Enfin,
sachant qu’à l’oral, le locuteur use de l’intonation et des variations mélodiques,
afin de s’exprimer, voire de taire certains éléments de son dire, nous avons eu
recours à ces procédés, afin d’interpréter le silence marqué par les éléments
désaccentués, ce silence qui est en fait le corollaire de la parole.
Bibliographie
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de Publication Universitaire.
___________ (2014), «Le pouvoir du silence dans le discours d’autorité», in
Discours d’autorité et discours de l’autorité, CALS 2014, Publications
Université Toulouse Jean-Jaurès.
Blanche-Benveniste, Claire (1997), Approches de la langue parlée en français,
Paris: Éd. Ophrys.
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Cadiot, P. (1989), «La préposition: interprétation par codage et interprétation par
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139
LE VOCABLE BINE EN ROUMAIN CONTEMPORAIN
Ilona BĂDESCU, Alice IONESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Les sens multiples de l’adverbe primaire bine, hérité du latin bene, ainsi
que les nombreuses fonctions pragmatiques qu’il a développées dans ses
emplois dialogaux, n’ont pas encore fait l’objet d’une étude exhaustive.
Nous nous proposons dans la présente contribution de mettre en valeur la
polysémie de cet adverbe, la multitude de ses emplois intraprédicatifs (en
tant que déterminant d’un verbe, d’un adjectif ou d’un participe passé) et
énonciatifs.
Abstract
THE VOCABLE BINE IN CONTEMPORARY ROMANIAN
In this study we aim to describe the multiple meanings and uses of the
Romanian adverb bine, inherited from Latin, both on a syntactic,
semantic and pragmatic level.
Mots-clés: adverbe, manière, sens, modalisateur, fonction pragmatique
Keywords: adverb, manner, meaning, modality, pragmatic function
0. Introduction
L’adverbe primaire bine, hérité du latin bene, fait traditionnellement partie
de la classe des adverbes de manière (GALR, DLR, s.v.). Certains de ses emplois
courants, surtout dialogaux, font remarquer cependant un glissement subtil vers le
domaine pragmatique. On assiste donc bien à une pragmaticalisation de cet
adverbe, qui devient une marque de modalisation du discours. Nous nous
proposons dans cette étude de mettre en valeur la multitude d’emplois de l’adverbe
bine, tant au niveau intraprédicatif qu’au niveau phrastique/énonciatif.
Notre corpus est formé d’une série de textes littéraires pris dans les romans
de George Călinescu (G.C.), Gib Mihăescu (G.M.), Marin Preda (M.P.), Cella
Serghi (C.S.), Zaharia Stancu (Z.S.), Ion Vinea (I.V.); d’autres ont été forgés par
nous-mêmes, afin d’illustrer notre théorie.
1. Valeurs et emplois intraprédicatifs
Comme adverbe de constituant, bine peut déterminer un verbe, un participe
passé ou un adjectif, ayant une valeur tantôt qualifiante, tantôt quantifiante.
140
a. déterminant d’un verbe:
(1)
(2)
(3)
Vorbeşte bine. [Il parle bien.]
Se îmbracă bine. [Elle s’habille bien.]
Am mâncat bine. [On a bien mangé.]
b. d’un adjectif/participe passé: plouată bine [mouillée par la pluie], oră
târzie bine [une heure très tardive], bine gătit [bien cuisiné].
En tant qu’adverbe de manière (aux sens qualitatif et quantitatif) il est
souvent quantifiable:
(4)
(5)
Când Felix o privi mai bine în faţǎ, vǎzu cǎ n-avea decât un ochi valid. (G.C.)
[Quand Felix la regarda plus attentivement, il constata qu’elle n’avait qu’un seul
œil valide.]
Felix îşi dǎdea prea bine seama cǎ o iubeşte pe Otilia, fǎrǎ sǎ poatǎ determina
conţinutul acestui sentiment. (G.C.) [Felix se rendait compte très bien du fait qu’il
était tombé amoureux, sans savoir pourquoi.]
Dans certains cas, par l’articulation ou par l’emploi dans des situations
spécifiques, l’adverbe bine passe dans la classe morphologique du nom ou de
l’adjectif.
c. valeurs dérivées (par conversion grammaticale):
valeur adjectivale: un domn bine [un monsieur bien], o tipă bine [une
fille bien] (sens moderne, emprunté au français);
valeur nominale: binele tuturor [le bien collectif], a face un bine
cuiva [rendre service à qqn].
À côté de sa fonction syntaxique primordiale de complément de manière
(déterminant du verbe), bine peut remplir la fonction d’attribut du sujet, dans une
expression unipersonnelle par la forme et impersonnelle par le sens, construite avec
le verbe a fi, ayant comme sujet:
- une proposition subordonnée subjective introduite par la conjonction că,
dans un énoncé ayant une valeur appréciative:
(6)
E bine că a reușit să termine măcar liceul. [Il est bien qu’il ait réussi son bac.]
- une proposition subordonnée subjective introduite par la conjonction să, à
valeur appréciative ou normative:
(7)
E bine să-ţi vezi de treabă. [Il est bien de veiller à ses affaires.]
Cet énoncé peut être interprété de deux manières différentes: «A-ți vedea
de treabă e un lucru bun» [veiller à ses propres affaires est une chose bonne], ou «E
141
recomandabil să-ți vezi de treabă» [il est recommandable de ne pas se mêler des
affaires des autres].
- une proposition subordonnée subjective introduite par la conjonction să, à
valeur normative générale (destinataire universel):
(8)
Lumea e rea, vorbeşte, de aceea e bine ca un bǎrbat sǎ spunǎ de la început ce
intenţii are. (G.C.)
[Les gens médisent, alors il vaut mieux qu’un homme annonce ses intentions dès
le début.]
- un verbe au supin, dans un énoncé à valeur normative:
(9)
E bine de știut că vinerea nu este program cu publicul.
[Il est bien de savoir que le vendredi le bureau n’est pas ouvert au public.]
Dans d’autres cas, bine peut constituer à lui seul le prédicat de la
proposition principale régissant une subordonnée subjective introduite par că:
(10)
(11)
Bine că-ți dau și leul ăla, mormăi Moromete. (M.P.)
[Tu devrais être bien content pour le peu d’argent que je t’aie donné, grommela
Moromete.]
Bine c-a dat Dumnezeu și-am scăpat de ei. (Z.S.)
[Grâce à Dieu qui les a appelés, je me suis débarrassé d’eux.]
Dans ce qui suit, nous nous attacherons à décrire les valeurs adverbiales de
bine, en laissant de côté les changements de sens et les phraseologismes.
Bine adverbe de constituant porte sur le prédicat verbal ou sur un participe
passé. On distingue d’abord un sens ou une valeur qualitative et puis un sens
quantitatif. Parfois on trouve des cas d’ambiguïté: a mâncat bine [il a bien mangé]
peut signifier: «Il a beaucoup mangé» ou «Il a bien mangé».
1.1. Valeur qualitative
En tant qu’adverbe de qualité, bine se définit par opposition au sens de
l’adverbe rău, en exprimant l’appréciation du locuteur à l’égard d’une personne,
d’une chose ou d’un fait, jugé comme favorable, utile, avantageux, satisfaisant, etc.
S’agissant d’un jugement subjectif, les sens de base ont donné naissance à une
multitude de sens secondaires, identifiables dans les contextes respectifs ou
développés en relation avec certains éléments régissants. Ainsi, l’adverbe bine
apparaît dans des contextes variés, en exprimant une attitude de satisfaction
(personnelle ou générale), générée par un état de confort physique, matériel ou
mental/spirituel, par le respect des règles, par la conformité aux normes, etc.
L'idée de satisfaction peut toucher la conformité aux règles de la morale,
de la justice, du devoir, de ce que l'on considère comme la norme: Aţi făcut bine să
mă anunţaţi. [Vous avez bien fait de me mettre au courant.], ou bien marquer la
réussite : Au jucat bine. [Ils ont bien joué.]; Lucrează bine. [Il travaille bien.];
142
Vorbeşte bine franceza. [Il parle bien le français.]. Parler mal le français est proche
de ne pas le parler; parler bien le français, c'est réellement le parler. En d'autres
termes, bine marque l'idée que le prédicat vorbeşte est approprié dans la situation
en cause; qu'on est pleinement dans le vrai en disant de quelqu'un qu'il parle le
français s'il le parle bien. (cf. Martin 1990: 81).
Du même coup, au-delà de l'idée de satisfaction, bine signifie l'idée plus
abstraite de plénitude ou de qualité:
(12)
Vindecat de întâiul delir al dragostei, Felix putu gândi mai bine. (G.C.)
[Remis après les premiers délires de l’amour, Felix put penser plus clairement.]
Les sens que nous avons identifiés seront recensés dans ce qui suit:
- «satisfait, confortable»
(13)
(14)
Ani în şir Ţugurlan se simțise bine cu starea lui: el de o parte și toți ceilalți în
afară. (M.P.)
[Pendant de longues années, Tugurlan était bien content dans son esprit, en se
séparant nettement des autres.]
Te simţi bine, la noi, nu-i aşa? (G.C.)
[Tu es bien chez nous, n’est-ce pas?]
- «en bonne santé»
(15)
Acum sunt bine. [Maintenant je suis bien.]
- «(dormir) profondément, avoir un sommeil reposant»
(16)
Am început să dorm mai bine, să mănânc mai cu poftă. (C.S.)
[J’ai commencé à dormir mieux et à manger avec plus d’appétit.]
- «de bonne qualité»
(17)
La prânz a mâncat bine. [Au déjeuner il a bien mangé.]
Dans le cas de cet énoncé, c’est le contexte qui indique s’il s’agit du sens
qualitatif «repas bien cuisiné, aliments de bonne qualité» ou quantitatif «à son gré,
une grande quantité d’aliments».
- «satisfaction personnelle»
(18)
Ce bine mi-ar fi să știu că la deal îmi crește porumbul pe șapte pogoane. (M.P.)
[Comme je serais content si je pouvais cultiver du maïs sur la colline …]
- «satisfaction apportée par un plaisir esthétique»
143
(19)
(20)
Floarea miroase bine. [Cette fleur sent bon.]
Ai cântat atât de bine! [Tu as chanté si bien!]
- «d’une manière satisfaisante, généreuse, abondante»
(21)
(22)
Hai, vezi-ţi de meserie, plătesc bine!
[Allez, fais ton boulot, je paie bien!] (I.V.)
În primăvara aceasta a plouat bine. [Ce printemps il a bien plu.]
- «conformément aux normes de la morale»
(23)
(24)
N-ai avut îndrǎznealǎ, fiindcǎ te-am crescut bine. (G.C.)
[Tu as été timide, parce que je t’ai bien élevée.]
- Îți dai seama, Diana, că nu m-am purtat bine! (C.S.)
[Tu te rends compte, Diana, que ne me suis pas bien conduite!]
- «sagement»
(25)
... și Irma îmi cerea părerea dacă nu procedase bine. (G.M.)
[...et Irma me demandait de lui confirmer si elle avait bien procédé.]
Dans d’autres contextes, l’adverbe bine exprime une appréciation issue
d’une évaluation, de l’analyse d’une situation, d’un objet, d’une personne:
- «appréciation»
(26)
(27)
- Ai fǎcut bine, în orice caz, cǎ mi-ai atras atenţia; fiindcǎ altfel ţi-aş fi fǎcut rǎu
fǎrǎ sǎ-mi dau seama. (C.S.)
[En tout cas, tu as bien fait d’attirer mon attention sur ce fait, autrement j’aurais pu
te faire du mal sans le savoir.]
- Bine ți-a făcut! afirmă tatăl, dar săriră cu gura pe el să tacă. (M.P.)
[Il t’a bien traité comme tu le méritais, affirma le père, mais les autres le
calmèrent.]
- «réussi du point de vue esthétique»
(28)
(29)
Pǎrul rar, dar bine ales într-o cǎrare care mergea din mijlocul frunţii pânǎ la ceafǎ
[…]. (G.C.)
[Les cheveux rares, mais bien répartis des deux côtés d’une raie qui allait du front
jusqu'à la nuque.]
Era o doamnǎ cam de aceeaşi vârstǎ cu Pascalopol, însǎ cu pǎrul negru pieptǎnat
bine într-o coafurǎ japonezǎ. (G.C.)
[C’était une dame du même âge que Pascalopol, mais aux cheveux noirs bien
serrés dans une coiffure japonaise.]
- «correctement, avec adresse»
144
(30)
Croitoreasa ţi-a lucrat bine rochia. [La couturière a bien taillé ta robe.]
- «avec exactitude»
(31)
(32)
(33)
Se aflau undeva pe front ... Nu prea știau bine pe unde. (Z.S.)
[Ils se trouvaient quelque part sur le front, sans trop bien savoir où.]
Un om care cunoaște bine și Dunărea și locurile. (Z.S.)
[Quelqu’un qui connaissait bien le Danube et les rives.]
Și pe urmă, dacă am înțeles bine, nemții, de ciudă, au omorît mulți soldați de-ai
noștri. (Z.S.)
[Et puis, si j’ai bien compris, les Allemands, pour se venger, ont tué bien des
nôtres.]
- «excessivement»
(34)
La volanul mașinii se afla un șofer băut bine. [Au volant il y avait un chauffeur
bien ivre.]
- «serré»
(35)
Un vânt cald, masiv ca o undǎ marinǎ, sporit şi de alergǎtura trǎsurii, fǎcea ca
pǎlǎria Otiliei sǎ fluture, deşi era ţinutǎ bine cu mâna. (G.C.)
[Un vent chaud, fort comme la brise et accentué par la vitesse de la voiture, agitait
le chapeau d’Otilia, quoique bien tenu par la main de celle-ci.]
- «avec force»
(36)
Felix şi Otilia nu distinserǎ alt animal; dar Pascalopol, ţinând bine caii, care
sforǎiau, începu sǎ strige. (G.C.)
[Felix et Otilia ne pouvaient voir d’autre animal que les buffles, mais Pascalopol,
tenant bien les freins des chevaux qui ronflaient, appela quelqu’un.]
- «d’une manière autoritaire»
(37)
Prins bine de braţ de cǎtre Sohaţchi, Titi intrǎ într-o odaie scundǎ şi lungǎ …
(G.C.)
[Bien attrapé par l’un des frères Sohatchi, Titi fut introduit dans une chambre
basse et longue…]
Avec les verbes qui expriment une transaction, bine peut signifier, selon la
perspective de l’énonciateur, «cher» ou «bon marché», parce que les deux notions,
quoique opposées, signifient «avantageusement, pour un bon prix»
- «cher»
(38)
Astăzi și-au vândut bine marfa. [Aujourd’hui ils ont vendu cher leur marchandise.]
- «bon marché»
145
(39)
A cumpărat bine apartamentul. [Il a acheté l’appartement au bon prix.]
Comme déterminant d’un verbe de perception, bine peut actualiser les sens
suivants:
- «avec attention»
(41)
(42)
M-am uitat bine peste tot. (C.S.)
[J’ai bien regardé partout.]
Uită-te bine, a doua oară nu-ți mai arăt! [Regarde bine, je ne te montrerai pas une
deuxième fois!]
Dans (42) quoique l’adverbe bine détermine le verbe de sensation a se uita
«regarder», le sens global de l’énoncé injonctif est plus complexe: il communique
non seulement la recommandation de regarder avec attention, mais surtout de
comprendre.
- «clair /clairement»
(43)
(44)
Nici o perdea nu acoperea ochiurile de geam, pline de un praf strǎvechi, pe care se
vedeau bine urmele picǎturilor de ploaie şi ale melcilor fǎrǎ casǎ. (G.C.)
[Aucun rideau ne masquait les fenêtres, dont les vitres étaient couvertes par une
poussière épaisse, qui gardait les traces de la pluie et des escargots.]
În vreme ce Otilia, care dusese pe Simion acasǎ, se întorcea pe portiţa din fund,
auzi în întuneric o şoaptǎ bine articulatǎ. (G.C.)
[Alors qu’Otilia, qui avait conduit Simion chez lui, rentrait par la porte du jardin,
elle entendit dans le noir une voix basse, mais bien articulée.]
- «acuité visuelle»
(45)
Bunica mea vede bine și fără ochelari. [Ma grand-mère voit bien même sans
lunettes.]
- «sans aucun doute»
(46)
(47)
Am auzit bine toată discuția. [J’ai bien entendu toute la discussion.]
Am văzut bine ce și-a pus în ghiozdan. [J’ai bien vu ce qu’il a mis dans son
cartable.]
- «minutieusement»
(48)
Felix îşi cercetǎ bine memoria, spre a vedea dacǎ nu cumva are o lipsǎ, dar lucrul
era cu neputinţǎ. (G.C.)
[Felix scruta bien ses souvenirs, pour y trouver l’information manquante, mais n’y
parvint pas.]
146
- «d’une manière précise, exacte»
(49)
(50)
(51)
Ştia însǎ bine cǎ Giurgiuveanu era proprietar şi nu închiria, şi un chiriaş, de
altminteri, ar fi ştiut la cine stǎ. (G.C.)
[Il savait pourtant bien que Giurgiuveanu en etait le proprietaire, et d’ailleurs un
locataire aurait dû savoir chez qui il habitait.]
- Papa, de ce laşi tu sǎ mǎ batjocoreascǎ, ştii bine cǎ nu le-am fǎcut nimic? (G.C.)
[Papa, pourquoi leur permets-tu de se moquer de moi? Tu sais bien que je ne leur
ai rien fait de mal.]
Felix îi privi nedumerit, neghicind bine identitatea lor. (G.C.)
[Felix les regarda perplexe, ne pouvant pas bien deviner leur identité.]
Dans l’acception plus large de «digne d’approbation», bine apparaît dans
des contextes variés où les sens actualisés sont:
- «correctement»
(52)
Până la urmă a învățat să scrie și să citească bine. [Finalement il a appris à lire et à
écrire bien.]
- «de manière adéquate»
(53)
- Şi eşti iarǎşi sigur cǎ Otilia te va iubi totdeauna? Nu mǎ exprim bine. De iubit, te
va iubi mereu, cǎci e o fatǎ excelentǎ, dar zic, eşti sigur cǎ va fi mereu fericitǎ?
(G.C.)
[En outre, es-tu sûr du fait qu’Otilia t’aimera toujours? Je ne m’exprime pas
clairement. Elle t’aimera toujours, car elle est une fille excellente, mais es-tu sûr
qu’elle soit toujours heureuse?]
- «de manière convaincante»
(54)
- Hai, dă-i drumul mai departe, Diplomatule, că-i zici bine! (Z.S.)
[- Allez, continuez, le Diplomate, vous le dites bien!]
On le retrouve souvent dans des actes de recommandation/conseil:
(55)
- Stǎnicǎ, zise Aglae autoritar, incredulǎ în fond, dar întrevǎzând cu îngrijorare o
ipotezǎ posibilǎ a cazului Olimpiei, bolnav-nebolnav, sǎ faci bine sǎ nu mai
lungeşti... (G.C.)
[- Stănica, dit Agale avec autorité, toujours incrédule, mais entrevoyant avec
angoisse une possibilité dans le cas d’Olimpia, malade ou non, fais bien et arrête
de tergiverser.]
147
1.2. Sens quantitatif [+ degrés]
Dans quelques situations, l’adverbe bine peut acquérir un sens quantitatif,
avec ou sans degré de comparaison, la quantification étant relative ou progressive
et les repères forcément subjectifs:
- «beaucoup, en grande quantité»
(56)
(57)
(58)
Un doctor bun, muncitor câştigǎ foarte bine azi, observǎ cu voce mângâietoare
Pascalopol. (G.C.)
[Un bon médecin, travailleur, gagne très bien sa vie, fit remarquer Pascalopol.]
Anul acesta Țugurlan câștigase mai bine lucrând cu ziua la gară… (M.P.)
[Cette année Ţugurlan avait mieux gagné sa vie en travaillant comme porteur à la
gare.]
«en grande partie»
Costache asculta morala lui Pascalopol cu ochii plecaţi pudic în ceaşca de cafea,
din care, dupǎ ce sorbise bine bǎutura, scotea acum drojdia cu degetul şi o mânca.
(G.C.)
[Costache se laissait gronder par Pascalopol, les yeux baissés pudiquement dans la
tasse de café d’où, après l’avoir vidée, il sortait le marc avec le doigt et le
mangeait.]
- «complètement, totalement, au maximum»
(59)
(60)
(61)
(62)
(63)
Tânǎrul intrǎ atunci, încercând sǎ închidǎ cât mai bine infernala uşǎ, şi abia
înǎuntru fǎcu uimitoarea descoperire cǎ mânerul de os al unui probabil clopoţel
interior atârna în salǎ. (G.C.)
[Alors le jeune homme entra, tout en s’efforcant de bien fermer la porte infernale,
et une fois arrivé dans le hall il découvrit le possible manche en os d’un cloche qui
pendait dans le vestibule.]
A fost pe masǎ un morman întreg de felii! Noi nici n-am apucat bine sǎ mâncǎm.
(G.C.)
[Mais il y a eu tout un tas de pain sur la table! Nous n’avons guère réussi à en
manger.]
Un prim instinct de conservare îl îndemnǎ s-o ascundǎ şi o îndesǎ bine în buzunar.
(G.C.)
[Un premier instinct de conservation le poussa à la cacher et il l’enfonça bien dans
sa poche.]
Ştii cǎ m-am înscris la Conservator, dar nu sunt încǎ bine hotǎrâtǎ. Aş fi vrut să
urmez mai degrabǎ clasa de dramǎ. (G.C.)
[Tu sais que je me suis inscrite au Conservateur, mais je ne suis pas bien décidée.
J’aurais plutôt préféré suivre des classes de drame.]
-Ha, ha, tipule, te-ai dezgheţat bine, frecventezi localurile de perdiţiune! (G.C.)
[Hé-hé, le type est bien dévergondé, il fréquente les locaux mal famés!]
L’adverbe bine peut apparaître aussi dans une construction à sens
temporel, exprimant le dépassement d’un terme ou d’une limite temporelle:
148
(64)
(65)
(66)
(67)
Nu oricine putea primi călușul, care ținea mai bine de un ceas ... (M.P.)
[Tout le monde ne pouvait pas se permettre de recevoir le căluş, qui durait plus
d’une heure.]
Nu l-am văzut de mai bine de-un an. [Je ne l’ai pas vu depuis plus d’un an.]
Avea mai bine de 50 de ani. [Il devait avoir plus de 50 ans.]
Nu ieșiră însă bine din sat, că se petrecu întâmplarea... (M.P.)
[Ils étaient à peine sortis du village, quand l’événement s’est passé.]
2. Valeurs et emplois énonciatifs de bine
Nous allons analyser en ce qui suit les occurrences de l’adverbe bine dans
les dialogues, employé seul et séparé par une virgule du noyau phrastique ou dans
des expressions appartenant surtout au registre oral: (bine-)bine, dar…, numai bine
că…, de bine ce…, ba bine că nu, ei bine, …vezi bine că…de bine, de rău, dacă se
poate, bine, dacă nu, iar(ăşi) bine.
Une partie de ces combinaisons syntagmatiques contiennent les
morphèmes de la 2e personne du singulier et parfois du pluriel: că bine zici, [tu dis
bien/ vezi bine că [tu vois bien que], fă bine de/şi… [fais bien de/et], fait qui
indique la nature décidément énonciative et dialogique de ces structures
appartenant surtout au registre oral du roumain.
2.1 L’adverbe bine - marqueur du discours
En tant que marqueur discursif, l’adverbe bine possède une valeur positive,
constante dans tous ses emplois. Il sert à caractériser du point de vue axiologique le
contenu propositionnel de l’intervention précédente, quel qu’en soit l’énonciateur.
On peut identifier au moins deux emplois distincts de bine:
(1) il exprime l’accord implicite du locuteur avec l’assertion précédente;
(2) il exprime une attitude hésitante (et même sceptique, quand il est doublé).
Il peut être suivi, après une pause énonciative, d’un verbe à l’impératif, au
conjonctif, qui renforcent la nuance modale d’incertitude.
L’accord implicite avec l’acte de langage ou le contenu propositionnel de
l’intervention précédente (appartenant généralement à l’interlocuteur) peut être
renforcé par une paraphrase plus ou moins développée ou par un enchaînement
allant dans la même direction argumentative:
(68)
(69)
- Îmi dai altul? spuse Simion încântat şi senin. Bine, atunci sǎ-mi dai! (G.C.)
[Tu m’en donnes un autre? demanda Simion enchanté. Bien, alors donne m’en! ]
- Bine, zise Stǎnicǎ, aşezându-se de-a binelea sǎ mǎnânce, sǎ-mi spui, mǎ rog, ce
poţi sǎ faci? (G.C.)
[- Bien, dit Stǎnicǎ, tout en se mettant à table pour manger, dis-moi, s’il te plaît,
qu’est-ce que tu peux faire?]
Le rôle de marqueur phatique de l’adverbe bine est constamment doublé
par celui de modalisateur indiquant l’attitude du locuteur envers l’énoncé antérieur
149
(en général attribuable à l’interlocuteur). Il s’agit en principe d’une attitude
favorable (ce qui rend l’emploi de bine équivalent à un acquiescement) ou d’une
évaluation positive du contenu propositionnel de l’intervention précédente. Il
équivaut en quelque sorte à la prophrase da [oui] ou de acord [d’accord], puisqu’il
représente une réponse à l’intervention de l’interlocuteur.
(70)
- Bine, nu mai vând, vorba ta, dacă am zile scap! (M.P.)
[- D’accord, je ne vends plus, tu as raison, avec un peu de chance, je peux vivre!]
Parfois on enregistre des nuances plus subtiles marquant une attitude qui peut
aller de l’indifférence à l’avertissement:
(71)
(72)
Titi se întunecă şi refuză cu o încǎpǎţânare în care se ghicea o supǎrare ascunsǎ.
- Bine, rezolvă Ana chestiunea foarte simplu, dacǎ tu nu mergi, mǎ duc eu cu
domnul Raţiu. (G.C.)
[Le visage de Titi s’assombrit et il refusa avec une obstination où l’on devinait une
colère cachée.
- Très bien alors, tranchait Ana, si tu ne veux pas, moi je sors avec M. Raţiu.]
- Bine, dacă zici tu, zic și eu ca tine, dar bagă de seamă! (M.P.)
[Très bien, puisque tu le dis, je suis d’accord, mais fais attention!]
Dans certains cas, bine peut servir de marque de clôture d’un échange et
plus précisément à signaler l’intention du locuteur de changer le sujet de la
discussion. Dans cette situation, il est accompagné d’une intonation nette et neutre.
(73)
Aglae pǎru a fi muncitǎ de o scurtǎ repulsie, apoi se dǎdu învinsǎ.
- Bine, ne socotim noi la sfârşit. (G.C.)
[Aglae réprima un sursaut de dégoût, puis se laissa vaincre.
- D’accord, on fera les comptes à la fin.]
L’intonation a d’ailleurs un rôle important dans l’indication de la valeur
modale de l’adverbe bine, ainsi que de la valeur illocutoire de l’énoncé qui le
véhicule. Par exemple:
(74)
Biine! (las’ că mai vedem noi!) [Bon! On verra bien à la fin!]
prononcé avec une intonation appuyée et souvent avec un prolongement de la
voyelle [i] exprime un avertissement ou une menace.
En tant que marqueur conversationnel exprimant l’attitude hésitante du
locuteur, bine peut être employé seul ou doublé (bine, bine...,). Il est en général
suivi d’un cotexte explicitant ou justifiant l’attitude en cause. Le verbe est le plus
souvent à l’indicatif ou au conjonctif:
(75)
Vǎzând şi starea de spirit a lui Titi, Aglae se mai calmǎ.
150
- Bine, bine, zise ea, cu un rest de orgoliu, s-o văd şi eu cine este, sǎ vinǎ, cum vin
nurorile, sǎ zicǎ «-Bunǎ ziua, eu sunt cutare». (G.C.)
[En voyant l’etat d’esprit de Titi, Aglae se calma un peu.
- Bon, d’accord, dit-elle, avec une trace de rancune, mais je voudrais la voir,
qu’elle vienne, comme toutes les belles-filles, me dire bonjour et se présenter.]
- marque de concession et de clôture «ça suffit, j’ai bien compris»
(76)
(77)
(78)
- Uite, zise, îţi mai dau încǎ o datǎ, dar sǎ ştii cǎ nu mai am. De atâtea ori v-am dat
la amândoi.
- Bine, bine, mulţumesc, rǎspunse Stǎnicǎ, luând banii. (G.C.)
[Tiens, dit-elle, je t’en donne une derniere fois, mais sache que moi aussi je n’en ai
plus. Je vous en ai donné bien des fois à tous les deux.]
- Bon, d’accord, merci, répondit Stănică, en prenant l’argent.]
- Să faci bine să-ţi cauti camera şi până la lună să te muţi.
- Bine, bine, răspunse Călin, numai să nu te mai aud. (I.V.)
[Tu dois trouver une autre chambre à louer jusqu’au début du mois.
– Très bien, d’accord, pourvu que tu te taises.]
Aceştia spuserǎ cǎ au ordin de sus. Internul strâmbǎ din nas, dar nu se dǎdu bǎtut.
- Bine, bine, ţi-o fi spus sǎ vii o datǎ, aşa, dar nu în fiece zi. (G.C.)
[Ceux-ci dirent qu’ils avaient un ordre. L’interne était mécontent, mais ne se laissa
pas intimider pour autant.
- Bien, d’accord, on vous a peut-être dit de venir une seule fois, mais pas tous les
jours.]
Si bine introduit une réplique dont le contenu propositionnel exprime de
désaccord total ou partiel avec les opinions exprimées par l’interlocuteur, la valeur
modale positive disparaît complètement, bine fonctionnant comme connecteur
concessif. Il marque donc la concaténation avec l’intervention antérieure, servant
de connecteur dans une structure concessive du type: «D’accord, mais…». Il est
généralement suivi par la conjonction adversative dar, qui introduit l’objection
proprement dite (contre l’assertion précédente de l’interlocuteur). Dans cette
situation, la valeur sémantique primaire de l’adverbe bine est neutralisée dans la
conscience du locuteur, tandis que, du point de vue fonctionnel, dans l’intervention
réactive bine garde seulement la valence de connecteur qui met en relation le
contre-argument qui justifie le désaccord avec l’assertion précédente. C’est cet
argument qui fait référence, en s’y opposant, au contenu propositionnel de
l’intervention précédente, car le lexème bine est dépourvu de sens (il serait
complètement illogique de porter un jugement favorable sur une assertion qu’on
contredit par la suite). L’objection ou le contre-argument l’emporte sur la
concession exprimée par bine.
(79)
- I s-o măritat drăguţa, c-aşa-i în ziua de azi, ca şi altădată de altfel: se bat fetele
după avere şi după trai bun!
- Bine, bine! a spus Pătru apăsat. Da’ Lae ăsta de ce nu s-a dus să-şi ieie drăguţa de
lângă mire? (I. Lăncrănjan. p. 270, apud C. Milas 2007)
151
(80)
[- Sa bien-aimée s’est mariée, comme toutes les filles d’aujourd’hui et d’autrefois;
toutes vont pour les hommes riches qui peuvent leur offrir une vie meilleure.
- Bon, d’accord, dit Petru avec ardeur. Mais pourquoi ce bigre de Lae n’est pas
allé reprendre sa bien-aimée de chez son mari?]
- Bine, dar nu e salcâmul nostru! mai protestă Nilă. (M.P.)
[Bigre, mais ce n’est pas notre acacia! protesta Nilă encore une fois.]
Il nous semble d’ailleurs que la structure bine, dar... s’est spécialisée comme
introducteur d’objection ou de remarque critique. Même s’il n’y a pas de cotexte
antérieur, la réaction verbale à un état de choses inattendu ou contrariant consiste
dans une assertion de type bine, dar suivie d’une assertion de forme négative. La
contrariété du locuteur prend alors la forme d’une structure de type concessif:
(81)
Ceea ce vǎzu o umplu de necaz şi deznǎdejde. Îşi spuse impresia brutal, faţǎ de
rudele nurorii:
- Bine, dar voi n-aveţi de nici unele aici. La o fatǎ de oameni aşezaţi se dǎ trusou,
nu aşa. (G.C.)
[Ce qu’elle vit la mit en colère. Elle dit son impression brutalement, devant les
parents de la belle- fille:
- Bon Dieu, mais vous n’avais pas de meubles ici! Chez les gens bien, on donne un
trousseau aux jeunes mariées.]
Dans cet exemple, il n’y a pas d’intervention préalable à laquelle le
locuteur réagisse, mais l’écart entre la réalité constatée et les attentes de celui-ci
donnent lieu à une réaction verbale. Ce schéma logico-sémantique peut connaître
différentes variantes d’organisation syntagmatique: le segment initial de
l’intervention, constitué par la suite bine, dar... peut être coupé par l’insertion d’un
vocatif ou de la marque d’interpellation familière măi suivi du nom propre, comme
dans l’exemple:
(82)
(83)
- Bine, Moromete, alt salcâm nu găseai să tai? exclamă cineva din fundul grădinii.
(M.P.)
[Mais alors, Moromete, tu aurais pu abattre un autre acacia! s’exclama quelqu’un
au fond du jardin.]
- Bine, mă, Ilie, ..., nu te bătui eu pe tine alaltăieri? (M.P.)
[Mais, Ilie, n’est-il pas vrai que je t’ai battu avant-hier?]
Un autre procédé consiste dans l’inversion de l’adverbe et de la
conjonction adversative:
(84)
- Acela e proprietarul? Dar bine, este unchiul meu, Costache Giurgiuveanu. (G.C.)
[C’est le proprietaire? Mais bon, c’est bien mon oncle, Costache Giurgiuveanu]
2.2. Emploi en prophrase:
Parfois, l’adverbe bine est employé comme une prophrase:
152
(85)
-Cum te simti la noi?
- Bine! (G.C.)
[Comment tu te sens chez nous? – Bien!]
Plus rarement, il apparaît dans une structure alternative:
(86)
(87)
Dacă vreți, bine, dacă nu... treaba dumneavoastră.... (G.C.)
[Si vous voulez, d’accord, sinon, c’est votre affaire.]
Cu Otilia, dacǎ ai bani, bine, dacǎ nu, te planteazǎ. (G.C.)
[Avec Otilia, si vous avez de l’argent, ça va, sinon, elle vous plante.]
2.3. Emplois polémiques et argumentatifs de bine
À l’intérieur d’une même intervention, en réponse à une question
rhétorique ou a une question-écho que le locuteur se pose, la prophrase bine
(parfois au superlatif) exprime un défi du locuteur. C’est à valeur d’antiphrase que
l’appréciation positive exprimée par bine est utilisée dans ce cas-là:
(88)
- N-a vrut să-l ia pe-al lui Stan Cotelici? Foarte bine! (M.P.)
[Elle a refusé d’épouser le fils de Stan Cotelici? Très bien!]
2.3.1. Ei bine
Vers la fin du XIX siècle, sous l’influence du français, l’expression ei bine
[eh bien] commence à être utilisée dans la langue littéraire à des fins rhétoriques. Il
s’agit bien évidemment d’un calque de l’expression française, qui est utilisée par le
locuteur pour effectuer une thématisation du contexte précédent qui servira de
support à l'énoncé suivant. Ainsi, d'une part, le locuteur signale qu'il va introduire
des éléments nouveaux, et d'autre part, affirme qu'il s'appuie, pour ce faire, sur un
discours préalable. Tout en attirant l'attention des interlocuteurs, ei bine a le rôle
d’introduire une conclusion personnelle du locuteur, ce qui provoque une rupture
de la consensualité coénonciative et signale un plan énonciatif égocentré.
Dans (89), il s’agit de la position personnelle du locuteur dans une suite
événementielle:
(89)
Poate cǎ n-ar trebui sǎ-ţi spun, dar domnişoara Otilia a venit îngrijoratǎ la mine şi
mi-a arǎtat cǎ moş Costache nu vrea sǎ dea bani ca sǎ te înscrii la universitate şi
celelalte. Ei bine, i-am dat eu. (G.C.)
[Je ne devrais peut-être vous le dire, mais Mlle Otilia est venue me chercher,
inquiète, pour me dire que Père Costache ne voulait pas payer ton inscription à
l’université. Eh bien, cet argent, c’est moi qui le lui ai donné.]
Dans (90), le locuteur introduit un argument nouveau qui s’appuie sur des
informations partagées par les interlocuteurs:
153
(90)
- Ei bine, cucoana Aglae, condusǎ de Stǎnicǎ ǎsta, care e un escroc (sǎ nu te
superi, domnişoarǎ Otilia) şi umblǎ dupǎ procopsealǎ, e capabilǎ sǎ declare cǎ
Costache s-a smintit şi e iresponsabil, aducând mǎrturia doctorului. (G.C.)
[Eh bien, Mme Aglae, manipulée par cet escroc de Stănică (excuse-moi, Mlle
Otilia) qui cherche à s’enrichir, est capable de déclarer que Costache s’est cinglé et
qu’il est devenu irresponsable, en ajoutant le témoignage du docteur.]
Dans (91) le locuteur se sert du discours de l’interlocuteur à des fins
argumentatives. Le discours rapporté constitue alors la justification de l’acte
directif introduit par ei bine:
(91)
- Mi-ai spus de atâtea ori cǎ vrei s-o adoptezi. Ei bine, Costache, e timpul sǎ faci
asta. (G.C.)
[Tu m’as répété bien des fois que tu voulais l’adopter. Eh bien, Costache, il est
grand temps que tu le fasses.]
2.3.2. Ba bine că nu
Cette expression, employée en prophrase, signifie «evident că da!, senţelege!» [mais oui/mais non]:
(93)
Îl privii uimit:
- Îţi iei vorba înapoi?
- Ba bine că nu. (I.V.)
[Je le regardai avec stupeur: - Alors tu retires ta parole? – Mais non, pas du tout!]
2.4. Formules rituelles
L’ancienneté de l’adverbe bine et son appartenance au fonds lexical
principal du roumain sont attestées par son emploi dans de nombreuses formules
figées:
(94)
(95)
(96)
(97)
- Hei, Georgeta, sǎri Stǎnicǎ, bine te-am gǎsit! (G.C.)
[Bonjour, Georgeta, dit Stanica avec empressement, je suis content de te
retrouver!]
- Bine ți-a făcut! afirmă tatăl, dar săriră cu gura pe el să tacă. (M.P.)
[-Il t’a bien fait! dit le père, malgré les protestations des autres.]
S-a trezit sub atingerea imateriala a unei priviri. Roua sta în picioare lângă pat.
- Să-ţi fie de bine, îi ură ea, nici nu m-ai auzit intrând. (I.V.)
[Il s’est réveillé sous le poids immatériel d’un regard. Roua se tenait debout près
du lit: - Bienvenue, lui souhaita-t-elle, tu ne m’as même pas entendue entrer.]
- Bine aţi venit! [Soyez les bienvenus!]
3. Conclusion
L’adverbe roumain bine n’a pas particulièrement suscité l’intérêt des
linguistes, à peu d’exceptions (v. par ex. C. Milaş 2004). Les grammaires du
roumain le placent dans la classe de l’adverbe de manière, tout en signalant sa
polysémie, ses valeurs qualificative et quantitative et ses fonctions syntaxiques de
154
complément de manière, déterminant du verbe, attribut du sujet, déterminant d’un
adjectif ou son glissement dans les catégories du nom et de l’adjectif.
Pourtant l’usage, surtout à l’oral, de l’adverbe bine met en lumière des
phénomènes de pragmaticalisation: selon les contextes et les visées discursives, il
est employé comme connecteur pragmatique, prophrase ou interjection. Notre
article a essayé de mettre en évidence la complexité des emplois pragmatiques de
l’adverbe bine, tout en proposant également une classification sémantique de ses
emplois intraprédicatifs.
Bibliographie
Academia Română / Institutul de Lingvistică „Iorgu Iordan-Al. Rosetti” (2005),
Gramatica limbii române, I, Cuvântul, II, Enunțul, București: Editura
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Academia RSR (1966), Gramatica limbii române, Ediția a II-a revăzută şi
adăugită, Vol. I-II, București: Editura Academiei.
Ciompec, Georgeta (1985), Morfosintaxa adverbului românesc: sincronie şi
diacronie, București: Editura Științifică şi Enciclopedică.
Dimitriu, Corneliu (1999), Tratat de gramatică a limbii române, I, Morfologia,
Iaşi: Institutul European.
Martin, Robert (1990), «Pour une approche vériconditionnelle de l’adverbe bien»,
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Milas,
Constantin,
«Adverbul
bine
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dialogală»,
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Academia Română / Institutul de Lingvistică „Iorgu Iordan” (1998), Dicţionarul
explicativ al limbii române, Ediţia a II-a, Bucureşti: Editura Univers
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Candrea, I.A / Densusianu, Ov. (2003), Dicţionarul etimologic al limbii române.
Elementele latine, Bucureşti: Editura Paralela 45.
Ciorănescu, Alexandru (2002), Dicţionarul etimologic al limbii române, Bucureşti:
Editura Saeculum I.O.
Oprea, Ioan / Pamfil, Carmen-Gabriela / Radu, Rodica / Zăstroiu, Victoria (2006)
Noul dicţionar universal al limbii române, Bucureşti: Editura Litera
Internaţional.
155
Şăineanu, Lazăr (1929), Dicţionar universal al limbei române, Ediţia a VI-a,
Craiova: Editura Scrisul Românesc.
Sources des exemples:
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Mihăescu, Gib, 1993, Donna Alba, Craiova: Editura APOLO.
Preda, Marin, 1995, Morometii, Bucureşti: Editura 100 + 1 GRAMAR.
Serghi, Cella, 1993, Pânza de păianjen, Bucureşti Bucureşti: Editura PORUS M.
Stancu, Zaharia, 1994, Jocul cu moartea, Bucureşti Bucureşti: Editura 100 + 1
GRAMAR.
Vinea, Ion, 1990, Venin de mai, Bucureşti Bucureşti: Editura Scrisul Românesc.
156
LES ERREURS GRAMMATICALES PERSISTANTES
DES APPRENANTS CHINOIS EN EXPRESSION ECRITE
Julie BOHEC
Université d’Artois, FRANCE
Résumé
Notre étude propose d’abord une présentation de l’enseignement du
français en Chine et, ensuite, une mise en évidence de l’importance de la
grammaire dans cet apprentissage. Puis, nous verrons les erreurs
persistantes de grammaire dans les copies d’expression écrite des
étudiants afin de proposer une solution adaptée. L’objectif est que les
étudiants apprennent à se corriger eux-mêmes lors de la relecture et que
ces erreurs diminuent de façon significative dans leurs devoirs.
Abstract
THE CONTINUOUS GRAMMATICAL MISTAKES OF CHINESE
STUDENTS IN WRITING
Firstly, our study provides an introduction in the teaching of French as a
foreign language in China, with an emphasis on the role of grammar. We
will, then, analyze the recurrent mistakes that students make in their
written papers, and try to identify solutions. The purpose is for the
students to learn to correct themselves during the proofreading phase, so
that the number of mistakes can be significantly reduced.
Mots-clés: étudiants chinois, expression écrite, erreurs grammaticales,
TFS4, TFS8
Keywords: Chinese students, writing, grammatical mistakes, TFS4, TFS8
L’enseignement du français en Chine s’est considérablement développé ces
dernières années et de nombreuses universités ont ouvert un département de
français. L’ambassade de France nous a communiqué que le nombre de 103
universités proposant la spécialité «langue française» a été atteint en 2013; ce qui,
après l’anglais, en fait l’une des langues étrangères les plus apprises en Chine. La
licence dure 4 ans et, pour l’apprentissage du français en tant que langue de
spécialité, il s’agit d’acquérir les bases en première et en deuxième année et puis
d’approfondir les connaissances en troisième et en quatrième année. Ainsi le
niveau obtenu est A2 ou B1 en fin de deuxième année et B2 (rares sont les C1) en
fin de licence. Pour atteindre ces niveaux, les cours proposés à ces apprenants sont
157
des cours de grammaire, de compréhension, d’expression écrite et orale, de
traduction, de littérature et parfois de FOS pour certaines universités. Après leurs
études, certains étudiants partent travailler en Afrique dans des entreprises
francophones, ce qui fait que les jeunes diplômés d’une licence de français sont
parmi les mieux rémunérés pour leur premier emploi en comparaison avec ceux des
autres spécialités. Mais, les différences linguistiques entre le français et le chinois
rendent l’apprentissage difficile pour des sinophones, en particulier en ce qui
concerne la grammaire. Dans cette optique, nous présenterons leurs difficultés et
des pistes pour tenter d’y remédier à l’écrit.
1. L’apprentissage du français en Chine
1.1. Présentation des objectifs fixés par le ministère chinois
Les objectifs de l’enseignement de la grammaire française pour les
étudiants de la spécialité «français» en université chinoise sont écrits dans le
programme d’enseignement pour le cycle de base (les deux premières années de
licence) et correspondent aux attentes nationales du ministère. Il indique que toute
la grammaire doit être apprise durant la première et la deuxième année. Ce
programme présente de façon détaillée, dans un tableau de 11 pages, la liste de ce
qui doit être étudié. L’apprentissage de la grammaire est divisé en deux parties : la
morphologie et la syntaxe. Les apprenants doivent maîtriser les pronoms, les
articles, les adjectifs, les conjugaisons, etc. La deuxième année permet un
approfondissement de la première. Ainsi, ils étudient en première année le pluriel
des noms et en deuxième le pluriel des noms composés. Les apprenants doivent
aussi apprendre des temps peu utilisés aujourd’hui tels que le plus-que-parfait du
subjonctif et le passé simple.
1.2. La culture d’apprentissage en Chine
Les Chinois utilisent la méthode grammaire-traduction dans leur
apprentissage du français; méthode qui reste très appréciée des apprenants et
enseignants chinois étant donné qu’elle représente pour eux:
«Une façon confortable d’apprendre une langue étrangère puisque la prise de
risque est minimale: l’enseignant explique une règle de grammaire en chinois et
les apprenants font des exercices.» (Ren/Bel 2007: 96)
Les étudiants peuvent comprendre tout ce qui est dit en cours puisque cela
est dit en chinois ou traduit immédiatement s’il s’agit de français. De même, cette
situation est confortable pour l’enseignant qui, parlant en chinois pendant tout son
cours, n’a pas à prendre le risque de parler en français. La préparation est
également simple: il s’agit de suivre le manuel page par page (Ren/Bel 2007: 96).
En Chine, la méthode grammaire-traduction a encore aujourd’hui une influence
158
dans la rédaction des manuels de français. Ces derniers, pour les débutants,
présentent la grammaire et le vocabulaire de chaque leçon en chinois ainsi que les
notes qui facilitent la compréhension du texte (Wang 2009: 125). Au début de
l’apprentissage, la méthode grammaire-traduction permet la présentation,
l’explication et l’assimilation des formes linguistiques (Wang 2009: 126). La
traduction en langue maternelle fait économiser du temps et rend «les explications
plus claires, plus courtes et plus complètes1». Les Chinois utilisent donc encore
cette méthode et accordent une grande importance à la grammaire dont la
compréhension est testée par des exercices écrits sans objectifs de communication.
1.3. Présentation du manuel «Le français» de Ma Xiaohong
Pour l’apprentissage de la grammaire, le manuel le plus utilisé est «Le
français» de Ma Xiaohong. Composé de quatre tomes, il contient le vocabulaire et
la grammaire qui doivent être étudiés en première et deuxième année; chaque tome
correspond à un semestre et chaque leçon est structurée de la même façon: un texte
écrit suivi du vocabulaire nouveau traduit en chinois, de la grammaire et des
exercices et un texte supplémentaire de lecture. La première édition du manuel date
de 1992 et seuls les deux premiers tomes ont été réactualisés dans une nouvelle
version en 2007 et 2009.
La grammaire y occupe une place très importante. Elle est expliquée en
chinois et généralement le point de grammaire est étudié de façon exhaustive dans
une seule leçon. Par exemple, dans le tome 2 de cette méthode, la leçon 1 porte sur
le futur simple. Dans un premier temps, on présente la formation de ce temps,
suivie dans un deuxième temps de tableaux de conjugaisons des verbes réguliers
puis des verbes irréguliers. Pour terminer la présentation du futur simple, l’emploi
de ce temps est expliqué avec des exemples traduits: les auteurs indiquent qu’il
s’utilise pour le futur relativement proche ou lointain, pour une situation certaine
ou probable dans le futur; ils présentent le futur de politesse et l’utilisation du futur
pour exprimer un ordre. La même situation se présente pour d’autres points de
grammaire tels que les pronoms démonstratifs, le discours indirect. Un à quatre
points grammaticaux sont vus par leçon. Les exercices sont très nombreux (textes à
trous, transformer selon le point de grammaire étudié, relier des éléments, choisir la
bonne réponse, des verbes entre parenthèses à conjuguer dans une phrase, chasser
l’intrus, des phrases à compléter, modifier des phrases selon le modèle, etc.). Ils
sont ainsi majoritairement de facture traditionnelle. Ce manuel souhaite répondre
aux objectifs fixés par le ministère pour la spécialité et traite donc des points
grammaticaux demandés. D’ailleurs selon l’auteur Ma Xiaohong, la présentation
détaillée des points grammaticaux permet de bons résultats et rassure les
apprenants:
1
Puren, C., Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues, Clé international, Paris,
1988, P124, cité dans Wang 2009: 126.
159
«Si nous avons renforcé la présentation des points grammaticaux, c’est parce que
nous souhaitons être sûrs de ce bon résultat de l’enseignement garanti par la
«méthodologie traditionnelle» qui s’avère bien efficace pour les apprenants
chinois adultes dont la plupart se sentent «perdus» quand l’explication des points
de grammaire diminue.» (Ma 2010: 67)
Ce manuel repose sur la méthodologie grammaire-traduction (Feng/Bel
2008: 145) et pour chaque leçon des exercices de thème et de version sont
proposés. D’ailleurs ce cours est exclusivement destiné aux enseignants chinois. Ce
manuel serait difficilement utilisable par des Français puisque les explications
grammaticales sont en langue chinoise.
Les étudiants chinois acceptent de faire de la grammaire pure puisqu’ils y
sont déjà habitués pendant leurs cours d’anglais: ils étudient en général les points
de grammaire dans leur ensemble et dans le détail en chinois puis ils font des
exercices liés à ce point. Par exemple, cette phrase à compléter avec le comparatif:
(1)
La superette est.......... (grand)..................... que le supermarché. (Niveau 2, leçon
5, p. 123)
1.4. La grammaire dans le TFS4 et 8
Les TFS 4 et 8 sont des tests nationaux de français destinés aux étudiants
spécialisés en études françaises et qui évaluent les étudiants tous les deux ans,
c’est-à-dire en deuxième année pour le TFS4 et en quatrième année pour le TFS8.
Ils vérifient que les étudiants ont atteint les objectifs fixés par le ministère. Ces
examens sont notés sur 100 points avec des mentions (100 à 80: très bien; 70 à 79
points: bien2); selon les années, il faut entre 50 et 60 pour les obtenir: la note
minimale pour le valider dépend de la difficulté de l’examen. Le TFS4 comporte
une dictée, une partie de compréhension orale, de compétence lexicale, de
compétence grammaticale, de compréhension écrite et d’expression écrite. Le
TFS8 regroupe les compétences lexicales et grammaticales en une section
vocabulaire et grammaire et ajoute du thème et de la version. Il s’agit d’un exercice
à choix multiples avec 4 réponses proposées; il faut choisir «le mot ou l’expression
dont le sens est le plus proche de celui de la partie soulignée3» dans une phrase.
Dans un deuxième exercice, il faut choisir les mots ou expressions les plus adaptés
dans un texte à trous.
La grammaire représente trente points au TFS4 et vingt points tout en étant
liée au vocabulaire dans le TFS8. La grammaire ayant une place peu importante
dans le TFS8, nous présenterons plus en détail le TFS4.
Dans le TFS4, le premier exercice de compétence grammaticale est un
QCM: ce sont quarante phrases à trous qu’il faut compléter par une des quatre
réponses proposées. Les sujets des différentes années comportent tous les mêmes
aspects grammaticaux qui sont principalement: les pronoms relatifs simples et
2
3
Le nombre de points pour obtenir les mentions varie selon les années .
Consigne.
160
composés, le superlatif, le comparatif, les mots de liaison, les verbes pronominaux,
les pronoms «y» et «en», l’orthographe grammaticale, des expressions, la négation,
le partitif, les pronoms COD et COI, les prépositions. Pour certaines phrases, il
n’est pas indispensable de comprendre le sens pour trouver la réponse exacte:
(1)
C’est un ______ ami de mon père.
A- vieux
B- vielle
C- vieille
D- vieil4
La partie grammaticale comprend également un texte avec vingt verbes à l’infinitif
qu’il faut conjuguer au temps et au mode qui conviennent. Alors qu’il n’y a pas de
conjugaisons en langue chinoise et ainsi, pas d’équivalences, il s’agit d’un aspect
qui leur est assez compliqué. L’imparfait et le passé composé sont beaucoup
demandés alors que ce sont des temps difficiles à maîtriser pour les Chinois. En
effet, il leur est difficile de savoir utiliser ces deux temps du passé. Malgré les
explications grammaticales, rares sont ceux qui réussissent à différencier leur
utilisation et les emploient correctement. Par exemple, les phrases suivantes leur
semblent avoir le même sens:
(1)
(2)
elle criait quand elle a vu le lion
elle a crié quand elle a vu le lion5
Selon les années, les verbes à conjuguer sont souvent l’auxiliaire être, des
verbes du premier et du deuxième groupes et des verbes irréguliers du troisième
groupe. Les verbes sont souvent les plus utilisés dans la langue française:
s’appeler, marcher, faire, être, devoir pouvoir, téléphoner, gagner, s’occuper,
obtenir, etc. La difficulté consiste alors principalement à utiliser le mode et le
temps qui conviennent et non réellement à conjuguer les verbes.
C’est pourquoi le TFS4 montre l’importance de la grammaire pour les
deux premières années d’apprentissage des étudiants spécialistes de français; bien
que sa partie représente 30 points soit à peine 1/3 du nombre total de points, la
grammaire est aussi indirectement évaluée dans la dictée et l’expression écrite.
Cela en fait l’un des aspects principaux évalués dans le TFS4.
2. Les erreurs grammaticales et les solutions proposées
2.1. Les erreurs persistantes de grammaire en expression écrite
Les cours d’expression écrite sont proposés selon les universités en
deuxième année, pour certaines dès le premier semestre, pour d’autres en troisième
et/ou quatrième année. Certaines erreurs restent sensiblement les mêmes quelle que
soit l’année d’apprentissage. La langue chinoise ayant une grammaire sans
4
5
Examen de 2012, partie IV, question 48.
Phrases trouvées sur le site insuf-fle.hautetfort.com/media/02/00/1817403966.pdf consulté
le 5 avril 2014.
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conjugaisons ni genres, leur acquisition s’avère très difficile pour les étudiants qui,
ayant tous appris l’anglais, ont peu été habitués à une grammaire plus complexe
dans l’apprentissage de cette autre langue étrangère. Ici seront détaillées les erreurs
les plus courantes.
- Le genre des noms et plus particulièrement des noms masculins se
terminant par la lettre «e»: un commerce, un problème
- L’utilisation des articles définis et indéfinis, ce qui s’explique par leur
absence en langue chinoise par exemple:
(1)
我买了书
wo mai le shu
signifie «j’ai acheté des livres» (Je acheter livre); la particule d’aspect «le» indique
l’action achevée. La langue chinoise possède un caractère pour indiquer le pluriel
(们) men mais il est principalement utilisé pour les pronoms sujets ou les personnes
(amis, camarades...). Ainsi pour cet exemple «des livres», il est possible d’en
préciser le nombre, d’utiliser les mots «plusieurs», «quelques»...:
(2)
我买了几本书
womai le jiben shu
se traduit par «j’ai acheté quelques livres»maisle pluriel n’apparait pas à la fin du
nom. Avec cette phrase, on comprend donc les difficultés rencontrées par le public
sinophone en français. De même, lorsque le pluriel est inaudible, écrire les beau
cahier ne choque pas particulièrement les Chinois.
- La place des adverbes dans la phrase et plus particulièrement avec le passé
composé, puisque les adverbes chinois se placent avant le verbe lorsqu’ils
modifient ce dernier, leur place en français perturbe assez souvent les apprenants et
des constructions suivantes sont courantes:
(1)
(2)
L’hiver dernier, je suis allé au restaurant manger des raviolis souvent
Je souvent mange
- Les pronoms COD et COI: je le lui dis devient souvent je le dis à lui
puisque ces pronoms n’existent pas en chinois: ils utilisent toujours le pronom
sujet: 我给他说 je lui dis (je à il dit) wogeita shuo.
- Les verbes et leurs prépositions: demander à quelqu’un de faire quelque
chose, se souvenir de quelque chose, avoir confiance en quelqu’un, il existe
quelques prépositions en chinois que l’on traduit par avec, à, de, mais elles sont
utilisées différemment du français et les apprenants ne peuvent donc pas s’appuyer
sur leur langue maternelle pour éviter les erreurs en français.
162
- L’utilisation de l’imparfait et du passé composé: il n’y a pas de temps ni
de conjugaisons en chinois. Ainsi, si le futur simple et le conditionnel présent ne
sont pas extrêmement difficiles pour eux puisqu’ils les connaissent grâce à
l’anglais, les deux temps du passé sont particulièrement ardus à différencier. Même
s’ils connaissent bien leurs conjugaisons, une erreur d’inattention est très vite
arrivée et commencer un devoir au futur puis le terminer au présent sans raison
apparente ne les choque pas du tout. Ainsi un devoir sur leur avenir professionnel
peut commencer au futur puis, s’ils parlent de leur situation actuelle d’étudiants, ils
ne penseront pas forcément à réutiliser le futur ensuite pour finir leur devoir sur ce
sujet.
D’une manière générale, du «par cœur» n’est pas un problème pour les
apprenants chinois qui durant toute leur scolarité pré-universitaire ont
principalement été habitués à ce type d’enseignement. Par contre, ce qui est mobile
comme la place des adverbes, ou possède une légère nuance: demander à
quelqu’un de faire quelque chose, différencier la mode (pour les vêtements) et un
mode (un moyen) ou le genre des noms masculins se terminant par la lettre «e» tels
que un poème est assez souvent source d’erreurs.
2.2. Les solutions proposées
Pour que les apprenants s’habituent à corriger leurs propres erreurs de
grammaire, il est possible de leur demander un devoir écrit par semaine.
L’enseignant corrige alors les erreurs les plus complexes et souligne celles qui
peuvent être corrigées par l’apprenant lui-même: que ce soit les erreurs les plus
évidentes ou celles en lien avec le point de grammaire revu lors de ce cours. Avec
l’aide de leurs manuels, de leurs dictionnaires et d’éventuels autres documents leur
paraissant nécessaires, les apprenants essaient alors seuls de corriger leurs erreurs
puis par groupes demandent à leurs camarades de les aider. Les erreurs qui n’ont
pas pu être corrigées en groupes le sont alors avec l’enseignant en classe entière.
Durant l’activité, l’enseignant aide les apprenants en leur indiquant si leur
correction est correcte ou non. Une autre variante de l‘exercice peut être de donner
la copie d’un étudiant de la classe à tous et de leur demander de retrouver les
erreurs grammaticales en groupes. De cette façon, les étudiants se souviennent
mieux de leurs erreurs que lors d’une correction réalisée par l’enseignant sans
réflexion de leur part. Le travail de groupe les motive également et expliquer un
point grammatical à un camarade permet de mieux le mémoriser soi-même. De
plus, le travail de groupe permet la confrontation avec un autre camarade et fait
douter celui qui ne se posait pas de questions (Cardo et Péret 2007: 63). Il rend
également possible une variété de points de vue, évitant que l’apprenant ne
conserve une idée unique (Meirieu 2010: 33) et le groupe peut motiver: il a des
objectifs à réaliser, cela doit être bien fait et mal travailler signifie mettre en péril le
travail du groupe entier et donc aussi celui des autres, ce qui peut motiver à réaliser
un travail correct (Id.: 33).
163
3. Conclusion
Pour conclure, malgré les difficultés des apprenants dont certaines
paraissent très difficilement surmontables telles que la différence entre l’imparfait
et le passé composé, il est possible de les aider à réduire le nombre de leurs erreurs
et aussi de leur apprendre à se relire et à s’autocorriger. Cependant, il faut signaler
également que les erreurs grammaticales ne sont bien sûr pas les seuls problèmes
des apprenants en expression écrite: l’utilisation du vocabulaire qui diffère entre le
français et le chinois, ce qui n’est pas signalé dans les dictionnaires et les habitudes
de langue, sont également sources d’erreurs pour les étudiants chinois. En effet,
certains mots sont difficiles à traduire en chinois tel que «motivé»: le chinois dira:
«je n’ai pas très envie d’étudier» mais ne parlera pas de motivation, tout comme
certains mots chinois sont difficilement traduisibles en français où n’auront pas le
même effet sur le destinataire. Le mot 努力s’utilise beaucoup pour signifier
nu li
des études sérieuses, mais en français, traduire:
(1)
j’étudie sérieusement chaque jour
donne une impression étrange...
Bibliographie
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165
EST-IL BON? EST-IL MAUVAIS?
DU STÉRÉOTYPE EN CLASSE DE FLE
Mihaela CHAPELAN
Université «Spiru Haret», Bucarest, Roumanie
Résumé
Les derniers temps, les études sur les stéréotypes ont enregistré des
progrès notables dans le domaine des sciences humaines. Ainsi, la
stéréotypie est devenue un concept-clé, qui se situe à la croisée de
plusieurs disciplines telles que: la psychologie sociale, l’analyse de
l’argumentation, la critique littéraire, la théorie de la lecture,
l’anthropologie culturelle, etc. Notre article prend en discussion un
problème qui ne semble toujours pas résolu de manière définitive, à
savoir celui de la valeur éthique qui lui est accordée. Nous insisterons sur
les diverses fonctions du stéréotype et nous proposerons une série
d’activités pédagogiques centrées sur l’exploitation des stéréotypes.
Abstract
IS IT GOOD, IS IT BAD? ON STEREOTYPING IN FRENCH
LANGUAGE CLASSES
Lately, studies on stereotypes witnessed significant progress in the field
of humanities. As such, stereotypy became a key concept, situated at the
crossroad of social psychology, argumentation analysis, literary criticism,
reading theory, cultural anthropology, etc. Our article takes into
consideration an issue that still has not received a definitive conclusion,
namely its ethical values. We will focus on the multiple functions of the
stereotype and propose a series of pedagogical activities centered on the
concept of stereotypy.
Mots-clés: stéréotypes, valeurs éthiques, fonctions pédagogiques,
perspective interculturelle
Keywords: stereotypes, ethical values, pedagogical functions,
intercultural perspective
1. Qu’est-ce qu’un stéréotype? Du mot au concept
1.1. Le mot
Le mot «stéréotype» est entré en français à la fin du XVIIIe siècle et c’est
un mot composé à partir de deux étymons grecs: «stereos» (ferme, dur, solide,
166
robuste) et «tupos» (caractère, empreinte, marque, modèle) (cf. Le Robert
étymologique, 2009).
Son sens premier faisait référence à un procédé typographique, consistant à
imprimer à l’aide de planches à caractères en relief, obtenues par moulage. Le sens
dérivé (qui s’imposera de plus en plus au détriment du sens primaire) désignera:
«une opinion toute faite, un cliché» (cf. au Petit Robert, 1990) ou «une formule
banale, dépourvue d’originalité» (cf. Encyclopédie Larousse, 1998). Les
synonymes signalés par les dictionnaires, à savoir cliché, préjugé, poncif, sont tous
porteurs d’une charge péjorative, qui sera également celle du mot stéréotype.
1.2. Le concept
La transformation du mot en concept a lieu seulement au XXe siècle, sous
la plume du journaliste et écrivain américain Walter Lippmann qui, dans son
ouvrage le plus important, L’Opinion politique, publié en 1922, accorde une large
place à la mise en évidence du rôle de certaines «images mentales» préconçues,
qu’il appelle «stéréotypiques». Celles-ci ne sont pas isolées, mais se constituent en
véritables systèmes de croyances qui peuvent devenir le noyau de nos traditions
personnelles et elles ont le rôle de défendre notre position dans la société. Ainsi
Lippmann affirme-t-il que les stéréotypes s’agencent de façon à constituer un
tableau plus ou moins ordonné du monde, auquel nos habitudes, nos goûts, nos
capacités et nos espoirs s’ajustent. Ce n’est pas, bien évidemment, un tableau
complet du monde, mais c’est un monde possible, auquel on s’est adapté. Dans ce
monde-là, les hommes et les choses ont leurs places bien établies et agissent
comme on s’y attend. L’objectif le plus important de Lippmann, dans cet ouvrage,
était de montrer le caractère potentiellement dangereux des stéréotypes, autant au
niveau individuel (ils appauvrissent notre perception du monde) qu’au niveau
collectif (les politiciens, se servant des média, peuvent les manipuler pour
influencer l’opinion publique et justifier ainsi des mesures discriminatoires, un
certain rapport de forces à l’intérieur d’une société, etc.) Et comme «le monde nous
est raconté avant qu’on le voit» et «nous imaginons la plupart des choses avant
d’en faire l’expérience» (Lippmann 1922: 34), ces préconceptions, qui peuvent
s’avérer complètement fausses, peuvent régir profondément toute notre activité de
perception, d’explication et de réaction au monde, diminuant sensiblement notre
capacité d’adéquation réelle à l’environnement.
Mais malgré cette mise en garde (contre ce que la psychologie sociale va
appeler plus tard «la menace du stéréotype»), Lippmann est également conscient
qu’il ne faut pas toujours incriminer les stéréotypes et que leur production répond
parfois à une nécessité incontournable. Comme il le soulignait:
«[…] le véritable environnement est trop important, trop complexe et trop
changeant pour une connaissance directe de tous ses éléments. Nous ne sommes
pas équipés pour gérer une telle subtilité, une telle variété, tant de permutations, de
combinaisons… Pour traverser le monde, les gens doivent avoir des cartes».
(Lippmann 1922: 10)
167
On peut donc affirmer que les stéréotypes peuvent être également
envisagés comme des cartes suis-generis qui nous permettent de nous orienter dans
une réalité trop vaste.
A partir des années 1990, les psychologues de diverses orientations, et
notamment les tenants de la psychologie sociale, commencent à se passionner pour
ce concept, essayant de fournir une définition plus complexe. Ainsi, ils ont mis en
évidence qu’un stéréotype peut se manifester comme une répétition automatique de
mots, de phrases, de gestes, d’attitudes ou de pensées, et qu’il implique des
processus psychiques assez divers, voire essentiels dans l’appréhension du monde.
Selon Leyens,
«[…] les stéréotypes sont des généralisations basées sur l’appartenance à une
catégorie, c’est-à-dire des croyances dérivées de l’inférence que tous les membres
d’une catégorie donnée ont les mêmes propriétés et sont donc
interchangeables.[…] On peut dire que les stéréotypes sont des croyances
partagées au sujet de caractéristiques personnelles, généralement des traits de
personnalité, mais aussi souvent des comportements d’un groupe de personnes.»
(Leyens/Izerbyt/Schadron 1996: 24)
En fait, les études de psychologie sociale développent la suggestion de
Lippmann concernant une certaine utilité des stéréotypes, et attirent l’attention de
manière explicite sur le fait qu’il ne faut pas confondre le «contenu» d’un
stéréotype avec le «processus de stéréotypisation». Cette distinction est
extrêmement importante, car elle nous permet de mieux cerner les différents
phénomènes qui touchent de près ou de loin à l’usage des stéréotypes. Le contenu
d’un stéréotype peut être négatif, vexant, détestable, mais le processus intrapsychique impliqué reste néanmoins tout à fait normal et raisonnable, ayant pour
fonction majeure celle de donner du sens au monde. Une année après la parution de
l’ouvrage de Leyens/Izerbyt/Schadron, un chercheur venant d’un autre champ
disciplinaire, il s’agit de Ruth Amossy, connu surtout pour ces travaux de
linguistique d’orientation pragmatique, insistera lui-aussi sur la nécessité d’une
approche nuancée des stéréotypes, qui les prenne en compte non seulement comme
des contenus à réprimer mais aussi comme une démarche cognitive naturelle,
pouvant conduire à des résultats bénéfiques:
«Nous insistons sur la distinction entre les stéréotypes – leur contenu social – et la
stéréotypisation – le processus individuel qui prend place dans un contexte social
et qui est modelé par lui. Les gens peuvent se passer de certains contenus
spécifiques, mais pas du processus». (Amossy 1997: 49)
2. Fonctions du stéréotype
Une fois établie cette distinction, le problème des fonctions que les
stéréotypes peuvent assurer a mobilisé à son tour l’attention de nombreux
168
chercheurs. Nous mentionnons celles qui nous ont semblé parmi les plus
importantes1:
a) fonctions individuelles:
- simplifier l’environnement et aider à le catégoriser;
- enrichir un stimulus par des significations;
- permettre de rapporter l’inconnu au connu;
- offrir des possibilités de s’auto-définir et des raisons d’estime de soi;
- permettre d’élaborer des attentes et de prévoir des réactions.
b) fonctions sociales:
- faciliter la communication, car partager des catégories rend plus simples
les échanges verbaux et offre d’emblée un terrain d’entente;
- expliquer les événements par une causalité sociale;
- justifier les relations sociales entre des groupes (les rapports de force, les
comportements d’un groupe vis-à-vis d’un autre);
- mettre en valeur les différences entre les groupes;
- faciliter l’intégration dans un groupe.
3. Pistes didactiques
L’un des domaines qui ont largement bénéficié des résultats de ces
recherches centrées sur les stéréotypes est la didactique, et notamment la didactique
des langues étrangères. Dès qu’on accepte que l’apprentissage d’une langue
étrangère ne se réduit pas à apprendre à la parler, mais aussi à intégrer toute une
série d’informations socio-culturelles, la présence des stéréotypes s’impose. En
tirant un peu sur les limites de leur définition, on pourrait affirmer avec une
certaine justesse qu’un grand nombre des «culturèmes» que le professeur de
langues se doit d’enseigner ne sont en fait que des stéréotypes d’un niveau plus
élevé. Au moment même où une personne décide d’apprendre une langue
étrangère, elle entre déjà en contact avec une série de catégorisations du type:
«langue internationale», «langue minoritaire», «langue rare», ou bien des
qualificatifs comme «l’italien est une langue musicale», «l’allemand est une langue
hachée», «le français est une langue claire, précise et élégante», etc.), qui ne sont
que des figements stéréotypiques mélangeant des caractéristiques qui ont un
fondement réel avec des appréciations subjectives qui ont reçu le statut de
représentations consensuelles de la part d’un groupe humain suffisamment large.
À part ces représentations sociales des langues, le phénomène
d’apprentissage des structures d’une langue implique un recours massif aux
stéréotypies linguistiques consacrées par l’usage des natifs (c’est la raison pour
laquelle on apprend aux étudiants roumains qu’il faut dire «rouge comme une
tomate» et non pas «rouge comme une betterave» ou «rouge comme le feu», à des
1
Cette classification en deux grandes catégories est reprise des ouvrages d’Henri Tajfel
(notamment Human groups and social categories), mais aussi de Leyens/Izerbyt/Schadron.
169
étudiants anglais qu’il faut dire «il pleut des cordes/à verse» et non pas «il pleut
des chiens et des chats», etc.).
De même, lorsqu’on enseigne l’histoire de la littérature, on s’appuie sur
une série de stéréotypes culturels au sujet des genres, des doctrines ou des courants
littéraires (ex.: les romantiques sont nocturnes, les classiques diurnes; les
modernistes sont graves, les postmodernes sont ludiques), la seule différence étant
qu’on a préféré les appeler «modèles» ou, avec un terme très prisé par les débats
culturels des dernières années «canons esthétiques».
Quelle que soit donc la perspective adoptée sur la stéréotypie, il est clair
qu’on peut en tirer largement profit en classe de langue et qu’à travers des leçons
organisées autour de cette thématique on peut transmettre des savoirs théoriques,
mais aussi des savoir-faire transversaux (repérer des informations, analyser,
décrire, expliquer) et des savoir-être (impliquant des attitudes, des comportements
collectifs ou individuels).
Nous proposons dans ce qui suit quelques suggestions qui pourraient aider
à l’élaboration d’une fiche pédagogique se proposant d’exploiter l’un des domaines
de prédilection de la production de stéréotypes, à savoir l’identité nationale.
3.1. Typologie des stéréotypes à exploiter en classe de FLE
En prenant en compte le contenu des stéréotypes identitaires, on peut
établir une classification élémentaire, qui pourrait constituer une base pour la
programmation de l’activité par l’enseignant mais aussi pour les discussions en
classe. On remarquera ainsi qu’il existe les catégories suivantes:
A. Stéréotypes à contenu positif:
(1) «Les Asiatiques sont bons en maths.»;
(2) «Les Britanniques sont calmes et ont de l’humour.»;
(3) «Les Roumains sont accueillants.»;
(4) «Les Noirs sont doués pour la danse et la musique.»;
(5) «Les Allemands sont disciplinés, rigoureux et fournissent un travail de
qualité.»
B. Stéréotypes à contenu négatif:
(1) «Les juifs sont âpres au gain.»;
(2) «Les Tsiganes sont des voleurs et des mendiants.»;
(3) «Les Russes sont des ivrognes.»;
(4) «Les Ecossais sont pingres.»;
(5) «Les Italiens sont frimeurs.»;
(6) «Les Musulmans sont des barbares.»;
(7) «Les Noirs sont des paresseux.», etc.
C. Stéréotypes à contenu ambivalent, qui se veulent une simple liste
d’attributs, dressée sur la base d’informations provenant d’un savoir vérifié par
l’expérience, mais qui présente pourtant une tendance à la «jugeabilité»:
170
(1) «Les Français sont râleurs.»;
(2) «Les Français sont toujours en grève.»;
(3) «Les Français sont des mangeurs de fromage/de baguette/de
grenouilles/d’escargots.»
(4) «Les Français sont de piètres parleurs de langues étrangères.»
Très souvent, les stéréotypes à contenu positif constituent une véritable
mine d’or pour les créateurs de publicités, qui savent tirer profit de maintes
manières du fait qu’un public large connaît et accepte (du moins superficiellement)
leur contenu. Un exemple éloquent est la célèbre publicité pour la marque de
voitures Opel: «C’est bien, c’est beau, c’est Bosch», qui joue sur le stéréotype le
plus connu concernant la haute qualité des produits techniques allemands, mais
aussi sur l’homonymie phonique Bosch/Boches. En fonction du niveau du groupe
d’apprenants auquel il s’adresse, l’enseignant devra expliquer cette homophonie,
car si pour des natifs ou des allophones d’un niveau avancé elle est facilement
détectable, pour des apprenants qui ne possèdent pas encore beaucoup de
connaissances socioculturelles, elle peut poser problème. Le langage des médias ou
bien celui du tourisme sont également imprégnés d’une multitude de stéréotypes et
peuvent offrir d’innombrables exemples à exploiter en classe de langue.
Les politiques eux-mêmes savent se nourrir à l’occasion de l’existence de
certains stéréotypes positifs. À titre d’exemple, nous rappelons la récente
campagne électorale présidentielle en Roumanie. Les deux candidats au poste de
président ont choisi des slogans électoraux centrés sur leur appartenance ethnique.
Victor Ponta, issu de la population roumaine majoritaire, avait adopté le slogan
«Fiers d’être Roumains» qui devait mettre en évidence cette appartenance dont son
contre-candidat Klaus Johannis ne pouvait pas se targuer, car même pour les
électeurs qui n’auraient rien su sur lui, son nom indiquait clairement les origines
allemandes. Avec astuce, l’équipe de ce dernier avait répondu en assumant cette
vérité indéniable, mais en la retournant en sa faveur par le rappel discret des plus
répandus stéréotypes positifs concernant les traits caractéristiques de l’identité
allemande: ponctualité, discipline, respect du travail bien fait. Ainsi le slogan «La
Roumanie des choses bien faites», dont il ne s’est pas départi durant toute la durée
de la campagne électorale, sut conquérir l’imaginaire des électeurs et obtenir un
large consensus, et cela sans tomber dans le piège du nationalisme flatteur prôné
par ses adversaires politiques, et sans même mentionner une seule fois son
appartenance à l’ethnie allemande, ce qui aurait pu être interprété comme un signe
d’infatuation ou de discrimination positive. Bien sûr, son succès est dû également à
d’autres facteurs, qui ne constituent pas notre préoccupation ici. Ce qui nous
intéresse dans cet exemple est de montrer que ce type de discours presque
subliminal n’est rendu possible que parce que nous partageons certaines
représentations qui, par leur répétitivité, se sont transformées en stéréotypes.
La compréhension d’une multitude de discours passe obligatoirement par
la connaissance de la valeur connotative (positive ou négative), de la charge
171
émotive ainsi que de la portée allusive de ces stéréotypes identitaires. Quel sens
pourrait avoir, par exemple, le fameux slogan publicitaire du journal «Le Parisien»
(Le Parisien, il vaut mieux l’avoir en journal…) pour une personne qui tout en
possédant l’ensemble des connaissances linguistiques nécessaires à sa
compréhension, ne serait pas au courant des stéréotypes négatifs qui circulent sur
les Parisiens: arrogants, désagréables, râleurs, prétentieux, impolis, pressés,
stressés?
Sur les trois types de contenu présentés, le négatif mobilise plus
spécialement l’attention des enseignants. Et à juste titre, car les débats autour de
ces stéréotypes permettent d’ajouter à la leçon de langue un apprentissage citoyen
particulièrement utile dans la société multiculturelle vers laquelle nous nous
dirigeons. Le débat autour de ces stéréotypes anciens ou, parfois, plus récents,
peuvent contribuer à mettre en évidence le fait que leur fondement est non
seulement l’intolérance envers l’Autre ou l’ignorance de sa complexité, mais aussi
la peur devant une réalité qui change à une vitesse à laquelle l’être humain n’est
pas encore préparé. Les «camps» changent beaucoup plus vite qu’autrefois et
parfois les adversaires d’hier deviennent les amis d’aujourd’hui, les déictiques
temporels «hier» et «aujourd’hui» devant y être pris au sens le plus propre. Les
mentalités, par contre, mettent plus de temps pour changer. Cette prise de
conscience et la réflexion qui s’ensuit est peut-être la seule à pouvoir amener un
contrôle des jugements trop hâtifs, voire ouvertement méprisants.
3.2. Constitution d’un dossier thématique
Pour lancer et animer un tel débat en classe de FLE on peut se servir d’une
grande variété de documents authentiques, sous forme de textes mais aussi sous
forme de supports visuels: images, bandes dessinées, films, chansons, publicités,
articles de journaux, textes littéraires, etc.
Nous présentons ci-dessous quelques documents qui pourraient être utiles
pour un enseignant qui voudrait proposer à ses apprenants une unité organisée
autour de la thématique: Qu’est-ce qu’un Français?
Le public que nous envisageons est de niveau universitaire (de préférence:
première ou deuxième année d’étude). Ce type d’activité pédagogique à contenu
socio-culturel explicite, ce qui n’exclue nullement le contenu linguistique,
trouverait sa place notamment dans ce que les cursus universitaires désignent sous
le nom de «cours pratiques».
Suggestions concernant le déroulement des activités:
L’activité peut débuter par un court exposé de l’enseignant sur
l’importance de la thématique identitaire, mais assez rapidement on peut stimuler la
participation active des apprenants en leur adressant une autre question, de portée
plus générale: Peut-on véritablement définir l’identité d’un peuple? Pour lancer le
débat, on peut citer la réponse apparemment paradoxale donnée par l’historien
Fernand Braudel à un journaliste qui l’interviewait lors de la parution de son livre
intitulé L’Identité de la France. À la question du journaliste: «La France, pour
172
vous, qu’est-ce que c’est?», Fernand Braudel répondit: «C’est la seule question à
laquelle finalement je ne sais pas répondre.».
Les images suivantes peuvent servir elles aussi comme support visuel
permettant de relancer la discussion autour de l’identité française et d’y joindre une
réflexion sur le rôle des stéréotypes.
Image 1
Image 2
Image 3
On peut également faire de la présence des stéréotypes identitaires un
modalisateur de lecture, rajoutant ainsi à notre mini-dossier des extraits de
173
textes littéraires ou d’articles de presse2. Par exemple, sous le titre «Regards
croisés» on peut proposer aux étudiants la lecture des deux fragments suivants:
•
(1) «Les livres de géographie et les dictionnaires disent: La GrandeBretagne compte 49 millions d’âmes, ou bien Les Etats-Unis d’Amérique
totalisent 160 millions d’habitants. Mais ils devraient dire: La France est
divisée en 43 millions de Français. La France est le seul pays du monde
où, si vous ajoutez dix citoyens à dix autres, vous ne faites pas une
addition, mais vingt divisions [...].» (P. Daninos, Les Carnets du major
Thompson, ch. II, Le royaume de la subdivision)
•
(2) «Tenez: Il n’est pas, dit-on, de peuple plus individualiste. Or il s’agit de
millions d’individualistes qui ont l’habitude de faire tous la même chose en
même temps. Ils lisent les mêmes livres, ceux que leurs imposent les jurys
des prix littéraires; ils se précipitent tous aux mêmes expositions; ils
assistent, tous à la même heure, aux grand-messes que sont les journaux
télévisés; ils partent à-peu-près tous le même jour en vacances, empruntent
les mêmes autoroutes; ils aiment à se retrouver, tous ensemble, dans les
bouchons du week-end [...].» (Roger de Weck, «Quand Siegfried se paie la
tête d’Astérix», dans l’Evénement du jeudi, 30 novembre, 1998)
Questions autour des textes:
• Quel stéréotype concernant le caractère des Français pointent du doigt les
deux auteurs?
• Y-a-t-il une différence d’opinion?
•
Quels prix littéraires français prestigieux connaissez-vous?
•
Comment appelle-t-on, en français, cet esprit de regroupement dont font
preuve les Français modernes, selon le journaliste allemand?
3.3. Projection d’un film
Pour clore d’une manière moins explicitement didactique ce débat (qui
peut s’étendre sur plusieurs heures de classe), nous suggérons d’ajouter la
projection d’un film, en l’occurrence «Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu?».
Réalisé par Philippe de Chauveron et bénéficiant d’une distribution de choix
(Christian Clavier, Chantal Lauby, Ary Abittan, etc.), ce film fut le plus grand
succès de caisse de l’année 2014. Il a également bénéficié de commentaires
critiques élogieux dans les journaux français les plus importants et a été nominalisé
aux prix Goya pour le meilleur film étranger de l’année. Ce qui explique cette
convergence (assez rare) des goûts des critiques et de ceux du public et peut-être le
2
Pour plus d’exemples et de suggestions concernant l’exploitation pédagogique de ces textes,
voir notre ouvrage Fenêtres sur la France (2003), Bucureşti, Fundaţia România de Mâine,
Unité 1, pp. 9-32
174
courage d’avoir abordé sans fausse retenue, avec sincérité et beaucoup d’humour
les tabous du racisme et des préjugés, le recours aux stéréotypies identitaires dont
chacun est à tour de rôles acteur et victime, d’avoir su montrer du doigt un certain
malaise qui s’est instauré dans la société française d’aujourd’hui. Et malgré cette
lucidité, d’avoir su ne diaboliser aucune catégorie et aucun personnage et de
trouver ainsi une véritable solution de cohabitation de la «vieille» et «douce
France» avec les nouvelles réalités.
Si les moyens techniques le permettent, le visionnage du film peut avoir
lieu en classe, en tant qu’activité de groupe, dans le cas contraire on peut demander
aux étudiants de le voir individuellement, comme activité indépendante
complémentaire. Dans les deux cas, il est important de prévoir après le film un
encadrement pédagogique qui vérifie la manière dont le film a été compris et
interprété. Ainsi, peut-on proposer aux étudiants un travail autour de l’affiche
(reconstitution de l’image, mise en évidence du lien entre l’image et l’écrit,
message visuel, couleurs, etc.); une analyse du contenu du film (éventuellement
l’analyse d’une séquence considérée plus significative) et des stéréotypes
identitaires véhiculés, ou bien un débat autour de la réception différente dont il a
joui en Europe et aux Etats-Unis: tandis qu’une bonne partie de la presse
européenne l’avait considéré plus efficace que toute campagne antiraciste, l’accueil
américain fut plus réservé et certains journaux le considèrerent «limite raciste».
Image 4: l’affiche du film
4. En guise de conclusion
Même si dans l’acception la plus courante les stéréotypes gardent une
connotation résolument péjorative, nous considérons qu’il ne faut pas leur nier
toute utilité. Qu’on prenne en compte leur contenu ou bien le processus de
175
stéréotypisation, une approche nuancée s’impose. Parmi les divers types de
discours qui savent tirer profit du maniement des stéréotypes, celui de la didactique
des langues occupe une place de choix, car jusqu’à un certain point les stéréotypes
représentent une aide à l’activité langagière. Nous avons également avancé
quelques propositions concrètes pour une exploitation pédagogique de la
production stéréotypique la plus riche qui existe, à savoir celle de l’identité
nationale. Il nous semble qu’une telle approche offre l’occasion d’allier à la
dimension scientifique (souvent prioritaire) de nos cours, une dimension éthique
qui ne devrait plus être considérée comme passée de mode ou bien comme allant
de soi.
Bibliographie
Amossy, R. (1997), Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris:
Nathan.
Goes, J. (2004), Une initiation à la didactique du FLE, Craiova: Sitech.
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internationale de psychologie sociale 12: 25-46.
Tajfel, H. (1981), Human groups and social categories, Cambridge University
Press.
176
DISCOURS ET COHÉRENCE:
TOPIQUE, ARRIÈRE-PLAN, CHRONOLOGIE
Adriana COSTĂCHESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
L’article propose une extension du cadre théorique de la Théorie des
Représentation Discursives Segmentées (SDRT, Asher/Lascarides 2003)
pour expliciter la cohérence du discours. Après une brève présentation de
la SDRT et du traitement dans ce cadre des significations implicites
(présuppositions), l’auteur présente le rôle de trois catégories d’éléments
dans la constitution d’un discours cohérent: (i) des adverbes
d’encadrement (spatiaux et temporels), qui appartiennent à l’Arrière-plan;
(ii) le topique (unité de lieu, temps et continuité des ‘personnages’ –
Agents, Expérienceurs, Objets, Sources, a etc.); (iii) les informations
implicites de la qualia structure (Pustejovsky 1995), éléments qui
explique la cohérence de la séquence l’homme ivre entra dans un bar; le
barman le jeta dehors en opposition avec? l’homme ivre entra dans un
bureau; le barman le jeta dehors. À la fin de l’article, un exemple
synthétise et illustre ces propositions.
Abstract
DISCOURSE AND COHERENCE: TOPIC, BACKGROUND,
CHRONOLOGY
This study proposes an extension of Asher/Lascarides’ SDRT
(Segmented discourse representation theory) framework in order to
enlarge upon the discourse coherence. After a short presentation of the
SDRT and of the representation it proposes for the implicit meanings
(presuppositions), the author introduces the task of three elements in the
making-up of a coherent discourse: (i) transphrastic adverbials (temporal
and place), which are part of the Background; (ii) the topic (unity of
place, time, and the continuity of ‘characters’, i.e. thematic relations –
Agent, Experiencer, Theme, Instrument, etc.); (iii) the implicit
information from the qualia structure (Pustejovsky 1995), which explains
that the sequence the drunk man came into the bar; the barman threw him
out is coherent, while, the drunk man came into the office; the barman
threw him out is not. An ending example synthesizes and illustrates the
results of this research.
177
Mots-clés: SDRS, cohérence, Arrière-plan, adverbes de localisation,
qualia structure
Keywords: SDRT, coherence, Background, transphrastic adverbials,
qualia structure
1. Introduction
Depuis une trentaine d’années, des études sur la cohérence du texte
(inaugurées dans la linguistique francophone par la notion d’«isotopie» proposée
dans Greimas 1966) se sont développées surtout dans la linguistique du texte et du
transphrastique. En plus, des développements récents dans divers domaines,
syntaxique, sémantique et pragmatique, permettent de mieux définir la cohérence,
de lui offrir une représentation formelle plus exacte.
Dans le présent article, nous voulons avancer quelques propositions pour le
traitement de la cohérence dans le cadre de la Théorie des Représentation
Discursives Segmentées (SDRT, d’Asher/Lascarides 2003). Pour expliciter la
notion de cohérence dans le cadre de la sémantique dynamique, à part les
anaphores pronominales et les relations rhétoriques, on doit prendre en
considération: (i) les adverbiaux de localisation spatiale et temporelle, surtout les
adverbiaux d’encadrement; (ii) le Topique et (iii) les significations implicites
déclenchées par la qualia structure de certains lexèmes ou syntagmes du discours.
2. Le cadre théorique de la SDRT
Du grand nombre de recherches qui, à partir des années ’80 du siècle
passé, ont été dédiées à l’organisation structurale du texte, parues dans le contexte
de l’explicitation de la notion de cohérence, deux directions semblent avoir connu
une diffusion majeure: la Théorie des Structures Rhétoriques, la RST (= Rhetorical
Structure Theory), initiée par William Mann et Sandra Thompson
(Mann/Thompson 1988) et la SDRT, théorie développée par Nicholas Asher et
Alex Lascarides (Asher/Lascarides 1998, 2003, 2008, 2009).
La RST a connu un grand succès, étant appliquée dans des disciplines
diverses, comme l’enseignement de l’anglais, la linguistique computationnelle, la
traduction automatique, la linguistique appliquée, la linguistique cognitive, etc. (v.
Taboada/Mann 2006: 424). C’est un cadre à caractère descriptif, qui a relevé un
certain nombre de relations entre des fragments de texte (souvent identifiés avec
des unités syntaxiques comme les propositions, principales ou secondaires). Le
nombre de ces relations va de 23 dans la variante initiale (Mann/Thompson 1988)
jusqu’à 30 (Mann, 2005); on peut citer des relations comme la Concession, le
Contraste, l’Arrière-plan, le Résultat, l’Élaboration, la Circonstance, la Solution, la
Cause, la Motivation, etc.
Dans la RST on discute aussi la relation de cohérence, qui prend en
considération les intentions (supposées) du scripteur et une sous-classe de relations
discursives (Évidence, Élaboration, Antithèse, Concession, etc.), qui sont liées à la
cohérence parce qu’elles ont tel ou tel effet sur le décodage du discours. Le modèle
de Mann/Thomson (1986, 1988) ne prend en considération aucun élément qui
178
relève de la forme linguistique: la cohérence se baserait, donc, seulement sur des
relations entre les unités discursives (le plus souvent des propositions). Une telle
approche a montré ses limites, soulignées dans des présentations critiques (voir
Francis Cornish 2006). La RST se caractérise par un cadre théorique minimal et
presque exclusivement intuitif, ce qui explique d’une part son succès et, de l’autre,
son pourvoir explicatif assez modeste.
La Théorie des Représentation Discursives Segmentées (SDRT, cf.
Asher/Lascarides 2003) se situe au pôle opposé, car elle se base sur une structure
théorique précise et rigoureuse qui trouve ses racines dans les applications des
méthodes de la logique formelle à l’étude de la sémantique et de la pragmatique
des langues naturelles. La SDRT a ses origines dans l’application de la sémantique
vériconditionnelle à l’étude des langues naturelles, inaugurée par Richard
Montague (1974) et continuée par Hans Kamp (cf. Kamp/ Reyle 1993), créateur de
la sémantique dynamique représentationnelle.
La sémantique dynamique se propose de représenter la croissance de
l’information dans le temps, c’est-à-dire le changement et l’enrichissement de
l’information au cours des échanges verbaux entre les locuteurs. Le discours étant
constitué d’un enchaînement de phrases successives, le modèle les représente l’une
après l’autre, attribuant à chacune une représentation sous forme de boite,
diagramme appelé DRS (Discourse Representation Structures).
Phn
DRSn-1
Phn+1
DRSn
Construction
Construction
DRSn+1
(Corblin 2002:15)
La nouveauté de la démarche de Kamp/Reyle (1993) consiste dans le fait
que chaque nouvelle phrase conduit à la transformation de la DRS antérieure
(DRSn-1) en une nouvelle DRS (DRSn), qui intègre les dernières informations et qui
sera, à son tour, modifiée par la DRS de la phrase suivante (DRSn+1).
(1)
a. Max est tombé.
b. Jean l’a poussé.
c. Max est tombé. Jean l’a poussé
1:
x, y, n, t1
2:
x, y, z, v, t1, t2, n
z, v, n, t2
Max(x)
x est tombé à
t1
n t1
Jean(z)
z a poussé v à
t2
n t2
DRSa
DRSb
179
1+2:
Max(x)
Jean(z)
x est tombé à t1
n < t1
z a poussé v à t2
x=v
t1 t2
DRSc
La relation tn-1
tn se lit «l’intervalle temporel tn-1 est antérieur
à l’intervalle temporel tn», la constante n (du mot anglais now «maintenant») se
réfère à l’ancrage déictique du texte. L’enchaînement des deux phrases conduit à
une représentation qui les synthétise (DRSc) qui explicite les relations anaphoriques
entre les deux énoncés (anaphore pronominale et anaphore temporelle) et produit
une actualisation, une mise-à-jour de l’information acquise dans la phase x du
déroulement du discours.
Laissant de côté beaucoup de détails, il est clair que le modèle de
sémantique dynamique de Hans Kamp résout plusieurs problèmes importants pour
la cohérence du discours, à travers la représentation et l’explicitation de deux types
de relations anaphoriques:
(i) la solution de l’anaphore nominale (l’identification de l’antécédent du
pronom à l’accusatif le = Max) et
(ii) la solution de l’anaphore verbale ou, pour mieux dire, de l’anaphore
temporelle, avec l’identification de l’intervalle temporel de chaque SV.
L’identification est faite en employant un double ancrage:
(a) le modèle situe le temps des prédications par rapport au ‘présent’
déictique (noté t0 ou n, réminiscence du ‘speaker time’, S, de Reichenbach)
relativement auquel les prédications exprimées par les verbes tomber et pousser
sont antérieures et
(b) il explicite aussi l’ordre relatif des temps des situations prédicatives,
chaque intervalle temporel (tn) se rapportant de manière anaphorique à l’intervalle
temporel de la prédication qui le précède dans le discours (tn-1). Dans notre
exemple la prédication exprimée par le verbe tomber (à t1) se rapporte au point
t1), mais cet intervalle constitue ensuite le
d’ancrage absolu, le now déictique (n
moment d’ancrage pour la prédication du verbe pousser (à t2) qui lui succède dans
t1).
le discours, mais qui est antérieure du point de vue temporel (t2
L’introduction de l’anaphore temporelle confère, donc, au modèle son
caractère dynamique, permettant de représenter le progrès du discours dans le
temps, avec l’accumulation d’informations nouvelles qui change le contexte.
La SDRT vise à intégrer la sémantique dynamique dans un type de
représentation plus complexe, afin de permettre l'interprétation du discours et
l'approfondissement de l'interface pragmatique-sémantique. Nicholas Asher/Alex
Lascarides (1993, 2003) ont proposé la description formalisée des relations
discursives comme Narration (Victor ouvrit la porte et entra dans la chambre),
Arrière-plan (Victor ouvrit la porte. La chambre était vide), Explication (Victor
poussa un cri de douleur. Il s'était cogné la tête contre le mur), Résultat (Victor se
cogna la tête contre le mur et il poussa un cri de douleur), Élaboration (Dora a été
hier bien sage: elle est arrivée en classe à temps, elle a suivi attentivement les
explications des professeurs, elle a fait tous ses devoirs et elle a aidé sa mère à
préparer le dîner), etc.
Une autre innovation importante de la SDRT est constituée par
l’introduction des significations implicites comme celles déclenchées par les
180
présuppositions: le sens implicite supplémentaire introduit par les déclencheurs de
présuppositions est aussi représenté par une SDRS qui résulte de l’actualisation du
contexte:
(2) a. Jean porte son costume bleu.
Le possessif est un déclencheur de présupposition qui explicite la relation
de possession (Jean a un costume bleu). Asher/Lascarides parlent dans ce cas
d’une syntaxe qui produit deux (S)DRS, ce qui conduit à l’obligation de faire deux
actualisations du contexte, une représentation a, pour la partie explicite de
l’énoncé et p pour la partie présupposition
(2) b.
c.
a
a: j, e
1

c.
p, u, v
:
porter(e1, j, x)

p:
j, e2, x
costume(x)
posséder(e2,j,x)
R(u, v) R = ? u = ? v = ?
(u = p  v = p)
La présupposition constitue un autre type d’Arrière-plan, liée, comme une
espèce d’anaphore, à un élément antérieur du discours qui est identifié par la
relation sous-spécifiée R dont le lien et la portée est établie grâce à l’actualisation
du contexte.
1
3. L’Arrière-plan et ses fonctions dans le discours
La relation rhétorique d’Arrière-plan présente une haute fréquence dans
tous les corpus, écrits ou oraux, ce qui montre son rôle important la structuration du
discours. L’étude de l’Arrière-plan a permis l’intégration dans le modèle des
structures spatio-temporelles ainsi que des présuppositions.
Dans les premières études, la relation d’Arrière-plan apparaissait dans une
séquence constituée par un événement dynamique et télique, suivi par une un état
ou, plus rarement, par un processus1:
Dans ces pages nous utilisons une classification tripartite du mode d’action: les États [dynamique], Processus [+ dynamique, - télique] et Finitudes [+ dynamique, + télique]. Le
trait [+ télique] (du mot grec telos «but») désigne les prédications qui impliquent une limite
finale (entrer, manger une pomme, mettre le livre sur la table, etc.); les verbes ayant le trait
181
(3)
a. Max ouvrit la porte. La pièce était sombre.
b. Marie entra dans le séjour. Anne jouait avec sa poupée.
La principale caractéristique d’une telle relation est constituée par le
rapport entre les intervalles temporels des deux prédications, qui se recouvrent
partiellement (Asher/Lascarides 1993). Dans une étape ultérieure, on a étudié la
succession contraire: une prédication statique ou dynamique non télique (un
Processus) suivie par une prédication télique (Vieu/Prévot 2004):
(4)
a. Marie arriva chez elle. Il faisait très froid.
b. Il faisait très froid. Marie arriva chez elle.
Dans (4a) la prédication statique (faire froid) constitue un Arrière-plan qui
est successif à la prédication dynamique (arriver); on l’appelle ‘Background1’ dans
Vieu Prévot 2004 ou ‘Backgroundbackward’ dans Asher/Prévot/Vieu 2007). Dans
(4b) la prédication statique constitue toujours un Arrière-plan de la prédication
dynamique, mais cet Arrière-plan la précède (il est nommé ‘Background2’,
‘BackgroundR’ dans Vieu/Prévot 2004 ou ‘Backgroundforward’ dans
Asher/Prévot/Vieu 2007). Remarquons que la relation d’inclusion temporelle de la
prédication dynamique dans l’intervalle de manifestation de la prédication statique
du Background se maintient pour ce second type d’Arrière-plan.
Les deux type d’Arrière-plan sont décrits par les formules suivantes, où le
signe ‘?’ exprime le caractère (encore) indéterminé de la relation rhétorique entre
les phrases (Vieu / Prévot 2004):
(5)
a. (?(α, β, λ)  event(α)  state(β) > Background1(α, β, λ)
b. (?(α, β, λ)  state(β)  event(α) > Background2(α, β, λ)
Les effets sémantiques de la relation rhétorique est représenté par la
relation temporelle entre les deux prédications, fait exprimé par les formules qui
suivent, où ‘○’ signifie ‘se chevaucher, se recouvrir’ (de ‘to overlap’ = «se
recouvrir partiellement») et ‘e’ est une abréviation pour ‘éventualité’2:
(6)
a. Background1(α, β)  ○(eβ, eα)
b. Background2(α, β)  ○(eα, eβ)
[- télique] n’ont pas une telle limite et, s’ils sont dynamiques, désignent des Processus (se
promener dans le jardin, jouer avec une poupée, dormir, etc.).
2
Le terme ‘eventuality’ «éventualité» a été proposé par Emmon Bach (1981) qui cherchait un
terme général pour désigner toutes les prédications, tant celles dynamiques (les événements,
qui se réfèrent aux prédicats dynamiques (téliques et non téliques) que celles statiques (les
états). Donc, les termes qui se sont imposés sont ‘éventualité’ et ‘situation prédicative’
(Carlota Smith 1991).
182
En plus, les deux types d’Arrière-plan peuvent se succéder dans la même
structure discursive, formant une séquence, dont la cohérence est assurée souvent
par des relations anaphoriques:
(7)
a. Tu marches une vingtaine de mètres (1). Il y a un sémaphore et un passage
clouté (2). Tu traverses. (3) À droite, il y a deux rues qui se croisent (4). Tu
prends la rue à gauche (5).
Selon Vieu / Prévot (2004), un tel texte, exprimant une description ‘en
trajet’, présente une altération d’Arrière-plans, de l’Arrière-plan1 avec l’Arrièreplan2: Background1(1, 2, )  Background2(2, 3, )  Background1(3, 4, ):
(7)
b. 1
Bckgd1
2
Bckgd2
3
Bckgd1
4
Bckgd2
5
Les études ont identifié trois types d’Arrière-plan, considérés prototypiques (Asher/Prévot/Vieu 2007):
- les Arrière-plans qui expriment des relations spatio-temporelles
spécifiques, puisque la séquence Arrière-plan (événement – état) déclenche
l’interprétation temporelle mentionnée ci-dessus, de superposition partielle du
temps des deux éventualités. En français, comme dans d’autres langues romanes,
les relations temporelles de cette séquence sont doublés souvent par une alternance
de type aspectuel: l’aspect perfectif est caractéristique pour le verbe dynamique
télique (au passé simple ou au passé composé), tandis que le verbe exprimant un
État ou un Processus est souvent imperfectif (à l’imparfait ou au présent); la
prédication imperfective exprime une éventualité non-bornée qui occupe
l’intervalle temporel incluant ou se trouvant au moins en intersection avec
l’intervalle, plus bref, de la prédication télique;
- de présupposition, puisque ces relations implicites, une fois déclenchées,
constituent un Arrière-plan pour l’interprétation des propositions;
- des Arrière-plans qui ‘posent le décor’ pour une histoire ou pour une
discussion, cette relation rhétorique explicitant le cadre de déroulement des
prédications du discours. Il faut préciser que les coordonnées spatio-temporelles
constituent des éléments très importants de ce décor.
L’étude de la relation Backgroundforward permet d’introduire dans la SDRT
les adverbiaux de localisation de temps et de lieu, qui constituent une partie
importante du ‘décor’ des prédications.
3.1. Localisation temporelle/spatiale et Arrière-plan
Le grand nombre d’études qui s’occupent du rôle syntaxique et/ou
sémantique des adverbiaux de localisation (désormais AL) ont mis en évidence la
fonction pragmatique jouée par une sous-classe de ces adverbiaux (de temps et de
lieu) dans la constitution et l’organisation d’un discours cohérent. Il s’agit
183
d’adverbiaux comme le 2 décembre 2014, trois jours plus tôt, à Rome, devant la
cathédrale, etc., qui ont la propriété de localiser le temps, respectivement le lieu de
la prédication à laquelle ils se rapportent.
Les ALs se manifestent dans la structure syntaxique à deux niveaux, à
l’intérieur de la proposition et niveau de la phrase, et ils peuvent occuper, donc,
deux positions:
- adjoint du VP (modifieur du syntagme verbal), situation dans laquelle des
adverbiaux, souvent facultatifs, spécifient la localisation temporelle ou spatiale du
VP (Anne et Paul jouèrent sur la terrasse jusqu’au soir); selon l’interprétation
sémantique de type vériconditionnel, ces adverbiaux sont des arguments3 qui
interagissent avec la signification morpho-lexicale du verbe, l’enrichissant avec des
informations sur les circonstances dans lesquelles se manifeste la prédication:
Marie entra dans le jardin, Jean sortit de la chambre sur le balcon, le spectacle
dura de sept heures à minuit. Quand ils sont adjoints du VP, les adverbiaux se
trouvent à l’intérieur d’un SV, donc à l’intérieur de la proposition;
- adjoint du IP (modifieur de la phrase), si l’adverbial se trouve en début de
phrase. Les adverbiaux de cette deuxième catégorie ont la faculté de localiser la
phrase dans son ensemble, donc ils ont la capacité de modifier les conditions de
vérité de la phrase dans son entier: en 1804 Napoléon met au point un plan visant
l’invasion du Royaume-Uni, le 8 décembre à midi, Paul atterrit à l’aéroport
Charles de Gaule, le jeudi Paul partit pour Amsterdam et Marie passa son examen
de biologie.
La position syntaxique joue elle aussi un rôle: un adverbial en tête de
phrase, séparé par une pause, respectivement une virgule, est un modifieur de
phrase, tandis que la position à la fin de la phrase, sans pause, caractérise surtout
les adjoints du VP. Cependant, pour distinguer entre les deux fonctions, la position
initiale/finale dans la phrase de l’adverbial est un bon indice, mais pas un critère
décisif (Molinier/Lévrier 2000).4
3
En linguistique, la notion d’‘argument‘ est utilisée avec au moins deux significations
différentes. Dans la syntaxe, le terme désigne les fonctions syntaxiques de sujet et de
complément (direct, indirect, attribut, etc.) qui s’opposent aux têtes syntaxiques et aux
ajouts. Dans la sémantique vériconditionnelle, une proposition est considérée comme
formée d’un item à fonction prédicative (le plus souvent un verbe) accompagnée d’un
nombre de syntagmes qui remplissent les places argumentales du prédicat. Par exemple,
pour une proposition comme Jean rencontre Marie à midi, la fonction qui attribue sa
dénotation au verbe rencontrer, [[racontrer]], est accompagnée par trois arguments, ce qui
correspond à une représentations sémantique du type [[rencontrer(jean, marie, à_midi)]] ,
où les éléments écrits en gras étant des constantes du langage logique et jean, marie et
à_midi sont des arguments de la fonction prédicative rencontrer. Dans cette représentation,
l’adverbial à midi est un argument, tout comme Jean et Marie qui sont des arguments du
point de vue syntaxique aussi. (v. Bonami 2007)
4
Nous nous limitons à signaler cette particularité syntaxique.
184
Dans la communication linguistique, il existe deux types d’expressions qui
fournissent des informations sur la localisation temporelle:
(1) des expressions temporelles autonomes, qui offrent une localisation
absolue, sont basées sur les calendriers: si l’interlocuteur connaît le calendrier selon
lequel le locuteur indique une certaine date, il n’a pas besoin d’informations
supplémentaires pour comprendre la référence temporelle (v. Milner 1982,
Mœschler 1993, Costăchescu 2013);
(8)
Napoléon Bonaparte gouverne la France à partir de l’année 1799 quand il devient
Premier Consul (du 10 novembre 1799 au 18 mai 1804), puis Empereur des
Français, du 18 mai 1804 au 11 avril 1814, puis du 20 mars au 22 juin 1815.
(2) des expressions temporelles non-autonomes, qui, pour être comprises
par les locuteurs, doivent bénéficier d’informations supplémentaires. Les
expressions non-autonomes peuvent être (a) déictiques, se rapportant au moment
d’énonciation (t0 ou n = ‘now’) ou bien (b) anaphoriques qui ‘s’appuient’ sur
d’autres expressions temporelles pour permettre d’identifier l’intervalle de
référence de la prédication
(9)
- Maintenant, lève-toi!
(10)
Le 20 décembre 2014 Marie se leva de bonne heure. Ce jour-là elle restait à la
maison car elle avait beaucoup à faire. Elle passa vite sous la douche, s’habilla et
se coiffa. Ensuite elle prit son petit déjeuner. Pendant qu’elle sirotait son café, elle
prit sa tablette et donna un coup d’œil à son courriel. À 8 h. elle s’assit à son
bureau et commença à rédiger son rapport.
Dans (9), la référence est déictique, le locuteur ordonne à son interlocuteur
de se lever au moment où il prononce la phrase. Dans (10), la situation est plus
complexe: il y a une localisation ‘générale’ absolue, selon le calendrier (le 20
décembre 2014), reprise plus tard par un syntagme nominal anaphorique (ce jourlà). La désignation absolue individualise un intervalle temporel qui englobe les laps
de temps liés aux autres prédications. Les propositions successives sont liées par
une double relation rhétorique: une Élaboration qui est présentée sous la forme
d’une séquence d’actions successives, la deuxième relation rhétorique étant, donc,
la Narration.
3.2. Backgroundforward et les adverbiaux de localisation
Comme nous avons vu, les adverbiaux de localisation (nommés aussi
‘d’encadrement’) sont une sous-classe d’adverbiaux de phrase, c’est-à-dire des
adverbiaux qui sont des adjoints du IP (modifieurs de la phrase); en position
standard ils se trouvent en début de phrase.
L’intérêt que présente ce type de constituants pour la structuration du
discours a été mise en relief par Michel Charolles (1997), qui a repris et développé
185
une observation de Thomson (1985) sur le rôle différent joué dans le discours par
les adverbiaux en tête vs. à la fin de la phrase en anglais. Charolles constate que des
fonctions discursives diverses se manifestent en français aussi, vue les différences
entre (6a) et (6b):
(11)
a. Le dimanche, Paul va au café. Il joue au tiercé.
b. Paul va au café le dimanche. Il joue au tiercé. (Charolles 1997: 18)
L’adverbial le dimanche est un adjoint de IP, en tête de phrase dans (11a)
et un adjoint du VP en (11b). Cette différence de position syntaxique a des
conséquences sur l’interprétation des deux propositions: en position initiale,
l’adverbial établit les limites de l’univers temporel et / ou spatial, tandis que le
rattachement du même adverbial au VP ne lui confère pas un tel statut. Les deux
énoncés de (11) favorisent des interprétations dans une certaine mesure différentes:
- selon une première interprétation, le locuteur informe que (i) Paul a
l’habitude d’aller le dimanche au café et (ii) de règle, il joue au tiercé ce jour-là;
- suivant une seconde interprétation, l’énoncé communique deux
particularités du comportement de Paul: (i) il a pris l’habitude d’aller au café tous
les dimanches; (ii) de règle, il joue aussi au tiercé, le dimanche comme dans les
autres jours de la semaine.
Il est clair que (11a) favorise la première interprétation, tandis que la
deuxième interprétation est liée plutôt à (11b). Les adverbiaux temporels ou
spatiaux en tête de phrase ont la capacité d’installer un univers temporel et/ou
spatial générique qui se manifeste non seulement au niveau de la phrase
d’occurrence, mais aussi pour les phrases successives. (11a) pourrait avoir une
lecture du type le dimanche Paul va au café et il joue au tiercé/pour jouer au
tiercé. Une situation similaire se retrouve dans (12):
(12)
À 10 heures, Paul est arrivé. Marie lisait, les enfants étaient couchés. (Charolles
1997)
L’imparfait des deux verbes (Processus lisait et État (résultatif)5 étaient
couchés) exprime le fait que les deux prédications dénotées sont vraies pour un
intervalle non borné qui précède l’arrivée de Paul. Mais, grâce à la présence de
l’adverbial introducteur à dix heures, cette information est perçue comme
secondaire, car le locuteur semble insister sur le fait que les trois prédications se
manifestent à la même heure, en dépit de leurs valeurs aspectuelles différentes
5
On sait que les prédications téliques dans leur phase finale (aspect accompli) instaurent un
nouvel État: Jean a peint en vert la palissade signifie que, à la fin de la prédication (tn), la
palissade, qui auparavant (tn-1) avait une autre couleur est verte, Jean a écrit la lettre
affirme un État nouveau: la lettre, qui au début de l’action (tn-1), n’existait pas, à la fin de
l’action (tn) existe, Jean est entré dans la chambre signifie qu’à un certain moment (tn)
Jean, qui auparavant (tn-1) se trouvait ailleurs, se trouve dans la chambre, etc.
186
(perfectif pour arriver, imperfectif pour dormir et être couché). Il est évident que
l’occurrence d’un adverbial de localisation en tête de phrase influence
l’interprétation des relations temporelles et/ou spatiales entre les éventualités
dénotés par le discours qui suit.
Il est sûr que, rapporté au cadre théorique de la SDRT, les adverbiaux de
localisation appartiennent aux phrases qui font partie d’un l’Arrière-plan2. Ils
introduisent une structure discursive complexe, signalant le (nouveau) topique du
discours, appelé ‘topique d’encadrement’ (‘Framing Topic’ ou FT cf.
Asher/Prévot/Vieu 2007: 14).
4. Cohérence du discours
La cohérence du discours, une propriété scalaire (cf. Asher/Lascarides
2003: 226), est donnée dans une large mesure par le topique, où thème du message:
la séquence de phrases de (10) est cohérente parce qu’elle fournit des informations
sur le même topique – le matin d’un certain jour, identifié selon le calendrier et
repris par l’adverbial anaphorique ce jour là un Agent, Marie, a réalisé une série
d’actions probablement dans son habitation: l’affirmation sur les actions qu’elle
devait faire (ce jour-là elle avait beaucoup à faire) est ensuite explicitée par une
suite de propositions qui constituent une Élaboration sous la forme d’une
succession narrative de prédications. La cohérence de ce fragment de texte est
donnée par tous ces éléments: le même intervalle temporel, le même lieu
(l’habitation de Marie), le même Agent, Marie.
Les conditions de cohérence nous font penser aux trois règles du théâtre
classique, l’unité de temps, de lieu et d’action. Le troisième élément, l’unité
d’action, se réalise moins par la présence d’une seule et unique action, comme
prescrit Boileau, mais plutôt par la présence des mêmes ‘personnages’ (qui peuvent
être des Agents ou des Expérienceurs/Patients). Dans les textes narratifs littéraires
de type nouvelle ou roman, les personnages constituent un élément important du
topique: ce sont eux qui occupent, traversent et changent le cadre spatio-temporel.
Les idées ou sentiments de l’auteur sont transmises à travers la présentation de leur
vie.
4.1. Topique et adverbes de localisation
La localisation spatio-temporelle du texte joue un rôle important dans sa
cohérence. Nous avons déjà vu que la relation d’Arrière-plan n’implique pas une
séquence ordonnée de prédications statiques, l’unique condition étant celle de la
manifestation de toutes ces prédications dans le même intervalle temporel. Si on
considère chaque éventualité, il existe une relation d’intersection ou de
superposition entre les intervalles temporels remplis par chaque État. C’est un
élément caractéristique, qui distingue l’Arrière-plan d’autres relations rhétoriques,
par exemple de la Narration, qui a la capacité de ‘déplacer’ des localisations spatiotemporelles prédicatives dans une succession:
187
(13)
a. Ce matin Jean partit tôt (α) et se dirigea vers la rivière (β). Arrivé à son champ
(), il y planta une pousse de chêne près du pont (). Un kilomètre plus au sud, il
planta une autre ().
b. Ce matin Jean partit tôt (α) et se dirigea vers la rivière (β). Arrivé à son champ
(), il y planta une pousse de chêne près du pont (). Ensuite, il planta un autre ().
L’adverbial prédicatif de δ (un kilomètre plus au sud) déplace l’extension
spatiale de l’état résultatif6 de cette prédication par rapport à la prédication
précédente (γ): tout en conservant le cadre spatio-temporel général (ce matin, dans
son champ) le lieu où la pousse de chêne2 a été plantée subit une extension d’un
kilomètre par rapport au pont. Un tel déplacement n’a pas lieu en absence d’un tel
adverbial, comme dans (13b), où on comprend que le second arbre a été planté
dans la même zone, près di pont (v. Asher/Lascarides 2003: 163).
Dans l’exemple (13) l’adverbial IP en tête de phrase (ce matin) est un
élément temporel important, tout comme l’adverbial de localisation spatiale (dans
son champ). Ce sont des adverbiaux transphrastiques, car toutes les autres
informations dénotant le temps et l’espace pour les prédications suivantes sont
subordonnées à ce cadre spatio-temporel général, dans le sens que tous les
intervalles temporels et tous les lieux associés aux autres prédications y sont inclus:
tous ces autres laps de temps font partie de l’intervalle désigné par l’adverbial ce
matin et tous lieux (près du pont, 1 km plus au sud) font partie de l’espace désigné
par l’adverbial dans son champ. Les relations spatiales dans (13) sont de deux
types: des relations topologiques, dans son champ incluant tous les autres lieux
mentionnées dans les propositions successives et deux relations projectives de
distance (près de x, à 1 km. de x), qui prend pour repère le pont (x = le pont).
(14)
a.tn (t1, t2, t3, t4, t5  ce matin)
[(α à t1)  (β à t2)  (γ à t3)  (δ à t4)  ( à t5)]  (t1
b. ln (l1, l2,  dans le champ de j)
[( en l1)  ( en l2)]
t2
t3
t4
t5)
Ces coordonnées spatio-temporelles maintiennent leur validité jusqu’au
point où le locuteur introduit un cadre spatio-temporel divers. Imaginons une
continuation pour le texte de (13):
(15)
6
a. … Le lendemain, il alla à Avignon (). Il voulait y acheter d’autres glands
germés ().
b. … Le lendemain, il alla à Avignon (). Il voulait assister au festival de théâtre
().
Dans les phrases de (13) l’état résultatif se réfère au lieu ou le chêne1 et le chêne2 ont été
plantés, nouveaux états instaurés quand l’action de ‘planter‘ a été portée jusqu’à sa fin.
188
Il est clair que la succession de (15a) présente un degré de cohésion plus
grand que la succession de (15b): la situation relatée par les phrases de (15a)
représente un changement des repères spatio-temporels, mais une continuation du
topique relatif à la plantation des chênes. Pour (15b) le degré de cohérence est plus
réduit, mais pas absent, grâce à trois éléments:
(i) la personne (Agent ou Expérienceur) impliquée dans les prédications est
la même, le pronom personnel il est anaphorique, reprenant le nom propre Jean;
(ii) le temps change, mais cette modification est une continuation, car
l’adverbial IP le lendemain est anaphorique, se rapportant aux informations
temporelles précédentes;
(iii) l’information spatiale explicite fournit des informations sur le point
final d’un trajet (pour Avignon) mais la signification implicite par défaut (c’est-àdire qui apparaît comme la plus probable en absence d’une information qui la
contredit) permet au récepteur de déduire que le point initial du déplacement est
celui de l’épisode précédent (la maison de Jean, qui se trouve près de son champ,
de la rivière et du pont). Du point de vue discursif, les propositions (15a, b)
expriment une Continuation (pour ) suivie par une Explication (pour ).
(16) a. Narration: partir () → se diriger () → arriver () → planter1 () → planter2 ()
→ (Continuation: aller_à_Avignon ()  Explication: vouloir_acheter /
vouloir_assister ()
b.  : 





Narr.
Narr
Narr.
Narr.
Narr. Explanation

4.1. Cohérence du discours et qualia structure
Revenons à l’exemple (15) et à la différence entre (a) et (b). De tels
phénomènes ont été déjà observés, par exemple, à propos des présuppositions sans
antécédent (v. Costăchescu 2014: 254). Bos/Buitelar/Minuer (1995) ont observé le
degré différent d’acceptabilité de (17a) et (17b):
(17)
a. Quand j’entre dans un bar, le barman me met dehors.
b. ?Quand j’entre dans un bureau, le barman me met dehors.
Le SN barman est sans antécédent tant dans (a) que dans (b), mais il
est évident non seulement que le degré de cohérence des deux phrases est différent,
mais aussi que l’acceptabilité de (17b) est problématique. Il est évident que le mot
bar dans (a) fournit des informations en mesure de rendre acceptable l’occurrence
du nominal barman, informations qui ne sont pas présentes dans le nominal
bureau. Il s’agit d’un type spécial d’anaphore, qui, dans la linguistique française,
est appelée ‘anaphore associative’ (Kleiber 2001) et, dans linguistique anglo-
189
saxonne ‘bridging (cross-reference anaphora)’. Dans les deux cas il s’agit d’établir
le lien qui existe entre des segments du discours grâce à des processus déductifs.
Prenons un autre exemple:
(18)
Après le déjeuner Marie a fait une promenade. Le jardin italien était magnifique.
On comprend que le jardin italien dont parle la seconde proposition est
celui dans lequel Marie a fait sa promenade. Les mots gland dans (15), bar dans
(17) ou promenade dans (18) ont déclenché des processus déductifs, qui permettent
au récepteur d’interpréter le discours comme cohérent. Ce type d’informations est
lié à l’ensemble des connaissances sur l’univers extralinguistique qui se trouvent
associées, dans notre mémoire, aux éléments linguistiques (mots ou syntagmes) qui
désignent de telles entités.
Pour expliciter ce type d’associations mentales qui se trouvent à la base des
processus déductifs liés à la cohérence, nous faisons appel au modèle du lexique
génératif de James Pustejovsky (1995). Ce modèle contient non seulement la
description syntaxique du comportement des lexèmes, mais aussi la manière dans
laquelle les significations des lexèmes successifs se mêlent pour produire des
énoncés cohérents. Soit les propositions:
(19)
a. Jean a fini le livre.
b. Jean a fini sa bière.
La représentation de la signification du verbe finir doit expliquer comment
dans (a) il signifie finir de lire/d’écrire (un livre) et dans (b) – finir de boire (un
bock/une bouteille de bière). L’explication des différences est possible seulement si
l’on combine la signification de finir avec la signification de livre, respectivement
de bière. Pour assurer la description de ce processus, Pustejovsky a proposé une
représentation des lexèmes dont la qualia structure est la plus importante pour
assurer la cohérence des textes comme (15), (17) ou (18).
La qualia structure définit les attributs et les caractéristiques essentielles
des objets, des événements et des relations associés à un élément lexical; il s’agit
d’un ensemble de propriétés ou événements associés avec un item lexical qui
explique au mieux la signification de la parole (Pustejovsky 1995): «We can think
of a qualia […] as that set of properties or events associated with a lexical item
which best explain what that word means.» (Pustejovsky 1995: 77)
Une qualia structure est organisée en quatre composantes:
- un constitutive quale qui spécifie les informations inhérentes à la
structure de l’objet dénoté par la parole et le relations aves ses parties (par exemple
pour le mot couteau, le constitutive quale doit contenir des informations à propos
de la présence de la lame tranchante, normalement en métal, d’un manche, etc.);
- un formal quale qui concerne la forme, la couleur, la position, la
catégorie de l’objet;
- un telic quale précise la fonction de l’objet: un livre est créé pour être lu,
la bière – pour être bue, un couteau – pour couper avec, etc.;
190
- un agentive quale contient des informations sur l’origine de l’objet – il
s’agit d’un objet naturel (plante, animal, roches, etc.), d’un objet artificiel, créé par
l’homme, d’un artéfact (couteau, livre, horloge, etc.) Par exemple, le mot couteau a
une représentation du type suivant
knife
ARGSTR = [ARG1 = s: tool]
QUALIA = CONST = (blade, ….)
FORMAL = physobj(x)
TELIC = cut(e, x, y)
AGENTIVE = artifact(x)7
(Pustejovsky 1995: 100)
Il est clair que, pour le lexème chêne la qualia doit préciser que le mot
désigne une plante qui pousse d’un gland germé, que l’existence d’un lieu public
comme le bar implique la présence d’une personne qui y travaille, le barman, celui
qui sert aux clients les boissons qu’il prépare, que les lieux préférés par beaucoup
de personnes pour faire des promenades sont les jardins, qu’un livre est écrit et
ensuite imprimé pour être lu et que la bière est préparée pour être bue.
Pour rendre compte des processus déductifs qui déterminent le locuteur de
considérer une succession de phrases comme formant un texte (cohérent) la qualia
structure de Pustejovki doit être développée dans une structure proche des champs
sémantiques de Jost Trier (1931). Dans la forme de Pustejovski (1995) la qualia
structure ne contient pas le mot jardin dans la représentation du mot promenade, ni
le mot barman dans la représentation du mot bar, ni gland dans la représentation
du lexème chêne, c’est-à-dire les signifiés qui assurent la cohérence des discours de
(15), (17), (18). Une représentation analogue doit être incorporée dans la
sémantique dynamique et, dans la phase actuelle de nos connaissances, les
éléments associatifs doivent apparaître sous la forme d’un DRS implicite, dans une
manière similaire à la représentation des présuppositions
(18)
7
a. Après le déjeuner Marie a fait une promenade. Le jardin italien était magnifique.
Dans cette notation, ‘ARGSTR’ = ‘argument structure’, ‘QUALIA’ = ‘quale structure’,
‘CONST’ = ‘constitutive quale’, ‘FORMAL’ = ‘formal qualia’, ‘TELIC’ = ‘telic quale’,
‘physobj’ = ‘physical object’.
191
x, l1, n, e1, t1, n
q
t1
y, e3, e4, l3, t3, n
1: Marie(x)
t1 = après_le_déjeuner
l1 = ?
e1 = x a_fait_une_promenade, à t1 dans l1
 q:
e2, l2, t2, n
2:
t2
e2 = l2 était_magnifique à t2
t1 = t2
l1 = l2
2:
Background (1, 2)
Marie(y)
l3 = le_jardin_italien
t3 = après_le_déjeuner
y s’est promené à t3 dans l3
x=y
t1 = t2 = t3
l2 = le_jardin_italien
l1 = l2 = l3
La représentation ci-dessus explicite la situation suivante: les deux
propositions (dont la signification est noté 1 et 2) constituent un discours
cohérent si et seulement si elles sont interprétées comme se trouvant dans la
relation rhétorique de Background; le sens implicite déclenché est celui représenté
dans q: les deux propositions (1, 2) implicitent l’information que le lieu où
Marie avait fait la promenade est le jardin italien.
4.3. Un exemple
Nous présentons toutes nos propositions dans la représentation d’un seul
exemple, à savoir l’exemple (13). Pour que la SDRT explicite la cohérence du
discours dans ce cas, aux informations implicites de type qualia il faut ajouter le
topique, qui devrait faire partie de l’univers de discours et contenir deux types
d’informations, toutes faisant parti de l’Arrière-plan: les données spatiotemporelles des prédications ainsi que les arguments dans l’acception syntaxique
du mot, jouant let rôle d’Agent, d’Expérienceur, d’Objet, de Source, etc. Les
informations spatio-temporelles et les arguments syntaxiques contribuent à la
cohérence. Exemple:
(20)
a. Ce matin Jean partit tôt (α) et se dirigea vers la rivière (β). Arrivé à son champ
(), il y planta une pousse de chêne près du pont (). Un kilomètre plus au sud, il
planta une autre ().
b.tn (t1, t2, t3, t4, t5  ce_matin)
[(α à t1)  (β à t2)  (γ à t3)  (δ à t4)  ( à t5) ]  (t1
t2
t3
t4
t5)
b. ln (l1, l2,  dans le champ de x)
c.
192
La deuxième partie du texte commence par un adverbial temporel
d’encadrement (le lendemain) qui est anaphorique par rapport à l’adverbial
temporel précédent: ce matin (du jour1) le lendemain (= le jour2) où jour1
jour2.
(21)
a’. […] Le lendemain, il alla à Avignon. Il voulait y acheter d’autres glands
germés.
a’’. […] Le lendemain, il alla à Avignon. Il voulait assister au festival de théâtre.
b’. t6  le_lendemain
l3  Avignon
Cette deuxième partie, dans la variante (21a’) déclenche une signification
implicite, car on conserve plusieurs éléments du Topique: non seulement l’Agent
reste le même (Jean), mais aussi le thème du discours (la plantation des chênes
dans le champ de Jean). Il est évident qu’une telle interprétation n’est pas possible
si le texte continue comme dans (21a’’).
En outre, dans sa variante (21a’) le texte déclenche une signification
implicite, sur l’intention de Jean de mettre d’autres chênes dans son champ, en
plantant les glands germés qu’il a acheté à Avignon. Cette lecture est possible
seulement si, le récepteur possède l’information sur le lien qui existe entre les
glands germés et les chênes. Ces connaissances encyclopédiques se retrouvent dans
les connaissances de type linguistique, s’il parle le français le mot chêne est en
quelque sorte associé au syntagme gland germé, tout comme bar au barman,
promenade au jardin, associations qui permettent aux locuteurs de faire des
inférences dans l’interprétation du discours.
193
TopicG: planter_des_chênes dans L
T1
t6
n
L = dans_le_champ_de_x
l3 = Avignon
Jean(z)
z, l3, e6, T
3
t6
TopicG planter_des_chênes dans L
Jean(v)
T1
t6
t7
n
 q
n
Jean(z)
t6 = le lendemain
e6 = à t6 z alla à l4
z=x
e7, w, V, l4, T
t7
q
e7 = v planterait d’autres_chê. dans
L à t7
v=x
n
Jean(w)
4 glands_germés(V)
e7 = w voulait_acheter V
Narration(e5, e6)
Explanation(e6, e7)
5. Conclusions
Grâce aux progrès enregistrés dans la syntaxe, la sémantique et la
pragmatique dans les dernières décennies, il existe actuellement la possibilité
d’expliciter les éléments fondamentaux de la cohérence du texte/discours dans la
SDRT. Pour cela, nous proposons l’introduction dans l’univers du discours (la
partie supérieure de la ‘boîte’) le topique ou thème et ses éléments fondamentaux:
les adverbiaux transphrastiques de temps et de lieu (les AL, à fonction de IP), ainsi
que les ‘personnages’ impliqués dans les prédications (Agent, Expérienceur, Objet,
Source, Instrument, etc.).
Le développement ultérieur du discours conserve sa cohérence si au moins
un de ces éléments est conservé; des relations anaphoriques (surtout des anaphores
pronominales et des anaphores temporelles) augment le degré de cohérence du
texte et de sa continuation, comme c’est le cas du pronom il ou de l’adverbial le
lendemain dans (21).
Dans d’autres cas, la cohérence est assurée par des processus cognitifs,
grâce aux connaissances encyclopédiques des locuteurs et de leur reflet linguistique
– les associations lexicales de type qualia structure. Comme pour d’autres sens
implicites, cette nouvelle signification doit être explicitée par des DRS qui
explicitent et représente, en même temps, la cohérence de ce type de discours.
194
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196
LES GALLICISMES DU ROUMAIN DANS LE DOMAINE
DES TISSUS POUR VÊTEMENTS1
Daniela DINCĂ, Mihaela POPESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Prenant comme point de départ les gallicismes du roumain faisant partie
du domaine des tissus pour vêtements, notre article se propose d’atteindre
trois objectifs: l’identification des gallicismes du roumain faisant partie
de ce domaine, la réalisation d’un bref aperçu étymologique et l’analyse
lexico-sémantique comparative des lexèmes appartenant à ce domaine. La
conclusion qui s’en dégage est que les gallicismes ont gardé tous les traits
distinctifs de leur étymon français d’autant plus qu’ils sont entrés en
roumain par nécessité dénominative pour désigner de nouveaux référents
et qu’il y a très peu de modifications sémantiques opérées en roumain par
rapport au français (conservation partielle des sens de l’étymon français
et glissement métonymique pour désigner le vêtement par le matériel
dont il est fabriqué).
Abstract
GALLICISMS IN ROMANIAN LANGUAGE BELONGING TO
THE TEXTILE SEMANTIC FIELD
Starting from the Gallicisms belonging to the textile semantic field which
are found in the Romanian language, our paper has three objectives: to
identify, to present their etymology and produce a lexical and semantic
analysis of the lexemes pertaining to this domain. The conclusion is that
Gallicisms have preserved all the distinctive features of their French
etymons, especially since they came into Romanian due to the
denominational need to designate new referents, and that there are very
few semantic changes in Romanian as compared to French (partial
conservation of the meaning of French etymon and the metonymic
gliding for designating the garment by the fabric which it is made of).
Mots-clés: sémantique lexicale, analyse contrastive, condensation
lexicale, glissement métonymique, gallicisme
Keywords: lexical semantics, contrastive analysis, lexical condensation,
metonymic gliding, Gallicism
1
Cet article a été partiellement soutenu financièrement par le Projet de recherche no 34c/2014,
dans le cadre de la compétition interne de l’Université de Craiova.
197
1. Introduction
Les gallicismes du roumain se constituent comme une partie importante du
patrimoine culturel de l’humanité car ils sont les porteurs de l’identité spirituelle
européenne moderne. Le contact entre le roumain et le français commence à la fin
du XVIIIe siècle, date à partir de laquelle on assiste progressivement à un processus
de modernisation, de renouvellement lexical et de reromanisation de la langue
roumaine sous l’influence de la langue et de la culture françaises. Cette forte
influence à distance – unique au monde, d’après le linguiste Alf Lombard (1969:
646) – s’est manifestée dans les Principautés Roumaines dans les différents
domaines de la vie culturelle et intellectuelle et elle se poursuit encore de nos jours.
Dans cet article, nous nous proposons d’illustrer ce phénomène
linguistique et culturel par le dynamisme extraordinaire enregistré dans le domaine
de la mode vestimentaire (v. aussi Popescu 2013: 153-168). Plus précisément, notre
analyse porte sur les gallicismes du roumain dans le domaine des tissus pour
vêtements et elle fait partie d’une recherche beaucoup plus étendue qui se déroule
dans le cadre d’un projet intitulé Reconfiguration sémantique des gallicismes dans
l’espace socioculturel roumain (FROMISEM II) dont les objectifs sont, d’une part,
le raffinement des aspects relevant de l’étymologie multiple des gallicismes du
roumain et, d’autre part, l’analyse de leurs métasémies (extensions et /ou
restrictions sémantiques, métaphorisations, sens connotatifs, etc.) en relation étroite
avec le facteur extralinguistique (sociologique, historique, culturel et mentalitaire),
aspect qui a été moins abordé dans les ouvrages de linguistique roumaine.
À son tour, l’analyse entamée par cette approche se propose d’atteindre
trois objectifs, qui coïncident d’ailleurs avec ceux du projet FROMISEM II: (1)
identifier les gallicismes du roumain faisant partie du domaine conceptuel des
tissus pour vêtements; (2) réaliser un bref aperçu étymologique; (3) faire l’analyse
lexico-sémantique comparative des lexèmes appartenant à ce domaine.
2. Constitution du corpus: démarche méthodologique
Dans cet article, nous nous proposons d’identifier, dans une première
étape, les gallicismes du roumain faisant partie du domaine conceptuel des tissus
pour vêtements. Pour cela, nous avons pris comme point de départ les deux
taxinomies suivantes: (1) la matière de fabrication: [+coton], [+soie], [+laine],
[+lin]; (2) les propriétés physiques: [+léger], [+transparent], [+lisse/ apprêté].
En fonction de ces deux critères, les lexèmes regroupés dans la classe des
tissus pour vêtements sont les suivants: fr. bouclé/roum. bucle, fr. chantoung/roum.
şantung, fr. crêpe/roum. crep, fr. flanelle/roum. flanelă, fr. hollande/roum. olandă,
fr. jersey/roum. jerseu, fr. lustrine/roum. lustrin(ă), fr. mousseline/roum. muselină,
fr. organdi/roum. organdi, fr. popeline/roum. poplin, fr. tulle/roum. tul, fr.
velours/roum. velur, fr. voile/roum. voal.
Par suite, pour ce qui est des traits communs et distinctifs pris en
considération pour l’analyse sémantique des unités lexicales dans les deux langues
considérées, nous avons dressé le tableau suivant:
198
Lexème
Bouclé
Chantoung
Crêpe
Flanelle
Hollande
Jersey
Lustrine
Mousseline
Organdi
Popeline
Tulle
Velours
Voile
Coton
Lin
Soie
Laine
Léger
Transparent
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
-
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
±
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
±
±
+
+
+
+
Lisse/
apprêté
+
±
+
+
+
+
+
+
+
+
+
En ce qui concerne la matière de fabrication2, nous avons identifié, dans
notre analyse, des tissus faits prioritairement en matières naturelles (selon la
fréquence d’emploi: le coton, la laine, la soie et le lin), mais aussi en matières
artificielles (la cellulose, la viscose, l’acétate de cellulose) et synthétiques (le
polyester, le polyamide, l’acrylique, l’élasthanne). Il y a aussi des tissus qui
peuvent être fabriqués en plusieurs matières naturelles. Par exemple: le jersey, la
mousseline, le velours et le voile peuvent être en coton, en soie ou en laine, tandis
que la popeline est en coton, en laine ou en lin et le tulle est en coton, en soie ou en
lin.
Il y a aussi des tissus qui peuvent être fabriqués de deux types de matières
de fabrication. Tel est le cas du bouclé (fait en coton ou en laine), du crêpe (fait en
soie ou en laine), de la lustrine (faite en coton ou en soie), de l’organdi (fait en
coton ou en lin). D’autre part, des tissus tels que le chantoung (la soie), la flanelle
(la laine), la hollande (le lin) ont uniquement une seule matière de fabrication.
Pour ce qui est des propriétés physiques, les tissus pour vêtements
présentent les traits sémiques suivants: [+léger], [+transparent], [+lisse/apprêté].
De ce point de vue, une perspective combinatoire pourrait être représentée de la
façon suivante:
1. Lexèmes qui vérifient les trois traits distinctifs: [+léger], [+transparent],
[+lisse/apprêté]: le chantoung, le voile, l’organdi, la mousseline, le tulle.
2. Lexèmes qui vérifient deux sur les trois traits distinctifs [+léger], [transparent], [+lisse/apprêté]: la flanelle, la hollande, le jersey, la lustrine, la
popeline.
2
Il faut préciser que les matières textiles sont divisées, selon leur origine, en trois grandes
catégories: les matières naturelles, les matières artificielles et les matières synthétiques.
199
3. Lexèmes qui se trouvent à la frontière entre les deux: [±léger],
[±transparent], [±lisse/apprêté]: le crêpe.
4. Lexèmes qui ne vérifient aucun des trois traits distinctifs: [-léger], [transparent], [-lisse/apprêté]: le bouclé, le velours.
Après un bref regard sur l’origine des étymons français, nous nous
proposons ensuite de faire une analyse sémantique contrastive des descriptions
lexicographiques3 de ces unités lexicales appartenant au domaine des tissus pour
vêtements. La démarche sémantique adoptée s’appuie, dans un premier temps, sur
l’analyse des traits sémiques considérés comme prototypiques dans la
configuration du sémantème de chaque mot analysé et, dans un deuxième temps,
sur l’analyse pragmatique et sociolinguistique pour mieux mettre en rapport la
description linguistique avec l’évolution des référents à travers le temps.
3. Considérations étymologiques
En français, les dénominations des tissus retenues pour notre analyse
relèvent de plusieurs caractéristiques: l’aspect (le bouclé, la lustrine, le crêpe, le
velours), la destination (le voile), la matière de fabrication (la flanelle) ou bien le
lieu d’origine (le chantoung, l’organdi, la hollande, la mousseline, le jersey, la
popeline, le tulle). En fait, l’antonomase du nom de lieu où le tissu a été fabriqué
pour la première fois représente, comme on peut le constater, l’étymologie la plus
fréquente des lexèmes appartenant au domaine des tissus pour vêtements.
Dans ce sens, il faut commencer la liste4 des noms de lieu qui ont
dénommé les tissus fabriqués par l’Orient, plus précisément par la Chine, qui est
renommée pour la production de la soie depuis les temps les plus anciens (entre
3000 et 2000 ans av. J.-C.) jusqu'à présent. Par exemple, le chantoung est issu par
antonomase de l’ancienne transcription du nom de la province chinoise du ChanToung, par l’intermédiaire de l’anglais shantung avec le sens de «tissu de soie
d’origine chinoise» (TLFi). Il faut ensuite préciser que la même matière de
fabrication se trouve à la base du célèbre crêpe de Chine, «une sorte d’étoffe de
soie naturelle ou artificielle légèrement crêpée» (Ibid.).
De très loin viennent aussi l’organdi, toile de coton, plus précisément de
Ourguentch, ville de la province historique de Khwarezm (Khorezm), au sud de la
Mer d’Aral, dont l’économie est basée sur le traitement du coton ainsi que sur la
fabrication de la soie et la production de textiles et la mousseline provenant de
Mossoul, ville célèbre sur le Tigre pour la toile fine qui y était fabriquée.
3
4
Pour la description lexicographique que nous proposons, les sens français sont donnés, en
général, d’après le TLFi, complété avec les dictionnaires GRLF, GLLF et le Littré; les sens
roumains, d’après le DA/DLR, le DEX, le DLRC et le DN (v. la Bibliographie).
De cette longue liste font aussi partie le damas et le madras qui désignent des étoffes
provenant des villes portant le même nom de Syrie et de l’Inde ou le cachemire dont le nom
provient du nom d’un état (Cachemire) de l’Inde.
200
Au contraire, trois autres tissus proviennent de trois régions assez proches
de la France: la hollande «toile de lin très fine» a comme origine l’un des pays des
Provinces Unies (la Hollande) où l’on fabrique cette toile fine servant à faire des
chemises pour hommes et femmes; le jersey provient du nom de l’île anglonormande Jersey, pour désigner des produits textiles originaires de cette île et, à
partir du XIXe siècle, même une sorte de corsage ou maillot de tricot de laine ajusté
au corps; la popeline tire son nom de la ville de Poperinge, en Flandre, connue
pour la fabrication du drap.
Enfin, il y a dans notre liste un seul mot qui représente un type de tissu
désignant par antonomase une ville de France. Il s’agit de tulle qui tire son nom du
nom de Tulle, ville de Corrèze où il y a toute une industrie où l’on fabrique la
dentelle et surtout le réseau ou filet connu sous le nom de «point de Tulle».
4. Analyse lexico-sémantique du champ lexical des tissus pour
vêtements
Dans l’analyse lexico-sémantique du champ lexical des tissus pour
vêtements, nous avons identifié5 deux cas de figure illustrés par les mots suivants:
(i) conservation totale des sens de l’étymon français: fr. mousseline/roum.
muselină, fr. organdi/roum. organdi, fr. chantoung/roum. şantung, fr. tulle/roum.
tul, fr. lustrine/roum. lustrin(ă), fr. popeline/roum. poplin, fr. jersey/roum. jerseu,
fr. bouclé/roum. bucle, fr. crêpe/roum. crep, fr. hollande/roum. olandă.
(ii) changements de sens opérés en roumain: fr. flanelle/roum. flanelă, fr.
voile/roum. voal, fr. velours/roum. velur.
4.1. Conservation totale des sens de l’étymon français
4.1.1. Fr. mousseline/roum. muselină
En français, le mot mousseline est attesté sous deux formes qui
correspondent, au niveau référentiel, à deux types de pièces de vêtement, en
fonction de la matière de fabrication : le masculin mosulin est un «drap d’or et de
soie fabriqué à Mossoul» (1298), tandis que le féminin mousseline (1656) renvoie à
«une sorte d’étoffe légère de coton» (TLFi).
L’origine italienne du mot est incontestable car il s’agit d’un emprunt
français à l’italien mosolino signifiant «originaire de Mossoul», ville célèbre sur le
Tigre pour la toile fine qui y était fabriquée. La mousseline est donc une «toile de
5
L’analyse sémantique des emprunts roumains au français a fait ressortir la typologie suivante:
(i) conservation – totale ou partielle – du sens/des sens de l’étymon français, parfois avec le
maintien en roumain d’un sens aujourd’hui disparu en français (situation rencontrée le plus
souvent dans le cas des mots appartenant à un domaine spécialisé, technique et
scientifique); (ii) innovations sémantiques opérées en roumain, ayant comme point de
départ une signification de l’étymon français. Ces innovations se manifestent à travers
divers mécanismes sémantiques: extensions analogiques et restrictions de sens,
métaphorisations, passages métonymiques, glissements connotatifs, etc. (v. Iliescu et al.
2010: 593).
201
coton claire, peu serrée, fine et légère» (TLFi), pouvant être aussi fabriquée en
laine ou en soie.
Le mot roumain muselină, que certains ouvrages lexicographiques
considèrent comme un mot à étymologie multiple (du fr. mousseline, pol. múslin,
tc. muslín) vu l’existence de la variante vieillie dans la langue actuelle
mosul/musul, a conservé les mêmes significations, désignant toujours «un tissu en
coton ou en soie, très fin et transparent, dont on fabrique des vêtements légers, des
rideaux, etc.» (DEX) ou bien «une étoffe en laine très fine» (Ibid.).
4.1.2. Fr. organdi/roum. organdi
L’organdi désigne une sorte de «mousseline de coton légère, claire et
apprêtée» (TLFi), faite de coton, la matière première de l’industrie de Turkestan.
Sa principale caractéristique est le fait d’être très apprêtée, ce qui explique son
utilisation pour la fabrication des objets de vêtement ou des rideaux.
En roumain, le mot organdi garde la forme et la signification de l’étymon
français6, désignant surtout un tissu pour vêtements fortement apprêté.
4.1.3. Fr. chantoung/roum. şantung
Au niveau référentiel, il s’agit d’un produit en soie naturelle 100% utilisé
pour une tenue élégante; par analogie, le chantoung (avec ses variantes
orthographiques shantoung, shantung) désigne un tissu d’apparence similaire
fabriqué aussi dans d’autres matières (coton, rayonne, etc.).
En roumain, le şantung signifie «une variété de tissu en lin ou en soie
naturelle, fait de fils plus gros ou irréguliers qui sortent en relief à la surface du
tissu» (DEX). Si la signification du mot roumain reprend complètement celle de
son étymon, il est à remarquer pourtant l’adaptation du signifiant aux normes
phonétiques de la langue emprunteuse, fait qui pourrait indiquer qu’il s’agit d’un
emprunt réalisé par voie orale.
4.1.4. Fr. tulle/roum. tul
Au niveau extralinguistique, les deux mots considérés cette fois-ci
désignent une sorte de «tissu très léger, fabriqué avec de fins fils de soie, de coton,
etc., formant un réseau de mailles lâches, rondes, carrées ou polygonales»
(TLFi/DEX). La technique de production de même que les matériaux de fabrication
qui peuvent être utilisés représentent des indices qui attestent qu’il s’agit d’un tissu
très fin, léger et moderne.
Il est aussi à remarquer que le roumain a gardé la palatalisation vocalique
dans la prononciation tout comme dans le cas de son étymon français, ce qui
indique que ce mot a été au début un néonyme, pénétré en roumain à travers les
langues de spécialité et ensuite un mot utilisé dans la langue courante.
6
Seul le DEX considère que ce mot a une étymologie multiple, française (organdi) et
allemande (Organdin).
202
4.1.5. Fr. lustrine/roum. lustrin(ă)
Dans le cas du référent désigné en français par le mot lustrine, on observe
un changement diachronique de la matière de fabrication de ce tissu. Le sens vieilli
de cette unité lexicale est celui de «étoffe de soie» (Dict. XIXe et XXe s., apud
TLFi), tandis que la signification actuelle est celle de «étoffe de coton fortement
apprêtée et glacée sur une face» (TLFi). Étymologiquement, ce mot est fortement
transparent, parce qu’il s’agit d’un emprunt à l’italien lustrino «drap de soie
brillant fabriqué à Gènes», à son tour, un dérivé de lustro «apprêt qui donne aux
étoffes leur éclat» (Ibid.).
En roumain, le mot lustrină garde les deux significations (concernant la
matière de fabrication): «tissu fin de soie (naturelle ou artificielle) ou de coton,
ayant un éclat spécifique» (DEX), mais il change aussi de genre grammatical7, fait
qui pourrait suggérer une étymologie multiple, française et italienne, comme
apparaît dans le DEX (s.v. lustrin).
4.1.6. Fr. popeline/roum. poplin
Le même changement de genre grammatical s’enregistre dans le cas
suivant : fr. popeline/roum. poplin, ce qui ajoute à la définition étymologique du
mot roumain la source allemande (v. Pop(e)lin). Au niveau référentiel, les deux
mots analysés indiquent un «tissu à chaîne de soie et à trame de laine, de lin ou de
coton, qui a de petites côtes dans le sens de la largeur» (TLFi).
4.1.7. Fr. jersey/roum. jerseu
Le jersey est un «tricot fin, généralement en laine, confectionné sur un
métier» (TLFi). Comme matière de fabrication, le jersey est en coton, en laine ou
en soie. Par métonymie, le mot renvoie aussi au «vêtement en particulier moulant,
couvrant le torse, confectionné en ce tissu» (Ibid.).
En roumain, le mot jerseu renvoie à un «tissu élastique en laine, fibres
synthétiques, en coton ou en soie, utilisé pour confectionner des vêtements». Tout
comme pour le français, jerseu indique aussi «un objet de vêtement qui couvre la
partie supérieure du corps» (DEX).
Par le même procédé métonymique, le jersey désigne dans les deux
langues l’objet de vêtement par la matière dont il est fabriqué, étant synonyme avec
pullover (roum. pulovăr).
4.1.8. Fr. bouclé/roum. bucle
7
Les tissus en bouclé sont d’habitude en laine car le mot est enregistré dans
le TLFi comme participe passé du verbe boucler dans le syntagme laine bouclée.
De nos jours, la laine se combine avec les fibres synthétiques, comme le polyester
ou la viscose. Comme principales caractéristiques, le bouclé est «un tissu lourd,
adéquat pour tailleurs et manteaux et il est réalisé avec des fils de fantaisie retordus
qui donnent l’effet spécial en arc» (TLFi).
La variante féminine lustrină est assez rare.
203
Le mot entre en roumain comme le résultat d’une condensation lexicale,
sous la forme bucle, bucleuri, désignant un tissu bouclé ayant comme matière de
fabrication le coton, la laine ou les fibres synthétiques. En plus, le mot roumain
renvoie aussi au coton comme matière de fabrication, ce qui n’est pas spécifique
pour le mot français, n’étant pas pourtant complètement exclu.
4.1.9. Fr. crêpe/roum. crep
Le mot crêpe vient du latin cripus, qui signifie frisé, ondulé; en ancien
français il est devenu cresp, puis crêpe. Le crêpe est une «étoffe généralement de
laine ou de soie, plus ou moins légère et transparente à l’aspect ondulé, dont la
texture grenue est obtenue par une forte torsion des fils» (TLFi). Il s’agit d’un
lainage fin et lâche, crêpé pour devenir résistant au toucher, utilisé dans la
confection des robes et des tailleurs.
De la même famille lexicale font partie deux entrées lexicales spécialisées
pour la soie naturelle, artificielle ou synthétique avec un aspect crêpé qui se
distinguent pourtant par la finesse et la transparence du tissu: le crêpe Georgette,
un tissu léger, souple, légèrement transparent par rapport au crêpe de Chine,
«étoffe de soie naturelle ou artificielle légèrement crêpée» (TLFi).
Sauf le tissu utilisé dans le domaine de la couture, le crêpe désigne «des
vêtements (notamment des voiles) en crêpe noir marquant le deuil» (TLFi) et, par
métonymie, il renvoie aussi bien au «vêtement en voile de crêpe noir symbolisant
le deuil » (Ibid.) qu’au «bandeau de crêpe noir que l'on porte sur ses vêtements en
signe de deuil» (Ibid.).
Le roumain a emprunté tous les trois mots: crep, crep Georgette,
crepdeşin, ce dernier connaissant en plus un processus de lexicalisation pour
définir une espèce de «tissu léger de soie ou de laine légèrement crêpé». Sur les
deux acceptions désignant le deuil porté soit par des vêtements ou par un bandeau,
le roumain ne garde que la deuxième.
4.1.10. Fr. hollande/roum. olandă
Le mot hollande est attesté en français en 1453 dans l’expression toile de
Hollande, chemise de Hollande avec la signification: «toile de lin très fine». Le
roumain tout comme le français réalisent au niveau linguistique une condensation
lexicale du type «(toile/chemise de) Hollande» > hollande, obtenant par
antonomase un nouveau nom de tissu.
En roumain, le mot olandă garde les mêmes traits sémiques que le
français: «un tissu épais et fin, de lin très fin, utilisé pour le linge de corps, de
maison, etc.» (DEX), mais il opère aussi une restriction sémantique car, en
roumain, olandă ne désigne pas seulement un certain type de toile fine de lin, mais
le tissu léger de lin pour la fabrication du linge de corps ou de maison.
Pour tirer une conclusion sur les mots analysés ci-dessus, on observe que
les gallicismes du roumain ont gardé le (les) sens de l’étymon français qui
renvoyait à des référents absents de l’espace civilisationnel des Pays Roumains au
204
moment de l’emprunt. Il est bien évident qu’il s’agit, dans ce cas, des emprunts
naturalisés ou emprunts de nécessité qui répondent à un besoin terminologique et
qui suivent le parcours normal de leur intégration dans le système linguistique de la
langue roumaine.
4.2. Changements de sens opérés en roumain par rapport à l’étymon
français
Dans le domaine des tissus pour vêtements, très peu de gallicismes du
roumain enregistrent des changements sémantiques dans le passage d’une langue à
l’autre. Les seuls phénomènes identifiés sont la conservation partielle des sens de
l’étymon français et le développement des métasémies par glissement
métonymique.
4.2.1. Fr. flanelle/roum. flanelă
Emprunté au moyen anglais flanen, le mot flanelle est attesté en français
dès 1503 comme terme désignant: «une étoffe douce et légère, de laine peignée ou
cardée, à tissage assez lâche» (TLFi). Le sens primaire est celui de: «sorte de
vêtement de laine» (Ibid.) provenant du gallois gwalen dont il est originaire. Par
métonymie, du matériel de fabrication à la pièce de vêtement, le mot développe
une autre signification, celle de: «vêtement ou ceinture de flanelle» se rapprochant
ainsi de sons sens primaire8.
Les ouvrages lexicographiques roumains sont unanimes à indiquer pour
étymon du roumain flanelă (avec les variantes populaires et dialectales flanea et
flanel) le mot français flanelle avec le sens de «tissu léger, de laine ou de coton,
mou et lâche» (DA) comme dans l’exemple:
(1)
Ana... într-o rochie de flanelă albă cu dungi albastre, umbla, legănîndu-și capul și
trupul ca un copil răsfățat. (VLAHUȚĂ, O. A. III 34, apud DLRC). [Ana…dans
une robe en flanelle blanche à rayures bleues se promenait en se balançant la tête
et le corps telle une enfant gâtée].
À la différence de son étymon français, qui a développé le sens générique
de «sorte de vêtement de laine», le roumain a créé, toujours par métonymie, la
signification, «vêtement de laine (plus rarement de coton) tricoté en forme de veste
sans manche ou de chemise courte» (DA) comme dans les exemples suivants:
(2)
8
Vasile Catrina își trase o flanelă pe el și plecă. (PREDA, Î. 33 apud DLRC).
[Vasile Catrina mit une flanelle et s’en alla].
Dans tous ses registres, le français développe des métasémies à partir des traits fondamentaux
de l’objet désigné [+doux], [+léger], [+lâche]. Ainsi, dans le registre littéraire, la flanelle
acquiert-elle le sens figuré de «vie confortable et douillette» et, dans l’emploi argotique,
celui de «homme manquant d'énergie». Au même niveau stylistique, faire flanelle renvoie à
une personne parasitaire, qui ne fait rien, qui n’entreprend rien.
205
(3)
La munte umbla lumea, seara, cu flanele și cu palton. (PAS, Z. I 240, apud
DLRC). [À la montagne, le soir, les gens se promenaient en flanelle et en
manteau].
Avec cette dernière acception, le mot devient un synonyme de pulovăr (fr.
pullover), un mot à étymologie multiple, française et anglaise, qui désigne «un
objet de vêtement tricoté (sans boutons) qui couvre la partie supérieure du corps et
qui est porté d’habitude avec une chemise ou un chemisier» (DEX). Mais, au
niveau référentiel, le mot pulovăr désigne un objet vestimentaire beaucoup plus
stylisé, introduisant dans l’espace culturel roumain une réalité nouvelle. Cela
pourrait expliquer la distribution diamésique suivante: pulovăr (fr. pullover) entre
dans la langue littéraire tandis que flanelă (fr. flanelle) est utilisé surtout dans le
registre populaire.
À cette innovation sémantique opérée en roumain pour le mot flanelă par
rapport à son étymon français flanelle on peut ajouter une autre analogie faite entre
un vêtement et un sous-vêtement: flanelă de corp avec le sens de «maillot de corps
manches longues», ce qui ajoute un trait sémique supplémentaire [+coton] à
l’étymon français.
4.2.2. Fr. voile/roum. voal
La définition lexicographique9 du mot voile met prioritairement en
évidence son principal rôle, qui est celui de recouvrir, protéger ou masquer: «pièce
d'étoffe qui recouvre, protège ou masque» (TLFi), ce qui s’explique par son sens
originaire qui est celui de «pièce d'étoffe qui couvre la tête des religieuses» (Ibid.).
Avec référence aux personnes, le mot ajoute deux traits supplémentaires: [+ léger]
et [+ transparent] pour une étoffe dont les femmes se couvrent la tête, soit de façon
habituelle, soit à l’occasion de certains événements ou cérémonies.
En ce qui concerne le matériel de fabrication, le voile est en coton, en gaze,
en mousseline, en soie et en tulle, des matériels de fabrication transparents et
légers. Toujours dans le sens de protéger, le voile a acquis aussi un sens spécialisé
pour désigner «une coiffure de tissu sous laquelle, dans certaines professions, les
femmes enferment leurs cheveux par mesure d'hygiène» (TLFi). Le voile peut
servir aussi en tant qu’accessoire: «morceau de tissu fin qui orne un chapeau, une
coiffure féminine» (Ibid.). Par extension, le voile est «un tissu très léger fait de
laine, de coton, de soie, de fibres synthétiques, utilisé dans la confection de
vêtements ou dans la fabrication de rideaux» (Ibid.).
À l’inverse du français, le roumain voal enregistre comme première
signification l’acception de: «tissu très fin et transparent fait de coton, soie ou
fibres synthétiques, utilisé dans la confection des vêtements de femme» (DEX) et
ensuite celle de «morceau de tissu fin, rare pour couvrir la tête ou le visage» (Ibid.),
cette deuxième acception ayant comme synonyme le mot văl, un emprunt au latin
9
Nous ne prendrons pas en considération les acceptions religieuses du mot, limitant notre
analyse aux acceptions en usage dans la langue courante.
206
(qui est aussi l’étymon du mot français voile); en roumain, ce doublet
étymologique, văl, est exclu du domaine des tissus pour vêtements, désignant un
objet utilisé uniquement pour couvrir la tête des femmes.
Les deux langues se ressemblent pourtant par l’adjonction d’une acception
supplémentaire, enregistrée souvent dans la langue littéraire, au pluriel: «vêtement
léger et qui recouvre le corps de la femme» (TLFi et DA):
VELUM
(4)
Danse des sept voiles. Les nuits où tu voudras que je danse, je danserai jusqu'au
matin. Je danserai tout habillée, avec ma tunique traînante, ou sous un voile
transparent, ou avec des caleçons crevés et un corselet à deux ouvertures pour
laisser passer les seins. (Louys, Aphrodite, 1896, p. 56, apud TLFi)
ou bien en roumain:
(5)
La cimitir o să fie parfum de chiparoase şi…Fetele-mbrăcate-n voaluri uşoare.
(ARH.OLT.XVII, 371, apud DLRC). (= Au cimetière il y aura du parfum de
tubéreuses et…les filles habillées en voiles fins.)
Le roumain a emprunté même le sens spécialisé de «partie anormalement
obscure d’une épreuve, blanche sur la photo, due à diverses causes, notamment à
une exposition excessive à la lumière. Voile de développement». (Dict. XXe s.,
apud TLFi).
4.2.3. Fr. velours/roum. velur
Le velours fait partie de l’industrie des textiles et du domaine de
l’ameublement, renvoyant aussi bien à une fourrure qu’à un tissu.
Dans l’industrie textile, le velours est une «étoffe de coton, laine, soie, etc.
qui présente généralement à l'envers une surface mate et lisse, à l'endroit une
surface lustrée et moelleuse, formée de poils courts, dressés, serrés» (TLFi). C’est
une étoffe à poil court et serré. Mais il existe deux types de velours: (1) le velours
coupé ou velours chaîne, un velours par trame réalisé tout en coton; (2) le velours
cannelé, côtelé ou à côtes, un velours à raies parallèles formées par des poils
alternativement pleins et ras.
Le roumain emprunte ce mot sous la forme velur avec son acception
principale de «tissu en laine de qualité supérieure, soumise à des processus
technologiques qui lui donnent une surface lustrée et moelleuse» (DEX), ayant
comme synonyme le mot catifea, un mot à étymologie multiple, provenant du turc
kadife et du néogrec katifés.
Même si les dictionnaires ne font aucune distinction entre les deux mots,
velur et catifea, le marché des tissus commence à les différencier en fonction des
deux types de velours: catifea pour le velours coupé ou velours chaîne et velur pour
le velours cannelé, côtelé ou à côtes.
En bref, aux deux acceptions du mot français velours correspondent en
roumain deux mots différents: velur pour l’acception de velours cannelé, côtelé ou
207
à côtes et catifea pour le velours coupé ou velours chaîne, ce qui s’explique par
l’influence turque sur le vocabulaire de la langue roumaine à partir du XVe siècle
jusqu’au début du XIXe siècle suite aux contacts politiques, économiques et
culturelles entre les deux pays.
Pour résumer, les cas de changements de sens opérés en roumain par
rapport à l’étymon français sont, d’une part, le glissement métonymique enregistré
pour flanelă (fr. flanelle) qui désigne aussi bien le tissu que le vêtement qui couvre
la partie supérieure du corps (fr. pullover) ou le sous-vêtement (fr. maillot de corps
à manches longues) et, d’autre part, la conservation partielle des sens de l’étymon
français et l’utilisation d’un autre mot, emprunté à une autre langue, pour couvrir
les significations de l’étymon français: fr. voile (roum. voal et văl) et fr. velours
(roum. velur et catifea).
5. Considérations finales
L’analyse des gallicismes du roumain a mis en évidence le caractère créatif
de la langue roumaine, mais aussi l’absence d’une norme, ce qui rend leur emploi
aléatoire et surtout inapproprié, conduisant parfois à leur déformation et à leur
usage erroné. Dans ce sens, nous considérons que l’étude de chaque microsystème
de la langue, pris séparément et dans une vision contrastive, en synchronie ou en
diachronie, pourrait apporter des informations essentielles sur les aspects suivants:
l’originalité et la spécificité de chaque langue, les relations entre les langues,
l’interdépendance entre la langue et la société où elle évolue et fonctionne.
Dans cette perspective, les conclusions de notre analyse pourraient être
synthétisées dans les aspects suivants:
(1) Dans le passage du français en roumain, les gallicismes faisant partie
du domaine des tissus pour vêtements ont gardé tous les traits distinctifs de leur
étymon d’autant plus que les mots entrent dans la langue par nécessité
dénominative pour désigner de nouveaux référents.
(2) Comme ces gallicismes du roumain sont des emprunts de nécessité, on
enregistre, dans la plupart des cas, une conservation totale des sens de l’étymon
français : fr. bouclé/roum. bucle, fr. chantoung roum. şantung, fr. crêpe/roum.
crep, fr. hollande/roum. olandă, fr. jersey/roum. jerseu, fr. lustrine roum. lustrină,
fr. mousseline/roum. muselină, fr. organdi/roum. organdi, fr. popeline/roum.
poplin, fr. tulle/roum. tul.
(3) Il y a uniquement trois cas de modifications sémantiques opérées en
roumain par rapport au français: par métonymie, le mot flanelă (fr. flanelle)
désigne aussi le vêtement qui couvre la partie supérieure du corps (fr. pullover) et
le sous-vêtement (fr. maillot de corps à manches longues); le mot voile entre en
roumain dans le domaine des tissus, mais, pour l’objet qui couvre le visage d’une
femme, on utilise văl du lat. VELUM, dont le mot primaire voile est lui-même
dérivé; pour les deux acceptions du mot velours, le roumain utilise le gallicisme
velur pour le velours cannelé, côtelé ou à côtes tandis que le mot néogrec catifea
commence à se spécialiser pour le velours coupé ou velours chaîne.
208
Bibliographie
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210
UNITÉS LINGUISTIQUES ET PÉRIODES
ÉNONCIATIVES EN FRANÇAIS/ESPAGNOL
María-Luisa FERNÁNDEZ-ECHEVARRÍA
Université Complutense de Madrid/Modyco Paris X
Résumé
La prosodie est présente dans l’expression linguistique; trois paramètres
décrivent la grammaire d’une langue: le temps objectif imposé par un
calendrier commun, le temps subjectif apprivoisé dans un moule
syllabique et le temps défini dans le métalangage grammatical
appartenant à une langue donnée. Les différences entre les langues
interviennent au niveau de l’énoncé. L’énoncé marque les périodes d’un
discours (ou texte) où des catégories grammaticales acquièrent leur sens.
Les déviances constatées dans les corpus de locuteurs non experts
montrent des patrons intonatifs qui mettent en évidence des articulations
syntaxiques universelles rendant compte, par défaut, de la grammaire de
la langue non maîtrisée. Nous proposons une catégorisation des
constructions énonciatives en périodes (TPE) pour expliquer les
interférences productives ou improductives entre les langues et construire
des modèles grammaticaux alternatifs et souples basés sur les notions
traditionnelles de TAME.
Abstract
LINGUISTIC UNITS AND ENUNCIATIVE PERIODS IN
FRENCH/SPANISH
Linguistic speech shows prosody patterns; three parameters describe the
grammar of a language: objective time imposed by a common calendar,
subjective time tamed into a syllabic matrix and thetime set in the
grammatical metalanguage of a given language. The differences between
languages are defined in the statement as period of speech (or text) in
which grammatical categories acquire theirmeaning. Deviations in
corpora of non-expert speakers show intonation patterns that highlight,
bydefault, universal syntactic structures in the grammar of uncontrolled
tongue. We then propose acategorization of enunciation constructions
(TPE) to explain the productive or improductiveinterferences between
languages and to build alternative and flexible grammatical models based
ontraditionnal TMA concepts.
Mots-clés: période énonciative, parémies, syllabation, temporalité, unité
linguistique
Keywords: enunciative period, parémies, linguistic unit, syllabication,
tense
211
1. Énoncés et énonciation
Le choix de l’énoncé comme unité d’analyse linguistique permet de
justifier les formes grammaticales alternatives et de cerner des faits de langue
alternatifs pouvant référer au cadre extérieur à l’énonciation (situation
d’énonciation). Pour communiquer, le locuteur adapte ses possibilités aux
entendants possibles dans un système sémasiologique qui est probablement
universel et que Coursil (2000) a décrit comme une «sémiologie des pratiques».
L’acte de communication n’est pas toujours linguistique, mais le paradigme de la
langue et du métalangage est présent dans toute communication humaine. La
question centrale de la variation linguistique en socio-linguistique1, peut être
alors abordée à travers l’énonciation, depuis la polyphonie, qui véhicule des
changements subtiles de points de vue imposés par des besoins communicatifs et
concevoir ainsi des catégories linguistiques. Un même locuteur, espagnol par
exemple, peut parler de la mort d’un être proche en utilisant des expressions
différentes, traductions de «il est mort/il est décédé/il a crevé…»: se ha muerto,
murió, falleció, la endiñó… dépendant de la situation de communication; alors
qu’un francophone, verrait difficilement désormais l’emploi du passé simple dans
la communication quotidienne. La notion d’énoncé, pour parler des différentes
façons d’aborder le fait extérieur à la communication verbale, nous semble
centrale car elle fait intervenir le point de vue de l’énonciateur/entendant.
L’importance des catégories grammaticales souples et adaptées aux phénomènes
de variation linguistique, répertoriées et à répertorier pour décrire et exprimer les
différents circonstants présents dans l’acte d’expression en toute langue, doit être
présentée comme une condition pour établir le paradigme actif du domaine
théorie linguistique. Après le travail exhaustif de Östen (TMA categories), on est
confrontés à des catégories morphologiques qui ont été regroupés sous des
notions universelles comme le temps, l’aspect ou la modalité, car:
«Tenses, moods, and aspects - henceforth 'TMA categories' - belong to the
things in one's native language that one tends to take for granted, and often, they
have only attracted the attention of grammarians who have had to explain the
use of such categories in one language to speakers of another language in which
the system is different. However, since the semantics of TMA categories is
connected with concepts that are fundamental to human thinking, such as 'time',
'action', 'event', philosophers have often had occasion to reflect upon their use.»
(Östen 1985: 1)
Nous défendons ici une approche à ces catégories universelles en les
libérant du carcan d’un métalangage insuffisant. Les langues peuvent se
rapprocher parce qu’elles sont différentes: voilà le paradoxe du linguiste. On
1
Gadet (2004): « pourquoi les langues permettent-elles de la variation diaphasique, et
n’offrent-elles pas que du constant? Pourquoi un locuteur ne parle-t-il pas toujours
de la même façon?» 212
peut alors se demander en quoi les langues sont semblables, dans le but aussi
d’élaborer des théories sur leurs différences; les langues sont semblables car elles
organisent leurs discours sur des constructions syllabiques ; elles sont
divergentes parce que les syllabations partagent, avec le signe linguistique, un
certain caractère arbitraire. L’arbitraire dans le signe «syllabe» est dû à des
facteurs très complexes qui incluent, entre autres, des questions liées à la
prosodie (abordable seulement dans la communication en acte) et aux
métalangages que l’on emploi pour référer au signe linguistique. De tout cela
découle que la sémantique et la pragmatique sont des notions extérieures à la
langue elle-même, elles concernent le métalangage d’une langue donnée. Pour
éviter de mélanger les niveaux d’analyse (de la langue particulière aux catégories
générales) nous introduisons le concept de “catégorème” qui va nous servir à
délimiter les unités de langue sans recourir à des sémantismes inhérents à
l’utilisation in facto de la langue, à la verbalisation. Les catégorèmes concernent
les positions syntaxiques vides ou déplacées que l’on découvre par la transsyllabation de langue à langue et qui rendent compte des interférences
(déviances) entre les systèmes linguistiques de la langue cible et de la langue
maternelle chez des locuteurs non experts. Ces transferts sont définis par des
catégories concernant l’aspect, la temporalité et la modalité, auxquelles nous
avons fait référence (TAME). Nous allons dans ce qui suit voir des exemples de
catégorèmes dans les déviances des productions de locuteurs espagnols parlant
français. Nous marquons avec un astérisque les formes déviantes produites
constatées chez ces locuteurs2.
1.1. Les exemples concernant le groupe verbal
Voyons des cas très simples d’interfaçage apparent de langue à langue
dans ces trois exemples espagnols où les prépositions marquent des positions
grammaticales vides.
(1) Voy a trabajar. → [Je vais sortir.]
*Je vais à travailler.
(2) He visto a tu hermano → [J’ai vu ton frère.]
*J’ai vu à ton frère.
(3) Viene a ver la televisióncuando hay partido. → [Il vient voir la télé quand il
y a un match.]
*Il vient à voir la télévision quand il y a un match.
2
Corpus d’erreurs dans des cours de conversation à la EOI de Jesús Maestro (Madrid)
entre les années 2012/2014.
213
Dans ces 3 exemples, une position vide ( ) trouble les apprenants de FLE.
En effet, la position de «a» n’a aucune valeur grammaticale mais s’est fixée dans
l’évolution de la langue dans certaines variantes d’espagnol (dont l’espagnol
péninsulaire) et a donné lieu à des confusions syntaxiques dans le régime verbal
dans le cas de (2), transitif direct ou indirect?3 Dans le cas des exemples 1 et 3 il
s’agit d’une position vide si l’on assimile à une circonstance comme ce serait le cas
d’un complément circonstanciel: il vient à Madrid/chez moi…) En fait la particule
marque une ouverture énonciative que le locuteur français n’entend pas nécessaire,
puisque le groupe intonatif est fermé par l’accent démarcatif.
Nous pouvons conclure qu’une certaine «grammatisation» trouble les
catégorisations syntaxiques et favorise les erreurs grammaticales dans la médiation
de langue à langue. Nous optons donc pour retenir la notion d’énoncé dans nos
analyses du fait linguistique, contrairement à celle de phrase. Ainsi, si nous
considérons maintenant l’exemple suivant, où les prépositions subsistent dans les
deux langues, aucune erreur ne se produit:
(4) Ha empezado a llover. → [Il a commencé à pleuvoir.]
On argumentera alors que le verbe «empezar/[commencer]» comporte un
poids sémantique qui implique que le sens doit être complété par un élément sujet
(el espectáculo ha comenzado [le spectacle a commencé]), ou modal (inchoatif) qui
demande un complément infinitif introduit par a/à). Mais considérer les choses de
ce point de vue serait confondre langage et métalangage et vouloir expliquer la
grammaire par les données au lieu d’expliquer les faits de langue soumis à la
variation. En réalité, ce qu’il faut expliquer ce sont les rapports syllabiques dans la
clause énonciative et non pas le sens supposé des éléments qui la composent.
Considérons alors maintenant ces nouveaux exemples et leur traduction en
espagnol:
(5) Je suis sorti. / J’ai sorti la bicyclette du garage.
(5.1) He salido.
(5.2) He sacado la bicicleta del garaje.
Si on retient à nouveau l’explication sémantique il est très compliqué
d’expliquer ces deux exemples. Qui nous autorise en effet à dire que “sortir” est
une unité lexicale indépendante et non pas que l’ensemble de l’énoncé donne du
sens à chaque élément? Comment justifier l’emploi de deux unités lexicales
différentes en espagnol et l’emploi de être/avoir en français? Les professeurs de
FLE rappelleront bien alors les difficultés de la catégorie grammaticale “verbe de
3
En effet, dans la même variante d’espagnol, les locuteurs n’ajoutent pas de préposition
pour le complément non personnel: he visto un coche rojo en la puerta [j’ai vu une
voiture rouge devant la porte] et non *He visto a un coche rojo en la puerta.
214
mouvement”, si présente à une époque dans les grammaires de français, qui a
provoqué et provoque encore dans la conceptualisation de être/avoir. Une
explication plus économique est de dire que “Je suis sorti” et “j’ai sorti la
bicyclette” sont des énoncés clos différemment, du point de vue du sujet dans le
premier, et du complément dans le deuxième. Cette explication peut aussi expliquer
(1) et (2): ouverture verbale en espagnol, clôture en français… et (3) ouverture
verbale dans les deux cas. Considérons maintenant l’exemple suivant:
(6) Il est tombé. / il a fait tomber le verre.
(6.1) Se ha caído.
(6.2) Ha tirado el vaso.
S’en tenir aux éléments phrastiques (mots lexicaux) supposerait aussi des
explications compliquées, peu économiques et difficiles. On devrait argumenter,
dans le cas du français, comme pour l’exemple 4, et invoquer un certain poids
sémantique qui a des conséquences syntaxiques dans l’unité phrastique. On
pourrait encore justifier l’argument syntaxique par le double emploi des auxiliaires
pour marquer les différences de sens, mais le paradigme grammatical serait-il le
même? On confond alors les catégories d’une langue et celle de l’autre, c’est à dire
la réalité du modèle avec le modèle de la réalité4.
Encore une fois, on voit dans cet exemple que l’unité lexicale fait émerger
son sens dans l’énoncé et que les explications exigent à nouveau recourir à un
métalangage compliqué (verbe de mouvement, notion de structure causative: faire
+ infinitif). Il semblerait plus simple ne plus considérer les unités lexicales dans les
limites du “mot”, mais dans la suite énonciative. On considérera alors que les suites
énonciatives configurent la sémantique qui est à la fois interne et externe à ces
constituants nucléaires par la position du point de vue du sujet d’énonciation.
Les occurrences se compliquent encore plus dans ce nouvel exemple
polysémique qui peut être rendu en espagnol par les traductions 7.1 et 7.2:
(7) Il est mort.
(7.1) Se ha muerto.
(7.2) Está muerto.
Dans ce cas, ce n’est plus l’énoncé qui nous explicite le sens. C’est le
contexte qui fait défaut qui pourrait l’expliciter. En espagnol l’énoncé à lui seul est
interprétable par l’emploi de être [estar] ou avoir [haber]. On connaît les difficultés
que les apprenants d’espagnol langue étrangère ont pour le choix de “ser/estar”
(être) ou de “haber/tener” (avoir). Les difficultés concernent à nouveau un
4
Nous empruntons cette expression à Laks (1996).
215
métalangage grammatical qui crée des unités grammaticales innécessaires. Nous
plaiderons alors pour d’autres unités plus proches de la langue dans nos
explications des exemples qui suivent.
(8) Il est grand
(8.1) Está alto
(8.2) Es alto
Comme pour (7) c’est le contexte qui va nous permettre de décider de la
traduction optimale. Mais dans ce cas, comme on l’a expliqué ailleurs5, le choix
implique non seulement le contexte mais le type de discours. C’est en effet le sujet
énonciateur qui décide dans un moment précis du verbe estar (8.1) “constatatif” et
ser “descriptif”. Nous avons donc trois choix différents qui concernent la
sémantique des énoncés: le moment de l’énonciation (constatatif), le paramètre
syllabique dans la suite énonciative qui rend compte de la syntaxe des éléments
dans un énoncé borné, et la morphologie qui réfère au(x) sujet(s) de l’énonciation
dont l’interaction fait entrer dans l’énoncé des valeurs endophoriques impliquant
des changements prosodiques. Avec ces exemples, nous pouvons conclure dans le
paradoxe des explications grammaticales qui biaisent les objets linguistiques quand
elles isolent les mots de leur contexte énonciatif. Or, il est vrai aussi qu’il ne peut
avoir de science du langage sans objet linguistique, même mal formé, un mot reste
étiqueté dans un métalangage. La notion de catégorème implique alors le
traitement des catégories grammaticales dans l’énoncé et non dans la phrase. La
phrase n’est pas universelle, l’énonciation l’est probablement. Voyons des
exemples d’énonciation et de paramètres non transposables dans des formes
proverbiales. Nous les analyserons en tant que positions syllabiques dans
l’expression figée, qui expriment les rapports sémasiologiques propres de la
communication humaine. Voyons comment s’articulent ces formes dans quelques
exemples du français6.
1.2. Les exemples concernant les expressions figées
1.2.1. Catégorisation a-référentielle
Considérons maintenant quelques exemples d’expressions idiomatiques
figées dans la langue. Comme nous le verrons, quatre catégories suffisent à les
5
La notion de télicité et le choix “ser/estar” en espagnol. J.E. La localisation de l’aspect
dans les langues romanes. Paris X- Novembre 2014
6
Nous avons choisi le corpus aléatoire d’un petit livre qui recueille des proverbes sans
intention d’analyse scientifique. Ce répertoire de proverbes dont le choix […] ne
prétend pas échapper à la subjectivité, […] s’attache à éviter la pesanteur
didactique, selon les intentions déclarées des auteurs dans la préface.
216
classer sans tenir compte de leur sémantique interne, c’est à dire, uniquement par
les rapports que les éléments syllabiques internes maintiennent; ce qui retient notre
attention c’est que ces quatre catégories sont présentes en français et en espagnol,
voire dans d’autres langues dont de larges corpus sont en élaboration7. Ce qui nous
a semblé intéressant c’est que ces quatre catégories existent en français et dans
d’autres langues comme par exemple l’espagnol, ce que nous laissons voir par des
correspondances avérées ou que nous proposons. Les correspondances en espagnol
sont précédés du logo qui représente le type de rapport ( [assonance];
[dérivation lexicale];
[endophorique]; ≠ [polarité]). Nous donnons cidessous quelques exemples de ces catégories:
1.2.1.1. Assonance syllabique [ ]
8
Dans cette catégorie viennent se regrouper toutes les expressions ou
périodes énonciatives («figements») qui présentent des répétitions syllabiques
permettant de parler d’une ouverture énonciative (intonation ascendante) suivie
d’une fermeture (intonation descendante)9. Les répétitions signalent deux
mouvements intonatifs séparés. Ces quelques exemples donnent un échantillon
de la typologie:
(9) Bonjour lunettes, adieux fillettes.
(10) Plus on est fous, plus on rit.
(11) C’est bonnet blanc et blanc Bonnet.
Lo mismo da och(o) que ochent(a).10
(12) On est reçu selon l’habit, reconduit selon l’esprit.11
Des proverbes espagnols montrent cette même structure. Des fois les
7
Voir
par exemple
les bases
de données
de l’institut
Cervantes:
http://cvc.cervantes.es/lengua/biblioteca_fraseologica/enlaces.htm.
8
Nous notons des correspondances avérées ou possibles en les marquants du signe
correspondant au type de parémie de la correspondance.
9
Les inflexions intonatives restent intuitives: un travail sur les marqueurs prosodiques
reste à faire par des équipes interdisciplinaires car la difficulté de capter des corpus
spontanés incluant ce type d’expressions est majeure.
10
Les voyelles de flexion, en espagnol n’interviennent pas dans le découpage intonatif.
Nous verrons quel est le sens de cette caractéristique phonologique de l’espagnol
dans la suite.
11
Comme on peut le voir, ces exemples peuvent répondre à la fois à plusieurs
catégories formelles: dans ce cas il y a répétition lexicales et assonance; dans
1.2.2.4 il y a aussi une relation d’assonance et endophorique (rendu par l’élément
«qui») ce qui rend encore plus intéressant le traitement des expressions figées dans le
but d’élaborer une sémantique formelle comme c’est notre objectif.
217
correspondances semblent très rapprochées et peuvent être répertoriées comme des
possibles «traductions» (par exemple qui va à la chasse perd sa place/quien va a
Sevilla pierde su silla [qui va à Seville perd sa chaise]) mais ces correspondances
restent souvent floues et demandent à être justifiées par le contexte. D’autres cas de
correspondances ne peuvent être établis par des lexèmes donnant lieu à des
dérivations verbales pour la plupart. Voyons ces nouveaux exemples:
1.2.1.2 Dérivation lexicale [ ]
(13) Quand les gros maigrissent, les maigres meurent.
(14) Maison faite, femme à faire.
(15) Pour vivre heureux, vivons cachés.
(16) Qui se ressemble, s’assemble.
Cada ovej(a) con su parej(a).
Dans cette catégorie on pourrait noter en espagnol le cas de l’expression
igual da ocho que ochenta [huit et quatre-vingt c’est du pareil au même] que nous
avons noté comme traduction possible de (11); or, comme on l’a proposé, la
correspondance sémantique de cette expression, qui n’est d’ailleurs pas une
dérivation verbale, semble être (11) c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Dans ce
cas comme dans les exemples (1) à (8), la sémantique n’émerge pas des mots qui
composent l’expression, mais dans les rapports formels que les éléments
syllabiques maintiennent entre eux dans l’énoncé. Ce sont des unités closes dans le
contexte de leur emploi, ce qui est marqué par l’inflexion montante et descendante;
voyons d’autres exemples de rapports formels concernant les mots de reprise
(pronoms):
1.2.1.3. Rapport endophorique (cataphore ou anaphore) [
]
(17) Quand on parle du  loup on en voit la  queue.
Hablando del rey de Rma por la puerta [él] a som(a).
(18) Celui qui s’arrête est per du.
(19) Quand le fromager est tombé, les chèvres y montent.
(20) Le soleil rougit quand il* se couche parce qu’il* a  honte de ce qu’il* a
 vu.
(21) L’appétit  vient en mangeant.
/ El comer y el rascar todo es el empezar.
Nous avons privilégié dans nos exemples les pronoms en, y, qui, que, il…
218
mais il est évident que d’autres éléments (déictiques, possessifs) marquent aussi le
rapport endophorique fréquent, (voir 20). Les rapports cata/anaphoriques sont
représentés par des formes syllabiques qui expriment une valeur d’extension des
constantes prosodiques d’ouverture ou de fermeture énonciative (selon le type
d’énoncés).
Dans les trois grandes classes d’exemples que l’on vient de voir, les
rapports sémantiques formels s’établissent dans la suite syllabique à travers
d’éléments qui ne signifient que par l’image acoustique qu’ils véhiculent dans
l’ensemble borné, puisque les contextes d’utilisation n’ont pas été définis. Ainsi,
des icônes sémasiologiques s’établissent, auxquels on peut accorder un caractère
phonologique dans l’utilisation de facto. Ces icônes effectifs semblent bien
s’accorder à ce que Coursil (2000) appelle une «sémiologie des pratiques». Dans
l’analyse a-contextuel des parémies12, le poids illocutoire du sujet énonciateur
(asserteur dans la terminologie de Maingueneau (1991) est effacé mais les énoncés
restent signifiants probablement par leur fréquence d’utilisation dans la langue qui
les revêt d’un caractère intertextuel:
«Les énoncés proverbiaux dans le discours […] renvoient au discours
social, de ce fait l’énonciateur (responsable de l’énoncé) est différent du
locuteur (responsable de l’acte illocutoire). Ces deux instances
énonciatives peuvent coïncider lorsqu’il y a prise en charge énonciative
de la part du locuteur […] Nous avons constaté un glissement de sources
énonciatives provoquant, dans le cas du "discours social", un changement
de niveau de langue.» (Batoul 2009).
Le «glissement de sources énonciatives» permet alors de définir une
syntaxe par les positions pures (squelette) d’éléments dans une suite fermée
construite au moment de l’analyse. Cette suite est paramétrisable sur deux axes
indissociables (syntagmatique et paradigmatique) par rapport au non-dit dans le
sens de Cullioli (1999), c’est à dire à un non-dit linguistique aussi. C’est peut-être
la raison pour laquelle la première partie de la parémie (intonation montante)
présuppose la deuxième dans la mémoire phonologique de l’entendant; la seule
citation de la première partie d’une expression, renvoie au contexte extralinguistique: si on dit par exemple «quand on parle du loup…» tout le monde
s’attend à voir la personne dont on parlait et cette présupposition n’a rien à voir
avec des faits extra-linguistiques, ni de pertinence des énoncés basés sur des
valeurs de vrai ou faux de la logique propositionnelle, car aucune référence
univoque n’a été définie.
Les parémies nous apprennent donc à comprendre comment le langage
s’articule sans dépendance d’un supposé monde extérieur qui ne les concerne
qu’au moment de leur emploi. Revenons à notre analyse de ces phrases sans texte,
12
Nous entendons parémies dans le sens de phrases autonomes selon la classification
de Sevilla & Crida (2013).
219
selon la terminologie de Maingueneau (2012). Considérons alors les exemples
suivants qui présentent une articulation par le contraste affirmation/négation:
1.2.1.4. Polarité [ ≠ ]13
(22) Pour éteindre l’incendie, on n’a pas besoin d’eau potable.
(23) Tant qu’il reste un cheveu, on ne peut pas dire que l’on* est chauve.
24) Ne plains* pas tes souffrances de peur qu’elles n’augmentent.
(25) Celui qui* est destiné à mourir noyé, ne sera pas pendu.
(26) Il n’est pire eau que l’eau qui*  dort.
Es la paz del cementeri(o).
Dans cette catégorie on peut voir comment la polarité s’appuie souvent sur
des éléments endophoriques comme ceux qu’on a décrits en 1.2.1.3 sauf pour (22).
La complexité joue dans la sémantique de l’énoncé comme on le voit par les
éléments marqués par un astérisque en (23), (24) (25) et (26) qui comportent des
reprises; cette complexité montre bien que les occurrences syntaxiques décrites
sont récurrentes et semblent bien décrire un niveau d’articulation macro/mezzo
syntaxique. Remarquons aussi les «ne» explétif de (24) comme reprise, et le «ne»
sans «pas» de (26) qui renforcent le lien de polarité. Comme nous le verrons par la
suite, la polarité n’est pas un élément essentiel dans la description de la «période
énonciative».
1.2.2. Catégorisation référentielle
Nous faisons intervenir la sémantique par rapport aux points de vue
multiples dans l’énonciation : dans les exemples que nous présentons ci-dessous, le
sujet de l’énonciation n’est plus effacé comme précédemment car il y a une double
référence formelle qui n’est pas effacée par les rapports endophoriques comme en
1.2.1.3 ou la polarité de l’énoncé comme en 1.2.1.4. Les énoncés deviennent plus
complexes et font intervenir des rapports endophoriques et un référent qui échappe
de la période énonciative. Il faut remarquer qu’il ne s’agit pas de catégorisation
grammaticale par le fait de comporter un impératif, une interrogative ou du style
indirect, comme on pourrait penser en regardant les exemples ci-dessous:
l’exemple (24) comporte un impératif mais reste une phrase marquée par la polarité
car le référent est inclus dans l’énoncé. Ce qui caractérise les modalités allocutives
13
Ces parémies qui comportent un élément négatif opposé à un autre supposent dans la
terminologie de Coursil une valeur de choc, l’entendeur est pris comme témoin et
doit réagir comme dans le cas des parémies qui contiennent une modalité
impérative.
220
c’est leur ouverture, leur absence de clôture intonative à la fin de l’énoncé. Même
s’il s’agit de formules figées et bornées, elle semble s’ouvrir à l’interprétation
textuelle et ne semblent pas s’accorder à la terminologie phrase sans texte pour les
répertorier14 . On voit alors que l’intonation descendante ne convient pas à la fin de
l’énoncé. Considérons ces exemples:
1.2.2.1. Modalité allocutive [
]
(26) Si ta* gueule est de travers, n’accuse pas le miroir.
(27) Si les chats gardent les chèvres, qui* attaquera les souris?
(28) Remue* les poids d’un gramme ne reste pas* oiäsif.
(29) Qui* ose  dire, “Monsieur l’éléphant a pété ” ?
(30) Si tu veux être apprécié, meurs ou voyage.
(31) Dis-moi qui tu fréquentes, je te* dirai qui tu deviendras.
Dime con quién  and(a)s, te diré quién er(e)s.
Comme on peut le voir, la négation ne semble pas intervenir dans les
inflexions intonatives qui restent ascendantes vers la fin dans tous les cas. De plus,
l’ouverture énonciative se produit après une première rupture prosodique
(descendante). Les contours intonatifs suggèrent alors des axes paradigmatiques au
niveau du syntagme prosodique qui fait intervenir non seulement le sujet de
l’énonciation, mais aussi un référent entendant qui est extérieur. Comme nous le
voyons, les modalités allocutives sont complexes aussi, comme les énoncés
polaires elles s’appuient sur des éléments syllabiques qui régissent l’ordre
prosodique (inversé cette fois-ci) de l’énonciation. Dans (26) le possessif empêche
la clôture énonciative, car il permet d’ancrer un sujet allocutaire de l’impératif ce
qui n’était pas le cas en (24) qui a les caractéristiques d’une structure déclarative.
(27) présente une réouverture de l’acte énonciatif dans la reprise par “qui”. La
double forme impérative de (28) annonce bien l’ouverture de l’acte d’énonciation
vers un entendant. En (29) c’est le style indirect, renforcé par le pronom
interrogatif qui annonce l’ouverture; en (30) le double impératif et finalement en
(31), c’est le futur qui impose l’ouverture énonciative.
Quoi qu’il en soit, ce que nous pouvons voir dans ces formules figées
référentielles, c’est qu’elles comportent aussi un trait d’ouverture / fermeture qui
nous intéresse pour pouvoir rendre compte de la clôture de l’acte énonciatif. Cette
clôture implique une ouverture où l’on a perdu (ou non) le référent allocutaire de
14
Ces expressions semblent en effet moins «universelles». Moins courantes, il faudra
attendre pour témoigner de la valeur linguistique du figement. 221
l’énonciation, mais jamais le point de vue du sujet énonciateur qui annonce une
intention.
1.2.2.2. Classement par défaut des expressions figées: la modalité
déclarative
La classification des parémies que l’on a opérée (exemples 9-31) permet de
faire émerger, dans d’autres structures figées, une sémantique par défaut
susceptible d’être analysée dans une perspective idéologique. Pour cela nous
devons isoler les parémies qui ne sont pas analysables selon les 5 critères (évidents
d’ailleurs) présentés plus haut (assonance, dérivation, reprise, polarité, modalité
allocutive). Considérons de nouveaux exemples de phrases proverbiales; comme il
a été le cas plus haut, certaines présentent une structure binaire et d’autres une
structure simple que nous allons analyser séparément:
1.2.2.3 Modalité déclarative simple
Les structures déclaratives simples comportent un seul référent énonciateur
qui permet de les analyser du point de vue de la sémantique par référence à un
moment de l’histoire de leur production dans la langue signalé par leur contexte:
(32) Il ne faut pas courir deux lièvres à la  fois: courir
(33) Jamais danseur ne fut bon clerc: danseur
(34) Après la pluie, le beau temps: pluie
clerc.
beau temps.
(35) Les yeux des étrangers voient plus clair: yeux
(36) Mauvaise  herbe croît toujours: herbe
lièvres.
voir.
croître.
Dans ces expressions on peut supposer une sorte de figement sémantique qui
précède le sens de l’énoncé complet. Nous pensons en effet que la sémantique
émerge des contextes de contigüité (métonymie, homonymie) comme l’ont
d’ailleurs démontré des travaux de sémantique formelle en diachronie qui se
proposaient de trouver des bases morphologiques à la variation lexicale. C’est un
début de ce que nous appelons l’idéologisation du message que l’on construit grâce
à un métalangage sans lequel nous ne pouvons pas référer à l’objet linguistique. Ce
rapport supposé sémantique aide à cataloguer (par défaut aussi) le reste des
proverbes de notre corpus. Analysons donc les derniers exemples de notre corpus:
1.2.2.4 Modalité déclarative binaire
Il a été extrêmement difficile, dans notre corpus de 238 proverbes, de
trouver des déclaratives binaires, mais à la fois, celles-ci étaient inclassifiables
dans les catégories précédentes. Elles comportent toutes soit un élément qui sépare
les deux parties,* mais pas reprise (pronominale), d’assonance ou une répétition
222
lexicale (catégorie grammaticale: article, préposition…); cela nous a obligés à les
classifier ailleurs et à dresser une nouvelle catégorie par défaut. Nous avons
encadré (39) car l’élément de reprise il qui devrait la faire passer dans 1.2.1.3.,
aurait pu ne pas être exprimé. Cela nous indique que la classification que nous
proposons est cohérente pour notre approche. Le signifié émerge dans les structures
phrastiques par des signifiants très simples qui produisent des icônes par des
fréquences d’utilisation d’éléments morphologiques traités indépendamment de la
sémantique, qu’on pourrait leur conférer à d’autres fins d’analyse. C’est le cas des
exemples (9) à (31). Voyons maintenant ces derniers exemples de parémies:
(37) Si les fous portaient un bonnet blanc,* on croirait qu’il a neigé.
fous/porter
bonnet blanc/neiger.
(38) Au pays des aveugles,* les borgnes sont rois: pays/aveugles: borgnes/rois.
(39) Un arc bandé se détend ou [il] se brise: arc/détendre
(40) Le chien aboie,* la caravane passe: chien/aboyer
arc/briser.
caravane/passer.
(41) Quand les mots sont dits,* l’eau bénite est faite: mot/dits
eau/bénite.
Comme conclusion de l’analyse des parémies nous pouvons dire que
seulement dans le cas des expressions répertoriées comme «déclaratives» on joue
avec l’élément sémantique par défaut. L’expression encadrée est doublement
intéressante car on peut voir qu’au lieu d’une rupture elle comporte un élément
morphologique qui permet d’éliminer la reprise par il et donc de la classifier par
défaut. On voit alors que cet élément prolonge en quelque sorte le sens implicite
dans la première partie. Ces dernières parémies semblent doublement signifiantes
par un acte de verbalisation qui vient ajouter un élément sémasiologique nouveau à
la première partie. Il ne nous semble pas alors très risqué d’affirmer que le sens se
produit par la contigüité dans le bagage linguistique de la langue d’éléments
signifiants récurrents.
2. Pour une phonologie de l’énonciation
On a montré comment la complexité dans les exemples que l’on a
présentés se base sur l’assemblage d’éléments simples qui ne sont pas significatifs
pris un à un. Les énoncés comportent en effet des régularités syntaxiques internes
qui permettent de concevoir des interfaçages entre les langues. Le poids
sémantique ne dépend pas alors des mots lexicaux mais des rapports syntaxiques
présents au niveau de la chaîne verbalisée, dans un niveau intermédiaire entre le
micro-syntaxique et le macro-syntaxique. Ce niveau intermédiaire se caractérise
par une structure d’ouverture/fermeture similaire à celles des clauses prosodiques
223
constatées dans l’énonciation (empans intonatifs)15. Or les énoncés de langue ne
sont pas des structures figées. Ils sont produits dans un cadre temporel défini par
trois paramètres différents et qui donnent lieu à un espace syntaxique (le temps de
l’énonciation) où se produisent des mouvements articulatoires (temps de
syllabation16) dépendant d’un but pragmatique dans une situation donnée (temps de
l’énonciateur). Les espaces paradigmatiques et syntagmatiques sont alors
bouleversés et la production d’icônes multiples se produit dans le même espace
syntaxique. C’est ce rapport au non-dit qui rend compte de l’ambigüité, des
déviances et des bafouillages répondant des troubles du langage ou de
l’apprentissage d’une langue maternelle ou seconde.
2.1. Unités de langue ou périodes énonciatives?
2.1.1. Traitement de l’ambigüité par la notion l’ouverture/fermeture
énonciative
Considérons par exemple ces possibles énoncés du français empruntés à
Martin (1979)17:
 J’ai acheté 1 livre [He comprado 1libro]
(40) J’ai acheté un livre
 J’ai acheté [quelque chose]… un livre [He comprado un libro]
La chaîne non interprétée par le contexte reste ambiguë dans sa forme
écrite en français et en espagnol mais probablement pas dans sa forme orale ou le
geste (non seulement intonatif mais aussi textuel) rendrait compte de la
désambiguïsation de [œ] et [ũ]. Mais si nous considérons les formes plurielles
[quelque chose] sera interprété en espagnol comme une place syntaxique pleine
dans le premier cas et vide dans le deuxième cas:
 [He comprado unos libros]
(41) J’ai acheté des livres
 [He comprado
libros]
Les positions syntaxiques semblent donc pouvoir laisser des traces dans
l’articulation syllabique du français, ce qui serait une caractéristique à expliquer du
point de vue de la grammaire de la langue. Considérons un deuxième exemple de
Martin:
15
Voir les études prosodiques de Lacheret-Dujour (2003); Lacheret-Dujour & Victorri
(2002), Martin (1979).
16
La syllabe est décrite en effet par les composantes (durée, F0, Hertz) dans la
phonétique de laboratoire.
17
Ces exemples sont analysés dans ma thèse (Fernandez-Echevarría, 2013: p. 273-274),
mais pour d’autres exemples basées sur les formes orales on peut consulter Rossi
(1979: 23-24) qui défend une approche accentuelle des phénomènes de
désambiguïsation.
224
2.1.2. Traitement de l’ambiguïté par la notion d’espace iconique
mezzo-syntaxique
 [Esta mañana, he cogido el autobus#]
(42) J’ai pris le bus ce matin.
- [He cogido el autobus esta mañana…]
Dans ce cas, la désambiguïsation se produit par un changement dans l’ordre
syntaxique, qui serait aussi possible en français par un changement du point de vue
énonciatif. Dans le premier cas on marque une ouverture énonciative, dans le deuxième
cas on indique une position phonologique déplacée dans l’empan intonatif
(interprétation des supports syllabiques des déterminants comme des positions zéro ou
des schwas)18.
2.1.3. Traitement de l’ambiguïté par référence méta-linguistique au
sujet d’énonciation
(43) J’ai dit absolument, pas absoloument→ [He dicho “/absolymɛ/̃ , no “/absolumɔn/”19]
Dans ce dernier exemple (interprété phonétiquement dans la traduction
pour mettre en valeur le caractère métalinguistique de l’ambigüité), on voit que la
syntaxe assume tous les plans de l’énonciation, qu’elle soit phonologique,
sémiologique ou métalinguistique. Cela ne devrait pas sembler surprenant car,
quand on établit une unité minimale de formation d’unités morphologiques, on
s’accorde sur l’interprétation syllabique de la chaîne parlée. Dans ces exemples
d’ambigüités, on peut détecter les trois niveaux présentés dans le cadre temporel de
l’énonciation:
– Celui du sujet de l’énonciation qui permet de décider entre le sens de
(40) et (41).
– Celui de l’espace syntaxique qui interprèterait le choix du déictique par
rapport à la situation d’énonciation si elle était donnée en (42).
– Celui du métalangage qui permet de référer à un mot qui n’existe pas
(43).
Nous voyons alors que l’organisation sonore de langage20,que nous
apprenons tous par imitation, quelle que soit notre langue maternelle, produit les
icônes dans la mémoire phonologique. Notre mémoire phonologique a un caractère
sémiologique dans un «espace temporel» praxémique.
18
Nous avons expliqué ailleurs cette procédure (Thèse de Doctorat, 2013).
Je «con-textualise» par la transcription phonétique.
20
Nous empruntons cette expression à Laks. http://www.canal-u.tv/video/ universite_de
_tous_les_savoirs/phonologie_et_cognition.870.
19
225
Ces exemples justifient la constitution des trois domaines d’analyse
linguistique classiques réinterprétés tels que nous présentons ci-dessous:
– Le niveau lexical basé sur le plan de description phonétique de la
syllabation21 (mot phonématique),
– le niveau d’une mezzo-syntaxe défini dans l’espace de «la période
énonciative»,
– le niveau de l’analyse textuelle basé sur les icônes phonologiques
définies à l’aide des deux niveaux précédents.
Ces trois niveaux sont alors la base d’une phonologie de l’énonciation qui
se définit dans un cadre catégoriel temporel (domaine scientifique) dans lequel
construire des objets linguistiques falsifiables. Ces objets linguistiques falsifiables
constituent le métalangage des grammaires pouvant rendre compte de la
«traductibilité» relative, des interférences entre les langues en contact, de
l’apprentissage des langues non maternelles (phénomènes de mots transparents,
reconnaissance des sources étymologiques communes) et de la polysémie
apparente des formes codifiées (écritures, transcriptions).
3. De la théorie des périodes énonciatives au texte idéologique
Après l’analyse de ces exemples, nous avons plaidé pour le besoin d’un
niveau mezzo-syntaxique d’analyse catégoriel de la langue. Ce niveau ne peut se
constituer que par référence au sujet de l’énonciation qui seul donne les clés pour
repérer les catégorèmes dans la langue ciblée. Nous avons parlé de trois niveaux
d’analyse qui se superposent, parcourus tous par des effets prosodiques externes
(intonatifs à l’oral, présentant des marqueurs syntaxiques et par la ponctuation à
l’écrit) qui émergent d’une articulation phonologique de l’énoncé (TPE). Nous
avons vu des exemples dans le groupe verbal dans la première partie, axe des
constructions linguistiques traditionnelles et qui décrit bien les relations entre le
sujet énonciateur, l’acte d’énonciation et le métalangage référentiel du non-dit
linguistique donnant lieu à des catégories morphologiques. Nous avons dans un
deuxième temps analysé des structures figées qui, par leur caractère autonome,
mettent en évidence les rapports formels entre les mots phonématiques qui les
conforment. Nous avons ainsi pu décrire ce que nous entendions par période
énonciative, concept qui nous a permis de justifier la création d’icônes visuelles
dans la mémoire phonologique et de concevoir les genres de discours comme des
textes idéographiques basés sur des représentations sémiologiques exprimées par
un métalangage optimal22.
Nous avons montré aussi d’autre part comment la sémantisation des
21
22
Domaine du locus syllabique décrit par Laks (2004), Tchobanow (2003), Klein
(1993), Goldsmith (1993).
Voir Coursil (2000) qui a inspiré notre analyse parémiologique (Valeurs de choc et
coup pour les répétitions syllabiques; de geste et mouvement pour les rapports
endophoriques et ouverts sur le sujet allocutaire et d’étendue et d’extension pour les
formes déclaratives sémantisées dont les formules polaires.
226
périodes énonciatives se construit par défaut après le repérage des structures
formelles, et a-significatives en elles-mêmes, articulant les signifiants (rapports
d’assonance, dérivation, reprises endophasiques, polarité et formules allocutives).
On a déduit alors l’indissociabilité épistémique des trois domaines (mot, énoncé et
texte) par leur référence à des notions de temporalité connexes et concernant la
«discrétisation perceptive» telle qu’elle a été décrite par Renaud (2005), et la
«sémiologie des pratiques» de Coursil. Nous terminons ce travail dans les
perspectives ouvertes par le développement des ressources informatiques qui
aident à mettre en rapport les fréquences syllabiques du 1er niveau, syntaxiques du
2ème, et terminologiques du 3ème dans l’aventure de l’analyse des énigmes
idéologiques contenues dans les discours de tous genres disponibles dans le web ou
ailleurs.
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228
PRÉDICATIVITÉ ET NON-PRÉDICATIVITÉ DES
ADJECTIFS PRIMAIRES EN FRANÇAIS
Jan GOES
Grammatica (EA 4521) Université d’Artois, France
Résumé
Dans cet article nous partons de l’hypothèse que la fonction épithète est
la fonction fondamentale de l’adjectif en français. Nous examinerons
quels traits sémantiques limitent le passage de la fonction épithète à la
fonction attribut – la deuxième fonction importante de l’adjectif – et quels
traits le rendent justement possible. En d’autres termes, nous examinerons
dans quelle mesure la possibilité du passage à la fonction attribut peut se
faire par rapport aux différents emplois épithète de l’adjectif primaire
observés. En analysant les restrictions imposées par la structure
canonique de l’attribut et ce qui permettrait de les lever, nous
envisageons de mettre à jour ce qui fait la particularité de la prédication
adjectivale.
Abstract
PREDICATIVITY AND NON-PREDICATIVITY OF PRIMARY
ADJECTIVES IN FRENCH JAN GOES
In this article we adopt the hypotheses that the attributive function is the
basic function of the adjective in French. We will examine which
semantic features limit the passage from the attributive function to the
predicative function – which is the second most important function of the
adjective – and which semantic features make it possible. I.e., we will
examine to which extend the passage from attributive to predicative
function is possible in relation with the different attributive uses of the
primary (i.e. basic level) adjective. We will analyze the restrictions
caused by the basic predicative structure and what allows raising them. In
that way we will try to define the specificity of adjective predication.
Mots-clés: adjectif primaire, épithète, attribut, prédication adjectivale
Keywords: primary adjective (basic level adjective), attributive function,
predicative function, adjective predication
1. Introduction
L’on considère généralement que les adjectifs primaires sont les prototypes
de la catégorie adjectivale (Dixon 2004; Creissels 2010) et que l’attribut constitue
une fonction essentielle – pour certains la principale – de cette même catégorie,
229
étant donné qu’elle est «l’expression privilégiée de l’assignation des propriétés»
(Riegel 1985: 211). Prototypes, les adjectifs primaires devraient donc être
éminemment prédicatifs. Or, pour ces adjectifs la prédication ne constitue qu’un
emploi très minoritaire (de l’ordre de 1 à 3% des occurrences) et l’on peut
facilement constater que leur sémantisme est beaucoup plus varié en fonction
épithète qu’en fonction attribut.
Ceci nous a incité à nous poser un certain nombre de questions: la fonction
syntaxique d’attribut, associée aux adjectifs prédicatifs/intersectifs, est-elle
totalement exclue pour ce qui concerne les autres emplois, notamment subsectifs et
non intersectifs, de l’adjectif primaire? En d’autres termes, si la prédicativité
«intersective»1 est bien la prédicativité standard, l’on peut se poser la question de
savoir s’il faut la considérer comme la seule possible pour ce qui concerne
l’adjectif (primaire). N’y aurait-il pas des degrés différents de prédicativité
correspondant aux différents emplois sémantiques repérés? Finalement, dans quelle
mesure le passage à la fonction attribut peut-il se faire par rapport aux différents
emplois observés et sous quelles conditions?
Dans cet article, nous analyserons les restrictions imposées par la structure
canonique et ce qui permet de les lever (structures syntaxiques particulières, temps
et aspect du verbe être, contexte plus large). En examinant quels traits sémantiques
de l’emploi épithète sont compatibles ou non avec la prédication adjectivale, en
d’autres mots, dans quelle mesure la possibilité du passage à la fonction attribut
peut se faire par rapport aux différents emplois observés, nous espérons mettre à
jour quelques particularités de la prédication adjectivale.
Nous avons mené notre enquête dans Le Monde Diplomatique (19871997) sur Cd-rom (désormais le MD). Elle porte sur les 200 premières occurrences
rencontrées pour chaque adjectif. Nous avons également mené de brèves enquêtes
sur Google.
2. Les adjectifs primaires
2.1. L’adjectif primaire: une catégorie particulière
Selon Dixon (2004) toutes les parties du discours principales possèdent un
noyau sémantique similaire dans toutes les langues. Dans chaque langue ce noyau
sémantique est «traduit» en des lexèmes à vocation nominale, verbale et
adjectivale. Il existerait donc une classe d’adjectifs distincte du verbe et du nom
dans toutes les langues humaines2, même si les distinctions avec ces dernières
classes peuvent être très subtiles3. Dixon (2004) et Creissels (2010) estiment que
1
Il s’agit alors d’une intersection de deux domaines, que l’on peut transcrire ainsi: Pierre est
courageux = Pierre est un homme courageux = Pierre  hommes  courageux.
2
«[…] a distinct word class ‘adjectives’ can be recognized for every human language. There
are always some grammatical criteria – sometimes rather subtle – for distinguishing the
adjective class from other word classes» (Dixon 2004: 1).
3
Ainsi, pour le Coréen, un certain nombre de chercheurs pensent que l’adjectif fait partie de la
catégorie verbale, tandis que pour la langue française, Noailly (2004) nous rappelle le «[…]
230
les lexèmes non dérivés exprimant les prototypes sémantiques à vocation
adjectivale peuvent être considérés comme les prototypes de la catégorie. Ce type
d’adjectifs correspond à un type de mots que Taylor (1995: 49) appelle basic level
terms4. Lui aussi estime qu’il y a une interdépendance très forte entre les notions de
basic level et prototype. Les concepts exprimés correspondent aux «propriétés
fondamentales des êtres et des choses» (Pottier 1985: 305). Ces dernières «ne se
prêtent pas à l’analyse sous la forme d’une combinaison d’éléments plus simples.
Au nombre de ces véritables éléments primitifs, il convient de ranger les propriétés
qui traduisent certaines données immédiates des sens (perceptions et sensations) et
les dimensions sémantiques évaluables ou spécifiables, forme, taille, température,
etc.» (Riegel 1985: 206). Dans les langues riches en adjectifs comme le français,
l’on devrait donc trouver, à côté d’un grand nombre d’adjectifs dérivés, une
catégorie limitée d’adjectifs non dérivés qui expriment les mêmes concepts
fondamentaux que les adjectifs des langues à classe d’adjectifs fermée. Il faut en
d’autres termes se poser la question de savoir quels lexèmes graduables et non
dérivés expriment (1) la dimension, (2) l’âge, (3) la valeur/appréciation (4) la
couleur, (5) la propriété physique, (6) la propension humaine5 et (7) la vitesse6 en
français. Il s’avère alors qu’il y a environ 120 adjectifs primaires, dont le noyau
appartient au «fonds usuel du vocabulaire adjectival» (Borodina 1963: 196)7. C’est
ce noyau d’adjectifs primaires très fréquents qui correspond au prototype
sémantique et que nous avons pris comme cible de cette étude.
Nous avons cependant pu montrer (Goes 2004) qu’une partie des
caractéristiques du noyau prototypique ne correspond pas aux caractéristiques
saillantes, généralement acceptées pour la catégorie adjectivale en français, c’est-àdire qu’ils n’entrent pas dans la grille de critères qui compose le prototype abstrait
de la catégorie. Contrairement aux autres adjectifs, les adjectifs
primaires/prototypes sémantiques sont généralement antéposés (grand, petit, bon,
jeune, beau, vieux, long, pauvre, gros, seul, mauvais, haut, propre, joli), d’autres
présentent une variation systématique de sens entre l’antéposition ou la
postposition par rapport au substantif support (ancien, propre, cher, vrai, pauvre)
4
5
6
7
lien primordial de l’adjectif et du substantif en français, et [le] peu d’intérêt de la mise en
relation de l’adjectif avec le verbe dans cette langue».
«On purely formal, language internal grounds, basic level terms can often be distinguished
from non-basic terms. In addition to their high frequency of occurrence, basic level terms
are generally short and structurally simple (i.e. monomorphemic)» (Taylor 1995: 49)
Nous avons choisi de rester assez près du terme anglais human propensity de Dixon (2004),
cette classe d’adjectifs regroupe entre autres les adjectifs d’évaluation de comportement
(Tayalati, sous presse).
Les sept classes sont mentionnées en ordre décroissant d’«universalité». Par rapport à son
article de 1977, Dixon ne mentionne plus les adjectifs modaux (vrai, faux).
Les adjectifs les plus fréquents du français sont monosyllabiques ou dissyllabiques: grand,
petit, bon, jeune, beau, vieux, blanc, long, gros, seul, noir, nouveau, pauvre, rouge, bleu,
plein, mauvais, haut, vert, vrai, propre, ancien, léger, cher, dernier, bas, doux, droit, gris,
profond, joli, épais, court (Wilmet 1980).
231
ou ont un taux d’antéposition très supérieur à la moyenne (nouveau, léger, plein).
En outre, ces adjectifs n’apparaissent que très rarement en fonction attribut: pour
grand, nous avons inventorié 7 cas sur 448 exemples, soit 1,56%; pour joli, 7
attributs sur 169 exemples8, tandis qu’ils sont traditionnellement considérés comme
des adjectifs prédicatifs. Ce phénomène s’observe principalement pour les adjectifs
primaires/prototypiques sémantiques.
C’est un fait connu que la fonction attribut n’est pas accessible à tout
adjectif – en particulier l’adjectif relationnel – ni à tous les types d’emploi épithète,
or la difficulté du passage en fonction attribut n’est jamais mentionnée pour ce qui
concerne les adjectifs primaires/prototypes sémantiques tant il semble naturel
qu’ils remplissent cette fonction sans aucun problème. Ceci ne se vérifie que
lorsqu’on se limite à l’analyse de la structure canonique SN0-être-adjectif, hors
contexte et sans la mettre en relation avec les différents emplois épithète,
majoritaires et très variés. La fonction épithète sera donc notre point de départ,
étant donné que nous pensons que c’est la fonction fondamentale de l’adjectif
(Goes 1999), la fonction attribut lui étant complémentaire.
8
2.2. Les emplois épithète de l’adjectif primaire
Epithètes, les adjectifs primaires/prototypes sémantiques entrent dans un si
grand nombre d’emplois (qualifiant (un grand arbre), sous-catégorisant (la grande
mosquée), affectif9 (grand bête, va!, grand fou), intensifiant (un grand courage, un
gros con), intensifiant/quantifiant (un grand fumeur) quantifiant (un grand kilo),
emploi de repérage dans le temps (un beau jour)) que l’on peut se demander si un
seul et même adjectif est à l’œuvre. Nous estimons que oui, étant donné que ces
adjectifs ont un sens intensionnel (signifié) très vague qui leur permet «d’être
accolés à n’importe quel substantif» (Glatigny 1967: 212-213). Comme le sens
intensionnel de grand se résume à la notion de <plus que la moyenne>, l’on
comprend qu’il puisse avoir comme support homme, arbre, fumeur, kilo, kilomètre.
L’(inter)locuteur procède à un calcul interprétatif pour adapter son interprétation de
la matière notionnelle de l’adjectif à la configuration notionnelle du support
substantif particulier. Tout adjectif  et en particulier les adjectifs primaires  est
donc fondamentalement syncatégorématique dans la mesure où une partie de son
sens dépend du porteur qu’il qualifie et de la façon dont s’opère la qualification.
L’interaction entre l’adjectif et son support nominal peut aller jusqu’à une
«désémantisation» pure et simple du premier, particulièrement dans les emplois
intensifiant (un gros/beau/grand con, un gros/beau/grand courage),
intensifiant/quantifiant (un gros/grand fumeur, mangeur), quantifiant (un gros
grand/beau kilo), à tel point que les adjectifs semblent interchangeables10.
Première enquête menée en 1996 dans Le Monde sur CD-rom.
Le terme «affectif» a été employé par Gaatone (1988) et adopté par Marengo et Léard (2005).
10
Le sens qualificatif d’origine n’est probablement jamais tout à fait absent. Une très rapide
enquête sur Google révèle par exemple qu’avec mangeur/mangeuse on utilise de préférence
gros par rapport à grand (222.000 > 67842 occurrences), les deux sexes confondus, or, pour
9
232
Les différentes acceptions de l’adjectif en combinaison avec son support
créent ainsi un effet de multidimensionnalité11, que l’on pourrait qualifier de «sens
en extension», dans la mesure où il correspond au nombre de propriétés et de
qualités différentes auxquelles l’adjectif peut virtuellement référer12. Plus
l’intension est vague, plus l’extension est grande, ce qui est le cas pour les adjectifs
primaires/prototypes
sémantiques.
En
adoptant
la
notion
de
«multidimensionnialité», nous abandonnons le traditionnel débat entre
polysémie/homonymie pour ce qui concerne les adjectifs qualificatifs, relationnels
et du troisième type. En d’autres termes, nous estimons que les types d’adjectifs
que l’on distingue habituellement constituent en fait trois emplois du même adjectif
que l’on peut expliquer par des mécanismes cognitifs/sémantiques plus généraux.
Le fait que ces emplois se prêtent de façon très inégale à la prédication adjectivale
est dû à la nature de l’opération de prédication en elle-même et aux restrictions
morphosyntaxiques imposées par les éléments constitutifs de SN0-être-adj.
(primaire).
Nous distinguerons donc différents types d’emploi épithète, que nous
illustrerons avec les adjectifs que nous avons retenus pour leurs emplois multiples:
(1) grand, petit, (2) jeune (3) bon (4) noir (5) gros, (6) sage, gentil.
fumeur/fumeuse, gros domine pour les hommes, grand pour les femmes. Conventions
sociales obligent? Un beau kilo concerne en général des comestibles, tandis que l’on peut
trouver le plaisir de la marche dans quinze bons kilomètres de randonnée. La qualification
est également présente dans les opérations de sous-catégorisation (la grande mosquée est
souvent la plus grande, le marché noir se fait dans l’ombre, un saumon sauvage l’est
réellement).
11
Il est à noter cependant qu’à chaque fois, une seule dimension est activée. Pour ce qui
concerne les adjectifs de couleur, ce phénomène est particulièrement intéressant: si l’on ne
peut que très difficilement dire *sa voiture est très bleue, le ciel est très bleu convient
parfaitement. Selon Kleiber (2007), c’est bien la couleur bleue associée à ciel qui est
gradable, non seulement parce que le ciel bleu est variable de manière stéréotypique, mais
aussi parce que nous pouvons référer à une norme implicite de ciel bleu: un ciel très bleu
est un ciel plus bleu qu’un ciel standard. Citons l’hypothèse de Kleiber (2007: 39): «Qu’est
devenue la multidimensionnalité des couleurs mise en avant ci-dessus pour expliquer leur
difficulté à entrer dans les jugements de gradation? Notre hypothèse est que la
détermination du type de bleu par ciel ou vert par herbe ou encore rouge par sang entraîne
en quelque sorte l’unidimensionnalisation de la sous-catégorie ainsi déterminée» (nous
soulignons).
12
Nous avons repris ce terme à Larsson (1994). Pour ce qui concerne la question de la
référence de l'adjectif, ce dernier rejoint M. Riegel, pour qui l'adjectif possède une référence
autonome, mais incomplète. L’hypothèse de Larsson est que cette extension constitue le
facteur principal qui donne à l’adjectif sa mobilité et sa prédisposition plus ou moins grande
à l’antéposition: plus l’extension d’un adjectif est grande, moins il véhicule d’information,
plus sa probabilité d’antéposition sera grande: «Ce n’est pas en premier lieu l’antéposition
qui crée la nuance de sens qu’on y associe normalement, mais plutôt le sens ‘total’ de
l’adjectif qui permet ou non l’antéposition» (Larson 1994: 156).
233
Emploi épithète
Type 1: qualificatif
1.1. Intersectif
exemples
une grande ville, une grande influence; leurs
noires fumées (Le MD) leurs noires
prévisions (Le MD), une canine petite, un
marié jeune, une bonne santé, un homme
gentil, un amour vrai,
Une grande table, un grand cheval (grand
pour une table, un cheval)
un grand homme, (grand en tant
qu’homme), un bon/grand ami,
1.2. Intersectif & subjectif (subsectif)
1.3. Non-intersectif (subsectif,
intensionnel)
Des revendications noires (des noirs),
politique verte (des Verts)
Type 2: relationnel
Emploi du «troisième type» (?non
attributif)
3.1. Emploi affectif
grand bête, va!, un petit sot, un brave
garçon, une jolie catastrophe […]
la grande mosquée d'Alma-Ata, un
rhinocéros noir, une sauce courte
3.2. Emploi sous-catégorisant
3.3. Emploi (dit) référentiel
3.3.1. De quantité:
3.3.1.1. quantification des entités
3.3.1.2. quantification
(intensité)
des
propriétés
3.3.1.3. quantification des traits (conformité
du référent à ses traits définitoires)
13
un grand kilo, une petite heure, un grand
talent, une faible dose13
une peur bleue, de noires frayeurs
irrationnelles (Le MD), une colère noire,
un grand courage, la plus grande
incertitude, un haut goût,
un grand voyageur, un grand/gros fumeur.
Un vrai diamant, une vraie joie, un faux
domestique, un grand politicien, un grand
politique, un bon peintre, un bon
médecin14
3.3.2. De repérage
3.3.2.1. temporel
3.3.2.2. dans un ensemble
un ancien château, un jeune marié
le mauvais livre
3.3.2.3. indéfini
un beau jour
Nous mettons en gras les cas sur lesquels nous reviendrons et qui nous semblent pouvoir être
classés ailleurs.
14
Riegel (2004) classe bon parmi les adjectifs qui donnent des critères de conformité au
prototype associé au nom. Voir infra cependant § 3.3.
234
3. Les emplois épithètes face à la prédication adjectivale
3.1. L’emploi qualificatif et la prédication
3.1.1. L’emploi qualificatif intersectif
Les cas (1.1.) de la grille correspondent à ce que l’on appelle
communément les «adjectifs prédicatifs, intersectifs» (Grossman & Tutin 2005). Ils
dénotent des propriétés objectives ou subjectives et répondent au test: X est Adj N
ou N Adj → X est N  X est Adj (X est de la fumée et X est noire; X est un homme
et X est jeune) Il s’agit donc bien d’une intersection entre ce qui est N et ce qui est
Adj. Ces adjectifs sont particulièrement aptes à la prédication, étant donné que cette
dernière, dans sa version standard se traduit par la même intersection entre N et
Adj.: Jean est jeune/gentil = Jean est un homme jeune/gentil → Jean  hommes 
jeune/gentil. La différence réside dans le fait que, épithète, l’adjectif aide à
identifier/construire le référent, tandis que lorsqu’il est attribut, il fait d’un référent
déjà construit le siège d’une propriété. Pour Van de Velde (2009: 43):
«Ces faits disent, sur le mode de fonctionnement de la prédication adjectivale une
chose très importante, à savoir que l’adjectif n’attribue pas directement et «en
bloc» une propriété à l’entité que dénote son sujet. Il sélectionne l’une des
dimensions15 qui constituent les propriétés essentielles de cette entité: taille,
couleur, consistance, température, etc., pour une entité matérielle par exemple, et
attribue à l’entité une valeur déterminée eu égard à cette dimension.» (nous
soulignons)
Or, nous l’avons signalé, malgré leur aptitude théorique à la prédication, on
ne rencontre que peu d’exemples d’adjectifs primaires intersectifs «nus» en
fonction attribut:
(1)
(2)
(3)
Il était grand et large d'épaules. (Helga Schubert, Mon père, Le MD, septembre
1988: 18)16
Recruter de bons éléments pour une durée de vie professionnelle qui sera courte
constitue pour les armées un impératif absolu. (Le MD) [1 seul exemple]
Rien d'étonnant à ce qu'il se soit lié avec Leonhard Frank, qui écrivit à la même
époque, en voyant des mutilés de guerre, son roman L'homme est bon, cri de
révolte contre la barbarie.
Ils apparaissent cependant un peu plus dans des contextes argumentatifs:
(4)
(5)
15
Plus les nouvelles économiques sont bonnes, plus les marchés plongent. (Le MD)
Il a d'autant plus de chances d'être respecté que le mandat des élus est plus court,
leur renouvellement limité et le cumul interdit. (Le MD)
Selon l’approche traditionnelle qui considère le substantif comme un ensemble de propriétés:
E = {x: pi…n}.
16
Aucun exemple sur les 200 premiers exemples recueillis. Deux exemples recueillis dans les
55 nouvelles littéraires du Monde Diplomatique.
235
(6)
[...] si la paix avec Israël devient réalité, la soif de liberté deviendra plus grande.
(Le MD)
3.1.2. L’emploi dit «subsectif» et la prédication
Grossman et Tutin (2005: 193) classent à la fois grand (7) et intelligent (8)
parmi les adjectifs subsectifs, étant donné qu’ «une grande table est ‘grande pour
une table’[et qu’] Un joueur de tennis intelligent est ‘intelligent en tant que joueur
de tennis’». Ils ne peuvent en d’autres termes «pas être dénotés en dehors de
l’univers de référence du nom». En outre ils semblent suggérer que subsectif et
prédicatif sont incompatibles: «L’adjectif peut alors difficilement être analysé
comme prédicatif, mais plutôt comme subsectif» (2005: 195). La classe des
«subsectifs» devrait cependant être scindée en deux. En effet, dans les exemples (78), grand est clairement prédicatif tandis qu’intelligent ne l’est pas. Si on remplace
intelligent par grand, l’on obtient un emploi de grand non-prédicatif (9):
(7)
(8)
(9)
Une grande table est grande pour une table → cette table est grande.
Un joueur de tennis intelligent est intelligent en tant que joueur de tennis ≠ ce
joueur de tennis est intelligent17.
Un grand joueur de tennis est grand en tant que joueur de tennis ≠ ce joueur de
tennis est grand.
Dans la grille, nous avons donc réparti la classe des adjectifs qualificatifs
dits «subsectifs» sur (1.2.): intersectifs/subjectifs (?subsectifs), paraphrasables avec
pour et (1.3.) non-intersectifs (subsectifs), paraphrasables avec en tant que. Grand
(7) est intersectif et subjectif dans la mesure où, même s’il «ne peut pas être dénoté
en dehors de l’univers de référence du nom» (Grossman et Tutin, 2005: 193), l’on
peut en faire une lecture intersective valable: X est une grande table→ X est une
table et X est grande, ce que l’on ne peut faire pour: Y est un grand joueur de
tennis → Y est un joueur de tennis et Y est grand18. Si le caractère «subsectif» ou
non d’une qualification n’a pas d’influence sur sa prédicativité, son caractère
intersectif ou non en a certainement une.
Lorsque nous faisons une prédication adjectivale, nous avons cependant
tendance à établir une lecture intersective avec l’hyperonyme du sujet:
(10)
17
18
Pierre est grand, courageux → Pierre est un homme grand, courageux.
En théorie du moins. Cet exemple est cependant à notre avis ambigu (cf. infra § 3.1.3.).
Siegel (1980: 6) écrit: « for a adjectives [les adjectives paraphrasables par “pour” – Jan
Goes] should, for the purpose of the grammar proper, be considered as closely allied to the
intersective adjectives, not to the non-intersective ones. » En fait, on n’a pas besoin de
savoir ce qu’est une table pour comprendre grand, tandis qu’il faut absolument savoir ce
que fait un jouer de tennis pour comprendre grand joueur de tennis. Grand (07) est
intersectif / subjectif; grand (09) est intensionnel, non-intersectif.
236
Êtres humains
hommes
Pierre
courageux
grand
Pierre  hommes  courageux, grand.
Le léger malaise causé par les adjectifs subjectifs paraphrasables avec pour
provient du fait que l’on ne peut systématiquement rétablir l’hyperonyme du
substantif qualifié pour paraphraser la prédication adjectivale. Pour une souris, il
est donc un peu étrange de dire: Jerry est une grande souris → Jerry est une souris
et Jerry est grande, car on pense à l’hyperonyme animal, comme on le fait pour
Jean est grand → Jean est un homme grand. Une souris, on le sait, est un petit
animal….
3.1.3. La qualification intensionnelle (non intersective, subsective) et la
prédication
Nous venons cependant de constater que la lecture intersective ou nonintersective (intensionnelle) de grand est imputable au type de substantif qu’il
qualifie (ex. 9). Facteur important pour les adjectifs primaires, cette lecture dépend
également de la place qu’il occupe par rapport à ce même substantif. Claudé (1981)
explique ainsi la différence entre l’antéposition et la postposition d’un adjectif:
(11)
grand politicien = grand en tant que politicien (incidence à l’hyponyme) 
politicien grand = grand en tant que ‘humain’ (incidence à l’hyperonyme).
L’antéposition semble plus liée à la lecture non intersective/intensionnelle
que la postposition, ce qui implique qu’à première vue seul le sens postposé se
retrouvera en fonction attribut, fonction qui favorise la lecture intersective (
incidence) avec l’hyperonyme (cf. supra, 3.2., exemple 10):
(12)
(13)
(14)
(15)
un grand homme  un homme grand → cet homme est grand
un grand politicien/politique  un politicien grand/politique grand → Ce
politique/politicien est grand
un bon médecin  un médecin bon → ce médecin est bon
une petite femme  une femme petite → cette femme est petite
237
Or, la plupart des adjectifs primaires prototypes sémantiques sont
systématiquement antéposés19! Plutôt que de jouer sur l’alternance entre
antéposition et postposition, les locuteurs préfèrent désambiguïser, spécifier s’il le
faut et laisser l’adjectif en antéposition:
(16)
(17)
C’est le plus grand joueur de ce tournoi: 2 m 01. (Concernant M. Rosset, France
3, Tournoi de Paris Bercy (03/11/1994)
Il repartit vers Munich, d’où il prit enfin son vol, [...] à bord d’un bombardier, en
compagnie d’une petite femme. Disons plus exactement: d’une femme de petite
taille.20 (G. Blond, L’agonie de l’Allemagne, Fayard, 1952, Livre de Poche: 392)
Comme l’antéposition accueille d’autres interprétations à côté de
l’interprétation préférentielle de l’adjectif, l’on pourrait se demander si la
prédication adjectivale regroupe exclusivement la lecture intersective. S’il est vrai
que l’on dira préférentiellement Ce médecin est un bon médecin21 et c’est un grand
peuple:
(18)
(19)
J'ai eu un bon médecin, il avait l'air bête, mais c'est un bon médecin. (Google)
La France a été, elle est un grand pays. Le peuple français est un grand peuple.
[…] Ce peuple a été grand et il peut l’être encore […]. (Google)
nous avons néanmoins repéré sur Google22:
(20)
(21)
(22)
Si le medecin est bon, tu n'auras pas à lui poser de questions, il te dira déjà ce que
tu as à faire.
Il y a plusieurs critères pour qu'on puisse dire qu'un médecin est bon, à la base c'est
sa compétence […] (Google)
Un médecin est bon parce qu’il fait son travail excellemment aujourd’hui.
(Google)
et également quelques exemples plus littéraires, mais, dans un construction
plus marquée (exemples de Savelli et Capeau 1993: 77):
19
Sur 250 exemples du MD nous avons un seul exemple de grand postposé: C'était un homme
grand, de large carrure. Les statistiques de Wilmet (1980) indiquent: grand (1304 – AS
1262 – 42 SA), petit (1139-1124-15), bon (479-467-2), jeune (452-424-28), beau (447-41433), vieux (388-380-8), long (300-238-62), gros (249-232-17). (Les chiffres indiquent
respectivement: le nombre total d’occurrences – l’antéposition: Adjectif Substantif – la
postposition: Substantif Adjectif).
20
Il s'agit de Hanna Reitsch, dernier pilote allemand à atterrir dans Berlin, fin avril 1945.
21
À ma demande de l’expression exacte est un bon médecin GOOGLE répond par 435
résultats.
22
Pour bon, 75 résultats sur GOOGLE, c’est-à-dire 15% des cas inventoriés.
238
(23)
(24)
Plus grands sont les politiques, plus grandes sont les manœuvres
Plus l’offenseur est cher et plus grande23 est l’offense. (Corneille, Le Cid, 1, 6)
En outre, la forme accomplie de être peut sélectionner une autre lecture (cf. aussi
19):
(25)
(26)
Il a été grand, surtout dans les moments les plus critiques (sur Napoléon –
Google).
Alonso a été grand, Barthez a été grand, […] (Google, journalisme sportif) (cf. un
grand pilote de F1, un grand gardien de but…)
L’ambiguïté potentielle de l’adjectif primaire presque exclusivement
antéposé peut donc être exportée en fonction attribut. Une qualification
intensionnelle (non-intersective) n’est donc pas totalement à exclure de la
fonction24: un certain nombre de sens que prend l’adjectif en fonction du substantif
qu’il qualifie sont «transférables» en fonction attribut (cf. grand, supra et infra
(27)) ce qui implique que le substantif support continue à avoir une influence sur le
sens de l’adjectif attribut.
La temporalité du verbe être peut transformer une qualité permanente en
temporaire (19, 25, 26) et inciter à une lecture non-intersective. Comme pour
l’adjectif systématiquement antéposé (16, 17), le contexte devra parfois aider à
désambiguïser:
(27)
23
De Gaulle était grand ≠ De Gaulle était grand dans les moments critiques.
(exemple construit)
En fonction épithète, le même adjectif peut qualifier de façon
«intersective»,
«intersective/subjective»
et
de
façon
«non
intersective/intensionnelle (subsective)» et ceci en fonction du support nominal.
Pour ce qui concerne les adjectifs primaires majoritairement antéposés, il semble
que ces types de qualification peuvent être exportés en fonction attribut.
Il convient cependant de préciser que tout comme la différence de sens
entre antéposition et postposition25, cette possibilité concerne principalement –
sinon exclusivement – des êtres humains et leurs actions, parfois explicitées dans le
contexte (21, 22), ou encore des noms de rôle (Van de Velde, 2008). Nous
Voir les adjectifs dits «intensifs».
Une analyse de M. Siegel (1980: 53) concernant l’anglais, langue qui ne connaît
qu’exceptionnellement la variation de la place de l’adjectif, va dans le même sens: «For the
most part, an English adjective is capable of yielding both kinds of reading [intersective or
non-intersective – JG]: (6) That lutist is good/(7) that is a good lutist. Both (6) and (7) could
be taken to be commenting on either the lutist’s playing (‘good’ as a lutist) ore her moral or
general qualities (‘generally or absolutely good’)». Nous rencontrons le même phénomène
en français, du moins pour les adjectifs primaires.
25
Assez peu exploitée, comme nous venons de le constater.
24
239
estimons donc que les adjectifs dits «de conformité» du type bon peintre, bon
médecin (voir schéma, case 3.3.1.3.), pourraient trouver une place parmi les
adjectifs intensionnels «prédicables» dans la case 1.3.
L’on
peut
également
rapprocher
cette
«prédicativité
nonintersective/intensionnelle» d’une particularité des adjectifs d’évaluation de
comportement humain26, analysée par Tayalati (sous presse), Haas et Tayalati
(2008). Prenons les exemples (28-30):
(28)
(29)
(30)
Il est gentil sage.
Il est gentil/sage de nous avoir aidés.
Il a été méchant.
Pour Tayalati et Tayalati et Haas, gentil, sage (28) sont intersectifs et
statifs tout comme le verbe être, tandis que dans les exemples (29) et (30), en tant
qu’adjectifs d’évaluation de comportement, ils sont dynamiques, non-intersectifs,
orientés vers le sujet, tandis que être serait alors un verbe plein, agentif27 et transitif
direct. Sans souscrire complètement à cette analyse, nous en retenons la possibilité
de prédicativité «non intersective» et le statut de verbe plein de être (voir § 4).
Etant donné que l’on préfère les propositions du type c’est un bon médecin
au type ce médecin est bon (435 cas > 75 cas inventoriés sur Google), nous
pouvons avancer que les emplois non-intersectifs/intensionnels des adjectifs
primaires ont un degré de prédicativité moins élevé que les emplois intersectifs et
intersectifs/subjectifs.
Les deux types de prédication restent globalement très rares. Nous
tenterons une explication globale après l’analyse de la prédicativité des groupes (2)
emploi relationnel, et (3) emploi du troisième type.
4. Emploi relationnel de l’adjectif primaire et prédicativité
Les adjectifs primaires de couleur sont les seuls susceptibles d’être utilisés
comme adjectifs relationnels, du moins si on accepte la définition que donne Riegel
(2004: 184) de ce type d’emploi:
«La caractérisation opérée par les adjectifs que nous appelons relationnels
recouvre un rapport, paraphrasable par une construction prépositionnelle, avec des
entités de type substantival» (Riegel 2004: 184)
Pourraient donc être considérés comme relationnels rouge, vert, noir dans
l’armée rouge (l’armée des Rouges), la politique verte (la politique des Verts), les
revendications noires (des Noirs) (cf. Leduc-Adine 1980). En fonction attribut, ces
adjectifs basculent vers une certaine ambiguïté entre la qualification et la souscatégorisation (attribut typant), se rapprochant ainsi des adjectifs dits «ethniques»:
26
AEC, ils font partie de la catégorie human propensity de Dixon.
27
(30) répond à la question: «qu’a-t-il fait?».
240
(31)
(32)
Cette politique est verte. [comme/typique de celle des verts/?des verts]
La jeunesse, en particulier, affirme, à la différence de ses aînés: "Eu sou Negro" (je
suis noir). Le MD) [cf. Je suis anglais]
Nous n’avons trouvé aucune construction attributive en contexte restrictif,
ni oppositif (cf. Bartning (1980: 88): ces revendications sont strictement
féminines), même si elles nous paraissent théoriquement possibles:
(33)
Les revendications noires (des Noirs) ? les revendications strictement noires28
→??* ces revendications sont strictement noires.
Il nous semble cependant que, sous certaines conditions, un emploi sousclassifiant soit possible en fonction attribut (prédication «classificatoire» (Bartning,
1980) ou typante (Forsgren, 2000), là encore, ils se rapprochent des adjectifs dits
«ethniques»:
(34)
(35)
Si douze des treize quartiers les plus démunis de Chicago sont à 90 % noirs […]
(Le MD)
Ce quartier est [à 90 %] anglais / pakistanais […].
5. Les emplois du «troisième type» et la prédicativité
L’emploi en tant qu’adjectif affectif (schéma case 3.1.) est assez répandu
pour ce qui concerne les adjectifs primaires (grand bête!, petit con!, c’est un brave
garçon); on peut le rapprocher des adjectifs intensifs dans certains de leurs
emplois29. Le sens affectif semble surtout lié à l’antéposition30; le caractère figé de
ces expressions empêche la prédication adjectivale.
Selon Girardin (2005: 61), les adjectifs classifiants sont souvent des
adjectifs primaires (la grande mosquée31; du champagne brut, sec, doux; du vin
blanc, rouge, rosé; une boîte noire; une sauce courte). Ils sont principalement
postposés, place où en général l’adjectif prend une valeur plus déterminative et ne
se prête pas à l’emploi attributif. Les adjectifs de couleur perdent une partie de leur
chromatisme (le vin blanc est jaune) voire la totalité (boîte noire). Employés
comme attributs, les adjectifs classifiants basculent dans la qualification, parfois
aidés en cela par un appui adverbial:
(36)
28
Cette mosquée est grande. [+qual]
Nous avons trouvé sur Google: «jusqu'aux environs de 1820, le banjo était un instrument
strictement noir sur le sol américain, autant de preuves de ses origines africaines.» [Un
instrument de Noir/réservé aux Noirs.]
29
Cf. Giry-Schneider, 2005: 165, Léo a une fichue fièvre  intense, beaucoup de fièvre.
30
Cf. l’exemple suivant: «La société des nations est une institution sacrée quand elle défend
les intérêts britanniques, et une sacrée institution dans tous les autres cas.»
31
Il s’agit d’un type de mosquée, où l’on se réunit le vendredi pour la grande prière.
241
(37)
(38)
Ce champagne est? sec; trop sec.
Cette sauce est?courte; trop courte.
Les adjectifs référentiels de quantification, d’intensité et de conformité,
tels qu’ils sont inventoriés dans Marengo & Léard, (2005), se subdivisent en deux
séries, l’une non prédicative, l’autre prédicative:
(39)
(40)
(41)
(42)
(43)
(44)
nn grand kilo (*un kilo grand) (quantification) → *Ce kilo est grand.
une peur bleue, une colère noire (intensité) → sa peur est *bleue, sa colère est
*noire.
un grand fumeur (quantification des traits) ≠ Ce fumeur est grand. (qualification)
un faux domestique (conformité) ≠ un domestique faux (qualif.) → ce domestique
est faux. (qualification)
un vrai diamant (*un diamant vrai) (conformité) → * Ce diamant est vrai. C’est un
vrai diamant32.
un vrai amour (conf.) ≠ un amour vrai (qualif.) → cet amour est vrai (qualif.)
Par rapport à:
(45)
(46)
(47)
(48)
32
une faible dose, un grand talent, (quantification) → la dose est faible, son talent est
grand.
une grande angoisse → Grande est l'angoisse de la mère à l'idée que sa fille
retourne au foyer dont elle a fugué cinq jours plus tôt pour rentrer à Colmar. (Le
MD)
un gros mensonge → Plus le mensonge est gros, mieux ça passe. (Google)33
un haut goût → Les calories sont basses, mais le goût est haut: (Google – une
seule occurrence).
La fonction typique de ces adjectifs est d’être épithète, exclusivement
antéposée, pour ce qui concerne les adjectifs primaires/prototypes sémantiques34.
Leur valeur dépend éminemment du substantif qualifié, qui recèle généralement en
son signifié une quantité (kilo, dose) ou est un substantif intensifiable (joie,
angoisse). Le type non-prédicatif refuse la fonction attribut pour différentes
raisons: ils font partie d’un déterminant complexe (39), le caractère idiosyncratique
de l’expression (40), la qualification intensionnelle d’une composante précise du
signifié nominal (41), ou, pour ce qui concerne les adéquatifs, un fonctionnement
métalinguistique, référentiel: ils portent sur l’adéquation du signifié nominal au
référent (cf. Riegel 2005). Nous proposerions cependant d’écarter bon et grand des
Quelques attestations de savoir si un diamant est vrai ou faux sur Google ne témoignent pas
de la prédicativité face à des milliers d’exemples de c’est un vrai diamant; nous avons
trouvé une seule occurrence de Ce diamant, c'est un vrai?
33
Phrase attribuée à Joseph Goebbels.
34
Pour les adjectifs intensifs, Grossman et Tutin (2005) inventorient 97,7% d’épithètes. Le
taux global des adjectifs intensifs, toutes catégories confondues est de 70,6% selon les
mêmes auteurs, légèrement supérieur à la moyenne des adjectifs (65% des adjectifs selon
Wilmet, 1980).
242
adjectifs adéquatifs, car, s’ils sont bien non-intersectifs, ils sont faiblement
prédicatifs (cf. 20-22) et ne nous paraissent pas nécessairement adéquatifs35. Pour
les adjectifs primaires, la classe des adéquatifs serait ainsi limitée à vrai, faux et
éventuellement réel. En général, un calcul interprétatif est nécessaire pour accéder
au sens, sauf pour les quantifieurs grand et petit, véritables adjectifs «passepartout».
La deuxième série d’adjectifs peut être qualifiée de «mixte». S’ils sont
quantifiants ou intensifs, c’est parce qu’ils prennent une partie de leur sens du
substantif tout en gardant une partie de leur sens prototypique, souvent très
voisin36. Ils sont donc intensifs mais ne sont pas nécessairement intensionnels, ce
qui permet le maintien de la prédication adjectivale.
Les adjectifs référentiels de repérage (cage 3.3.2 du schéma supra) quant à
eux, refusent la prédication adjectivale à 100%. Epithètes, ils ne prennent leur sens
qu’en position antéposée et présentent une opposition claire avec la postposition, le
sens de repérage ne permet en aucun cas la prédication adjectivale. Les adjectifs de
repérage dans un ensemble peuvent cependant se trouver dans une construction
attributive équative, avec ellipse du substantif:
(49)
«Vingt-trois fois, nous avons occupé la fazenda; vingt-trois fois, la police nous a
expulsés», raconte Mme Edina Toreani, militante du MST. «La vingt-quatrième a
été la bonne.» (Le MD)
6. Pour ne pas conclure: quelques réflexions
L’on constate donc que, lorsqu’il est épithète, l’adjectif primaire/prototype
sémantique entre dans un nombre presque illimité de relations de sens. Cette
plasticité sémantique se trouve très réduite par le passage à la fonction attributive,
sans toutefois être totalement absente. Mais pourquoi ne trouvons-nous presque pas
d’attributs standard, et à quoi est due la limitation de la «plasticité»? Dans ce qui
suit, nous avancerons quelques hypothèses.
Tout d’abord, il est peu probable que l’on sente, hors contexte descriptif,
littéraire (ex. 1) vraiment le besoin d’exprimer les «propriétés fondamentales des
êtres et des choses» (Pottier 1985: 305) sans autres spécifications. C’est pourquoi,
nous les avons plutôt rencontrées en contexte d’argumentation et dans des textes
journalistiques.
Nous avons également pu constater que le taux d’antéposition de ces
adjectifs allait au-delà des 95% et que très souvent, ils manifestaient une variation
de sens entre les deux positions, la postposition regroupant le sens que l’on
retrouve (en théorie) en fonction attribut. Etant donné que ces adjectifs sont
systématiquement antéposés, cette variation n’est pas nécessairement exploitée (cf.
35
En d’autres termes: un vrai peintre n’est pas nécessairement un grand peintre!
36
La dimension est en soi déjà une «mesure»; faible, fort sont des adjectifs qui quantifient la
puissance, notion très voisine de l’intensité (une lumière puissante = forte).
243
ex. 16 et 17). La postposition étant extrêmement rare, ces adjectifs revêtent déjà
une valeur spéciale, plus prédicative à cet endroit37:
(50)
(51)
(52)
(53)
L’homme actuel étant redressé en permanence, ayant une face réduite, une boîte
crânienne développée, un arc dentaire arrondi, une canine petite, une première
prémolaire inférieure à deux cuspides, etc. (Y. Coppens, Le Singe, L’Afrique et
l’homme, Fayard, 1983: 22)
La publicité est un outil, un instrument: elle peut être utilisée de manière bonne ou
mauvaise.
Bon nombre de familles turques l'acceptent volontiers, dans la limite de leur
conception de la décence: pas de filles en jupes courtes.
La droite hindouiste va-t-elle continuer à gagner à sa vision étriquée de l'histoire et
de la société un nombre toujours plus grand de citoyens?
Même en emploi «standard», on ne les retrouvera donc que très peu en
fonction attribut.
Comme c’est le cas pour tous les adjectifs, les emplois relationnel et souscatégorisant de l’adjectif primaire ne se retrouvent pas dans la prédication
adjectivale, tout comme l’emploi affectif, qui semble figé. Les emplois
intensionnels (non-intersectifs) de ces adjectifs présentent cependant une
intéressante prédicativité qui va décroissant de l’emploi non-intersectif qualificatif,
en passant par l’emploi intensif pour aboutir à une prédicativité inexistante pour les
emplois de quantification et de repérage. Ce phénomène peut être imputé aux
contraintes qu’impose la structure SN0 – être – adj. Cette dernière impose en effet
une relative indépendance à l’adjectif attribut.
Tout d’abord, l’on peut accorder un rôle central, au sens littéral du mot, au
verbe être. Pour Guimier (1991) le verbe être pose la présence de la qualité
exprimée par l’adjectif, qui est incident à être; et comme pour n’importe quelle
phrase ayant pour noyau un verbe, c’est l’ensemble du prédicat qui est porteur
d’une incidence sémantique au sujet. Blanche Benveniste (1991: 83) souhaite que
l’on ramène l’attribut au statut général des compléments de verbes. Finalement,
Dixon (2004) considère que le français appartient au type de langues ayant des
propositions attributives composées d’un sujet, d’un verbe copule et d’un noun-like
adjectif qui constitue un copula argument régi syntaxiquement par la copule38.
L’on pourrait ainsi comparer la phrase avec être à n’importe quelle autre39 avec un
argument externe (le sujet) et un prédicat élargi (verbe + argument interne40). Il en
résulte que être, prédicat, impose une certaine distanciation de l’attribut qu’il régit
37
De nombreux auteurs ont déjà mentionné le fait que l’adjectif épithète revêt parfois une
authentique valeur prédicative, liée principalement à sa postposition: Borodina (1963),
Blinkenberg (1933), Brunot (1953). Le dernier en date est Forsgren (2000).
38
Dixon (2004: 6) parle de «copula argument/core complement».
39
«Une phrase à verbe être est une phrase verbale, pareille à toutes les phrases verbales»
(Benveniste, 1966: 157).
40
Pour l’école de Gustave Guillaume, l’adjectif attribut est incident au verbe être.
244
par rapport au sujet qui est son argument externe41. Ceci a pour effet de réduire
considérablement l’interaction entre l’adjectif et le substantif que l’on observe en
fonction épithète, interaction qui touche principalement les lectures intensionnelles.
L’adjectif a par conséquent tendance à retrouver son sens standard qualificatif en
fonction attribut (cf. aussi Goes 1999: 119-123). Les formes aspectuelles du verbe
être peuvent cependant imposer des lectures différentes (exemples 25-26).
La structure du SN0 est également responsable de la relative indépendance
de l’adjectif attribut et des restrictions imposées sur son sémantisme. Un syntagme
nominal sujet est une unité référentielle déjà constituée, fermée par son
déterminant, à l’intérieur de laquelle se forment les connexions sémantiques avec
l’épithète. C’est une île sémantique, et en tant que telle, elle est relativement isolée
d’une interaction possible avec ce qui entre en relation valentielle42 avec elle:
«A nominal (‘noun phrase’) is a semantic island in the sence that non profiled
entities in its semantic structure are insulated from any kind of interaction with
the semantic structure of expressions with which the nominal enters into a valence
relation.» (Taylor 1992: 30)
Cela confirme le fait qu’il est difficile de retrouver le sens de l’adjectif en
antéposition en position attribut lorsque ce sens est différent de celui en
postposition: en antéposition, il y a une interaction très forte entre l’adjectif et des
sèmes internes («non profilés») au substantif43, interaction qui est plus difficile
entre l’adjectif et le syntagme nominal déjà constitué, d’autant plus que l’attribut
sélectionne de préférence des dimensions essentielles, (cf. supra Van de Velde).
Or, le SN sujet exerce une influence sémantique sur l’attribut et le blocage pour les
sens intensionnels (non intersectifs) n’est que partiel (ex. 20-24); il concerne
principalement les emplois quantifiants et de repérage de l’adjectif. Notre
hypothèse est que plus le sème interne ciblé nécessite un calcul interprétatif (un
grand fumeur [quantité de cigarettes] vs. un bon médecin [accès au sens direct]),
moins la prédication est possible. Ainsi s’expliquerait peut-être l’opposition entre
grand courage (accès direct) et gros courage (calcul interprétatif):
(54)
(55)
Un grand courage → son courage est grand.
Un gros courage → *son courage est gros.
Finalement, il s’avère que le passage en fonction attribut du sens
intensionnel de l’adjectif est tributaire à la fois du type de substantif et du type
41
Nous sommes conscient que ces théories mériteraient un examen plus approfondi, que nous
ne pouvons nous permettre dans le cadre de cet article.
42
L'adjectif attribut, considéré comme un argument de être.
43
Cf. Taylor (1992: 30): “When an adjective combines with a noun in an ADJ.N expression,
non profiled elements in the semantic structure of the noun may be put into correspondence
with elements in the semantic structure of the adjective.”
245
d’adjectif. Ainsi, avec des noms d’affects/états (joie/courage) il apparaît que les
adjectifs dimensionnels restent prédicatifs (ex. 45-48), mais non avec les
substantifs [+humain] (un grand homme), tandis que les adjectifs d’appréciation
restent prédicatifs (un bon médecin). Ces restrictions peuvent cependant être levées
par la structure à attribut antéposé (ex. 23-24) où le rapprochement avec le sujet
permet la lecture intensionnelle.
Au terme de nos analyses, nous estimons qu’il serait plus approprié de
parler de degré(s) de prédicativité pour ce qui concerne les adjectifs
primaires/prototypes sémantiques et qu’il faudrait nuancer également l’adéquation
que l’on fait souvent entre intersectif = prédicatif et non intersectif = non
prédicatif. Comme ils regroupent en général tous leurs sens en antéposition, les
adjectifs primaires ont tendance à exporter cette ambiguïté lorsqu’ils sont
prédiqués, aidés en cela par certaines constructions marquées ou certaines formes
de être. La rareté des exemples (1 à 2 % de notre corpus) nous impose cependant
une grande prudence et des recherches plus poussées.
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248
L’UTILISATION DES MÉTHODES ACTIVES EN
CLASSE DE FLE
Alice IONESCU
Université de Craïova, Roumanie
Résumé
Notre contribution se propose de présenter les résultats de la recherche
dans le domaine des méthodologies actives, de discuter de leur valeur et
leur applicabilité en classe de FLE; ensuite, d’offrir des suggestions pour
la mise en œuvre des stratégies d'apprentissage actif, tout en ciblant cinq
exemples concrets de méthodes: la résolution de problèmes en tandem,
l’interview en trois étapes, réfléchir et partager, le questionnaire visible,
passe-le-problème et des pistes pour leur application en classe de FLE;
elle propose enfin un bilan des avantages (et des limites) des méthodes
actives, tels qu’ils ressortent des recherches en cours dans le monde de
l’éducation.
Abstract
ACTIVE METHODS IN THE FFL CLASS
Our contribution aims to present the results of research in the field of
active learning, to discuss their value and applicability to the FFL class,
then to offer suggestions for the implementation of active learning
strategies, while targeting five specific examples of methods: thinking
aloud pair problem solving, the three-step interview, think-pair-share,
visible quiz, pass-a-problem and suggesting leads for their application in
the FFL classes. It finally presents the benefits (and limitations) of active
methods, as reflected in current research in the field of education.
Mots-clés: méthode, pédagogie active, université, FLE
Keywords: method, active learning, university, French as a Foreign
Language (FFL)
1. État des lieux
Dans le contexte de la réforme de l’enseignement supérieur, les
enseignants ont été amenés à réfléchir non seulement aux contenus, mais surtout à
la manière d’enseigner, afin d’aligner leur enseignement au référentiel de
compétences proposé pour chaque spécialisation. Les enquêtes qualitatives menées
dans plusieurs universités roumaines ces dernières années ont fait constater que le
249
cours magistral reste, vu ses nombreux avantages, la méthode d’enseignement la
plus utilisée à l’université, tant pour les sciences humaines que pour les sciences
exactes, économiques, médicales, etc. Le résultat en est que trop d’étudiants restent
passifs, alors que la classe (et surtout la classe de langue, ajoutons-nous) doit être
vivante.
Le contexte socioculturel a changé depuis une quinzaine d’années:
l’enseignant et le manuel ne sont plus la seule référence pour les étudiants en
matière d’acquisition de connaissances, parce qu’ils ont accès à l’information par
plusieurs sources: les livres de spécialité se démultiplient, les manuels sont
interactifs et l’accès à Internet est facile – tous ces éléments ont radicalement
transformé l’accès à la connaissance. Ce contexte où l’audiovisuel prévaut rend les
étudiants à la fois exigeants et passifs. Exigeants quant aux qualités d’animateurs
qu’ils attendent des enseignants et passifs parce qu’habitués à recevoir des
informations prédigérées et à changer d’outil de communication plutôt qu’à
s’impliquer dans une démarche réflexive exigeant une concentration soutenue, les
étudiants ont besoin de nouveaux stimuli.
2. La nécessité d’adopter une pédagogie active
En étudiant les démarches d’apprentissages des élèves, les chercheurs en
sciences cognitives ont mis en évidence l’aspect constructif de l’apprentissage: on
apprend en construisant la connaissance. Un nouveau concept sera vraiment acquis
s’il s’articule à un concept acquis préalablement. On sait grâce aux nombreuses
recherches menées dans ce domaine que les étudiants apprennent beaucoup les uns
des autres, que leur apprentissage se construit grâce aux liens cognitifs, aux liens
sociaux, à l’expérience, etc. donc non plus exclusivement selon le modèle écoute –
transcription – mémorisation – répétition.
Le constructivisme, qui s'est beaucoup développé depuis les années ‘80,
conçoit l'apprentissage comme un processus actif de construction des
connaissances plutôt qu'un processus d'acquisition du savoir. En effet, l'individu
cherche à comprendre les multiples perspectives par ses interactions avec le
monde extérieur, l'enseignement prend alors la forme d'un soutien, d'un guide à ce
processus. Cela implique également que les enseignants doivent prendre des
mesures pour que les étudiants soient à l’aise dans les diverses situations
d’apprentissage, d’où l’intérêt de proposer une variété plus grande de méthodes.
Une part de plus en plus grande étant faite aujourd’hui à l’apprenant lui-même et à
ses stratégies individuelles d’apprentissage, les méthodes actives, fortement reliées
aux thèmes actuels de centration sur l’apprenant, d’autonomisation des élèves, de
différenciation pédagogique, de travail explicite sur les méthodes d’apprentissage
semblent constituer la solution à adopter en classe. L’apprentissage actif, quelle
que soit sa forme, implique l’étudiant, le met en situation d’autonomie guidée,
encourage l’interaction entre étudiants. L’enseignant a désormais le rôle de
concevoir le dispositif qui permettra aux étudiants d’acquérir de nouvelles
connaissances et compétences et, bien évidemment, d’évaluer cet apprentissage.
250
3. Hypothèses de la recherche
Tous les chercheurs et les spécialistes sont d’accord que l’apprentissage
des langues est favorisé par l’interactivité et par les méthodologies actives. Dans
les pédagogies actives, l’apprenant est placé dans une situation de démarche plus
ou moins autonome où il a à construire ses connaissances, avec l’aide
d’informations disponibles et souvent en interaction avec d’autres apprenants. Les
questions que nous nous sommes posées en tant qu’enseignante du FLE ont été les
suivantes:
i.
Comment susciter l’intérêt des étudiants pour les matières qui ne sont pas
les plus attirantes à leur goût?
ii.
Comment contrecarrer la tendance à apprendre seulement pour les
examens?
iii.
Comment les amener à (se) poser des questions et d’évoluer vers une
pensée critique véritable, dans un cadre de rigueur scientifique et
intellectuelle?
Les objectifs de notre étude pourraient ainsi être synthétisés de la manière
suivante: d’abord, présenter les résultats de la recherche dans le domaine des
pédagogies actives, définir l'apprentissage actif, discuter de sa valeur et de son
applicabilité en classe de FLE; ensuite, offrir des suggestions pour sa mise en
œuvre; proposer cinq exemples concrets de méthodes d'apprentissage actif: la
résolution de problèmes en tandem, l’interview en trois étapes, réfléchir-partager,
le questionnaire visible, passe-le-problème, avec des pistes pour leur application en
classe de FLE; enfin, essayer de faire un bilan des avantages et des limites des
méthodes actives, tels qu’ils ressortent des recherches en cours.
4. Présentation du cadre théorique et des concepts utilisés
Derrière le terme générique de pédagogie active, on trouve un ensemble de
méthodes qui permettent d’y parvenir. Les méthodologues actifs vont s’ingénier à
multiplier les propositions de procédés et techniques visant à maintenir et à
développer cette activité de l’apprenant. La plupart des définitions de
l'apprentissage actif mettent l’accent sur deux éléments clés: le ‘faire’ et la
réflexion. La définition la plus communément citée de l'apprentissage actif vient de
Bonwell et Eison (1991): «Inciter les étudiants à faire les choses et à penser à ce
qu'ils font». Les auteurs soulignent que les étudiants doivent s'engager dans des
activités qui impliquent la lecture, l'écriture, la discussion ou la résolution de
problèmes. Par leur définition de l'apprentissage actif, Bonwell et Eison (1991) ont
anticipé les nouvelles recherches sur les neurosciences que Leamnson et d'autres
sont en train d’explorer. Leamnson (1999) définit l'apprentissage comme «rendre
stables, par une utilisation répétée, certaines synapses possibles et souhaitables
dans notre cerveau».
Zull (2011, cité par Millis 2012) définit l'éducation comme
«l'apprentissage continu fondé sur l'expérience» (p. 14) et prône l’action, en
indiquant que sa valeur réside dans «ce que l'apprenant perçoit sur ses propres
251
actions. L'action est la preuve de l’apprentissage.» (p. 30). Le même auteur
souligne la nécessité pour les étudiants de réfléchir à ce qu'ils font. La
métacognition est au cœur de tout apprentissage: «le résultat final du voyage [du
cerveau vers l'esprit] est de comprendre notre propre compréhension» (ibidem, p.
15). De même, Ambrose, Bridges, DiPietro, Lovett et Norman (2010: 3) définissent
l'apprentissage en termes d'action et d'expérience: «L’apprentissage [est] un
processus qui conduit au changement, qui survient à la suite de l'expérience et
augmente le potentiel d'amélioration de la performance et l'apprentissage futur.»
Prince (2004: 1) fait remarquer que «dans la pratique, l'apprentissage actif
désigne les activités qui sont introduites dans la salle de classe. Les éléments clés
de l'apprentissage actif sont activité de l'élève et son engagement dans le processus
d'apprentissage.»
Berry (2008) postule en outre que, dans tous les types d'apprentissage actif,
on retrouve quatre éléments:
(1) la pensée critique,
(2) la responsabilité individuelle de l'apprentissage,
(3) la participation à des activités ouvertes à tous,
(4) l'organisation d'activités d'apprentissage par le professeur
Ces quatre caractéristiques essentielles se retrouvent lorsque les
professeurs/formateurs utilisent l'apprentissage coopératif. Contrairement aux
formes moins structurées d'apprentissage collaboratif, dans l'apprentissage
coopératif, les élèves doivent être responsables de leur propre apprentissage.
Brookfield (1987) souligne également que la pensée critique se produit lorsque les
étudiants sont amenés à voir leurs hypothèses contestées et à voir d'autres façons
d’aborder la résolution des problèmes. Ces deux éléments peuvent être favorisés
par l'utilisation judicieuse du travail de groupe structuré. Comme Smith, Sheppard,
Johnson et Johnson (2005: 2) l’indiquent, «engager les élèves dans l'apprentissage
est principalement de la responsabilité de l'enseignant, qui devient moins un
fournisseur de connaissances et de plus en plus un concepteur et animateur
d'expériences d'apprentissage». L'adoption de ces approches a d'énormes bénéfices
en termes d'apprentissage de l'étudiant.
5. Préparer le terrain pour l'apprentissage actif
Avant d'introduire des méthodes d'apprentissage actif, les enseignants
devraient clarifier leurs attentes et souligner que les méthodes d'apprentissage actif
utilisées en classe seront prises en compte dans les tests, les examens et les devoirs
(Cameron 1999: 27-28). Le moment opportun pour ce faire est le début du cours,
mais la valeur des approches d'apprentissage actif doit être constamment renforcée.
Malheureusement, certains étudiants résistent à des approches pédagogiques
centrées sur l'apprenant. Doyle (2008) explore les raisons pour lesquelles ils
peuvent le faire et propose des moyens de contrer ces réactions négatives, y
compris la recommandation de Felder (2011: 132):
252
«Expliquez aux étudiants que leur participation active va non seulement accroître
leur apprentissage, mais elle sera également à même de renforcer les compétences
professionnelles utiles à accéder aux postes supérieurs dans la hiérarchie
professionnelle.»
Pour que les étudiants soient à l'aise et qu’ils participent activement,
l’ambiance de la classe – sur le plan social, émotionnel et physique – doit
également être prise en compte. Ambrose et al. (2010) recommandent plusieurs
approches pour les professeurs: rendre l’incertitude confortable pour les élèves,
encourager les réponses multiples; remettre en question leurs propres hypothèses,
prendre soin de ne pas suggérer par inadvertance l’incapacité de l’étudiant; inclure
la modélisation par la parole, l’action et l’attitude; l’utilisation des exemples et des
analogies, la construction d'un climat positif dès le début, la mise en place des
moyens de rétroaction pour les étudiants, la préparation à l'avance des scénarios;
désamorcer habilement les conflits sensibles, détecter les menaces dès qu’elles se
font sentir et les transformer en opportunités d'apprentissage, être toujours à
l'écoute des élèves pour déterminer leurs intentions communicatives et
significatives.
6. Proposition de méthodes et activités didactiques pour la classe de
FLE
Le professeur de FLE peut choisir entre plusieurs catégories d’activités
d’apprentissage actif applicables en classe, suivant ses objectifs: activités
individuelles, activités en tandem (en binôme), activités en petit groupe (4 à 5
étudiants), projets coopératifs impliquant toute la classe.
Exemples de techniques concrètes: les tests flash («indiquez la chose la plus
importante à retenir et un point qui reste incertain»); la paraphrase directe
(«reformulez la définition avec vos propres mots»); les cartes d'application (fournir
une application pratique spécifique aux points théoriques débattus); les résumés de
cours (écrire les points essentiels du matériel présenté plus tôt); le jeu des questions
et des réponses, grâce auquel les élèves s’habituent à réfléchir en commun et
apprennent à interroger dans la langue étrangère. Ces techniques peuvent venir en
complément aux cours magistraux/aux explications du professeur. D’autres
méthodes requièrent une préparation et une mise en place plus laborieuses. Nous
donnons en ce qui suit une description de ces méthodes et techniques et quelques
pistes pour leur application en cours ou en TD.
6.1. La réflexion à haute voix/résolution de problèmes en tandem
Pour interpréter des études de cas ou résoudre des problèmes complexes
(par exemple analyse d’un texte fictionnel), les étudiants peuvent s’associer par
groupes de deux l’un désigné comme celui qui explique et l'autre comme
l’interlocuteur. Celui qui explique décrit les questions à portée de main et
commence ensuite des descriptions détaillées de la façon dont il résoudrait le cas
ou il ferait l’interprétation du texte. Les interlocuteurs écoutent, dans la plupart du
253
temps, mais ils peuvent aussi poser des questions ou donner des conseils utiles. À
un moment donné, les étudiants changent de rôle, un processus qui se poursuit
jusqu'à ce que l'exercice se termine (cf. Felder et Brent 2009: 3).
6.2. L’interview en trois étapes
Connue comme un brise-glace ou un exercice de team-building, cette
activité aide les étudiants à renforcer et à intérioriser les informations relatives à un
concept important acquis lors du cours ou dans la bibliographie. L’enseignant pose
des questions sur le contenu, tout en précisant qu’il n'y a pas de bonnes ou de
mauvaises réponses. Une variante consiste à faire un étudiant conduire une
interview avec un autre dans un délai spécifié (étape 1). Puis on inverse les rôles et
on mène l’interview à nouveau (étape 2). Deux paires se combinent pour former un
quatuor et les étudiants présentent au reste du groupe les idées exposées par leurs
partenaires (étape 3). Une question supplémentaire peut être ajoutée pour les
équipes de travail plus rapides (un complément d’activité afin de réduire les
comportements hors mission et de permettre aux paires/groupes qui travaillent plus
rapidement de s'attaquer aux problèmes les plus difficiles).
Où peut-on l’utiliser et avec quel public? C’est la méthode idéale pour les
séminaires et les cours théoriques de langue, pour vérifier la compréhension des
concepts mais aussi pour stimuler la pensée critique.
6.3. Réfléchir et partager (Think/Pair/Share)
Dans cette activité, développée par Frank Lyman (1981), l’enseignant
donne une tâche, de préférence une analyse, une évaluation ou une synthèse et
accorde aux étudiants 30’ à 60’ pour réfléchir à une réponse appropriée (étape 1).
Le temps de réflexion peut également être consacré à la rédaction de la réponse.
Après ce «temps d'attente», les étudiants se tournent vers des partenaires et
partagent leurs réponses, offrant ainsi la possibilité de réaction immédiate à leurs
idées. Au cours de la troisième étape, les réponses peuvent être partagées au sein de
grands groupes ou au sein de la classe entière au cours d'une discussion de suivi
(Partager). Réfléchir-partager, comme la plupart des structures d'apprentissage
coopératif, met à profit le principe de la simultanéité (Kagan 1992: 4). Beaucoup
d'étudiants sont amenés à verbaliser des idées en même temps, par opposition à une
classe plus traditionnelle, où les seules personnes actives sont le conférencier et un
étudiant qui répond à ses questions.
6.4. Le questionnaire visible
Les élèves disposés en groupes discutent de la réponse appropriée au
questionnaire aux choix multiples (A, B, C ou D) ou aux réponses du type Vrai
(V)/Faux (F). Chaque équipe dispose d'un ensemble de grandes cartes imprimées
avec l'une des quatre lettres ou le V ou F. Au signal, une personne de chaque
équipe affiche la réponse de l'équipe, ce qui permet au professeur de déterminer si
les étudiants ont bien compris la question. Il annonce/confirme ensuite la réponse
254
correcte, donne une explication si un nombre important d’élèves ont donné des
réponses inappropriées. Il peut également demander à des groupes d’expliquer les
raisons de leur choix, les idées fausses dévoilant parfois un savoir mal construit, ou
une formulation ambiguë des questions. Les cartes fonctionnent comme des
systèmes de réponse personnelle pouvant remplacer les tests et les enquêtes. Elles
ont aussi l'avantage de permettre aux enseignants d'identifier immédiatement les
groupes qui donnent de mauvaises réponses. La rétroaction immédiate favorise
également l'apprentissage. Où peut-on l’utiliser et avec quel public? Pour
dynamiser un cours de civilisation française ou un TD d’exercices de grammaire,
par exemple. Il peut aussi bien servir d’évaluation formative lors des TD.
6.5. Passer le problème
Cette activité est particulièrement efficace dans la résolution de problèmes.
Le point de départ est une liste de problèmes, de questions ou d’études de cas, qui
peuvent être générés par des étudiants ou sélectionnés par l’enseignant. Chaque
équipe enregistre son problème dans un dossier. Les équipes vont ensuite réfléchir
à des solutions ou des réponses efficaces à ces problèmes, questions ou études de
cas et les noter sur un papier. A un moment prédéterminé, les idées sont placées
dans le dossier ou une enveloppe et transmis à une autre équipe. Les membres de la
seconde équipe, sans regarder les idées déjà notées, produisent leur propre liste de
solutions ou de réponses. Le dossier avec les deux ensembles d'idées est transmis à
une troisième équipe qui ressemble maintenant les suggestions fournies par les
autres équipes, ajoute les siennes, puis synthétise les idées des trois équipes. Par
ailleurs, les équipes peuvent sélectionner les deux meilleures solutions. Au cours
de cette activité, les étudiants sont engagés dans des opérations cognitives au plus
haut niveau dans la taxonomie de Bloom (1956): évaluation et synthèse.
7. Avantages des méthodes actives
L’utilisation des méthodes actives en classe présente de multiples
avantages:
1. la plupart des étudiants sont entraînés dans des activités d’apprentissage
(lecture, discussion, écriture);
2. un plus grand accent est mis sur le développement des compétences, sur
l'exploration des attitudes et des valeurs que sur la simple transmission de
l'information;
3. la motivation des étudiants est augmentée;
4. les étudiants peuvent recevoir une rétroaction immédiate de leur
professeur;
5. les étudiants sont engagés dans la réflexion de rang supérieur (analyse,
synthèse, évaluation).
255
8. Limites des méthodes actives
Parmi les obstacles le plus souvent évoqués en ce qui concerne l'utilisation
de stratégies d'apprentissage actif nous mentionnons: la difficulté de couvrir le
contenu des cours aussi bien dans les délais impartis; l'élaboration des stratégies
d'apprentissage actif exige une préparation pré-classe qui prend trop de temps; les
grands effectifs de classe empêchent la mise en œuvre de stratégies d'apprentissage
actif; il manque parfois de matériel ou d'équipement nécessaire pour soutenir
l'apprentissage actif; beaucoup d’enseignants considèrent le cours magistral comme
la méthode la plus efficace pour transmettre les contenus du cursus; beaucoup
d’étudiants résistent aux approches non-expositives.
9. Bilan et perspectives de la recherche
L'apprentissage actif, solidement ancré dans les fondements
psychologiques de l'apprentissage (John Dewey, L. Vigotsky, etc.) et de plus en
plus revisité, n'est pas seulement la dernière lubie académique. Au contraire,
l'apprentissage actif est une approche qui a passé le test du temps dans le monde
anglo-saxon et que les enseignants engagés à l'apprentissage des élèves devraient
envisager d'adopter. L’intentionnalité fournit la clé de l'utilisation efficace de
l'apprentissage actif, tout comme l'enseignement ciblé aide les enseignants qui
utilisent l'apprentissage coopératif et d'autres approches conduisant à
l'apprentissage en profondeur. Carnes (2011) note également que le travail d'équipe
et la résolution de problème donne suite à des progressions pédagogiques
significatives et conclut que les étudiants «ont besoin de suivre des cours qui
mettent leurs esprits au travail».
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Carnes, M. C. (2011) Setting students’ minds on fire. Chronicle of Higher
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Learner-Centered Teaching, in http://www4.ncsu.edu/unity/lockers/
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learning with first year college and university students. Sterling, VA:
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Millis, Barbara J. (2012) Active Learning Strategies in Face-to-Face Courses,
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Puren, Christian La didactique des langues-cultures comme domaine de recherche,
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Smith, K. A., Sheppard, S. D., Johnson, D. W., & Johnson, R. T. (2005)
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Zull, J. E. 2011. From brain to mind: Using neuroscience to guide change in
education. Sterling, VA: Stylus Publishing.
257
ADVERBIAUX ADNOMINAUX EN ROUMAIN:
L’EXEMPLE DES GROUPES PREPOSITIONNELS
COMPLEXES EN DE
Alexandru MARDALE
INaLCO de Paris – SeDyL UMR 8202 CNRS IRD – Labex EFL
France
Résumé
Il existe en roumain deux types de GP complexes (c.-à-d. formés sur la
base de deux P simples), qui peuvent s’attacher à des N. Le premier type
est introduit par une combinaison de deux (et très rarement de trois) P
lexicales, p. ex. de la ‘de’, pe sub ‘sous’, pe lângă ‘à côté de’, de pe
lângă ‘d’à côté de’ (comme dans venirea lui de la Londra (son arrivée de
Londres)). Le second type est introduit par une combinaison d’une P
fonctionnelle (à savoir de) et d’une P lexicale, p. ex. de la ‘de’, de pe
‘sur’, de sub ‘sous’, de lângă ‘à côté de’ (comme dans cartea de pe raft
(le livre sur l’étagère)). Dans cet article, nous regarderons de près ces
deux types de constructions prépositionnelles. Nous examinons d’abord
l’ensemble des contraintes morpho-syntaxiques et sémantiques
auxquelles sont soumis les différents constituants du GP complexe (p. ex.
le statut catégoriel du complément de P (GN vs GD), l’absence ou la
présence d’une déterminant avec ce complément, la fonction syntaxique
de ce dernier (argument vs adjoint), son interprétation sémantique
(spécifique – non spécifique)). Ensuite, nous nous attardons sur l’analyse
de de apparaissant avec le second type de GP complexe. À cet égard,
nous montrons que ce de n’a pas les propriétés d’une P ordinaire (c.-à-d.
lexicale), mais qu’il est plutôt à analyser comme la réalisation d’une
catégorie fonctionnelle (à savoir Mod(ifieur)).
Abstract
ADNOMINAL ADVERBIALS IN ROMANIAN:
EXAMPLES OF PREPOSITIONAL GROUPS FORMED WITH
ROMANIAN PREPOSITION DE
Romanian displays two types of complex PPs (i.e. PPs formed on at least
two simple Ps), which may attach to Ns. The first one is headed by a
combination of two (and very rarely three) lexical Ps, e. g. dela ‘from’,
pe sub ‘under’, pe lângă ‘near’, de pe lângă ‘from near’ (e.g. venirea lui
de la Londra (his coming from London)). The second type is headed by a
combination of one functional P (namely de) and one lexical P, e. g., de
258
la ‘from’, de pe ‘on’, de sub ‘under’, de lângă ‘near’ (e.g. cartea de pe
raft (the book on the shelves)).
In this paper, we take a closer look to these two types of prepositional
constructions. Firstly, we examine the various morpho-syntactic and
semantic constraints under which the different constituents of the
complex PPs may fall (e.g. the categorial status of the P’s complement
(NP vs DP), and correlatively, the absence or presence of a determiner,
their syntactic function (argument vs. modifier), their semantic
interpretation (specific – non specific)). Secondly, we pay special
attention to the analysis of de occurring in the second type of complex
PPs. In this respect, we show that complex PPs in type two are not
genuine PPs and that de is not lexical, but the overt realization of a
functional category (namely, Mod(ifier)).
Mots-clés: adverbiaux adnominaux, groupes prépositionnels complexes,
P fonctionnelle, P lexicale
Keywords: adnominal adverbials, complex prepositional groups,
functional P, lexical P
1. Introduction
Le roumain présente au moins deux types de groupes prépositionnels (GP)
complexes (c.-à-d. formés de deux et, plus rarement, de trois prépositions simples)
adnominaux (c.-à-d. qui s’attachent à des noms). Les deux types en question sont
illustrés par les exemples suivants:
(i) coborâtul de pe deal1
descendu-le de sur colline
(la descente sur la colline)
(type A)
(ii) copilul de pe stradă
enfant-le de sur rue
(l’enfant dans la rue)
(type B)
Dans cette contribution, nous nous proposons d’examiner les conditions
d’apparition de ces constructions, ainsi que de proposer une analyse qui capte à la
1
Le roumain se caractérise par un phénomène particulier à l’égard de l’emploi des prépositions
et de l’article défini (qui est enclitique), à savoir la chute de ce dernier. Ce phénomène a
lieu quand le nom précédé d’une préposition ne comporte pas d’autre constituant, et ce pour
l’interprétation définie (exemples (i) et (ii) ci-dessus). En revanche, lorsqu’un nom précédé
d’une préposition comporte un autre constituant (quelle que soit sa nature), l’article défini
est obligatoire: (i’) coborâtul de pe dealul mare descendu-le de sur colline-le grand (la
descente sur la grande colline), (ii’) copilul de pe strada mea enfant-le de sur rue-la ma
(l’enfant dans ma rue) (pour une analyse de ce phénomène, voir Dobrovie-Sorin 2007,
Mardale 2008, 2009).
259
fois leurs propriétés communes et leurs différences. Nous insistons sur le second
type, qui est particulier au sein des langues romanes.
1. Type A
Voici quelques exemples illustrant ce type de construction:
(1)
a. venirea de la Paris
venir-la de à Paris
(l’arrivée de Paris)
b. un vânt din deşert (din, forme contractée de de et în)
un vent de-en désert
(un vent du désert)
c. ieşirea de sub anonimat
sortir-la de sous anonymat
(la sortie de l’anonymat)
d. plimbatul pe sub poduri
promené-le sur sous ponts
(la promenade sous les ponts)
e. o excursie pe la mănăstiri
une excursion sur à monastères
(une excursion aux monastères)
f. alergatul printre obstacole (printre, forme contractée de p(r)e et între)
couru-le sur-entre obstacles
(la course d’obstacles)
Parmi les propriétés de ce type de construction, notons d’abord que les
prépositions pouvant l’introduire (en tant que P1) sont en l’occurrence de (1a-c) et
pe (1d-f). De est considérée ici comme une préposition ablative, exprimant la
séparation d’un point ou d’un lieu de provenance (cf. plecarea de la Paris (le
départ de Paris)). Pe peut exprimer l’approximation et/ou la localisation (cf. jucatul
pe sub masă (le jeu sous la table)). Il n’y a pas de contrainte quant à l’apparition de
la deuxième (ou de la troisième) préposition (P2 ou P3). Ainsi, différentes
prépositions peuvent y apparaître: la «à», în «en», sub «sous », peste «au delà»,
lângă «près de», între «entre», etc.
Notons également que ces GP complexes s’attachent à des noms
déverbaux et, de ce fait, ils se retrouvent avec les mêmes forme et fonction que
dans la structure verbale dont ils proviennent:
(2)
a. venirea (Mariei) de la Paris
<=
(l’arrivée de Marie de Paris)
b. plimbatul (Mariei) pe sub poduri <=
(la balade de Marie sous les ponts)
260
Maria vine de la Paris
(Marie arrive de Paris)
Maria se plimbă pe sub poduri
(Marie se balade sous les ponts)
En ce qui concerne le complément nominal introduit par P2, nous retenons
qu’il s’agit principalement d’un GD2 (c.-à-d. nom avec déterminant), comme en (3)
ci-dessous, mais dans certains cas il peut également se réaliser comme GN (c.-à-d.
nom sans déterminant), comme en (4) ci-dessous:
(3)
a. un vânt din deşertul african/*din deşert african
(un vent du désert africain)
b. o excursie pe la mănăstirile din Moldova/*pe la mănăstiri din Moldova
(une excursion aux monastères de Moldavie)
(4) alergatul printre obstacole naturale/*obstacolele naturale
(la course d’obstacles naturels)
Parallèlement à cette distinction, nous observons que les constructions
ayant un constituant de type P2+GD en position adnominale peuvent alterner avec
un adverbe (comme en (5) ci-dessous), tandis que celles qui ont constituant de type
P2+GN ne le peuvent pas (6):
(5)
(6)
2
a. venirea de la Paris
(l’arrivée de Paris)
b. mersul pe sub poduri
(la marche sous les ponts)
alergatul printre obstacole
(la course d’obstacles)
=>
=>
=>
venirea de acolo
(l’arrivée de là-bas)
mersul pe aici
(la marche (par) ici)
*alergatul pe acolo3
(la course par là-bas)
Le contraste que nous venons de décrire peut s’expliquer également si l’on
prend en compte le type de dénotation du complément adnominal. Plus
précisément, les constituants réalisés comme GD (cf. (5) ci-dessus) dénotent des
lieux (donc un type spécifique d’individu), d’où leur possibilité d’alterner avec des
adverbes. En revanche, les constituants réalisés comme GN (cf. (6) ci-dessus)
dénotent des propriétés (ils ne sont donc par référentiels), d’où l’impossibilité
d’alterner avec des adverbes.
Nous adoptons ici la terminologie et les distinctions opérées dans le cadre de la théorie dite XBarre (N. Chomsky 1970, R. Jackendoff 1977), qui considère que toute catégorie
(syntaxique) – quelle que soit sa nature (lexicale ou fonctionnelle) – peut donner lieu à une
projection sur trois niveaux (X°, le niveau basique, qui correspond à la tête de la projection;
X’, le niveau intermédiaire, qui comporte la tête et ses arguments éventuels; X’’ (ou GX), le
niveau maximal, qui comporte la tête de la construction, ses arguments, spécificateurs et
adjoints éventuels). Dans cette optique, l’étiquette GD doit être comprise comme la
projection maximale de la catégorie D (comme Déterminant), qui comporte obligatoirement
un argument GN (qui est la projection maximale de la catégorie N (comme Nom)). Par
ailleurs, la projection GN est bien différente de GD, en ce sens que la première – à la
différence de la seconde – ne comporte pas de D.
3
À noter que cet exemple est possible, mais avec un sens différent.
261
Par ailleurs, soulignons que certains des GP complexes ici en question ont
la possibilité d’apparaître avec leur forme simple (c.-à-d. sans P1), comme en (7)
ci-dessous. Dans de tels cas, l’interprétation de la construction n’est pas la même,
en ce sens que l’on passe d’une lecture de type provenance (avec P complexe, (7ab)) à une lecture de type but (avec P simple, (7a’-b’)):
(7)
a. venirea de la Paris
(l’arrivée de Paris)
b. mersul pe sub poduri
(la marche sous les ponts)
≠
≠
a’. venirea la Paris
(l’aller à Paris)
b’. mersul sub poduri
(la marche au dessous des ponts)
Compte tenu des différentes propriétés examinées jusqu’ici, on peut
proposer une analyse des GP complexes de type A qui est à représenter selon la
structure suivante:
(8)
GD1
D1
GN1
N1
GP1
P1
GP2
P2
a.
b.
o
o
sosire
viaţă
de
pre
la
între
GD2/GN2
Paris (une arrivée de Paris)
străini (une vie parmi les étrangers)
Sur la base d’une telle représentation, on peut – pour conclure sur les GP
complexes de type A – avancer les éléments d’analyse suivants:
(i) ils sont introduits par deux prépositions ordinaires (c.-à-d. lexicales)
simples. Autrement dit, P1 lexical prend comme complément un GP introduit par
une autre P2 lexicale. Cette dernière peut prendre comme complément un
constituant de niveau GD ou GN;
(ii) le statut du GP adnominal complexe est différent selon le type de nom
auquel il s’attache: si ce dernier est un nom déverbal (comme en (8a) ci-dessus), le
GP fonctionne en tant qu’argument; en revanche, s’il ne s’agit pas d’un nom
déverbal (comme en (8b)), le GP fonctionne comme adjoint.
2. Type B
Les exemples suivants illustrent ce type d’adverbiaux:
262
(9)
a. vecinul de la parter
voisin-le de à parterre
(le voisin du rez-de-chaussée)
b. fotografia de pe raft
photographie-la de sur étagère
(la photo sur l’étagère)
c. Revoluţia de la 1848
révolution-la de à 1848
(la Révolution de 1848)
d. răscoala din 1907 (din, contraction de de «de» et în «en»)
émeute-la de-en 1907
(la Jacquerie de 1907)
e. priza de sub masă
prise-la de sous table
(la prise sous la table)
f. castelul dintre munţi (dintre, contraction de de «de» et între «entre»)
château-le de-entre montagnes
(le château entre les montagnes)
Il s’agit en l’occurrence d’adjoints prépositionnels adnominaux dont la
propriété saillante – qui les distingue de ceux du type précédent (cf. A ci-dessus) –
est d’être introduits par de, comme seul élément admis en tant que P1:
(10)
a. *vecinul pe la parter
voisin-le sur au rez-de-chaussée
b. *evenimentele pe la 1848
événements-les sur à 1848
Notons que de doit apparaître aussi lorsque son complément n’est pas un GP, mais
un adverbe:
(11)
a. casa de la mare
(la maison à la mer)
b. cartea de pe raft
(le livre sur l’étagère)
c. evenimentele din 1989
(les événements de 1989)
d. progresele din prezent
(les avancées du présent)
=>
=>
=>
=>
casa de acolo
(la maison là-bas)
cartea de aici
(le livre d’ici)
evenimentele de atunci
(les événements de l’époque)
progresele de acum
(les avancées de maintenant)
Une autre différence avec le type précédent, qui vient plus exactement de
leur statut d’adjoints, est que ces GP complexes sont indifférents à la nature du
nom auquel ils s’attachent. Ils peuvent, par conséquent, apparaître avec différents
types de noms: relationnels (9a), iconiques (9b), d’événement (9c), déverbaux (9d),
d’objets (9e-f), etc.
263
Du point de vue sémantique (lexical), ces GP adnominaux expriment la
localisation dans le temps ou dans l’espace:
(12)
a. cărţile de pe masă
(les livres sur la table)
b. haina din dulap
(la veste de l’armoire)
c. revoluţia din 1989
(la révolution de 1989)
d. oraşul dintre lacuri
(la ville entre les lacs)
= cărţile care se află pe masă
(les livres qui se trouvent sur la table)
= haina care a fost pusă în dulap
(la veste qui a été rangée dans l’armoire)
= revoluţia care a avut loc în 1989
(la révolution qui a eu lieu en 1989)
= oraşul care se găseşte între lacuri
(la ville qui se trouve entre les lacs)
Par ailleurs, on note l’existence de certaines constructions en de qui sont
ambiguës, pouvant donner lieu à une analyse de type A ou de type B. Ainsi, des
exemples comme ceux donnés en (13) ci-dessous reçoivent a priori la lecture
ablative (c.-à-d. qu’ils expriment la provenance) ou la lecture adnominale (c.-à-d.
qu’ils expriment une localisation):
(13)
a. vinul din Italia
(le vin d’Italie)
b. vinul din pivniţă
(le vin dans/de la cave)
c. florile de la munte
(les fleurs à/de la montagne)
Dans de telles situations, le contexte aide à ôter l’ambiguïté potentielle.
Ainsi, dans (14) le GP complexe reçoit une interprétation de type A, tandis que
dans (15) il aura une interprétation de type B:
(14)
Vinul din Italia se vinde bine peste tot.
(Le vin (qui a été produit/qui provient) d’Italie se vend bien partout.)
(15)
A adus multe vinuri din călătorie. Vinul din Italia a fost mai apreciat decât cele
din alte părţi.
(Il a apporté plusieurs vins de son voyage. Le vin (qui a été apporté) d’Italie a été
plus apprécié que ceux (apportés) d’ailleurs.
De même, il est important de souligner que tous les adverbiaux de type B
ne peuvent pas être introduits par de. En effet, ce dernier ne peut pas apparaître
dans les situations suivantes:
(i) quand le nom auquel ils s’attachent dénote un événement complexe (c.-à-d. qui
comporte des arguments lexicalement réalisés):
(16)
a. organizarea Jocurilor Olimpice la Londra în 2012/*de la Londra din 2012
(l’organisation des JO à Londres en 2012)
264
b. semnarea acestei convenţii la Paris/*de la Paris
(la signature de cette convention à Paris)
En revanche, si le nom-tête dénote un événement simple (c.-à-d. sans
argument réalisé), on doit utiliser de si le GP adnominal a une interprétation
spécifique:
(17)
a. atentatele de la 11 septembrie/*la 11 septembrie
(les attentats du 11 septembre)
b. revoluţia din (de + în) 1907 din România/*în 1907 în România
(la révolution de 1907 en Roumanie)
Enfin, si le GP adnominal donne lieu a une lecture générique qui décrit un
certain type d’événement (c.-à-d. sans décrire une relation entre un événement et
une localisation spécifique), de est exclu:
(18)
a. studiul la bibliotecă/*de la bibliotecă
(l’étude à la bibliothèque)
b. dansul pe masă/*de pe masă
(la danse sur la table)
(ii) quand le nom auquel ils s’attachent est un indéfini non spécifique dans des
contextes intensionnels (19a) ou génériques (20). En effet, la présence de de dans
ces constructions entraîne une lecture spécifique (19b), tandis que son absence est
corrélée à une lecture non spécifique (19c):
(19)
a. Vrea o casă la mare (lecture: une maison qui soit (construite) à la mer.)
(Il/elle veut une maison à la mer.)
b. Vrea o casă de la mare (lecture: une certaine maison qui est à la mer.)
(Il/elle veut une (certaine) maison à la mer.)
c. Vrea o casă anume la mare
(Il/elle veut une certaine maison à la mer.)
(20)
O casă la mare e mai scumpă decât una la munte.
(Une maison à la mer coûte plus cher qu’une maison à la montagne.)
(iii) quand le nom auquel ils s’attachent est un défini générique au pluriel:
(21)
a. Casele la mare sunt în general locuinţe de vacanţă.
(Les maisons à la mer sont généralement des résidences secondaires.)
b. Casele de la mare sunt în general locuinţe de vacanţă.
(même traduction que pour (21a))
Dans un tel contexte, de peut en effet apparaître (comme en (21b)), la
lecture générique (donc non spécifique) étant préservée. L’absence de de est par
ailleurs corrélée à une contrainte supplémentaire: il faut que le sens exprimé par le
265
GP adnominal soit une condition essentielle pour la généralisation exprimée. Ceci
explique pourquoi de ne peut pas être absent dans l’exemple suivant ((22a) vs.
(22b)):
(22)
a. *Clădirile în New York au multe etaje.
(Les immeubles à New York ont beaucoup d’étages.)
b. Clădirile din (de + în) New York au multe etaje.
(Les immeubles de New York ont beaucoup d’étages.)
(iv) de peut également ne pas apparaître lorsque le nom auquel il s’attache est un
indéfini en position prédicative (c.-à-d. après la copule), plus précisément dans une
structure de type définitionnel ou caractérisant ((23) vs. (24)):
(23)
a. Burdwan este o localitate în India.
(Burdwan est une ville en Inde.)
b. Burdwan este o localitate din (de + în) India.
(même traduction que pour (23a))
Mais:
(24)
a. *Indranil est un prieten în India.
(Indranil est un ami en Inde.)
b. Indranil este un prieten din (de + în) India.
(Indranil est un ami d’Inde.)
Pour conclure sur les conditions d’apparition de de avec le type B, la
généralisation que l’on peut faire est qu’il doit en effet apparaître dans les
structures ayant une interprétation spécifique.
Un autre aspect qui retient l’attention lorsqu’on examine ce genre de
structure est le statut (catégoriel) et la fonction de de. En effet, nous avons vu que
de qui apparait avec le type B est différent de celui du type A examiné
précédemment, en ce sens qu’il n’a pas les propriétés d’une préposition ordinaire
(cf. aussi R. Brăescu & A. Mardale 2005, M. Tănase-Dogaru 2011, A. Mardale
2009, 2012, 2013, A. Fábregas 2012).
Par ailleurs, rappelons que de du type B est traditionnellement considéré
comme une sorte de copule nominale (GALR 2005, 2008, GBLR 2010, M.
Ţenchea 2011), dont le rôle est similaire à celui du relatif care «qui/que» par
lequel:
(25)
un vecin de la etajul 1
=
(un voisin du premier étage)
un vecin care locuieşte la etajul 1
(un voisin qui habite au premier étage)
On note également que ce de ne peut pas apparaître dans les structures
verbales correspondantes, mais – comme nous l’avons vu jusqu’ici – uniquement
pour introduire des adjoints en contexte adnominal:
266
(26)
a. Am pus cartea pe raft *de pe raft. Cartea de pe raft/*pe raft a fost interesantă.
(J’ai mis le livre sur l’étagère. Le livre sur l’étagère a été intéressant.)
b. A construit o casă la mare/*de la mare. Casa de la mare/*la mare a costat
foarte mult.
(Il a fait construire une maison à la mer. La maison à la mer a coûté très cher.)
Dans une perspective comparative romane, soulignons que ce type de
construction ne se retrouve pas dans d’autres langues de la même famille. Voici
quelques exemples romans illustrant cette impossibilité:
(27)
a. J’ai mis le bol sur la table. Le bol sur la table/*de sur la table est encore chaud.
(français)
b. J’ai une réunion dans une semaine. La réunion dans une semaine/*de dans une
semaine me stresse.
(28)
a. Ho messo la tazza sul tavolo. La tazza sul tavolo/*di sul tavolo è ancora calda.
(italien)
b. Ho una riunione fra una settimana. La rinunione della settimana/*di della
settimana mi fanno innervosire.
(29)
Puse el bol sobre la mesa. El bol sobre la mesa/*de sobre la mesa todavía está
caliente. (espagnol)
(30)
Pus o livro na mesa. O livro na mesa/* de na mesa é o último romance de
Modiano. (portugais)
Il est toutefois attesté dans d’autres langues, typologiquement variées, par
exemple en chinois et en tagalog (cf. E. Rubin 2002), et cela dans des conditions
similaires à celles du roumain. Plus précisément, les éléments de du chinois et na
du tagalog apparaissent exclusivement en contexte d’adjonction adnominale, pour
introduire des GP dans des constructions à interprétation spécifique.
Les exemples (31a) et (32a) montrent en effet que de et na – tout comme
de en roumain (voir (26) ci-dessus) – sont absents dans les structures verbales
locatives, tandis que (32b) et (32b) montrent qu’ils sont obligatoires dans les
structures nominales correspondantes:
(31)
a. na yiben shu zai zhuozi-shang (chinois)
celle-CL livre sur table-haut
(le livre est sur la table)
b. na yiben zai zhuozi-shang de shu
celle-CL sur table-haut DE livre
(le livre sur la table)
(32)
a. Nasa probinsya ang bahay (tagalog)
in-the province TOP maison
267
(la maison est en province)
b. (Binili niya) ang bahay na nasa probinsya
acheté il TOP maison NA en-les provinces
((il a acheté) la maison en province)
Pour répondre à la question sur le statut catégoriel et de la fonction de de
apparaissant avec le type B, on peut s’appuyer sur l’analyse de E. Rubin op. cit.
Les propriétés spéciales de de en roumain (et, par extension, de de en chinois et na
en tagalog) ont amené cet auteur à les considérer non pas comme des catégories
lexicales (c.-à-d. comme de véritables prépositions), mais comme une sorte
d’éléments fonctionnels (cf. aussi H. van Riemsdjik 1990, J.-W. Zwart 1997, A.
Mardale 2009) dont l’occurrence est fortement contrainte.
En effet, comme nous avons pu le constater jusqu’ici, de est le seul à
pouvoir y apparaître (c.-à-d. qu’il ne peut pas alterner avec d’autres prépositions
(cf. (10) ci-dessus)), il n’exprime aucun sens lexical et son occurrence est réservée
au contexte adnominal, son rôle étant d’introduire des modifieurs (GP) locatifs ou
temporels; en outre, sa présence entraîne une lecture spécifique de l’ensemble de la
structure.
Sur la base de ces propriétés spécifiques de de, on peut par conséquent le
considérer comme la réalisation (c.-à-d. la lexicalisation) d’une catégorie
fonctionnelle, à savoir Mod (comme Modifieur). Selon cette analyse, les structures
dans lesquelles il apparaît sont à représenter comme suit:
(33)
GD1
D1
GN1
N1
GMod
Mod
GP
P
un
cort
de pe
GD2
malul mării
«une tente au bord de la mer»
3. En guise de conclusion
Nous avons examiné dans cette contribution des constructions faisant
apparaître deux types de GP complexes adnominaux, en roumain. Malgré leur
homonymie formelle partielle, nous avons montré, d’une part, qu’il s’agit de GP
formés de deux prépositions lexicales exprimant la séparation d’un point ou le lieu
de prov enance (type A – plecarea de la mare «le départ de la mer»). Ils s’attachent
généralement à des noms déverbaux et peuvent fonctionner comme arguments ou
comme adjoints de ces derniers. D’autre part, nous avons vu qu’il s’agit de GP
formés d’un élément fonctionnel (à savoir de) et d’une préposition lexicale
exprimant le temps ou le lieu (type B – şedinţa de la prânz «la réunion de midi»,
268
ziarul de pe birou «le journal sur le bureau»). Ils apparaissent avec différents types
de noms et fonctionnent exclusivement comme adjoints de ces derniers. Nous
avons également constaté qu’ils sont soumis à de nombreuses contraintes
d’apparition (notamment l’interprétation spécifique) et que par ailleurs c’est une
construction particulière au sein des langues romanes.
Bibliograhie
Brăescu, Raluca&Alexandru Mardale (2005), «Deux types de modifieurs
adnominaux en roumain: les groupes prépositionnels circonstanciels et les
appositions dites «attributives », in Alexandru Mardale, Mélodie Soufflard
& Géraldine Vercherand (eds), Actes du 9ème Atelier des Doctorants en
Linguistique, Université Paris Diderot, p. 37-45.
Chomsky, Noam (1970), «Remarks on nominalization», in Roderick Jacobs &
Peter Rosenbaum (eds.), Readings in English Transformational Grammar.
Waltham: Ginn, p. 184-221.
Dobrovie-Sorin, Carmen (2007), «Article-drop in Romanian and Extended Heads»
In Gabriela Alboiu, Andrei A. Avram&Dana Isac (eds), Pitar Moş: A
Building wth a View.Papers in Honour of Alexandra Cornilescu,
Bucureşti: Editura Universităţii din Bucureşti, p. 99-106.
Fábregas, Antonio (2012), «Multiple Genitives and the Distinctness Condition: the
Case of the Spanish DP», manuscrit, consulté le 21 juillet 2012 sur
http://ling.auf.net/lingbuzz.
GALR 2005, 2008 = Valeria Guţu-Romalo (ed.), Gramatica Limbii Române, Vol. I
Cuvântul, Vol. II Enunţul. Bucureşti: Editura Academiei Române.
GBLR 2010 = Gabriela Pană Dindelegan (ed.), Gramatica de bază a limbii române.
Bucureşti: Editura Univers Enciclopedic Gold.
Jackendoff, Ray (1977), X-bar-Syntax: A Study of Phrase Structure. Cambridge /
Massachussetts: MIT Press.
Mardale, Alexandru (2008), «Prépositions et article défini en roumain», In Adèle
de Saint-Pierre & Mélanie Thibeault (eds), Actes des 21èmes Journées de
Linguistique. Université de Laval – Québec: Centre interdisciplinaire de
recherche sur les activités langagières, p. 78-93.
Mardale, Alexandru (2009), Les prépositions fonctionnelles du roumain. Études
comparatives sur le marquage casuel. Paris: L’Harmattan.
Mardale, Alexandru (2012), «Les groupes prépositionnels adnominaux complexes
en roumain», In Jan Radimsky (ed.), Actes du 31e Colloque international
sur le Lexique et la Grammaire. Ceske Budejovice: Université de Bohême
du Sud, p. 100-107.
Mardale, Alexandru (coord.) avec Carmen Dobrovie-Sorin & Ion Giurgea. 2013.
Adnominal Prepositional Phrases. In Carmen Dobrovie-Sorin & Ion
269
Giurgea (eds.), A Reference Grammar of Romanian, Vol. 1: The Noun
Phrase. Amsterdam / Philadelphia: John Benjamins, p. 548-584.
Van Riemsdjik, Henk (1990), Functional Prepositions. In Harm Pinkster & Inge
Genée (eds.), Unity in diversity: Papers presented to Simon C. Dik on his
50th Birthday. Dordrecht: Foris, p. 229-241.
Rubin, Edward. 2002. The Structure of Modifiers. Manuscrit, University of Utah,
accessible à www.hum.utah.edu/linguistics/Faculty/rubin.htm.
Tănase-Dogaru, Mihaela (2011), On the Double-DP Qualitative Construction in
Romanian. 42nd Poznan Linguistic Meeting, Poznan, les 1er-3 mai.
Ţenchea, Maria (2011), «Relations spatiales et temporelles exprimées par les
compléments du nom et de l’adjectif en roumain et en français»,
L’expression de l’espace et du temps en français: quelles formes pour
quels sens? Université de Belgrade, les 23-26 mars.
Zwart, Jan-Wouter (1997), «A note on functional adpositions. In Hans Broekhuis et
al. (eds), Organizing Grammar: Linguistic Studies in Honour of Henk van
Riemsdjik, Berlin: Mouton de Gruyter, p. 689-695.
270
ÉTUDE STYLISTIQUE ET POLYPHONIQUE DES
FIGURES D’AJOUT PONCTUATIONNELLES DANS
L’ÉCRIVAIN DE YASMINA KHADRA
Zouhour MESSILI-BEN AZIZA
Université de Tunis El Manar
Institut supérieur des sciences humaines de Tunis, Tunisie
Résumé
Notre étude s’intéresse à la ponctuation dans son sens large et plus
spécifiquement aux éléments graphiques de typo-ponctuation que sont les
italiques. À l’instar de tous les signes de ponctuation, ils accompagnent le
sens. Nous appuyons notre propos à partir de l’étude de l’emploi de
l’italique dans le roman de Yasmina Khadra L’écrivain et nous montrons
que dans ce récit autobiographique les italiques participent de la
polyphonie et font entendre la voix de l’auteur-narrateur, voix qui se
superpose à celle du narrateur-personnage.
Abstract
A STILISTIC STUDY OF POLIPHONY AND PUNCTUATION
MARKS IN YASMINE KHADRA’S THE WRITER
Our study focuses on punctuation in its broadest sense and specifically
the graphic elements of typographical punctuation which are the italics.
As in the case of all punctuation marks, they accompany the meaning.
We base our research on the use of italics in Yasmina Khadra’s novel
“The Writer” and we show that in this autobiographical narrative, italics
are part of the polyphony, distinguishing the voice of the author-narrator
from the voice of the character-narrator.
Mots-clés: ponctuation, italique, polyphonie, éléments graphiques
Keywords: punctuation, italics, poliphony, graphical elements
1. Introduction
Notre étude a pour objectif de montrer comment une conception
«polyphonique» de l’italique, des parenthèses et des guillemets – appréhendés
comme éléments graphiques de ponctuation étroitement liés à la réception – permet
de rendre compte d’un certain nombre d’effets de modalisation manifestant la
subjectivité de l’auteur. Nous tenterons de nous situer dans une perspective visant à
271
articuler l’approche polyphonique du discours et l’analyse de la ponctuation en tant
que système graphique participant du sens et du style. L’objet d’étude de la
présente communication est la polyphonie telle qu’elle se manifeste dans des
fragments textuels mis en italique, entre parenthèses ou guillemetés; ponctuants
graphiques qui peuvent être considérés comme de véritables figures d’ajout. Nous
posons donc comme hypothèse de base que l’activité métadiscursive générée par
ces figures d’ajout ponctuationnelles est par nature polyphonique.
Après avoir défini ce que l’on entend par figure d’ajout ponctuationnelle,
nous nous attacherons à illustrer l’application de nos propos à partir d’un corpus
relevé du roman L’écrivain du romancier algérien Yasmina Khadra1. Dans ce récit
fortement inspiré par la vie de l’auteur, le narrateur raconte comment il a été confié
par son père à une école militaire, l’École Nationale des Cadets de la Révolution, à
l’âge de 9 ans, où il en ressort sous-lieutenant en 1978 pour rejoindre les unités de
combat; et c’est une nouvelle famille que le narrateur-personnage trouve au sein de
l’armée, malgré les mille et une brimades de ses professeurs ou supérieurs
hiérarchiques. Notre choix se justifie par l’abondance de ces marques graphiques
ponctuationnelles dans ce roman. Une deuxième justification est le fait que ce récit
est à la première personne, l’identité du narrateur et du personnage se confondent
mais l’auteur n’est jamais vraiment absent et cette présence permet, nous semble-til, d’assimiler ces ponctuants graphiques à de la parabase2, c'est-à-dire à l’inclusion
de la voix de l’auteur, à côté de celle du narrateur–personnage. Phénomène du
langage écrit, les figures d’ajout ponctuationnelles font intervenir une activité de
jugement de la part du sujet parlant, en l’occurrence le «je» de l’auteur. Notre
corpus comporte environ deux cents emplois d’ajouts ponctuationnels, constitué
pour une bonne moitié de l’italique et le reste représenté par les guillemets et le
double tiret. Cette présence massive nous invite à ne pas analyser ces ponctuants
graphiques comme de purs ornements. Nous devons préciser que nous aborderons
principalement, dans le cadre restreint de notre communication, les figures d’ajout
marquées par l’italique.
2. Que veut dire exactement figure d’ajout ponctuationnelle?
Nous voudrions préciser que les spécialistes3 qui ont réfléchi sur la figure
d’ajout proposent deux types d’ajout: l’ajout génétique (= une expansion venant
après une rédaction antérieure) et l’ajout linguistique (commentaire de caractère
1
Le nom féminin de Yasmina Khadra est un pseudonyme. L'auteur est en fait un homme
qui a choisi pour pseudo les deux prénoms de sa femme. Il est aujourd’hui
mondialement connu, ses romans sont traduits dans plus d’une trentaine de langues.
Certains sont portés au cinéma (Morituri, L’Attentat, Les hirondelles de Kaboul) et
d’autres adaptés au théâtre (Cousine K., Les Sirènes de Bagdad).
2
«Parabase. Partie d’une comédie grecque qui consistait essentiellement en un discours du
coryphée, sorte de digression par laquelle l’auteur faisait connaître aux spectateurs ses
intentions, ses opinions personnelles, etc.», [Dupriez, 1984: 317].
3
J’incite le lecteur à lire le recueil d’[Authier-Revuz J. et Lala M.-C., 2002].
272
métatextuel). Notre analyse s’intéressera à l’ajout linguistique et nous nous
appuierons pour notre démonstration sur la définition que Mme Anne HerschbergPierrot donne de l’ajout linguistique:
«L’ajout linguistique se démarque du cotexte par un dénivelé énonciatif et
métalinguistique, que manifeste la ponctuation (virgules, tirets, parenthèses) ou la
distinction typographique entre le corps du texte et la note. Mis en valeur,
distingué comme un énoncé sur un autre plan, cet ajout n’existe que parce qu’il se
manifeste comme un supplément au dire (ou comme un manque à dire).»
(Biasi/Herschbert-Pierrot/Neefs 2002: 35)
S. Boucheron-Pétillon4, parlant des parenthèses, postule que le
décrochement typographique constitue une des formes possibles de la figure
d’ajout. Nous partirons de cette même hypothèse en ce qui concerne l’italique.
Dans notre roman, nous avons pu relever un emploi massif de l’italique;
les occurrences nombreuses (presque une centaine) nous autorisent à les considérer
comme un outil de stratégie discursive et de ce fait à les regarder comme de
véritables figures d’ajout, figure-image s’inscrivant dans le système figural de
notre auteur.
Nous voudrions également rappeler très brièvement les fondements de la
conception polyphonique du discours. Nous nous appuierons sur nos lectures
d’Anscombre et Ducrot dont voici quelques extraits:
[…] lorsqu’un locuteur L produit un énoncé E […], il met en scène un ou plusieurs
énonciateurs […]. Ce locuteur peut adopter vis-à-vis de ces énonciateurs (au
moins) deux attitudes:
— ou bien s’identifier à eux […],
— ou bien s’en distancier en les assimilant à une personne distincte de lui (plus
précisément, de lui en tant qu’il est locuteur de l’énoncé), personne qui peut être
ou non déterminée». (Anscombre 1983: 175)
Ducrot a opéré une distinction fondamentale: celle entre le «locuteur en
tant que tel», auteur de l’énoncé, et le «locuteur en tant qu’être du monde» (Ducrot
1984: 99). Le locuteur en tant que tel renvoie à l’instance discursive; le locuteur en
tant qu’être du monde fait éventuellement (mais non nécessairement) l’objet d’un
énoncé. En bref, le premier est l’instance constituée automatiquement par
l’apparition de l’énoncé, «celui que l’énoncé désigne comme son auteur»5 et le
second n’intéresse l’analyse linguistique qu’en tant qu’il se trouve représenté par le
discours. Dans notre corpus, le locuteur en tant que tel et le locuteur en tant qu’être
4
«Le décrochement (typo)graphique, c’est-à-dire la mise entre parenthèses ou entre tirets
d’un segment langagier (et qui constitue donc une des formes possibles de la figure de
l’ajout) permet au sujet écrivant de ramifier son discours, de suivre une bifurcation
énonciative», [Boucheron-Pétillon 2002: 77].
5
[Anscombre, 1983].
273
du monde se confondent, se fondent puisqu’il s’agit d’un roman autobiographique
où le narrateur raconte une partie de son enfance, période fondamentale dans la
construction de sa personnalité.
La mise en italique, entre guillemets ou entre double-tirets opère
véritablement une distinction entre «moi-auteur de l’énoncé» et «moi objet de
l’énoncé» et de ce fait renvoie à un effet de modalisation parce que ce
décrochement exprime, à travers le prisme d’une forme graphique, l’attitude de
l’auteur-narrateur à l’égard de son point de vue. Dans ce sens, les figures d’ajout
ponctuationnelles sont des marqueurs clairs de polyphonie. Véritable signalétique
graphique, elles obligent à un arrêt marqué qui fait sens.
3. Figures d’ajout ponctuationnelles et polyphonie
Les figures d’ajout ponctuationnelles sont représentatives des difficultés
que pose l’analyse des phénomènes polyphoniques. En termes polyphoniques, ces
ajouts révèlent une certaine distance par rapport à un point de vue.
Les ajouts de notre corpus ont pour effet d’inscrire dans le discours
l’attitude de l’auteur-narrateur à l’égard d’un passé lourd de conséquences puisque
cette enfance algérienne marquée par une éducation à l’école des cadets fera de lui
un cadre de l’armée et un agent actif de la police anti-terroriste. En général, le
discours autobiographique, établit une distinction entre deux je du narrateur auto
diégétique: le je narrant et le je narré6. Le premier est celui qui raconte: c’est le
romancier autobiographe écrivant l’histoire de son passé; le deuxième, c’est le
protagoniste de cette histoire racontée, de ce vécu. Dans L’Écrivain, le je narrant
est donc l’écrivain Yasmina Khadra en train de rédiger le récit de son enfance,
tandis que le je narré est le petit garçon, nommé Mohamed, l’enfant et l’adolescent
que fut notre auteur. Dans une autobiographique, le narrateur est à la fois celui qui
écrit et celui qui décrit; le je narrant domine ainsi le je narré. Les réactions et
réflexions du petit Mohamed sont clairement formulées par l’écrivain adulte: elles
sont choisies par l’adulte pour être revécues à travers ses yeux. Mais l’emploi des
figures d’ajout ponctuationnelles semblent remettre en cause ce principe. Nous
tenterons de montrer comment l’utilisation de ces figures, dans notre roman, relève
d’une analyse contrastive des énonciations: la parole du je-narrateur personnage et
celle du je-auteur. L’emploi des italiques donne naissance à l’intériorité du jeauteur dans la voix du je-narrateur-personnage; comme la marque extérieure de
pensées intérieures. En ponctuant certains mots par l’emploi de l’italique, des
guillemets ou du double-tiret, l’auteur-narrateur n’essaie-t-il pas de se détacher du
narrateur-personnage?
6
Nous rappellerons que le terme autodiégétique, selon Gérard Genette, signifie que le
narrateur est le personnage principal de l’histoire qu’il raconte.
274
3.1. La figure d’ajout ponctuationnelle ou figure-image de la rupture
familiale
Le père de Mohamed décide d’envoyer son fils à l’âge de 9 ans à l’école
militaire des cadets, ce qui va provoquer chez l’enfant un traumatisme dont il
semble encore souffrir bien des années après. Cette blessure est exprimée
explicitement par le narrateur:
(1)
«Moi j’aurais juste aimé qu’il me parlât un instant, les mains solidement posées
sur mes épaules, où qu’il fourrageât dans mes cheveux en soutenant mon regard.
Ce n’était pas assez pour me réconforter, mais cela aurait, peut-être, suffi à me
consoler, l’espace d’un sourire, d’une séparation qui tenait aussi bien de la rupture
que de l’écartement.» (p. 20)
Mais cette blessure est exprimée également de manière indirecte, comme
pour mieux marquer la souffrance, le sentiment d’abandon et de révolte d’un enfant
aimé puis brusquement rejeté, ne comprenant pas cette séparation voulue par un
père qui pourtant semble être si fier de son fils.
(2)
(3)
«J’étais sa fierté.» (p. 12)
«C’était la première fois que le nom de Moulessehoul paraissait sur un quotidien.
Et il s’agissait de celui de son fils!» (p. 120)
Le déterminant possessif «sa» et le substantif «fils» en italique deviennent
le lieu discursif où se disputent deux voix, celle de l'instance citante qui l'intègre à
son discours mais qui s’en détache pour mieux expliciter la voix de l'instance citée,
un peu comme si l’auteur-narrateur n’adhère pas ou n’adhère plus à la relation
familiale.
Dans ces deux exemples, la figure d’ajout produit un effet de «gros plan»,
effet révélateur d’une appréciation qui à première vue devrait être positive, puisque
renforcée dans la première occurrence par le substantif «fierté» et dans la deuxième
par la modalité exclamative. Mais comme fait de discours, ces figures d’ajout
ponctuationnelles permettent au narrateur-personnage de se dégager de la
responsabilité d’une appartenance quelconque et de souligner que c’est le tiers qui
doit endosser cette responsabilité. L’emploi du possessif «sa» et du substantif
«fils» permet donc à l’auteur-narrateur d’exprimer une mise à distance à première
vue positive, puisque la possession et le lien familial expriment une sorte
d’exclusivité; et d’ailleurs, avant la séparation, l’enfant était également très fier de
son père:
(4)
«Il était le plus beau des hommes et me paraissait tellement grand que souvent je
le prenais pour Dieu…».
Mais en fait sous l’italique se cache un jugement négatif renforcé plus loin
dans le texte par cette phrase: «J’avais accepté son invitation pour ne pas l’offenser
275
devant Midas». Par l’emploi de l’italique, ces mots n’expriment pas une simple
relation d’interdépendance entre le père et le fils mais portent une valeur morale
qui laisse supposer que nous sommes devant une relation de supérieur à inférieur,
du père exerçant son autorité sur le fils qui sera totalement soumis. La figure
d’ajout ponctuationnelle fonctionne comme la marque d’un abus d’autorité de la
part du père et comme celle de la chosification du fils et génère une véritable
polysémie. Je voudrais rappeler ici que selon Kleiber la polysémie comprend «deux
traits interdépendants: une tendance à privilégier la continuité au détriment de la
discontinuité et le désir de promouvoir une sémantique dynamique, où le sens n’est
plus donné, mais se trouve construit dans ou émerge du contexte au fur et à mesure
du déroulement discursif.» (Kleiber 1999)
La relation père/enfant est définitivement rompue et ce sentiment de
rupture va d’ailleurs s’étendre à toute la famille. Très souvent, lorsqu’il fera
référence au lien familial, l’auteur-narrateur va utiliser la figure d’ajout
ponctuationnelle. Mais pourquoi mettre en italique ce qui dans la langue s’inscrit
parfaitement au niveau sémantique au processus d’attribution?
(5)
«J’étais de nouveau parmi les miens.» (p.55)
Le narrateur se dédoublerait-il en narrateur-personnage et en narrateurauteur? Pour le premier, le besoin d’appartenance à sa famille est si fort qu’il
utilise la formule consacrée «les miens», mais pour le second, le sentiment
d’appartenance à sa famille est détruit et l’emploi de l’italique fait perdre tout son
sens à la formule consacrée. Les occurrences des possessifs (déterminant ou
pronom) mis en italique et référant à la relation familiale sont nombreuses et toutes
porteuses d’un sentiment d’abandon:
(6)
«Cela faisait deux mois que nous languissions d’une silhouette chérie, et les nôtres
nous ignoraient.» (p. 45)
Par le biais de l’écriture, le narrateur-auteur arrivera tout de même à
renouer symboliquement avec le père. Le souvenir de la séparation réinstaure d’une
certaine façon la relation affective. L’enfant se souvient de la difficulté avec
laquelle son père s’est séparé de son fils:
(7)
«Je le devinais à deux doigts de faire demi-tour pour me ramener chez nous.» (p.
13)
Ce syntagme prépositionnel rétablit l’appartenance familiale, un lieu
familial marqué par la préposition «chez» et un lien familial marqué par le pronom
personnel «nous». Est-ce l’enfant ou l’adulte qui ne doute pas un instant de l’amour
paternel?:
276
(8)
«Il m’aimait. Il lui fallait absolument m’éloigner, s’habituer à mon absence.»
(p.64)
Est-ce ce besoin d’amour filial qui fera dire à notre auteur-narrateur:
(9)
«Je pense que je n’ai jamais réussi à lui en vouloir vraiment.» (p. 265)
La mise en italique de l’adverbe renvoie à une petite voix qui signale que
le désir de rancune et/ou de rejet a bel et bien existé, et que même s’il a pu être
extériorisé n’a en réalité jamais été totalement intériorisé. Ici, nous devons entendre
la voix de notre auteur-narrateur qui évoque l’Algérie de son enfance, un pays qui
ne semble pas pouvoir échapper à la violence et à la mort:
(10)
«Aujourd’hui, en pleine guerre intégriste, les anciens cadets s’en souviennent,
réalisent la prémonition de sa fin tragique puisque nombre d’entre nous, orphelins
de la guerre de la libération, seront tués, les uns assassinés sur les routes ou dans
les rues, les autres foudroyés dans les maquis infestés de lycanthropes, vouant
ainsi à l’ironie du sort leurs propres orphelins.» (p. 185)
J’aimerais m’arrêter quelques instants sur le syntagme mis en apposition et
en italique par notre auteur-narrateur: orphelins de la guerre de libération.
L’auteur-narrateur s’identifie définitivement à ses comparses: il était devenu
orphelin comme eux même si ses parents étaient bel et bien vivants7: ils n’existent
plus en tant que tel dans le cœur de notre narrateur. Cette mise en italique
condamne sans retour le père, et la sentence de l’auteur-narrateur est définitive:
abandonné par son père, il n’est pas comme un orphelin mais un véritable orphelin.
L’italique s’inscrit donc bien dans le système figural de notre auteur: nous
avons une mise à distance qui renvoie de façon récurrente au rejet d’un père qui ne
sera plus jamais un «papa», le narrateur-auteur est d’ailleurs très explicite à ce
sujet:
(11)
«À partir de ce jour-là, jamais – au grand jamais – je n’ai réussi à dire «papa» à
mon père.» (p. 50)
Le petit Mohamed est donc devenu orphelin de père et la relation avec sa
mère s’en trouve également affectée. L’auteur-narrateur se remémore une
maladresse de sa mère qui, et j’utilise ses propres termes, «devait avoir son
importance, sans cela elle ne serait pas gravée dans ma mémoire»8 . De retour chez
lui pour quelques jours de vacances, sa mère utilise malencontreusement le terme
«d’hôte» pour désigner son fils. Et ce dernier réagit immédiatement:
7
p. 38: «Je ne comprenais surtout pas pourquoi je devais vivre parmi des orphelins, moi qui
avais un père influent, une mère qui m’adorait et une famille nombreuse…», L’écrivain,
op. cit.
8
p. 55, op. cit.
277
(12)
«Notre hôte? Je n’avais pas apprécié cette déférence.» (p.56)
Bien sûr, la mise en italique du terme «hôte» renvoie au discours rapporté,
au mot prononcé par sa mère mais aussi et surtout à l’indignation que cela a suscité
chez l’enfant qui immédiatement se voit renvoyer au statut d’«étranger»,
indignation explicitement exprimée: «je n’avais pas apprécié cette déférence»,
parce qu’elle provoque une réaction immédiate: le sentiment de ne plus être le fils,
l’enfant chéri.
L'usage des italiques, pour exprimer un point de vue de deux instances
narratives, celui du narrateur-personnage et celui du narrateur-auteur, aboutit à une
sorte d'écart sémantique, un brouillage, dont la mise au point, possible grâce au
contexte, laisse une part définitive à la dérive du sens. «Les miens» ne sont plus ma
famille; «son fils» n’est plus le fils, etc.
L’enfant a finalement choisi son camp et s’est créé une nouvelle famille,
aussi douloureuse soit-elle:
(13)
«Brusquement, sans lui laisser le temps de me retenir, j’exécutai un pas en arrière,
portai ma main à ma tempe dans un salut impeccable, fis demi-tour et retournai
auprès de mes moniteurs, auprès de ma vraie famille… Mon cœur avait changé de
camp.» (p. 108)
La figure d’ajout ponctuationnelle fonctionne comme un véritable cri de
révolte d’un homme qui ne s’est jamais rebellé; un cri de révolte mais aussi et
surtout de souffrance. Le regard que porte l’auteur-narrateur sur ses années de
"déportation" est douloureux.
(14)
«Grand amateur de bandes dessinées avant ma déportation, je me mis à
collectionner les petits livres […].» (p. 98)
Je rappelle que la déportation est l'action de chasser quelqu'un, ou un
groupe de personnes, de son territoire ou de son pays (pour notre auteur, de sa
famille) en le maintenant en captivité ou non. Son père s´est donc débarrassé de lui,
le narrateur parle d’«enceinte pénitentiaire» pour dépeindre la caserne, il le
sentiment d´être traîné vers son destin «par les jambes, semblable aux agneaux
qu´on livre à l´abattoir».
(15)
«Après quatre années passées dans son enceinte pénitentiaire, à moisir et à
désespérer, j’étais certain de flancher pour de bon si je venais à redoubler mon
CM2.» (p. 116)
278
Cependant, ce lieu deviendra, et malgré lui peut-être, son nouveau
domicile et sa nouvelle famille où il se construira une nouvelle identité9.
3.2. La figure d’ajout ponctuationnelle ou la déconstruction/
reconstruction de l’identité de soi
Dans tout roman autobiographique, le personnage est dédoublé dans la
mesure où il est à la fois narrateur et personnage, un narrateur qui à son tour se
dédouble puisqu’il est un «je» présent qui se tourne vers son passé, qu’il fait
revivre par le biais de l’écriture. L'autobiographie, expression d’un moi, devient
très souvent chez l’auteur maghrébin, l'expression d'un moi social. L’Écrivain est
aussi le récit de tous ces jeunes gens, orphelins de la guerre d’indépendance, qui se
recréeront une famille au sein de l’école des cadets.
(16)
«C’était notre histoire qu’il racontait.» (p. 184)
Très vite, les enfants comprennent que l’amour que les adultes devraient
porter aux enfants n’existe pas, n’existent plus, que leur humanité est niée dans
cette école où le nom est remplacé par un matricule et où l’identité est apparentée à
un numéro:
(17)
(18)
«L’après-midi, on nous rassembla dans une courette, avec les nouvelles recrues ;
on porta nos nom et prénom sur un registre, on nous aligna par ordre de taille, les
petits devant, et on nous numérota.» (p. 33)
«Mon cousin fut baptisé matricule 122, moi 129.» (p. 34)
Mais loin d’être un réquisitoire contre l’institution militaire, le narrateur
évoque l’éveil de sa vocation d’écrivain. Son éducation à l’école des cadets lui a
apporté ses premières blessures et ses premières joies qui quelque part dans son
coin de solitude lui ont permis de ressentir et de recevoir comme un don sa
vocation d’écrivain:
(19)
«C’était cela le don du ciel : le verbe.» (p. 102)
Le jeune Mohamed voulait être poète mais son père avait l’ambition d’en
faire un militaire. A l’école des cadets, il ressentit très vite de la nostalgie du
village et de la ferme et surtout une impuissance devant l’arrogance des militaires.
Il se réfugie alors dans les livres, la lecture et l'écriture et commence à publier.
L'enfant va résister et trouver sa force dans la lecture et dans l'écriture. Très tôt, à
dix ans, il comprend qu'il est né pour écrire. L’écriture lui fera oublier le désespoir,
la haine et surtout celle qu’il porte à son père, la médiocrité, l’idée du suicide…
9
«Je suis un cadet, et l’institution militaire est ma famille. Je ne dis pas ça par hypocrisie.
C’est ce que je crois.», op. cit.
279
(20)
«Ma souffrance ne me terrassait pas; elle m’éveillait à moi-même, me faisait
prendre conscience de ma singularité; j’étais celui qui savait regarder, qui était
attentif à la douleur de ses camarades.» (p. 102)
Véritable opération productrice de sens, l’emploi de la figure d’ajout
ponctuationnelle suppose une structure de communication, impliquant une volonté
de coopération discursive. Or dans notre roman, cette dernière est perturbée par des
obstacles psychologiques; l’usage de ces figures permet en quelque sorte au «je
auteur-narrateur» de surmonter ces difficultés, de mieux se faire comprendre.
L’acte d’ajout peut être appréhendé comme un mouvement second et donc avoir la
consistance d’une figure. L’italique surdétermine les mots pour surmonter les
difficultés du langage affectif. Il participe d’une stratégie énonciative en
construisant un ethos discursif. Le je-auteur, même s’il est aussi le je-personnage,
n’efface pas pour autant son statut auctorial. Les souvenirs sont pénibles d’où une
difficulté de communication qu’il parvient à dépasser par un ajustement graphique,
marque d’un dédoublement de voix. Cette volonté de marquer pragmatiquement un
segment du discours contraint le lecteur à entendre un «certain sens».La figure
d’ajout ponctuationnelle acquiert un véritable rôle de fonction dialogique; elle
permet au «je-auteur-narrateur» de faire comprendre au lecteur comment il «faut»
comprendre ce segment. L’italique se substitue à un «je veux dire», à une consigne
d’interprétation, à une sorte de glose explicative. Cette «réinterprétation» renvoie
d’une certaine manière à l’hypothèse pragmatico-énonciative proposée pour la
paraphrase par Catherine Fuchs10.
L’emploi des figures d’ajouts est un élément remarquable dans l’écriture
de ce roman. Ce récit s’appuie sur le pacte autobiographique: être sincère, et mieux
encore dire la vérité, la sienne et peut-être celle d’autrui. Alors dans cette optique,
l’emploi des italiques est maïeutique: il s’agit de révéler une vérité.
4. En guise de conclusions
Nous voudrions pour conclure faire une petite remarque: notre analyse ne
prend sens que si l’on considère l’emploi des italiques comme figure d’ajout
relevant du style très particulier de Yasmina Khadr: alliance de poésie et de
dépouillement, son écriture juxtapose un style foisonnant d’images, quelque peu
baroque, et une expression d’une concision extrême. Il me semble que ces figures
d’ajout participent de cette économie de style, de cette concision qui parfois en dit
bien plus qu’une longue et belle phrase.
Bibliographie
Anscombre et Ducrot (1983), L’argumentation dans la langue, Bruxelles:
Mardaga.
10
[Fuchs 1982, Chapitre III]
280
Authier-Revuz Jacqueline / Lala Marie-Christine, (septembre 2002), Figures
d’ajout, phrase, texte, écriture, Paris: Presse Sorbonne Nouvelle.
Authier-Revuz, Jacqueline (1998), «Le guillemet, un signe de «langue écrite», à
part entière dans Defays & al. Biaso (de) P.-M. / Herschberg Pierrot / Neefs
(2002), «Ajout et genèse», in Figures d’ajout, phrase, texte, écriture, p. 29-48,
Paris: Presse Sorbonne Nouvelle.
Boucheron-Pétillon Suzanne (2002), «Roland Barthes ou l’écriture ramifiée:
formes et opération d’ajout dans le manuscrit du Plaisir du texte», in Langages
147: 70-84.
Defay J.-M. / Rosier L. / Tilkin F. (éd.) (1988), À qui appartient la ponctuation?,
Paris, Bruxelles: Éditions Duculot.
Ducrot, Oswald (1984), le Dire et le dit, Paris: Éditions du Seuil.
Dupriez, Bernard (1984 ), Gradus, Les procédés littéraires (dictionnaire), 10/18.
Fuchs, Catherine (1982), La paraphrase, Paris: PUF.
Khadra, Yasmina (2001 ), L’écrivain, une enfance algérienne, Paris: éd. Julliard.
Kleiber, Georges (1999), Problèmes de sémantique. La polysémie en questions,
Villeneuved’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, coll. «Sens et
structures ».
Murât M. / Cartier-Bresson B. (1987), «C’est-à-dire ou la reprise interprétative», in
Langue française «La reformulation du sens dans le discours» 73: 5-15.
Neveu, Franck (2000), «De la syntaxe à l’image textuelle Ponctuation et niveaux
d’analyse linguistique», La Licorne 52: 201-215.
281
282
DOSSIER
COMPTES RENDUS CRITIQUES
283
284
Houda BEN HAMADI MELAOUHIA, LA GRAMMAIRE DU
SILENCE,
Tunis, Centre de Publication Universitaire, 2014, 361 p.
Valentina RĂDULESCU
Université de Craïova, Roumanie
Houda Mélaouhia Ben Hamadi est docteur en linguistique. Enseignante de
syntaxe à l’Institut Supérieur des Langues de Tunis, elle s’intéresse à l’étude des
structures des langues. Son livre, La grammaire du silence, porte sur la
comparaison de deux systèmes de langues, à savoir le français et l’arabe, et ce à
travers le phénomène de l’ellipse modale.
Cette structure qui concerne les verbes pouvoir, vouloir, devoir et leurs
équivalents de l’arabe ‘isteTāca, ‘arāda, ŝā’a, yajibu, etc., connaît un regain
d’intérêt, étant liée aux domaines de la langue et du discours. Qui de nous ignore
ces expressions elliptiques qu’on rencontre, par exemple, dans les proverbes
comme dans «si l’on veut, on peut», ou dans les fameux slogans qui font
actuellement le tour du monde «aŝ-ŝacbu yurīd (le peuple veut)», «yes, we can (oui,
nous pouvons)», «podedimos (nous pouvons)», etc.?
L’intérêt de cet ouvrage réside dans le fait que l’auteure a mené une
réflexion sur deux notions qui, quoiqu’elles aient fait l’objet de plusieurs travaux,
n’ont pas été traitées ensemble. En effet, la modalité et l’ellipse n’ont pas cessé de
soulever des problèmes d’ordre conceptuel, mais rares sont les linguistes français et
arabes qui se sont intéressés au phénomène de l’ellipse modale.
«Sans a priori théorique», Houda Mélaouhia Ben Hamadi a essayé de
décrire les structures modales elliptiques dans les deux langues en mettant l’accent
sur trois axes. Dans la première partie qui concerne le statut des prédicats modaux,
elle pose le problème de l’auxiliarité, qui montre la spécificité de chaque langue.
Dans la seconde partie consacrée à l’étude de l’ellipse modale grammaticale, elle
s’appuie sur une approche syntaxique, afin de relever toutes les propriétés
formelles qui distinguent les structures elliptiques modales du français de celles de
l’arabe. Dans la troisième partie, elle recourt à l’approche énonciative, pour traiter
de l’ellipse modale situationnelle, dont les mécanismes des deux langues en
question ne sont pas aussi différents qu’on le pense. C’est dans cette perspective
que le silence, qui représente les éléments désaccentués, devient le corollaire de la
parole et participe à la construction du sens.
Cet ouvrage doté d’exemples variés, d’une riche documentation et d’un
index qui contient tous les mots-clés offre aux lecteurs non seulement un
développement de certaines théories linguistiques, mais également des outils
pratiques pour la démonstration.
285
Cecilia CONDEI, COMPOSANTS PRAGMATIQUES ET
TEXTUELS DU DISCOURS (NON)LITTÉRAIRE
Craiova, Éditions Universitaria, 2013, 202 p.
Houda MELAOUHIA BEN HAMADI
ISLT, Université de Carthage, Tunisie
Un livre qui touche à la littérature d’au-delà de l’Hexagone pose d’emblée
quelques problèmes. D’abord un problème de frontières: au-delà ne comporte pas
d’ambiguïtés de sens, géographiquement parlant, on est dans la Francophonie, mais
discursivement, on est un peu dans le vague: que retenir de tous les concepts sur
lesquels peut reposer l’analyse? Ensuite, comment faire pour mettre dans quelques
pages des réflexions sur une si grande quantité d’œuvres? Peut-on espérer, vu
l’impossibilité d’une approche exhaustive, d’en élucider au moins quelques points
précis? Et enfin, quelle grille de lecture peut être plus efficace, puisqu’un regard
thématique n’est pas trop opérant pour faire avancer le travail?... Thèmes
importants, thèmes moins importants, tout y est, l’effort ne vise qu’une
classification rigoureuse. Certes, utile, mais qui touche peu à la matière de l’œuvre.
Le livre de Cecilia Condei trouve la solution pour quelques interrogations
sur cette littérature catégorisée comme francophone: la perspective discursive
associée à l’approche textuelle: «la francophonie que nous touchons, affirme-t-elle,
est vraiment "périphérique" au sens géographique, l’adjectif "francophone"
fonctionnant comme démarcatif du français, ce qui permet de parler de littératures
francophones comme on le fait à propos de "cinéma français et francophone".» (p.
9) Ces «littératures francophones» (le pluriel s’impose, entre autres, comme
marque de la complexité) permettent à l’auteure du livre une réflexion en matière
d’analyse du discours qu’elles tiennent et qui les soutient, un regard «sur les
différents types d’interaction du/des texte(s) et du/des discours.» (p. 7). La finalité
est indiquée clairement: «le livre a le rôle de crayonner une problématique
incontournable déjà dans le milieu universitaire, soit-il préoccupé par la didactique
ou par la recherche: celle des études littéraires observées par un linguiste» (p. 11).
Et cela puisque «les œuvres de ces écrivains venus d’ailleurs, truffées d’implicite
ou de marques culturelles nécessitent de temps en temps de larges interventions
pour reconstituer leurs cadres énonciatifs, leurs univers discursifs, même cette
couche palimpsestique formée dans la langue d’origine.» (Idem.)
Cette étude de type monographique porte donc sur le discours littéraire des
écrivains qui n’ont pas le français comme première langue, situation qui permet
une distinction à l’intérieur de ce grand groupe: «les écrivains considérés sont soit
des immigrés (Dumitru Tsepeneag, Horia Vintila, Maria Mailat, Oana Orlea), soit
des amoureux de l’Hexagone qui décident s’y installer, comme Panaït Istrati, soit la
286
«deuxième génération», celle des Beurs, que nous touchons d’ailleurs très peu, et
qui ne font en aucun cas sujet d’analyse, mais uniquement de comparaison ou de
mention, soit, enfin, ceux appartenant à la littérature française de l’Hexagone, mais
qui sont rarement mentionnés dans ce livre.» (p. 5) Pour ce qui est du discours non
littéraire, l’étude se fixe «sur le discours du Petit Robert, Littré, Le Trésor de la
Langue française et le Dictionnaire de l’Académie et sur celui de vulgarisation
scientifique, Didier van Cauwelaert. Une place importante occupe le discours
scientifique inséré dans le discours littéraire, sous forme d’îlot ou de séquences
plus ou moins grandes.» (p. 10)
L’organisation du contenu est simple: une Introduction facilitant l’entrée,
un Cadrage théorique qui tisse la perspective générale et fixe les repères de
l’analyse comme un engrenage basé sur les composants pragmatiques et textuels
distinguables au niveau discursif. Ensuite, Les paramètres discursifs fixent les
points de repère de cette analyse: énonciation, ancrage énonciatif, énoncé,
embrayeurs, actes de langage, éthos, garant, scène, scénographie, co(n)texte. Les
deux parties qui suivent sont le résultat de cette grille appliquée surtout au discours
littéraire, mais aussi à quelques formes de discours (non)littéraire.
Pour ce qui est de l’organisation des faits retenus et discutés, l’auteur
affirme que «Le souci de ne pas tomber en dysharmonie est la raison pour laquelle
deux orientations ont été privilégiées dans la présente étude: l’une pragmatique,
liée à l’énonciation littéraire comme acte de lecture (idée empruntée à Dominique
Maingueneau), aux lois du discours, à l’éthos et l’autre, textuelle, visant
l’organisation textuelle sous le poids de la subjectivité. Sous cette forme, notre
propos est plus cohérent» (p. 12).
Le corpus des œuvres des écrivains venus d’ailleurs occasionne d’abord
l’étude du fonctionnement des rituels d’interaction et des lois du discours. Les
rituels imposent, entre autres, certaines stratégies de ménagement de la face du
lecteur, là où le texte français est truffé de mots étrangers (donc supposés inconnus
au grand public de lecteurs). L’écrivain est alors obligé à «valoriser l’autrui pour se
valoriser soi-même» (p. 53). Le procédé concerne l’implicite et la déduction: le
lecteur français est adroitement conduit pour lui laisser l’impression que le
décodage des mots étrangers non traduits n’est ni impossible ni difficile. Ainsi, le
traitement des séquences dialogales contenant de gros mots appartenant à la langue
d’origine et mis tels quels dans le texte français dévoile une opération d’auto
dévalorisation. Cecilia Condei distingue un effet inverse, de valorisation, comme le
résultat de l’utilisation de diverses formes d’échanges réparateurs. Panaït Istrati les
utilise pour la valorisation de son peuple, Malika Mokeddem pour argumenter une
prise de position contre le statut de la femme dans les cultures encore dominées par
l’homme, Dai Sijie pour compléter le portrait d’un sinologue célèbre. La présence
des mots vexants menace l’harmonie du discours. Les évènements offenseurs
nécessitent une séparation qui, des fois, est une histoire plus qu’une séquence
dialogale.
287
La spécificité du discours littéraire occasionne à l’auteure l’étude du
rapport entre l’œuvre et son contexte, entre l’énonciation de l’œuvre et la situation
de son auteur. Les analystes du discours, notamment Dominique Maingueneau,
voient dans cet aspect la manifestation de la paratopicité. Cecilia Condei l’analyse,
soulignant des formes spécifiques suggérées par le discours des écrivains venus
d’ailleurs. L’éthos et son garant opèrent de multiples délégations, comme chez
Malika Oufkir et Michèle Fitoussi (La Prisonnière) et permettent des
catégorisations. Les écrivains venus d’ailleurs portent dans leurs écrits des
composants du patrimoine culturel d’origine. Cecilia Condei ne retient que
«l’évocation des personnalités célèbres, des institutions consacrées au domaine
culturel et le rapport entre la première langue et celle d’adoption» (p. 123) sous
formes linguistiques diverses: gloses, insertion des récits dans le récit, ou des
histoires sur l’Autre, des schémas narratifs, tout cela lui permet une conclusion sur
le œuvres de ces auteurs: «Les composants de la culture anthropologique
s’enrichissent avec des éléments de la culture acquise, la culture du pays
d’adoption, dont la connaissance profonde se réalise par de multiples voix, surtout
celle de l’instruction.» (p. 134)
L’architectonique textuelle, la 2e partie de l’ouvrage s’oriente plutôt vers le
texte et ses découpages, dont l’unité textuelle en est un. «La (dé)construction
discursive et textuelle dans le processus de traduction» met en évidence les
différences entre la traduction de l’œuvre personnelle et autres types, Cecilia
Condei insistant sur «la dimension de l’échange interactif» (p. 137) L’étude des
blocs textuels du point de vue de leur construction dans deux textes en français et
en roumain met en évidence «l’hétérogénéité montrée» (concept emprunté à J.
Authier-Revuz) et permet de dégager une opération de «mise à distance à l’aide des
outils typographiques, les guillemets, par exemple, ou les caractères italiques» (p.
145)
«La mobilité des mots» complète l’analyse avec un aspect intéressant:
l’insertion du vocabulaire de spécialité dans le discours littéraire.
Insistant sur les phénomènes discursifs, l’auteure assume les possibles
objections sur l’insertion d’un linguiste dans le monde des littéraires, mais croit
que la résistance face à ce genre d’analyse a beaucoup diminué les dernières années
et que ce type de discours, celui des écrivains venus d’ailleurs est un champ encore
grand ouvert de travail.
288
Jean-Paul DUFIET (éd.), L’OBJET D’ART ET DE
CULTURE À LA LUMIÈRE DE SES MÉDIATIONS,
Labirinti, no 154/2014, Università degli Studi di Trento,
Dipartimento di Lettere e Filosofia, 216 p.
Cecilia CONDEI
Université de Craïova, Roumanie
L’objet d’art et de culture tient un discours sur soi, sur son univers et se
présente au Monde en tant que médiateur culturel d’une manière totalement
différente de celle des autres types de discours. Une manière qui nous concerne (en
tant que destinataires) et le concerne (en tant qu’objet d’art-énonciateur). Partir
d’une telle prémisse la démonstration s’enchaîne en toute cohérence et convainc
sans effort. C’est le cas du volume Labirinti, no 154, coordonné par Jean-Paul
Dufiet (Université de Trento) dont le thème est celui précisé dans le titre: «L’objet
d’art et de culture à la lumière de ses médiations».
«La problématique du volume» – présentation signée par le coordonnateur
pose d’emblée en discussion les objets d’art et de culture et la forme concrète de
mise en contact avec le public: la visite. La complexité de cette forme ne vient pas
uniquement de ses multiples facettes mais surtout de sa position: générée et
soutenue (au sens propre du terme) par le discours, la visite génère et perpétue les
objets d’art et de culture en leur assurant la visibilité. Cette idée renvoie
directement à la présentation de Jean-Paul Dufiet qui souligne deux «phénomènes
– l’offre de visite et la nature des objets» (p. 7); phénomènes qui «dépendent du
vaste mouvement de patrimonialisation qui parcourt toutes les sociétés
européennes» (Idem). À la base de ce mouvement se place donc la visite. Les
discours qu’elle occasionne attirent les visiteurs; leur présence permet aux
monuments, musées, expositions d’exister et de créer des discours lors de leur
contact avec le public.
Le phénomène de la médiation culturelle étant complexe, les huit
contributions de ce volume témoignent en même temps de cette complexité mais
aussi d’une cohérence assurée par la perspective générale de recherche: l’analyse
du discours et des textes. Les contributions tournent autour des questions de
recherche visant le discours de médiation, le cadre communicatif ou participatif, les
stratégies discursives convoquées, les modalités pragmatiques, en somme, autours
des objets et des discours que les objets génèrent et autour des acteurs qui se les
revendiquent.
Les corpus de recherche sont divers, les formes écrites étant, certes,
privilégiées, mais l’oral n’est pas délaissé, non plus. Un point fort se dégage d’un
289
premier regard jeté sur la table des matières: l’authenticité des médiations
considérées et leurs moyens linguistiques variés d’existence: français, italien,
anglais. À partir de ce constat, le poids de l’interculturel est incontestable.
La diversité évoquée se reflète d’abord dans les trois périodes de
l’actualisation médiatique identifiées par J.-P. Dufiet: «avant, pendant, après
l’exposition» (p. 10). Ces périodes soutiennent la diversité des discours qui leur
sont associés.
Michèle Gellereau, par exemple, insiste sur les modes d’énonciation
suscités par l’acte d’exposer. Mariagrazia Margarito – sur les textes
expographiques dont les discours support imprègnent le visiteur lors d’une visite
virtuelle, le captent et l’introduisent dans le monde de valeurs émotionnelles.
Si Véronique Traverso s’arrête aux discours produits lors d’une visite
guidée, c’est pour se focaliser sur le guide et ses commentaires à propos de l’objet
dont il relève ainsi, encore plus, la visibilité. Celle-ci est fortement liée au statut de
l’objet: mobil ou statique.
Pour Eliza Ravazzolo, les jardins ethnobotaniques – espaces de mémoire,
devenus sujets de visites guidées, permettent la distinction d’un type de «relation
privilégiée avec l’espace muséal […] les guides se considèrent en effet comme les
représentantes du lieu qu’elles font visiter […] puisqu’elles ont contribué, entre
autres, à l’organisation et à la conception des jardins qu’elles présentent» (p. 87).
La conséquence est le traitement discursif spécifique de l’objet naturel, les plantes.
La perspective traductive soutient l’étude d’Alberto Bramati qui se
concentre sur les fiches signalétiques de Chardin. Il pittore del silenzio (Palazzo
dei Diamanti di Ferrara). Vue d’abord comme un texte à vocation typologique, une
fiche signalétique est décrite à partir de ses six composants (p. 111) pour faire
place ensuite à la l’analyse contrastive et aux commentaires concernant la
traduction des fiches en italien.
Dans une même perspective contrastive, l’analyse des représentations de
l’objet d’art véhiculées par le site Internet tourne autour de la question sur
l’original et la copie et se focalise sur un corpus de «représentations verbales» –
les textes expographiques des musées fonctionnant en trois langues, français,
italien et anglais: Museo d’Arte moderna et contemporanea di Trento et Rovereto,
Le Musée des Beaux-Arts de Rennes et Museum of Fine Arts of Houston. Gerardo
Acerenza, qui signe cette contribution, s’explique: «Contestualmente,
verificheremo se i siti web dei musei offrono anche documenti et risorse utili a una
migliore comprensione e spettacolarizzazione dell’opera d’arte» (p. 160).
L’analyse de contenu basée sur la mise en parallèle des formes scripturales
et des formes discursives orales comme c’est le cas de la contribution de Françoise
Favart distingue des éléments de généricité.
Enfin, l’article de Jean-Paul Dufiet, qui clôt le volume, «L’objet d’art dans
le discours de l’audioguide» pose le problème de médiation à partir du «point de
vue du visiteur» (p. 180), notion dont le sens est affiné dès le début: «Précisons
pour l’instant que le discours de médiation, bien évidemment, ne se réduit jamais à
290
ce point de vue du visiteur; mais au plan pragmatique, un dispositif de
communication réalise une fonction de médiation non pas parce qu’il parle de l’art
(du tableau) à un destinataire, mais parce qu’il intègre de quelque manière, – il en
existe plusieurs –, le point de vue de ce destinataire-visiteur face au tableau» (Idem,
italiques dans le texte). L’auteur procède à l’analyse des discours impliqués dans la
médiation: le «discours dans le tableau» et «le discours sur le tableau» (Idem.
Ibidem. italiques dans le texte). Le corpus d’audioguides qui forme le support de la
recherche montre les différences notables entre le cadre et le dispositif
communicationnels de l’audioguide et les mêmes éléments rapportés à la visite
sans audioguide, par exemple les positionnements du destinataire et les valeurs de
l’énonciation. Des caractéristiques distinguables existent dans les marques
discursives et sémiolinguistiques des fichiers qui composent ces audioguides, ainsi
que dans les formes dialogiques.
Les types de recherche et les méthodes sont tout aussi variés que les
modalités de travail. Michèle Gellereau utilise la recherche-action et met en
«lumière le fait que l’acte d’exposer et de produire une médiation de l’objet de
collection résulte de processus complexes de construction de connaissances et de
travail sur l’objet dont le public n’a pas conscience» (p. 15). Mariagrazia Margarito
se sert «d’outils méthodologiques venant de l’analyse du discours de la
sociolinguistique, des sciences sociales» (p. 31). La linguistique textuelle prend
contour pour une partie de la contribution d’Eliza Ravazzolo, notamment l’étude
des types de textes (p. 95-97), pourtant, l’étude des interactions est privilégiée dans
l’ensemble de son texte.
Deux questions de recherche de Gerardo Acerenza esquissent le parcours
de recherche et suggèrent les méthodes convoquées: «quando visitiamo il sito web
di un museo, les impressioni e le emozioni che proviamo sono equivalenti a quelle
che viviamo durante una visita al museo vero e proprio? I testi ‘expographiques’
che affiancano les riproduzioni digitali sui siti web somigliano ai testi presenti nei
mesei reali, o sono concepiti solo per utilizzo su Internet?» (p. 161). Le parcours
textuel est focalisé sur les textes expographiques, leurs fonctions et leur
fonctionnement et sur les différences entre la visite réelle et la visite virtuelle d’un
musée.
L’impossibilité d’une séparation totale entre le discours et le texte qui le
soutient est le fondement de l’analyse de Jean-Paul Dufiet, «L’objet d’art dans le
discours de l’audioguide». Selon l’auteur, grâce aux fichiers des audioguides, le
discours ouvrent deux sens pour «voir»: «voir mieux» et «voir plus» (p. 202).
Ce numéro de la publication Labirinti (no 154/2014) approfondit de par sa
problématique de recherche, sa méthodologie et les parcours proposés l’analyse de
la communication culturelle, plus précisément la diffusion du patrimoine artistique.
291
Mariana PITAR, TEXTUL INJONCTIV. REPERE
TEORETICE,
Timişoara, Editura Excelsior Art, 2014, 231 p.
Daniela DINCĂ
Université de Craïova, Roumanie
Nous voulons signaler dans ces pages l’apparition de la deuxième édition
d’un ouvrage qui s’inscrit dans la recherche doctorale que Mariana Pitar a menée
dans le domaine de la linguistique textuelle, plus précisément l’analyse du texte
injonctif. Le public auquel s’adresse le livre est formé de spécialistes, mais aussi de
jeunes chercheurs qui bénéficient ainsi d’une étude détaillée et rigoureusement
construite autour d’un sujet assez marginalisé dans la linguistique textuelle.
En fait, cet ouvrage est né de la volonté de l’auteur de définir le texte
injonctif qui, par rapport à la typologie classique de Werlich (Typologie der texte,
Heidelberg, 1975), avait été le moins étudié et, en outre, avait un statut controversé,
même si les recettes de cuisine et les modes d’emploi avaient été reconnus par tous
les linguistes en vertu de leur ancienneté et de leur fréquence d’emploi. Touchant
ainsi à un problème controversé de la typologie textuelle, l’auteur nous explique
que la marginalisation du texte injonctif est due généralement à trois facteurs:
l’absence de critères communs de classification, la confusion permanente entre
texte et discours et l’hétérogénéité des textes analysés.
Par rapport à la première édition qui a appliqué un modèle d’analyse
classique reposant sur trois perspectives (macrostructurale, sémantique et
pragmatique), cette édition repose sur un modèle d’analyse visant à mieux refléter
l’appartenance catégorielle des principaux concepts opérationnels, plus
précisément un modèle à trois niveaux: le niveau de profondeur (macrostructure
textuelle, superstructure textuelle), le niveau contextuel (cadre référentiel, locuteur,
interlocuteur, langage spécifique) et le niveau de la surface textuelle. C’est
pourquoi le livre s’individualise par sa tentative de proposer l’analyse du texte
injonctif dans une approche interdisciplinaire située à la frontière entre la
grammaire textuelle et la sémantique cognitive.
Le livre est structuré en quatre chapitres suivis de Conclusions, Annexes et
Bibliographie, le texte injonctif étant présenté dans une perspective diachronique
(l’évolution de la grammaire textuelle à partir de la pragmatique, de la
sociolinguistique et de la psycholinguistique textuelle jusqu’aux sciences
cognitives), conceptuelle (les concepts de texte, textualité, cohérence) et
typologique (la place du texte injonctif dans les typologies existantes).
292
Dans le Chapitre I, l’auteur fait une incursion dans la linguistique textuelle
avec tout ce qui la définit: repères historiques, concepts opérationnels, approche
didactique et influence des sciences cognitives sur son développement. Le Chapitre
II s’enchaîne avec la typologie textuelle (texte narratif, descriptif, argumentatif,
explicatif, informatif, injonctif) et, dans le Chapitre III, l’auteur nous propose un
modèle d’analyse du texte injonctif.
Mais c’est le Chapitre IV qui met en exergue les caractéristiques du texte
injonctif (Depuis le modèle théorique à la réalisation textuelle) dans les principaux
genres analysés (recette de cuisine, modes d’emploi, guides touristiques, règles de
jeu) aux niveaux de la macrostructure et de la surface textuelles. Dans ce chapitre,
l’auteur porte un regard attentif sur les marques linguistiques des valeurs modales
du texte injonctif, qui sont variables en fonction du genre de texte, mais aussi en
fonction d’autres facteurs linguistiques, en proposant un modèle théorique original
pour un type de texte qui n’a plus été analysé à une telle échelle. Ce qui
individualise ce type de texte, selon Mariana Pitar, est le fait que «le texte injonctif
fonctionne comme un véhicule entre deux actions, étant constitué d’un cumul de
langages sémiotiques» (p. 15).
Bien que la classification des textes continue d'être un aspect controversé
pour la linguistique textuelle de nos jours, le livre de Mariana Pitar réussit à définir
un modèle théorique du texte injonctif en vue de sa validation comme type de
texte. En outre, la nouveauté de cet ouvrage réside dans sa démarche de justifier la
dénomination de texte injonctif par une approche déductive (la construction d’un
modèle abstrait reposant sur ce qui est spécifique à chaque genre) et inductive (la
tentative d’analyser la manière de se refléter dans chaque genre) pour un type de
texte qui occupe sa place dans la typologie textuelle, car il s’agit d’un texte bien
défini, avec des traits spécifiques et une structure stable, claire et canonique.
293
DES MOTS AUX ACTES NO 5. LA RHÉTORIQUE À
L’ÉPREUVE DE LA TRADUCTION, Revue SEPTET
(Société d’Études des Pratiques et Théories en Traduction),
Perros-Guirec, Éditions Anagrammes, 2013, ISSN 1962-4220.
Anda RĂDULESCU
Université de Craïova, Roumanie
Le dernier numéro de la Revue SEPTET, paru sous la direction de Camille
Fort et de Florence Lautel-Ribstein, regroupe 25 communications présentées au
colloque international Rhétorique et traduction, organisé les 26 et 27 janvier 2012
à l’Université d’Orléans (France). C’est une issue dédiée à la mémoire de Pierre
Cadiot, dont l’article Considérations sur la rhétorique dans son rapport à la
traduction ouvre le volume.
Les trois volets de la revue: Questions de rhétorique et approches critiques
en traduction, Du flou rhétorique à l’hyperbole en traduction: du Man.yôshû à
l’âge classique et De la traduction des conventions rhétoriques au XIXe siècle à
celle des figures de la littérature contemporaine, de même que l’article de clôture
de Anne-Marie Houdebine, Une mosaïque théorique et pratique de la traduction:
Traduire de Nurith Aviv, offrent un vaste panorama analytique et critique,
pluridisciplinaire (littérature, peinture, film), de la relation étroite entre deux
disciplines qui vont de pair et s’épaulent l’une l’autre: la rhétorique et la traduction.
Car, comme le montre Camille Fort (2013: 13) dans l’Avant-propos «si l’on ne
peut envisager de rendre compte d’un texte sans retracer ses enjeux rhétoriques,
partie prenante de l’horizon traductif, la rhétorique – philosophique, littéraire,
poétique – a souvent cherché ses figures dans le texte étranger: l’imitation des
anciens était un passage obligé».
Le point de vue diachronique sur le mariage de la rhétorique et de la
traduction, les analyses fines faites sur des œuvres appartenant à des espaces
culturels différents (français, italien, espagnol, anglais, hongrois, polonais,
roumain, russe, japonais, coréen, saint-lucien, mozambicain, arabe, israélien) et
appartenant à des genres différents (romans, poésies, fables, fabliaux, contes, film)
ouvrent aux lecteurs des perspectives inédites sur ces deux disciplines qui se sont
influencées réciproquement.
Les responsables du volume respectent les trois volets des Actes, qui
regroupent un nombre quasi égaux de communications (8-9-7 + l’article de
synthèse d’Anne-Marie Houdebine), alors que nous les présenterons en fonction
des thèmes traités, pour mettre en évidence d’abord l’intérêt commun de certains
chercheurs pour ce sujet si généreux et ensuite leurs points de vue
294
interdisciplinaires, qui viennent compléter ces études synchroniques et
diachroniques.
Ainsi, certains portent sur le côté conceptuel de la rhétorique. Elle est
envisagée comme moyen de persuader l’autrui, de tirer profit d’une situation
quelconque, et alors elle s’empreint de «couleurs philosophiques», comme dans la
vision pragmatique offerte par l’article de Pierre Cadiot, pour lequel la rhétorique
devient un «domaine de la transposition».
Pour Christelle Durieux, Romain Brixtel et Gaël Lejeune la rhétorique
devient un point sensible, étant donné que dans l’analyse traditionnelle du TAL
(Traitement Automatique des Langues) on ne prend en considération que la
morphologie, la syntaxe et la sémantique. Ils se demandent comment on pourrait
faire pour l’introduire également parmi les paramètres à discuter lors d’une analyse
textuelle, leur conclusion étant que le TAL doit «se mettre à l’écoute de la
traduction». Pour une «science humaine du traduire» plaide aussi Sung-Gi Jon, qui,
dans le sillage de Crosswhite, propose un projet éthique pour améliorer la situation
des sciences humaines touchées par la crise attribuée à la médiocrité de la culture
traductologique. C’est la raison pour laquelle elle privilégie l’argumentation
comme recherche, non seulement comme persuasion. Elle estime que la
négociation, la réconciliation et l’harmonisation dans l’esprit d’une «rhétorique
ondulatoire» pourraient constituer les bases d’une nouvelle Wissenschaft.
Frank Barbin part de l’idée que la traductologie n’est pas seulement un
logos; elle est en égale mesure un acte intellectuel et créatif, qui présuppose toute
une rhétorique et une poétique. C’est pourquoi dans son article Traduire l’art du
conteur: une autre forme de rhétorique il établit une analogie entre conteur, orateur
et traducteur. Car à l’instar «du conteur et de l’orateur, qui servent d’intermédiaire
entre la tradition orale et leur auditoire, le traducteur sert de relais entre la tradition
écrite et le lecteur» (2013: 413). Même si leur cheminement mental est similaire,
les moyens qu’ils utilisent pour transmettre le message est différent (mots, voix,
gestes, silences). La difficulté du traducteur réside notamment dans le choix du
procédé approprié pour rendre à l’écrit les éléments extralinguistiques, afin de
restituer au lecteur l’émotion ressentie par le spectateur. Ineke Wallaert s’intéresse
à la logologie du métalangage employé en traductologie. Son avis est que l’étude
stylistique «vise à mettre en évidence les idées et les perceptions qui ont sous-tendu
et sous-tendent les terminologies du style et, si possible, à rendre compte de leur
implications pour la perception de l’activité traduisante et du traducteur en tant
qu’agent du style» (2013: 106). L’article de Zsófia Várkonyi propose un examen
de l’exploitation des potentialités rhétoriques de la signification des mots en
analysant de près un discours de Daniel Cohn-Bendit, sous-titré en anglais et en
hongrois. Ayant comme point de départ les concepts de rhétorique intégrée
d’Anscombre et Ducrot (1983) et des points de vue (Raccah 2002a), elle inventorie
les caractéristiques sémantico-rhétoriques des mots équilibre et information en
illustrant ses idées par l’usage qu’en fait le politicien.
295
Charlotte Schapira est préoccupée par la problématique de la stéréotypie
culturelle et par les différences d’ordre grammatical, qui imposent un certain genre
grammatical pour les animaux des fables de La Fontaine traduites en d’autres
langues (italien, roumain, anglais). Elle démontre comment la masculinisation de la
cigale dans certaines langues, dont le roumain et l’hébreux, introduit une tension
sexuelle entre cet insecte et la fourmi, en réinstauration ainsi une nouvelle doxa,
avec réinterprétation du texte, imposée par l’existence de leurs sexes opposés. Elle
permet d’y greffer, «sur la stéréotypie doxale de base, un second stéréotype: les
défauts imputés aux hommes et aux femmes par la doxa (2013: 321). La morale est
bouleversée: à l’insouciance sympathique de l’homme-cigale la fable oppose le
manque de générosité de la fourmi-femme.
Dans la même sphère de la poétique, Florence Lautel-Ribstein analyse le
détournement des codes linguistiques vers la parodie dans la traduction du poème
The Platonick Lady du comte de Rochester. Pour l’auteure, le poète est entraîné
vers une «réévaluation indirecte de la véritable nature de la rhétorique des origines
où elle était conçue comme inséparable de la poésie» (2013: 325).
Une place à part est réservée aux figures de style: métaphore, ellipse,
enflure, hyperbole, répétition.
La métaphore est envisagée comme procédé de prédilection par lequel le
sujet énonciateur construit et projette le monde (article de Magdalena Nowotona),
comme «saillance cognitive» de la vie quotidienne, comme possibilité d’être
transférée dans d’autres langues avec changement de l’image pour conserver l’élan
métaphorique (article d’Yvon Keromnes et Bassam Baraké), ou comme «couture
faite à même l’étoffe du langage» (article de Julie Brock).
La rhétorique de l’ellipse et de l’enflure dans les textes jugés trop violents
pour l’enfant, l’ajout de digressions moralisatrices qui diluent parfois l’ironie des
contes de Charles Perrault, la subjectivité du traducteur manifestée dans le
glissement vers l’oralité constituent autant de sujets de recherche pour Muguraş
Constantinescu. Elle se penche sur la traduction des contes français en roumain, sur
«l’impulsion rhétorique» du traducteur de conte, sur les enjeux de l’alliance entre
rhétorique et traductions, apparemment provisoire et éphémère, mais assez tenace
en fait. Catia Nannoni examine également le rôle de l’hyperbole dans la traduction
des Liaisons dangereuses en italien. Le traducteur du roman, Fernando Palazzi,
procède à une réécriture créative où l’on ressent profondément son style personnel
qui travaille l’original sur des bases rhétoriques différentes. Le texte traduit passe
de la réticence et de l’atténuation oratoire à l’excès et l’emphase, ce qui amène
Catia Nannoni à considérer que le principe organisateur qui guide cette traduction
est fondé sur un mécanisme hyperbolique.
Les modulations métonymiques et métaphoriques dans les traductions
italiennes de La poétique de l’espace de Gaston Bachelard constituent un thème
intéressant sur lequel Annafrancesca Naccarato se penche pour étudier les effets de
sens obtenus dans le transfert du français en italien. Elle estime que l’examen du
degré et des critères de reproduction d’une pensée spécifique dans une autre langue
296
«qui réunit en une dialectique féconde le concept et l’image, se change non
seulement en un instrument d’analyse des stratégies qui sous-tendent la pratique
théorique de la traduction, mais aussi et surtout en une voie privilégiée pour
approfondir la connaissance du texte de départ et des signifiés profonds qu’il
recèle» (2013: 435).
Alberto Bramati part de l’affirmation de Milan Kundera pour qui la
répétition d’un mot peut avoir soit une fonction sémantique, soit une fonction
mélodique. C’est pourquoi le traducteur doit la respecter lorsqu’il passe d’une
langue à l’autre, sauf contraintes d’ordre lexical, grammatical ou stylistique de la
langue cible. En ce sens, il illustre les conflits lexicaux, grammaticaux et
stylistiques entre les deux codes en présence – français et italien, par des fragments
extraits du roman Apprendre à finir de Laurent Mauvignier, où la répétition joue un
rôle essentiel.
Le retour vers les textes du Moyen Âge et de la Renaissance et de leur
traduction en français met en exergue différents aspects de la traduction: la capacité
de la rhétorique à créer un style nouveau basé sur la langue vernaculaire et ses
possibilités d’expression (ex. l’article de Giacomo Giacomazzi sur la traduction du
Roman de Tristan de Thomas d’Angleterre), les traductions modernes de la
chantefable Aucassin et Nicolette, dont certaines prennent la liberté de modifier le
texte original, de le «standardiser» en enlevant les épisodes absurdes, en modifiant
et en modernisant ainsi le message du texte naïf et plate du Moyen Age (article de
Hilla Karas). On y met en valeur l’essor de la traduction du latin et du grec sous
l’influence de la redécouverte des Anciens pendant la Renaissance, la
reconsidération de l’activité intellectuelle, l’évolution des procédés traductifs, en
fonction des exigences du nouveaux lectorat et des conditions de production du
livre (article de Charles Le Blanc).
Sebastián García Barrera montre comment la traduction de l’Amadis de
Gaule par Herberay des Essarts, véritable appropriation de l’original castillan,
dévoile non seulement la rivalité politique et culturelle franco-espagnole au XVIe
siècle, mais aussi le conflit entre les normes traductives en faveur de la fidélité et
celles, rhétoriques, de la bienséance. Camille Fort (2013: 17) souligne à juste titre
que «Ce qui pourrait apparaître comme liberté ou série d’écarts est toutefois,
paradoxalement, ce qui permet au traducteur de conserver et de mettre en relief la
fonction "exemplarisante" du discours littéraire premier».
D’autres articles portent sur les conventions rhétoriques des traductions de
la littérature du XIXe et du XXe siècles. Claire Davison-Pégon se focalise sur les
différentes traductions en anglais et en français des chapitres expurgés des Démons
de Dostoïevski, publiés en 1922, et communément appelés «de Stavroguine», pour
mettre en relief la manière dont la traduction sert les stratégies éditoriales, «ainsi
que la façon dont les choix traductifs éclairent une vision idéologique et rhétorique
du roman, phénomène appuyé par le fait que le récit pointe la gravité de la
transgression du style bien avant la transgression morale» (2013: 366). Adriana
Orlandi s’arrête sur un autre type de déviation, qu’elle appelle la «déformation
297
abstractive», c’est-à-dire la mise en avant de l’abstrait au détriment du concret, trait
stylistique dominant dans les traductions italiennes des Frères Zemganno
d’Edmond de Goncourt. Elle remarque que ce procédé devient un système courant
chez les écrivains impressionnistes et que ces structures abstractives créent de
nombreux problèmes aux traducteurs italiens.
En se servant de la déconstruction et de la reconstruction de la rhétorique
du poète saint-lucien de langue anglaise Derek Walcott, Marie-Annick Montout
procède à une analyse du poème En Mi-Carême, où elle pose comme principe
directeur l’idée qu’association et sonorité doivent se trouver au cœur de la
traduction de ce poète. L’article de Guilhermina Jorge pose le problème des motsvalises, éléments construits et créatifs, extraits de deux œuvres de l’écrivain
mozambicain Mia Couto et de leurs traductions en français. Comme le remarque
Camille Fort, l’étude des diverses stratégies combinatoires utilisées pour restituer
le sens en français va de l’effacement jusqu’au déploiement syntaxique et
constitue, plus qu’un travail ludique, une véritable réflexion sur le processus de
création.
Le dernier article, celui d’Anne-Marie Houdebine, porte sur le mythe de la
Septante et sur son message, que chacun entend et comprend, quelle que soit la
langue parlée. L’auteure y analyse la mise en scène en images et en récit du film
Traduire de Nurith Aviv et les paroles des dix traducteurs interviewés. Ce film est
le dernier d’une trilogie (D’une langue à l’autre, Langue Sacrée, langue parlée,
Traduire) qui a pour héros «la langue, l’entre langues, et est constitué d’interviews
de locuteurs ou locutrices parlant dans leur langue d’autres langues, avec en voix
off des citations orales, d’autres écrites sur l’écran, alternant avec les images en
paysages, de fenêtres, de personnes interviewées» (2013: 518-519). Chacun d’eux
s’exprime dans sa langue et «décrit sa pratique de la traduction qui conduit à
"forcer" la langue d’arrivée pour la pénétrer des apports de l’autre» (2013: 516).
Cette riche mosaïque de la traduction est une sorte de «point d’orgue des actes» (cf.
Camille Fort, 2013 :21)
Deux façons de lire la revue, en séquence, selon l’ordre choisi par les
éditeurs, ou bien selon l’ordre proposé dans ce compte rendu: chaque article
complète et enrichit les autres, ouvrant aux lecteurs des pistes intéressantes
d’analyse des enjeux rhétoriques et des mécanismes traductifs déclenchés par l’acte
de traduction.
298
PROTOCOLE DE RÉDACTION
Analele Universităţii din Craiova
(Annales de l’Université de Craïova
Annals of the University of Craiova)
Seria Ştiinţe filologice
Langues et littératures romanes
Les articles seront envoyés à l’adresse: [email protected]
Les auteurs sont priés de respecter les consignes suivantes:
1. Dimension de l’article: 3500 – 6000 mots (à part la bibliographie et les
résumés)
Format: doc. ou docx.
Police: Times New Roman (TNR) 11 pour le corps de l’article, 10 pour les
exemples et les citations
Style: NORMAL
Mise en page: custom size, 17/24 cm (File, Page setup, Paper size: custom size)
Marges: 2 cm (bas, haut, gauche, droite)
Interligne: simple
Spacing: gauche: 0 cm, droite: 0 com (Format, Paragraph, spacing)
Alignement: 1,27 cm (Format, Paragraph, First ligne: 1,27 cm)
2. Titre, nom de l’auteur
Titre: Times New Roman 14, en gras, majuscules, centré
Prénom, nom et affiliation des auteurs: Times New Roman 12, en gras, aligné à
droite
Exemple:
VALEURS DE L’IMPARFAIT EN FRANÇAIS
Jean François DUPONT
Université de………, France
299
3. Résumés et mots-clés:
Les résumés en français et en anglais (10 lignes maximum) seront rédigés en Times
New Roman 10, retrait de 1,27 cm à gauche et à droite (Format, Paragraph,
Indentation: left: 1,27 cm, right: 1,27 cm)
Titre du résumé: TNR, 10, en gras, retrait de 1,27 cm à gauche
Les résumés seront accompagnés de 3-6 mots-clés en français et en anglais. Le titre
de l’article sera également traduit en anglais. (Mots-clés, Key words et titre en
anglais, TNR 10, en gras, retrait de 1,27 cm à gauche; les mot-clés et les key words
proprement dits: TNR 10, en italiques).
Exemple:
Résumé
Notre étude se propose de …. xxxxx xxx xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx
xx xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx xxxx xxxx xxxxx xxxx xxxxx xxx
xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx xx xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx
xxxx xxxx xxxxx xxxx xxxxx xxx xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx xx
xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx xxxx xxxx xxxxx xxxx xxxxx xxx
xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx xx xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx
xxxx xxxx xxxxx xxxx
Abstract
Titre en anglais
The purpose of this study …. xxxxx xxx xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx
xx xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx xxxx xxxx xxxxx xxxx xxxxx xxx
xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx xx xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx
xxxx xxxx xxxxx xxxx xxxxx xxx xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx xx
xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx xxxx xxxx xxxxx xxxx xxxxx xxx
xxxx xxxxx xxxxxx xxxxx xxxx xx xxx xxxxx xxxxxxxx xxxx xxxxx
xxxx xxxx xxxxx xxxx
Mots-clés : imparfait, temporalité, aspect, mode d’action, …
Key words : French ‘imparfait’, tense, aspect, Aktionsart, …
4. Mise en forme du texte et des paragraphes
Corps du texte: Times New Roman 11, NORMAL, justifié
Paragraphes: retrait de 1,27 cm
Les tableaux (titrés) insérés dans le texte ne doivent pas dépasser la taille d’une
page de la revue; plus longs, ils seront reportés en annexe à la fin de l’article.
Exemple:
Texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article,
texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de
300
l’article, texte de l’article, texte de l’article, Texte de l’article, texte de l’article,
texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de
l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, …
Pour souligner un mot, un syntagme, utiliser des italiques.
5. Ponctuation
Un espace insécable entre les signes de ponctuation (c’est-à-dire devant pointvirgule, deux-points, guillemets, point d’interrogation, d’exclamation) et le mot.
Crochets et parenthèses: espace à l’extérieur, pas d’espace à l’intérieur.
Pas de ponctuation dans un titre, sauf point d’exclamation ou d’interrogation.
Exemple:
Quel est le point faible de cette théorie ?
« Le Code civil est l’instrument de la bourgeoisie », déclare le doyen Dufranc.
Le Doyen Dufranc déclare : « Le Code….. ».
À ce point, l’auteur aurait dû nous fournir quelques explications…
Les détails de la démonstration (que nous avons présentée ici seulement dans ses
grandes lignes) se retrouvent dans…
6. Plan de l’article
Il est souhaitable que le texte de l’article soit organisé à trois niveaux:
- section: 1, 2, 3, … (style Titre 1, gras, taille de police 12, retrait 1,27);
- sous-section: 1.1., 1.2., … 2.1., 2.2…, etc. (style Titre 2, gras, taille de police
11, retrait 1,27);
- sous - sous section: 1.1.1., 1.1.2. … 2.1.1., 2.2.2. etc. (style Titre 3, gras, taille
de police 10, retrait 1,27).
Exemple:
Section 1 (Style «Titre 1», TNR, taille de police 12, gras)
1.1. Sous section (Style «Titre 2», TNR, taille de police 11, gras)
1.1.1. Sous - sous section (Style «Titre 3», TNR, taille de police 10 gras)
1.1.2. Sous - sous section (Style «Titre 3», TNR, taille de police 10 gras)
….
Section 2 (Style «Titre 1», TNR, taille de police 12, gras)
2.1. Sous section (Style «Titre 2», TNR, taille de police 11, gras)
2.1.1. Sous - sous section (Style „Titre 3», TNR, taille de police 10 gras)
…..
301
Section 3 (Style «Titre 1», TNR, taille de police 12, gras)
3.1. Sous section (Style «Titre 2», TNR, taille de police 11, gras)
3.1.1. Sous - sous section (Style «Titre 3», TNR, taille de police 10 gras)
3.1.2. Sous - sous section (Style «Titre 3», TNR, taille de police 10 gras)
7. Citations
Les citations brèves (de trois lignes et moins) ne sont pas en italiques, mais en
caractères romains (normaux) encadrées par des guillemets à la française (doubles),
sans espaces insécables avant et après.
Les citations de trois lignes et plus seront mises en valeur par un alinéa particulier,
retrait 1,27 cm, retrait 1,27 cm, taille de police 10. Le texte de la citation est
précédé et suivi de guillemets doubles. À la fin de la citation on indique la source,
selon les normes des références bibliographiques dans le texte (c’est-à-dire le nom
de l’auteur, l’année de publication, éventuellement la page, précédée de deux
points. Placer entre crochets les points de suspension représentant une coupure
importante dans la citation.
Exemple:
Texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article,
texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de
l’article, texte de l’article, texte de l’article, Texte de l’article, texte de l’article,
texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de
l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, …
« Supposons, par exemple, que j'aperçoive un bateau dans une cale de
construction, que je m'en approche et brise la bouteille suspendue à la coque, que
je proclame "Je baptise ce bateau Joseph Staline", et que […] d'un coup de pied je
fais sauter les cales. » (Austin 1970 : 56)
Texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article,
texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de
l’article, texte de l’article, texte de l’article, Texte de l’article, texte de l’article,
texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de
l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, texte de l’article, …
8. Les exemples
Les exemples brefs (en général, qui ne constituent pas des propositions) peuvent
être introduits à l’intérieur du paragraphe, en italiques.
Les exemples d’une proposition et plus, seront mis hors du paragraphe, taille de
police 10, suspension 1,27 cm. Chaque exemple est précédé d’un numéro entre
parenthèses.
302
Exemple:
Le syntagme verbal lire un livre est constitué d’un verbe transitif et d’un syntagme
nominal qui constitue son complément d’objet direct.
(1)
Un soir pâle d'août, la lettre qui annonçait à Yann la mort de son frère finit par
arriver à bord de la « Marie » sur la mer d'Islande.
(2)
Elle voyageait à bord de la Romania, un cargo mixte qui venait d'Ostende.
9. Notes, appels de note et références
Les notes se trouveront en bas de page, suspension (hanging) 0,5 cm. Les appels de
note seront introduits automatiquement du menu «Insertion». Il est recommandable
de ne pas introduire des notes contenant seulement des références bibliographiques,
qui peuvent être introduites dans le texte.
10. Les références bibliographiques
Dans le texte, dans les notes et après les citations, les références bibliographiques
se résument à l’indication du nom de l’auteur, de l’année de publication et, si
nécessaire, de la page. Après l’année de parution, on introduit les deux-points, un
laisse un espace insécable et on écrit ensuite le numéro de la page. Si la publication
a plusieurs auteurs, on les sépare par barre oblique avec espace insécable.
Exemple:
Cette suite répond aux différentes manipulations1, de façon prédictible.
Cette distinction a été faite pour la première fois par K. S. Donnellan
(1966) qui ne s’occupait pas de déictiques mais de descriptions définies.
Austin décrit en détail les conditions du bon fonctionnement des performatifs
(Austin 1970: 56).
11. Bibliographie
Le mot «Bibliographie» sera écrit en gras, taille de police 11, suspension (hanging)
1,27 cm.
Les auteurs / éditeurs sont classés alphabétiquement. La forme de chaque
paragraphe: taille de police 11, retrait 1,27 cm.
La bibliographie doit contenir pour chaque auteur le nom, l’initiale ou le
prénom, l’année de publication, le titre de l’ouvrage. Si le même auteur figure avec
plusieurs travaux, on les classe chronologiquement. Si un travail a plusieurs
auteurs, on sépare leurs noms pas barre oblique.
1
L’examen à plus grande échelle des zones de dispersion pourrait échanger ces rapports.
Nous nous proposons d’approfondir cet aspect dans une étude ultérieure.
303
Le titre de l’ouvrage:
– s’il s’agit d’un livre, le titre sera écrit en italiques, suivi du nom de la ville de la
parution et du nom de la maison d’édition;
– s’il s’agit d’un article publié dans un recueil, on en indique le titre entre
guillemets, suivi du nom de l’éditeur (avec la spécification (éd.) s’il est seul ou
(éds.) s’il y en a plusieurs), le titre du recueil en italiques, suivi du nom de la ville
de la parution et du nom de la maison d’édition; à la fin on indique les pages où se
trouve l’article;
– s’il s’agit d’un article publié dans une revue, on en indique le titre entre
guillemets, suivi du nom de la revue, en italiques, de l’année de
parution, (éventuellement du numéro du volume) et des pages où se trouve l’article.
Exemple:
Bibliographie
Bracops, Martine (2006), Introduction à la pragmatique, Bruxelles: De Boeck.
Bouchard, Denis (1993), «Primitifs, métaphore, et grammaire: les divers emplois
de venir et aller» in Langue française 100: 49 – 66.
Moeschler, Jacques / Antoine Auchlin (1997), Introduction à la linguistique
contemporaine, Paris: Armand Colin.
Tversky, Barbara / Holly Taylor / Sent Mainwaring (1997) «Langage et perspective
spatiale», in Michael Denis (éd.), Langage et cognition spatiale, Paris:
Masson, 25- 49.
En vue de la réalisation d’une liste des collaborateurs de la revue, nous vous prions
de nous fournir les coordonnées suivantes:
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Les textes pour le numéro de 2015 des annales seront envoyés jusqu’au 1er
septembre 2015 à l’adresse indiquée ci-dessus.
Structure de la revue:
Dossier thématique: Temps et temporalité
Dossier littérature (varia)
Dossier linguistique (varia)
Comptes rendus critiques
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