L`accompagnement par la création des personnes en fin
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L`accompagnement par la création des personnes en fin
Faculté de médecine - Université Paris Sud Assistance publique - Hôpitaux de Paris Espace éthique/AP-HP Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil Directeur de l’enseignement : Pr Emmanuel Hirsch Directeur de recherche : Cynthia Mauro L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie et en deuil Mémoire pour l’obtention du Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil Présenté par Valérie Grondin Année universitaire 2012-2013 Faculté de médecine - Université Paris Sud Assistance publique - Hôpitaux de Paris Espace éthique/AP-HP Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil Directeur de l’enseignement : Pr Emmanuel Hirsch Directeur de recherche : Cynthia Mauro L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie et en deuil Mémoire pour l’obtention du Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil Présenté par Valérie Grondin Année universitaire 2012-2013 2 Note aux lecteurs Travail réalisé dans le cadre du Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil Assistance publique – Hôpitaux de Paris Faculté de médecine – Université de Paris Sud Pour reproduire ou utiliser ce document, veuillez consulter l’auteur ou le directeur de l’enseignement 3 Remerciements Je tiens à remercier les personnes qui ont pris le temps de me recevoir, qui m’ont accompagnée, suivie et conseillée pour l’élaboration de ce mémoire : Docteur Luc Ribeaucoup, Chef de Service, EMSP, Hôpital Vaugirard Madame Évelyne Malaquin-Pavan, Directrice des soins, Hôpital Vaugirard Madame Anaïs Becu, Infirmière, EMSP, Hôpital Vaugirard Docteur Jean-Marie Gomas, Chef de Service de l’unité des soins palliatifs, Hôpital Sainte Périne Docteur Marie-Dominique Brette, Chef de Service, EMSP, Hôpital Saint-Louis Docteur Michèle Levy-Soussan, Chef de Service, EMSP, Hôpital PitiéSalpétrière Madame Brigitte Gueyraud, Art-Thérapeute, Hôpital Bretonneau Madame Maïté Fontaine, Psychologue Clinicienne, Hôpital Bretonneau Madame Françoise Engrand, Art-Thérapeute, Coach, Formatrice à HEC et à l’INECAT Madame Fabienne Benchetrit, Art-Thérapeute, Hôpital Corentin Celton et Monsieur Pippo Lionni, artiste, peintre, pour son regard créateur et critique 4 SOMMAIRE Introduction……………………………………………………………………....1 I - Les artistes et la fin de vie…………………………………………………….2 1. Créer pour se sentir vivant « jusqu’au bout »…………………………...3 2. Créer pour laisser une trace après la mort………………………………7 II – L’accompagnement par la création en fin de vie………………………...11 1. Art-thérapie et médiation artistique………………………....................11 2. Spécificités d’un atelier d’art-thérapie en soins palliatifs……………..11 3. Approches cliniques d’ateliers d’art-thérapie en arts plastiques………16 Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital de Vaugirard, pour les lits identifiés soins palliatifs …………………………….18 L’accompagnement des créations de Madame N. à l’hôpital de Vaugirard………………………...……………………….............33 Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital Bretonneau…49 5. Qu’est-ce que ces ateliers permettent ?..................................................58 En soins palliatifs………………………………………………...58 Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer…………61 III - La fin de vie, les soins palliatifs et les deuils……………………………..62 1. Qu’est ce que la fin de vie et pourquoi des soins palliatifs ?.................62 La fin de vie………………………...……………………….........62 Le début de la fin………………………...……………………….63 Les soins palliatifs………………………...……………………...63 Les étapes du « mourir ».………………………...………………65 Le travail de trépas pour les personnes en fin de vie……………..67 Le temps du « mourir » : un temps actif……………………….....68 Faire ou ne rien faire ? ………………………...…………………70 5 2. Qu’est ce qui se joue pour les personnes en fin de vie ou en soins palliatifs ? ………………………...………………………...……………72 L’attachement et le détachement………………………...……….72 Les peurs et les pertes………………………...…………………..73 Les réactions à la perte : le deuil………………………...……….75 Les créations du mourant pour le deuil des vivants……………...80 Conclusion………………………...………………………...…………………...81 Bibliographie générale………………………...………………………..............84 6 La maladie autrefois était presque toujours fatale. Le mourant, résigné, attendait son heure, entouré de ses proches. L’historien Philippe Ariès écrit à ce propos : « Le mourant ne devait pas être privé de sa mort. Il fallait qu’il la présidât. Comme on naissait en public, on mourait en public et pas seulement le roi, mais n’importe qui [...]. Il présidait et ne trébuchait guère, car il savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables. Il appelait un à un ses parents, ses familiers, ses domestiques, ”jusqu’aux plus bas” dit Saint Simon en décrivant la mort de Mme de Montespan. Il leur disait adieu, leur demandait pardon, leur donnait sa bénédiction. Investi d’une autorité souveraine, surtout au XVIIIe et XIXe siècles, par l’approche de la mort, il donnait des ordres, faisait des recommandations. »1 Il serait difficile d’imaginer une telle scène aujourd’hui où le rôle de tous les protagonistes a changé : le mourant n’a plus la même ”autorité” et les proches s’absentent de plus en plus de ces moments de séparation à l’approche de la fin qui est vécue comme insupportable pour tout le monde. La mort ne doit plus être évoquée et le mort caché. Cette désertion des vivants face à l’approche de la mort met en évidence l’importance aujourd’hui de l’accompagnement des personnes en fin de vie. L’accompagnement n’est plus le privilège de la famille et des proches qui veillaient le mort autrefois, il sort de ce cadre et devient « un processus dynamique qui engage différents partenaires dans un projet cohérent au service de la personne, soucieux de son intimité et de ses valeurs propres »2, avec une approche globale et pluridisciplinaire. La fin de vie n’est pas forcément un temps passif d’attente mais plutôt un temps « actif » différent, où la personne peut faire l’expérience d’autre chose. Pour évoquer l’accompagnement par la création des personnes en fin de vie et en deuil, il m’a semblé important d’évoquer dans une première partie les artistes en fin de vie qui se savent condamnés pour ainsi comprendre ce que la création leur permet : rester vivant jusqu’à la mort et laisser une trace après la mort. Ce 1 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en occident du moyen âge à nos jours, Paris, Éditions du seuil, « Collection Points Histoire », 1977, p. 48. 2 Conférence de consensus à l’initiative du Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, L’accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches, Texte de recommandations (version courte), Paris, Faculté Xavier-‐Bichat, Janvier 2004, p. 6 1 ”pouvoir” de la création n’est pas réservé qu’aux artistes. Ainsi, dans une deuxième partie, je m’appuierai sur deux expériences cliniques d’ateliers d’artthérapie à l’hôpital de Vaugirard et à l’hôpital Bretonneau pour expliquer l’approche de la création avec des personnes en fin de vie et aussi montrer ce que ces ateliers permettent. Enfin, dans la troisième partie, je m’arrêterai sur la fin de vie, les soins palliatifs et les deuils en explorant ce temps spécifique du ”mourir” avec tout ce qui se joue pour les personnes qui se savent ”condamnées” et comment la création peut les aider à donner du sens à leur fin de vie. Jacques Fabrizi écrit dans son livre Déjà-presque-mort mais encore-siterriblement-vivant : « À Socrate condamné à boire de la ciguë et qui souhaitait apprendre à jouer de la lyre la veille de son exécution, son compagnon de geôle intrigué demanda : ”À quoi te sert, Socrate, d’apprendre à jouer de la lyre, puisque tu vas mourir ?” Socrate répondit : ”À jouer de la lyre avant de mourir.” »1 I - Les artistes et la fin de vie René Char écrit dans Les dentelles de Montmirail : « Notre seule ressource avec la mort, c’est de faire de l’art avec elle ». Avant d’évoquer l’accompagnement par la création des personnes en fin de vie, il m’a semblé pertinent de considérer la fin de vie de certains artistes qui se savaient condamnés, et de voir ce que la création et l’art leur permettait dans ce temps jusqu’à la mort. L’objectif ne sera pas de décortiquer ou d’analyser les œuvres qu’ils ont produites pendant cette période mais plutôt de partir de ce qu’ils ont pu dire ou écrire en toute lucidité de leur maladie, sur l’approche de la mort et du rôle de la création pour eux dans ce moment si particulier. 1 Jacques Fabrizi, Déjà-‐presque-‐mort mais encore-‐si-‐terriblement-‐vivant, Paris, L’Harmattan, 2012, p.22. 2 1. Créer pour se sentir vivant « jusqu’au bout » Cézanne écrit à E. Bernard dans Lettres sur Cézanne de R.-M. Rilke : « Je me suis juré de mourir en peignant » Beaucoup d’artistes restent très créatifs jusqu’à leur mort, souvent mus par une frénésie créatrice : Michel-Ange, Titien, Rembrandt, Poussin, Renoir, Monnet avec ses Nymphéas, Matisse avec ses gouaches découpées, les derniers Picasso tatoués et striés, les pourpres de Bonnard. Il y a les scènes finales du Faust de Goethe, l’Art de la Fugue de Bach, les derniers quatuors de Beethoven. Les artistes ont naturellement eu recours à l’écriture, la peinture, la sculpture, la photo… pour parfois donner un sens à leur ”fin de vie”, en créant pour dépasser la souffrance, pour laisser une trace ou tout simplement pour se sentir vivant jusqu’au bout. En 2009, l’exposition Deadline au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris a été l’occasion de présenter les dernières œuvres d’artistes se sachant condamnés et proches de la mort. La perspective de la mort devient pour certains artistes source d’une énergie créatrice qui les retient dans la vie. La cause et l’âge de la mort diffèrent : vieillesse d’Hartung, alzheimer de De Kooning, cancer de Joan Mitchell ou de James Lee Byars, sclérose en plaque de Jörg Immendorf, sida d’Absalon, de Félix Gonzalez-Torres et de Robert Mapplethorpe. Il n’y a rien de morbide dans cette exposition mais plutôt la démonstration de l’attachement de ces artistes à la création avec l’urgence de peindre, de photographier, de créer. Pas question que la création porte le deuil, les artistes préfèrent l’exaltation de leur force créatrice qu’ils connectent et mobilisent pour travailler. Le commissaire d’exposition Odile Burluraux intitule le premier article du catalogue d’exposition « Mourir ”vivant“ ». Un pouvoir se cache derrière le simple fait de créer. L’artiste meurt ”vivant” car son art l’a maintenu vivant toute sa vie, dans une conscience exceptionnelle d’être connecté à soi, pour soi à travers l’art. Cette indépendance que l’artiste a cultivé tout au long de sa vie, il la transforme en liberté en fin de vie quand il se sait condamné. Sa vie, les événements de sa vie sont ses sources d’inspiration. Toutes ses émotions, il va les vivre avec intérêt, les traverser, y puiser du sens : il pourra 3 connaître le doute, la frustration, la souffrance, le désespoir, l’euphorie, la jubilation, la joie… qui sont autant de matière pour sa création. Pour pouvoir exister et se sentir vraiment vivant, il sait que l’œuvre, ce tiers qui le hante, est aussi son salut. Il avance, tout au long de sa vie d’artiste au milieu de ce terrain fragile mais riche car il se remet constamment en question : rien n’est figé, tout évolue et est en perpétuelle transformation. L’équilibre instable de la vie d’artiste est créateur, ses doutes sont créateurs, tout comme sa souffrance, ses joies, ses rencontres. Il met en scène, il donne à voir, il s’expose, se met en danger de tomber et quand il chute il remonte grâce à l’énergie vitale qui l’anime dans son art. Il mettra plus ou moins de temps à remonter mais dans sa chute, il aura emporté du nouveau qu’il transformera. Quand il se sait condamné, l’artiste va devoir une fois de plus modifier son rapport à lui-même, au monde et à son art. Ainsi, Odile Burluraux écrit : « La conscience de la proximité de la mort conditionne le rapport que nous entretenons avec l’existence. Les artistes ne sont pas épargnés par les difficultés physiques dues à l’âge, par l’angoisse que provoque le verdict médical, par la souffrance liée à des traitements douloureux par l’épreuve humiliante de la perte d’autonomie, du renoncement à la vie publique, etc. Ils changent de relation au monde, à eux-mêmes et à leur œuvre dès le moment où l’irrévocabilité de la fin se profile à un horizon proche. »1 Face à la mort, la réaction des artistes varie. Il y a ceux qui ne s’arrêtent pas et qui travaillent avec des assistants comme Jörg Immendorf qui refuse d’accepter la mort et qui confie dans un documentaire « C’est clair que quand un artiste est touché à cet endroit, je veux dire aux organes avec lesquels il travaille, ce n’est pas facile, mais il y aura toujours un chemin pour moi. Je resterai donc jusqu’à la fin artiste, car je circule déjà trop profondément dans ce pays que j’ai créé. »2 « La 1 Odile Burluraux, « Mourir ”vivant” » in Deadline, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris, Actes Sud, « Collection Paris Musées, 2009, p. 17. 2 Dans le film Ich bin Künstler bis zum Schluss (Je suis artiste jusqu’au bout) de Werner Raeune, 45’, Institut für Kunstdokumentation und Szenografie, 2009, traduction des extraits par Charlotte Seidel. 4 question ”Combien de temps te reste-t-il ?” est bien sûr importante, mais je la masque et je fais ce que j’ai à faire, et autant que possible, je le fais avec optimisme » 1 . À propos du verdict, il précise : « C’est perturbant pour la production artistique elle-même. Après cela, on peint le dos au mur, on panique, on ne peut plus accomplir. Mon travail se définit de plus en plus intensément. »2 La paralysie progressive de son corps, due à sa sclérose en plaque qui affecte les cellules du cerveau qui contrôlent les mouvements des muscles, l’amène à travailler avec des assistants. Il dira de cette organisation : « Je me sens comme un chef d’orchestre, comme un régisseur : j’ai toujours employé différents éléments. Aujourd’hui […], je mets en scène des partitions que je laisse réaliser, en veillant à ce que l’écriture personnelle (des mains qui oeuvrent à la place des miennes) soit refoulée. » 3 Il se confie à un ami sur sa nouvelle façon de travailler : « J’aurais bien sûr aimé avoir cette sensation de bonheur sans ma maladie et j’aurais bien aimé trouver cette méthode plus tôt ».4 Hans Hartung déploie une puissance de travail impressionnante. Il peint quelque six cents toiles entre 1987 et 1989, année de sa mort. Son objectif est de continuer à peindre comme il l’a fait toute sa vie. En 1988 il déclare : « Il y a toujours autre chose à exprimer et on a toujours envie d’aller plus loin. Ce plaisir de peindre, c’est le plaisir de vivre. On ne peut arrêter. »5 En raison de la perte d’une jambe pendant la seconde guerre mondiale, il a toujours eu recours à des assistants. Ils jouent un rôle essentiel à la fin de sa vie en apportant une aide matérielle pour les gestes qu’il ne peut plus accomplir seul. Vers 1989, Hans Hartung fait réaliser une vidéo dans laquelle on le voit peindre afin de contredire ses détracteurs qui le disent impotent. Odile Burluraux commente cette vidéo : « À la vue de ces images, on a parfois l’impression de le découvrir comme en transe, tant le temps d’exécution d’une œuvre est rapide. Et parallèlement, on ressent cette lutte contre la mort dans les mouvements des lignes tracées sur la toile. »6 1 ibid. 2 Dans le film L’Art et la Mort de Razvan Georgescu, 2008. 3 Dans le film Ich bin ein Künstler bis zum Schluss de Werner Raeune, 2009. 4 ibid. 5 Propos recueillis par Henri-‐François Debailleux, « L’art selon Hartung », Libération, 18 août 1988, p. 20. 6 op. cit. 19. 5 Willem de Kooning, atteint par la maladie d’Alzheimer, a également travaillé avec des assistants à la fin de sa vie. Il va régulièrement devoir s’adapter en fonction de l’évolution de sa maladie, changer de technique en appliquant les tubes de couleur directement sur la toile, en utilisant des couleurs plus liquides, en grattant la toile avec des couteaux. Il dira : « Je deviens de plus en plus libre. Je pense qu’on peut faire des miracles avec ce que l’on a, si on l’accepte. » Complètement dépendant de l’entourage, il reste maître de ses décisions artistiques. Avec la maladie, De Kooning s’absente de lui-même mais pas de son œuvre. Malgré son déclin physique et psychique, il gardera pendant plusieurs années intactes ses capacités créatrices. Certains artistes instaurent un dialogue avec leur corps malade et développent un rapport particulier avec la maladie, le travail artistique ayant presque une vertu thérapeutique. Ainsi, Chen Zhen confie : « Ma maladie me réveille chaque matin dans un silence sonore »1. « Depuis vingt ans, j’ai reçu une autre bénédiction : celle d’être gravement malade. Les crises sans fin, la souffrance, les difficultés physiques aussi bien que mentales m’ont toute ma vie accompagné. Elles ont façonné ma volonté et mon esprit, les transformant en source d’énergie vitale, cette énergie qui me permet d’être encore vivant et passionné par l’art. »2 Il précise : « Mon intention est de me servir de mon corps comme d’un laboratoire pour éloigner ma vision sur le monde et l’art. »3 Hannah Villiger, atteinte de tuberculose et ayant souffert plusieurs fois de pneumonie doit subir des périodes d’isolement à l’hôpital. Elle commencera à photographier avec un Polaroid ce qu’elle a sous la main, c’est à dire son corps. 1 Entretien avec Jérôme Sans, in catalogue Chen Zhen, 2003, Cimaise et Portique – Centre départemental d’art contemporain, Albi, pour l’exposition « Jardin Lavoir », p. 284. 2 France Morin, « En Chine, il y a un proverbe qui dit », in Chen Zhen, Invocation of Washing Fire, Gli Ori, Prato-‐Sienne, 2003, p. 268. 3 Conversation autour de l’éloge de la magie noire. Chen Zhen avec Giovanni Maria Pace et Alessandra Pace, avril 2000, in catalogue Chen Zhen. Éloge de la magie noire, Turin, Gelleria Civica d’Arte Moderna e Contemoranea, 27 avril-‐ 12 juin 2000, p. 64. 6 « Je suis mon propre capital »1, elle se confond avec son œuvre « Je suis la sculpture » 2 écrit-elle dans son journal en 1980. Elle s’appuie donc sur la dégradation de son corps et l’utilise comme une matière pour sa création. Elle s’autorise un regard d’artiste sur son propre corps, il n’y a pas de lamentation, elle n’est plus victime, elle transforme. Face à la mort, il y a les artistes qui voudraient rallonger le temps. Ainsi Felix Gonzales-Torres, qui se sait séropositif, répond à un entretien au printemps 1995, quelques mois avant son décès. A la question « Combien de temps penses-tu que tu vas vivre ? » Gonzales-Torres répond : « Je veux vivre jusqu’à ce que j’ai fait toutes les choses que je veux faire. […]. Ce n’est pas une question de temps. C’est à propos de comment la vie est vécue. J’ai eu une très bonne vie. J’ai bien vécu cette vie. Très bien. […] Combien d’années, je ne sais pas. Je veux expérimenter quelques autres petites choses […] peu importe le temps que cela prend, c’est ce que je veux faire ».3 Felix Gonzalez-Torres, atteint du sida instaure un dialogue artistique autour de la disparition et de la perte. Ainsi, Gonzalez-Torres réalise une œuvre faite de piles de papier que le visiteur peut emporter. Il utilise et s’appuie sur sa création pour expérimenter la perte, comme un apprentissage et ainsi se préparer à sa propre mort : « J’ai voulu tout perdre, afin de me préparer et de me confronter à cette peur, et peut-être en apprendre quelque chose. J’ai donc voulu perdre l’œuvre aussi, cette chose si importante dans ma vie. Je voulais apprendre à laisser partir. »4 2. Créer pour laisser une trace après la mort L’oeuvre de Christian Boltanski est également hantée par les questions de perte et de disparition – celle des autres autant que la sienne. Il remarque à ce sujet « C’est 1 Jolanda Bucher, Eric Hattan, Hanna Villiger, Bâle, Kunsthalle Basel, Bonn, Bonner Kunstverein, Scalo, Zurich, Berlin, New York, 2001. 2 ibid. 3 Bomb, n°51, printemps 1995. 4 Hans Ulrich Obrist, entretien à Vienne en mars 1994, Conversations, Paris, Manuella Éditions, 2008, p. 325. 7 par la transmission qu’on peut lutter contre la mort »1 et il précise à propos des « Archives du cœur » présentées à la Maison Rouge en 2008 : « Ce que je trouve le plus formidable dans le fait d’être artiste, c’est que l’on peut toucher des gens qui ne vous connaissent pas personnellement, et que l’on peut même les toucher après sa propre mort. »2 Cette idée « de la réception de l’œuvre par des vivants qui ont leur temps propre »3 a été développée par Paul Ricoeur en mettant également en avant une forme de consolation de la finitude de l’artiste sauvé par l’immortalité de son œuvre. Ainsi, Olivier Abel, dans la préface du livre de Paul Ricoeur Vivant jusqu’à la mort, évoque l’idée de temps « transhistorique » et précise : « Paul Ricoeur n’a cessé de penser la séparation entre le temps de l’écriture, qui appartient au temps mortel d’une vie singulière, et le temps de la publication, qui ouvre le temps de l’œuvre dans une ”durabilité ignorante de la mort“ ».4 Quand le verdict a été dit et la fin annoncée, Christiane Singer a trouvé dans l’écriture de son journal Derniers fragments d’un long voyage l’appuie dont elle avait besoin pour vivre cette épreuve. Elle écrit au début de son journal : « Ce qu’il y a à vivre, il va falloir le vivre »5. Nous suivons au fil des pages son cheminement, ses doutes, ses moments de grâce et de bonheur, sa faiblesse, sa douleur, la souffrance mais elle ne lâchera pas l’écriture pendant six mois. Nous sentons que ce journal dépasse le simple témoignage d’une fin de vie, il est le sens de cette fin de vie. Il devient un tiers matériel entre elle et sa maladie, le lien qu’elle veut maintenir pour signifier qu’elle est toujours vivante. Il devient à la fin objet de transmission pour rentrer également dans la temporalité et l’espace du lecteur. Le 2 mars 2007 elle écrit à son éditeur « Mon rêve serait qu’il paraisse le plus vite possible. Ce serait une manière très forte d’entrer désormais dans un espace NEUF – peu importe où – mais NEUF. »6 Christiane Singer meurt le 4 1 Christian Boltanski, Maison Rouge, 2008, propos recueillis par David Sanson. 2 ibid. 3 Paul Ricoeur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, « Collection La couleur des idées », 2007, p. 7. 4 ibid. 5 Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage, Paris, Albin Michel, 2007, p. 9. 6 op. cit. 7. 8 avril 2007. Son livre est publié en mai 2007. Au delà des pages, il reste les traces de cette force et de cette détermination incroyable. La volonté que ce journal devienne un livre publié, toujours vivant grâce à elle, à travers elle et malgré elle. Dans La dernière leçon, Mitch Albom rapporte les entretiens des quatorze mardis qu’il a passé avec Morrie Schwartz, son professeur d’université, avant sa mort. Morrie Schwarz veut mettre en scène la fin de sa vie, la montre dans des émissions de télévision américaines, donne à voir sa dégradation, fait entendre ses réflexions sur l’approche de sa mort, l’explique au delà des discours convenus. Les quatorze mardis passés en compagnie de son ancien étudiant, sont des moments de vie où il est question de la vie et de comment vivre pleinement sa vie. Quatorze sujets sont traités et n’ont pas été choisis au hasard, ils prennent une dimension particulière en étant abordés à l’approche de la mort. Il est ainsi question du monde, de l’apitoiement sur soi, des regrets, de la mort, de la famille, des émotions, de la peur de vieillir, de l’argent, des choses de l’amour, du mariage, de notre culture, du pardon, de la journée parfaite et de l’adieu. Une sagesse particulière s’en dégage relayée par une forme de jubilation de conjurer l’approche de la mort en parcourant le fil de la vie, le sel de sa vie. Il est alors important pour Schwarz de transmettre un savoir, une expérience de vie mise en perspective avec sa fin de vie. Mitch Albom écrit : « Il va faire de la mort son ultime projet, la placer au centre de sa vie. Puisque tout le monde doit mourir, son expérience pourrait être précieuse, n’est-ce pas ? Il pourrait servir la recherche. Être une sorte de livre humain. Etudiez-moi dans ma lente et patiente disparition ! Observez ce qui m’arrive ! Apprenez avec moi ! Morrie va traverser l’ultime pont entre la vie et la mort, et raconter le voyage. »1 Son témoignage devient son ultime création qui le fait vivre et traverser l’épreuve en pleine conscience de sa fin. Il est seul dans ce cheminement vers la mort mais il dépose aux autres, qui sont témoins, l’expérience de cette fin. Ils l’accompagnent dans ce cheminement de vie. Leurs regards le rend vivant jusqu’au bout. La création donne un sens à la vie de l’artiste et à sa fin de vie : créer et mourir vivant en créant, rester vivant pour la création. 1 Mitch Albom, La dernière leçon, Paris, Robert Laffont, « Collection Pocket », 2009, p. 26. 9 Nous sentons à travers les différents témoignages que l’artiste grâce à son travail, ses questionnements, les remises en question tout au long de sa vie arrive à une forme de grâce à la fin. La fatalité ou l’apitoiement n’ont pas de place, il faut continuer à vivre pour créer ou alors créer pour vivre. Odile Burluraux met en avant, dans son article du catalogue d’exposition Deadline, le pouvoir de la création pour adoucir les maux de la vie ou de la fin de vie, avec cette volonté de l’artiste de créer jusqu’au bout, de laisser une trace : « Nous ne pouvons que constater que les artistes subissent comme tout homme l’outrage du temps, mais que leur activité leur permet sans doute de supporter plus facilement les souffrances physiques et morales. Le travail artistique aurait-il alors valeur d’exemple ? Dans une société qui n’attend pas grand-chose de ceux dont la vie s’achève, qui cache la mort et sa représentation, cette exposition nous conduira peut-être à nous interroger sur notre rapport à la mort et sur la volonté de créer coûte que coûte, ou tout au moins de laisser une ultime trace. »1 Il y a une urgence à créer pour les artistes en fin de vie. L’énergie vitale qui leur reste est mobilisée pour leur œuvre, pour la création. Le travail de l’artiste a effectivement une valeur d’exemple dans sa capacité à s’adapter tout au long de sa vie et à rester créatif face à l’évolution de sa maladie. Il n’est pas victime, sa liberté, il l’exprime jusqu’au bout à travers les pertes qu’il transforme et magnifie. Il veut rester vivant jusqu’à sa mort et après sa mort : il y a souvent l’envie, à travers l’œuvre, de dépasser la mort, d’être toujours vivant à travers le regard du spectateur. Cette idée peut peut-être aider à ”mieux mourir”, à se libérer de l’idée du néant, du vide, du rien. Laisser une œuvre matérielle, visible, palpable rassure l’artiste. Dans une autre mesure, pour les personnes qui ne sont pas artistes, l’accompagnement des malades par la création peut également contribuer à donner du sens à cette fin de vie en les aidant à rester « vivants » jusqu’à la mort. 1 op. cit. 25. 10 II – L’accompagnement par la création en fin de vie Winnicott écrit dans Jeu et Réalité, « La créativité est quelque chose d’universel. Elle est inhérente au fait de vivre. »1 Si nous parlons d’acte de création, de quels actes de création parlons-nous ? Quels sont les ateliers de création les plus appropriés pour les personnes en fin de vie et en soins palliatifs ? L’atelier de médiation artistique ou d’art-thérapie insiste sur une approche d’accompagnement créative, dégagée de l’atelier occupationnel, de la distraction, de la rééducation, de l’apprentissage ou du réapprentissage. Son projet concerne le mieux-être global de la personne. Mais qu’est-ce que la médiation artistique ou l’art-thérapie ? Quelles sont leurs spécificités ? Qu’est-ce qu’ils permettent ? Pour répondre à ces questions, l’approche clinique de mon stage d’art-thérapie en arts plastiques à l’hôpital de Vaugirard au sein du service de gérontologie dans le secteur des soins de suite et plus particulièrement auprès des lits identifiés en soins palliatifs m’a permis d’expérimenter un protocole d’accompagnement. J’ai pu observer également la pratique d’une art-thérapeute en psycho-gériatrie avec des malades atteints notamment de la maladie d’Alzheimer lors de mon stage à l’hôpital Bretonneau. Dans les deux cas, la création par les arts plastiques était au cœur de l’accompagnement de ces personnes. 1. Art-thérapie et médiation artistique Dans le livre « L’infirmier(e) et les soins palliatifs », le chapitre 6 est intitulé : « Soigner : objectif confort » avec un sous chapitre qui traite de « l’approche complémentaire des soins » : la relaxation, l’art-thérapie et la réflexologie plantaire sont abordés dans cette partie. 1 D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, « Collection Folio Essais », 2002, p. 132. 11 Il est très intéressant de constater que dans les manuels récents traitant des soins en soins palliatifs, l’art-thérapie y trouve « naturellement » sa place comme un soins de confort, au même niveau que la relaxation et la réflexologie. Au delà de la prise de conscience de l’intérêt de l’art-thérapie en soins palliatifs, il reste des difficultés à dépasser pour faire en sorte que l’art-thérapie rentre dans les services palliatifs. Pour les malades, comme pour les soignants et les proches, l’art-thérapie est un ”concept” assez abstrait qui les interroge sur la dimension artistique et/ou thérapeutique de cette approche. Dans « L’infirmier (e) et les soins palliatifs », cette ambiguïté est évoquée : « La combinaison des mots art et thérapie reste souvent une énigme pour la plupart des soignants et par conséquent pour les familles et l’entourage. Nous associons ce terme volontiers à une forme de travail « thérapeutique » liée à la détente et à la relaxation ou encore à une forme de distraction mais ce travail ne peut se résumer à cela. »1 Le terme ”art-thérapie” peut déranger car il n’est pas toujours compréhensible : la personne malade saisit une valeur thérapeutique qui la légitimise en tant que soin mais qui peut également faire peur justement par rapport à cette dimension thérapeutique que les personnes ne sont pas prêtes à mobiliser. La dimension artistique dans ”art-thérapie” contrebalance l’idée de thérapie avec une idée occupationnelle d’un cours de dessin ou de loisir éventuel plus léger, mais renvoie aux croyances souvent très ancrées qu’il faut savoir dessiner et avoir appris pour s’autoriser à toucher un crayon ou à peindre. Dans la majorité des cas, nous sommes confrontés au scepticisme des personnes (malades, proches ou soignants) par manque de connaissance ou d’information. Faire rentrer l’art-thérapie en soins palliatifs, présuppose un gros travail de sensibilisation et d’information auprès de l’institution et des soignants dans un premier temps, des malades et des proches dans un second temps. 1 SFAP – Collège des acteurs en soins infirmiers, L’infirmier(e) et les soins palliatifs, Issy-‐les-‐Moulineaux, Masson, « Collection Savoir et pratique infirmière », 2009, p. 210. 12 Évoquer l’art-thérapie dans les manuels de soins palliatifs, c’est déjà sensibiliser les équipes soignantes sur l’existence de cette pratique et son utilité en tant que soin, mais c’est également faire rentrer la création dans l’institution avec tous les changements de mentalité que cette pratique impose : développer des budgets pour des postes d’art-thérapeutes, libérer des espaces spécifiques pour des ateliers de création, intégrer dans le parcours de soin le temps de ces ateliers de création, accepter l’art-thérapeute dans l’équipe soignante et les réunions de transmission... Au-delà des croyances et des a priori, qu’est-ce que l’art-thérapie et d’où vientelle ? Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur les écrits de Jean-Pierre Klein, psychiatre honoraire des hôpitaux, docteur habilité à diriger des recherches en psychologie, auteur dramatique et pionnier de l’art-thérapie en France et en Espagne. Il est notamment l’auteur du Que Sais-je sur l’Art-thérapie. Ainsi nous apprenons que c’est un peintre anglais, Adrian Hill, qui invente le terme d’art-thérapie et qui lance en 1941 La Thérapeutique par l’art, issue de la thérapeutique par le Travail. Il s’appuie sur son expérience et sa pratique personnelle lors de séjours en sanatorium suite à la contraction de la tuberculose. « Il lui donne le nom d’Art Therapy et est immédiatement encouragé par les plus hautes instances : hôpitaux, Croix rouge, ministère de la Santé britannique… ».1 La pratique des « Art Therapists » n’est pas alors le fait de soignants bardés de diplômes mais plutôt d’artistes reconnus compétents pour cette pratique. Comment Jean-Pierre Klein définit-il aujourd’hui l’art-thérapie dans Penser l’artthérapie : « L’art-thérapie est un accompagnement de personnes en difficulté (psychologique, physique, sociale ou existentielle) à travers leurs productions artistiques : œuvres plastiques, sonores, théâtrales, littéraires, corporelles et dansées. Ce travail subtil qui prend les vulnérabilités comme matériau, recherche moins à dévoiler les significations inconscientes des productions qu’à permettre au sujet de se re-créer lui-même, se créer de nouveau, dans un parcours 1 Jean-‐Pierre Klein, L’art-‐thérapie, Paris, PUF, « Collection Que sais-‐je ? », 2011, p. 50. 13 symbolique de création en création. […] L’art-thérapie est un détour pour s’approcher de soi. L’art-thérapie est une symbolisation accompagnée ».1 Il précise que « La médiation artistique est le fondement même de l’art-thérapie. Sa dénomination indique le lieu où le travail s’effectue : l’accompagnement des productions qui tient lieu de l’accompagnement des personnes mises en position de créer. L’évolution de leur attitude face à la création, et l’évolution des productions elles-mêmes constituent la dynamique thérapeutique. »2 2. Spécificités d’un atelier d’art-thérapie en soins palliatifs En temps normal, faire une psychothérapie ou de l’art-thérapie suppose un travail dans le temps, qui se fait dans la durée. La spécificité d’un travail d’art-thérapie en soins palliatifs est que l’accompagnant comme le malade vit les moments de création en étant dans le ici et le maintenant, en étant présent à la création et à ce qui se passe pour le malade. C’est une ”thérapie du présent”. L’accompagnant doit accepter de ne pas savoir, de ne rien projeter, en étant ”seulement” ouvert à ce que le malade donne à voir. Il n’y a pas de place aux ”grands projets”, à l’ambition, au faire valoir et au long terme. La complexité et l’intensité de chaque séance viennent de cette capacité à être pleinement dans l’instant. À travers mon expérience, il m’a semblé important de pouvoir m’appuyer sur des concepts théoriques enseignés et sur une connaissance de différents types d’accompagnements pour pouvoir m’en défaire et mettre une distance afin de me présenter face aux malades sans a priori, sans objectif art-thérapeutique qui l’aurait peut-être emporté sur ma présence à l’autre et à ce qu’il est. C’est avant tout pouvoir accompagner le malade dans sa création, dans son être au monde qu’il exprime aussi bien à travers la création que dans ses non-créations ou son refus. 1 Jean-‐Pierre Klein, Penser l’art-‐thérapie, Paris, PUF, 2012, p. 106. 2 ibid. 107. 14 On parle de création et de son rapport à cette création, qu’il s’approprie ou qu’il rejette. Dans tous les cas il parle de lui, quelque chose se joue dans son rapport à la vie, à sa capacité à exprimer ce qu’il veut et ce qu’il est. Cette approche phénoménologique que prône Jean-Pierre Klein à savoir de ne pas savoir pour pouvoir recevoir ce qu’est la personne en oubliant ce qu’on nous a dit sur ses symptômes nous aide à nous ouvrir à la présence de l’autre sans préjugés. Arriver sans a priori, c’est aussi recevoir la création sans vouloir l’interpréter ou y lire des messages qui ne rentrent pas dans le processus d’accompagnement de la création. Il est important également d’avancer dans l’instant sans se projeter dans un accompagnement à long terme. Tout peut s’arrêter du jour au lendemain car la mort peut faucher les projets parfois narcissisants de l’accompagnant. Ou alors l’état du malade évoluant, l’idée d’une suite à la séance précédente est impossible ou à revoir. Cette réalité nous renvoie, nous, accompagnants, à notre place : recevoir ce qui se crée dans l’instant sans vouloir projeter. J’ai remarqué que toutes les fois où je me suis permise d’imaginer ou d’envisager une séance suivante avec une consigne spécifique dans le prolongement du travail déjà effectué, ce n’était souvent pas possible. Cette réalité nous oblige à être humble : nous sommes au service du malade et ce n’est pas le malade qui est au service de notre projet d’accompagnement, il ne faut pas l’oublier. Dans tous les cas, la réalité des soins palliatifs avec les vides, les silences, la temporalité spécifique et la mort plus ou moins brutale des patients nous placent face à nos propres limites. C’est cette confrontation qui peut parfois être insupportable et déstabilisante mais qui, à mon avis, nous sauve d’un sentiment de toute puissance qui peut faire des dégâts à la longue. Cet accompagnement spécifique est une confrontation permanente à la finitude et à la mort : mort réelle des personnes et mort symbolique des projets. Il faut ainsi ”apprendre” à intégrer ces morts dans notre accompagnement. Il faut également apprendre à composer avec les doutes. Les doutes ou les regrets peuvent être très présents dans le caractère irréversible de telle ou telle situation. Travailler avec la frustration, les vides, les manques, les creux, les présences/absences. Travailler avec les regards vides, les gestes absents, les corps coupés de leurs présences. 15 La place et la valeur du doute est quelque chose qu’il ne faut pas négliger dans l’accompagnement en soins palliatifs. Le doute est constitutif du travail d’accompagnement dans la création : être dans l’ouverture à l’autre, accepter ce doute dans l’accompagnement c’est accepter de ne pas savoir pour que peut-être quelque chose vienne, qui va me dire, me parler. Maldiney explique que l’artiste, s’il n’est pas démuni, n’est pas un artiste, nous pourrions presque dire qu’un thérapeute qui n’est pas démuni n’est pas un thérapeute. Quand on est en création artistique, on est aussi démuni et en attente que quelque chose vienne. 3. Approches cliniques d’ateliers d’art-thérapie en arts plastiques Dans mes démarches de recherche de stage d’art-thérapie en soins palliatifs, les retours positifs des médecins chefs de services ont été nombreux. À travers les divers entretiens, j’ai rencontré des médecins curieux de cette pratique, conscients de l’apport qu’elle pourrait avoir au sein du service et intéressés éventuellement pour tenter l’expérience. Tous ces médecins se démarquaient par leur passion commune, leur souci d’accompagner au mieux les personnes en fin de vie avec cette envie de trouver des ”soins” différents, d’ouvrir sur autre chose que la médecine traditionnelle quand celle-ci ne peut plus guérir. J’ai trouvé une humanité extraordinaire dans ces soignants qui avaient comme accepté de ne plus être dans la toute puissance de la médecine et qui s’étaient connectés à cette forme d’humilité que renvoie la mort, les morts. J’ai rencontré des personnes sensibles, qui ne parlaient pas uniquement de malades mais de personnes. Ces médecins ont un regard particulier sur les malades et des attentions ou des intentions particulières. Comme le dit le docteur Salamagne dans un entretien avec Emmanuel Hirsch : « Faire du soin palliatif, ce n’est pas être dans un lieu privilégié. C’est regarder le malade avec un œil différent, mais surtout en étant persuadé qu’il y a une raison de vivre jusqu’au bout. »1 1 Dr Michèle-‐H. Salamagne, Emmanuel Hirsch, Accompagner jusqu’au bout de la vie, Paris, CERF, 1992, p. 15. 16 Les équipes mobiles de soins palliatifs (EMSP) sont des équipes volantes qui se déplacent dans les différents services de l’hôpital, et répondent à l’appel des soignants. Elles ont pour mission d’apporter un soutien, une écoute active, des conseils, une aide dans la prise en charge des patients qui, au cours de la phase palliative de la maladie, posent des difficultés particulières. Même si, lors de mes entretiens, les chefs de services d’unités mobiles reconnaissent l’intérêt que pourrait avoir l’intervention d’un art-thérapeute, tous s’accordent à reconnaître les difficultés d’une telle intervention. Le chef de service de l’EMSP de la Pitié Salpétrière, me confirmait sa conviction de l’intérêt de l’intervention de l’art-thérapie en soins palliatif mais insistait sur la complexité d’intervenir dans une telle structure et la nécessité pour l’artthérapeute d’avoir une solide expérience dans ce milieu difficile. La difficulté organisationnelle est également à prendre en compte. J’ai pu partager avec le chef de service de l’EMSP de l’hôpital Saint Louis, et son équipe, un protocole d’intervention que j’avais élaboré en vu de mes stages en soins palliatifs. Ces échanges ont mis en évidence la difficulté à intervenir dans une structure avec des équipes mobiles quand la connaissance de l’art-thérapie et de ses bienfaits ne sont pas encore reconnus et si répandus. J’ai pu passer une journée avec l’EMSP de l’hôpital Saint Louis pour observer la réalité du terrain, prendre conscience des difficultés organisationnelles que rencontre l’EMSP et ainsi mesurer les possibilités d’intervention d’un artthérapeute dans une telle structure. Même si ces équipes mobiles restent convaincues des bienfaits de la création pour les malades, il reste à convaincre les équipes des services où elles interviennent, du bien fondé de ce soin non médicamenteux. Et encore un fois, il ne suffit pas de convaincre le chef de service de ces unités, tous les soignants doivent adhérer à ce projet, les médecins, les infirmières, les aides soignants ou même les équipes de nettoyage. Les équipes tournent, se remplacent, tout va vite, les informations médicales prioritaires circulent mais intégrer une nouvelle pratique de « soin » demanderait du temps et un travail de longue haleine pour sensibiliser les équipes avant de pouvoir pratiquer dans de bonnes conditions. Je ne parle pas, en plus, de ces difficultés fonctionnelles, des problèmes budgétaires qui restent fondamentaux. Comment convaincre les pouvoirs publics 17 de débloquer des budgets pour des « soins non médicamenteux » quand les budgets pour les soins « normaux » sont réduits et limités. Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital de Vaugirard, pour les lits identifiés soins palliatifs. Un lit identifié soins palliatifs est localisé dans un service de soins au sein d’un établissement sanitaire ou social - médecine interne, oncologie, hématologie, EPHAD. Mon premier contact avec le chef de service de gérontologie et des lits identifiés en soins palliatifs de l’hôpital de Vaugirard, s’est fait au téléphone. Malgré une description rapide de ma recherche de stage, il a tout de suite été intéressé et curieux. À travers ses questions et ses remarques, j’ai senti une personne ouverte qui m’a parlé de son service, des quatre lits identifiés en gérontologie. Après l’envoi de mon CV et d’une lettre résumant mes motivations et mon objectif de stage, nous nous sommes rencontrés. Cet entretien m’a permis d’identifier les difficultés et les challenges à relever. Le médecin était très clair dans la description de l’état de ses malades, très factuel : des personnes très âgées, très réduites, souvent épuisées, parfois démentes, qui peuvent avoir du mal à parler ou à s’exprimer. La durée des séjours dans son service est d’environ 20 à 30 jours… Il était très concerné pour aider ces personnes, pour améliorer le confort de leur fin de vie, soucieux de proposer autre chose que des soins médicaux : « il peut être toutefois intéressant de solliciter une activité créative ». La notion de service était au cœur de son discours. Son engagement et sa quête « d’autre chose » m’ont fait penser aux propos du docteur Salamagne : « Au début, il m’importait surtout de contrer la douleur. Je crois y être dans l’ensemble parvenue, demeurant ainsi partie prenante d’une pratique qui reste médicale. Ce n’est donc plus la bataille à gagner. Mon engagement actuel ressortit davantage à la notion de service. C’est 18 totalement différent. D’une certaine manière, j’évoquerais une démarche de foi face au sacré de la vie. »1 Ce ”sacré de la vie” a été au cœur des discours et des réflexions de tous les médecins en soins palliatifs que j’ai rencontrés. Avec cette envie de proposer autre chose, des questions émergeaient : Quels peuvent être les moyens d’expression quand les personnes sont épuisées ou démentes ? Comment peut-on aller à la rencontre de ces personnes qui sont parfois “très loin” ? Quels types d’activités créatives peut-on proposer, tout en s’adaptant à ce que les personnes peuvent encore faire, à ce qu’elles veulent faire ou non ? La mise en garde était également très claire : attention, ici il n’y a pas de place pour l’intellectualisation des artistes en quête d’expériences. De cet entretien, j’ai retenu trois mots que j’ai pris comme point de départ pour l’élaboration de mon protocole d’intervention : Proposer un accompagnement modeste - précis - concret Ce protocole a été validé par le médecin et présenté lors d’une réunion à la directrice des soins, le médecin, la psychologue, la cadre des soins, les infirmières, les aides soignantes à l’hôpital de Vaugirard avant le début de mon stage. Il a été imaginé dans un premier temps, à partir des principes de médiation d’artthérapie qui s’appuient sur le cadre de l’accompagnement et le processus d’accompagnement. Ce protocole a bien évidemment évolué pour s’adapter à la réalité du terrain. Il me semble toutefois intéressant de reprendre ce protocole tel que je l’avais imaginé (en italique) et de le confronter à la réalité de mes quatre mois de pratique avec les observations en regard : 1 op. cit. 44 19 1/ Rencontre des équipes soignantes, présentation du protocole d’accompagnement avant le stage Observation : Il était pour moi très important de me présenter et d’expliquer mon le service avec tous les roulements et les récupérations, je n’ai finalement communiqué l’information qu’à très peu de personnes du service. 2/ Avant tout accompagnement, présentation au malade de Valérie Grondin, stagiaire en Art-Thérapie, par un médecin Observation : Cette présentation formelle et « officielle » n’a été possible que mon premier jour de stage. Dans la réalité de l’organisation du service, ceci est pratiquement impossible. Il reste toutefois très important que le malade soit prévenu et au courant de cette proposition de « soin » différent et que cette information vienne du médecin pour ainsi légitimer l’intervention. Quand le médecin prévient le malade, ce dernier peut l’avoir oublié mais il en a déjà entendu parler. Mon premier contact avec le malade est ainsi parfois plus « facile ». 3/ Cadre de l’accompagnement Lieu : Accompagnement dans la chambre du malade Observations : Il y a dans tous les cas intrusion dans l’espace du malade avant toute expérience de création. Il n’y a pas de démarche volontaire de sa part de participer à un atelier de création, il n’a rien demandé et cette « intrusion » ne se fait pas forcément au meilleur moment : sieste, visites, match ou série à la télévision… C’est un élément fondamental dont il faut tenir compte, car avant de rentrer, je ne savais jamais, si ce patient voudrait de lancer dans la création. Dans la Maison Médicale Jeanne Garnier, il existe un atelier d’art thérapie avec une art-thérapeute qui intervient le lundi et le jeudi après-midi. Les malades qui viennent dans son atelier ont fait le choix de venir, que ce soit en marchant, en fauteuil roulant ou dans leur lit que l’on déplace. Tout est possible. Au delà du fait d’avoir des malades qui ont fait la démarche volontaire de venir dans un lieu dédié à la création, il y a également la puissance du groupe qui peut aider à la création. 20 Le malade dans sa chambre est seul face à sa création et à l’accompagnant. Il y a également cette confusion dans la réduction en un seul lieu de chambre du malade et d’atelier. Comment aider le malade à s’extraire de cet espace, de son fauteuil ou de son lit ? Créer un espace symbolique est alors fondamental. Cette symbolique passe par la place du matériel, sa mise en avant de manière visible et l’installation de supports de créations adaptés aux différentes situations. La mise en scène de l’espace à travers ces différents éléments est très importante et transporte donc le malade dans un autre espace symbolique et une autre temporalité à travers la création. Durée de la séance : en fonction du malade - 5, 15, 30, 45 minutes... maximum 1 heure. Il est important de s’adapter et de pouvoir être flexible dans les consignes : une consigne sur plusieurs jours ou une consigne par séance. Observations : Mis à part les personnes qui ne voulaient pas créer, les séances ont été de quinze minutes à une heure quarante cinq. Les premières séances étaient souvent plus courtes, autour de quinze minutes et les séances étaient plus longues quand le travail de création s’installait au fil des semaines. Matériel, dispositif : tout le matériel et les éléments de création doivent tenir dans deux mallettes de peintre (longueur 33,5 cm, largeur 24,5 cm, hauteur 7 cm) qui rentrent toutes les deux dans un grand sac ouvert sur la dessus : il y a une mallette avec des cartes postales, visuels découpés, photos, papiers, matières... et une mallette avec les feuilles et du matériel de dessin (deux boites de pastels secs, dix gros crayons gras de couleur aquarellables, dix feutres de couleur avec une pointe fine et épaisse, deux boites de craies, colle, ciseaux. Les mallettes sont faciles à transporter et à ranger, compactes et peu encombrantes. Chaque mallette a un couvercle peint avec de la peinture de tableau d’écolier qui permet de dessiner avec de la craie. Les couvercles sont inclinables, réglables et peuvent ainsi devenir des chevalets de table. Observations : Le principe du sac contenant les deux mallettes est tout à fait adapté aux contraintes et à la configuration des chambres. Elles me permettent de m’installer dans la chambre sans encombrer tout en marquant une place et en 21 symbolisant une activité potentielle. C’est identifiable pour le malade et pour le personnel soignant quand il rentre dans les chambres et qui sait ainsi que la personne est en création. J’utilisais le couvercle incliné des mallettes au début de mon stage et dessinais à la craie dessus en y intégrant des collages choisis par le malade. Ma pratique a évolué vers des possibilités de travail à la gouache, aux fusains et avec la terre. Je propose de travailler sur une plaque en contre plaqué d’environ 36 cm x 29 cm, plus facile à bouger sur une table ou dans le lit, sur laquelle je fixe une feuille. Les gouaches, la palette, les pinceaux, les fusains, la terre et les mirettes pour travailler la terre sont intégrés dans les mallettes. Ces mallettes se sont donc étoffées en matériel, augmentant ainsi les possibilités de création en fonction du malade, de ses envies et de ses possibilités. 3/ Processus d’accompagnement Se présenter, expliquer au malade : rassurer le malade Écouter, observer, échanger : être au plus juste par rapport au malade, à son état, respecter son refus et ses envies. Observations : Il me semble plus judicieux de parler de rencontre. Tout se joue lors de la première rencontre (même si j’ai à chaque fois l’impression d’être dans une première rencontre). Ce premier contact avec le malade, me présenter et présenter l’accompagnement que je propose de faire avec lui est le moment le plus importante et le plus difficile. Je vais toujours voir un malade quand le médecin a validé le fait que je pouvais aller le voir. Une présentation rapide de sa pathologie m’est expliquée. Ça me permet ainsi de savoir si la personne est alitée, capable d’être dans un fauteuil, si elle parle, entend, si elle peut utiliser facilement ses membres supérieurs, si elle est intubée, sous assistance respiratoire… La complexité est de recueillir les informations, savoir mais pas trop pour ne pas s’enfermer dans une vision médicale du malade, pour pouvoir accueillir la personne plus que le malade. 22 Avant d’entrer dans la chambre du malade, il y a de l’appréhension, toujours, avec la crainte de laisser peut-être échapper une surprise face à son aspect, son handicap qui sera forcement perçu. Rentrer dans la chambre d’un malade que l’on a déjà accompagné ou non est à chaque fois une nouvelle rencontre. L’appréhension de son aspect physique n’est plus avec le temps une barrière. Être avec le malade, comme il est, pouvoir voir la personne au premier plan est quelque chose qui s’est fait progressivement et qui a permis la rencontre et d’être plus présent à la personne. Dans Accompagner jusqu’au bout de la vie, Michèle-Hélène Salamagne parle de « relation d’être à être » et précise : « notre regard parvient à un niveau de perception de la personne qui dépasse aisément l’aspect immédiatement physique. »1 Pour favoriser cette ”relation d’être à être”, pour pouvoir entrer en présence avec l’autre, il faut avant tout être en présence avec soi même, avoir confiance en soi et ainsi pouvoir entrer en confiance. Pour le docteur Salamagne, « Faire du soin palliatif c’est pour soi même une exigence de chaque instant. »2 Car pour pouvoir faire, il ne faut pas vouloir faire. Avant de faire ou de faire faire, il faut se confronter, confronter les regards, la présence, se présenter, prendre le temps des silences, répéter, se voir, se saisir d’une parole, d’un mot. Écouter les résistances, les refus, entendre ce qui est dit derrière les mots, laisser dire, laisser se raconter. Un rapport de confiance doit s’installer, qui prend du temps. Il est alors important de bien expliquer qui je suis, prendre le temps de reformuler et surtout insister sur cet accompagnement par la création plastique qui n’est pas un cours de dessin mais l’occasion d’expérimenter la peinture, d’ouvrir sur autre chose de nouveau que l’on ne connaît pas forcément. C’est s’autoriser d’expérimenter une forme d’inconnue. Accompagner les personnes dans leur création, c’est accompagner les cheminements singuliers et imprévisibles de chaque personne. Avec les malades, chaque jour est différent, être dans l’instant avec chaque patient, être dans le ici et maintenant et ne rien projeter de particulier pour le lendemain... 1 op. cit. 21 2 op. cit. 22 23 Dans la complexité des premières rencontres avec le malade et des suivantes, la question du lien ou des liens est importante. Lien avec le malade, lien avec l’accompagnant, lien dans la création, lien avec la production, lien avec les proches, lien avec les soignants… Le rapport des liens, les uns par rapport aux autres, crée une dynamique qu’il est nécessaire de ”faire vivre ”. Ce lien se travaille et la création aide à le maintenir pour rester vivant. Le professeur René Schaerer aborde la question du lien en soin palliatif : « De même que la personne a plusieurs dimensions dans le temps, elle a aussi plusieurs dimensions dans l’instant qu’elle vit. Je crois profondément que nous existons à travers les liens que nous avons avec les autres. C’est ce lien qu’on essaie de faire vivre, non pas survivre, mais vivre dans les soins palliatifs. »1 Je me souviens du premier malade que le médecin m’a présenté : Monsieur L. 63 ans qui a un cancer de la gorge en phase terminale. La communication est possible même s’il parle très faiblement. C’est un ancien ambulancier, grand fumeur, avec une tendance alcoolique. Il est anxieux. Il “sait” qu’il a un cancer et qu’il va mourir prochainement. Le médecin m’a prévenu qu’il ”s’anesthésie” avec la télé qu’il regarde tout le temps de jour comme de nuit et que ça pourrait être bien de lui proposer autre chose. Il me présente comme une stagiaire en art-thérapie à Monsieur L. qui est dans son lit affaibli. Il me laisse. J’installe mes deux mallettes sur la table roulante. J’explique que je suis là pour passer un petit moment de création avec lui et que je propose d’ouvrir une fenêtre vers autre chose et de le découvrir ensemble. Je lui montre ma mallette avec le couvercle peint en noir. Je lui dit que ce couvercle est comme un tableau d’écolier et que l’on peut dessiner dessus avec de la craie. Comme je lui ai parlé de fenêtre, je lui propose d’en dessiner une fermée, avec 6 carreaux rectangulaires. Avec mes papiers découpés, je propose d’imaginer ce que l’on pourrait voir à travers la fenêtre et je choisis au début des papiers que je déchire aux formes des carreaux et ensuite je lui demande son avis. 1 op. cit. 61 24 Je lui montre que l’on ne sait pas forcément ce que ça représente et que l’on peut imaginer ce qu’il y a derrière et que l’on ne voit pas. Il semble acquiescer de la tête. Il reste un bout de papier déchiré, sur un côté c’est gris, sur l’autre c’est bleu pâle, je lui demande ce qu’il préfère que l’on mette, il m’indique le bleu clair. Il a un léger sourire. Je prends des cartes postales et essaie d’imaginer avec lui les tableaux qui pourraient être derrière la fenêtre. Ça semble l’intéresser et il réagit un peu. Je lui dis qu’il doit me dire quand il veut arrêter et qu’il ne doit pas hésiter. Un peu après il me fait comprendre qu’il souhaite arrêter. Je range le tout et repars. Avant, il me tend la main pour me dire au revoir. Nous sommes restés ensemble environ quinze minutes. Pour moi, cette première rencontre reste marquée par mon inquiétude à laisser du vide, des temps de silences avec ce monsieur. Être avec lui avant de faire avec lui. Qu’est ce que j’ai vu de lui, qu’est ce que j’ai entendu ? Je n’ai pas assez écouté ses envies ou voulu entendre son refus. Avait-il vraiment envie de passer du temps avec une inconnue qui s’introduit dans sa chambre et lui propose un moment de création ? Comment intéresser quelqu’un qui n’a peut être jamais été sensible à la peinture, à la création et qui en fin de vie est sollicité pour un accompagnement créatif ? Je me sens soudain décalée, intrusive, le “cheveu sur la soupe”. Comment rentrer en contact et le rassurer sur cette pratique ? J’ai pensé que de lui montrer, de faire à sa place pouvait être un moyen de rentrer en contact et de ”l’intéresser” sans trop “l’effrayer”. 25 La complexité de la première rencontre a parfois été renforcée par l’appréhension de rentrer dans une chambre. Ce fut le cas avec Monsieur C. que les soignants m’avaient dit atteint de la maladie d’Alzheimer, très agité, désorienté, méfiant, réticent et pas facile à ”apprivoiser”. Ça faisait plusieurs jours que je passais devant sa chambre et que je voyais à travers la porte ouverte de sa chambre qu’il était agité, je n’arrivais pas à rentrer. Je me suis décidée un jour à aller le voir. Il était très agité dans son lit, je me présente. Il me dit qu’il veut partir, que je dois l’aider à partir. Il me prend la main, la serre très fort. Je suis assez impressionnée par sa détresse et lui dis que je ne peux pas partir avec lui mais je lui propose de nous évader autrement. Je lui demande s’il a envie de vivre cette expérience. Il m’écoute, attentif, la tension retombe. Je sors mon matériel et lui propose d’ouvrir une fenêtre sur autre chose, je dessine à la craie une fenêtre ouverte et lui demande ce qu’il aimerait voir à travers cette fenêtre, je lui montre mes photos découpées. Nous nous décidons pour une photo de Paris avec une vue sur le pont neuf. Il se laisse emporter par les photos que je lui montre, les paysages, la nature. Je fais des commentaires. Pour la vitre supérieure gauche, le choix s’arrête sur une photo de la tour Eiffel où on ne voit que la ”tête” et le ciel bleu. Et soudain, après presque vingt minutes un peu hors du temps, où Monsieur C. s’est calmé, détendu, apaisé et intéressé à autre chose que ses angoisses il me dit ”Ce n’est pas ça”, ”On n’y est pas du tout”. La bulle s’est ouverte, il est retourné à ses inquiétudes et ses tourments mais le temps partagé lui a permis de s’évader le temps de la création. Il y a aussi des premières rencontres et des moments « magiques » quand on s’y attend le moins. Le médecin me parle de Madame M. 87 ans qui a des troubles du comportement, difficilement accessible avec une insuffisance cardio respiratoire. Quand j’arrive dans la chambre, Madame M. est dans son lit, sur le côté, calée, elle ne peut pas trop bouger. Je me présente et propose de passer un moment avec 26 elle sans aucune intention particulière de création, juste être avec cette dame. Elle semble épuisée et la communication est lente et difficile. Le temps s’arrête un peu et je rentre dans une autre temporalité, avec les silences, la lenteur des mots des paroles. Je lui parle de dessin, de peinture et lui demande si elle a déjà peint dans sa vie. Elle me dit que oui et qu’elle aimait bien peindre des formes géométriques. Je lui demande alors si elle aimerait peindre, faire l’expérience de la peinture, juste en étant dans le contact du pinceau avec la peinture et du papier. Elle me dit qu’elle ne voit plus et je lui réponds que l’on peut quand même faire cette expérience sans voir. Je sens alors que quelque chose s’est un peu ouvert et qu’il y a un peu d’envie. Je lui propose alors de tenter l’expérience et de choisir deux couleurs, je la sens alors se laisser porter, guider par ce que je lui propose : elle veut du rouge, un vrai rouge vermillon et du vert qu’elle préfère clair. Elle sait ce qu’elle veut. Je lui prépare une palette, un verre d’eau, je fixe du papier sur la planche de bois que je mets sur son lit près de sa main. Je lui demande de choisir le pinceau juste par le toucher en sentant les différents bouts. Avant de commencer, je lui propose de toucher la feuille, de sentir le grain du papier, est-il chaud, doux, sec, avec du relief…? Je lui donne comme consigne de dessiner un labyrinthe avec des traits et de se laisser entrainer par ces lignes qui forment un chemin avec une entrée et une sortie. Elle veut commencer avec le rouge, elle ne regarde pas la feuille et à peine le pinceau est-il sur la feuille qu’elle commence à raconter une histoire : « là, je dessine un buffet et je mets dessus un pichet.. » je lui demande si elle veut changer de couleur, elle veut du vert. Elle dit qu’elle aime le vert, que c’est sa couleur préférée et que quand elle dessinait avec son père des formes géométriques, son père lui disait que ce n’était pas du dessin. Elle répète à plusieurs reprises que son père dessinait très bien. Je lui remets régulièrement de la peinture sur son pinceau et elle continue son voyage imaginaire : ”là je fais une table, il y a bien quatre pieds à ma table ? et il y a une assiette sur la table…. ” Son récit intérieur se poursuit et je ressens alors une émotion de bonheur incroyable, d’être là avec Madame M. et de découvrir une autre personne qui voyage sur cette feuille, dans son lit, prend possession du pinceau et dessine sans même jeter un regard à son dessin. Un large sourire illumine à plusieurs reprises son visage. La séance se termine, je lui demande si elle souhaite garder ou accrocher le dessin. Elle veut que je l’accroche. Je la salue et repars très émue par 27 ce magnifique moment. Pour Tanguy Châtel, « L’accompagnement doit pouvoir échapper au temps, s’échapper un temps, et s’affranchir du savoir et des histoires. Quelle serait la réelle bienfaisance d’un accompagnement qui démarrerait sur un cortège de “Je sais déjà que…“, qui nierait à l’être humain sa nature même d’être changeant en le réduisant à un déjà connu. L’accompagnement est donc une chance de sortir du temps, de sa linéarité, pour accéder, même furtivement, à un jamais vu. »1 Je n’avais, en arrivant dans sa chambre, aucune attente, sans savoir, j’étais juste dans le plaisir d’être là avec elle et de passer un moment avec elle. Cette sérénité, ce plaisir ont très certainement contribué à rendre ce moment de partage et de création possible. On peut ainsi noter comme l’écrit Jean-Pierre Klein dans le Que sais-je ? : « La forme de la rencontre est à chaque fois à inventer et qu’elle fait sens. »2 Cette capacité à « être » avec le malade sans vouloir « faire », je l’ai développé tout au long de mon stage. Mon calme et ma sérénité intérieurs avaient une grande influence sur ma qualité de présence. Monsieur K. est arrivé le dernier jour de mon stage. L’équipe me prévient qu’il est iranien, assez désorienté, il s’exprime très difficilement en français et parle plutôt anglais. Ma rencontre avec lui va se faire dans la salle commune où il est en fauteuil roulant à une table. La salle est vide. Je viens vers lui, me présente et lui demande si je peux m’asseoir à sa table. La conversation se fait en anglais mais la communication est difficile. Je lui montre mon matériel, lui explique que je peux lui proposer un temps de création mais ça ne semble pas l’intéresser. Je sens que 1 Tanguy Châtel, Vivants jusqu’à la mort, Paris, Albin Michel, 2013, p. 28. 2 op. cit. 35 28 je vais trop vite pour lui, il n’est pas prêt, il n’a pas envie. Je range l’ensemble et lui demande s’il veut être seul ou s’il préfère que je reste un peu avec lui. Il souhaite que je reste. Le silence s’installe, seules nos deux présences silencieuses nous font nous rencontrer. Notre vraie rencontre s’est faite au delà des mots et dans cette présence à l’autre. Il gémit, se plaint dans une langue que je ne comprends pas toujours mais il sait que je suis là. Au bout de vingt minutes, je lui demande s’il a envie de vivre une « aventure avec moi », de vivre une expérience. Il ne sait pas trop. Je prends mon matériel et prépare une feuille de papier sur mon support en bois. Je prends conscience que mon matériel qui au début était comme un intrus dans cet univers à alors une toute autre place, il est vu autrement et monsieur K. lui fait une place. Je lui propose de choisir une couleur de gouache : il veut du rouge, le plus vif. Je lui donne un pinceau et j’en prends un également. Je commence alors à dessiner des points sur la feuille blanche, sans parler. Il les voit, prend de la couleur et dessine à son tour face à mes points. Je choisis pour moi alors une autre couleur, le vert. Je dessine des traces en vert et monsieur K. sans parler, me répond avec ses traces rouges : un dialogue de couleurs va alors se jouer dans le silence et dans l’observation de ces jeux de pinceaux. Monsieur K. demande régulièrement ”c’est bien, ça suffit” et semble vouloir s’arrêter mais continue spontanément. La surprise se lit dans son regard, il continue par des coups de pinceaux fins et précis. Le temps s’est arrêté. La séance se termine après trente minutes de ce dialogue coloré. Je lui propose d’accrocher son dessin dans sa chambre, il veut bien. Et parfois rien n’est possible car la personne décide de refuser. Il y a dans le refus des personnes la possibilité d’affirmer leur ultime liberté dans un environnement où elles se savent condamnées, où il ne leur est plus possible de dire non. Tout leur est imposé : la chambre, l’environnement, les soins, les horaires, les repas, les 29 visites parfois… jusqu’à la mort. Quand j’ai rencontré Madame R. ancienne professeur à Science Po, mariée comme elle me l’expliquait depuis 52 ans à un peintre côté, cette « maîtresse femme » encore dans le contrôle disait qu’elle ne voulait pas trop de visites pour garder ses forces pour sa famille. Elle ”gérait” ses forces comme elle avait dû organiser sa vie, avec détermination. Son refus était aussi pour elle la possibilité d’affirmer qu’elle était toujours vivante pour décider : ne rien subir jusqu’au bout, sauf la mort. Avant de partir elle me dit : ”vous savez je n’ai pas besoin d’art-thérapie, j’ai toujours vécu avec un artiste”. Il aurait été, dans tous les cas, difficile pour elle de s’autoriser à aller sur le territoire artistique de son mari… Ces refus ont une vraie valeur que l’accompagnant doit accepter et respecter. Il est préférable d’entendre le refus du malade, de le laisser l’exprimer plutôt que de décider à sa place que ce ne sera pas possible en n’allant pas dans sa chambre. Ces refus permettent au malade d’affirmer qu’il a toujours du pouvoir sur sa vie, la possibilité de choisir. Comme dit Camus dans L’homme révolté, être homme, c’est pouvoir dire non : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement ».1 Madame R. était une femme révoltée dont les « non » affirmaient son mouvement vers la vie, telle qu’elle le souhaitait jusqu’à la fin. Norbert Elias intitule un de ses livres « La solitude des mourants » décrivant ainsi la solitude des occidentaux au moment de l’agonie, anticipée par la solitude dans les maisons de retraite. Il écrit : « Autrefois, l’agonie des êtres humains était une affaire beaucoup plus publique qu’aujourd’hui. Il ne pouvait en être autrement, ne serait-ce que parce qu’il était plus inhabituel que les hommes restent seuls. »2 J’ai pu constater des inégalités considérables de ”mourants” très entourés, avec toujours deux ou trois personnes dans la chambre qui se relaient pour assurer une présence, et la solitude insupportable de personnes sans famille, sans amis qui meurent seules. Madame B. est morte un matin seule, ses affaires regroupées dans un sac attendaient à l’accueil que quelqu’un vienne les chercher. Elle avait 1 Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, « Collection Folio Essais », 1985, p. 27. 2 Norbert Elias, La solitude des mourants, Paris, « Christian Bourgeois éditeur », « Collection Titres », 2012, p. 31. 30 pourtant eu un bon poste à la télévision comme elle me l’avait un jour expliqué, lors d’un bref moment de lucidité. Que lui restait-il à la fin de sa vie, dans cette chambre ? Sa peur, sa terreur de la mort qui se lisaient sur son visage et qui la rendaient agressive. Elle imaginait des kidnappeurs qui la maintenaient en otage et qui demandaient une rançon à sa famille. ”Des gens me cherchent” disait-elle, ”tout ça va très mal finir”. Quand je lui ai demandé si elle voulait faire l’expérience de la peinture, elle me répondait que je n’avais rien compris, ”c’est très grave”. Elle était dans son monde, il n’était pas possible d’y entrer. J’ai pu juste ce jour là l’écouter parler et libérer sa détresse agressive sur moi. Je l’ai laissé parler presque quarante cinq minutes, je l’ai laissé me dire que j’étais bête ou que je faisais partie du complot. À la fin, avant que je la laisse, un peu apaisée, un faible sourire est apparu avec son constat que j’étais la première avec qui elle avait autant parlé depuis qu’elle était arrivée. Je l’ai laissée à sa solitude, à ses peurs, à sa détresse. J’ai eu l’impression ce jour là de lui avoir permis de créer un espace où sa parole pouvait s’exprimer, où elle pouvait dire. Pour les personnes très entourées, la difficulté est de trouver du temps et de la disponibilité pour la création. Monsieur B. ancien professeur de sport, avait tous les jours la visite de sa femme. Je vais le voir et me présente un jour où sa femme n’était pas là. Il est allongé, la télévision allumée avec un match de tennis de Roland Garros. Pour ce passionné de tennis, je tombais très mal. Arrive, quelques minutes après, sa femme. J’explique donc à Monsieur B. ce qu’il serait possible de faire lors d’une prochaine visite et sa femme répondait systématiquement à sa place, à savoir que cela ne l’intéresserait pas. Cette expérience m’a beaucoup servie à considérer que la rencontre doit se faire sans un tiers témoin. Cette première rencontre entre l’accompagnant et le malade est précieuse et doit se faire dans une intimité préservée sans témoins susceptibles d’influencer la décision du malade. 31 Propositions, invitation : A partir de visuels - peintures figuratives, peintures abstraites, photos... - format carte postale A partir de couleurs - peinture, photo, papier... - format carré 5 x 5 cm A partir de matières - papier matière avec relief, carton, plastique, cuir, ruban, tissu, feutrine, laine - format environ 5 x 5 cm Pour regarder, observer, toucher, décrire, ressentir Accompagner la création A partir de visuels, de couleurs, de matières pour choisir, sélectionner, couper, déchirer, froisser, poser, placer, superposer, associer, construire, coller, scotcher, dessiner, peindre, tracer… Observations : Il y a eu deux temps dans mon stage : le premier temps, le premier mois et demi où j’étais dans la croyance de ce qu’il était possible de faire avec les malades et où je me limitais et le second temps où je me suis autorisée à aller dans des territoires que je n’imaginais pas possible au début. Premier mois et demi : Il y a beaucoup de retenue de ma part et je reste dans le collage en n’osant pas trop demander de faire et en faisant à la place des malades. Ils me disent qu’ils sont fatigués, qu’ils ne voient plus, qu’ils ont mal à la main. J’imagine qu’effectivement c’est difficile pour eux de rentrer dans la création quand ils n’ont jamais dessiné avant. Je ne veux pas les ”déranger” d’une certaine manière. Mes croyances me limitaient et limitaient la possibilité d’implication des malades. Je croyais qu’ils ne pouvaient pas faire et que je devais faire à leur place et effectivement ils ne faisaient pas… La qualité de présence au malade y est pour beaucoup car je voyais et on me disait des choses mais je n’allais pas au delà de ce qui m’était dit. J’étais perdu dans les pertes que les malades me renvoyaient et je ne savais pas quoi en faire. Après le premier mois et demi : Je me libère en osant proposer d’autres techniques comme la peinture, le fusain, les pastels, la terre… J’accepte d’être avec le malade dans le silence, dans son temps et de recevoir ses mots, d’entendre ce qu’il me dit et ce qui n’est pas dit. Je me sens plus à l’aise avec les pertes des malades (ne pas voir, avoir mal à la main, être fatiguée, ne plus communiquer, être désorienté) et j’accepte qu’elles deviennent la matière des créations. Cette nouvelle posture par 32 rapport aux malades les a libérés et a ainsi rendu la création possible. Je n’ai plus fait à la place des malades. Je me rends compte que je mettais mes propres limites et que j’étais dans la croyance de ce qui était possible ou non pour les personnes : je n’étais pas présente à ce qu’elles étaient, dans leurs faiblesses, leurs pertes et dans leur capacité malgré tout à créer. Devenir de la création : La création appartient au malade et à sa famille ensuite Possibilité d’afficher la création dans la chambre. Observations : Les malades souhaitent souvent accrocher les créations sur les murs de leurs chambres. Le risque est que ces créations soient l’occasion de remarques déplacées ou de critiques : « Qu’est ce que ça représente, on dirait un dessin d’enfant, c’est quoi ce gribouillage, moi je trouve ça triste, c’est pas très ressemblant… ». Il est alors très important de sensibiliser et d’expliquer aux équipes soignantes ou aux proches ce qu’est un atelier d’art-thérapie. L’objectif n’est pas de ”faire du beau” ou du ”ressemblant” mais d’être dans une posture de création. L’interprétation sauvage des œuvres n’a aucun intérêt et ne fait pas partie de la démarche. 4/ Restitution et présentation du travail d’accompagnement avec les malades Au bout d’un mois et tous les mois, au chef de service et à l’équipe soignante. Présentation du protocole d’accompagnement et de son évolution, des expériences vécues, des questions, des interrogations, des suggestions... Retour du médecin et de l’équipe soignante, remarques, suggestions, ajustement, optimisation... Remarques : Des retours réguliers au chef de service ont été possibles mais aucune restitution n’a été faite pendant mon stage aux équipes soignantes que je croisais. Une réunion a été organisée avec la présentation de mon protocole et de son bilan un mois après la fin de mon stage. 33 L’accompagnement des créations de Madame N. à l’hôpital de Vaugirard J’ai choisi de vous présenter le cas de Madame N. que j’ai accompagnée sur plus d’un mois et demi avec au total treize séances. Madame N. a 85 ans avec un cancer qui s’est généralisé. Cet accompagnement me semble intéressant par rapport à l’évolution des consignes, du cadre, de mon positionnement et de l’implication de Madame N. Je vais donc vous décrire brièvement les treize séances avec en regard les productions et ferai un bilan de cet accompagnement. Vendredi 19 avril 2013 : Madame N. est arrivée la veille. Je vais la voir, elle est dans son fauteuil, je me présente et lui explique ce que je propose. Je ne pensais pas rester et faire une séance avec elle car souvent je laisse à la personne le temps « d’arriver et de s’installer » dans ce service, dans sa chambre, dans ce nouveau rythme. Finalement le contact passe bien, je la sens intéressée et je lui montre mon matériel, mes mallettes et dessine à la craie une fenêtre sur le couvercle. Progressivement, je lui propose d’imaginer ce qu’elle aimerait voir à travers cette fenêtre et lui présente les cartes postales. Elle me dit qu’elle veut des arbres. Je ne trouve qu’une carte avec des arbres en noir et blanc, très graphique, ça a l’air de lui plaire. Elle me dit que c’est bien car il y a un chemin. Je lui propose de placer la carte sur le dessin mais en vertical pour que ça rentre dans la fenêtre. Je lui dis que c’est aussi intéressant de voir ces arbres dans un autre sens à travers la fenêtre. Je lui demande alors ce qu’elle aimerait voir à travers les vitres. Elle me parle de fleurs, je lui demande de quelle couleur, elle dit rouge. Elle sait à chaque fois vraiment ce qu’elle veut. Je choisis un papier vert et dessine. Pour l’autre fenêtre, elle choisit un papier bleu que je découpe aussi en gros aux dimensions de la fenêtre, elle veut aussi des fleurs, je lui propose de dessiner des tulipes qu’elle veut en fuchsia avec tiges vertes. Je lui demande si ça va et si elle veut que l’on continue. Elle me réponds : « Tant que ce n’est pas moi qui fais les choses ça va ». 34 Le téléphone sonne. Nous arrêtons. Son fils arrive aussi. La séance a duré environ quinze minutes. Lundi 29 avril 2013 : Madame N. est agitée, dans son fauteuil quand j’arrive, on lui a volé son porte monnaie. Elle a besoin de parler, elle est très en colère. Je l’écoute. À un moment je lui demande si elle souhaite que je reste pour faire une séance : elle accepte. Je lui montre la fenêtre que nous avions faite la fois précédente sur le couvercle/tableau et je lui propose d’en faire une cette fois-ci sur une feuille blanche avec des collages de papier. Elle avait beaucoup parlé d’arbres la fois dernière, je lui propose de créer à l’intérieur de cette fenêtre une forêt magique avec des arbres imaginaires à partir de collages. L’idée l’intéresse, je lui présente des visuels découpés qu’elle choisit mais sa première réaction est de toujours vouloir que je choisisse à sa place : ”Vous savez mieux que moi, choisissez, vous”. Quand l’intérieur de la fenêtre ouverte est terminé, je lui demande ce qu’elle aimerait voir à travers le carreau du haut, ”des carreaux” me répond-elle ! Je lui présente différents échantillons de papier pour construire le carreau avec un motif en carreau. Pour le carreau du dessous, elle veut des fleurs et commençons donc une composition de motifs de fleurs. Mis à part les papiers qu’elle choisit, je fais tout : je découpe, je colle, je place. A chaque fois que je lui ai suggéré de prendre les ciseaux pour découper ou de coller, elle ne voulait pas, prétextant qu’elle avait mal à la main et qu’elle ne voyait pas. Elle reçoit un coup de téléphone. La séance s’arrête. La séance a duré trente minutes. 35 Mardi 30 avril 2013 : A peine arrivée dans la chambre de Madame N. elle me dit : « Alors on la termine cette fenêtre ? » Elle est dans son fauteuil. Nous finissons le carreau avec les fleurs, continuons avec celui en haut à droite qu’elle veut avec des plantes et celui en dessous avec des oiseaux. Dans mes échantillons je n’ai pas de photos d’oiseaux, je trouve toutefois un cygne en diamant qui lui convient. Elle sait vraiment ce qu’elle veut, même si elle ne fait pas les diverses manipulations de découpe et de collage, elle est « active » à sa manière. Il était important pour elle de remplir tout l’espace vide autour de la fenêtre et ne laisser aucun blanc. Ses choix se porteront sur des visuels d’objets en bois pour symboliser les arbres, des photos de végétaux, de feuillages, de légumes pour la végétation et de visuels dans les jaunes pour la lumière du soleil. Pendant le collage elle me parle de sa passion pour la série « les feux de l’amour » avec surtout son bonheur à écouter la musique du générique. Elle s’illumine à cette évocation. Quand la fenêtre est terminée, elle dit : « Ça me plaît, je vais l’encadrer quand je rentrerai ». Elle me parle de la prochaine séance où elle veut que l’on fasse une fenêtre avec un rebord et un balcon avec des pots pour planter des fleurs. Je lui dis que la prochaine fois elle pourra aussi découper les visuels. Elle répond : « Oui, pourquoi pas ». Je la laisse. La séance a duré une heure. 36 Jeudi 2 mai 2013 : Madame N. est dans son fauteuil et se souvient très bien que l’on doit dessiner un balcon avec des pots et des fleurs. Je dessine le cadre de la fenêtre et propose de faire des rambardes en fer forgé, je lui dis qu’on dirait plus des ”bretzels” qu’une rambarde, ça la fait rire. Je dessine les pots, elle en veut quatre et carrés. Je propose de colorier au feutre les pots et lui fais choisir les couleurs. Avec humour je lui dis que je ne vais pas tout faire et que les pots, elle les colorie. Malgré un peu de résistance, elle va colorier tous les pots de couleurs différentes en s’appliquant avec beaucoup d’attention. Comme le résultat ne lui semble pas satisfaisant car il reste du blanc elle me demande de les reprendre pour les améliorer. Elle veut de la couleur pour la rambarde et me demande de choisir les couleurs. Finalement elle se décide pour du orange et du jaune. Je lui demande : ”Et les bretzels, on les fait de quelle couleur ?” Elle me dit : ”De la couleur des bretzels, marron !”. Nous créons ensuite un montage de fleurs fantastiques pour les jardinières. Elle insiste pour que tous les blancs soient recouverts, soit de papier découpé, soit au feutre. A la fin, elle trouve que ça manque d’oiseaux, elle aimerait des oiseaux. Je trouve dans une revue un oiseau et des papillons que je découpe. Avec un haussement d’épaule elle semble dire, que s’il n’y a pas mieux on se contentera de ça. Je les place aux endroits qu’elle souhaite même si elle me dit toujours de choisir à sa place. La séance a duré une heure trente. Vendredi 3 mai 2013 : Madame N. est au téléphone quand j’arrive et me demande de revenir dans quinze minutes. « Alors, qu’est ce qu’on fait aujourd’hui ? » me demande-t-elle quand j’arrive. Je lui propose de dessiner un potager imaginaire vu d’avion en jouant sur les couleurs. « Si vous voulez » me répond-elle. Je propose de jouer avec les couleurs des parcelles de « légumes ou de fruits » que je dessine en fonction de ce qu’elle me dit : salade, carottes, radis, 37 fraises, aubergines… Je lui dis que je dessine aux pastels des légumes fantastiques. Elle me raconte qu’elle aime beaucoup composer des tables avec des légumes coupés pour les entrées. Quand la feuille est à moitié remplie de parcelles, elle me demande de faire des feuilles pour remplir plus rapidement l’espace du dessus. Elle choisit un pastel vert et je commence à dessiner mais je sens que ça l’énerve car ce n’est pas comme elle voudrait. Je lui propose de prendre le pastel et de le faire comme elle le veut. Après une petite résistance, elle se lance dans des traits verticaux qu’elle va faire jusqu’au bout. Elle veut que je complète en faisant des fleurs avec de la couleur. Je lui propose de le faire ellemême. Elle ne veut plus, elle veut que je termine. Elle reparle à la fin des compositions de légumes découpés et qu’elle voudrait faire ça la prochaine fois. La séance a duré une heure. Lundi 6 mai 2013 : Quand j’arrive dans la chambre, Madame N. est dans son lit et son fils est là. Elle ne me reconnaît pas sur le moment. Elle me demande de repasser dans trente minutes. Consigne : La table Nous savons que nous allons recréer la table et les plats que Madame N. faisait en entrée à ses invités. Je propose des papiers de couleur plus grands que les autres fois. Elle choisit du orange pour le fond. Avec un compas je trace des cercles pour la table et le centre ou se trouveront les plats. Madame N. me dit qu’il y a les carottes râpées. J’essaie de dessiner les carottes mais ça ne ressort pas sur le fond orange. Je n’y arrive pas, ça énerve un peu Madame N. Je propose de dessiner les carottes râpées sur un fond jaune en rond. “Si vous voulez”. Elle sait ce qu’elle veut, je sens une frustration de sa part de ne pas retrouver et de ne pas pouvoir mettre en image exactement comme dans ses souvenirs. Je fais ensuite les cornichons, les blancs d’oeufs durs, les jaunes et là encore, elle s’énerve un peu car je ne fais pas exactement comme elle veut, je ne 38 comprends pas ce qu’elle veut. Je suis un peu perdue.... Les câpres enroulés semblent mieux lui convenir. Il reste de la place avec beaucoup de vide, je propose de mettre des tomates. Il reste encore de la place, elle propose de mettre des olives. Elle me dit qu’elle adore les olives avec des câpres dedans. Elle se détend, ça lui plait. Nous faisons les assiettes et je propose de faire des assiettes différentes avec des fleurs. Elle me dit qu’elle a vu dans un magazine une page avec des fleurs. Elle me demande de chercher la page. Je ne la trouve pas mais je découpe d’autres photos de fleurs. Je découpe des ronds dans les images qui lui plaisent. Elle me dit souvent qu’elle aime les oiseaux mais j’ai du mal à trouver des photos d’oiseaux. Nous faisons une assiette avec une photo d’un poussin. Ça l’amuse, ça lui plait beaucoup. Elle me dit qu’il manque les couverts, je les dessine et je mets aussi les verres. Elle regarde le résultat, elle veut que nous rajoutions les serviettes. Je lui propose de découper dans du papier rouge les serviettes. Ça lui va. Elle veut que l’on rajoute des choses dans les coins de la feuille car elle trouve ça vide. Je lui propose de coller des papillons que nous avons trouvés et des fleurs au coin. Ça lui plait beaucoup, elle est très contente. Nous finissons, elle est apaisée, moins agitée qu’au début. J’accroche le dessin au mur à la place qu’elle m’indique. Lundi 13 mai 2013 : Consigne : Le jardin fleuri - Le bouquet de fleurs J’ai apporté un magazine sur les fleurs et les jardins. 39 Madame N. choisit la couleur de la feuille. Elle veut une couleur vive. Je propose que nous sélectionnions les fleurs que nous trouvons belles pour notre jardin/bouquet. Nous faisons “notre marché” : ça la fait rire. Une fois cette première sélection faite, nous choisissons les fleurs que nous voulons garder et je redécoupe en fonction du format de la feuille. Madame N. est fatiguée, dans son fauteuil et me laisse tout faire. Je lui propose de choisir et sélectionner des fleurs, ce qu’elle fait. Je place les fleurs sur la page et lui demande si ça lui convient. Elle est contente et dit que c’est très beau. Je colle les fleurs sur la page. Madame N. regarde le résultat et dit qu’il y a un vide en bas et qu’il faut mettre une fleur. Elle insiste. Je propose de placer une rose qu’elle aimait et que nous n’avions pas mise. Je découpe, détoure la rose et la colle. Madame N. est très contente. Elle dit qu’elle le donnera à sa petite fille. Madame N. me fait remarquer qu’il reste des vides jaunes. Je propose de les remplir avec des herbes dessinées aux pastels comme la dernière fois. Je lui propose de les dessiner elle-même mais elle ne veut pas, elle dit qu’elle ne voit pas. Je dessine donc aux pastels gras des feuillages et des fleurs de couleur. Une fois terminé elle trouve ça très beau, elle est très contente. Je propose de l’accrocher au mur avec les autres. Elle me dit exactement où le mettre, à quelle place. Elle sourit en précisant que l’on va remplir le mur. Madame N. a reçu un coup de fil à 16h45 pendant l’atelier et a demandé à ce que la personne rappelle à 17h. Madame N. était fatiguée et n’a pas voulu dessiner. Elle me remercie à plusieurs reprises à la fin quand je pars. Je lui dis que je reviendrai demain. Nous devons réfléchir à une nouvelle consigne. Madame N. me reparle du fait qu’elle s’est endormie après déjeuner et qu’elle s’est réveillée sans plus savoir quelle heure il était. J’ai l’impression que ça l’a perturbé. Elle m’en parle à plusieurs reprises. 40 Mardi 14 mai 2013 : Consigne : La fenêtre Avant de commencer Madame N. me fait remarquer qu’il reste des vides sur le dessin d’hier. Elle souhaite que l’on rajoute des fleurs. Nous en choisissons deux autres et nous les plaçons. Ça lui convient, elle est contente Madame N. aime beaucoup la première fenêtre que nous avons faite ensemble. Elle aime l’ouverture. Je lui propose d’en refaire une, elle veut bien mais une plus grande et verticalement. Elle choisit un fond jaune et insiste sur le côté vertical et une grande fenêtre. Elle veut des arbres dans l’ouverture, nous en sélectionnons et je propose de travailler sur le rythme des différents troncs en faisant un montage. Je lui montre et ça lui plait. Dans les carreaux, elle veut des fleurs. Je propose pour un carreau d’y mettre des chimpanzés, des feuillages, un oranger et une grosse fleur. Elle veut que l’on continue le contour pour ne pas laisser de vide. Nous continuons avec des troncs d’arbre à gauche et à droite, de l’eau avec une racine et un ciel coloré. Elle voulait de la couleur sur le contour. Ça lui plait beaucoup. Elle est contente. Je le place sur le mur. 41 Je ne suis pas satisfaite de cette séance qui est longue, où je fais tout et Madame N. est juste observatrice. Je sens que je fais fausse route et que ces séances ont pris un rythme et une tournure qui ne va plus. Je vois le médecin, je lui dis que Madame N. parle de revenir chez elle. Il me dit que c’est tout à fait possible et qu’ils sont en train de voir avec l’assistante sociale pour organiser son retour. Cela conforte mon impression que Madame N. peut faire plus qu’elle ne le dit mais que sans doute je m’interdis de la faire rentrer dans des consignes où elle serait plus impliquée. Elle me place face à mes propres limites. Les discussions avec l’art-thérapeute de Bretonneau me permettent de prendre conscience qu’effectivement je fais fausse route avec Madame N. Je dois lui proposer d’être plus “active”, la connecter à ses propres sens et de composer avec ses pertes (elle dit ne plus voir). Lundi 19 mai 2013 : Consigne : Le fusain J’arrive et dis à Madame N. que nous allons vivre aujourd’hui une nouvelle aventure, très différente. Je propose à Madame N. de choisir sa feuille non pas avec les yeux mais avec la main, de ressentir les différences. Je lui présente différentes feuilles, elle n’est pas très à l’aise, ne dit pas trop ce qu’elle sent et dit surtout “oui c’est bien”. Je lui demande quel type de feuille elle souhaiterait et dit “c’est comme vous voulez”. Elle choisit finalement une feuille plus douce et lisse. 42 Je lui propose de dessiner un trait avec le fusain en diagonale. Je lui montre sur ma feuille. Elle le fait. Je lui demande ensuite de dessiner un trait le plus rapidement possible. Elle le fait. Je lui propose de continuer et de ressentir le fusain sur le papier, l’impression que l’on a. Elle ne sait pas, “je fais quoi ?”, me demande d’où elle doit partir. Je lui dis que c’est bien de ne pas savoir, de se laisser aller et porter par le dessin. Je lui montre comment prendre le fusain à plat et comment dessiner pour obtenir des effets et des noirs différents. Par vague elle se lance, s’arrête, semble abandonner et laisser son dessin pour regarder ce que je fais. Elle est plus intéressée par mon dessin que par son propre dessin. Je lui propose de continuer mais elle me dit qu’elle ne voit pas. Je lui propose alors de continuer son dessin en fermant les yeux et de sentir le dessin. Elle le fait mais à du mal à le faire longtemps. Je propose d’écouter le bruit du fusain. Elle me dit “vous allez terminer mon dessin”, il n’est pas fini. Je lui demande pourquoi elle a l’impression qu’il n’est pas fini. “Parce qu’il est plus clair que le votre, ça ressemble à des arbres”. Je lui dis que c’est à elle de finir son dessin et que je n’interviendrai pas dessus. Elle continue un peu et s’arrête. Je lui propose de signer son dessin mais elle ne veut pas. Je lui fais remarquer les différents traits qu’elle a fait et l’énergie qu’on sent à travers ces traits. Elle semble un peu agitée et perturbée que je ne termine pas son dessin. Je propose malgré tout de l’accrocher avec les autres. Mardi 21 mai 2013 : Suite du fusain C’est normalement notre dernière séance ensemble car elle rentre lundi prochain chez elle. Elle veut que nous reprenions son dessin au fusain car elle le trouve trop clair et pas fini. Elle trouve le mien beaucoup mieux. Je lui propose de le reprendre aux pastels gras pour intégrer de la couleur. Elle choisit les couleurs et 43 va progressivement se laisser ”embarquer” par ce rythme des traits avec cette matière, essayant différentes façon de travailler le pastel : à plat, en aplat, avec le bout pour obtenir des traits d’épaisseurs différentes. Le travail se fait en silence, dans le plaisir de cette découverte. Elle arrête et semble sortir de son parcours hypnotique, elle regarde et voit alors ce qu’elle a fait, surprise. Elle est satisfaite de ce qu’elle a fait et signe de ses initiales. Je laisse entendre que la séance est finie mais elle ne veut pas s’arrêter comme ça. Je lui demande si elle souhaite faire un autre dessin et elle me répond qu’elle veut faire une fenêtre, car elle aime bien les fenêtres. Je dessine donc sur un papier blanc une fenêtre ouverte et lui propose de colorier les ouvertures avec les pastels aux couleurs de son choix. Le travail se fait une fois de plus dans le silence, sans beaucoup de commentaires. Quand elle estime qu’elle a fini de colorier elle dit qu’elle veut un oiseau au milieu de la fenêtre, je cherche mais je n’en trouve pas dans mon stock. Nous cherchons dans un magazine qu’elle a et nous trouvons une photo de chiot qui lui plait. Je le découpe et le colle à l’emplacement qu’elle souhaite. Elle ne veut plus intervenir personnellement sur le dessin, comme si son implication l’avait épuisée. Elle me dit qu’elle voudrait que je rajoute ”Bienvenue” dans le bas devant l’ouverture qu’elle voit comme un tapisson. Elle ne veut pas l’écrire elle-même. Je n’insiste pas. Il y a un peu d’émotion contenue en nous quittant. La séance a duré une heure trente. 44 Mardi 28 mai 2013 : Consigne : Le cercle Finalement Madame N. est encore là car elle est tombée le jour de son départ et s’est blessée à une côte. Son retour chez elle n’était donc plus possible. Les ”retrouvailles” sont chaleureuses. ”Alors qu’est ce qu’on fait aujourd’hui ?” me dit-elle. Je lui dis que nous allons vivre de nouvelles ”aventures” en utilisant une nouvelle technique : la peinture, la gouache. ”Comme vous voulez” Je dessine un cercle car Madame N. ne veut pas. Madame N. choisit cinq couleurs de gouache, et je lui propose de sélectionner le pinceau et le papier juste au toucher et de les choisir en fonction de son ressenti. Je lui propose de remplir la feuille en partant du centre, à partir d’un point au centre. Début timide, ne sait pas trop et progressivement joue avec les couleurs, fait des traits, des points et remplit la feuille. “C’est pas mal, c’est une belle assiette” dit-elle. Elle me demande de finir mais je refuse en lui disant que c’est sa peinture. Elle continue à remplir les vides, c’est toujours très importants pour elle et applique la couleur en jouant avec les mélanges. Je lui propose de signer mais elle me demande de signer à sa place. Je lui prépare un pinceau avec de la peinture plus liquide. Elle veut écrire ses initiales au centre du dessin, commence mais n’est pas satisfaite. S’énerve, n’est pas contente car ça fait une masse. Essaie de rectifier en ajoutant de la peinture mais dit qu’elle fait un paquet. Ça la perturbe. Elle me demande de rectifier le “paquet”. Je lui dis que je ne peux pas le faire à sa place, je plaisante en disant que l’on va lui mettre de la ficelle avec un noeud. Je propose de transformer le paquet en lui mettant des yeux et une bouche. Elle ne veut pas voir cette tâche, ce visage qui la dérange. Elle est devenue d’un coup très agitée. Elle me demande de coller quelque chose dessus. Nous cherchons dans des magazines un oiseau, un animal... Finalement, elle veut une fleur en diamant. Je la colle sur le ”paquet”, elle s’apaise et va mieux. Je propose de l’accrocher mais me demande de découper le contour. 45 Madame N. me place face à mes limites : résister à faire à sa place, comment réagir face à l’énervement et à l’apparition de quelque chose qui dérange ? La séance a duré une heure. Jeudi 30 mai 2013 : Consigne : Le pointillisme Je propose à Madame N. de travailler à nouveau avec la gouache mais d’expérimenter une nouvelle technique, c’est à dire le pointillisme. Je lui montre sur des cartes postales des exemples d’artistes qui ont travaillé le pointillisme en lui expliquant qu’il y avait parfois des doubles lectures de près et de plus loin ou des motifs se créent. Je lui explique qu’elle ne va pas utiliser de pinceau mais des baguettes, elle est un peu surprise mais un peu résignée car elle est de plus en plus habituée à ce que je lui propose des choses qui la surprennent ! Je lui demande de toucher les deux extrémités de la baguette, elle sent qu’il y a un bout fin et un bout carré. Je lui montre comment elle va pouvoir utiliser les deux bouts avec la peinture pour obtenir des effets différents. Je lui propose de commencer sur la feuille en expérimentant ces points et de se laisser aller dans le dessin qui va apparaître au fur et à mesure. Comme toujours avant de commencer, elle tente en me demandant que je le fasse à sa place. Finalement elle se lance doucement, à son rythme. Elle n’est pas très à l’aise avec cette technique, c’est très lent. Je la sens fatiguée. ”Faites le ça va aller plus vite”, je lui dis que nous avons tout notre temps et lui montre qu’elle peut aussi utiliser le bout carré, plus gros. Elle s’impatiente. Son fils arrive. Nous arrêtons donc après trente minutes de travail mais je laisse le matériel dans sa chambre. Son fils part après vingt minutes. Je reviens dans sa chambre et demande à Madame N. si elle veut arrêter. Elle veut continuer mais me demande d’utiliser le pinceau, comme la dernière fois. Se sentant plus à l’aise avec la technique, elle se lance dans une forme de spirale de 46 points colorés en faisant varier les traits, les rythmes, les mélanges de couleurs : elle est lancée. Elle s’arrête une fois qu’elle estime qu’elle a rempli tous les blancs. Je sens la surprise de voir le résultat, elle est contente. Je lui demande si elle a déjà peint dans sa vie. Elle me répond que non, qu’elle n’a jamais peint de sa vie. ”Vous vous rendez compte, découvrir ça à 85 ans !”. Je vois une forme d’émerveillement dans son regard. Ça me touche. J’accroche le dessin là où elle le souhaite. Je range mon matériel, la salue et pars. La séance a duré une heure trente. Vendredi 31 mai 2013 : C’est notre dernière séance. Madame N. rentre chez elle le lundi suivant. Je la sens fatiguée. Je lui propose de faire une porte ouverte. Elle choisit la couleur du papier sur lequel je dessine la porte. Elle choisit cinq couleurs. Elle part, reprend la technique des points et des traits qui lui avaient plu la fois dernière et progressivement va remplir la feuille. Elle prend son temps, fait les mélanges de couleur. Le dessin de la porte n’est plus important, il était un prétexte, elle sort ”du cadre” en créant son propre rythme de couleurs et de traits. La séance se termine avec ce dessin. Je lui suggère de continuer l’expérience de la peinture chez elle en achetant de la peinture mais elle ne semble pas très convaincue. Elle est contente de rentrer chez elle et de repartir avec ses œuvres qu’elle dit vouloir encadrer et donner à sa petite fille. Ces dessins ont pris une place importante dans son espace à l’hôpital et vont intégrer une autre place chez elle. 47 Réflexions sur l’accompagnement de Madame N. : Il y a eu deux temps dans l’accompagnement de Madame N. Le premier temps où je faisais tout à sa place et le second temps où elle a été dans l’acte de création. Je pense qu’elle n’aurait pas pu être dans ce lâcher prise de la création si nous n’avions pas eu au préalable toutes les séances où je faisais, je la sollicitais mais elle observait, me testait, me provoquait un peu. Une relation de confiance s’est instaurée avec le temps où elle avait besoin de laisser faire pour pouvoir agir ensuite. Madame N. avait une forte personnalité, elle savait parfaitement ce qu’elle voulait ou non et malgré la fatigue due à sa maladie, elle avait beaucoup d’énergie et de sensibilité qui ont pu s’exprimer. Ces moments de création lui ont permis de créer un autre temps au sein de l’institution. Elle a pu avoir progressivement un autre regard sur elle-même, avec de l’étonnement, de l’émerveillement, de la fierté. Le regard des autres a également évolué car les soignants étaient impressionnés par son mur de création qui était sujet de discussion. Elle pouvait donner à voir autre chose que sa maladie. Pour Madame N., ses créations étaient l’occasion de pouvoir transmettre quelque chose d’elle, de vivant, à sa petite fille. 48 Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital Bretonneau Mon stage à l’hôpital Bretonneau dans l’atelier d’art-thérapie de Brigitte Gueyraud s’est déroulé sur six matinées avec les malades de l’hôpital de jour atteints de la maladie d’Alzheimer. Dans cet hôpital, l’art-thérapie est reconnu comme un soin non médicamenteux et fait partie d’un parcours de soin prescrit par le médecin. J’ai assisté à ces ateliers en tant qu’observatrice en faisant les mêmes consignes que les malades. Mercredi 15 mai 2013 Première journée, première matinée dans l’atelier d’art-thérapie de Brigitte Gueyraud qui m’accueille. Le matériel visible ou invisible attend, les livres, les gouaches, les pinceaux qui sèchent, les tabliers suspendus qui attendent. Rien n’est laissé au hasard, chaque détail a sa place pour créer de la convivialité, pour se sentir à l’aise, pour aider à ”lâcher”. Nous nous préparons à accueillir les personnes. Mais avant d’aller les chercher nous organisons l’espace, sortons les couleurs, c’est une façon de leur montrer qu’elles sont attendues car déjà avant d’arriver nous nous occupons d’elles. L’attention au dispositif de préparation est précieux. Je repense alors au cours sur l’empathie et la notion ”d’empathie souterraine” où il était dit que l’accompagnement empathique au niveau souterrain va aller solliciter dans la création la rencontre avec l’autre dans la personne. Elle va aussi être présente dans le dispositif, cette fonction de compréhension de l’autre, de reconnaissance de l’autre, c’est la façon dont on conçoit son dispositif avec le souci de la rencontre avec l’autre. Je réalise que tout l’art est de préparer sans trop préparer pour pouvoir s’adapter au groupe, à ce qu’il est avec ses individualités spécifiques qui vont se manifester et émerger dans l’atelier. Nous y allons, nous allons chercher les personnes et empruntons ce couloir qui va devenir, je le découvrirai au fur et à mesure, un vrai espace de transition avec une 49 temporalité spécifique, avec un aller différent du retour, avec une conscience d’un rythme, d’une lenteur qui lui est propre. L’hôpital de jour (HDJ) est proposé à des personnes qui vivent chez elles mais dont la maladie évolue. L’entourage est souvent épuisé, c’est une solution de transition sur trois mois avant un placement. Dans la salle commune de l’HDJ, les personnes sont là, assises autour de quelques tables. Certaines boivent du café, ces vieilles dames et ces quelques vieux messieurs discutent, semblent refaire le monde à leur manière. Nous aurons quatre dames pour l’atelier : Mme Re, Mme Cas, Mme Cou, Mme B. Brigitte se dirige avec son grand sourire rayonnant vers chacune d’elle, elle les reconnaît, les appelle chacune par son nom de famille et leur propose de la suivre. Les mots sont doux, calmes, apaisés. Je ressens le vrai plaisir de Brigitte à les inviter dans son atelier. Ces dames vont nous suivre car elles savent qu’il y a un atelier de peinture, Brigitte leur a rappelé, car certaines l’avaient oublié ou ne savaient pas trop. D’autres s’inquiètent de savoir si le mari saura les retrouver, qui viendra les chercher. Des sentiments, des émotions, des inquiétudes se partagent dans le couloir au rythme de la marche lente et parfois peu assurée de ces dames. On parle du temps qu’il fait, des douleurs du corps, de la lenteur, s’excusent presque de nous ralentir. Nous rentrons dans l’atelier, la porte se referme : un autre temps commence. C’est un temps d’une heure trente consacré à la création. Chacune trouve sa place, s’installe avec plus ou moins de facilité. Nous distribuons les tabliers. Certaines inquiétudes persistent : ”est-ce que j’avais un manteau ? j’ai laissé mon sac ?... ”. Brigitte les rassure. Une fois que chaque personne est installée, Brigitte me présente et parle des personnes absentes. Elle annonce qu’une dame est décédée. Il n’y a pas trop de commentaires. Brigitte commence alors à expliquer la consigne : Le pointillisme Brigitte explique avec des mots simples ce qu’est le pointillisme en montrant des exemples de peintures d’artistes impressionnistes et d’aborigènes australiens qui utilisent aussi cette technique ancestrale. Brigitte donne une feuille A3 et une baguette à chacune. Elle demande à chaque personne quelles couleurs elle souhaite et prépare ainsi des palettes individuelles. 50 Les personnes sont un peu perdues et ne voient pas ce qu’elles peuvent faire, à quoi peut servir la baguette. Brigitte explique que la baguette a un bout carré et un bout pointu. Elle propose de toucher les deux extrémités pour sentir la différence. Elle montre comment on peut éventuellement s’en servir avec la peinture. Ça les laisse toujours perplexe. Brigitte propose alors de fermer les yeux et de toucher la feuille, de ressentir les sensations de la feuille, est-elle plane, avec relief, rugueuse, douce, chaude, froide… Assez rapidement, les personnes se laissent aller dans ce jeu des sensations. Un contact s’est créé entre la personne et la feuille. Elles ouvrent les yeux et commencent à se lancer dans l’expérience de ces points sur cette feuille blanche. Je suis impressionnée par la rapidité avec laquelle chacune rentre dans la consigne, à sa manière, en silence, comme si ces points les aidaient à se calmer, à s’apaiser. Brigitte dessine de son côté en faisant des portraits aux pastels mais elle est très attentive, très présente, elle observe énormément ce qui se passe. Elle accompagne les personnes dans leur création, recadre avec finesse et justesse quand Mme Cou utilise la baguette comme un pinceau et sort de la contrainte du point, elle observe l’évolution, laisse faire et à un moment propose avec douceur un complément de consigne à partir de sa création. Les mots que Brigitte utilise sont toujours doux et appropriés pour suggérer d’aller parfois un peu plus loin. Le temps de la signature arrive, il y a une sorte de rituel derrière ça. Certaines signent juste par leurs initiales, d’autre le prénom. Ce temps est également le temps des remarques, de la parole, les personnes semblent émerger de ce temps de création ouaté où elles se sont réfugiées, elles en sortent apaisées. Brigitte regarde la création de chacune, met en avant le jeu des couleurs ou le rapport de matière. Les personnes sont étonnées et se dévalorisent souvent. Brigitte a le mot juste pour les valoriser et trouver de l’intérêt dans leurs créations. Le chemin du retour sera l’occasion de nouvelles confidences, de nouvelles questions mais les personnes sont plus apaisées, plus calmes. 51 Mercredi 22 mai 2013 Quatre personnes assistent à l’atelier : Mme B, Mme Cou, Mme Cas et Mme Gé dont c’est le premier jour. Il fait beau. Avant de nous diriger vers l’atelier, Brigitte propose de faire un détour par le jardin, avec l’idée d’observer, de sentir et de prendre quelque chose qui va attirer l’attention, des fleurs, des feuilles, des cailloux… L’ambiance et joyeuse, les dames s’émerveillent de ce jardin avec ses vignes, les arbres, les fleurs, les roses, les iris… Après la « cueillette » nous revenons à l’atelier. Brigitte demande à chaque dame quelles couleurs elle souhaiterait, nous donnons des feuilles A3 et des pinceaux. Brigitte propose alors de poser deux végétaux récoltés sur la feuille, de promener le pinceau sur la feuille même les yeux fermés si elles le souhaitent et de créer un lien en peinture entre ces deux éléments. Le silence se fait, la parenthèse s’entre-ouvre où le temps est comme suspendu. Brigitte précise et rassure en rappelant qu’elles ne sont pas dans un atelier de dessin pour apprendre à dessiner. Car ici, il n’est pas question de technique, de rééducation ou d’animation, on ne cherche pas la reproduction de gestes, à gagner en autonomie ou à les distraire, on n’attend de ces dames aucune performance. Cet atelier est proposé dans le cadre d’un projet thérapeutique conçu par le médecin et les soignants, c’est un atelier où il est possible de faire l’expérience de la peinture. Cette notion d’expérience est intéressante car elle ne renvoie pas à la compétition ou à la performance mais plutôt à l’expérience d’une nouvelle présence à soi grâce à la peinture. 52 Mercredi 5 juin 2013 Mme Gé, Mme Cou, Mme Le, assistent à l’atelier. Ce début d’atelier commence par une prise de conscience du corps par la respiration. Brigitte propose de prendre son souffle et d’expirer avec les mains. Chaque personne à tour de rôle fait l’exercice. Ensuite, l’idée est d’utiliser les bras dans l’espace pour dessiner des arabesques en laissant aller les mains pour tracer des chemins dans l’espace. Les yeux fermés permettent d’être plus à l’écoute de son corps. Brigitte propose ensuite de faire un labyrinthe sur le papier en choisissant deux couleurs qui leur plaisent. Elle précise que la caractéristique du labyrinthe c’est d’avoir une entrée et une sortie. Elle invite les dames à laisser partir le pinceau à l’aventure, rappelle qu’il est possible de mouiller le pinceau pour plus de fluidité et ainsi commencer à tracer le labyrinthe dans toute la page. Mme Le qui est nouvelle ne fait pas la différence entre sa palette et le papier et commence donc à dessiner sur la palette. Brigitte perçoit très vite que cette personne a plus de difficultés et l’accompagne avec douceur dans sa création, en valorisant les effets de matière qu’elle travaille, les formes qui se dessinent. Mme Le est très critique par rapport à son travail, elle le trouve trop fractionné. Brigitte lui propose de mettre du lien entre les lignes et de fermer les yeux. Pour les deux autres dames, Brigitte va leur proposer de dessiner sur une autre feuille les yeux fermés et de se laisser porter par les sensations et les bruits du pinceau sur la feuille. Elles se laissent plus ou moins aller dans cette aventure mais la surprise est au rendez-vous dès qu’elles ouvrent les yeux. Pour remplir les vides, Brigitte demande si elles veulent une autre couleur pour mettre entre les lignes. Les résistances sont fortes, le vide réel qu’elles ont à l’intérieur d’ellesmêmes les submerge et les empêche de remplir des vides formels. 53 Mercredi 19 juin 2013 Mme Me, Mme Gé, Mme Re, assistent à l’atelier. Brigitte prépare pour chacune une plaque avec de la terre. Les trois femmes sont intriguées car elles n’ont jamais travaillé la terre. Brigitte propose dans un premier temps de prendre contact avec la terre et pour cela de fermer les yeux : est-elle douce, froide, chaude, quelle est sa texture…? On peut la pincer, la rouler, l’enfoncer, la creuser, tous les doigts touchent cette terre. Ça se passe les yeux fermés. On peut en faire une boule si l’on veut, la déformer, l’aplatir… Brigitte propose alors d’ouvrir les yeux et d’observer la forme qui est devant soi et de partir de cette forme pour la faire évoluer. Brigitte précise que c’est une forme en trois dimensions, donc il est possible de la faire tourner, de la voir sous des angles différents. ”C’est la terre qui vous parle, elle vous dit quelque chose. La terre, ce sont des bosses et des creux et on peut les exploiter, jouer avec”. ”Le contact est agréable”, ”c’est vide dans ma tête, je ne vois pas ce que je peux faire”, ”qu’est ce que ça représente ?”, ”c’est beau ce que vous faites”… Les remarques, les questions, les mots fusent pour combler l’inconfort de Mme Me et Mme Gé. Chaque personne va rentrer dans la consigne à sa manière, en fonction de ce qu’elle est. Les difficultés sont présentes, le vide, le manque d’inspiration… J’observe Brigitte avancer avec Mme Me, comment accompagner en respectant ce qu’elle est, son vide, ses manques. On sent une forme de détresse dans cette 54 incapacité à faire et dans cette connexion à ce vide. Une forme se crée toutefois mais qui ne la satisfait pas « ce n’est rien, ça ne ressemble à rien » elle trouve toutefois que ma création est bien alors que ça ne ressemble à rien, c’est complètement abstrait et non figuratif. Brigitte présente différents outils, les mirettes, pour aider à créer et montre comment on peut éventuellement les utiliser. Brigitte a commencé un visage d’une des trois femmes et commence une autre création très abstraite. Qu’est ce qui se joue pour Mme Me dans le groupe ? Elle est face à une autre personne qui est ”comme elle”, elle ne sait pas quoi faire, elle ne voit pas. Elle a trouvé une ”alliée” qui peut la rassurer en lui disant qu’elle n’est pas toute seule dans son impuissance. Ces deux femmes sont l’une en face de l’autre, leurs monologues se répondent ”je ne sais pas quoi faire”, ”moi non plus je ne sais pas, c’est vide dans ma tête”. Et puis à un moment, Mme Gé rentre dans une forme, on sent que ça lui plait, elle se fait plaisir, elle dit à plusieurs reprises ”le contact est très agréable”. On sent toutefois qu’elle a comme quelques scrupules à laisser ”son alliée” dans son impuissance et à avancer dans la création, sans savoir. Je me dis que la place des personnes dans le groupe est importante car il n’y avait pas d’émulation positive entre ces deux femmes mais plutôt une spirale d’impuissance avec une qui retient l’autre et qui peut l’empêcher d’avancer. J’observe Brigitte et sa façon d’accompagner les personnes, de les faire avancer dans leurs créations et de les respecter en les laissant être dans le non faire. Je vois Brigitte qui n’insiste pas et laisse Mme Me ne rien faire en sachant que la personne n’est pas dans la souffrance. Car Brigitte me dit que des choses se jouent quand même et que l’on doit faire avec son chaos et son vide. J’admire cette capacité à laisser faire sans vouloir à tout prix remplir et être systématiquement 55 dans le faire. Laisser les personnes « être », c’est les respecter dans ce qu’elles sont. Mardi 11 juin 2013 Brigitte présente des cadres en photo découpés dans des magazines, propose d’en choisir un et avec le pinceau et de la couleur de visiter ce cadre. Il y a les personnes qui rentrent dans la consigne sans un mot et se laissent entrainer par la création. Il y a cette personne dont c’est le premier jour, qui est dans une sorte de refus, qui dit qu’elle n’est pas inspirée. Elle parle beaucoup du musée d’Orsay qu’elle visitait souvent, des peintures figuratives qu’elle appréciait particulièrement. On sent qu’elle a du mal à partir dans de l’expression abstraite, elle se juge « c’est n’importe quoi », « ça ne m’intéresse pas » pour finalement préférer arrêter plutôt que se confronter à la difficulté ”j’abandonne”. Brigitte valorise cette décision en faisant remarquer que c’est souvent une décision difficile de décider que c’est fini, que la peinture est terminée. Sa difficulté à retrouver des images mentales ou des représentations abstraites la met en difficulté. Dans les dialogues qui se créent avec les personnes, il y a souvent des questions qui reviennent en boucle, des remarques parfois incohérentes. Brigitte leur répond, leur parle, intègre leurs remarques dans le groupe. Ici, il n’y a pas de jugement sur les créations et les mots. On sent à travers la sérénité de Brigitte, son plaisir à être avec ces personnes, sa capacité à intégrer ce qui est là, à recevoir ce que les personnes lui livrent. Il y a une qualité d’écoute et de présence à l’autre qui leur fait du bien, ça se sent. 56 Mercredi 26 juin 2013 L’atelier se fait avec Hélène, l’ergothérapeute car Brigitte est en congés. Hélène propose de travailler avec des carrés de papiers de soie de couleur. Nous préparons le matériel et allons chercher les personnes. Il y a Mme Ra, M. Pi, Mme Le, Mme Me, Mme Ra. Le groupe s’installe, les personnes se présentent. Hélène explique les raisons de ce changement pour rassurer, aborde la consigne du jour. Elle distribue les feuilles A3 de papiers blancs, les ciseaux, la colle et les trois couleurs de papiers de soie que chacun choisit. Arrive alors le moment de flottement ou chacun se regarde, étudie la réaction de l’autre, ne sait pas trop quoi faire. Hélène propose de toucher le papier de soie, de le froisser, de le déchirer, de jouer sur les superpositions, d’observer les transparences, les volumes pour remplir avec ces feuilles de couleur l’espace de la feuille blanche. Progressivement chacun va s’aventurer dans la découverte de cette nouvelle forme d’expression. Le silence se fait, on sent la concentration du groupe. L’accompagnement d’Hélène est plus présent avec Mme Ra et M. Pi mais on les sent portés par l’énergie de création du groupe. Mme Le qui était dérangée par le fait qu’il n’y ait pas de papier noir se lance dans des découpes, joue avec la colle sur le papier et semble sculpter ses feuilles qui progressivement deviennent volume. La transformation s’opère tout au long de l’atelier avec des gestes qui se libèrent. Le plaisir et l’émerveillement s’installent. Mme Me placera à son rythme les papiers colorés, les collant et les décollant, dans une harmonie et un équilibre coloré subtil. Elle dit ne pas savoir ce qu’elle a fait, que ça ne ressemble à rien… Mme Ra est perturbée pendant toute la séance par ces papiers qui se déchirent, se collent mal. Elle n’est pas contente de ce qu’elle fait mais à la fin décolle des parties et place une composition qui la satisfait. Elle est plus apaisée. 57 Je suis émerveillée par la qualité de présence et de concentration du groupe. 5. Qu’est-ce que ces ateliers permettent ? En soins palliatifs Peut-on dire que les productions des personnes en soins palliatifs « permettent au sujet de se re-créer lui-même, se créer de nouveau, dans un parcours symbolique de création en création »1 ? L’accompagnement par la création de ces personnes est très particulier car le processus accompagne une fin, la fin de la vie et l’arrêt de cet accompagnement ne viendra pas de la volonté du malade mais de son état et de la mort qui auront le dernier mot. C’est avant tout l’accompagnement de la personne comme elle est, avec ses peurs, ses pertes sur lesquelles il est possible de s’appuyer et de faire avec. La création devient ce tiers qui aide à mettre à distance une partie de soi et de s’approprier d’autres parties de soi inconnues. 1 Jean-‐Pierre Klein, Penser l’art-‐thérapie, Paris, PUF, 2012, p. 106. 58 Bernard Rigaud écrit dans Henri Maldiney la capacité d’exister : « L’art porte en lui l’évidence d’exister. »1 L’accompagnement par la création permet au malade d’exister et d’exister autrement qu’en tant que malade. Et si l’acte de création permettait tout simplement aux personnes en fin de vie de se sentir vivants, d’exprimer une pulsion vitale toujours présente. Revenir à son centre, revenir à soi, loin de l’artificiel, du matériel en créant de l’image, de l’imaginaire. Mircea Eliade dans l’avant-propos de Image et Symboles parle de l’importance de l’imagination pour la santé de l’individu : « Il ne tient qu’à l’homme moderne, disions-nous, de “réveiller” cet inestimable trésor d’images, pour les contempler dans leur virginité et assimiler leur message. La sagesse populaire a maintes fois exprimé l’importance de l’imagination pour la santé même de l’individu, pour l‘équilibre et la richesse de sa vie intérieure. » 2 Il poursuit en précisant « Avoir de l’imagination, c’est voir le monde dans sa totalité ; car c’est le pouvoir et la mission des Images de montrer tout ce qui demeure réfractaire au concept. On explique dès lors la disgrâce et la ruine de l’homme qui « manque d’imagination » : il est coupé de la réalité profonde de la vie et de sa propre âme. »3 Proposer au malade, dans sa chambre, ”d’ouvrir une fenêtre sur autre chose” en dessinant une fenêtre, c’est lui permettre de faire l’expérience d’une forme d’inconnu par l’imagination et la création. C’est un peu comme ouvrir un passage créateur avant d’aborder l’inconnu de la mort. La création peut prendre une valeur symbolique de trace, de témoignage, d’ultime « geste » avant la fin. Derrière la démarche créative, au-delà du processus de transformation, il y a la possibilité de laisser quelque chose pour ceux qui restent, de transmettre ce qui a été fait. 1 Bernard Rigaud, Henri Maldiney -‐ La capacité d’exister, Paris, Germina, « Collection Les clés de la philo », 2012, p. 94. 2 Mircea Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, « Collection TEL », 1992, p. 23 3 ibid. 59 Ces moments de création permettent au malade d’ouvrir des parenthèses sur une autre temporalité, sur sa temporalité avec son propre rythme : un luxe dans cet environnement où beaucoup de choses sont imposées. C’est l’occasion de parler au malade différemment, non pas à partir de sa maladie, de ses symptômes, de ses douleurs, de ses peurs, de ses angoisses mais à partir d’une consigne et de sa création qui va l’emmener vers autre chose. Des mots pourront se libérer dans un second temps mais qui ne viendront pas comme point de départ de la rencontre. Recevoir les émotions de surprise, de fierté, d’émerveillement qui émergent d’un geste, d’un trait, d’une trace qui a demandé à la personne de puiser dans des ressources qu’elle n’imaginait plus. Oublier le temps de l’atelier, la fatigue et se laisser entrainer dans des gestes hypnotiques avec parfois cette volonté d’aller au bout des « blancs » qu’on ne veut pas laisser, du contour qu’on veut remplir. Et au bout des gestes découvrir un peu honteux le plaisir de s’être laissé aller, de ne pas savoir, de s’autoriser à « faire n’importe quoi, à mon âge ! ». À 102 ans Madame B. avait l’attitude d’une petite fille qui avait peur qu’on la dispute parce qu’elle disait qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait et affirmait « vous savez je ne suis pas bien futée ! » mais elle semblait prendre malgré tout énormément de plaisir à « faire », sans savoir vraiment quoi. Et puis, le temps de la création permet aussi de se détendre, de se calmer, de s’apaiser, d’oublier un peu la douleur, la fatigue. Pour les proches, le fait que le malade laisse une trace est très important : une trace d’un dernier sursaut de vie, une trace de l’élaboration d’un travail qui s’inscrit dans une temporalité avec une production plus ou moins fournie. C’est l’occasion parfois de voir un proche autrement, de découvrir ”une face cachée”, d’être surpris pas une production, par la liberté que la personne malade a trouvé dans sa création : se libérer du regard extérieur et être uniquement dans le plaisir. 60 Je me souviens d’une discussion avec la fille de Madame V., agonisante, qui me parlait du dessin inachevé de sa mère comme étant presque les dernières traces laissées par sa mère vivante. Ce dessin, Madame V. avait voulu l’avoir près d’elle, sur sa table de nuit. Ces touches de couleurs étaient comme une mémoire d’un dernier sursaut de vie par le dessin. Pour les soignants, il y a le plaisir de trouver une personne moins ”douloureuse” après les séances. Le malade s’est détendu, il s’est ouvert à la création et les soins peuvent revenir dans un autre contexte. Les productions deviennent progressivement l’occasion de discuter dans un premier temps d’autre chose que de la maladie. Il donne ainsi à voir quelque chose de lui qui n’est pas de l’ordre d’une pathologie ou de maux. Le médecin me racontait la fierté de Madame N. à lui montrer ses productions. Cette fierté n’était pas uniquement le fait d’avoir fait du dessin, il y avait également la surprise de découvrir quelque chose d’elle-même : ”elle s’étonnait d’elle-même.” Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer Jean-Pierre Klein évoque dans le Que Sais-je ? sur L’art-thérapie, le travail remarquable des arts-thérapeutes avec les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Un travail avec un art-thérapeute permet aussi aux malades de « devenir, le temps de l’atelier, un peu plus sujet de ce qui leur échappe. Ils vont au-delà du joli pour atteindre l’expression forte, redécouvrant leurs propres émotions et sensations et les transmuant en traces picturales par la peinture au doigt, à l’éponge ou au rouleau, dans la surprise de la composition, dans la 61 perception progressive d’un lien dans la temporalité éclatée, accompagnés de leur famille qui les perçoit autres »1. Brigitte Gueyraud écrit dans Création en Alzheimer : « En atelier, on assistera à un maintien de la personne malgré l’évolution de sa maladie ou quelque fois à une reconstruction graduelle qui se manifeste d’abord par une amélioration de l’humeur, une redécouverte du plaisir de faire, une liberté d’agir, une augmentation de la confiance en soi et une affirmation de soi, comme souvent au travers de l’expression picturale. »2 III – La fin de vie, les soins palliatifs et les deuils Mon expérience d’accompagnement par la création au sein des institutions m’a amené à me poser les questions suivantes : Qu’est ce que la fin de vie et les soins palliatifs ? Qu’est-ce qui se joue pour les personnes en fin de vie ou en soins palliatifs ? Il y a des enfants malades qui sont en fin de vie, des personnes âgées en fin de vie et des personnes dans la force de l’âge et en « bonne santé » qui se trouvent être en fin de vie, à côté de leur vie, vivant sans conscience d’être toujours en vie. 1. Qu’est ce que la fin de vie et pourquoi des soins palliatifs ? La fin de vie Nous sommes tous en fin de vie : dès notre naissance, nous avançons vers la fin de la vie avec souvent le refus de penser à la mort. Pour les personnes bien portantes, la mort est inimaginable, elles pensent que ça n’arrive peut-être qu’aux autres, aux vieux, aux personnes malades. De cette mort à laquelle on ne croit pas, 1 op. cit. 105 2 Brigitte Gueyraud, « La nécessité de l’espace trou », Art & Thérapie, n°112/113, Création en Alzheimer, 2012, p. 134. 62 Freud écrit dans le chapitre Considérations actuelles sur la guerre et la mort de l’Anthropologie de la guerre : « Notre propre mort est en effet irreprésentable et dès que nous tentons de nous la représenter, nous remarquons que nous continuons d’en être en fait les spectateurs. […] Au fond, personne ne croit à sa propre mort, ou que, ce qui revient au même, tout un chacun est persuadé d’être immortel. »1 Même les personnes très âgées ont un rapport modifié au temps et à la mort. Carl Gustav Jung disait dans une interview donnée à la BBC quelques mois avant sa mort : « Je vis comme si j’allais mourir demain et en même temps comme si j’avais cent ans devant moi. » Le début de la fin Nous sommes tous en fin de vie, mais la prise de conscience de LA fin de sa vie s’inscrit quand le diagnostic tombe, quand les examens sont mauvais et que le médecin annonce qu’il n’y a plus ”rien à faire”, que les traitements ne pourront plus guérir. Le début de la fin de vie commence quand la personne malade est confrontée à l’annonce, pas uniquement de sa condition de mortel en général, mais de sa mort proche en particulier. Parler de fin de vie, c’est introduire la notion de temporalité, avec un début connu et une fin, une fin annoncée mais pas datée. La vie recule, la fin avance, un mouvement se met en route sans contrôle et dont l’issue est fatale. Les soins palliatifs Dans la pratique, être en soins palliatifs et être en fin de vie sont souvent confondus. Or, un malade peut être en fin de vie sans pour autant être en soins palliatifs car il s’agit bien de deux notions différentes. 1 Sigmund Freud, Anthropologie de la guerre, Paris, Fayard, « Collection du Livre de poche », 2011, p. 233. 63 Être en soins palliatifs résulte d’un statut administratif et de critères spécifiques qui enclenchent des prises en charge médicales, paramédicales et financières particulières. Le concept de soins palliatifs a été précisé par la Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP) qui en donna, en 1992, la définition suivante : « Les soins palliatifs sont des soins actifs dans une approche globale de la personne en phase évolutive ou terminale d’une maladie potentiellement mortelle. Prendre en compte et viser à soulager les douleurs physiques ainsi que la souffrance psychologique, morale et spirituelle devient alors primordial ». Avec les soins palliatifs, c’est une médecine de fin de vie qui est inventée. Dans les années 1970, le docteur Cicely Saunders en Angleterre et la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross aux États Unis ont opéré une transformation radicale des représentations sociales du mourir en définissant un nouvel espace d’intervention dans la médecine. Elisabeth Kübler-Ross vient modifier de manière significative les représentations du temps du ”mourir”. Ainsi, écrit Claudine Herzlich : « Mourir n’apparaît plus désormais comme un processus purement somatique, un “tout ou rien “ instantané, mais comme relevant d’une temporalité psychique complexe, d’une évolution dont les étapes et les caractéristiques ne sont pas que négatives. »1 Le docteur Cicely Saunders s’intéresse particulièrement à la prise en charge de la douleur et fait ainsi de la souffrance des malades en fin de vie un problème majeur qui est au cœur de ses préoccupations. Elle explique : « La douleur exige la même analyse et la même considération que la maladie elle-même. Ce sont les syndromes de la douleur plus que les syndromes de la maladie qui nous intéressent. » Elle définit la notion de total pain, « douleur totale » qui gagne une place croissante et occupera une place tout à fait centrale dans le mouvement des soins palliatifs. Dans son livre Bien mourir - Sociologie des soins palliatifs, Michel Castra revient sur le changement qualitatif dans la prise en charge de la fin de vie que ce concept 1 Claudine Herzlich, « Les nouveaux discours sur la mort et le silence face aux mourants », in E. Desveaux, P. Férida, M. de Hennezel, La fin de vie qui en décide ?, Paris, PUF, « Collection Forum Diderot », 1996, p. 63. 64 a permis: « Face à des malades ayant perdu la bataille de la guérison, il ne convient plus désormais d’agir dans une logique médicale curative devenue inopérante, mais de déployer une nouvelle approche fondée sur la particularité de l’expérience du patient confronté à la perspective de la mort. »1 La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs définit les soins palliatifs comme des soins actifs délivrés dans une approche globale de la personne atteinte d’une maladie grave, évolutive ou terminale. Leur objectif est de soulager les douleurs physiques et les autres symptômes, mais aussi de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle. Les soins palliatifs et l’accompagnement sont interdisciplinaires. Ils s’adressent au malade en tant que personne, à sa famille et à ses proches, à domicile ou en institution. La formule de Cicely Saunders cerne parfaitement l’enjeu de ce moment particulier de la vie : « Il y a encore tant de choses à faire quand il n’y a plus rien à faire ». Les étapes du « mourir » Elisabeth Kübler Ross décrit, à partir d’études cliniques auprès de malades condamnés, les cinq étapes que va traverser le malade jusqu’à la mort : le refus et l’isolement, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation. Le refus et l’isolement : « Non, pas moi, ça ne peut pas être vrai ! »2, l’état de choc amène le malade à refuser, à ne pas y croire. Il souhaite souvent un autre avis médical car il est convaincu que c’est une erreur. Son refus anxieux le met dans une situation extrêmement inconfortable et douloureuse. Il aura besoin dans un second temps de solitude. « Selon la manière dont le malade est mis au courant, selon le temps dont il dispose pour admettre graduellement l’inévitable événement et la façon dont il s’est préparé au cours de sa vie à faire face à des situations 1 Michel Castra, Bien mourir -‐ Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, « Collection Le lien social », 2003, p. 46. 2 Elisabeth Kübler-‐Ross, Les derniers instants de la vie, Genève, Labor et Fides, 2011, p. 47. 65 bouleversantes, il abandonnera peu à peu son attitude de refus et utilisera des mécanismes de défense moins absolus. »1 L’irritation : « Eh bien oui, c’est bien à moi que ça arrive, ce n’est pas une erreur » « Pourquoi moi ? » « Pourquoi pas le vieux Georges au lieu de moi ? »2 Des sentiments de rage, d’envie et de ressentiment vont être très présents dans cette deuxième étape. C’est une phase très difficile pour la famille et le personnel soignant car ils se trouvent confrontés aux plaintes du malade, à son agressivité. Il veut, à travers ce comportement, qu’on fasse attention à lui car il est encore vivant. Il voudrait crier « je ne suis pas encore mort ! »3. L’importance de la patience des soignants et des proches est alors fondamentale. Il faut également qu’ils ne fassent pas une affaire personnelle de ces sautes d’humeurs qui blessent et peuvent perturber les rapports avec le malade. Le marchandage : « Si Dieu a décidé de nous ôter de cette terre et s’il n’a pas réagi à mes supplications irritées, peut-être me sera-t-il plus favorable si je lui demande gentiment. »4 Avec le marchandage, le malade tente de retarder les événements avec la prime de « bonne conduite ». Beaucoup font alors intervenir Dieu dans leur « négociation ». La dépression : Cette phase correspond à un sentiment de désorientation profond qui se manifeste par deux types de dépression : la dépression de réaction et la dépression de préparation. Dans la dépression de réaction, le malade fait le constat des pertes que sa maladie entraine : perte financière, perte de situation professionnelle ou perte de ses rêves. C’est l’effondrement de sa vie avec ses projets en cours non achevés, c’est le temps des bilans, des regrets, les frustrations de n’avoir pas fait telle ou telle chose. La dépression de préparation « est un instrument de préparation à perdre tous les objets aimés, un instrument pour faciliter le passage à l’acceptation. »5 Cette étape est nécessaire et bénéfique si le malade peut exprimer sa tristesse de perdre ce qu’il aime et tous ceux qu’il aime. C’est une période assez silencieuse, où le malade n’est pas forcément dans les mots ou la parole, ce qui peut être assez déstabilisant pour les proches. 1 op.cit. 48 2 op. cit. 59 3 op. cit. 61 4 op. cit. 91 5 op. cit. 97 66 L’acceptation : Après toutes les étapes décrites précédemment et si le malade en a eu le temps, il « entrera dans une période pendant laquelle il n’est ni déprimé ni irrité de son “destin“»1. Il est vide de tout sentiment mais il ne faut toutefois pas imaginer que cette étape est une période heureuse. Le malade est souvent très fatigué et très affaibli. Il a besoin de se reposer, de ne pas être dérangé. Ce repos n’est pas une fuite comme pendant la période de dépression. Le travail de trépas pour les personnes en fin de vie Dans ce temps du ”mourir”, à l’approche de la mort, Michel de M’Uzan parle dans De l’art à la mort de mouvement et d’activité psychique particulière, une dernière tâche, qu’il a nommé le ”travail de trépas”, un ”travail” du mourir et de temps privilégié. La personne qui va mourir fait un dernier effort pour « assimiler tout ce qui n’a pu l’être jusque-là dans sa vie pulsionnelle, comme s’il tentait de se mettre au monde avant de disparaître. »2 Il précise « Comme s’il voulait ou devait encore faire quelque chose de ce qui lui arrive. »3 Pour les personnes en fin de vie, cette période de grande activité psychique de séparation et de « vérité » doit se faire dans une temporalité spécifique. Le temps n’est plus un allié. Ainsi, Michel de M’Uzan explique que : « Dans le rapprochement que l’on peut faire entre travail de deuil et travail de trépas, il ne faut pas négliger une différence de poids, à savoir que, contrairement à l’endeuillé, le mourant ne dispose que de très peu de temps pour accomplir sa tâche et que celle-ci de surcroît est bien la dernière. »4 Pour Michel de M’Uzan et d’un point de vue psychanalytique, cette capacité à se séparer de ses objets d’amour, à faire une sorte de travail de deuil sur les objets qu’il a investi de son amour aiderait à accepter la mort. Le mourant fait le choix d’une personne réelle, objet d’amour et ”objet clé” qu’il investit d’un rôle de présence-absence, où la personne-objet doit être disponible et capable de combler les besoins élémentaires du mourant. Il peut se séparer quand il ne peut plus 1 op. cit. 121 2 Michel de M’Uzan, « Le travail de trépas », in De l’art à la mort, Paris, Gallimard, « Collection TEL », 2011, p. 185. 3 op. cit. 189 4 op. cit. 192 67 ”assumer leur fonction”. Mais attention, le temps de cette séparation est nécessaire et l’anticipation impossible pour mieux mourir : Michel de M’Uzan met en garde sur « L’idée selon laquelle la mort serait plus douce pour qui réussit à se séparer de ses objets par avance revient pour moi à prôner une sorte d’euthanasie psychique, c’est-à-dire quelque chose qui fait échec au travail de trépas. »1 Ce processus ne consiste pas à faire un deuil anticipé de ses objets ou un deuil d’eux-mêmes. Mais quand commence ce travail de trépas ? Michel de M’Uzan explique que « Si le travail du trépas commence assez précocement, comme je le crois, il est possible qu’il ne s’effectue vraiment qu’à partir du moment où, ayant dépassé la phase de dépression, le patient en vient à une sorte d’acceptation du destin »2 Il semblerait donc que le travail de trépas commence quand le malade « sait ». Il accède alors à une forme de sagesse, peut-on dire de grâce qui l’amène à se libérer du superficiel pour concentrer son reste d’énergie sur les derniers moments qui lui restent. Montaigne disait : ”Certes il faut toujours qu’un homme attende son dernier jour ; et nul ne doit être dit heureux avant son trépas… Car c’est alors des paroles de vérité qui jaillissent enfin du fond du cœur ; le masque est arraché, demeure la réalité.” Le temps du « mourir » : un temps actif Tanguy Châtel explique que « Dans la perspective catholique, qui conserve en France une empreinte culturelle forte, ce temps d’approche de la mort a une raison d’être : la mort ouvre le repos (requies en latin) ; a contrario, la vie est le temps du mouvement, des actions et des activités ; en conséquence, l’agonie est un tempstransition du mouvement vers le repos […] L’agonie n’est donc pas un temps d’attente passive. C’est malgré les forces déclinantes et cependant résistantes, un temps actif : celui d’une préparation patiente, pas à pas, à la mort. »3 1 op. cit. 197 2 op. cit. 193 3 Tanguy Châtel, op. cit. 60 68 Ainsi Tanguy Châtel précise que « l’on préfère souvent aujourd’hui parler du “mourir“, qui traduit une dimension active, que de l’agonie, qui évoque davantage un temps d’attente résignée. »1 Le temps du ”mourir” et de l’agonie ont une vraie valeur : c’est un ”tempstransition” pour le mourant comme pour les proches : c’est le temps des séparations parfois difficiles à supporter qui peut nécessiter un travail plus psychique que matériel. C’est un temps pour se dire, se rencontrer, se retrouver, se réconcilier, s’ouvrir. Être vrai avec soi et les autres implique le courage d’avancer sans artifice, sans masque en acceptant ses faiblesses et en osant les montrer ou les dévoiler. Ce temps peut être très difficile à vivre pour les proches qui ne supportent pas toujours l’image que le malade renvoie et qui souvent ne correspond plus à la personne qu’elle était ou qu’ils voudraient qu’elle soit encore. Il est alors très compliqué de continuer à voir la personne derrière le mourant qui est l’ombre de lui même. Ce temps nécessaire du mourir est souvent insupportable pour les proches qui veulent abréger l’image de cette mort qui pourrait être la sienne. Ne pas voir, ne pas savoir, passer à autre chose et garder l’image de la personne comme on voudrait qu’elle soit. Il est important de continuer à considérer la vraie valeur de ce temps du mourir sans qu’il devienne artificiel et politique. Car aujourd’hui, le risque est de vouloir « réussir » sa mort comme on « réussit » sa vie. La notion de performance rentre progressivement dans le vocabulaire de la mort avec l’idée d’une temporalité accélérée. La belle mort aujourd’hui est une mort qui ne dure pas, brutale, où on ne souffre pas, où les proches ne subissent pas l’épreuve de l’attente, le spectacle de la dégradation. Un autre temps actif du mourir nous amène à évoquer la question de l’euthanasie, qui pour une majorité de personne représente la belle mort pour soi, pour les proche et pour les politiques : on ne souffre pas, ça ne s’éternise pas et ça coûte moins à la société. 1 op. cit. 61 69 Nous évoluons aujourd’hui dans une société qui a peur du temps et du vide. La valeur du temps n’a plus de place à une époque où tout doit être rapide, efficace, expédié. Il faut remplir les vides avec du temps « utile » qui seul semble avoir de la valeur. Un temps actif pour être connecté et pour ne pas être seul. Pour beaucoup, et surtout la jeune génération, l’angoisse ultime est de ne rien faire et d’être seul : « c’est la mort ! » Faire ou ne rien faire ? Que se passe t-il à la fin de sa vie, quand on se sait condamné, que les traitements sont arrêtés et que ”la fin de vie” commence ? Tanguy Châtel écrit : « Nous sommes tous, tôt ou tard appelés à mourir. Il existe donc un temps pour se battre et un temps pour se rendre »1. Mais se rendre ne signifie pas opposer l’action et la non action, le faire et le non faire. Car quand le couperet de l’annonce de « la fin » arrive, il reste des choses à faire mais ce n’est pas seulement régler les affaires courantes, les formalités, la « paperasse » et attendre que ”ça arrive”. La formule ”on ne peut plus rien faire” laisse entendre une impuissance et un constat d’échec. La tentation serait parfois de laisser tomber et d’attendre sans rien faire la mort en voulant parfois l’anticiper pour que ça aille plus vite, qu’on en finisse avec l’insupportable, la dégradation, l’attente. Car si ce ”on ne peut plus rien faire » est totalement présent dans l’esprit des malades, ça ne signifie pas qu’ils ne vivent plus, qu’ils ne pensent plus, n’espèrent plus, ne respirent plus, n’aiment plus, ne voient plus, n’entendent plus, ne sentent plus, ne ressentent plus, qu’ils ne soient plus bons à rien, qu’ils ne sont plus vivants. Comment va être vécu ce ”plus rien à faire” pour les proches ? Le sentiment d’impuissance tombe également sur eux avec la foudre de cette réalité terrible qui s’abat : la lutte est terminée, eux non plus ne peuvent plus se battre. Ce « on ne peut plus rien faire » des médecins les renvoient à leur impuissance de pouvoir ”sauver” et guérir. 1 op. cit. 76 70 Pendant de nombreuses années, il y a eu le ”tout faire” et le ”faire à tout prix” créant des situations d’acharnement thérapeutique. Dans son article « L’invention des soins palliatifs » du livre collectif Face aux fins de vie et à la mort, Patrick Vespieren insiste sur cet ”autre chose à faire” en soins palliatifs, il y a ainsi « auprès des patients atteints de maladies graves évolutives, autre chose à faire que recourir à toutes les ressources d’une médecine à visée curative. Qu’il y ait “encore quelque chose à faire“ de l’ordre du soin, apporte un support aux soignants et rassure partiellement la famille. »1 Il y a alors le passage des médecins du « on ne peut plus rien faire » aux médecins et soignants du « autre chose à faire » qui vont être dans l’accompagnement des personnes en fin de vie avec la préoccupation de soulager les douleurs car même si les traitements sont arrêtés, les soins, eux, continuent. Le docteur Salamagne précise : « À l’unité, le faire correspond à des attitudes toujours spécifiques à la multiplicité des circonstances qu’il nous appartient d’appréhender : redonner une autonomie à un malade, faire en sorte qu’il n’ait pas mal, que sa fin de vie soit confortable. »2 Des soins qui s’orientent alors plus vers la personne que vers le malade. Aujourd’hui il y a le « faire » dans le respect de la loi Léonetti qui offre au malade la garantie à une vie décente jusqu’à la fin, et le droit de mourir dignement. Patrick Vespieren précise que « cette découverte d’un autre ”faire” a rendu un peu plus facile les décisions d’arrêt de traitement et l’évolution même du Code de déontologie médicale, à propos de ”l’obstination dans les investigations ou la thérapeutique“. »3 Un ”faire” matériel s’impose parfois pour régler le ”départ”. Mais un ”faire” spirituel peut également prendre tout son sens en fin de vie : réfléchir au sens de cette fin de vie. La ”crise spirituelle” de la fin de vie est définie par le sociologue Tanguy Châtel qui parle de fin de vie comme d’un temps particulier. « La personne confrontée à la souffrance et à sa disparition prochaine est poussée à reconsidérer ses croyances 1 Patrick Vespieren, « L’invention des soins palliatifs », in Face aux fins de vie et à la mort, Emmanuel Hirsch, Paris, Vuibert, « Collection Espace Étique, 2009, p. 174 2 Dr Salamagne, op. cit. 38 3 Patrick Vespieren, op. cit. 175 71 et ses systèmes de valeur. [...] La fin de vie est un temps d’interpellation existentiel par nature, propre à engager une nouvelle expérience spirituelle. »1 Toutes les fondations s’écroulent et il faut reconsidérer ses croyances. Pour le psychologue Jacques Arènes, devant la souffrance et devant la mort, il y a souvent chez l’homme en fin de vie une crise d’interprétation. « Ce type de crise nécessite, quand c’est possible, une réélaboration, une reconstruction du sens, en tout cas une traversée du non sens. Le sujet est amené à reconsidérer ses vues existentielles et ses manières de vivre. »2 Pour le philosophe Pierre Zaoui, la fin de vie est vécue comme une crise : « Quand une grande crise arrive, une catastrophe, (souffrance profonde ou annonce d’un décès futur) c’est le sol même de toute croyance qui se met à s’ébranler et toutes les assises de l’existence qui doivent être redéfinies. Pour le meilleur et pour le pire, l’individu se trouve ainsi happé dans un devenir qui n’était pas le sien, il peut s’y perdre ou y trouver l’ordre de sa rédemption. »3 2. Qu’est ce qui se joue pour les personnes en fin de vie ou en soins palliatifs ? L’attachement et le détachement Nous ne pouvons évoquer la fin de vie, les fins dans la vie sans parler de la place de l’attachement et du détachement dans la vie de chaque individu. Les travaux de J. Bowlby dans les années 1950 démontrent que l’attachement est un besoin primaire qui se construit dès la naissance. Pour Bowlby, « les représentations d’attachement sont actives depuis le berceau jusqu’à la tombe ».4 L’attachement et le caregiving redeviennent des questions cruciales en fin de vie, réactivant les problématiques typiques de la petite enfance, surtout pour les sujets âgés. « L’attachement peut être défini comme une relation discriminative, établie avec un objet ou une personne privilégiée. Le comportement observable consiste en 1 Tanguy Châtel, op. cit. 132 2 Jacques Arènes, La quête spirituelle hier et aujourd’hui, Un point de vue psychanalytique, Paris, Cerf, 2011 3 Pierre Zaoui, La traversée des catastrophes, Paris, Seuil, 2010 4 John Bowlby, Attachement et perte, vol. 3, Paris, PUF, 1984 72 une suite d’interactions qui visent à maintenir et consolider la relation, à provoquer un rapprochement physique. L’attachement apparaît comme un phénomène primaire nécessaire à l’établissement de relations sociales ultérieures satisfaisantes. »1 L’attachement aux personnes ou aux choses retiennent, empêchent parfois de partir et peut être à l’origine des souffrances de la fin de vie. Dans Le Livre tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché définit l’ego par « l’absence d’une connaissance véritable de ce que nous sommes réellement »2, il poursuit en précisant « En tibétain, l’ego est appelé dak dzin, ce qui signifie ”s’accrocher à un moi”. L’ego est donc défini comme les mouvements incessants d’attachement à une notion illusoire du ”je” et du ”mien”, du soi et de l’autre, ainsi qu’à l’ensemble des concepts, idées, désirs et activités qui entretiennent cette structure fictive. Un tel attachement est vain dès le départ et nous condamne à la frustration, car il ne repose sur aucune base ni aucune vérité, et ce que nous essayons de saisir est, de par sa nature même, insaisissable. Le fait que nous éprouvions le besoin de nous attacher ainsi aux choses, et que nous continuions à le faire avec une ténacité jamais démentie, indique que nous savons, au plus profond de nous, que le moi n’a pas d’existence intrinsèque. C’est ce savoir obscur et obsédant qui est à la source de toutes nos peurs et de notre insécurité fondamentale. »3 Se détacher pour partir, se détacher des êtres et des choses en étant dans l’Être, présent à soi et aux autres sans vouloir retenir. Cette capacité d’être suppose d’avoir accepté de perdre. Les peurs et les pertes L’insupportable détresse de cette fin de vie est la confrontation avec soi même, avec cette réalité d’être seul dans l’isolement de la douleur, de ses souffrances, de ses peurs, de ses angoisses. Avoir soudain l’impression de tout perdre que tout nous échappe avec la conscience des pertes réelles ou ressenties qui nous affectent 1 John Bowlby, Attachement et perte, vol. 3, Paris, PUF, 1984 2 Sogyal Rinpoché, Le Livre tibétain de la vie et de la mort, Paris, La table ronde, « Collection Le Livre de Poche », 2003, p. 229 3 ibid. 73 différemment. Devoir laisser les proches, les objets, les lieux, lâcher pour partir, ne plus retenir. Bowlby propose une définition de la perte : « La perte peut être définie comme la séparation avec quelque chose qui constitue une partie de l’individu ou qui lui appartient. Ce quelque chose peut être une personne qui vient à lui manquer par décès ou de toute autre manière qui met fin à la relation (séparation, divorce…). La perte peut être également une faculté comme la vue, l’ouïe, la mobilité, survenue à la suite de maladie ou d’accident. La perte d’indépendance ou de statut d’argent ou de possessions matérielles peuvent constituer des pertes significatives pour une personne. »1 Claudette Foucault dans son livre L’art de soigner en soins palliatifs a mis en évidence le lien entre la perturbation des besoins fondamentaux et l’évolution de la maladie et elle a également fait un parallèle entre les principales peurs du malade en soins palliatifs et les pertes qui peuvent y être associées. Elle liste ainsi les peurs en soins palliatifs : Peurs de la douleur, peur d’étouffer, peur de la dépendance physique, peur de la décomposition corporelle, peur de la mutilation physique, peur du rejet, peur de perdre son identité personnelle, peur de la confusion, peur de la régression, peur de perdre sa dignité, peur de quitter des êtres chers, peur de quitter ses proches et craintes de leur réaction à la suite de son décès, peur d’être un fardeau, peur d’être oublié après sa mort, peur de l’abandon, peur de la solitude, peur de l’isolement, peur de perdre son identité familiale, son identité sociale, le contrôle de soi et de sa vie, peur du vide existentiel, peur de sa mort. Elle fait également la liste des pertes qui se rattachent souvent à ces peurs : Perte de la santé et du plaisir de vie, perte d’autonomie physique, pertes liées à l’image corporelle, perte sur la plan cognitif, perte d’estime de soi, perte de sécurité financière, perte anticipé des êtres aimés, perte de rêves, de projets, d’un futur, perte au niveau des différents rôles (familial, social, amical, professionnel), perte du sens de la vie. 1 John Bowlby, Attachement et perte, vol. 3, Paris, PUF, 1984 74 La majorité des personnes ont du mal à perdre et à se séparer et pourtant nous sommes confrontés aux pertes liées à notre développement : perte de la relation symbiotique avec la mère, perte de l’enfance à l’adolescence, perte de la jeunesse. Ces pertes ont à voir avec les changements qui s’opèrent en nous tout au long de notre vie et préparent à notre propre mort. Nous subissons plus que nous semblons apprendre des pertes. L’apprentissage de la vie pourrait être d’accepter les pertes comme leçon de vie pour pouvoir perdre au moment de sa propre mort. Sogyal Rimpoché écrit dans Le Livre tibétain de la vie et de la mort « Toutes les pertes que nous pourrions subir toute au long de notre vie sont réunies au moment de la mort, en une seule perte accablante. »1 L’apprentissage de la perte d’une personne chère se fait au contact du mourant, dans l’engagement que chacun y met à être présent, à donner de la qualité de présence pour pouvoir se séparer. Pouvoir continuer à voir la personne au delà du malade dégradé et transformé c’est s’impliquer dans une forme de rite de passage qui nourrit l’apprentissage de notre propre mort. Michel de M’Uzan dans Le travail de trépas précise que « ceux qui avaient été d’abord des objets d’amour et qui avaient aimé ne voient plus dans le mourant qu’une chose un peu sale, une sorte de reste qu’il faut cacher, presque une souillure dont il faut se débarrasser. Par là l’objet qui refuse son rôle s’expose à rater lui-même son deuil et à échouer plus tard au moment de sa propre mort. »2 L’école de la vie serait donc d’apprendre à intégrer les pertes, à accompagner les mourants pour préparer sa propre mort. Se confronter au mystère de la mort des autres pour pouvoir cheminer vers cet instant inconcevable pour chacun. Les réactions à la perte : Le deuil La personne en fin de vie peut être envahie par des peurs qui la tiraillent et des pertes réelles ou ressenties qui la plonge dans un état qui peut se perdre au milieu de sa maladie. Les réactions naturelles aux pertes peuvent s’assimiler à des deuils. 1 op. cit. 217 2 Michel de M’Uzan, op. cit. 199 75 Ainsi Freud définit le deuil comme « la réaction à la perte d’un être aimé ou bien d’une abstraction qui lui est substituée, comme la patrie, la liberté, un idéal, etc. »1 Pour Michel Hanus, « le deuil est consécutif à la perte – et pas uniquement lorsqu’elle est provoquée par la mort – à toute perte, en particulier d’une valeur, dès lors que ce qui est perdu avait une grande importance pour celui qui en est frappé. C’est plus l’importance de l’investissement que la nature même de qui ou de ce qui est perdu qui est en cause. Toute perte significative entraine la nécessité du deuil. »2 Dans la préface de L’énigme du deuil de Laurie Laufer, Marie-José Mondzain écrit que « Le deuil est sans doute l’épreuve ou chacun met en jeu sa puissance de séparation, puissance qui désigne notre capacité d’être libre au cœur de l’impuissance la plus radicale, plus encore, d’être libre sur la base de cette impuissance même. »3 Lynda Juall Carpenito parle du deuil comme une « réaction humaine naturelle (psychologique et physiologique) d’une personne ou d’une famille à une perte réelle ou ressentie (personne, objet, fonction, statut, relation). »4 Bowlby introduit la notion d’effort dans ses propos sur le deuil : « Nous pouvons définir le deuil normal comme l’effort réussi d’un individu pour reconnaître qu’une modification s’est produite dans le monde extérieur et qu’il doit donc effectuer les modifications correspondantes dans son monde interne de représentation et réorganiser, voire réorienter son comportement d’attachement de manière concordante. »5 Christophe Fauré explique dans Vivre le deuil au jour le jour que le deuil n’est pas une pathologie ou une maladie et que le processus de deuil est un phénomène naturel, inconscient, intelligent : le processus se fera qu’on le veuille ou non. Il décrit les quatre phases que la personne en deuil va traverser : le choc, la 1 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot & Rivages, « Collection Petite bibliothèque Payot », 2010, p. 45. 2 Michel Hanus, Les deuils dans la vie, Paris, Maloine, 2006, p. 101 3 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, Paris, PUF, 2008, p. IX. 4 Lynda Juall Carpenito, Manuel de diagnostics infirmiers, Paris, InterÉditions, 1996 5 John Bowlby, Attachement et perte, Paris, PUF, 1978, p. 33. 76 fuite/recherche, la destructuration et la restructuration. Le temps est un paramètre fondamental dans ce processus naturel. Freud parle de mission qui « ne peut pas être remplie sur-le-champs. Elle s’accomplit en détail par une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement. »1 Avec le malade en fin de vie, nous nous trouvons donc face à deux constats : d’un côté le malade va subir l’épreuve de pertes réelles ou ressenties dès l’annonce de sa maladie mais surtout à partir du moment ou il se sait ”condamné”. Il va devoir faire face à ses peurs et à ses deuils. Et de l’autre côté, nous savons que le temps est nécessaire pour entamer un processus de deuil mais que ce temps n’est plus un allié pour la personne en fin de vie. Nous pouvons imaginer qu’un processus de deuil particulier en fin de vie se mette en place et s’installe avec une temporalité spécifique et personnelle pour chacun. Michel Hanus dans Les deuils dans la vie parle de ”prédeuil” : « Le travail de deuil a commencé bien avant la mort, précisément lorsque l’idée de la mort s’est imposée à l’esprit en raison de la maladie et a été confirmée par le médecin. Le deuil ainsi a été en partie commencé : c’est le prédeuil. »2 La maladie amène le malade comme les proches à vivre les pertes progressives et successives qui sont autant de prédeuils. Ce deuil « préparé » n’est pas pathologique. « Il permet d’anticiper, sans rupture de liens entre la personne qui vit le deuil et celle qui est objet du deuil non encore accompli par la mort. »3 Parler du deuil des personnes en fin de vie ou en soins palliatifs, c’est généraliser quelque chose qui ne peut l’être et qui est spécifique et propre au vécu de chaque malade. Pas uniquement son vécu de malade mais également son vécu tout au long de sa vie. Il y a des malades qui n’ont jamais fait un travail sur eux et qui vont vivre leur fin de vie avec résignation et calme, il y a des malades très religieux qui se détournent de la religion à l’approche de la mort. Face à la mort, les réactions humaines sont totalement imprévisibles et irrationnelles. 1 Sigmund Freud, op. cit. 47 2 Michel Hanus, Les deuils dans la vie, Paris, Maloine, 2006, p. 113 3 Evelyne Malaquin-‐Pavan, Deuil et processus de deuil : approche conceptuelle et interventions infirmières, Cours Master 1 SCI, Session 4, février 2010, p. 14 77 Si le deuil n’est pas une maladie, il peut être intéressant de distinguer les manifestations dues aux deuils, des autres troubles dues à la maladie de la personne. Il me semble important d’identifier les maux de la personne et de vouloir distinguer ce qui est plus consécutif aux deuils qu’elle vit qu’à sa propre maladie. La personne en fin de vie va réagir ou s’exprimer de façons différentes face aux pertes et aux deuils qu’elle subit. Il est intéressant de s’arrêter sur les quatre catégories de réactions humaines présentes dans le processus de deuil normal que W. M. Stroebe a identifié1 : Les manifestations affectives avec la dépression, l’anxiété, la culpabilité, la colère et l’hostilité, l’anhédonie, la solitude. Les manifestations comportementales avec l’agitation, la fatigue, les pleurs. Les troubles somatiques et plaintes corporelles avec le sommeil (insomnie, hypersomnie, images récurrentes, rêves pénibles), l’appétit (perte totale ou partielle, boulimie), la perte d’énergie, douleurs corporelles, ralentissement de la pensée, perte des capacités de concentration et d’attention, troubles amnésiques. Les attitudes de l’endeuillé envers lui-même, ce qu’il a perdu et l’environnement avec les auto-reproches, la mauvaise estime de soi, le sentiment de perte d’espoir et d’impossibilité à être aidée, perte du sens de la réalité, la suspicion, les conflits personnels, l’idéalisation du mort, l’ambivalence. Nous pouvons imaginer que ces réactions humaines se manifestent également chez les personnes en fin de vie. Parler des deuils de la fin de vie est complexe car aux symptômes et maux dus à la maladie se superpose les réactions humaines ou manifestations du deuil qui sont des phénomènes normaux. Le fait que la personne soit gravement malade transforme ces manifestations en pathologie qu’il faut également considérer et accompagner. Nous pouvons alors nous interroger sur les maux du malade et la façon de les interpréter : la fatigue d’un malade est-elle due aux traitements ou une conséquence de sa perte d’autonomie qui le perturbe ? Les pleurs du malade sont 1 op. cit. p. 12 78 ils liés aux douleurs, à une saturation des soins ou à la tristesse d’être éloigné de ses proches ou de son chat qu’il a laissé chez lui ? Sa perte du sens de la réalité provient-il de la morphine administrée à trop forte dose ou est-ce une dépersonnalisation face à sa perte d’autonomie physique avec l’impression de regarder les choses de l’extérieur, que ça arrive à quelqu’un d’autre qu’elle ? Il me semble important de distinguer ce qui est du registre de la maladie de ce qui est du registre du deuil. Évoquer le deuil par ses symptômes serait en faire une dernière maladie alors que le reconnaître et le distinguer permettrait de proposer un type d’accompagnement adapté : élaborer, formuler, conscientiser ce qui se joue pour la personne et l’aider à identifier les souffrances pour pouvoir se libérer. Nous pouvons également penser que la personne en fin de vie puisse vivre différents types de deuils : un deuil normal, un pré-deuil, un deuil anticipé, un deuil blanc, un deuil dysfonctionnel et pathologique, un deuil psychiatrique. Quand j’ai interrogé les différents médecins en soins palliatifs pour savoir s’ils avaient des éléments à me communiquer sur les deuils des personnes en fin de vie, ils m’ont tous confirmé qu’il y avait très peu de sources et que la question des deuils en fin de vie n’était pas trop considérée. Je me suis alors demandée s’il était pertinent de le considérer et de l’étudier. D’autres médecins m’ont confirmé que le malade traversait de nombreux deuils mais que ce n’était pas forcément approfondi dans l’accompagnement du malade. Il apparaît quand même que la pluridisciplinarité des soins, entre les ergothérapeutes, les kiné, les socio esthéticiennes, les psychomotriciens ou les art-thérapeutes permettent d’avoir un regard et une perception différente du malade qui se complète à chaque fois. Ces différentes approches permettent ainsi de soulager aussi bien les souffrances psychologiques que physiques et d’accompagner le deuil ou les deuils des malades. L’acte de création a un vrai rôle à jouer dans l’accompagnement des personnes en fin de vie et en deuil. Sans mettre des mots, elles peuvent exprimer ce qui ne peut plus se dire mais qui est dans le ressenti, l’indicible, l’inexplicable, l’inacceptable. La création leur permet de vivre autre chose en sortant du rôle de malade victime et condamné. 79 Même si le malade vit des pertes terribles et des deuils, la création lui donne la possibilité de s’appuyer sur ses pertes, de les transformer pour créer autre chose. C’est l’occasion de découvrir autre chose de soi, de ses capacités. Les créations du mourant pour le deuil des vivants Le malade en fin de vie est sujet des deuils qu’il vit et objet de pré-deuil pour les proches qui l’accompagnent. L’accompagnement par la création a des répercussions sur le malade mais également sur ceux qui lui survivent. La création du malade a valeur de trace qu’il voudra parfois transmettre et qui restera après sa mort. Pour les proches, cette création représente les dernières traces d’expression « vivantes » du mourant. Cette création peut avoir une valeur symbolique importante pour les proches, un lien qui reste après la mort et qu’ils peuvent investir. Winnicott parle du doudou du bébé comme d’un objet transitionnel qui sert à remplacer la mère, à le rassurer. Il permet ainsi la différenciation et la séparation. L’objet de transition est un intermédiaire, un lien. Il lui permet de développer sa capacité à intérioriser le lien à l’autre même quand l’autre n’est pas là et l’aide ainsi de développer des ressources internes qui permettent de le rassurer sans que l'extérieur soit là : « L’objet représente la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé. »1 Il me semble que l’objet de création que le mourant transmet peut représenter cette valeur symbolique de lien qui reste après la mort. Il devient en quelque sorte un objet “transmissionnel”, objet de mémoire, de souvenir, de transmission, donné, confié qui passe, que l’on passe et qui se passe. Il est possible pour les personnes en deuil d’investir cet objet dans un premier temps pour supporter la perte en maintenant le lien et la mémoire. Dans un second temps, il pourra progressivement désinvestir l’objet quand le processus de deuil se fait et que la personne rentre dans la phase de restructuration, où le souvenir et le lien à la personne décédée est intégré avec un autre rapport à la personne disparue. 1 D. W. Winnicott, op. cit. 50. 80 Conclusion Pour la personne malade qui se bat contre la maladie, il y a toujours l’espoir de guérir, de s’en sortir. Les douleurs, les souffrances, les peurs et les pertes font partie de son combat. Elle doit parfois faire le deuil de son aspect physique et peut-être de son autonomie mais il y a toujours l’espoir. Elle se bat pour sa survie et ses deuils sont une épreuve supplémentaire qui font partie du combat. Quand le diagnostique tombe avec l’annonce qu’on ne peut plus rien faire, qu’il n’y a plus d’espoir, il va alors y avoir une accélération des pertes et des deuils. Les soins palliatifs en institution représentent l’épreuve suprême pour le malade : l’isolement dans une chambre médicalisée, quelques photos ou quelques objets, des visites dans le meilleur des cas. J’ai vu l’angoisse des malades qui arrivaient en soins palliatifs, ceux qui savaient et comprenaient, ceux qui étaient inquiets et pas sûrs de comprendre, ceux qui ne voulaient pas savoir où ils étaient, les proches abattus, perdus ou qui donnaient le change. J’ai vu des personnes dans des chambres impersonnelles, souvent seules, avec quelques effets personnels. La réalité de cette fin de vie en soins palliatifs est dans le dépouillement du matériel. Seuls les vêtements personnels sont les derniers éléments que l’on sauvegarde pour maintenir cette dignité qui semble échapper. Je revois la fille de Madame V. ressortir de la chambre de sa mère outrée car celle-ci ne portait plus sa chemise de nuit préférée. Progressivement, avec la dégradation du corps, même les vêtements personnels disparaissent au profit des tuniques médicales. Il ne reste plus rien de personnel, plus rien ne lui appartient dans cette chambre, tout lui échappe. J’ai vu, dans ce temps très particulier vers la mort, l’attente résignée du malade, le déni du malade face à la mort, le contrôle des visites pour garder ses forces pour les proches, la terreur dans le regard avec le discours incohérent mais pas complètement dénué de sens, la colère, la lassitude de se battre, la tristesse d’être 81 toujours en vie, la fatigue et l’épuisement, la désorientation, les malades qui crient, qui se débattent et veulent fuir, s’enfuir, sortir de leurs lits, les râles de la fin, l’abrutissement nuit et jour devant la télé pour ne pas penser, la fuite face à la réalité, la fatalité et la résignation, l’agitation, la souffrance, la douleur, la détresse, l’incompréhension de ce qui leur arrive, les personnes dans le coma… J’ai vu, dans tous les cas, sans exception, une fois que le temps de la rencontre de nos deux présences s’était ajustée, des malades qui rentraient et évoluaient dans leur création avec de la curiosité, de l’intérêt, de l’attention, de la volonté, de la détermination, de la concentration, de la sensibilité, du lâcher prise, du courage, de l’apaisement, du plaisir. Des sourires se libéraient souvent. Le temps de création était plus ou moins long en fonction des malades, mais même dans les ateliers les plus courts de quinze minutes, il se passait ce temps différent où d’autres émotions ou attitudes s’installaient. La dimension artistique donnait à chaque fois de l’intensité à la vie du malade. Faire rentrer la création en fin de vie et en soins palliatifs c’est demander au malade de se placer comme une personne en création, qui s’appuie sur ses pertes, ses faiblesses, ses peurs, ses forces, sa vie, son être au monde pour créer. À un moment de sa vie où les peurs, les pertes ont une place envahissante dans la vie du malade, il est important d’accompagner la personne à se sentir vivante « jusqu’au bout », en lui proposant un soin différent qui s’appuie sur ce qu’elle est dans l’instant, avec ses pertes et sur tout ce qui lui reste de vivant en elle. L’accompagnement par la création peut se révéler un outil très utile pour ouvrir le malade à autre chose, à une autre partie de lui-même. Nous pouvons effectivement nous poser la question et nous interroger sur la pertinence d’une telle démarche pour des personnes « qui n’en ont plus pour très longtemps » et qui sont parfois très affaiblies, fatiguées, désorientées… Le « à quoi bon » peut l’emporter sur le « il n’est jamais trop tard ». Les premiers pourront parler de perte de temps, les seconds évoqueront un moyen de découvrir autre chose et de se sentir vivants jusqu’au bout. 82 Se lancer dans la création, c’est sortir du rôle de victime malade et condamnée pour entrer dans le rôle de la personne créatrice qui se met en danger dans la confrontation de sa production et d’une partie d’elle-même en osant affronter l’inconnu. 83 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE Albom Mitch, La dernière leçon, Paris, Laffont, « Collection Pocket », 2009 Jacques Arènes, La quête spirituelle hier et aujourd’hui, Un point de vue psychanalytique, Paris, Cerf Ariès Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en occident, Paris, Éditions du seuil, « Collection Points Histoire », 1977 Bacqué Marie-Frédérique, Hanus Michel, Le deuil, Paris, PUF, « Collection Que sais-je ? », 2012 Bacqué Marie-Frédérique, Apprivoiser la mort, Paris, Odile Jacob, 2006 Bowlby John, Attachement et perte, Paris, PUF, 1984 Bridges William, Transitions de vie, Paris, Dunod, « Collection InterEditions », 2006 Camus Albert, L’homme révolté, Paris, Gallimard, « Collection Folio essais », 1988 Carpenito Lynda Juall, Manuel de diagnostics infirmiers, Paris, InterEditions, 1996 Castra Michel, Bien mourir - Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, « Collection Le Lien social », 2003 Châtel Tanguy, Vivants jusqu’à la mort - Accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie, Paris, Albin Michel, 2013 Chaudier Frédéric, Les yeux ouverts, Flair films - INPES, « Édition vidéo France Télévision Distribution », 2011 Conférence de consensus à l’initiative du Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, L’accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches, Texte de recommandations (version courte), Paris, Faculté XavierBichat, Janvier 2004 Di Folco Philippe, Dictionnaire de la Mort, Paris, Larousse, « Collection In Extenso », 2010 Eliade Mircea, Images et symboles, Paris, Gallimard, « Collection TEL », 1992 Elias Norbert, La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois édition, « Collection Titres », 2012 84 Fabrizi Jacques, Déjà-presque-mort mais encore-si-terriblement-vivant, Paris, L’Harmattan, 2012 Fauré Christophe, Vivre le deuil au jour le jour, Paris, Albin Michel, 2011 Freud Sigmund, Deuil et mélancolie, Paris, Payot & Rivages, « Collection Petite bibliothèque Payot », 2010 Freud Sigmund, Anthropologie de la guerre, Paris, Fayard, « Collection du Livre de poche », 2011 Guédeney Nicole, Guédeney Antoine, L’attachement : approche théorique, Issyles-Moulineaux, Masson, « Collection Les âges de la vie », 2010 Brigitte Gueyraud, « La nécessité de l’espace trou », Art & Thérapie, n°112/113, Création en Alzheimer, 2012 Hanus Michel, Les deuils dans la vie, Paris, Maloine, 2006 Hennezel Marie de, Mourir les yeux ouverts, Paris, Albin Michel, « Collection Pocket Spiritualité », 2011 Hennezel Marie de, La mort intime, Paris, Robert Laffont, « Collection Pocket Spiritualité », 1996 Herzlich Claudine, « Les nouveaux discours sur la mort et le silence face aux mourants », in E. 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W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, « Collection Folio essais », 2010 Pierre Zaoui, La traversée des catastrophes, Paris, Seuil, 2010 86 L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie et en deuil La création accompagne l’artiste, c’est son moteur, le sens qu’il a trouvé dans sa vie. L’artiste qui se sait condamné va puiser dans cette création pour donner du sens à cette fin de vie, car créer va l’aider à se sentir vivant ”jusqu’au bout” mais créer va également le rassurer en laissant une trace présente après sa mort. L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie ou en soins palliatifs insiste sur une approche active et créative qui peut également donner du sens à des personnes proches de la mort. Les expériences cliniques d’ateliers d’art-thérapie m’ont permis d’expérimenter un protocole et d’observer les « bienfaits » de la création sur les personnes. Car créer c’est sortir quelque chose de soi, c’est exprimer une partie de soi qui devient visible, c’est donner à voir autre chose que sa maladie. Le malade n’est plus victime, il change de rôle, il devient créateur. Son regard sur lui-même se modifie et le regard des autres change. La fin de vie n’est plus un temps d’attente résigné, c’est un temps ”actif, le temps d’un ”faire” différent qui amène à ”être” autrement avec toutes les questions matérielles, existentielles, spirituelles, physiques ou psychologiques qui rentrent en jeu à l’approche de la mort. Quand commence le début de la fin de vie ? L’arbitraire rentre dans cette temporalité car la prévision de cette fin annoncée est plus médicale que mathématique et ouvre donc la porte à tous les espoirs, aux gestes désespérés, aux marchandages avant d’être dans la résignation et l’acceptation. Dans ce temps du ”mourir”, le malade va devoir apprendre à se détacher progressivement du matériel et des proches, vivre de nombreuses pertes et intégrer les deuils qui en découlent. L’accompagnement par la création peu aider à s’appuyer sur les pertes et tout ce qui reste de vivant en elle pour les transformer, pour les voir autrement et pour ne plus subir uniquement. C’est ainsi la possibilité de créer pour soi et pour les autres, de laisser une trace, de pouvoir transmettre quelque chose de soi alors que le malade se croit dépossédé de tout. Faire rentrer la création en fin de vie et en soins palliatifs c’est demander au malade de se placer comme une personne en création, qui s’appuie sur ses pertes, ses faiblesses, ses peurs, ses forces, sa vie, son être au monde pour créer et pour se sentir vivante jusqu’à la mort. 85