L`accompagnement par la création des personnes en fin

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L`accompagnement par la création des personnes en fin
Faculté de médecine - Université Paris Sud
Assistance publique - Hôpitaux de Paris
Espace éthique/AP-HP
Diplôme universitaire
Deuil et travail de deuil
Directeur de l’enseignement : Pr Emmanuel Hirsch
Directeur de recherche : Cynthia Mauro
L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie
et en deuil
Mémoire pour l’obtention
du Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil
Présenté par Valérie Grondin
Année universitaire 2012-2013
Faculté de médecine - Université Paris Sud
Assistance publique - Hôpitaux de Paris
Espace éthique/AP-HP
Diplôme universitaire
Deuil et travail de deuil
Directeur de l’enseignement : Pr Emmanuel Hirsch
Directeur de recherche : Cynthia Mauro
L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie
et en deuil
Mémoire pour l’obtention
du Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil
Présenté par Valérie Grondin
Année universitaire 2012-2013
2 Note aux lecteurs
Travail réalisé dans le cadre du Diplôme universitaire Deuil et travail de deuil
Assistance publique – Hôpitaux de Paris
Faculté de médecine – Université de Paris Sud
Pour reproduire ou utiliser ce document, veuillez consulter l’auteur ou le directeur
de l’enseignement
3 Remerciements
Je tiens à remercier les personnes qui ont pris le temps de me recevoir, qui m’ont
accompagnée, suivie et conseillée pour l’élaboration de ce mémoire :
Docteur Luc Ribeaucoup, Chef de Service, EMSP, Hôpital Vaugirard
Madame Évelyne Malaquin-Pavan, Directrice des soins, Hôpital Vaugirard
Madame Anaïs Becu, Infirmière, EMSP, Hôpital Vaugirard
Docteur Jean-Marie Gomas, Chef de Service de l’unité des soins palliatifs,
Hôpital Sainte Périne
Docteur Marie-Dominique Brette, Chef de Service, EMSP, Hôpital Saint-Louis
Docteur Michèle Levy-Soussan, Chef de Service, EMSP, Hôpital PitiéSalpétrière
Madame Brigitte Gueyraud, Art-Thérapeute, Hôpital Bretonneau
Madame Maïté Fontaine, Psychologue Clinicienne, Hôpital Bretonneau
Madame Françoise Engrand, Art-Thérapeute, Coach, Formatrice à HEC et à
l’INECAT
Madame Fabienne Benchetrit, Art-Thérapeute, Hôpital Corentin Celton
et Monsieur Pippo Lionni, artiste, peintre, pour son regard créateur et critique
4 SOMMAIRE
Introduction……………………………………………………………………....1
I - Les artistes et la fin de vie…………………………………………………….2
1. Créer pour se sentir vivant « jusqu’au bout »…………………………...3
2. Créer pour laisser une trace après la mort………………………………7
II – L’accompagnement par la création en fin de vie………………………...11
1. Art-thérapie et médiation artistique………………………....................11
2. Spécificités d’un atelier d’art-thérapie en soins palliatifs……………..11
3. Approches cliniques d’ateliers d’art-thérapie en arts plastiques………16
Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital de Vaugirard,
pour les lits identifiés soins palliatifs …………………………….18
L’accompagnement des créations de Madame N. à l’hôpital de
Vaugirard………………………...……………………….............33
Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital Bretonneau…49
5. Qu’est-ce que ces ateliers permettent ?..................................................58
En soins palliatifs………………………………………………...58
Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer…………61
III - La fin de vie, les soins palliatifs et les deuils……………………………..62
1. Qu’est ce que la fin de vie et pourquoi des soins palliatifs ?.................62
La fin de vie………………………...……………………….........62
Le début de la fin………………………...……………………….63
Les soins palliatifs………………………...……………………...63
Les étapes du « mourir ».………………………...………………65
Le travail de trépas pour les personnes en fin de vie……………..67
Le temps du « mourir » : un temps actif……………………….....68
Faire ou ne rien faire ? ………………………...…………………70
5 2. Qu’est ce qui se joue pour les personnes en fin de vie ou en soins
palliatifs ? ………………………...………………………...……………72
L’attachement et le détachement………………………...……….72
Les peurs et les pertes………………………...…………………..73
Les réactions à la perte : le deuil………………………...……….75
Les créations du mourant pour le deuil des vivants……………...80
Conclusion………………………...………………………...…………………...81
Bibliographie générale………………………...………………………..............84
6 La maladie autrefois était presque toujours fatale. Le mourant, résigné, attendait
son heure, entouré de ses proches.
L’historien Philippe Ariès écrit à ce propos : « Le mourant ne devait pas
être privé de sa mort. Il fallait qu’il la présidât. Comme on naissait en public, on
mourait en public et pas seulement le roi, mais n’importe qui [...]. Il présidait et ne
trébuchait guère, car il savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de
scènes semblables. Il appelait un à un ses parents, ses familiers, ses domestiques,
”jusqu’aux plus bas” dit Saint Simon en décrivant la mort de Mme de Montespan.
Il leur disait adieu, leur demandait pardon, leur donnait sa bénédiction. Investi
d’une autorité souveraine, surtout au XVIIIe et XIXe siècles, par l’approche de la
mort, il donnait des ordres, faisait des recommandations. »1
Il serait difficile d’imaginer une telle scène aujourd’hui où le rôle de tous les
protagonistes a changé : le mourant n’a plus la même ”autorité” et les proches
s’absentent de plus en plus de ces moments de séparation à l’approche de la fin
qui est vécue comme insupportable pour tout le monde.
La mort ne doit plus être évoquée et le mort caché. Cette désertion des vivants
face à l’approche de la mort met en évidence l’importance aujourd’hui de
l’accompagnement des personnes en fin de vie. L’accompagnement n’est plus le
privilège de la famille et des proches qui veillaient le mort autrefois, il sort de ce
cadre et devient « un processus dynamique qui engage différents partenaires dans
un projet cohérent au service de la personne, soucieux de son intimité et de ses
valeurs propres »2, avec une approche globale et pluridisciplinaire.
La fin de vie n’est pas forcément un temps passif d’attente mais plutôt un temps
« actif » différent, où la personne peut faire l’expérience d’autre chose.
Pour évoquer l’accompagnement par la création des personnes en fin de vie et en
deuil, il m’a semblé important d’évoquer dans une première partie les artistes en
fin de vie qui se savent condamnés pour ainsi comprendre ce que la création leur
permet : rester vivant jusqu’à la mort et laisser une trace après la mort. Ce
1 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en occident du moyen âge à nos jours, Paris, Éditions du seuil, « Collection Points Histoire », 1977, p. 48. 2 Conférence de consensus à l’initiative du Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, L’accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches, Texte de recommandations (version courte), Paris, Faculté Xavier-­‐Bichat, Janvier 2004, p. 6 1 ”pouvoir” de la création n’est pas réservé qu’aux artistes. Ainsi, dans une
deuxième partie, je m’appuierai sur deux expériences cliniques d’ateliers d’artthérapie à l’hôpital de Vaugirard et à l’hôpital Bretonneau pour expliquer
l’approche de la création avec des personnes en fin de vie et aussi montrer ce que
ces ateliers permettent. Enfin, dans la troisième partie, je m’arrêterai sur la fin de
vie, les soins palliatifs et les deuils en explorant ce temps spécifique du ”mourir”
avec tout ce qui se joue pour les personnes qui se savent ”condamnées” et
comment la création peut les aider à donner du sens à leur fin de vie.
Jacques Fabrizi écrit dans son livre Déjà-presque-mort mais encore-siterriblement-vivant : « À Socrate condamné à boire de la ciguë et qui souhaitait
apprendre à jouer de la lyre la veille de son exécution, son compagnon de geôle
intrigué demanda : ”À quoi te sert, Socrate, d’apprendre à jouer de la lyre, puisque
tu vas mourir ?” Socrate répondit : ”À jouer de la lyre avant de mourir.” »1
I - Les artistes et la fin de vie
René Char écrit dans Les dentelles de Montmirail : « Notre seule ressource avec la
mort, c’est de faire de l’art avec elle ».
Avant d’évoquer l’accompagnement par la création des personnes en fin de vie, il
m’a semblé pertinent de considérer la fin de vie de certains artistes qui se savaient
condamnés, et de voir ce que la création et l’art leur permettait dans ce temps
jusqu’à la mort.
L’objectif ne sera pas de décortiquer ou d’analyser les œuvres qu’ils ont produites
pendant cette période mais plutôt de partir de ce qu’ils ont pu dire ou écrire en
toute lucidité de leur maladie, sur l’approche de la mort et du rôle de la création
pour eux dans ce moment si particulier.
1 Jacques Fabrizi, Déjà-­‐presque-­‐mort mais encore-­‐si-­‐terriblement-­‐vivant, Paris, L’Harmattan, 2012, p.22. 2 1. Créer pour se sentir vivant « jusqu’au bout »
Cézanne écrit à E. Bernard dans Lettres sur Cézanne de R.-M. Rilke : « Je me suis
juré de mourir en peignant »
Beaucoup d’artistes restent très créatifs jusqu’à leur mort, souvent mus par une
frénésie créatrice : Michel-Ange, Titien, Rembrandt, Poussin, Renoir, Monnet
avec ses Nymphéas, Matisse avec ses gouaches découpées, les derniers Picasso
tatoués et striés, les pourpres de Bonnard. Il y a les scènes finales du Faust de
Goethe, l’Art de la Fugue de Bach, les derniers quatuors de Beethoven.
Les artistes ont naturellement eu recours à l’écriture, la peinture, la sculpture, la
photo… pour parfois donner un sens à leur ”fin de vie”, en créant pour dépasser la
souffrance, pour laisser une trace ou tout simplement pour se sentir vivant
jusqu’au bout.
En 2009, l’exposition Deadline au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris a été
l’occasion de présenter les dernières œuvres d’artistes se sachant condamnés et
proches de la mort. La perspective de la mort devient pour certains artistes source
d’une énergie créatrice qui les retient dans la vie. La cause et l’âge de la mort
diffèrent : vieillesse d’Hartung, alzheimer de De Kooning, cancer de Joan
Mitchell ou de James Lee Byars, sclérose en plaque de Jörg Immendorf, sida
d’Absalon, de Félix Gonzalez-Torres et de Robert Mapplethorpe. Il n’y a rien de
morbide dans cette exposition mais plutôt la démonstration de l’attachement de
ces artistes à la création avec l’urgence de peindre, de photographier, de créer. Pas
question que la création porte le deuil, les artistes préfèrent l’exaltation de leur
force créatrice qu’ils connectent et mobilisent pour travailler.
Le commissaire d’exposition Odile Burluraux intitule le premier article du
catalogue d’exposition « Mourir ”vivant“ ». Un pouvoir se cache derrière le
simple fait de créer. L’artiste meurt ”vivant” car son art l’a maintenu vivant toute
sa vie, dans une conscience exceptionnelle d’être connecté à soi, pour soi à travers
l’art. Cette indépendance que l’artiste a cultivé tout au long de sa vie, il la
transforme en liberté en fin de vie quand il se sait condamné.
Sa vie, les événements de sa vie sont ses sources d’inspiration. Toutes ses
émotions, il va les vivre avec intérêt, les traverser, y puiser du sens : il pourra
3 connaître le doute, la frustration, la souffrance, le désespoir, l’euphorie, la
jubilation, la joie… qui sont autant de matière pour sa création. Pour pouvoir
exister et se sentir vraiment vivant, il sait que l’œuvre, ce tiers qui le hante, est
aussi son salut.
Il avance, tout au long de sa vie d’artiste au milieu de ce terrain fragile mais riche
car il se remet constamment en question : rien n’est figé, tout évolue et est en
perpétuelle transformation. L’équilibre instable de la vie d’artiste est créateur, ses
doutes sont créateurs, tout comme sa souffrance, ses joies, ses rencontres. Il met
en scène, il donne à voir, il s’expose, se met en danger de tomber et quand il chute
il remonte grâce à l’énergie vitale qui l’anime dans son art. Il mettra plus ou
moins de temps à remonter mais dans sa chute, il aura emporté du nouveau qu’il
transformera.
Quand il se sait condamné, l’artiste va devoir une fois de plus modifier son
rapport à lui-même, au monde et à son art.
Ainsi, Odile Burluraux écrit : « La conscience de la proximité de la mort
conditionne le rapport que nous entretenons avec l’existence. Les artistes ne sont
pas épargnés par les difficultés physiques dues à l’âge, par l’angoisse que
provoque le verdict médical, par la souffrance liée à des traitements douloureux
par l’épreuve humiliante de la perte d’autonomie, du renoncement à la vie
publique, etc. Ils changent de relation au monde, à eux-mêmes et à leur œuvre dès
le moment où l’irrévocabilité de la fin se profile à un horizon proche. »1
Face à la mort, la réaction des artistes varie. Il y a ceux qui ne s’arrêtent pas et qui
travaillent avec des assistants comme Jörg Immendorf qui refuse d’accepter la
mort et qui confie dans un documentaire « C’est clair que quand un artiste est
touché à cet endroit, je veux dire aux organes avec lesquels il travaille, ce n’est
pas facile, mais il y aura toujours un chemin pour moi. Je resterai donc jusqu’à la
fin artiste, car je circule déjà trop profondément dans ce pays que j’ai créé. »2 « La
1 Odile Burluraux, « Mourir ”vivant” » in Deadline, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris, Actes Sud, « Collection Paris Musées, 2009, p. 17. 2 Dans le film Ich bin Künstler bis zum Schluss (Je suis artiste jusqu’au bout) de Werner Raeune, 45’, Institut für Kunstdokumentation und Szenografie, 2009, traduction des extraits par Charlotte Seidel. 4 question ”Combien de temps te reste-t-il ?” est bien sûr importante, mais je la
masque et je fais ce que j’ai à faire, et autant que possible, je le fais avec
optimisme » 1 . À propos du verdict, il précise : « C’est perturbant pour la
production artistique elle-même. Après cela, on peint le dos au mur, on panique,
on ne peut plus accomplir. Mon travail se définit de plus en plus intensément. »2
La paralysie progressive de son corps, due à sa sclérose en plaque qui affecte les
cellules du cerveau qui contrôlent les mouvements des muscles, l’amène à
travailler avec des assistants. Il dira de cette organisation : « Je me sens comme un
chef d’orchestre, comme un régisseur : j’ai toujours employé différents éléments.
Aujourd’hui […], je mets en scène des partitions que je laisse réaliser, en veillant
à ce que l’écriture personnelle (des mains qui oeuvrent à la place des miennes)
soit refoulée. » 3 Il se confie à un ami sur sa nouvelle façon de travailler :
« J’aurais bien sûr aimé avoir cette sensation de bonheur sans ma maladie et
j’aurais bien aimé trouver cette méthode plus tôt ».4
Hans Hartung déploie une puissance de travail impressionnante. Il peint quelque
six cents toiles entre 1987 et 1989, année de sa mort. Son objectif est de continuer
à peindre comme il l’a fait toute sa vie. En 1988 il déclare : « Il y a toujours autre
chose à exprimer et on a toujours envie d’aller plus loin. Ce plaisir de peindre,
c’est le plaisir de vivre. On ne peut arrêter. »5 En raison de la perte d’une jambe
pendant la seconde guerre mondiale, il a toujours eu recours à des assistants. Ils
jouent un rôle essentiel à la fin de sa vie en apportant une aide matérielle pour les
gestes qu’il ne peut plus accomplir seul. Vers 1989, Hans Hartung fait réaliser une
vidéo dans laquelle on le voit peindre afin de contredire ses détracteurs qui le
disent impotent. Odile Burluraux commente cette vidéo : « À la vue de ces
images, on a parfois l’impression de le découvrir comme en transe, tant le temps
d’exécution d’une œuvre est rapide. Et parallèlement, on ressent cette lutte contre
la mort dans les mouvements des lignes tracées sur la toile. »6
1 ibid. 2 Dans le film L’Art et la Mort de Razvan Georgescu, 2008. 3 Dans le film Ich bin ein Künstler bis zum Schluss de Werner Raeune, 2009. 4 ibid. 5 Propos recueillis par Henri-­‐François Debailleux, « L’art selon Hartung », Libération, 18 août 1988, p. 20. 6 op. cit. 19. 5 Willem de Kooning, atteint par la maladie d’Alzheimer, a également travaillé
avec des assistants à la fin de sa vie. Il va régulièrement devoir s’adapter en
fonction de l’évolution de sa maladie, changer de technique en appliquant les
tubes de couleur directement sur la toile, en utilisant des couleurs plus liquides, en
grattant la toile avec des couteaux. Il dira : « Je deviens de plus en plus libre. Je
pense qu’on peut faire des miracles avec ce que l’on a, si on l’accepte. »
Complètement dépendant de l’entourage, il reste maître de ses décisions
artistiques. Avec la maladie, De Kooning s’absente de lui-même mais pas de son
œuvre. Malgré son déclin physique et psychique, il gardera pendant plusieurs
années intactes ses capacités créatrices.
Certains artistes instaurent un dialogue avec leur corps malade et développent un
rapport particulier avec la maladie, le travail artistique ayant presque une vertu
thérapeutique. Ainsi, Chen Zhen confie : « Ma maladie me réveille chaque matin
dans un silence sonore »1. « Depuis vingt ans, j’ai reçu une autre bénédiction :
celle d’être gravement malade. Les crises sans fin, la souffrance, les difficultés
physiques aussi bien que mentales m’ont toute ma vie accompagné. Elles ont
façonné ma volonté et mon esprit, les transformant en source d’énergie vitale,
cette énergie qui me permet d’être encore vivant et passionné par l’art. »2 Il
précise : « Mon intention est de me servir de mon corps comme d’un laboratoire
pour éloigner ma vision sur le monde et l’art. »3
Hannah Villiger, atteinte de tuberculose et ayant souffert plusieurs fois de
pneumonie doit subir des périodes d’isolement à l’hôpital. Elle commencera à
photographier avec un Polaroid ce qu’elle a sous la main, c’est à dire son corps.
1 Entretien avec Jérôme Sans, in catalogue Chen Zhen, 2003, Cimaise et Portique – Centre départemental d’art contemporain, Albi, pour l’exposition « Jardin Lavoir », p. 284. 2 France Morin, « En Chine, il y a un proverbe qui dit », in Chen Zhen, Invocation of Washing Fire, Gli Ori, Prato-­‐Sienne, 2003, p. 268. 3 Conversation autour de l’éloge de la magie noire. Chen Zhen avec Giovanni Maria Pace et Alessandra Pace, avril 2000, in catalogue Chen Zhen. Éloge de la magie noire, Turin, Gelleria Civica d’Arte Moderna e Contemoranea, 27 avril-­‐
12 juin 2000, p. 64. 6 « Je suis mon propre capital »1, elle se confond avec son œuvre « Je suis la
sculpture » 2 écrit-elle dans son journal en 1980. Elle s’appuie donc sur la
dégradation de son corps et l’utilise comme une matière pour sa création. Elle
s’autorise un regard d’artiste sur son propre corps, il n’y a pas de lamentation, elle
n’est plus victime, elle transforme.
Face à la mort, il y a les artistes qui voudraient rallonger le temps. Ainsi Felix
Gonzales-Torres, qui se sait séropositif, répond à un entretien au printemps 1995,
quelques mois avant son décès. A la question « Combien de temps penses-tu que
tu vas vivre ? » Gonzales-Torres répond : « Je veux vivre jusqu’à ce que j’ai fait
toutes les choses que je veux faire. […]. Ce n’est pas une question de temps. C’est
à propos de comment la vie est vécue. J’ai eu une très bonne vie. J’ai bien vécu
cette vie. Très bien. […] Combien d’années, je ne sais pas. Je veux expérimenter
quelques autres petites choses […] peu importe le temps que cela prend, c’est ce
que je veux faire ».3
Felix Gonzalez-Torres, atteint du sida instaure un dialogue artistique autour de la
disparition et de la perte. Ainsi, Gonzalez-Torres réalise une œuvre faite de piles
de papier que le visiteur peut emporter. Il utilise et s’appuie sur sa création pour
expérimenter la perte, comme un apprentissage et ainsi se préparer à sa propre
mort : « J’ai voulu tout perdre, afin de me préparer et de me confronter à cette
peur, et peut-être en apprendre quelque chose. J’ai donc voulu perdre l’œuvre
aussi, cette chose si importante dans ma vie. Je voulais apprendre à laisser
partir. »4
2. Créer pour laisser une trace après la mort
L’oeuvre de Christian Boltanski est également hantée par les questions de perte et
de disparition – celle des autres autant que la sienne. Il remarque à ce sujet « C’est
1 Jolanda Bucher, Eric Hattan, Hanna Villiger, Bâle, Kunsthalle Basel, Bonn, Bonner Kunstverein, Scalo, Zurich, Berlin, New York, 2001. 2 ibid. 3 Bomb, n°51, printemps 1995. 4 Hans Ulrich Obrist, entretien à Vienne en mars 1994, Conversations, Paris, Manuella Éditions, 2008, p. 325. 7 par la transmission qu’on peut lutter contre la mort »1 et il précise à propos des
« Archives du cœur » présentées à la Maison Rouge en 2008 : « Ce que je trouve
le plus formidable dans le fait d’être artiste, c’est que l’on peut toucher des gens
qui ne vous connaissent pas personnellement, et que l’on peut même les toucher
après sa propre mort. »2
Cette idée « de la réception de l’œuvre par des vivants qui ont leur temps
propre »3 a été développée par Paul Ricoeur en mettant également en avant une
forme de consolation de la finitude de l’artiste sauvé par l’immortalité de son
œuvre. Ainsi, Olivier Abel, dans la préface du livre de Paul Ricoeur Vivant
jusqu’à la mort, évoque l’idée de temps « transhistorique » et précise : « Paul
Ricoeur n’a cessé de penser la séparation entre le temps de l’écriture, qui
appartient au temps mortel d’une vie singulière, et le temps de la publication, qui
ouvre le temps de l’œuvre dans une ”durabilité ignorante de la mort“ ».4
Quand le verdict a été dit et la fin annoncée, Christiane Singer a trouvé dans
l’écriture de son journal Derniers fragments d’un long voyage l’appuie dont elle
avait besoin pour vivre cette épreuve. Elle écrit au début de son journal : « Ce
qu’il y a à vivre, il va falloir le vivre »5. Nous suivons au fil des pages son
cheminement, ses doutes, ses moments de grâce et de bonheur, sa faiblesse, sa
douleur, la souffrance mais elle ne lâchera pas l’écriture pendant six mois. Nous
sentons que ce journal dépasse le simple témoignage d’une fin de vie, il est le sens
de cette fin de vie. Il devient un tiers matériel entre elle et sa maladie, le lien
qu’elle veut maintenir pour signifier qu’elle est toujours vivante. Il devient à la fin
objet de transmission pour rentrer également dans la temporalité et l’espace du
lecteur. Le 2 mars 2007 elle écrit à son éditeur « Mon rêve serait qu’il paraisse le
plus vite possible. Ce serait une manière très forte d’entrer désormais dans un
espace NEUF – peu importe où – mais NEUF. »6 Christiane Singer meurt le 4
1 Christian Boltanski, Maison Rouge, 2008, propos recueillis par David Sanson. 2 ibid. 3 Paul Ricoeur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, « Collection La couleur des idées », 2007, p. 7. 4 ibid. 5 Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage, Paris, Albin Michel, 2007, p. 9. 6 op. cit. 7. 8 avril 2007. Son livre est publié en mai 2007. Au delà des pages, il reste les traces
de cette force et de cette détermination incroyable. La volonté que ce journal
devienne un livre publié, toujours vivant grâce à elle, à travers elle et malgré elle.
Dans La dernière leçon, Mitch Albom rapporte les entretiens des quatorze mardis
qu’il a passé avec Morrie Schwartz, son professeur d’université, avant sa mort.
Morrie Schwarz veut mettre en scène la fin de sa vie, la montre dans des
émissions de télévision américaines, donne à voir sa dégradation, fait entendre ses
réflexions sur l’approche de sa mort, l’explique au delà des discours convenus.
Les quatorze mardis passés en compagnie de son ancien étudiant, sont des
moments de vie où il est question de la vie et de comment vivre pleinement sa vie.
Quatorze sujets sont traités et n’ont pas été choisis au hasard, ils prennent une
dimension particulière en étant abordés à l’approche de la mort. Il est ainsi
question du monde, de l’apitoiement sur soi, des regrets, de la mort, de la famille,
des émotions, de la peur de vieillir, de l’argent, des choses de l’amour, du
mariage, de notre culture, du pardon, de la journée parfaite et de l’adieu. Une
sagesse particulière s’en dégage relayée par une forme de jubilation de conjurer
l’approche de la mort en parcourant le fil de la vie, le sel de sa vie. Il est alors
important pour Schwarz de transmettre un savoir, une expérience de vie mise en
perspective avec sa fin de vie. Mitch Albom écrit : « Il va faire de la mort son
ultime projet, la placer au centre de sa vie. Puisque tout le monde doit mourir, son
expérience pourrait être précieuse, n’est-ce pas ? Il pourrait servir la recherche.
Être une sorte de livre humain. Etudiez-moi dans ma lente et patiente disparition !
Observez ce qui m’arrive ! Apprenez avec moi ! Morrie va traverser l’ultime pont
entre la vie et la mort, et raconter le voyage. »1 Son témoignage devient son
ultime création qui le fait vivre et traverser l’épreuve en pleine conscience de sa
fin. Il est seul dans ce cheminement vers la mort mais il dépose aux autres, qui
sont témoins, l’expérience de cette fin. Ils l’accompagnent dans ce cheminement
de vie. Leurs regards le rend vivant jusqu’au bout.
La création donne un sens à la vie de l’artiste et à sa fin de vie : créer et mourir
vivant en créant, rester vivant pour la création.
1 Mitch Albom, La dernière leçon, Paris, Robert Laffont, « Collection Pocket », 2009, p. 26. 9 Nous sentons à travers les différents témoignages que l’artiste grâce à son travail,
ses questionnements, les remises en question tout au long de sa vie arrive à une
forme de grâce à la fin. La fatalité ou l’apitoiement n’ont pas de place, il faut
continuer à vivre pour créer ou alors créer pour vivre.
Odile Burluraux met en avant, dans son article du catalogue d’exposition
Deadline, le pouvoir de la création pour adoucir les maux de la vie ou de la fin de
vie, avec cette volonté de l’artiste de créer jusqu’au bout, de laisser une trace :
« Nous ne pouvons que constater que les artistes subissent comme tout homme
l’outrage du temps, mais que leur activité leur permet sans doute de supporter plus
facilement les souffrances physiques et morales. Le travail artistique aurait-il alors
valeur d’exemple ? Dans une société qui n’attend pas grand-chose de ceux dont la
vie s’achève, qui cache la mort et sa représentation, cette exposition nous conduira
peut-être à nous interroger sur notre rapport à la mort et sur la volonté de créer
coûte que coûte, ou tout au moins de laisser une ultime trace. »1
Il y a une urgence à créer pour les artistes en fin de vie. L’énergie vitale qui leur
reste est mobilisée pour leur œuvre, pour la création. Le travail de l’artiste a
effectivement une valeur d’exemple dans sa capacité à s’adapter tout au long de sa
vie et à rester créatif face à l’évolution de sa maladie. Il n’est pas victime, sa
liberté, il l’exprime jusqu’au bout à travers les pertes qu’il transforme et magnifie.
Il veut rester vivant jusqu’à sa mort et après sa mort : il y a souvent l’envie, à
travers l’œuvre, de dépasser la mort, d’être toujours vivant à travers le regard du
spectateur.
Cette idée peut peut-être aider à ”mieux mourir”, à se libérer de l’idée du néant,
du vide, du rien. Laisser une œuvre matérielle, visible, palpable rassure l’artiste.
Dans une autre mesure, pour les personnes qui ne sont pas artistes,
l’accompagnement des malades par la création peut également contribuer à
donner du sens à cette fin de vie en les aidant à rester « vivants » jusqu’à la mort.
1 op. cit. 25. 10 II – L’accompagnement par la création en fin de vie
Winnicott écrit dans Jeu et Réalité, « La créativité est quelque chose d’universel.
Elle est inhérente au fait de vivre. »1
Si nous parlons d’acte de création, de quels actes de création parlons-nous ? Quels
sont les ateliers de création les plus appropriés pour les personnes en fin de vie et
en soins palliatifs ?
L’atelier de médiation artistique ou d’art-thérapie insiste sur une approche
d’accompagnement créative, dégagée de l’atelier occupationnel, de la distraction,
de la rééducation, de l’apprentissage ou du réapprentissage. Son projet concerne le
mieux-être global de la personne.
Mais qu’est-ce que la médiation artistique ou l’art-thérapie ? Quelles sont leurs
spécificités ? Qu’est-ce qu’ils permettent ?
Pour répondre à ces questions, l’approche clinique de mon stage d’art-thérapie en
arts plastiques à l’hôpital de Vaugirard au sein du service de gérontologie dans le
secteur des soins de suite et plus particulièrement auprès des lits identifiés en
soins palliatifs m’a permis d’expérimenter un protocole d’accompagnement. J’ai
pu observer également la pratique d’une art-thérapeute en psycho-gériatrie avec
des malades atteints notamment de la maladie d’Alzheimer lors de mon stage à
l’hôpital Bretonneau.
Dans les deux cas, la création par les arts plastiques était au cœur de
l’accompagnement de ces personnes.
1. Art-thérapie et médiation artistique
Dans le livre « L’infirmier(e) et les soins palliatifs », le chapitre 6 est intitulé :
« Soigner : objectif confort » avec un sous chapitre qui traite de « l’approche
complémentaire des soins » : la relaxation, l’art-thérapie et la réflexologie
plantaire sont abordés dans cette partie.
1 D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, « Collection Folio Essais », 2002, p. 132. 11 Il est très intéressant de constater que dans les manuels récents traitant des soins
en soins palliatifs, l’art-thérapie y trouve « naturellement » sa place comme un
soins de confort, au même niveau que la relaxation et la réflexologie.
Au delà de la prise de conscience de l’intérêt de l’art-thérapie en soins palliatifs, il
reste des difficultés à dépasser pour faire en sorte que l’art-thérapie rentre dans les
services palliatifs.
Pour les malades, comme pour les soignants et les proches, l’art-thérapie est un
”concept” assez abstrait qui les interroge sur la dimension artistique et/ou
thérapeutique de cette approche. Dans « L’infirmier (e) et les soins palliatifs »,
cette ambiguïté est évoquée : « La combinaison des mots art et thérapie reste
souvent une énigme pour la plupart des soignants et par conséquent pour les
familles et l’entourage. Nous associons ce terme volontiers à une forme de travail
« thérapeutique » liée à la détente et à la relaxation ou encore à une forme de
distraction mais ce travail ne peut se résumer à cela. »1
Le terme ”art-thérapie” peut déranger car il n’est pas toujours compréhensible : la
personne malade saisit une valeur thérapeutique qui la légitimise en tant que soin
mais qui peut également faire peur justement par rapport à cette dimension
thérapeutique que les personnes ne sont pas prêtes à mobiliser.
La dimension artistique dans ”art-thérapie” contrebalance l’idée de thérapie avec
une idée occupationnelle d’un cours de dessin ou de loisir éventuel plus léger,
mais renvoie aux croyances souvent très ancrées qu’il faut savoir dessiner et avoir
appris pour s’autoriser à toucher un crayon ou à peindre.
Dans la majorité des cas, nous sommes confrontés au scepticisme des personnes
(malades, proches ou soignants) par manque de connaissance ou d’information.
Faire rentrer l’art-thérapie en soins palliatifs, présuppose un gros travail de
sensibilisation et d’information auprès de l’institution et des soignants dans un
premier temps, des malades et des proches dans un second temps.
1 SFAP – Collège des acteurs en soins infirmiers, L’infirmier(e) et les soins palliatifs, Issy-­‐les-­‐Moulineaux, Masson, « Collection Savoir et pratique infirmière », 2009, p. 210. 12 Évoquer l’art-thérapie dans les manuels de soins palliatifs, c’est déjà sensibiliser
les équipes soignantes sur l’existence de cette pratique et son utilité en tant que
soin, mais c’est également faire rentrer la création dans l’institution avec tous les
changements de mentalité que cette pratique impose : développer des budgets
pour des postes d’art-thérapeutes, libérer des espaces spécifiques pour des ateliers
de création, intégrer dans le parcours de soin le temps de ces ateliers de création,
accepter l’art-thérapeute dans l’équipe soignante et les réunions de transmission...
Au-delà des croyances et des a priori, qu’est-ce que l’art-thérapie et d’où vientelle ? Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur les écrits de Jean-Pierre
Klein, psychiatre honoraire des hôpitaux, docteur habilité à diriger des recherches
en psychologie, auteur dramatique et pionnier de l’art-thérapie en France et en
Espagne. Il est notamment l’auteur du Que Sais-je sur l’Art-thérapie.
Ainsi nous apprenons que c’est un peintre anglais, Adrian Hill, qui invente le
terme d’art-thérapie et qui lance en 1941 La Thérapeutique par l’art, issue de la
thérapeutique par le Travail. Il s’appuie sur son expérience et sa pratique
personnelle lors de séjours en sanatorium suite à la contraction de la tuberculose.
« Il lui donne le nom d’Art Therapy et est immédiatement encouragé par les plus
hautes instances : hôpitaux, Croix rouge, ministère de la Santé britannique… ».1
La pratique des « Art Therapists » n’est pas alors le fait de soignants bardés de
diplômes mais plutôt d’artistes reconnus compétents pour cette pratique.
Comment Jean-Pierre Klein définit-il aujourd’hui l’art-thérapie dans Penser l’artthérapie : « L’art-thérapie est un accompagnement de personnes en difficulté
(psychologique, physique, sociale ou existentielle) à travers leurs productions
artistiques : œuvres plastiques, sonores, théâtrales, littéraires, corporelles et
dansées. Ce travail subtil qui prend les vulnérabilités comme matériau, recherche
moins à dévoiler les significations inconscientes des productions qu’à permettre
au sujet de se re-créer lui-même, se créer de nouveau, dans un parcours
1 Jean-­‐Pierre Klein, L’art-­‐thérapie, Paris, PUF, « Collection Que sais-­‐je ? », 2011, p. 50. 13 symbolique de création en création. […] L’art-thérapie est un détour pour
s’approcher de soi. L’art-thérapie est une symbolisation accompagnée ».1
Il précise que « La médiation artistique est le fondement même de l’art-thérapie.
Sa dénomination indique le lieu où le travail s’effectue : l’accompagnement des
productions qui tient lieu de l’accompagnement des personnes mises en position
de créer. L’évolution de leur attitude face à la création, et l’évolution des
productions elles-mêmes constituent la dynamique thérapeutique. »2
2. Spécificités d’un atelier d’art-thérapie en soins palliatifs
En temps normal, faire une psychothérapie ou de l’art-thérapie suppose un travail
dans le temps, qui se fait dans la durée.
La spécificité d’un travail d’art-thérapie en soins palliatifs est que l’accompagnant
comme le malade vit les moments de création en étant dans le ici et le maintenant,
en étant présent à la création et à ce qui se passe pour le malade. C’est une
”thérapie du présent”. L’accompagnant doit accepter de ne pas savoir, de ne rien
projeter, en étant ”seulement” ouvert à ce que le malade donne à voir.
Il n’y a pas de place aux ”grands projets”, à l’ambition, au faire valoir et au long
terme. La complexité et l’intensité de chaque séance viennent de cette capacité à
être pleinement dans l’instant.
À travers mon expérience, il m’a semblé important de pouvoir m’appuyer sur des
concepts théoriques enseignés et sur une connaissance de différents types
d’accompagnements pour pouvoir m’en défaire et mettre une distance afin de me
présenter face aux malades sans a priori, sans objectif art-thérapeutique qui
l’aurait peut-être emporté sur ma présence à l’autre et à ce qu’il est. C’est avant
tout pouvoir accompagner le malade dans sa création, dans son être au monde
qu’il exprime aussi bien à travers la création que dans ses non-créations ou son
refus.
1 Jean-­‐Pierre Klein, Penser l’art-­‐thérapie, Paris, PUF, 2012, p. 106. 2 ibid. 107. 14 On parle de création et de son rapport à cette création, qu’il s’approprie ou qu’il
rejette. Dans tous les cas il parle de lui, quelque chose se joue dans son rapport à
la vie, à sa capacité à exprimer ce qu’il veut et ce qu’il est.
Cette approche phénoménologique que prône Jean-Pierre Klein à savoir de ne pas
savoir pour pouvoir recevoir ce qu’est la personne en oubliant ce qu’on nous a dit
sur ses symptômes nous aide à nous ouvrir à la présence de l’autre sans préjugés.
Arriver sans a priori, c’est aussi recevoir la création sans vouloir l’interpréter ou y
lire des messages qui ne rentrent pas dans le processus d’accompagnement de la
création.
Il est important également d’avancer dans l’instant sans se projeter dans un
accompagnement à long terme. Tout peut s’arrêter du jour au lendemain car la
mort peut faucher les projets parfois narcissisants de l’accompagnant. Ou alors
l’état du malade évoluant, l’idée d’une suite à la séance précédente est impossible
ou à revoir. Cette réalité nous renvoie, nous, accompagnants, à notre place :
recevoir ce qui se crée dans l’instant sans vouloir projeter. J’ai remarqué que
toutes les fois où je me suis permise d’imaginer ou d’envisager une séance
suivante avec une consigne spécifique dans le prolongement du travail déjà
effectué, ce n’était souvent pas possible. Cette réalité nous oblige à être humble :
nous sommes au service du malade et ce n’est pas le malade qui est au service de
notre projet d’accompagnement, il ne faut pas l’oublier. Dans tous les cas, la
réalité des soins palliatifs avec les vides, les silences, la temporalité spécifique et
la mort plus ou moins brutale des patients nous placent face à nos propres limites.
C’est cette confrontation qui peut parfois être insupportable et déstabilisante mais
qui, à mon avis, nous sauve d’un sentiment de toute puissance qui peut faire des
dégâts à la longue.
Cet accompagnement spécifique est une confrontation permanente à la finitude et
à la mort : mort réelle des personnes et mort symbolique des projets. Il faut ainsi
”apprendre” à intégrer ces morts dans notre accompagnement.
Il faut également apprendre à composer avec les doutes. Les doutes ou les regrets
peuvent être très présents dans le caractère irréversible de telle ou telle situation.
Travailler avec la frustration, les vides, les manques, les creux, les
présences/absences. Travailler avec les regards vides, les gestes absents, les corps
coupés de leurs présences.
15 La place et la valeur du doute est quelque chose qu’il ne faut pas négliger dans
l’accompagnement en soins palliatifs. Le doute est constitutif du travail
d’accompagnement dans la création : être dans l’ouverture à l’autre, accepter ce
doute dans l’accompagnement c’est accepter de ne pas savoir pour que peut-être
quelque chose vienne, qui va me dire, me parler. Maldiney explique que l’artiste,
s’il n’est pas démuni, n’est pas un artiste, nous pourrions presque dire qu’un
thérapeute qui n’est pas démuni n’est pas un thérapeute. Quand on est en création
artistique, on est aussi démuni et en attente que quelque chose vienne.
3. Approches cliniques d’ateliers d’art-thérapie en arts plastiques
Dans mes démarches de recherche de stage d’art-thérapie en soins palliatifs, les
retours positifs des médecins chefs de services ont été nombreux. À travers les
divers entretiens, j’ai rencontré des médecins curieux de cette pratique, conscients
de l’apport qu’elle pourrait avoir au sein du service et intéressés éventuellement
pour tenter l’expérience. Tous ces médecins se démarquaient par leur passion
commune, leur souci d’accompagner au mieux les personnes en fin de vie avec
cette envie de trouver des ”soins” différents, d’ouvrir sur autre chose que la
médecine traditionnelle quand celle-ci ne peut plus guérir. J’ai trouvé une
humanité extraordinaire dans ces soignants qui avaient comme accepté de ne plus
être dans la toute puissance de la médecine et qui s’étaient connectés à cette forme
d’humilité que renvoie la mort, les morts.
J’ai rencontré des personnes sensibles, qui ne parlaient pas uniquement de
malades mais de personnes. Ces médecins ont un regard particulier sur les
malades et des attentions ou des intentions particulières.
Comme le dit le docteur Salamagne dans un entretien avec Emmanuel Hirsch :
« Faire du soin palliatif, ce n’est pas être dans un lieu privilégié. C’est regarder le
malade avec un œil différent, mais surtout en étant persuadé qu’il y a une raison
de vivre jusqu’au bout. »1
1 Dr Michèle-­‐H. Salamagne, Emmanuel Hirsch, Accompagner jusqu’au bout de la vie, Paris, CERF, 1992, p. 15. 16 Les équipes mobiles de soins palliatifs (EMSP) sont des équipes volantes qui se
déplacent dans les différents services de l’hôpital, et répondent à l’appel des
soignants. Elles ont pour mission d’apporter un soutien, une écoute active, des
conseils, une aide dans la prise en charge des patients qui, au cours de la phase
palliative de la maladie, posent des difficultés particulières.
Même si, lors de mes entretiens, les chefs de services d’unités mobiles
reconnaissent l’intérêt que pourrait avoir l’intervention d’un art-thérapeute, tous
s’accordent à reconnaître les difficultés d’une telle intervention.
Le chef de service de l’EMSP de la Pitié Salpétrière, me confirmait sa conviction
de l’intérêt de l’intervention de l’art-thérapie en soins palliatif mais insistait sur la
complexité d’intervenir dans une telle structure et la nécessité pour l’artthérapeute d’avoir une solide expérience dans ce milieu difficile.
La difficulté organisationnelle est également à prendre en compte.
J’ai pu partager avec le chef de service de l’EMSP de l’hôpital Saint Louis, et son
équipe, un protocole d’intervention que j’avais élaboré en vu de mes stages en
soins palliatifs. Ces échanges ont mis en évidence la difficulté à intervenir dans
une structure avec des équipes mobiles quand la connaissance de l’art-thérapie et
de ses bienfaits ne sont pas encore reconnus et si répandus.
J’ai pu passer une journée avec l’EMSP de l’hôpital Saint Louis pour observer la
réalité du terrain, prendre conscience des difficultés organisationnelles que
rencontre l’EMSP et ainsi mesurer les possibilités d’intervention d’un artthérapeute dans une telle structure.
Même si ces équipes mobiles restent convaincues des bienfaits de la création pour
les malades, il reste à convaincre les équipes des services où elles interviennent,
du bien fondé de ce soin non médicamenteux. Et encore un fois, il ne suffit pas de
convaincre le chef de service de ces unités, tous les soignants doivent adhérer à ce
projet, les médecins, les infirmières, les aides soignants ou même les équipes de
nettoyage. Les équipes tournent, se remplacent, tout va vite, les informations
médicales prioritaires circulent mais intégrer une nouvelle pratique de « soin »
demanderait du temps et un travail de longue haleine pour sensibiliser les équipes
avant de pouvoir pratiquer dans de bonnes conditions.
Je ne parle pas, en plus, de ces difficultés fonctionnelles, des problèmes
budgétaires qui restent fondamentaux. Comment convaincre les pouvoirs publics
17 de débloquer des budgets pour des « soins non médicamenteux » quand les
budgets pour les soins « normaux » sont réduits et limités.
Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital de Vaugirard, pour les lits
identifiés soins palliatifs.
Un lit identifié soins palliatifs est localisé dans un service de soins au sein d’un
établissement sanitaire ou social - médecine interne, oncologie, hématologie,
EPHAD.
Mon premier contact avec le chef de service de gérontologie et des lits identifiés
en soins palliatifs de l’hôpital de Vaugirard, s’est fait au téléphone. Malgré une
description rapide de ma recherche de stage, il a tout de suite été intéressé et
curieux. À travers ses questions et ses remarques, j’ai senti une personne ouverte
qui m’a parlé de son service, des quatre lits identifiés en gérontologie. Après
l’envoi de mon CV et d’une lettre résumant mes motivations et mon objectif de
stage, nous nous sommes rencontrés.
Cet entretien m’a permis d’identifier les difficultés et les challenges à relever. Le
médecin était très clair dans la description de l’état de ses malades, très factuel :
des personnes très âgées, très réduites, souvent épuisées, parfois démentes, qui
peuvent avoir du mal à parler ou à s’exprimer. La durée des séjours dans son
service est d’environ 20 à 30 jours…
Il était très concerné pour aider ces personnes, pour améliorer le confort de leur
fin de vie, soucieux de proposer autre chose que des soins médicaux : « il peut
être toutefois intéressant de solliciter une activité créative ». La notion de service
était au cœur de son discours. Son engagement et sa quête « d’autre chose » m’ont
fait penser aux propos du docteur Salamagne : « Au début, il m’importait surtout
de contrer la douleur. Je crois y être dans l’ensemble parvenue, demeurant ainsi
partie prenante d’une pratique qui reste médicale. Ce n’est donc plus la bataille à
gagner. Mon engagement actuel ressortit davantage à la notion de service. C’est
18 totalement différent. D’une certaine manière, j’évoquerais une démarche de foi
face au sacré de la vie. »1
Ce ”sacré de la vie” a été au cœur des discours et des réflexions de tous les
médecins en soins palliatifs que j’ai rencontrés.
Avec cette envie de proposer autre chose, des questions émergeaient :
Quels peuvent être les moyens d’expression quand les personnes sont épuisées ou
démentes ? Comment peut-on aller à la rencontre de ces personnes qui sont
parfois “très loin” ? Quels types d’activités créatives peut-on proposer, tout en
s’adaptant à ce que les personnes peuvent encore faire, à ce qu’elles veulent faire
ou non ?
La mise en garde était également très claire : attention, ici il n’y a pas de place
pour l’intellectualisation des artistes en quête d’expériences.
De cet entretien, j’ai retenu trois mots que j’ai pris comme point de départ pour
l’élaboration de mon protocole d’intervention : Proposer un accompagnement
modeste - précis - concret
Ce protocole a été validé par le médecin et présenté lors d’une réunion à la
directrice des soins, le médecin, la psychologue, la cadre des soins, les
infirmières, les aides soignantes à l’hôpital de Vaugirard avant le début de mon
stage.
Il a été imaginé dans un premier temps, à partir des principes de médiation d’artthérapie qui s’appuient sur le cadre de l’accompagnement et le processus
d’accompagnement. Ce protocole a bien évidemment évolué pour s’adapter à la
réalité du terrain.
Il me semble toutefois intéressant de reprendre ce protocole tel que je l’avais
imaginé (en italique) et de le confronter à la réalité de mes quatre mois de pratique
avec les observations en regard :
1 op. cit. 44 19 1/
Rencontre
des
équipes
soignantes,
présentation
du
protocole
d’accompagnement avant le stage
Observation : Il était pour moi très important de me présenter et d’expliquer mon
le service avec tous les roulements et les récupérations, je n’ai finalement
communiqué l’information qu’à très peu de personnes du service.
2/ Avant tout accompagnement, présentation au malade de Valérie Grondin,
stagiaire en Art-Thérapie, par un médecin
Observation : Cette présentation formelle et « officielle » n’a été possible que
mon premier jour de stage. Dans la réalité de l’organisation du service, ceci est
pratiquement impossible.
Il reste toutefois très important que le malade soit prévenu et au courant de cette
proposition de « soin » différent et que cette information vienne du médecin pour
ainsi légitimer l’intervention.
Quand le médecin prévient le malade, ce dernier peut l’avoir oublié mais il en a
déjà entendu parler. Mon premier contact avec le malade est ainsi parfois plus
« facile ».
3/ Cadre de l’accompagnement
Lieu : Accompagnement dans la chambre du malade
Observations : Il y a dans tous les cas intrusion dans l’espace du malade avant
toute expérience de création. Il n’y a pas de démarche volontaire de sa part de
participer à un atelier de création, il n’a rien demandé et cette « intrusion » ne se
fait pas forcément au meilleur moment : sieste, visites, match ou série à la
télévision… C’est un élément fondamental dont il faut tenir compte, car avant de
rentrer, je ne savais jamais, si ce patient voudrait de lancer dans la création.
Dans la Maison Médicale Jeanne Garnier, il existe un atelier d’art thérapie avec
une art-thérapeute qui intervient le lundi et le jeudi après-midi. Les malades qui
viennent dans son atelier ont fait le choix de venir, que ce soit en marchant, en
fauteuil roulant ou dans leur lit que l’on déplace. Tout est possible.
Au delà du fait d’avoir des malades qui ont fait la démarche volontaire de venir
dans un lieu dédié à la création, il y a également la puissance du groupe qui peut
aider à la création.
20 Le malade dans sa chambre est seul face à sa création et à l’accompagnant.
Il y a également cette confusion dans la réduction en un seul lieu de chambre du
malade et d’atelier. Comment aider le malade à s’extraire de cet espace, de son
fauteuil ou de son lit ? Créer un espace symbolique est alors fondamental. Cette
symbolique passe par la place du matériel, sa mise en avant de manière visible et
l’installation de supports de créations adaptés aux différentes situations. La mise
en scène de l’espace à travers ces différents éléments est très importante et
transporte donc le malade dans un autre espace symbolique et une autre
temporalité à travers la création.
Durée de la séance : en fonction du malade - 5, 15, 30, 45 minutes... maximum 1
heure. Il est important de s’adapter et de pouvoir être flexible dans les consignes :
une consigne sur plusieurs jours ou une consigne par séance.
Observations : Mis à part les personnes qui ne voulaient pas créer, les séances
ont été de quinze minutes à une heure quarante cinq. Les premières séances
étaient souvent plus courtes, autour de quinze minutes et les séances étaient plus
longues quand le travail de création s’installait au fil des semaines.
Matériel, dispositif : tout le matériel et les éléments de création doivent tenir dans
deux mallettes de peintre (longueur 33,5 cm, largeur 24,5 cm, hauteur 7 cm) qui
rentrent toutes les deux dans un grand sac ouvert sur la dessus : il y a une
mallette avec des cartes postales, visuels découpés, photos, papiers, matières... et
une mallette avec les feuilles et du matériel de dessin (deux boites de pastels secs,
dix gros crayons gras de couleur aquarellables, dix feutres de couleur avec une
pointe fine et épaisse, deux boites de craies, colle, ciseaux. Les mallettes sont
faciles à transporter et à ranger, compactes et peu encombrantes. Chaque
mallette a un couvercle peint avec de la peinture de tableau d’écolier qui permet
de dessiner avec de la craie. Les couvercles sont inclinables, réglables et peuvent
ainsi devenir des chevalets de table.
Observations : Le principe du sac contenant les deux mallettes est tout à fait
adapté aux contraintes et à la configuration des chambres. Elles me permettent de
m’installer dans la chambre sans encombrer tout en marquant une place et en
21 symbolisant une activité potentielle. C’est identifiable pour le malade et pour le
personnel soignant quand il rentre dans les chambres et qui sait ainsi que la
personne est en création.
J’utilisais le couvercle incliné des mallettes au début de mon stage et dessinais à la
craie dessus en y intégrant des collages choisis par le malade.
Ma pratique a évolué vers des possibilités de travail à la gouache, aux fusains et
avec la terre. Je propose de travailler sur une plaque en contre plaqué d’environ 36
cm x 29 cm, plus facile à bouger sur une table ou dans le lit, sur laquelle je fixe
une feuille.
Les gouaches, la palette, les pinceaux, les fusains, la terre et les mirettes pour
travailler la terre sont intégrés dans les mallettes. Ces mallettes se sont donc
étoffées en matériel, augmentant ainsi les possibilités de création en fonction du
malade, de ses envies et de ses possibilités.
3/ Processus d’accompagnement
Se présenter, expliquer au malade : rassurer le malade
Écouter, observer, échanger : être au plus juste par rapport au malade, à son
état, respecter son refus et ses envies.
Observations : Il me semble plus judicieux de parler de rencontre. Tout se joue
lors de la première rencontre (même si j’ai à chaque fois l’impression d’être dans
une première rencontre).
Ce premier contact avec le malade, me présenter et présenter l’accompagnement
que je propose de faire avec lui est le moment le plus importante et le plus
difficile.
Je vais toujours voir un malade quand le médecin a validé le fait que je pouvais
aller le voir. Une présentation rapide de sa pathologie m’est expliquée. Ça me
permet ainsi de savoir si la personne est alitée, capable d’être dans un fauteuil, si
elle parle, entend, si elle peut utiliser facilement ses membres supérieurs, si elle
est intubée, sous assistance respiratoire…
La complexité est de recueillir les informations, savoir mais pas trop pour ne pas
s’enfermer dans une vision médicale du malade, pour pouvoir accueillir la
personne plus que le malade.
22 Avant d’entrer dans la chambre du malade, il y a de l’appréhension, toujours, avec
la crainte de laisser peut-être échapper une surprise face à son aspect, son
handicap qui sera forcement perçu.
Rentrer dans la chambre d’un malade que l’on a déjà accompagné ou non est à
chaque fois une nouvelle rencontre. L’appréhension de son aspect physique n’est
plus avec le temps une barrière. Être avec le malade, comme il est, pouvoir voir la
personne au premier plan est quelque chose qui s’est fait progressivement et qui a
permis la rencontre et d’être plus présent à la personne. Dans Accompagner
jusqu’au bout de la vie, Michèle-Hélène Salamagne parle de « relation d’être à
être » et précise : « notre regard parvient à un niveau de perception de la personne
qui dépasse aisément l’aspect immédiatement physique. »1
Pour favoriser cette ”relation d’être à être”, pour pouvoir entrer en présence avec
l’autre, il faut avant tout être en présence avec soi même, avoir confiance en soi et
ainsi pouvoir entrer en confiance. Pour le docteur Salamagne, « Faire du soin
palliatif c’est pour soi même une exigence de chaque instant. »2
Car pour pouvoir faire, il ne faut pas vouloir faire. Avant de faire ou de faire faire,
il faut se confronter, confronter les regards, la présence, se présenter, prendre le
temps des silences, répéter, se voir, se saisir d’une parole, d’un mot. Écouter les
résistances, les refus, entendre ce qui est dit derrière les mots, laisser dire, laisser
se raconter. Un rapport de confiance doit s’installer, qui prend du temps. Il est
alors important de bien expliquer qui je suis, prendre le temps de reformuler et
surtout insister sur cet accompagnement par la création plastique qui n’est pas un
cours de dessin mais l’occasion d’expérimenter la peinture, d’ouvrir sur autre
chose de nouveau que l’on ne connaît pas forcément. C’est s’autoriser
d’expérimenter une forme d’inconnue.
Accompagner les personnes dans leur création, c’est accompagner les
cheminements singuliers et imprévisibles de chaque personne.
Avec les malades, chaque jour est différent, être dans l’instant avec chaque
patient, être dans le ici et maintenant et ne rien projeter de particulier pour le
lendemain...
1 op. cit. 21 2 op. cit. 22 23 Dans la complexité des premières rencontres avec le malade et des suivantes, la
question du lien ou des liens est importante. Lien avec le malade, lien avec
l’accompagnant, lien dans la création, lien avec la production, lien avec les
proches, lien avec les soignants… Le rapport des liens, les uns par rapport aux
autres, crée une dynamique qu’il est nécessaire de ”faire vivre ”. Ce lien se
travaille et la création aide à le maintenir pour rester vivant. Le professeur René
Schaerer aborde la question du lien en soin palliatif : « De même que la personne
a plusieurs dimensions dans le temps, elle a aussi plusieurs dimensions dans
l’instant qu’elle vit. Je crois profondément que nous existons à travers les liens
que nous avons avec les autres. C’est ce lien qu’on essaie de faire vivre, non pas
survivre, mais vivre dans les soins palliatifs. »1
Je me souviens du premier malade que le médecin m’a présenté : Monsieur L. 63
ans qui a un cancer de la gorge en phase terminale. La communication est possible
même s’il parle très faiblement. C’est un ancien ambulancier, grand fumeur, avec
une tendance alcoolique. Il est anxieux. Il “sait” qu’il a un cancer et qu’il va
mourir prochainement.
Le médecin m’a prévenu qu’il ”s’anesthésie” avec la télé qu’il regarde tout le
temps de jour comme de nuit et que ça pourrait être bien de lui proposer autre
chose.
Il me présente comme une stagiaire en art-thérapie à Monsieur L. qui est dans son
lit affaibli. Il me laisse. J’installe mes deux mallettes sur la table roulante.
J’explique que je suis là pour passer un petit moment de création avec lui et que je
propose d’ouvrir une fenêtre vers autre chose et de le découvrir ensemble.
Je lui montre ma mallette avec le couvercle peint en noir. Je lui dit que ce
couvercle est comme un tableau d’écolier et que l’on peut dessiner dessus avec de
la craie.
Comme je lui ai parlé de fenêtre, je lui propose d’en dessiner une fermée, avec 6
carreaux rectangulaires.
Avec mes papiers découpés, je propose d’imaginer ce que l’on pourrait voir à
travers la fenêtre et je choisis au début des papiers que je déchire aux formes des
carreaux et ensuite je lui demande son avis.
1 op. cit. 61 24 Je lui montre que l’on ne sait pas forcément ce que ça représente et que l’on peut
imaginer ce qu’il y a derrière et que l’on ne voit pas. Il semble acquiescer de la
tête. Il reste un bout de papier déchiré, sur un côté c’est gris, sur l’autre c’est bleu
pâle, je lui demande ce qu’il préfère que l’on mette, il m’indique le bleu clair. Il a
un léger sourire.
Je prends des cartes postales et essaie d’imaginer avec lui les tableaux qui
pourraient être derrière la fenêtre. Ça semble l’intéresser et il réagit un peu.
Je lui dis qu’il doit me dire quand il veut arrêter et qu’il ne doit pas hésiter.
Un peu après il me fait comprendre qu’il souhaite arrêter.
Je range le tout et repars. Avant, il me tend la main pour me dire au revoir.
Nous sommes restés ensemble environ quinze minutes.
Pour moi, cette première rencontre reste marquée par mon inquiétude à laisser du
vide, des temps de silences avec ce monsieur. Être avec lui avant de faire avec lui.
Qu’est ce que j’ai vu de lui, qu’est ce que j’ai entendu ? Je n’ai pas assez écouté
ses envies ou voulu entendre son refus. Avait-il vraiment envie de passer du
temps avec une inconnue qui s’introduit dans sa chambre et lui propose un
moment de création ?
Comment intéresser quelqu’un qui n’a peut être jamais été sensible à la peinture, à
la création et qui en fin de vie est sollicité pour un accompagnement créatif ? Je
me sens soudain décalée, intrusive, le “cheveu sur la soupe”. Comment rentrer en
contact et le rassurer sur cette pratique ? J’ai pensé que de lui montrer, de faire à
sa place pouvait être un moyen de rentrer en contact et de ”l’intéresser” sans trop
“l’effrayer”.
25 La complexité de la première rencontre a parfois été renforcée par l’appréhension
de rentrer dans une chambre. Ce fut le cas avec Monsieur C. que les soignants
m’avaient dit atteint de la maladie d’Alzheimer, très agité, désorienté, méfiant,
réticent et pas facile à ”apprivoiser”. Ça faisait plusieurs jours que je passais
devant sa chambre et que je voyais à travers la porte ouverte de sa chambre qu’il
était agité, je n’arrivais pas à rentrer. Je me suis décidée un jour à aller le voir. Il
était très agité dans son lit, je me présente. Il me dit qu’il veut partir, que je dois
l’aider à partir. Il me prend la main, la serre très fort. Je suis assez impressionnée
par sa détresse et lui dis que je ne peux pas partir avec lui mais je lui propose de
nous évader autrement. Je lui demande s’il a envie de vivre cette expérience. Il
m’écoute, attentif, la tension retombe. Je sors mon matériel et lui propose d’ouvrir
une fenêtre sur autre chose, je dessine à la craie une fenêtre ouverte et lui
demande ce qu’il aimerait voir à travers cette fenêtre, je lui montre mes photos
découpées. Nous nous décidons pour une photo de Paris avec une vue sur le pont
neuf. Il se laisse emporter par les photos que je lui montre, les paysages, la nature.
Je fais des commentaires. Pour la vitre supérieure gauche, le choix s’arrête sur une
photo de la tour Eiffel où on ne voit que la ”tête” et le ciel bleu.
Et soudain, après presque vingt minutes un peu hors du temps, où Monsieur C.
s’est calmé, détendu, apaisé et intéressé à autre chose que ses angoisses il me dit
”Ce n’est pas ça”, ”On n’y est pas du tout”. La bulle s’est ouverte, il est retourné à
ses inquiétudes et ses tourments mais le temps partagé lui a permis de s’évader le
temps de la création.
Il y a aussi des premières rencontres et des moments « magiques » quand on s’y
attend le moins. Le médecin me parle de Madame M. 87 ans qui a des troubles du
comportement, difficilement accessible avec une insuffisance cardio respiratoire.
Quand j’arrive dans la chambre, Madame M. est dans son lit, sur le côté, calée,
elle ne peut pas trop bouger. Je me présente et propose de passer un moment avec
26 elle sans aucune intention particulière de création, juste être avec cette dame. Elle
semble épuisée et la communication est lente et difficile. Le temps s’arrête un peu
et je rentre dans une autre temporalité, avec les silences, la lenteur des mots des
paroles. Je lui parle de dessin, de peinture et lui demande si elle a déjà peint dans
sa vie. Elle me dit que oui et qu’elle aimait bien peindre des formes géométriques.
Je lui demande alors si elle aimerait peindre, faire l’expérience de la peinture,
juste en étant dans le contact du pinceau avec la peinture et du papier. Elle me dit
qu’elle ne voit plus et je lui réponds que l’on peut quand même faire cette
expérience sans voir. Je sens alors que quelque chose s’est un peu ouvert et qu’il y
a un peu d’envie. Je lui propose alors de tenter l’expérience et de choisir deux
couleurs, je la sens alors se laisser porter, guider par ce que je lui propose : elle
veut du rouge, un vrai rouge vermillon et du vert qu’elle préfère clair. Elle sait ce
qu’elle veut. Je lui prépare une palette, un verre d’eau, je fixe du papier sur la
planche de bois que je mets sur son lit près de sa main. Je lui demande de choisir
le pinceau juste par le toucher en sentant les différents bouts. Avant de
commencer, je lui propose de toucher la feuille, de sentir le grain du papier, est-il
chaud, doux, sec, avec du relief…? Je lui donne comme consigne de dessiner un
labyrinthe avec des traits et de se laisser entrainer par ces lignes qui forment un
chemin avec une entrée et une sortie. Elle veut commencer avec le rouge, elle ne
regarde pas la feuille et à peine le pinceau est-il sur la feuille qu’elle commence à
raconter une histoire : « là, je dessine un buffet et je mets dessus un pichet.. » je
lui demande si elle veut changer de couleur, elle veut du vert. Elle dit qu’elle aime
le vert, que c’est sa couleur préférée et que quand elle dessinait avec son père des
formes géométriques, son père lui disait que ce n’était pas du dessin. Elle répète à
plusieurs reprises que son père dessinait très bien. Je lui remets régulièrement de
la peinture sur son pinceau et elle continue son voyage imaginaire : ”là je fais une
table, il y a bien quatre pieds à ma table ? et il y a une assiette sur la table…. ”
Son récit intérieur se poursuit et je ressens alors une émotion de bonheur
incroyable, d’être là avec Madame M. et de découvrir une autre personne qui
voyage sur cette feuille, dans son lit, prend possession du pinceau et dessine sans
même jeter un regard à son dessin. Un large sourire illumine à plusieurs reprises
son visage. La séance se termine, je lui demande si elle souhaite garder ou
accrocher le dessin. Elle veut que je l’accroche. Je la salue et repars très émue par
27 ce magnifique moment. Pour Tanguy Châtel, « L’accompagnement doit pouvoir
échapper au temps, s’échapper un temps, et s’affranchir du savoir et des histoires.
Quelle serait la réelle bienfaisance d’un accompagnement qui démarrerait sur un
cortège de “Je sais déjà que…“, qui nierait à l’être humain sa nature même d’être
changeant en le réduisant à un déjà connu. L’accompagnement est donc une
chance de sortir du temps, de sa linéarité, pour accéder, même furtivement, à un
jamais vu. »1
Je n’avais, en arrivant dans sa chambre, aucune attente, sans savoir, j’étais juste
dans le plaisir d’être là avec elle et de passer un moment avec elle. Cette sérénité,
ce plaisir ont très certainement contribué à rendre ce moment de partage et de
création possible.
On peut ainsi noter comme l’écrit Jean-Pierre Klein dans le Que sais-je ? : « La
forme de la rencontre est à chaque fois à inventer et qu’elle fait sens. »2
Cette capacité à « être » avec le malade sans vouloir « faire », je l’ai développé
tout au long de mon stage. Mon calme et ma sérénité intérieurs avaient une grande
influence sur ma qualité de présence.
Monsieur K. est arrivé le dernier jour de mon stage. L’équipe me prévient qu’il est
iranien, assez désorienté, il s’exprime très difficilement en français et parle plutôt
anglais. Ma rencontre avec lui va se faire dans la salle commune où il est en
fauteuil roulant à une table. La salle est vide. Je viens vers lui, me présente et lui
demande si je peux m’asseoir à sa table. La conversation se fait en anglais mais la
communication est difficile. Je lui montre mon matériel, lui explique que je peux
lui proposer un temps de création mais ça ne semble pas l’intéresser. Je sens que
1 Tanguy Châtel, Vivants jusqu’à la mort, Paris, Albin Michel, 2013, p. 28. 2 op. cit. 35 28 je vais trop vite pour lui, il n’est pas prêt, il n’a pas envie. Je range l’ensemble et
lui demande s’il veut être seul ou s’il préfère que je reste un peu avec lui. Il
souhaite que je reste. Le silence s’installe, seules nos deux présences silencieuses
nous font nous rencontrer. Notre vraie rencontre s’est faite au delà des mots et
dans cette présence à l’autre. Il gémit, se plaint dans une langue que je ne
comprends pas toujours mais il sait que je suis là. Au bout de vingt minutes, je lui
demande s’il a envie de vivre une « aventure avec moi », de vivre une expérience.
Il ne sait pas trop. Je prends mon matériel et prépare une feuille de papier sur mon
support en bois. Je prends conscience que mon matériel qui au début était comme
un intrus dans cet univers à alors une toute autre place, il est vu autrement et
monsieur K. lui fait une place. Je lui propose de choisir une couleur de gouache :
il veut du rouge, le plus vif. Je lui donne un pinceau et j’en prends un également.
Je commence alors à dessiner des points sur la feuille blanche, sans parler. Il les
voit, prend de la couleur et dessine à son tour face à mes points. Je choisis pour
moi alors une autre couleur, le vert. Je dessine des traces en vert et monsieur K.
sans parler, me répond avec ses traces rouges : un dialogue de couleurs va alors se
jouer dans le silence et dans l’observation de ces jeux de pinceaux. Monsieur K.
demande régulièrement ”c’est bien, ça suffit” et semble vouloir s’arrêter mais
continue spontanément. La surprise se lit dans son regard, il continue par des
coups de pinceaux fins et précis. Le temps s’est arrêté. La séance se termine après
trente minutes de ce dialogue coloré. Je lui propose d’accrocher son dessin dans sa
chambre, il veut bien.
Et parfois rien n’est possible car la personne décide de refuser. Il y a dans le refus
des personnes la possibilité d’affirmer leur ultime liberté dans un environnement
où elles se savent condamnées, où il ne leur est plus possible de dire non. Tout
leur est imposé : la chambre, l’environnement, les soins, les horaires, les repas, les
29 visites parfois… jusqu’à la mort. Quand j’ai rencontré Madame R. ancienne
professeur à Science Po, mariée comme elle me l’expliquait depuis 52 ans à un
peintre côté, cette « maîtresse femme » encore dans le contrôle disait qu’elle ne
voulait pas trop de visites pour garder ses forces pour sa famille. Elle ”gérait” ses
forces comme elle avait dû organiser sa vie, avec détermination. Son refus était
aussi pour elle la possibilité d’affirmer qu’elle était toujours vivante pour décider :
ne rien subir jusqu’au bout, sauf la mort. Avant de partir elle me dit : ”vous savez
je n’ai pas besoin d’art-thérapie, j’ai toujours vécu avec un artiste”. Il aurait été,
dans tous les cas, difficile pour elle de s’autoriser à aller sur le territoire artistique
de son mari…
Ces refus ont une vraie valeur que l’accompagnant doit accepter et respecter. Il est
préférable d’entendre le refus du malade, de le laisser l’exprimer plutôt que de
décider à sa place que ce ne sera pas possible en n’allant pas dans sa chambre. Ces
refus permettent au malade d’affirmer qu’il a toujours du pouvoir sur sa vie, la
possibilité de choisir.
Comme dit Camus dans L’homme révolté, être homme, c’est pouvoir dire non :
« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne
renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement ».1
Madame R. était une femme révoltée dont les « non » affirmaient son mouvement
vers la vie, telle qu’elle le souhaitait jusqu’à la fin.
Norbert Elias intitule un de ses livres « La solitude des mourants » décrivant ainsi
la solitude des occidentaux au moment de l’agonie, anticipée par la solitude dans
les maisons de retraite. Il écrit : « Autrefois, l’agonie des êtres humains était une
affaire beaucoup plus publique qu’aujourd’hui. Il ne pouvait en être autrement, ne
serait-ce que parce qu’il était plus inhabituel que les hommes restent seuls. »2 J’ai
pu constater des inégalités considérables de ”mourants” très entourés, avec
toujours deux ou trois personnes dans la chambre qui se relaient pour assurer une
présence, et la solitude insupportable de personnes sans famille, sans amis qui
meurent seules. Madame B. est morte un matin seule, ses affaires regroupées dans
un sac attendaient à l’accueil que quelqu’un vienne les chercher. Elle avait
1 Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, « Collection Folio Essais », 1985, p. 27. 2 Norbert Elias, La solitude des mourants, Paris, « Christian Bourgeois éditeur », « Collection Titres », 2012, p. 31. 30 pourtant eu un bon poste à la télévision comme elle me l’avait un jour expliqué,
lors d’un bref moment de lucidité. Que lui restait-il à la fin de sa vie, dans cette
chambre ? Sa peur, sa terreur de la mort qui se lisaient sur son visage et qui la
rendaient agressive. Elle imaginait des kidnappeurs qui la maintenaient en otage et
qui demandaient une rançon à sa famille. ”Des gens me cherchent” disait-elle,
”tout ça va très mal finir”. Quand je lui ai demandé si elle voulait faire
l’expérience de la peinture, elle me répondait que je n’avais rien compris, ”c’est
très grave”. Elle était dans son monde, il n’était pas possible d’y entrer. J’ai pu
juste ce jour là l’écouter parler et libérer sa détresse agressive sur moi. Je l’ai
laissé parler presque quarante cinq minutes, je l’ai laissé me dire que j’étais bête
ou que je faisais partie du complot. À la fin, avant que je la laisse, un peu apaisée,
un faible sourire est apparu avec son constat que j’étais la première avec qui elle
avait autant parlé depuis qu’elle était arrivée. Je l’ai laissée à sa solitude, à ses
peurs, à sa détresse. J’ai eu l’impression ce jour là de lui avoir permis de créer un
espace où sa parole pouvait s’exprimer, où elle pouvait dire.
Pour les personnes très entourées, la difficulté est de trouver du temps et de la
disponibilité pour la création. Monsieur B. ancien professeur de sport, avait tous
les jours la visite de sa femme. Je vais le voir et me présente un jour où sa femme
n’était pas là. Il est allongé, la télévision allumée avec un match de tennis de
Roland Garros. Pour ce passionné de tennis, je tombais très mal. Arrive, quelques
minutes après, sa femme. J’explique donc à Monsieur B. ce qu’il serait possible
de faire lors d’une prochaine visite et sa femme répondait systématiquement à sa
place, à savoir que cela ne l’intéresserait pas. Cette expérience m’a beaucoup
servie à considérer que la rencontre doit se faire sans un tiers témoin. Cette
première rencontre entre l’accompagnant et le malade est précieuse et doit se faire
dans une intimité préservée sans témoins susceptibles d’influencer la décision du
malade.
31 Propositions, invitation :
A partir de visuels - peintures figuratives, peintures abstraites, photos... - format
carte postale
A partir de couleurs - peinture, photo, papier... - format carré 5 x 5 cm
A partir de matières - papier matière avec relief, carton, plastique, cuir, ruban,
tissu, feutrine, laine - format environ 5 x 5 cm
Pour regarder, observer, toucher, décrire, ressentir
Accompagner la création
A partir de visuels, de couleurs, de matières pour choisir, sélectionner, couper,
déchirer, froisser, poser, placer, superposer, associer, construire, coller,
scotcher, dessiner, peindre, tracer…
Observations : Il y a eu deux temps dans mon stage : le premier temps, le
premier mois et demi où j’étais dans la croyance de ce qu’il était possible de faire
avec les malades et où je me limitais et le second temps où je me suis autorisée à
aller dans des territoires que je n’imaginais pas possible au début.
Premier mois et demi : Il y a beaucoup de retenue de ma part et je reste dans le
collage en n’osant pas trop demander de faire et en faisant à la place des malades.
Ils me disent qu’ils sont fatigués, qu’ils ne voient plus, qu’ils ont mal à la main.
J’imagine qu’effectivement c’est difficile pour eux de rentrer dans la création
quand ils n’ont jamais dessiné avant. Je ne veux pas les ”déranger” d’une certaine
manière. Mes croyances me limitaient et limitaient la possibilité d’implication des
malades. Je croyais qu’ils ne pouvaient pas faire et que je devais faire à leur place
et effectivement ils ne faisaient pas… La qualité de présence au malade y est pour
beaucoup car je voyais et on me disait des choses mais je n’allais pas au delà de
ce qui m’était dit. J’étais perdu dans les pertes que les malades me renvoyaient et
je ne savais pas quoi en faire.
Après le premier mois et demi : Je me libère en osant proposer d’autres techniques
comme la peinture, le fusain, les pastels, la terre… J’accepte d’être avec le malade
dans le silence, dans son temps et de recevoir ses mots, d’entendre ce qu’il me dit
et ce qui n’est pas dit. Je me sens plus à l’aise avec les pertes des malades (ne pas
voir, avoir mal à la main, être fatiguée, ne plus communiquer, être désorienté) et
j’accepte qu’elles deviennent la matière des créations. Cette nouvelle posture par
32 rapport aux malades les a libérés et a ainsi rendu la création possible. Je n’ai plus
fait à la place des malades.
Je me rends compte que je mettais mes propres limites et que j’étais dans la
croyance de ce qui était possible ou non pour les personnes : je n’étais pas
présente à ce qu’elles étaient, dans leurs faiblesses, leurs pertes et dans leur
capacité malgré tout à créer.
Devenir de la création : La création appartient au malade et à sa famille ensuite
Possibilité d’afficher la création dans la chambre.
Observations : Les malades souhaitent souvent accrocher les créations sur les
murs de leurs chambres.
Le risque est que ces créations soient l’occasion de remarques déplacées ou de
critiques : « Qu’est ce que ça représente, on dirait un dessin d’enfant, c’est quoi ce
gribouillage, moi je trouve ça triste, c’est pas très ressemblant… ». Il est alors très
important de sensibiliser et d’expliquer aux équipes soignantes ou aux proches ce
qu’est un atelier d’art-thérapie. L’objectif n’est pas de ”faire du beau” ou du
”ressemblant” mais d’être dans une posture de création. L’interprétation sauvage
des œuvres n’a aucun intérêt et ne fait pas partie de la démarche.
4/ Restitution et présentation du travail d’accompagnement avec les malades
Au bout d’un mois et tous les mois, au chef de service et à l’équipe soignante.
Présentation du protocole d’accompagnement et de son évolution, des
expériences vécues, des questions, des interrogations, des suggestions...
Retour du médecin et de l’équipe soignante, remarques, suggestions, ajustement,
optimisation...
Remarques : Des retours réguliers au chef de service ont été possibles mais
aucune restitution n’a été faite pendant mon stage aux équipes soignantes que je
croisais.
Une réunion a été organisée avec la présentation de mon protocole et de son bilan
un mois après la fin de mon stage.
33 L’accompagnement des créations de Madame N. à l’hôpital de Vaugirard
J’ai choisi de vous présenter le cas de Madame N. que j’ai accompagnée sur plus
d’un mois et demi avec au total treize séances. Madame N. a 85 ans avec un
cancer qui s’est généralisé.
Cet accompagnement me semble intéressant par rapport à l’évolution des
consignes, du cadre, de mon positionnement et de l’implication de Madame N. Je
vais donc vous décrire brièvement les treize séances avec en regard les
productions et ferai un bilan de cet accompagnement.
Vendredi 19 avril 2013 : Madame N. est arrivée la veille.
Je vais la voir, elle est dans son fauteuil, je me présente et lui explique ce que je
propose. Je ne pensais pas rester et faire une séance avec elle car souvent je laisse
à la personne le temps « d’arriver et de s’installer » dans ce service, dans sa
chambre, dans ce nouveau rythme. Finalement le contact passe bien, je la sens
intéressée et je lui montre mon matériel, mes mallettes et dessine à la craie une
fenêtre sur le couvercle. Progressivement, je lui propose d’imaginer ce qu’elle
aimerait voir à travers cette fenêtre et lui présente les cartes postales. Elle me dit
qu’elle veut des arbres. Je ne trouve qu’une carte avec des arbres en noir et blanc,
très graphique, ça a l’air de lui plaire. Elle me dit que c’est bien car il y a un
chemin. Je lui propose de placer la carte sur le dessin mais en vertical pour que ça
rentre dans la fenêtre. Je lui dis que c’est aussi intéressant de voir ces arbres dans
un autre sens à travers la fenêtre.
Je lui demande alors ce qu’elle aimerait voir à travers les vitres. Elle me parle de
fleurs, je lui demande de quelle couleur, elle dit rouge. Elle sait à chaque fois
vraiment ce qu’elle veut. Je choisis un papier vert et dessine.
Pour l’autre fenêtre, elle choisit un papier bleu que je découpe aussi en gros aux
dimensions de la fenêtre, elle veut aussi des fleurs, je lui propose de dessiner des
tulipes qu’elle veut en fuchsia avec tiges vertes.
Je lui demande si ça va et si elle veut que l’on continue. Elle me réponds : « Tant
que ce n’est pas moi qui fais les choses ça va ».
34 Le téléphone sonne. Nous arrêtons. Son fils arrive aussi. La séance a duré environ
quinze minutes.
Lundi 29 avril 2013 : Madame N. est agitée, dans son fauteuil quand j’arrive, on
lui a volé son porte monnaie. Elle a besoin de parler, elle est très en colère. Je
l’écoute.
À un moment je lui demande si elle souhaite que je reste pour faire une séance :
elle accepte. Je lui montre la fenêtre que nous avions faite la fois précédente sur le
couvercle/tableau et je lui propose d’en faire une cette fois-ci sur une feuille
blanche avec des collages de papier. Elle avait beaucoup parlé d’arbres la fois
dernière, je lui propose de créer à l’intérieur de cette fenêtre une forêt magique
avec des arbres imaginaires à partir de collages. L’idée l’intéresse, je lui présente
des visuels découpés qu’elle choisit mais sa première réaction est de toujours
vouloir que je choisisse à sa place : ”Vous savez mieux que moi, choisissez,
vous”.
Quand l’intérieur de la fenêtre ouverte est terminé, je lui demande ce qu’elle
aimerait voir à travers le carreau du haut, ”des carreaux” me répond-elle ! Je lui
présente différents échantillons de papier pour construire le carreau avec un motif
en carreau. Pour le carreau du dessous, elle veut des fleurs et commençons donc
une composition de motifs de fleurs. Mis à part les papiers qu’elle choisit, je fais
tout : je découpe, je colle, je place. A chaque fois que je lui ai suggéré de prendre
les ciseaux pour découper ou de coller, elle ne voulait pas, prétextant qu’elle avait
mal à la main et qu’elle ne voyait pas. Elle reçoit un coup de téléphone. La séance
s’arrête. La séance a duré trente minutes.
35 Mardi 30 avril 2013 : A peine arrivée dans la chambre de Madame N. elle me
dit : « Alors on la termine cette fenêtre ? » Elle est dans son fauteuil. Nous
finissons le carreau avec les fleurs, continuons avec celui en haut à droite qu’elle
veut avec des plantes et celui en dessous avec des oiseaux. Dans mes échantillons
je n’ai pas de photos d’oiseaux, je trouve toutefois un cygne en diamant qui lui
convient. Elle sait vraiment ce qu’elle veut, même si elle ne fait pas les diverses
manipulations de découpe et de collage, elle est « active » à sa manière. Il était
important pour elle de remplir tout l’espace vide autour de la fenêtre et ne laisser
aucun blanc. Ses choix se porteront sur des visuels d’objets en bois pour
symboliser les arbres, des photos de végétaux, de feuillages, de légumes pour la
végétation et de visuels dans les jaunes pour la lumière du soleil. Pendant le
collage elle me parle de sa passion pour la série « les feux de l’amour » avec
surtout son bonheur à écouter la musique du générique. Elle s’illumine à cette
évocation. Quand la fenêtre est terminée, elle dit : « Ça me plaît, je vais l’encadrer
quand je rentrerai ». Elle me parle de la prochaine séance où elle veut que l’on
fasse une fenêtre avec un rebord et un balcon avec des pots pour planter des
fleurs. Je lui dis que la prochaine fois elle pourra aussi découper les visuels. Elle
répond : « Oui, pourquoi pas ». Je la laisse. La séance a duré une heure.
36 Jeudi 2 mai 2013 : Madame N. est dans son fauteuil et se souvient très bien que
l’on doit dessiner un balcon avec des pots et des fleurs. Je dessine le cadre de la
fenêtre et propose de faire des rambardes en fer forgé, je lui dis qu’on dirait plus
des ”bretzels” qu’une rambarde, ça la fait rire. Je dessine les pots, elle en veut
quatre et carrés. Je propose de colorier au feutre les pots et lui fais choisir les
couleurs. Avec humour je lui dis que je ne vais pas tout faire et que les pots, elle
les colorie. Malgré un peu de résistance, elle va colorier tous les pots de couleurs
différentes en s’appliquant avec beaucoup d’attention. Comme le résultat ne lui
semble pas satisfaisant car il reste du blanc elle me demande de les reprendre pour
les améliorer. Elle veut de la couleur pour la rambarde et me demande de choisir
les couleurs. Finalement elle se décide pour du orange et du jaune. Je lui
demande : ”Et les bretzels, on les fait de quelle couleur ?” Elle me dit : ”De la
couleur des bretzels, marron !”. Nous créons ensuite un montage de fleurs
fantastiques pour les jardinières. Elle insiste pour que tous les blancs soient
recouverts, soit de papier découpé, soit au feutre. A la fin, elle trouve que ça
manque d’oiseaux, elle aimerait des oiseaux. Je trouve dans une revue un oiseau
et des papillons que je découpe. Avec un haussement d’épaule elle semble dire,
que s’il n’y a pas mieux on se contentera de ça. Je les place aux endroits qu’elle
souhaite même si elle me dit toujours de choisir à sa place. La séance a duré une
heure trente.
Vendredi 3 mai 2013 : Madame N. est au téléphone quand j’arrive et me
demande de revenir dans quinze minutes. « Alors, qu’est ce qu’on fait
aujourd’hui ? » me demande-t-elle quand j’arrive. Je lui propose de dessiner un
potager imaginaire vu d’avion en jouant sur les couleurs. « Si vous voulez » me
répond-elle. Je propose de jouer avec les couleurs des parcelles de « légumes ou
de fruits » que je dessine en fonction de ce qu’elle me dit : salade, carottes, radis,
37 fraises, aubergines… Je lui dis que je dessine aux pastels des légumes
fantastiques. Elle me raconte qu’elle aime beaucoup composer des tables avec des
légumes coupés pour les entrées. Quand la feuille est à moitié remplie de
parcelles, elle me demande de faire des feuilles pour remplir plus rapidement
l’espace du dessus. Elle choisit un pastel vert et je commence à dessiner mais je
sens que ça l’énerve car ce n’est pas comme elle voudrait. Je lui propose de
prendre le pastel et de le faire comme elle le veut. Après une petite résistance, elle
se lance dans des traits verticaux qu’elle va faire jusqu’au bout. Elle veut que je
complète en faisant des fleurs avec de la couleur. Je lui propose de le faire ellemême. Elle ne veut plus, elle veut que je termine. Elle reparle à la fin des
compositions de légumes découpés et qu’elle voudrait faire ça la prochaine fois.
La séance a duré une heure.
Lundi 6 mai 2013 : Quand j’arrive dans la chambre, Madame N. est dans son lit
et son fils est là. Elle ne me reconnaît pas sur le moment. Elle me demande de
repasser dans trente minutes.
Consigne : La table
Nous savons que nous allons recréer la table et les plats que Madame N. faisait en
entrée à ses invités. Je propose des papiers de couleur plus grands que les autres
fois. Elle choisit du orange pour le fond. Avec un compas je trace des cercles pour
la table et le centre ou se trouveront les plats.
Madame N. me dit qu’il y a les carottes râpées. J’essaie de dessiner les carottes
mais ça ne ressort pas sur le fond orange. Je n’y arrive pas, ça énerve un peu
Madame N. Je propose de dessiner les carottes râpées sur un fond jaune en rond.
“Si vous voulez”. Elle sait ce qu’elle veut, je sens une frustration de sa part de ne
pas retrouver et de ne pas pouvoir mettre en image exactement comme dans ses
souvenirs. Je fais ensuite les cornichons, les blancs d’oeufs durs, les jaunes et là
encore, elle s’énerve un peu car je ne fais pas exactement comme elle veut, je ne
38 comprends pas ce qu’elle veut. Je suis un peu perdue.... Les câpres enroulés
semblent mieux lui convenir. Il reste de la place avec beaucoup de vide, je
propose de mettre des tomates. Il reste encore de la place, elle propose de mettre
des olives. Elle me dit qu’elle adore les olives avec des câpres dedans. Elle se
détend, ça lui plait.
Nous faisons les assiettes et je propose de faire des assiettes différentes avec des
fleurs. Elle me dit qu’elle a vu dans un magazine une page avec des fleurs. Elle
me demande de chercher la page. Je ne la trouve pas mais je découpe d’autres
photos de fleurs.
Je découpe des ronds dans les images qui lui plaisent. Elle me dit souvent qu’elle
aime les oiseaux mais j’ai du mal à trouver des photos d’oiseaux. Nous faisons
une assiette avec une photo d’un poussin. Ça l’amuse, ça lui plait beaucoup. Elle
me dit qu’il manque les couverts, je les dessine et je mets aussi les verres. Elle
regarde le résultat, elle veut que nous rajoutions les serviettes. Je lui propose de
découper dans du papier rouge les serviettes. Ça lui va. Elle veut que l’on rajoute
des choses dans les coins de la feuille car elle trouve ça vide. Je lui propose de
coller des papillons que nous avons trouvés et des fleurs au coin.
Ça lui plait beaucoup, elle est très contente.
Nous finissons, elle est apaisée, moins agitée qu’au début. J’accroche le dessin au
mur à la place qu’elle m’indique.
Lundi 13 mai 2013 :
Consigne : Le jardin fleuri - Le bouquet de fleurs
J’ai apporté un magazine sur les fleurs et les jardins.
39 Madame N. choisit la couleur de la feuille. Elle veut une couleur vive. Je propose
que nous sélectionnions les fleurs que nous trouvons belles pour notre
jardin/bouquet. Nous faisons “notre marché” : ça la fait rire.
Une fois cette première sélection faite, nous choisissons les fleurs que nous
voulons garder et je redécoupe en fonction du format de la feuille.
Madame N. est fatiguée, dans son fauteuil et me laisse tout faire. Je lui propose de
choisir et sélectionner des fleurs, ce qu’elle fait.
Je place les fleurs sur la page et lui demande si ça lui convient. Elle est contente et
dit que c’est très beau. Je colle les fleurs sur la page. Madame N. regarde le
résultat et dit qu’il y a un vide en bas et qu’il faut mettre une fleur. Elle insiste. Je
propose de placer une rose qu’elle aimait et que nous n’avions pas mise. Je
découpe, détoure la rose et la colle. Madame N. est très contente. Elle dit qu’elle
le donnera à sa petite fille.
Madame N. me fait remarquer qu’il reste des vides jaunes. Je propose de les
remplir avec des herbes dessinées aux pastels comme la dernière fois. Je lui
propose de les dessiner elle-même mais elle ne veut pas, elle dit qu’elle ne voit
pas. Je dessine donc aux pastels gras des feuillages et des fleurs de couleur.
Une fois terminé elle trouve ça très beau, elle est très contente.
Je propose de l’accrocher au mur avec les autres. Elle me dit exactement où le
mettre, à quelle place. Elle sourit en précisant que l’on va remplir le mur.
Madame N. a reçu un coup de fil à 16h45 pendant l’atelier et a demandé à ce que
la personne rappelle à 17h.
Madame N. était fatiguée et n’a pas voulu dessiner. Elle me remercie à plusieurs
reprises à la fin quand je pars. Je lui dis que je reviendrai demain. Nous devons
réfléchir à une nouvelle consigne.
Madame N. me reparle du fait qu’elle s’est endormie après déjeuner et qu’elle
s’est réveillée sans plus savoir quelle heure il était. J’ai l’impression que ça l’a
perturbé. Elle m’en parle à plusieurs reprises.
40 Mardi 14 mai 2013 :
Consigne : La fenêtre
Avant de commencer Madame N. me fait remarquer qu’il reste des vides sur le
dessin d’hier. Elle souhaite que l’on rajoute des fleurs. Nous en choisissons deux
autres et nous les plaçons. Ça lui convient, elle est contente
Madame N. aime beaucoup la première fenêtre que nous avons faite ensemble.
Elle aime l’ouverture. Je lui propose d’en refaire une, elle veut bien mais une plus
grande et verticalement. Elle choisit un fond jaune et insiste sur le côté vertical et
une grande fenêtre.
Elle veut des arbres dans l’ouverture, nous en sélectionnons et je propose de
travailler sur le rythme des différents troncs en faisant un montage. Je lui montre
et ça lui plait.
Dans les carreaux, elle veut des fleurs. Je propose pour un carreau d’y mettre des
chimpanzés, des feuillages, un oranger et une grosse fleur.
Elle veut que l’on continue le contour pour ne pas laisser de vide. Nous
continuons avec des troncs d’arbre à gauche et à droite, de l’eau avec une racine et
un ciel coloré. Elle voulait de la couleur sur le contour. Ça lui plait beaucoup. Elle
est contente. Je le place sur le mur.
41 Je ne suis pas satisfaite de cette séance qui est longue, où je fais tout et Madame
N. est juste observatrice. Je sens que je fais fausse route et que ces séances ont
pris un rythme et une tournure qui ne va plus.
Je vois le médecin, je lui dis que Madame N. parle de revenir chez elle. Il me dit
que c’est tout à fait possible et qu’ils sont en train de voir avec l’assistante sociale
pour organiser son retour.
Cela conforte mon impression que Madame N. peut faire plus qu’elle ne le dit
mais que sans doute je m’interdis de la faire rentrer dans des consignes où elle
serait plus impliquée.
Elle me place face à mes propres limites.
Les discussions avec l’art-thérapeute de Bretonneau me permettent de prendre
conscience qu’effectivement je fais fausse route avec Madame N.
Je dois lui proposer d’être plus “active”, la connecter à ses propres sens et de
composer avec ses pertes (elle dit ne plus voir).
Lundi 19 mai 2013 :
Consigne : Le fusain
J’arrive et dis à Madame N. que nous allons vivre aujourd’hui une nouvelle
aventure, très différente.
Je propose à Madame N. de choisir sa feuille non pas avec les yeux mais avec la
main, de ressentir les différences. Je lui présente différentes feuilles, elle n’est pas
très à l’aise, ne dit pas trop ce qu’elle sent et dit surtout “oui c’est bien”. Je lui
demande quel type de feuille elle souhaiterait et dit “c’est comme vous voulez”.
Elle choisit finalement une feuille plus douce et lisse.
42 Je lui propose de dessiner un trait avec le fusain en diagonale. Je lui montre sur
ma feuille. Elle le fait. Je lui demande ensuite de dessiner un trait le plus
rapidement possible. Elle le fait. Je lui propose de continuer et de ressentir le
fusain sur le papier, l’impression que l’on a. Elle ne sait pas, “je fais quoi ?”, me
demande d’où elle doit partir. Je lui dis que c’est bien de ne pas savoir, de se
laisser aller et porter par le dessin. Je lui montre comment prendre le fusain à plat
et comment dessiner pour obtenir des effets et des noirs différents. Par vague elle
se lance, s’arrête, semble abandonner et laisser son dessin pour regarder ce que je
fais. Elle est plus intéressée par mon dessin que par son propre dessin.
Je lui propose de continuer mais elle me dit qu’elle ne voit pas. Je lui propose
alors de continuer son dessin en fermant les yeux et de sentir le dessin. Elle le fait
mais à du mal à le faire longtemps. Je propose d’écouter le bruit du fusain.
Elle me dit “vous allez terminer mon dessin”, il n’est pas fini. Je lui demande
pourquoi elle a l’impression qu’il n’est pas fini. “Parce qu’il est plus clair que le
votre, ça ressemble à des arbres”. Je lui dis que c’est à elle de finir son dessin et
que je n’interviendrai pas dessus. Elle continue un peu et s’arrête. Je lui propose
de signer son dessin mais elle ne veut pas. Je lui fais remarquer les différents traits
qu’elle a fait et l’énergie qu’on sent à travers ces traits.
Elle semble un peu agitée et perturbée que je ne termine pas son dessin. Je
propose malgré tout de l’accrocher avec les autres.
Mardi 21 mai 2013 :
Suite du fusain
C’est normalement notre dernière séance ensemble car elle rentre lundi prochain
chez elle. Elle veut que nous reprenions son dessin au fusain car elle le trouve trop
clair et pas fini. Elle trouve le mien beaucoup mieux. Je lui propose de le
reprendre aux pastels gras pour intégrer de la couleur. Elle choisit les couleurs et
43 va progressivement se laisser ”embarquer” par ce rythme des traits avec cette
matière, essayant différentes façon de travailler le pastel : à plat, en aplat, avec le
bout pour obtenir des traits d’épaisseurs différentes. Le travail se fait en silence,
dans le plaisir de cette découverte. Elle arrête et semble sortir de son parcours
hypnotique, elle regarde et voit alors ce qu’elle a fait, surprise. Elle est satisfaite
de ce qu’elle a fait et signe de ses initiales.
Je laisse entendre que la séance est finie mais elle ne veut pas s’arrêter comme ça.
Je lui demande si elle souhaite faire un autre dessin et elle me répond qu’elle veut
faire une fenêtre, car elle aime bien les fenêtres. Je dessine donc sur un papier
blanc une fenêtre ouverte et lui propose de colorier les ouvertures avec les pastels
aux couleurs de son choix. Le travail se fait une fois de plus dans le silence, sans
beaucoup de commentaires. Quand elle estime qu’elle a fini de colorier elle dit
qu’elle veut un oiseau au milieu de la fenêtre, je cherche mais je n’en trouve pas
dans mon stock. Nous cherchons dans un magazine qu’elle a et nous trouvons une
photo de chiot qui lui plait. Je le découpe et le colle à l’emplacement qu’elle
souhaite. Elle ne veut plus intervenir personnellement sur le dessin, comme si son
implication l’avait épuisée. Elle me dit qu’elle voudrait que je rajoute
”Bienvenue” dans le bas devant l’ouverture qu’elle voit comme un tapisson. Elle
ne veut pas l’écrire elle-même. Je n’insiste pas. Il y a un peu d’émotion contenue
en nous quittant. La séance a duré une heure trente.
44 Mardi 28 mai 2013 :
Consigne : Le cercle
Finalement Madame N. est encore là car elle est tombée le jour de son départ et
s’est blessée à une côte. Son retour chez elle n’était donc plus possible. Les
”retrouvailles” sont chaleureuses. ”Alors qu’est ce qu’on fait aujourd’hui ?” me
dit-elle. Je lui dis que nous allons vivre de nouvelles ”aventures” en utilisant une
nouvelle technique : la peinture, la gouache. ”Comme vous voulez”
Je dessine un cercle car Madame N. ne veut pas.
Madame N. choisit cinq couleurs de gouache, et je lui propose de sélectionner le
pinceau et le papier juste au toucher et de les choisir en fonction de son ressenti.
Je lui propose de remplir la feuille en partant du centre, à partir d’un point au
centre. Début timide, ne sait pas trop et progressivement joue avec les couleurs,
fait des traits, des points et remplit la feuille. “C’est pas mal, c’est une belle
assiette” dit-elle.
Elle me demande de finir mais je refuse en lui disant que c’est sa peinture. Elle
continue à remplir les vides, c’est toujours très importants pour elle et applique la
couleur en jouant avec les mélanges.
Je lui propose de signer mais elle me demande de signer à sa place. Je lui prépare
un pinceau avec de la peinture plus liquide. Elle veut écrire ses initiales au centre
du dessin, commence mais n’est pas satisfaite. S’énerve, n’est pas contente car ça
fait une masse. Essaie de rectifier en ajoutant de la peinture mais dit qu’elle fait un
paquet. Ça la perturbe. Elle me demande de rectifier le “paquet”. Je lui dis que je
ne peux pas le faire à sa place, je plaisante en disant que l’on va lui mettre de la
ficelle avec un noeud.
Je propose de transformer le paquet en lui mettant des yeux et une bouche. Elle ne
veut pas voir cette tâche, ce visage qui la dérange. Elle est devenue d’un coup très
agitée. Elle me demande de coller quelque chose dessus. Nous cherchons dans des
magazines un oiseau, un animal... Finalement, elle veut une fleur en diamant. Je la
colle sur le ”paquet”, elle s’apaise et va mieux.
Je propose de l’accrocher mais me demande de découper le contour.
45 Madame N. me place face à mes limites : résister à faire à sa place, comment
réagir face à l’énervement et à l’apparition de quelque chose qui dérange ? La
séance a duré une heure.
Jeudi 30 mai 2013 :
Consigne : Le pointillisme
Je propose à Madame N. de travailler à nouveau avec la gouache mais
d’expérimenter une nouvelle technique, c’est à dire le pointillisme. Je lui montre
sur des cartes postales des exemples d’artistes qui ont travaillé le pointillisme en
lui expliquant qu’il y avait parfois des doubles lectures de près et de plus loin ou
des motifs se créent. Je lui explique qu’elle ne va pas utiliser de pinceau mais des
baguettes, elle est un peu surprise mais un peu résignée car elle est de plus en plus
habituée à ce que je lui propose des choses qui la surprennent ! Je lui demande de
toucher les deux extrémités de la baguette, elle sent qu’il y a un bout fin et un
bout carré. Je lui montre comment elle va pouvoir utiliser les deux bouts avec la
peinture pour obtenir des effets différents. Je lui propose de commencer sur la
feuille en expérimentant ces points et de se laisser aller dans le dessin qui va
apparaître au fur et à mesure. Comme toujours avant de commencer, elle tente en
me demandant que je le fasse à sa place. Finalement elle se lance doucement, à
son rythme. Elle n’est pas très à l’aise avec cette technique, c’est très lent. Je la
sens fatiguée. ”Faites le ça va aller plus vite”, je lui dis que nous avons tout notre
temps et lui montre qu’elle peut aussi utiliser le bout carré, plus gros. Elle
s’impatiente. Son fils arrive. Nous arrêtons donc après trente minutes de travail
mais je laisse le matériel dans sa chambre. Son fils part après vingt minutes. Je
reviens dans sa chambre et demande à Madame N. si elle veut arrêter. Elle veut
continuer mais me demande d’utiliser le pinceau, comme la dernière fois. Se
sentant plus à l’aise avec la technique, elle se lance dans une forme de spirale de
46 points colorés en faisant varier les traits, les rythmes, les mélanges de couleurs :
elle est lancée. Elle s’arrête une fois qu’elle estime qu’elle a rempli tous les
blancs. Je sens la surprise de voir le résultat, elle est contente. Je lui demande si
elle a déjà peint dans sa vie. Elle me répond que non, qu’elle n’a jamais peint de
sa vie. ”Vous vous rendez compte, découvrir ça à 85 ans !”. Je vois une forme
d’émerveillement dans son regard. Ça me touche. J’accroche le dessin là où elle le
souhaite. Je range mon matériel, la salue et pars. La séance a duré une heure
trente.
Vendredi 31 mai 2013 : C’est notre dernière séance. Madame N. rentre chez elle
le lundi suivant. Je la sens fatiguée. Je lui propose de faire une porte ouverte. Elle
choisit la couleur du papier sur lequel je dessine la porte. Elle choisit cinq
couleurs. Elle part, reprend la technique des points et des traits qui lui avaient plu
la fois dernière et progressivement va remplir la feuille. Elle prend son temps, fait
les mélanges de couleur. Le dessin de la porte n’est plus important, il était un
prétexte, elle sort ”du cadre” en créant son propre rythme de couleurs et de traits.
La séance se termine avec ce dessin.
Je lui suggère de continuer l’expérience de la peinture chez elle en achetant de la
peinture mais elle ne semble pas très convaincue. Elle est contente de rentrer chez
elle et de repartir avec ses œuvres qu’elle dit vouloir encadrer et donner à sa petite
fille. Ces dessins ont pris une place importante dans son espace à l’hôpital et vont
intégrer une autre place chez elle.
47 Réflexions sur l’accompagnement de Madame N. :
Il y a eu deux temps dans l’accompagnement de Madame N. Le premier temps où
je faisais tout à sa place et le second temps où elle a été dans l’acte de création. Je
pense qu’elle n’aurait pas pu être dans ce lâcher prise de la création si nous
n’avions pas eu au préalable toutes les séances où je faisais, je la sollicitais mais
elle observait, me testait, me provoquait un peu. Une relation de confiance s’est
instaurée avec le temps où elle avait besoin de laisser faire pour pouvoir agir
ensuite. Madame N. avait une forte personnalité, elle savait parfaitement ce
qu’elle voulait ou non et malgré la fatigue due à sa maladie, elle avait beaucoup
d’énergie et de sensibilité qui ont pu s’exprimer.
Ces moments de création lui ont permis de créer un autre temps au sein de
l’institution. Elle a pu avoir progressivement un autre regard sur elle-même, avec
de l’étonnement, de l’émerveillement, de la fierté.
Le regard des autres a également évolué car les soignants étaient impressionnés
par son mur de création qui était sujet de discussion. Elle pouvait donner à voir
autre chose que sa maladie.
Pour Madame N., ses créations étaient l’occasion de pouvoir transmettre quelque
chose d’elle, de vivant, à sa petite fille.
48 Cas cliniques d’un atelier d’art-thérapie à l’hôpital Bretonneau
Mon stage à l’hôpital Bretonneau dans l’atelier d’art-thérapie de Brigitte
Gueyraud s’est déroulé sur six matinées avec les malades de l’hôpital de jour
atteints de la maladie d’Alzheimer. Dans cet hôpital, l’art-thérapie est reconnu
comme un soin non médicamenteux et fait partie d’un parcours de soin prescrit
par le médecin.
J’ai assisté à ces ateliers en tant qu’observatrice en faisant les mêmes consignes
que les malades.
Mercredi 15 mai 2013
Première journée, première matinée dans l’atelier d’art-thérapie de Brigitte
Gueyraud qui m’accueille.
Le matériel visible ou invisible attend, les livres, les gouaches, les pinceaux qui
sèchent, les tabliers suspendus qui attendent. Rien n’est laissé au hasard, chaque
détail a sa place pour créer de la convivialité, pour se sentir à l’aise, pour aider à
”lâcher”.
Nous nous préparons à accueillir les personnes. Mais avant d’aller les chercher
nous organisons l’espace, sortons les couleurs, c’est une façon de leur montrer
qu’elles sont attendues car déjà avant d’arriver nous nous occupons d’elles.
L’attention au dispositif de préparation est précieux. Je repense alors au cours sur
l’empathie et la notion ”d’empathie souterraine” où il était dit que
l’accompagnement empathique au niveau souterrain va aller solliciter dans la
création la rencontre avec l’autre dans la personne. Elle va aussi être présente dans
le dispositif, cette fonction de compréhension de l’autre, de reconnaissance de
l’autre, c’est la façon dont on conçoit son dispositif avec le souci de la rencontre
avec l’autre.
Je réalise que tout l’art est de préparer sans trop préparer pour pouvoir s’adapter
au groupe, à ce qu’il est avec ses individualités spécifiques qui vont se manifester
et émerger dans l’atelier.
Nous y allons, nous allons chercher les personnes et empruntons ce couloir qui va
devenir, je le découvrirai au fur et à mesure, un vrai espace de transition avec une
49 temporalité spécifique, avec un aller différent du retour, avec une conscience d’un
rythme, d’une lenteur qui lui est propre.
L’hôpital de jour (HDJ) est proposé à des personnes qui vivent chez elles mais
dont la maladie évolue. L’entourage est souvent épuisé, c’est une solution de
transition sur trois mois avant un placement.
Dans la salle commune de l’HDJ, les personnes sont là, assises autour de quelques
tables. Certaines boivent du café, ces vieilles dames et ces quelques vieux
messieurs discutent, semblent refaire le monde à leur manière.
Nous aurons quatre dames pour l’atelier : Mme Re, Mme Cas, Mme Cou, Mme B.
Brigitte se dirige avec son grand sourire rayonnant vers chacune d’elle, elle les
reconnaît, les appelle chacune par son nom de famille et leur propose de la suivre.
Les mots sont doux, calmes, apaisés. Je ressens le vrai plaisir de Brigitte à les
inviter dans son atelier. Ces dames vont nous suivre car elles savent qu’il y a un
atelier de peinture, Brigitte leur a rappelé, car certaines l’avaient oublié ou ne
savaient pas trop. D’autres s’inquiètent de savoir si le mari saura les retrouver, qui
viendra les chercher. Des sentiments, des émotions, des inquiétudes se partagent
dans le couloir au rythme de la marche lente et parfois peu assurée de ces dames.
On parle du temps qu’il fait, des douleurs du corps, de la lenteur, s’excusent
presque de nous ralentir.
Nous rentrons dans l’atelier, la porte se referme : un autre temps commence. C’est
un temps d’une heure trente consacré à la création.
Chacune trouve sa place, s’installe avec plus ou moins de facilité. Nous
distribuons les tabliers. Certaines inquiétudes persistent : ”est-ce que j’avais un
manteau ? j’ai laissé mon sac ?... ”. Brigitte les rassure.
Une fois que chaque personne est installée, Brigitte me présente et parle des
personnes absentes. Elle annonce qu’une dame est décédée. Il n’y a pas trop de
commentaires.
Brigitte commence alors à expliquer la consigne : Le pointillisme
Brigitte explique avec des mots simples ce qu’est le pointillisme en montrant des
exemples de peintures d’artistes impressionnistes et d’aborigènes australiens qui
utilisent aussi cette technique ancestrale.
Brigitte donne une feuille A3 et une baguette à chacune. Elle demande à chaque
personne quelles couleurs elle souhaite et prépare ainsi des palettes individuelles.
50 Les personnes sont un peu perdues et ne voient pas ce qu’elles peuvent faire, à
quoi peut servir la baguette. Brigitte explique que la baguette a un bout carré et un
bout pointu. Elle propose de toucher les deux extrémités pour sentir la différence.
Elle montre comment on peut éventuellement s’en servir avec la peinture. Ça les
laisse toujours perplexe.
Brigitte propose alors de fermer les yeux et de toucher la feuille, de ressentir les
sensations de la feuille, est-elle plane, avec relief, rugueuse, douce, chaude,
froide…
Assez rapidement, les personnes se laissent aller dans ce jeu des sensations. Un
contact s’est créé entre la personne et la feuille. Elles ouvrent les yeux et
commencent à se lancer dans l’expérience de ces points sur cette feuille blanche.
Je suis impressionnée par la rapidité avec laquelle chacune rentre dans la
consigne, à sa manière, en silence, comme si ces points les aidaient à se calmer, à
s’apaiser.
Brigitte dessine de son côté en faisant des portraits aux pastels mais elle est très
attentive, très présente, elle observe énormément ce qui se passe. Elle accompagne
les personnes dans leur création, recadre avec finesse et justesse quand Mme Cou
utilise la baguette comme un pinceau et sort de la contrainte du point, elle observe
l’évolution, laisse faire et à un moment propose avec douceur un complément de
consigne à partir de sa création.
Les mots que Brigitte utilise sont toujours doux et appropriés pour suggérer
d’aller parfois un peu plus loin.
Le temps de la signature arrive, il y a une sorte de rituel derrière ça. Certaines
signent juste par leurs initiales, d’autre le prénom. Ce temps est également le
temps des remarques, de la parole, les personnes semblent émerger de ce temps de
création ouaté où elles se sont réfugiées, elles en sortent apaisées.
Brigitte regarde la création de chacune, met en avant le jeu des couleurs ou le
rapport de matière. Les personnes sont étonnées et se dévalorisent souvent.
Brigitte a le mot juste pour les valoriser et trouver de l’intérêt dans leurs créations.
Le chemin du retour sera l’occasion de nouvelles confidences, de nouvelles
questions mais les personnes sont plus apaisées, plus calmes.
51 Mercredi 22 mai 2013
Quatre personnes assistent à l’atelier : Mme B, Mme Cou, Mme Cas et Mme Gé
dont c’est le premier jour.
Il fait beau. Avant de nous diriger vers l’atelier, Brigitte propose de faire un
détour par le jardin, avec l’idée d’observer, de sentir et de prendre quelque chose
qui va attirer l’attention, des fleurs, des feuilles, des cailloux… L’ambiance et
joyeuse, les dames s’émerveillent de ce jardin avec ses vignes, les arbres, les
fleurs, les roses, les iris… Après la « cueillette » nous revenons à l’atelier. Brigitte
demande à chaque dame quelles couleurs elle souhaiterait, nous donnons des
feuilles A3 et des pinceaux. Brigitte propose alors de poser deux végétaux récoltés
sur la feuille, de promener le pinceau sur la feuille même les yeux fermés si elles
le souhaitent et de créer un lien en peinture entre ces deux éléments. Le silence se
fait, la parenthèse s’entre-ouvre où le temps est comme suspendu. Brigitte précise
et rassure en rappelant qu’elles ne sont pas dans un atelier de dessin pour
apprendre à dessiner. Car ici, il n’est pas question de technique, de rééducation ou
d’animation, on ne cherche pas la reproduction de gestes, à gagner en autonomie
ou à les distraire, on n’attend de ces dames aucune performance. Cet atelier est
proposé dans le cadre d’un projet thérapeutique conçu par le médecin et les
soignants, c’est un atelier où il est possible de faire l’expérience de la peinture.
Cette notion d’expérience est intéressante car elle ne renvoie pas à la compétition
ou à la performance mais plutôt à l’expérience d’une nouvelle présence à soi
grâce à la peinture.
52 Mercredi 5 juin 2013
Mme Gé, Mme Cou, Mme Le, assistent à l’atelier.
Ce début d’atelier commence par une prise de conscience du corps par la
respiration. Brigitte propose de prendre son souffle et d’expirer avec les mains.
Chaque personne à tour de rôle fait l’exercice.
Ensuite, l’idée est d’utiliser les bras dans l’espace pour dessiner des arabesques en
laissant aller les mains pour tracer des chemins dans l’espace. Les yeux fermés
permettent d’être plus à l’écoute de son corps.
Brigitte propose ensuite de faire un labyrinthe sur le papier en choisissant deux
couleurs qui leur plaisent. Elle précise que la caractéristique du labyrinthe c’est
d’avoir une entrée et une sortie. Elle invite les dames à laisser partir le pinceau à
l’aventure, rappelle qu’il est possible de mouiller le pinceau pour plus de fluidité
et ainsi commencer à tracer le labyrinthe dans toute la page.
Mme Le qui est nouvelle ne fait pas la différence entre sa palette et le papier et
commence donc à dessiner sur la palette. Brigitte perçoit très vite que cette
personne a plus de difficultés et l’accompagne avec douceur dans sa création, en
valorisant les effets de matière qu’elle travaille, les formes qui se dessinent. Mme
Le est très critique par rapport à son travail, elle le trouve trop fractionné. Brigitte
lui propose de mettre du lien entre les lignes et de fermer les yeux.
Pour les deux autres dames, Brigitte va leur proposer de dessiner sur une autre
feuille les yeux fermés et de se laisser porter par les sensations et les bruits du
pinceau sur la feuille. Elles se laissent plus ou moins aller dans cette aventure
mais la surprise est au rendez-vous dès qu’elles ouvrent les yeux. Pour remplir les
vides, Brigitte demande si elles veulent une autre couleur pour mettre entre les
lignes. Les résistances sont fortes, le vide réel qu’elles ont à l’intérieur d’ellesmêmes les submerge et les empêche de remplir des vides formels.
53 Mercredi 19 juin 2013
Mme Me, Mme Gé, Mme Re, assistent à l’atelier.
Brigitte prépare pour chacune une plaque avec de la terre. Les trois femmes sont
intriguées car elles n’ont jamais travaillé la terre.
Brigitte propose dans un premier temps de prendre contact avec la terre et pour
cela de fermer les yeux : est-elle douce, froide, chaude, quelle est sa texture…?
On peut la pincer, la rouler, l’enfoncer, la creuser, tous les doigts touchent cette
terre. Ça se passe les yeux fermés. On peut en faire une boule si l’on veut, la
déformer, l’aplatir… Brigitte propose alors d’ouvrir les yeux et d’observer la
forme qui est devant soi et de partir de cette forme pour la faire évoluer. Brigitte
précise que c’est une forme en trois dimensions, donc il est possible de la faire
tourner, de la voir sous des angles différents. ”C’est la terre qui vous parle, elle
vous dit quelque chose. La terre, ce sont des bosses et des creux et on peut les
exploiter, jouer avec”.
”Le contact est agréable”, ”c’est vide dans ma tête, je ne vois pas ce que je peux
faire”, ”qu’est ce que ça représente ?”, ”c’est beau ce que vous faites”… Les
remarques, les questions, les mots fusent pour combler l’inconfort de Mme Me et
Mme Gé.
Chaque personne va rentrer dans la consigne à sa manière, en fonction de ce
qu’elle est.
Les difficultés sont présentes, le vide, le manque d’inspiration…
J’observe Brigitte avancer avec Mme Me, comment accompagner en respectant ce
qu’elle est, son vide, ses manques. On sent une forme de détresse dans cette
54 incapacité à faire et dans cette connexion à ce vide. Une forme se crée toutefois
mais qui ne la satisfait pas « ce n’est rien, ça ne ressemble à rien » elle trouve
toutefois que ma création est bien alors que ça ne ressemble à rien, c’est
complètement abstrait et non figuratif. Brigitte présente différents outils, les
mirettes, pour aider à créer et montre comment on peut éventuellement les utiliser.
Brigitte a commencé un visage d’une des trois femmes et commence une autre
création très abstraite. Qu’est ce qui se joue pour Mme Me dans le groupe ? Elle
est face à une autre personne qui est ”comme elle”, elle ne sait pas quoi faire, elle
ne voit pas. Elle a trouvé une ”alliée” qui peut la rassurer en lui disant qu’elle
n’est pas toute seule dans son impuissance. Ces deux femmes sont l’une en face
de l’autre, leurs monologues se répondent ”je ne sais pas quoi faire”, ”moi non
plus je ne sais pas, c’est vide dans ma tête”. Et puis à un moment, Mme Gé rentre
dans une forme, on sent que ça lui plait, elle se fait plaisir, elle dit à plusieurs
reprises ”le contact est très agréable”. On sent toutefois qu’elle a comme quelques
scrupules à laisser ”son alliée” dans son impuissance et à avancer dans la création,
sans savoir. Je me dis que la place des personnes dans le groupe est importante car
il n’y avait pas d’émulation positive entre ces deux femmes mais plutôt une
spirale d’impuissance avec une qui retient l’autre et qui peut l’empêcher
d’avancer.
J’observe Brigitte et sa façon d’accompagner les personnes, de les faire avancer
dans leurs créations et de les respecter en les laissant être dans le non faire. Je vois
Brigitte qui n’insiste pas et laisse Mme Me ne rien faire en sachant que la
personne n’est pas dans la souffrance. Car Brigitte me dit que des choses se jouent
quand même et que l’on doit faire avec son chaos et son vide. J’admire cette
capacité à laisser faire sans vouloir à tout prix remplir et être systématiquement
55 dans le faire. Laisser les personnes « être », c’est les respecter dans ce qu’elles
sont.
Mardi 11 juin 2013
Brigitte présente des cadres en photo découpés dans des magazines, propose d’en
choisir un et avec le pinceau et de la couleur de visiter ce cadre. Il y a les
personnes qui rentrent dans la consigne sans un mot et se laissent entrainer par la
création.
Il y a cette personne dont c’est le premier jour, qui est dans une sorte de refus, qui
dit qu’elle n’est pas inspirée. Elle parle beaucoup du musée d’Orsay qu’elle
visitait souvent, des peintures figuratives qu’elle appréciait particulièrement. On
sent qu’elle a du mal à partir dans de l’expression abstraite, elle se juge « c’est
n’importe quoi », « ça ne m’intéresse pas » pour finalement préférer arrêter plutôt
que se confronter à la difficulté ”j’abandonne”. Brigitte valorise cette décision en
faisant remarquer que c’est souvent une décision difficile de décider que c’est fini,
que la peinture est terminée.
Sa difficulté à retrouver des images mentales ou des représentations abstraites la
met en difficulté.
Dans les dialogues qui se créent avec les personnes, il y a souvent des questions
qui reviennent en boucle, des remarques parfois incohérentes. Brigitte leur
répond, leur parle, intègre leurs remarques dans le groupe. Ici, il n’y a pas de
jugement sur les créations et les mots. On sent à travers la sérénité de Brigitte, son
plaisir à être avec ces personnes, sa capacité à intégrer ce qui est là, à recevoir ce
que les personnes lui livrent. Il y a une qualité d’écoute et de présence à l’autre
qui leur fait du bien, ça se sent.
56 Mercredi 26 juin 2013
L’atelier se fait avec Hélène, l’ergothérapeute car Brigitte est en congés.
Hélène propose de travailler avec des carrés de papiers de soie de couleur. Nous
préparons le matériel et allons chercher les personnes. Il y a Mme Ra, M. Pi, Mme
Le, Mme Me, Mme Ra. Le groupe s’installe, les personnes se présentent.
Hélène explique les raisons de ce changement pour rassurer, aborde la consigne
du jour. Elle distribue les feuilles A3 de papiers blancs, les ciseaux, la colle et les
trois couleurs de papiers de soie que chacun choisit.
Arrive alors le moment de flottement ou chacun se regarde, étudie la réaction de
l’autre, ne sait pas trop quoi faire. Hélène propose de toucher le papier de soie, de
le froisser, de le déchirer, de jouer sur les superpositions, d’observer les
transparences, les volumes pour remplir avec ces feuilles de couleur l’espace de la
feuille blanche. Progressivement chacun va s’aventurer dans la découverte de
cette nouvelle forme d’expression. Le silence se fait, on sent la concentration du
groupe. L’accompagnement d’Hélène est plus présent avec Mme Ra et M. Pi mais
on les sent portés par l’énergie de création du groupe.
Mme Le qui était dérangée par le fait qu’il n’y ait pas de papier noir se lance dans
des découpes, joue avec la colle sur le papier et semble sculpter ses feuilles qui
progressivement deviennent volume. La transformation s’opère tout au long de
l’atelier avec des gestes qui se libèrent. Le plaisir et l’émerveillement s’installent.
Mme Me placera à son rythme les papiers colorés, les collant et les décollant, dans
une harmonie et un équilibre coloré subtil. Elle dit ne pas savoir ce qu’elle a fait,
que ça ne ressemble à rien…
Mme Ra est perturbée pendant toute la séance par ces papiers qui se déchirent, se
collent mal. Elle n’est pas contente de ce qu’elle fait mais à la fin décolle des
parties et place une composition qui la satisfait. Elle est plus apaisée.
57 Je suis émerveillée par la qualité de présence et de concentration du groupe.
5. Qu’est-ce que ces ateliers permettent ?
En soins palliatifs
Peut-on dire que les productions des personnes en soins palliatifs « permettent au
sujet de se re-créer lui-même, se créer de nouveau, dans un parcours symbolique
de création en création »1 ? L’accompagnement par la création de ces personnes
est très particulier car le processus accompagne une fin, la fin de la vie et l’arrêt
de cet accompagnement ne viendra pas de la volonté du malade mais de son état
et de la mort qui auront le dernier mot.
C’est avant tout l’accompagnement de la personne comme elle est, avec ses peurs,
ses pertes sur lesquelles il est possible de s’appuyer et de faire avec. La création
devient ce tiers qui aide à mettre à distance une partie de soi et de s’approprier
d’autres parties de soi inconnues.
1 Jean-­‐Pierre Klein, Penser l’art-­‐thérapie, Paris, PUF, 2012, p. 106. 58 Bernard Rigaud écrit dans Henri Maldiney la capacité d’exister : « L’art porte en
lui l’évidence d’exister. »1 L’accompagnement par la création permet au malade
d’exister et d’exister autrement qu’en tant que malade.
Et si l’acte de création permettait tout simplement aux personnes en fin de vie de
se sentir vivants, d’exprimer une pulsion vitale toujours présente. Revenir à son
centre, revenir à soi, loin de l’artificiel, du matériel en créant de l’image, de
l’imaginaire. Mircea Eliade dans l’avant-propos de Image et Symboles parle de
l’importance de l’imagination pour la santé de l’individu : « Il ne tient qu’à
l’homme moderne, disions-nous, de “réveiller” cet inestimable trésor d’images,
pour les contempler dans leur virginité et assimiler leur message. La sagesse
populaire a maintes fois exprimé l’importance de l’imagination pour la santé
même de l’individu, pour l‘équilibre et la richesse de sa vie intérieure. » 2 Il
poursuit en précisant « Avoir de l’imagination, c’est voir le monde dans sa
totalité ; car c’est le pouvoir et la mission des Images de montrer tout ce qui
demeure réfractaire au concept. On explique dès lors la disgrâce et la ruine de
l’homme qui « manque d’imagination » : il est coupé de la réalité profonde de la
vie et de sa propre âme. »3
Proposer au malade, dans sa chambre, ”d’ouvrir une fenêtre sur autre chose” en
dessinant une fenêtre, c’est lui permettre de faire l’expérience d’une forme
d’inconnu par l’imagination et la création. C’est un peu comme ouvrir un passage
créateur avant d’aborder l’inconnu de la mort.
La création peut prendre une valeur symbolique de trace, de témoignage, d’ultime
« geste » avant la fin.
Derrière la démarche créative, au-delà du processus de transformation, il y a la
possibilité de laisser quelque chose pour ceux qui restent, de transmettre ce qui a
été fait.
1 Bernard Rigaud, Henri Maldiney -­‐ La capacité d’exister, Paris, Germina, « Collection Les clés de la philo », 2012, p. 94. 2 Mircea Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, « Collection TEL », 1992, p. 23 3 ibid. 59 Ces moments de création permettent au malade d’ouvrir des parenthèses sur une
autre temporalité, sur sa temporalité avec son propre rythme : un luxe dans cet
environnement où beaucoup de choses sont imposées.
C’est l’occasion de parler au malade différemment, non pas à partir de sa maladie,
de ses symptômes, de ses douleurs, de ses peurs, de ses angoisses mais à partir
d’une consigne et de sa création qui va l’emmener vers autre chose. Des mots
pourront se libérer dans un second temps mais qui ne viendront pas comme point
de départ de la rencontre.
Recevoir les émotions de surprise, de fierté, d’émerveillement qui émergent d’un
geste, d’un trait, d’une trace qui a demandé à la personne de puiser dans des
ressources qu’elle n’imaginait plus. Oublier le temps de l’atelier, la fatigue et se
laisser entrainer dans des gestes hypnotiques avec parfois cette volonté d’aller au
bout des « blancs » qu’on ne veut pas laisser, du contour qu’on veut remplir. Et au
bout des gestes découvrir un peu honteux le plaisir de s’être laissé aller, de ne pas
savoir, de s’autoriser à « faire n’importe quoi, à mon âge ! ». À 102 ans Madame
B. avait l’attitude d’une petite fille qui avait peur qu’on la dispute parce qu’elle
disait qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait et affirmait « vous savez je ne suis pas
bien futée ! » mais elle semblait prendre malgré tout énormément de plaisir à
« faire », sans savoir vraiment quoi.
Et puis, le temps de la création permet aussi de se détendre, de se calmer, de
s’apaiser, d’oublier un peu la douleur, la fatigue.
Pour les proches, le fait que le malade laisse une trace est très important : une
trace d’un dernier sursaut de vie, une trace de l’élaboration d’un travail qui
s’inscrit dans une temporalité avec une production plus ou moins fournie. C’est
l’occasion parfois de voir un proche autrement, de découvrir ”une face cachée”,
d’être surpris pas une production, par la liberté que la personne malade a trouvé
dans sa création : se libérer du regard extérieur et être uniquement dans le plaisir.
60 Je me souviens d’une discussion avec la fille de Madame V., agonisante, qui me
parlait du dessin inachevé de sa mère comme étant presque les dernières traces
laissées par sa mère vivante. Ce dessin, Madame V. avait voulu l’avoir près d’elle,
sur sa table de nuit. Ces touches de couleurs étaient comme une mémoire d’un
dernier sursaut de vie par le dessin.
Pour les soignants, il y a le plaisir de trouver une personne moins ”douloureuse”
après les séances. Le malade s’est détendu, il s’est ouvert à la création et les soins
peuvent
revenir
dans
un
autre
contexte.
Les
productions
deviennent
progressivement l’occasion de discuter dans un premier temps d’autre chose que
de la maladie. Il donne ainsi à voir quelque chose de lui qui n’est pas de l’ordre
d’une pathologie ou de maux.
Le médecin me racontait la fierté de Madame N. à lui montrer ses productions.
Cette fierté n’était pas uniquement le fait d’avoir fait du dessin, il y avait
également la surprise de découvrir quelque chose d’elle-même : ”elle s’étonnait
d’elle-même.”
Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer
Jean-Pierre Klein évoque dans le Que Sais-je ? sur L’art-thérapie, le travail
remarquable des arts-thérapeutes avec les personnes atteintes de la maladie
d’Alzheimer. Un travail avec un art-thérapeute permet aussi aux malades de
« devenir, le temps de l’atelier, un peu plus sujet de ce qui leur échappe. Ils vont
au-delà du joli pour atteindre l’expression forte, redécouvrant leurs propres
émotions et sensations et les transmuant en traces picturales par la peinture au
doigt, à l’éponge ou au rouleau, dans la surprise de la composition, dans la
61 perception progressive d’un lien dans la temporalité éclatée, accompagnés de leur
famille qui les perçoit autres »1.
Brigitte Gueyraud écrit dans Création en Alzheimer : « En atelier, on assistera à
un maintien de la personne malgré l’évolution de sa maladie ou quelque fois à une
reconstruction graduelle qui se manifeste d’abord par une amélioration de
l’humeur, une redécouverte du plaisir de faire, une liberté d’agir, une
augmentation de la confiance en soi et une affirmation de soi, comme souvent au
travers de l’expression picturale. »2
III – La fin de vie, les soins palliatifs et les deuils
Mon expérience d’accompagnement par la création au sein des institutions m’a
amené à me poser les questions suivantes :
Qu’est ce que la fin de vie et les soins palliatifs ?
Qu’est-ce qui se joue pour les personnes en fin de vie ou en soins palliatifs ?
Il y a des enfants malades qui sont en fin de vie, des personnes âgées en fin de vie
et des personnes dans la force de l’âge et en « bonne santé » qui se trouvent être
en fin de vie, à côté de leur vie, vivant sans conscience d’être toujours en vie.
1. Qu’est ce que la fin de vie et pourquoi des soins palliatifs ?
La fin de vie
Nous sommes tous en fin de vie : dès notre naissance, nous avançons vers la fin
de la vie avec souvent le refus de penser à la mort. Pour les personnes bien
portantes, la mort est inimaginable, elles pensent que ça n’arrive peut-être qu’aux
autres, aux vieux, aux personnes malades. De cette mort à laquelle on ne croit pas,
1 op. cit. 105 2 Brigitte Gueyraud, « La nécessité de l’espace trou », Art & Thérapie, n°112/113, Création en Alzheimer, 2012, p. 134. 62 Freud écrit dans le chapitre Considérations actuelles sur la guerre et la mort de
l’Anthropologie de la guerre : « Notre propre mort est en effet irreprésentable et
dès que nous tentons de nous la représenter, nous remarquons que nous
continuons d’en être en fait les spectateurs. […] Au fond, personne ne croit à sa
propre mort, ou que, ce qui revient au même, tout un chacun est persuadé d’être
immortel. »1
Même les personnes très âgées ont un rapport modifié au temps et à la mort. Carl
Gustav Jung disait dans une interview donnée à la BBC quelques mois avant sa
mort : « Je vis comme si j’allais mourir demain et en même temps comme si
j’avais cent ans devant moi. »
Le début de la fin
Nous sommes tous en fin de vie, mais la prise de conscience de LA fin de sa vie
s’inscrit quand le diagnostic tombe, quand les examens sont mauvais et que le
médecin annonce qu’il n’y a plus ”rien à faire”, que les traitements ne pourront
plus guérir.
Le début de la fin de vie commence quand la personne malade est confrontée à
l’annonce, pas uniquement de sa condition de mortel en général, mais de sa mort
proche en particulier.
Parler de fin de vie, c’est introduire la notion de temporalité, avec un début connu
et une fin, une fin annoncée mais pas datée. La vie recule, la fin avance, un
mouvement se met en route sans contrôle et dont l’issue est fatale.
Les soins palliatifs
Dans la pratique, être en soins palliatifs et être en fin de vie sont souvent
confondus. Or, un malade peut être en fin de vie sans pour autant être en soins
palliatifs car il s’agit bien de deux notions différentes.
1 Sigmund Freud, Anthropologie de la guerre, Paris, Fayard, « Collection du Livre de poche », 2011, p. 233. 63 Être en soins palliatifs résulte d’un statut administratif et de critères spécifiques
qui enclenchent des prises en charge médicales, paramédicales et financières
particulières.
Le concept de soins palliatifs a été précisé par la Société Française
d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP) qui en donna, en 1992, la
définition suivante :
« Les soins palliatifs sont des soins actifs dans une approche globale de la
personne en phase évolutive ou terminale d’une maladie potentiellement mortelle.
Prendre en compte et viser à soulager les douleurs physiques ainsi que la
souffrance psychologique, morale et spirituelle devient alors primordial ».
Avec les soins palliatifs, c’est une médecine de fin de vie qui est inventée. Dans
les années 1970, le docteur Cicely Saunders en Angleterre et la psychiatre
Elisabeth Kübler-Ross aux États Unis ont opéré une transformation radicale des
représentations sociales du mourir en définissant un nouvel espace d’intervention
dans la médecine. Elisabeth Kübler-Ross vient modifier de manière significative
les représentations du temps du ”mourir”. Ainsi, écrit Claudine Herzlich :
« Mourir n’apparaît plus désormais comme un processus purement somatique, un
“tout ou rien “ instantané, mais comme relevant d’une temporalité psychique
complexe, d’une évolution dont les étapes et les caractéristiques ne sont pas que
négatives. »1
Le docteur Cicely Saunders s’intéresse particulièrement à la prise en charge de la
douleur et fait ainsi de la souffrance des malades en fin de vie un problème majeur
qui est au cœur de ses préoccupations. Elle explique : « La douleur exige la même
analyse et la même considération que la maladie elle-même. Ce sont les
syndromes de la douleur plus que les syndromes de la maladie qui nous
intéressent. » Elle définit la notion de total pain, « douleur totale » qui gagne une
place croissante et occupera une place tout à fait centrale dans le mouvement des
soins palliatifs.
Dans son livre Bien mourir - Sociologie des soins palliatifs, Michel Castra revient
sur le changement qualitatif dans la prise en charge de la fin de vie que ce concept
1 Claudine Herzlich, « Les nouveaux discours sur la mort et le silence face aux mourants », in E. Desveaux, P. Férida, M. de Hennezel, La fin de vie qui en décide ?, Paris, PUF, « Collection Forum Diderot », 1996, p. 63. 64 a permis: « Face à des malades ayant perdu la bataille de la guérison, il ne
convient plus désormais d’agir dans une logique médicale curative devenue
inopérante, mais de déployer une nouvelle approche fondée sur la particularité de
l’expérience du patient confronté à la perspective de la mort. »1
La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs définit les soins
palliatifs comme des soins actifs délivrés dans une approche globale de la
personne atteinte d’une maladie grave, évolutive ou terminale. Leur objectif est de
soulager les douleurs physiques et les autres symptômes, mais aussi de prendre en
compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle. Les soins palliatifs et
l’accompagnement sont interdisciplinaires. Ils s’adressent au malade en tant que
personne, à sa famille et à ses proches, à domicile ou en institution.
La formule de Cicely Saunders cerne parfaitement l’enjeu de ce moment
particulier de la vie : « Il y a encore tant de choses à faire quand il n’y a plus rien
à faire ».
Les étapes du « mourir »
Elisabeth Kübler Ross décrit, à partir d’études cliniques auprès de malades
condamnés, les cinq étapes que va traverser le malade jusqu’à la mort : le refus et
l’isolement, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation.
Le refus et l’isolement : « Non, pas moi, ça ne peut pas être vrai ! »2, l’état de
choc amène le malade à refuser, à ne pas y croire. Il souhaite souvent un autre avis
médical car il est convaincu que c’est une erreur. Son refus anxieux le met dans
une situation extrêmement inconfortable et douloureuse. Il aura besoin dans un
second temps de solitude. « Selon la manière dont le malade est mis au courant,
selon le temps dont il dispose pour admettre graduellement l’inévitable événement
et la façon dont il s’est préparé au cours de sa vie à faire face à des situations
1 Michel Castra, Bien mourir -­‐ Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, « Collection Le lien social », 2003, p. 46. 2 Elisabeth Kübler-­‐Ross, Les derniers instants de la vie, Genève, Labor et Fides, 2011, p. 47. 65 bouleversantes, il abandonnera peu à peu son attitude de refus et utilisera des
mécanismes de défense moins absolus. »1
L’irritation : « Eh bien oui, c’est bien à moi que ça arrive, ce n’est pas une
erreur » « Pourquoi moi ? » « Pourquoi pas le vieux Georges au lieu de moi ? »2
Des sentiments de rage, d’envie et de ressentiment vont être très présents dans
cette deuxième étape. C’est une phase très difficile pour la famille et le personnel
soignant car ils se trouvent confrontés aux plaintes du malade, à son agressivité. Il
veut, à travers ce comportement, qu’on fasse attention à lui car il est encore
vivant. Il voudrait crier « je ne suis pas encore mort ! »3. L’importance de la
patience des soignants et des proches est alors fondamentale. Il faut également
qu’ils ne fassent pas une affaire personnelle de ces sautes d’humeurs qui blessent
et peuvent perturber les rapports avec le malade.
Le marchandage : « Si Dieu a décidé de nous ôter de cette terre et s’il n’a pas
réagi à mes supplications irritées, peut-être me sera-t-il plus favorable si je lui
demande gentiment. »4 Avec le marchandage, le malade tente de retarder les
événements avec la prime de « bonne conduite ». Beaucoup font alors intervenir
Dieu dans leur « négociation ».
La dépression : Cette phase correspond à un sentiment de désorientation profond
qui se manifeste par deux types de dépression : la dépression de réaction et la
dépression de préparation. Dans la dépression de réaction, le malade fait le constat
des pertes que sa maladie entraine : perte financière, perte de situation
professionnelle ou perte de ses rêves. C’est l’effondrement de sa vie avec ses
projets en cours non achevés, c’est le temps des bilans, des regrets, les frustrations
de n’avoir pas fait telle ou telle chose. La dépression de préparation « est un
instrument de préparation à perdre tous les objets aimés, un instrument pour
faciliter le passage à l’acceptation. »5 Cette étape est nécessaire et bénéfique si le
malade peut exprimer sa tristesse de perdre ce qu’il aime et tous ceux qu’il aime.
C’est une période assez silencieuse, où le malade n’est pas forcément dans les
mots ou la parole, ce qui peut être assez déstabilisant pour les proches.
1 op.cit. 48 2 op. cit. 59 3 op. cit. 61 4 op. cit. 91 5 op. cit. 97 66 L’acceptation : Après toutes les étapes décrites précédemment et si le malade en
a eu le temps, il « entrera dans une période pendant laquelle il n’est ni déprimé ni
irrité de son “destin“»1. Il est vide de tout sentiment mais il ne faut toutefois pas
imaginer que cette étape est une période heureuse. Le malade est souvent très
fatigué et très affaibli. Il a besoin de se reposer, de ne pas être dérangé. Ce repos
n’est pas une fuite comme pendant la période de dépression.
Le travail de trépas pour les personnes en fin de vie
Dans ce temps du ”mourir”, à l’approche de la mort, Michel de M’Uzan parle
dans De l’art à la mort de mouvement et d’activité psychique particulière, une
dernière tâche, qu’il a nommé le ”travail de trépas”, un ”travail” du mourir et de
temps privilégié. La personne qui va mourir fait un dernier effort pour « assimiler
tout ce qui n’a pu l’être jusque-là dans sa vie pulsionnelle, comme s’il tentait de
se mettre au monde avant de disparaître. »2 Il précise « Comme s’il voulait ou
devait encore faire quelque chose de ce qui lui arrive. »3
Pour les personnes en fin de vie, cette période de grande activité psychique de
séparation et de « vérité » doit se faire dans une temporalité spécifique. Le temps
n’est plus un allié. Ainsi, Michel de M’Uzan explique que : « Dans le
rapprochement que l’on peut faire entre travail de deuil et travail de trépas, il ne
faut pas négliger une différence de poids, à savoir que, contrairement à
l’endeuillé, le mourant ne dispose que de très peu de temps pour accomplir sa
tâche et que celle-ci de surcroît est bien la dernière. »4
Pour Michel de M’Uzan et d’un point de vue psychanalytique, cette capacité à se
séparer de ses objets d’amour, à faire une sorte de travail de deuil sur les objets
qu’il a investi de son amour aiderait à accepter la mort. Le mourant fait le choix
d’une personne réelle, objet d’amour et ”objet clé” qu’il investit d’un rôle de
présence-absence, où la personne-objet doit être disponible et capable de combler
les besoins élémentaires du mourant. Il peut se séparer quand il ne peut plus
1 op. cit. 121 2 Michel de M’Uzan, « Le travail de trépas », in De l’art à la mort, Paris, Gallimard, « Collection TEL », 2011, p. 185. 3 op. cit. 189 4 op. cit. 192 67 ”assumer leur fonction”. Mais attention, le temps de cette séparation est
nécessaire et l’anticipation impossible pour mieux mourir : Michel de M’Uzan
met en garde sur « L’idée selon laquelle la mort serait plus douce pour qui réussit
à se séparer de ses objets par avance revient pour moi à prôner une sorte
d’euthanasie psychique, c’est-à-dire quelque chose qui fait échec au travail de
trépas. »1 Ce processus ne consiste pas à faire un deuil anticipé de ses objets ou un
deuil d’eux-mêmes.
Mais quand commence ce travail de trépas ? Michel de M’Uzan explique que « Si
le travail du trépas commence assez précocement, comme je le crois, il est
possible qu’il ne s’effectue vraiment qu’à partir du moment où, ayant dépassé la
phase de dépression, le patient en vient à une sorte d’acceptation du destin »2
Il semblerait donc que le travail de trépas commence quand le malade « sait ». Il
accède alors à une forme de sagesse, peut-on dire de grâce qui l’amène à se libérer
du superficiel pour concentrer son reste d’énergie sur les derniers moments qui lui
restent. Montaigne disait : ”Certes il faut toujours qu’un homme attende son
dernier jour ; et nul ne doit être dit heureux avant son trépas… Car c’est alors des
paroles de vérité qui jaillissent enfin du fond du cœur ; le masque est arraché,
demeure la réalité.”
Le temps du « mourir » : un temps actif
Tanguy Châtel explique que « Dans la perspective catholique, qui conserve en
France une empreinte culturelle forte, ce temps d’approche de la mort a une raison
d’être : la mort ouvre le repos (requies en latin) ; a contrario, la vie est le temps du
mouvement, des actions et des activités ; en conséquence, l’agonie est un tempstransition du mouvement vers le repos […] L’agonie n’est donc pas un temps
d’attente passive. C’est malgré les forces déclinantes et cependant résistantes, un
temps actif : celui d’une préparation patiente, pas à pas, à la mort. »3
1 op. cit. 197 2 op. cit. 193 3 Tanguy Châtel, op. cit. 60 68 Ainsi Tanguy Châtel précise que « l’on préfère souvent aujourd’hui parler du
“mourir“, qui traduit une dimension active, que de l’agonie, qui évoque davantage
un temps d’attente résignée. »1
Le temps du ”mourir” et de l’agonie ont une vraie valeur : c’est un ”tempstransition” pour le mourant comme pour les proches : c’est le temps des
séparations parfois difficiles à supporter qui peut nécessiter un travail plus
psychique que matériel.
C’est un temps pour se dire, se rencontrer, se retrouver, se réconcilier, s’ouvrir.
Être vrai avec soi et les autres implique le courage d’avancer sans artifice, sans
masque en acceptant ses faiblesses et en osant les montrer ou les dévoiler.
Ce temps peut être très difficile à vivre pour les proches qui ne supportent pas
toujours l’image que le malade renvoie et qui souvent ne correspond plus à la
personne qu’elle était ou qu’ils voudraient qu’elle soit encore.
Il est alors très compliqué de continuer à voir la personne derrière le mourant qui
est l’ombre de lui même.
Ce temps nécessaire du mourir est souvent insupportable pour les proches qui
veulent abréger l’image de cette mort qui pourrait être la sienne. Ne pas voir, ne
pas savoir, passer à autre chose et garder l’image de la personne comme on
voudrait qu’elle soit.
Il est important de continuer à considérer la vraie valeur de ce temps du mourir
sans qu’il devienne artificiel et politique.
Car aujourd’hui, le risque est de vouloir « réussir » sa mort comme on « réussit »
sa vie. La notion de performance rentre progressivement dans le vocabulaire de la
mort avec l’idée d’une temporalité accélérée. La belle mort aujourd’hui est une
mort qui ne dure pas, brutale, où on ne souffre pas, où les proches ne subissent pas
l’épreuve de l’attente, le spectacle de la dégradation.
Un autre temps actif du mourir nous amène à évoquer la question de l’euthanasie,
qui pour une majorité de personne représente la belle mort pour soi, pour les
proche et pour les politiques : on ne souffre pas, ça ne s’éternise pas et ça coûte
moins à la société.
1 op. cit. 61 69 Nous évoluons aujourd’hui dans une société qui a peur du temps et du vide. La
valeur du temps n’a plus de place à une époque où tout doit être rapide, efficace,
expédié. Il faut remplir les vides avec du temps « utile » qui seul semble avoir de
la valeur. Un temps actif pour être connecté et pour ne pas être seul.
Pour beaucoup, et surtout la jeune génération, l’angoisse ultime est de ne rien
faire et d’être seul : « c’est la mort ! »
Faire ou ne rien faire ?
Que se passe t-il à la fin de sa vie, quand on se sait condamné, que les traitements
sont arrêtés et que ”la fin de vie” commence ?
Tanguy Châtel écrit : « Nous sommes tous, tôt ou tard appelés à mourir. Il existe
donc un temps pour se battre et un temps pour se rendre »1. Mais se rendre ne
signifie pas opposer l’action et la non action, le faire et le non faire. Car quand le
couperet de l’annonce de « la fin » arrive, il reste des choses à faire mais ce n’est
pas seulement régler les affaires courantes, les formalités, la « paperasse » et
attendre que ”ça arrive”.
La formule ”on ne peut plus rien faire” laisse entendre une impuissance et un
constat d’échec. La tentation serait parfois de laisser tomber et d’attendre sans
rien faire la mort en voulant parfois l’anticiper pour que ça aille plus vite, qu’on
en finisse avec l’insupportable, la dégradation, l’attente.
Car si ce ”on ne peut plus rien faire » est totalement présent dans l’esprit des
malades, ça ne signifie pas qu’ils ne vivent plus, qu’ils ne pensent plus, n’espèrent
plus, ne respirent plus, n’aiment plus, ne voient plus, n’entendent plus, ne sentent
plus, ne ressentent plus, qu’ils ne soient plus bons à rien, qu’ils ne sont plus
vivants.
Comment va être vécu ce ”plus rien à faire” pour les proches ? Le sentiment
d’impuissance tombe également sur eux avec la foudre de cette réalité terrible qui
s’abat : la lutte est terminée, eux non plus ne peuvent plus se battre.
Ce « on ne peut plus rien faire » des médecins les renvoient à leur impuissance de
pouvoir ”sauver” et guérir.
1 op. cit. 76 70 Pendant de nombreuses années, il y a eu le ”tout faire” et le ”faire à tout prix”
créant des situations d’acharnement thérapeutique.
Dans son article « L’invention des soins palliatifs » du livre collectif Face aux
fins de vie et à la mort, Patrick Vespieren insiste sur cet ”autre chose à faire” en
soins palliatifs, il y a ainsi « auprès des patients atteints de maladies graves
évolutives, autre chose à faire que recourir à toutes les ressources d’une médecine
à visée curative. Qu’il y ait “encore quelque chose à faire“ de l’ordre du soin,
apporte un support aux soignants et rassure partiellement la famille. »1
Il y a alors le passage des médecins du « on ne peut plus rien faire » aux médecins
et soignants du « autre chose à faire » qui vont être dans l’accompagnement des
personnes en fin de vie avec la préoccupation de soulager les douleurs car même
si les traitements sont arrêtés, les soins, eux, continuent.
Le docteur Salamagne précise : « À l’unité, le faire correspond à des attitudes
toujours spécifiques à la multiplicité des circonstances qu’il nous appartient
d’appréhender : redonner une autonomie à un malade, faire en sorte qu’il n’ait pas
mal, que sa fin de vie soit confortable. »2 Des soins qui s’orientent alors plus vers
la personne que vers le malade.
Aujourd’hui il y a le « faire » dans le respect de la loi Léonetti qui offre au malade
la garantie à une vie décente jusqu’à la fin, et le droit de mourir dignement.
Patrick Vespieren précise que « cette découverte d’un autre ”faire” a rendu un peu
plus facile les décisions d’arrêt de traitement et l’évolution même du Code de
déontologie médicale, à propos de ”l’obstination dans les investigations ou la
thérapeutique“. »3
Un ”faire” matériel s’impose parfois pour régler le ”départ”. Mais un ”faire”
spirituel peut également prendre tout son sens en fin de vie : réfléchir au sens de
cette fin de vie.
La ”crise spirituelle” de la fin de vie est définie par le sociologue Tanguy Châtel
qui parle de fin de vie comme d’un temps particulier. « La personne confrontée à
la souffrance et à sa disparition prochaine est poussée à reconsidérer ses croyances
1 Patrick Vespieren, « L’invention des soins palliatifs », in Face aux fins de vie et à la mort, Emmanuel Hirsch, Paris, Vuibert, « Collection Espace Étique, 2009, p. 174 2 Dr Salamagne, op. cit. 38 3 Patrick Vespieren, op. cit. 175 71 et ses systèmes de valeur. [...] La fin de vie est un temps d’interpellation
existentiel par nature, propre à engager une nouvelle expérience spirituelle. »1
Toutes les fondations s’écroulent et il faut reconsidérer ses croyances.
Pour le psychologue Jacques Arènes, devant la souffrance et devant la mort, il y a
souvent chez l’homme en fin de vie une crise d’interprétation. « Ce type de crise
nécessite, quand c’est possible, une réélaboration, une reconstruction du sens, en
tout cas une traversée du non sens. Le sujet est amené à reconsidérer ses vues
existentielles et ses manières de vivre. »2
Pour le philosophe Pierre Zaoui, la fin de vie est vécue comme une crise :
« Quand une grande crise arrive, une catastrophe, (souffrance profonde ou
annonce d’un décès futur) c’est le sol même de toute croyance qui se met à
s’ébranler et toutes les assises de l’existence qui doivent être redéfinies. Pour le
meilleur et pour le pire, l’individu se trouve ainsi happé dans un devenir qui
n’était pas le sien, il peut s’y perdre ou y trouver l’ordre de sa rédemption. »3
2. Qu’est ce qui se joue pour les personnes en fin de vie ou en soins palliatifs ?
L’attachement et le détachement
Nous ne pouvons évoquer la fin de vie, les fins dans la vie sans parler de la place
de l’attachement et du détachement dans la vie de chaque individu.
Les travaux de J. Bowlby dans les années 1950 démontrent que l’attachement est
un besoin primaire qui se construit dès la naissance. Pour Bowlby, « les
représentations d’attachement sont actives depuis le berceau jusqu’à la tombe ».4
L’attachement et le caregiving redeviennent des questions cruciales en fin de vie,
réactivant les problématiques typiques de la petite enfance, surtout pour les sujets
âgés.
« L’attachement peut être défini comme une relation discriminative, établie avec
un objet ou une personne privilégiée. Le comportement observable consiste en
1 Tanguy Châtel, op. cit. 132 2 Jacques Arènes, La quête spirituelle hier et aujourd’hui, Un point de vue psychanalytique, Paris, Cerf, 2011 3 Pierre Zaoui, La traversée des catastrophes, Paris, Seuil, 2010 4 John Bowlby, Attachement et perte, vol. 3, Paris, PUF, 1984 72 une suite d’interactions qui visent à maintenir et consolider la relation, à
provoquer un rapprochement physique. L’attachement apparaît comme un
phénomène primaire nécessaire à l’établissement de relations sociales ultérieures
satisfaisantes. »1
L’attachement aux personnes ou aux choses retiennent, empêchent parfois de
partir et peut être à l’origine des souffrances de la fin de vie. Dans Le Livre
tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché définit l’ego par « l’absence
d’une connaissance véritable de ce que nous sommes réellement »2, il poursuit en
précisant « En tibétain, l’ego est appelé dak dzin, ce qui signifie ”s’accrocher à un
moi”. L’ego est donc défini comme les mouvements incessants d’attachement à
une notion illusoire du ”je” et du ”mien”, du soi et de l’autre, ainsi qu’à
l’ensemble des concepts, idées, désirs et activités qui entretiennent cette structure
fictive. Un tel attachement est vain dès le départ et nous condamne à la frustration,
car il ne repose sur aucune base ni aucune vérité, et ce que nous essayons de saisir
est, de par sa nature même, insaisissable. Le fait que nous éprouvions le besoin de
nous attacher ainsi aux choses, et que nous continuions à le faire avec une ténacité
jamais démentie, indique que nous savons, au plus profond de nous, que le moi
n’a pas d’existence intrinsèque. C’est ce savoir obscur et obsédant qui est à la
source de toutes nos peurs et de notre insécurité fondamentale. »3
Se détacher pour partir, se détacher des êtres et des choses en étant dans l’Être,
présent à soi et aux autres sans vouloir retenir. Cette capacité d’être suppose
d’avoir accepté de perdre.
Les peurs et les pertes
L’insupportable détresse de cette fin de vie est la confrontation avec soi même,
avec cette réalité d’être seul dans l’isolement de la douleur, de ses souffrances, de
ses peurs, de ses angoisses. Avoir soudain l’impression de tout perdre que tout
nous échappe avec la conscience des pertes réelles ou ressenties qui nous affectent
1 John Bowlby, Attachement et perte, vol. 3, Paris, PUF, 1984 2 Sogyal Rinpoché, Le Livre tibétain de la vie et de la mort, Paris, La table ronde, « Collection Le Livre de Poche », 2003, p. 229 3 ibid. 73 différemment. Devoir laisser les proches, les objets, les lieux, lâcher pour partir,
ne plus retenir.
Bowlby propose une définition de la perte : « La perte peut être définie comme la
séparation avec quelque chose qui constitue une partie de l’individu ou qui lui
appartient. Ce quelque chose peut être une personne qui vient à lui manquer par
décès ou de toute autre manière qui met fin à la relation (séparation, divorce…).
La perte peut être également une faculté comme la vue, l’ouïe, la mobilité,
survenue à la suite de maladie ou d’accident. La perte d’indépendance ou de statut
d’argent ou de possessions matérielles peuvent constituer des pertes significatives
pour une personne. »1
Claudette Foucault dans son livre L’art de soigner en soins palliatifs a mis en
évidence le lien entre la perturbation des besoins fondamentaux et l’évolution de
la maladie et elle a également fait un parallèle entre les principales peurs du
malade en soins palliatifs et les pertes qui peuvent y être associées.
Elle liste ainsi les peurs en soins palliatifs : Peurs de la douleur, peur d’étouffer,
peur de la dépendance physique, peur de la décomposition corporelle, peur de la
mutilation physique, peur du rejet, peur de perdre son identité personnelle, peur de
la confusion, peur de la régression, peur de perdre sa dignité, peur de quitter des
êtres chers, peur de quitter ses proches et craintes de leur réaction à la suite de son
décès, peur d’être un fardeau, peur d’être oublié après sa mort, peur de l’abandon,
peur de la solitude, peur de l’isolement, peur de perdre son identité familiale, son
identité sociale, le contrôle de soi et de sa vie, peur du vide existentiel, peur de sa
mort.
Elle fait également la liste des pertes qui se rattachent souvent à ces peurs : Perte
de la santé et du plaisir de vie, perte d’autonomie physique, pertes liées à l’image
corporelle, perte sur la plan cognitif, perte d’estime de soi, perte de sécurité
financière, perte anticipé des êtres aimés, perte de rêves, de projets, d’un futur,
perte au niveau des différents rôles (familial, social, amical, professionnel), perte
du sens de la vie.
1 John Bowlby, Attachement et perte, vol. 3, Paris, PUF, 1984 74 La majorité des personnes ont du mal à perdre et à se séparer et pourtant nous
sommes confrontés aux pertes liées à notre développement : perte de la relation
symbiotique avec la mère, perte de l’enfance à l’adolescence, perte de la jeunesse.
Ces pertes ont à voir avec les changements qui s’opèrent en nous tout au long de
notre vie et préparent à notre propre mort. Nous subissons plus que nous semblons
apprendre des pertes. L’apprentissage de la vie pourrait être d’accepter les pertes
comme leçon de vie pour pouvoir perdre au moment de sa propre mort. Sogyal
Rimpoché écrit dans Le Livre tibétain de la vie et de la mort « Toutes les pertes
que nous pourrions subir toute au long de notre vie sont réunies au moment de la
mort, en une seule perte accablante. »1
L’apprentissage de la perte d’une personne chère se fait au contact du mourant,
dans l’engagement que chacun y met à être présent, à donner de la qualité de
présence pour pouvoir se séparer. Pouvoir continuer à voir la personne au delà du
malade dégradé et transformé c’est s’impliquer dans une forme de rite de passage
qui nourrit l’apprentissage de notre propre mort. Michel de M’Uzan dans Le
travail de trépas précise que « ceux qui avaient été d’abord des objets d’amour et
qui avaient aimé ne voient plus dans le mourant qu’une chose un peu sale, une
sorte de reste qu’il faut cacher, presque une souillure dont il faut se débarrasser.
Par là l’objet qui refuse son rôle s’expose à rater lui-même son deuil et à échouer
plus tard au moment de sa propre mort. »2
L’école de la vie serait donc d’apprendre à intégrer les pertes, à accompagner les
mourants pour préparer sa propre mort. Se confronter au mystère de la mort des
autres pour pouvoir cheminer vers cet instant inconcevable pour chacun.
Les réactions à la perte : Le deuil
La personne en fin de vie peut être envahie par des peurs qui la tiraillent et des
pertes réelles ou ressenties qui la plonge dans un état qui peut se perdre au milieu
de sa maladie. Les réactions naturelles aux pertes peuvent s’assimiler à des deuils.
1 op. cit. 217 2 Michel de M’Uzan, op. cit. 199 75 Ainsi Freud définit le deuil comme « la réaction à la perte d’un être aimé ou bien
d’une abstraction qui lui est substituée, comme la patrie, la liberté, un idéal, etc. »1
Pour Michel Hanus, « le deuil est consécutif à la perte – et pas uniquement
lorsqu’elle est provoquée par la mort – à toute perte, en particulier d’une valeur,
dès lors que ce qui est perdu avait une grande importance pour celui qui en est
frappé. C’est plus l’importance de l’investissement que la nature même de qui ou
de ce qui est perdu qui est en cause. Toute perte significative entraine la nécessité
du deuil. »2
Dans la préface de L’énigme du deuil de Laurie Laufer, Marie-José Mondzain
écrit que « Le deuil est sans doute l’épreuve ou chacun met en jeu sa puissance de
séparation, puissance qui désigne notre capacité d’être libre au cœur de
l’impuissance la plus radicale, plus encore, d’être libre sur la base de cette
impuissance même. »3
Lynda Juall Carpenito parle du deuil comme une « réaction humaine naturelle
(psychologique et physiologique) d’une personne ou d’une famille à une perte
réelle ou ressentie (personne, objet, fonction, statut, relation). »4 Bowlby introduit
la notion d’effort dans ses propos sur le deuil : « Nous pouvons définir le deuil
normal comme l’effort réussi d’un individu pour reconnaître qu’une modification
s’est produite dans le monde extérieur et qu’il doit donc effectuer les
modifications correspondantes dans son monde interne de représentation et
réorganiser, voire réorienter son comportement d’attachement de manière
concordante. »5
Christophe Fauré explique dans Vivre le deuil au jour le jour que le deuil n’est
pas une pathologie ou une maladie et que le processus de deuil est un phénomène
naturel, inconscient, intelligent : le processus se fera qu’on le veuille ou non. Il
décrit les quatre phases que la personne en deuil va traverser : le choc, la
1 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot & Rivages, « Collection Petite bibliothèque Payot », 2010, p. 45. 2 Michel Hanus, Les deuils dans la vie, Paris, Maloine, 2006, p. 101 3 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, Paris, PUF, 2008, p. IX. 4 Lynda Juall Carpenito, Manuel de diagnostics infirmiers, Paris, InterÉditions, 1996 5 John Bowlby, Attachement et perte, Paris, PUF, 1978, p. 33. 76 fuite/recherche, la destructuration et la restructuration. Le temps est un paramètre
fondamental dans ce processus naturel.
Freud parle de mission qui « ne peut pas être remplie sur-le-champs. Elle
s’accomplit en détail par une grande dépense de temps et d’énergie
d’investissement. »1
Avec le malade en fin de vie, nous nous trouvons donc face à deux constats : d’un
côté le malade va subir l’épreuve de pertes réelles ou ressenties dès l’annonce de
sa maladie mais surtout à partir du moment ou il se sait ”condamné”. Il va devoir
faire face à ses peurs et à ses deuils. Et de l’autre côté, nous savons que le temps
est nécessaire pour entamer un processus de deuil mais que ce temps n’est plus un
allié pour la personne en fin de vie.
Nous pouvons imaginer qu’un processus de deuil particulier en fin de vie se mette
en place et s’installe avec une temporalité spécifique et personnelle pour chacun.
Michel Hanus dans Les deuils dans la vie parle de ”prédeuil” : « Le travail de
deuil a commencé bien avant la mort, précisément lorsque l’idée de la mort s’est
imposée à l’esprit en raison de la maladie et a été confirmée par le médecin. Le
deuil ainsi a été en partie commencé : c’est le prédeuil. »2 La maladie amène le
malade comme les proches à vivre les pertes progressives et successives qui sont
autant de prédeuils. Ce deuil « préparé » n’est pas pathologique. « Il permet
d’anticiper, sans rupture de liens entre la personne qui vit le deuil et celle qui est
objet du deuil non encore accompli par la mort. »3
Parler du deuil des personnes en fin de vie ou en soins palliatifs, c’est généraliser
quelque chose qui ne peut l’être et qui est spécifique et propre au vécu de chaque
malade. Pas uniquement son vécu de malade mais également son vécu tout au
long de sa vie.
Il y a des malades qui n’ont jamais fait un travail sur eux et qui vont vivre leur fin
de vie avec résignation et calme, il y a des malades très religieux qui se détournent
de la religion à l’approche de la mort.
Face à la mort, les réactions humaines sont totalement imprévisibles et
irrationnelles.
1 Sigmund Freud, op. cit. 47 2 Michel Hanus, Les deuils dans la vie, Paris, Maloine, 2006, p. 113 3 Evelyne Malaquin-­‐Pavan, Deuil et processus de deuil : approche conceptuelle et interventions infirmières, Cours Master 1 SCI, Session 4, février 2010, p. 14 77 Si le deuil n’est pas une maladie, il peut être intéressant de distinguer les
manifestations dues aux deuils, des autres troubles dues à la maladie de la
personne. Il me semble important d’identifier les maux de la personne et de
vouloir distinguer ce qui est plus consécutif aux deuils qu’elle vit qu’à sa propre
maladie.
La personne en fin de vie va réagir ou s’exprimer de façons différentes face aux
pertes et aux deuils qu’elle subit.
Il est intéressant de s’arrêter sur les quatre catégories de réactions humaines
présentes dans le processus de deuil normal que W. M. Stroebe a identifié1 :
Les manifestations affectives avec la dépression, l’anxiété, la culpabilité, la
colère et l’hostilité, l’anhédonie, la solitude.
Les manifestations comportementales avec l’agitation, la fatigue, les pleurs.
Les troubles somatiques et plaintes corporelles avec le sommeil (insomnie,
hypersomnie, images récurrentes, rêves pénibles), l’appétit (perte totale ou
partielle, boulimie), la perte d’énergie, douleurs corporelles, ralentissement de la
pensée, perte des capacités de concentration et d’attention, troubles amnésiques.
Les attitudes de l’endeuillé envers lui-même, ce qu’il a perdu et
l’environnement avec les auto-reproches, la mauvaise estime de soi, le sentiment
de perte d’espoir et d’impossibilité à être aidée, perte du sens de la réalité, la
suspicion, les conflits personnels, l’idéalisation du mort, l’ambivalence.
Nous pouvons imaginer que ces réactions humaines se manifestent également
chez les personnes en fin de vie.
Parler des deuils de la fin de vie est complexe car aux symptômes et maux dus à la
maladie se superpose les réactions humaines ou manifestations du deuil qui sont
des phénomènes normaux. Le fait que la personne soit gravement malade
transforme ces manifestations en pathologie qu’il faut également considérer et
accompagner.
Nous pouvons alors nous interroger sur les maux du malade et la façon de les
interpréter : la fatigue d’un malade est-elle due aux traitements ou une
conséquence de sa perte d’autonomie qui le perturbe ? Les pleurs du malade sont 1 op. cit. p. 12 78 ils liés aux douleurs, à une saturation des soins ou à la tristesse d’être éloigné de
ses proches ou de son chat qu’il a laissé chez lui ? Sa perte du sens de la réalité
provient-il de la morphine administrée à trop forte dose ou est-ce une
dépersonnalisation face à sa perte d’autonomie physique avec l’impression de
regarder les choses de l’extérieur, que ça arrive à quelqu’un d’autre qu’elle ?
Il me semble important de distinguer ce qui est du registre de la maladie de ce qui
est du registre du deuil. Évoquer le deuil par ses symptômes serait en faire une
dernière maladie alors que le reconnaître et le distinguer permettrait de proposer
un type d’accompagnement adapté : élaborer, formuler, conscientiser ce qui se
joue pour la personne et l’aider à identifier les souffrances pour pouvoir se libérer.
Nous pouvons également penser que la personne en fin de vie puisse vivre
différents types de deuils : un deuil normal, un pré-deuil, un deuil anticipé, un
deuil blanc, un deuil dysfonctionnel et pathologique, un deuil psychiatrique.
Quand j’ai interrogé les différents médecins en soins palliatifs pour savoir s’ils
avaient des éléments à me communiquer sur les deuils des personnes en fin de vie,
ils m’ont tous confirmé qu’il y avait très peu de sources et que la question des
deuils en fin de vie n’était pas trop considérée. Je me suis alors demandée s’il était
pertinent de le considérer et de l’étudier. D’autres médecins m’ont confirmé que
le malade traversait de nombreux deuils mais que ce n’était pas forcément
approfondi dans l’accompagnement du malade. Il apparaît quand même que la
pluridisciplinarité des soins, entre les ergothérapeutes, les kiné, les socio
esthéticiennes, les psychomotriciens ou les art-thérapeutes permettent d’avoir un
regard et une perception différente du malade qui se complète à chaque fois. Ces
différentes approches permettent ainsi de soulager aussi bien les souffrances
psychologiques que physiques et d’accompagner le deuil ou les deuils des
malades.
L’acte de création a un vrai rôle à jouer dans l’accompagnement des personnes en
fin de vie et en deuil. Sans mettre des mots, elles peuvent exprimer ce qui ne peut
plus se dire mais qui est dans le ressenti, l’indicible, l’inexplicable, l’inacceptable.
La création leur permet de vivre autre chose en sortant du rôle de malade victime
et condamné.
79 Même si le malade vit des pertes terribles et des deuils, la création lui donne la
possibilité de s’appuyer sur ses pertes, de les transformer pour créer autre chose.
C’est l’occasion de découvrir autre chose de soi, de ses capacités.
Les créations du mourant pour le deuil des vivants
Le malade en fin de vie est sujet des deuils qu’il vit et objet de pré-deuil pour les
proches qui l’accompagnent.
L’accompagnement par la création a des répercussions sur le malade mais
également sur ceux qui lui survivent. La création du malade a valeur de trace qu’il
voudra parfois transmettre et qui restera après sa mort. Pour les proches, cette
création représente les dernières traces d’expression « vivantes » du mourant.
Cette création peut avoir une valeur symbolique importante pour les proches, un
lien qui reste après la mort et qu’ils peuvent investir.
Winnicott parle du doudou du bébé comme d’un objet transitionnel qui sert à
remplacer la mère, à le rassurer. Il permet ainsi la différenciation et la séparation.
L’objet de transition est un intermédiaire, un lien. Il lui permet de développer sa
capacité à intérioriser le lien à l’autre même quand l’autre n’est pas là et l’aide
ainsi de développer des ressources internes qui permettent de le rassurer sans que
l'extérieur soit là : « L’objet représente la transition du petit enfant qui passe de
l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que
quelque chose d’extérieur et de séparé. »1
Il me semble que l’objet de création que le mourant transmet peut représenter
cette valeur symbolique de lien qui reste après la mort. Il devient en quelque sorte
un objet “transmissionnel”, objet de mémoire, de souvenir, de transmission,
donné, confié qui passe, que l’on passe et qui se passe. Il est possible pour les
personnes en deuil d’investir cet objet dans un premier temps pour supporter la
perte en maintenant le lien et la mémoire. Dans un second temps, il pourra
progressivement désinvestir l’objet quand le processus de deuil se fait et que la
personne rentre dans la phase de restructuration, où le souvenir et le lien à la
personne décédée est intégré avec un autre rapport à la personne disparue.
1 D. W. Winnicott, op. cit. 50. 80 Conclusion
Pour la personne malade qui se bat contre la maladie, il y a toujours l’espoir de
guérir, de s’en sortir. Les douleurs, les souffrances, les peurs et les pertes font
partie de son combat. Elle doit parfois faire le deuil de son aspect physique et
peut-être de son autonomie mais il y a toujours l’espoir. Elle se bat pour sa survie
et ses deuils sont une épreuve supplémentaire qui font partie du combat. Quand le
diagnostique tombe avec l’annonce qu’on ne peut plus rien faire, qu’il n’y a plus
d’espoir, il va alors y avoir une accélération des pertes et des deuils.
Les soins palliatifs en institution représentent l’épreuve suprême pour le malade :
l’isolement dans une chambre médicalisée, quelques photos ou quelques objets,
des visites dans le meilleur des cas.
J’ai vu l’angoisse des malades qui arrivaient en soins palliatifs, ceux qui savaient
et comprenaient, ceux qui étaient inquiets et pas sûrs de comprendre, ceux qui ne
voulaient pas savoir où ils étaient, les proches abattus, perdus ou qui donnaient le
change.
J’ai vu des personnes dans des chambres impersonnelles, souvent seules, avec
quelques effets personnels. La réalité de cette fin de vie en soins palliatifs est dans
le dépouillement du matériel. Seuls les vêtements personnels sont les derniers
éléments que l’on sauvegarde pour maintenir cette dignité qui semble échapper. Je
revois la fille de Madame V. ressortir de la chambre de sa mère outrée car celle-ci
ne portait plus sa chemise de nuit préférée. Progressivement, avec la dégradation
du corps, même les vêtements personnels disparaissent au profit des tuniques
médicales. Il ne reste plus rien de personnel, plus rien ne lui appartient dans cette
chambre, tout lui échappe.
J’ai vu, dans ce temps très particulier vers la mort, l’attente résignée du malade, le
déni du malade face à la mort, le contrôle des visites pour garder ses forces pour
les proches, la terreur dans le regard avec le discours incohérent mais pas
complètement dénué de sens, la colère, la lassitude de se battre, la tristesse d’être
81 toujours en vie, la fatigue et l’épuisement, la désorientation, les malades qui
crient, qui se débattent et veulent fuir, s’enfuir, sortir de leurs lits, les râles de la
fin, l’abrutissement nuit et jour devant la télé pour ne pas penser, la fuite face à la
réalité, la fatalité et la résignation, l’agitation, la souffrance, la douleur, la
détresse, l’incompréhension de ce qui leur arrive, les personnes dans le coma…
J’ai vu, dans tous les cas, sans exception, une fois que le temps de la rencontre de
nos deux présences s’était ajustée, des malades qui rentraient et évoluaient dans
leur création avec de la curiosité, de l’intérêt, de l’attention, de la volonté, de la
détermination, de la concentration, de la sensibilité, du lâcher prise, du courage,
de l’apaisement, du plaisir. Des sourires se libéraient souvent.
Le temps de création était plus ou moins long en fonction des malades, mais
même dans les ateliers les plus courts de quinze minutes, il se passait ce temps
différent où d’autres émotions ou attitudes s’installaient.
La dimension artistique donnait à chaque fois de l’intensité à la vie du malade.
Faire rentrer la création en fin de vie et en soins palliatifs c’est demander au
malade de se placer comme une personne en création, qui s’appuie sur ses pertes,
ses faiblesses, ses peurs, ses forces, sa vie, son être au monde pour créer.
À un moment de sa vie où les peurs, les pertes ont une place envahissante dans la
vie du malade, il est important d’accompagner la personne à se sentir vivante
« jusqu’au bout », en lui proposant un soin différent qui s’appuie sur ce qu’elle est
dans l’instant, avec ses pertes et sur tout ce qui lui reste de vivant en elle.
L’accompagnement par la création peut se révéler un outil très utile pour ouvrir le
malade à autre chose, à une autre partie de lui-même.
Nous pouvons effectivement nous poser la question et nous interroger sur la
pertinence d’une telle démarche pour des personnes « qui n’en ont plus pour très
longtemps » et qui sont parfois très affaiblies, fatiguées, désorientées… Le « à
quoi bon » peut l’emporter sur le « il n’est jamais trop tard ». Les premiers
pourront parler de perte de temps, les seconds évoqueront un moyen de découvrir
autre chose et de se sentir vivants jusqu’au bout.
82 Se lancer dans la création, c’est sortir du rôle de victime malade et condamnée
pour entrer dans le rôle de la personne créatrice qui se met en danger dans la
confrontation de sa production et d’une partie d’elle-même en osant affronter
l’inconnu.
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86 L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie et en deuil
La création accompagne l’artiste, c’est son moteur, le sens qu’il a trouvé dans sa
vie. L’artiste qui se sait condamné va puiser dans cette création pour donner du
sens à cette fin de vie, car créer va l’aider à se sentir vivant ”jusqu’au bout” mais
créer va également le rassurer en laissant une trace présente après sa mort.
L’accompagnement par la création des personnes en fin de vie ou en soins
palliatifs insiste sur une approche active et créative qui peut également donner du
sens à des personnes proches de la mort. Les expériences cliniques d’ateliers
d’art-thérapie m’ont permis d’expérimenter un protocole et d’observer les
« bienfaits » de la création sur les personnes. Car créer c’est sortir quelque chose
de soi, c’est exprimer une partie de soi qui devient visible, c’est donner à voir
autre chose que sa maladie. Le malade n’est plus victime, il change de rôle, il
devient créateur. Son regard sur lui-même se modifie et le regard des autres
change.
La fin de vie n’est plus un temps d’attente résigné, c’est un temps ”actif, le temps
d’un ”faire” différent qui amène à ”être” autrement avec toutes les questions
matérielles, existentielles, spirituelles, physiques ou psychologiques qui rentrent
en jeu à l’approche de la mort. Quand commence le début de la fin de vie ?
L’arbitraire rentre dans cette temporalité car la prévision de cette fin annoncée est
plus médicale que mathématique et ouvre donc la porte à tous les espoirs, aux
gestes désespérés, aux marchandages avant d’être dans la résignation et
l’acceptation. Dans ce temps du ”mourir”, le malade va devoir apprendre à se
détacher progressivement du matériel et des proches, vivre de nombreuses pertes
et intégrer les deuils qui en découlent. L’accompagnement par la création peu
aider à s’appuyer sur les pertes et tout ce qui reste de vivant en elle pour les
transformer, pour les voir autrement et pour ne plus subir uniquement. C’est ainsi
la possibilité de créer pour soi et pour les autres, de laisser une trace, de pouvoir
transmettre quelque chose de soi alors que le malade se croit dépossédé de tout.
Faire rentrer la création en fin de vie et en soins palliatifs c’est demander au
malade de se placer comme une personne en création, qui s’appuie sur ses pertes,
ses faiblesses, ses peurs, ses forces, sa vie, son être au monde pour créer et pour se
sentir vivante jusqu’à la mort.
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