Livret de famille - Trinity College Dublin

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Livret de famille - Trinity College Dublin
Johnnie Gratton,
Trinity College Dublin II
Livret de famille (1977) :
Jeux et enjeux du récit incertain
Le cinquième ouvrage littéraire de Patrick Modiano, publié
comme les précédents dans la collection « Blanche » de Gallimard,
Livret de famille (1977) est également le premier de ces livres à ne
pas porter le mot roman sur la couverture de l’édition originale. Par
la suite, cependant, les choses semblent rentrer dans l’ordre. Dans
les listes de publications « du même auteur » qui accompagnent
les textes de l’écrivain, celles des collections « Folio » Gallimard et
« Points-Seuil » qualifient toujours ce livre de « roman ». Seule la
collection « Blanche » hésite. Par exemple, entre 1999 et 2008, dans
les listes de publications toujours renouvelées de celle-ci, Livret de
famille est qualifié de « roman » ainsi que Des inconnues (1999) et
Accident nocturne (2003), alors que celles de La Petite Bijou (2001),
d’Un pedigree (2005) et de Dans le café de la jeunesse perdue (2007)
ne proposent aucune étiquette.
Dans ce contexte éditorial, proposant ou non la mention
« roman », l’appellation contrôlée la plus classique ou la non-classification, le problème n’est pas de savoir de quel côté se met l’auteur.
L’absence d’étiquette générique sur la couverture de Livret de famille
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indique une première défection de Modiano en ce qui concerne son
identité littéraire de « romancier », déjà bien établie en 1977. Le
problème est de savoir pourquoi tant de modianiens continuent à
envisager le texte comme un roman.
Détour par les « prière d’insérer » de Livret de famille
En abordant les ouvrages non classés de Modiano, il faut
prendre au sérieux les « prière d’insérer » qui en orientent la lecture. Évidemment, la paternité de ces micro-textes, souvent rédigés
sans recours à la première personne, reste ambiguë. Modiano les
a-t-il écrits, co-rédigés, ou simplement approuvés ? Quoi qu’il en
soit, ces textes, en tant qu’axes d’orientation de la lecture, méritent
qu’on y prenne la mesure de cette autorité anonyme qui nous interpelle, d’autant plus que, dans le cas des ouvrages non classés, ils
comportent des éléments métatextuels importants, genre d’apport
interprétatif relativement rare s’agissant de paratextes modianiens.
Le prière d’insérer de l’édition originale de Livret de famille se
trouve sur la quatrième de couverture du livre :
Qu’est-ce qu’un « livret de famille » ? C’est le document officiel rattachant tout être humain à la société dans laquelle il
vient au monde. Y sont consignés avec la sécheresse administrative que l’on sait une série de dates et de noms : parents,
mariages, enfants, et, s’il y a lieu, morts. Patrick Modiano fait
éclater ce cadre administratif à travers un livre où l’autobiographie la plus précise se mêle aux souvenirs imaginaires1.
Ici, l’expression « livret de famille » n’est explicitée dans un premier
temps que pour que soit révélé dans la dernière phrase du texte l’écart
1. P. Modiano, Livret de famille, Paris, éd. Gallimard, 1977.
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qui sépare le référent du titre de l’écriture du livre. Cet écart se présente
comme le résultat d’un geste violent de désencadrement accompli par
l’écrivain, geste qui, à son tour, donne lieu à un triple débordement :
refus et transgression à la fois des limites du document intitulé « livret de
famille », du cadre de la famille institutionnalisée, et des lois génériques
de l’autobiographie. C’est la dernière de ces transgressions qui constitue
l’essentiel du propos métatextuel de ce paratexte. Si le prière d’insérer
sert régulièrement à indiquer à la critique « de quelle sorte d’ouvrage il
s’agit, et donc vers quelle sorte de critique il convient d’en orienter la
lecture2 », ici c’est avant tout le constat d’« un livre où l’autobiographie
la plus précise se mêle aux souvenirs imaginaires » qui rend ce service en
offrant au lecteur une définition parmi d’autres de l’autofiction3.
Alors, il est du plus haut intérêt dans ce contexte de noter que,
pour la réédition en poche de Livret de famille en 1981, Modiano
(ou son porte-parole) a ajouté non seulement un paragraphe supplémentaire au prière d’insérer original, mais aussi un deuxième prière
d’insérer à part entière. Le premier ajout vise à modérer le caractère
transgressif (parce que fictif ) des « souvenirs imaginaires » par rapport au contrat de véridiction censé être l’une des contraintes assumées par l’autobiographie : « Mais l’auteur apporte aux souvenirs
imaginaires un caractère de vérité plus convaincante que celle de la
réalité4. » L’idée de l’imaginaire au service de la vérité réduit l’écart
entre la fiction et la non-fiction : l’on passe de la transgression à la
réconciliation. Le second ajout est de nature plus descriptive, mais
ne manque pas d’éléments métatextuels :
2. Gérard Genette, Seuils (1987), éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 2002, p. 108.
3. Ce néologisme n’apparaît pour la première fois que dans le prière d’insérer du
livre de Serge Doubrovsky, Fils (Paris, éd. Galilée, 1977), publié la même année
que Livret de famille.
4. P. Modiano, Livret de famille (1977), Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1981,
p. 5. Les références ultérieures à Livret de famille renvoient à cette édition.
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Quatorze récits5 où l’autobiographie se mêle aux souvenirs
imaginaires. L’auteur peint aussi bien une soirée de l’ex-roi
Farouk que son père traqué par la Gestapo, les débuts de sa
mère, girl dans un music-hall d’Anvers, les personnages équivoques dont le couple est entouré, son adolescence, et enfin
quelques tableaux de son propre foyer. Tout cela crée peu à
peu un « livret de famille »6.
La composante métatextuelle, qui prend ici la forme d’une esquisse
de caractérisation formelle du livre, s’amorce à partir de deux
mots-clé, celui de récit et celui d’auteur. Qui dit « récits » ne dit
pas « chapitres », et ne dit surtout pas « roman ». D’après le Trésor
de la langue française, l’une des définitions principales du mot récit
est celle d’« œuvre littéraire narrant des faits vrais ou imaginaires ».
Or, face à la formule « l’un ou l’autre », ce nouveau paratexte propose la contre-formule « l’un et l’autre » lorsque, reprenant les
termes du premier prière d’insérer, il caractérise les récits en question comme des textes « où l’autobiographie se mêle aux souvenirs
imaginaires ».
Le deuxième mot-clé, celui d’« auteur », amorce la deuxième
phrase du paratexte, dont la fonction principale est de passer brièvement en revue quelques exemples d’épisodes et de personnages
représentés dans le livre. Mais le choix d’exemples est ici moins
représentatif qu’interprétatif, car il sert à souligner progressivement,
au fil de la phrase, un fait grammatical incontournable. Celui qui
parle dans tel ou tel récit de « son père », de « sa mère », de « son
adolescence », et de « son propre foyer », est bel et bien l’« auteur ».
Pourquoi pas le narrateur ? Parce que ce terme n’a aucune portée
référentielle. Refusant la fameuse dissociation narratologique entre
5. Erreur mystérieuse, car en fait il y en a quinze !
6. Op. cit., p. 4 de couverture.
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auteur et narrateur, cette phrase restitue la narration à l’instance
auctoriale7. Retour à/de l’auteur ? Oui. Proposition de pacte autobiographique ? Presque (seul manque le nom de l’auteur). Ce qui
est sûr, c’est que le choix d’exemples, décliné sans qu’affleure aucune
allusion à leur statut « imaginaire » éventuel, favorise une saisie
autobiographique du livre. Et c’est ce privilège accordé à l’autobiographique et au récit de filiation qui autorise le dernier propos
métatextuel du paratexte : « Tout cela crée peu à peu un “livret de
famille” ». Le paratexte lui aussi crée peu à peu de cette image quasi
définitoire du livre, image d’un genre ad hoc, d’une sorte de livret de
famille, d’un livret-de-famille-entre-guillemets.
Bref, là où le premier prière d’insérer posait dès l’abord les
mots du titre pour démolir leur référent, celui de 1983 fait le trajet
inverse en visant à la réhabilitation partielle de ce référent. Modiano
voulait-il par là répondre à tous ceux qui, entre 1977 et 1983,
avaient lu le livre comme un roman de plus ?
Installé comme titre du livre, le “livret de famille” s’y impose,
comme il le fait également dans les deux paratextes, à titre de
modèle : modèle contesté par le premier paratexte, à suivre selon le
deuxième. Comment expliquer ce paradoxe, qui persiste au-delà de
la fonction corrective du nouveau paratexte ? J’aborderai cette question en examinant la contribution du modèle au dispositif du livre.
Étant donné que le document modèle n’offre que des corrélations de noms et d’événements spécifiques (mariage, naissance,
etc.), et que l’intelligence de Modiano écrivain est essentiellement une intelligence narrative, il est prévu dès l’abord que ces
7. D’où, peut-être, le recours à la métaphore usée de l’écrivain peintre de tableaux,
qui redevient ici une métaphore juste dans la mesure où ni le peintre ni le tableau
ne semblent susceptibles d’une analyse fondée sur un équivalent quelconque de la
distinction entre auteur et narrateur.
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matériaux rudimentaires seront transformés en matériaux narratifs.
Admettons, donc, que cette opération d’étoffement ne ramène que
partiellement au paradigme initial. Ce qui procède directement du
modèle, ce qui fait que ce modèle puisse être reconnu en tant que
tel par le lecteur, c’est le rôle prépondérant (je ne dis pas exclusif )
qu’il joue dans le choix des matériaux narratifs : mon père, ma mère,
ma femme, ma fille, moi… En somme, ce qui répond directement
au document source, c’est la dimension du livre résumée dans ses
paratextes par le terme d’« autobiographie » : terme implicitement
approuvé par les modianiens lorsqu’ils se rabattent sur tel ou tel
récit de Livret de famille comme élément documentaire de renseignements fiables sur la vie du père ou de la mère de l’auteur, même
si la plupart des critiques en question continuent à catégoriser le
livre comme « roman ». En raison de la visibilité du livret modèle
dans le livre qui en découle et de la valeur référentielle qu’acquièrent
ainsi le narrateur et sa famille immédiate, il est légitime de conférer
à cette dimension le statut de noyau narratif du livre.
Ceci dit, le modèle ne s’impose pas impunément. Objet ambivalent par excellence, le livret de famille est précieux en ce qu’il
fournit « ce bien mystérieux […] : un état civil8 », comme l’affirme
l’auteur-narrateur à la fin du premier récit, mais stérile du fait qu’il
est incapable par définition de sortir du cadre de sa stricte fonctionnalité. Situé aux antipodes de la littérature, il est inévitable que ce
document se propose à l’écrivain comme source d’inspiration aussi
négative que positive. Ainsi le modèle sera-t-il soumis à un processus de détournement et de réinvention.
C’est ici qu’entre en jeu l’autofiction, c’est-à-dire la dérive de
l’autobiographique, inscrit dans le noyau narratif du livre, vers la
fiction, vers les « souvenirs imaginaires ». Mon propos rejoint ainsi
celui de Bruno Blanckeman lorsqu’il décrit le récit autofictionnel
8. Op. cit., p. 27.
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(en général) comme « partant des états conventionnels de l’autobiographie9 ». Or, on peut dire que, chez Modiano, même les récits, ou
parties de récits, autobiographiques sortent du « conventionnel »,
en ce sens qu’ils sont écrits entre mémoire et oubli, et que le sujet
autobiographique, sa famille, et jusqu’à son livret de famille, sont
toujours déjà troués, hantés, hybrides. En fait, le noyau narratif originel est loin d’être un noyau « dur » : sujet au principe d’intermittence mémorielle et identitaire, il est de constitution lacunaire, et
c’est en grande partie du fait de ses lacunes qu’il peut être potentiellement enrichi. Le livret de famille va être dépassé et réinventé. À
cet égard, il ne faut pas oublier l’autre point d’ancrage du livre, son
centre géographique, Paris, encore un « lieu » hanté, peu conventionnel, de l’autobiographie modianienne, qui s’ouvre à la fiction
et s’offre régulièrement comme cadre de départ. Dans cette perspective, la conception de l’autofiction que je défends ici s’avère
d’autant plus pertinente chez Modiano que, parmi les quinze récits
de son livre, il s’en trouve quatre qui racontent des récits de voyages
à partir de Paris, un qui raconte en détail un projet de voyage, et
encore cinq autres qui sont des récits de séjours en dehors de Paris.
C’est dire combien l’univers modianien, en tant que chronotope, se
construit à partir d’un enchevêtrement de débrayages tant spatiaux
que temporels.
En parlant de l’autofiction comme produit d’une dérive, d’un
mouvement centrifuge, il est évident que j’assume un imaginaire
de l’écriture comme trajet et comme voyage. Et si je favorise cet
imaginaire, c’est parce qu’il subsume à la fois l’idée essentielle du
brouillage des frontières entre l’autobiographique et le fictionnel,
et celle, complémentaire, d’un éventail de degrés de référentialité et
de fictionnalisation. En cours de route, le lecteur passe à travers un
9. Bruno Blanckemann, Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal
Quignard, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 21.
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paysage sans repères sûrs, un entre-deux, constitué un peu à l’image
de cette « enclave incertaine entre deux arrondissements10 » où se
rend le narrateur au début du troisième récit de Livret de famille
(image très parlante en tant que mise en abyme du récit incertain dans lequel elle s’insère). Je précise que, pour moi, plus on
s’approche d’une destination quelconque, plus on va vers la fiction
stricto sensu. Il vaut mieux, parfois, ralentir, ou s’arrêter à mi-chemin
pour pénétrer, sillonner, investir cette zone indécise et intermédiaire
de l’autofiction.
Ainsi, dès que tel ou tel récit quitte l’enceinte de la famille
immédiate (et encore…), et que le cadre narratif s’élargit pour
aller vers les amis du père ou vers d’autres de sa génération qu’il ne
connaissait pas, le lecteur est désarmé. Où finit l’écriture à portée
référentielle, où commence l’écriture de la fiction, le domaine des
« souvenirs imaginaires » ? La plupart du temps, faute de repères
nettement fictifs (par exemple, un pays ou une ville imaginaires),
l’on reste dans l’incertitude. Ceci dit, les récits de Modiano offrent
au lecteur beaucoup de « conducteurs » de fictionnalité, terme que
j’utilise pour désigner tout ce qui, surtout au niveau de l’énoncé,
peut susciter une impression de fabulation ; et, de temps en temps,
au niveau de l’énonciation, un de ces « marqueurs » de fictionnalité
que les pragmaticiens considèrent comme des critères objectifs.
De la nature du « souvenir imaginaire »
Pour illustrer cette incertitude du récit modianien, je me pencherai sur le premier récit de Livret de famille, pour y rechercher un
« souvenir imaginaire ».
Si ce récit tient la place d’honneur, c’est probablement pour
suggérer que les événements dont il témoigne auraient été à l’origine
10. Op. cit., p. 43.
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Modiano l’année de ses 30 ans.
J. Robert, 1975 © Éditions Gallimard
du projet d’écrire le livre dans son entier. Car il s’agit de la naissance de la première fille de l’auteur et du voyage à la mairie que
fait celui-ci, muni justement de son livret de famille, afin d’inscrire
la nouveau-née à l’état civil. Ces événements se passent, nous diton, trente ans après l’« étrange mariage11 » des parents de l’auteur à
Megève en 1944. Nous sommes donc en 1974, l’année de naissance
de Zina Modiano. Il s’avère que, dans le récit, le prénom choisi par
le père pour la nouveau-née est celui de Zénaïde. Donc il s’agit bien
d’un prénom fictif, mais d’un prénom qui, dans le même temps,
cache mal son paronyme. Et il faut tenir compte ici du fait que les
changements de noms sont souvent motivés, même dans les « états »
les plus « conventionnels » de l’autobiographie, par le souci de protéger l’identité ou l’intimité d’une personne réelle encore en vie. Le
11. Ibid., p. 17.
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prénom fictif ne suffit donc pas pour mener le récit du côté de la
fiction. C’est plutôt la conjonction de deux coïncidences qui semble
conduire à une lecture fictionnelle de ce texte. Vers le début du récit,
le narrateur rappelle que, la nuit précédente, peu après la naissance
de sa fille, il avait marché au hasard dans les rues avant d’échouer
dans un restaurant au décor basquo-béarnais, « L’Esperia ». Première
coïncidence : ce mot, qui signifie – comme on pourrait le croire12
– « l’espoir », et qui semble désigner de façon si transparente l’état
d’esprit d’un homme devenu enfin père. La deuxième coïncidence
est plus complexe, plus artificielle encore. Peu après son arrivée
au restaurant, le protagoniste rencontre soudainement un homme
qu’il n’a pas vu depuis son enfance : cet homme, qui s’appelle Jean
Koromindé, est un des amis de jeunesse de son père. Pour renforcer
l’idée qu’il vient de se produire une sorte de court-circuit temporel,
le narrateur ajoute : « Il se souvenait d’un soir de 1942 où il avait
dîné en compagnie de mon père à L’Esperia justement…13 ». Cette
rencontre est donc destinée à réveiller chez celui qui vient d’atteindre
le statut de père, sa condition de fils. D’ailleurs, toujours sans témoin
pour l’inscription de sa fille à l’état civil, le protagoniste demande à
Koromindé de l’accompagner le lendemain à la mairie, ce qui garantit à celui-ci une place dans la suite du récit. Ainsi devient-il non
seulement un intermédiaire du père, mais l’un de multiples pères de
substitution rencontrés au fil de ces quinze récits. Ne s’agit-il pas là
d’une situation construite, comme on en trouve dans les romans ?
Encore une fois, c’est le caractère « trop beau pour être vrai » de cette
coïncidence qui en fait un conducteur de fictionnalité. N’oublions
pas, pourtant, qu’il s’agit en même temps d’une situation idéalement
élaborée pour préparer la voie à un récit de filiation.
12. Esperia n’est pas, en fait, un mot basque (ni espagnol, ni italien). Mais le mot
existe en grec, où il signifie « occident ».
13. Op. cit., p. 14.
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La suite du récit raconte de façon bien comique tous les obstacles que doit surmonter ce duo bizarre pour arriver à la mairie avant
la fermeture de l’état civil. Le récit passe peu à peu du registre burlesque à une vision plutôt tragi-comique du personnage de Koromindé,
et, si le lecteur cherche un prolongement de l’effet de fiction initial,
il le trouvera surtout dans cette théâtralité envahissante.
À cet égard, le fait récemment révélé que le personnage de
Koromindé a un double référentiel ne change ni le jeu ni l’enjeu de
ce récit incertain.
Nous savons depuis la publication d’Un pedigree que Jean
Koromindé n’est pas un personnage forgé de toutes pièces, mais
qu’il n’est pas non plus une personne réelle, puisque celui dont il
hérite le paronyme s’appelait Jean Koporindé14 ; Un pedigree apporte
de l’eau aux deux moulins de la fiction et de l’autobiographie. Nous
ne quittons donc pas l’entre-deux de l’autofiction.
Ayant accompli enfin leur tâche, les deux hommes quittent la
mairie, et, à cause d’un problème de voiture en panne, décident de
regagner Paris à pied. Le protagoniste ne cesse de se poser des questions sur l’identité de Koromindé et sur ce que faisaient ses parents
à Megève en 1944. Renonçant à l’effet de théâtralité appuyé, le texte
peu à peu se normalise. À la longue, les deux hommes traversent
un quartier à moitié détruit par la construction du périphérique :
« Une zone comprise entre Maillot et Champerret, bouleversée,
méconnaissable, comme après un bombardement15 ». Koromindé
se rappelle qu’il avait visité ce quartier avec le père de son compagnon. « Ah bon ? », dit le protagoniste en guise de réponse. C’est
14. Voir P. Modiano, Un pedigree, Paris, éd. Gallimard, 2005. Parmi les gens que
fréquentait son père, l’auteur identifie « un certain Jean Koporindé (189 rue de
la Pompe) » (p. 18) : détail confirmé dans l’avant-dernier récit de Livret de famille
lorsque le narrateur dit qu’à un certain moment son père et Géza Pellmont « voulurent aller chez Koromindé, rue de la Pompe » (op. cit., p. 201).
15. Livret de famille, p. 26.
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alors que le texte passe en discours indirect libre, forme de débrayage
énonciatif identifié par certains narratalogues comme marqueur de
fictionnalité, alors que d’autres diraient qu’elle relève plutôt de l’art
du roman et que rien n’empêche qu’elle soit exploitée par l’autobiographe. Ici, le débrayage s’effectue à partir du mot « Oui », coénoncé par Koromindé et le narrateur :
Oui, mon père l’avait emmené en automobile par ici. Il cherchait un garagiste qui lui procurerait une pièce de rechange
pour sa Ford. Il ne se souvenait plus de l’adresse exacte et
longtemps Koromindé et lui avaient sillonné ce quartier,
aujourd’hui complètement détruit16.
Pour l’instant, la voix de Koromindé semble transparaître
sous celle du narrateur : c’est du discours indirect libre « comme il
faut ». Mais plus nous avançons dans la lecture de ce passage, plus
nous sommes troublés : « Rues bordées d’arbres dont les feuillages
formaient des voûtes. De chaque côté, des garages et des hangars
qui paraissaient abandonnés. Et la douce odeur de l’essence17. »
Automobiles, garages, hangars, odeurs d’essence : autant d’éléments
d’un motif lexical récurrent chez Modiano. Dans Villa Triste, ce sera
le hangar-garage du père d’Yvonne, « cet immense espace noir » qui
tient de l’idylle, et où « j’ai respiré une odeur d’essence, odeur qui
m’a toujours ému […] odeur aussi douce à respirer que celle de
l’éther18 ». Racontant une période de son enfance par le biais de sa
« longue et vaine recherche d’un garage perdu19 », le narrateur de
Remise de peine, la troisième autofiction de Modiano, se souvient
Ibid.
Ibid.
P. Modiano, Villa Triste (1975), Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 156.
P. Modiano, Remise de peine (1988), Paris, éd. du Seuil, coll. « Points », 1989,
p. 123.
16.
17.
18.
19.
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des voyages en voiture qu’il faisait régulièrement à Paris pendant
son enfance :
Et nous parvenions au terme du voyage, dans cette zone où
Neuilly, Levallois et Paris se confondent.
C’était une rue bordée d’arbres dont les feuillages formaient une
voûte. Pas d’immeubles dans cette rue, mais des hangars et des
garages. Nous nous arrêtions devant le garage le plus grand et
le plus moderne, avec une façade beige à fronton20.
Voici la même zone indécise et, du moins textuellement, la même
rue, que celles évoquées dans le premier récit de Livret de famille.
Quant au garage, sa modernité n’empêche pas l’enfant de ressentir
la même douceur ambiante que Koromindé : « Il faisait frais dans
ce garage, et l’odeur de l’essence était plus forte que celle de l’herbe
mouillée et de l’eau, quand nous nous tenions immobiles devant la
roue du moulin21. »
Ces divers agencements narratifs et descriptifs du même motif
lexical déclenchent un léger glissement de la prose vers la poésie, du
réalisme urbain vers un urbanisme bucolique. Déjà discernable vers
le début du discours librement indirect de Koromindé, ce glissement se confirme dans la suite du texte :
Enfin, ils s’étaient arrêtés devant un établissement, fournisseur de « matériel américain ». L’avenue de la Porte-deVilliers ressemblait au mail d’une toute petite ville du SudOuest, avec ses quatre rangées de platanes. Ils s’assirent sur
un banc en attendant que le garagiste eût terminé la réparation. Un chien-loup était allongé en bordure du trottoir et
dormait. Des enfants se poursuivaient au milieu de l’avenue
20. Ibid., p. 106 (italiques ajoutés).
21. Ibid., p. 108.
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déserte, parmi les flaques de soleil. C’était un samedi aprèsmidi d’août, juste après la guerre22.
Selon la logique du procédé employé, la perception de la ressemblance entre une avenue parisienne et le mail d’une petite ville
provinciale doit être attribuée à Koromindé. Mais de telles impressions, ou surimpressions, soit temporelles soit spatiales, sont bien le
propre de l’auteur, tout comme le motif lexical que vient de mobiliser le même personnage. D’ailleurs, en employant le verbe s’asseoir au
passé simple, le narrateur efface la distinction entre discours indirect
libre et narration directe, comme pour dire qu’il n’est plus l’intermédiaire de Koromindé. Et, en effet, dans la suite descriptive de cette
phrase, il n’y a rien pour suggérer que le narrateur soit revenu au discours indirect libre (les marqueurs de ce procédé ne reviennent qu’à
la fin du passage). Prolongeant l’image d’une avenue de Paris transformée en une rue provinciale du Sud-Ouest, ce tableau chaleureux,
finement composé à partir de trois petits détails (le chien, les enfants,
les flaques de soleil), n’est sûrement pas l’œuvre de Koromindé, car
le lecteur a déjà appris au fil de la lecture que cet homme, peut-être
russe, parle un français boiteux. Alors, force est de reconnaître que
l’on ne peut attribuer ce souvenir raconté qu’au narrateur, et même,
à l’auteur-narrateur. Si le procédé du discours indirect libre fait du
narrateur l’intermédiaire de Koromindé, le monde sensible tel qu’il
se configure dans ce discours fait de cette figure surgie du passé le
porte-parole de Modiano. Il se produit ainsi un passage de témoin.
Mais cette inversion pose un problème, car celui qui prend la
relève de Koromindé n’était pas présent lors de ce « samedi aprèsmidi d’août, juste après la guerre23 ». En fait, il venait seulement de
22. Op. cit., p. 26-27.
23. Ibid., p. 27.
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naître24. Seule solution recevable : il s’agit d’un souvenir imaginaire.
Et, puisque cette solution découle finalement d’une invraisemblance
intratextuelle, elle s’impose au-delà de tout débat sur le statut générique global de ce récit.
Le travail de la postmémoire
Quel est, donc, l’enjeu de ce souvenir imaginaire ? On peut l’envisager d’abord comme une anamnèse « indirecte libre » : amplification
rhétorique ou extension prothésique du peu qu’aurait dit Koromindé,
que le lecteur place celui-ci dans l’ordre de la fiction ou dans l’ordre
du récit autobiographique. L’on pense également à cette phrase étonnante du neuvième récit de Livret de famille : « Je n’avais que vingt
ans, mais ma mémoire précédait ma naissance25 » – paradoxe qui se
retrouve dans la notion de « postmémoire », élaborée par la critique
américaine Marianne Hirsch. Hirsch convoque la postmémoire pour
rendre compte de l’expérience singulière des enfants des survivants de
la Shoah, enfants qui ont grandi « dominés par des récits portant sur
des faits qui ont précédé leur naissance ». Ainsi, la postmémoire ne
passe pas par la remémoration, mais « par un investissement imaginaire et par la création26 ». L’essayiste souligne également la pertinence
de cette notion pour d’autres formes de témoignage secondaire, liées à
des événements ou à des expériences traumatiques.
Le texte de Modiano répond bien à cette notion de postmémoire. Imaginatif plutôt que factuel, le travail de la postmémoire
24. La deuxième guerre mondiale prend fin en Europe le 7 mai 1945 ; Modiano
naît le 30 juillet 1945, et le souvenir raconté renvoie au mois d’août 1945.
25. Op. cit., p. 116.
26. Marianne Hirsch, Family Frames : Photography Narrative, and Postmemory,
Cambridge Mass., Harvard University Press, 1997, p. 22. Voir également Johnnie
Gratton, « Postmemory, Prememory, Paramemory : The Writing of Patrick
Modiano », French Studies, t. LIX, n°1, 2005, p. 39-45.
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incite à l’autofiction. Dans l’extrait analysé plus haut, le souvenir justement imaginaire est le résultat d’un passage de témoin et
l’équivalent d’un témoignage secondaire confié par celui qui vient
trop tard. Mais pas trop tard pour que le sujet entre en fraude dans
le passé en se déguisant en Koromindé, ce père de substitution. À
propos des « événements [et] expériences traumatiques » dont parle
Marianne Hirsch, le lecteur de Modiano pense tout de suite, bien
sûr, à la période de l’Occupation qui ne cesse de hanter l’écrivain.
Période qui continue à hanter également la fin de ce premier récit
de Livret de famille, comme le suggère déjà, avant l’anamnèse de
l’auteur-narrateur, l’image de ce quartier bouleversé « comme après
un bombardement ». Mais c’est le quartier lui-même qui évoque le
plus les années noires, puisque c’est là que se trouvent « les garages et
entrepôts de Levallois-Perret, où se déroulent les activités du marché
noir lié à l’industrie de l’automobile27 ». Le motif de l’automobile se
prête donc chez Modiano à une thématisation tant historique que
poétique. En fait, la mention de la Ford du père de l’auteur-narrateur dans la partie du souvenir relativement « réelle » de Koromindé
annonce la voiture dont il sera question dans l’avant-dernier récit de
Livret de famille et, vingt-huit ans plus tard, dans Un pedigree :
De retour quai de Conti, il apprend que sa Ford, qu’il avait
cachée dans un garage de Neuilly, a été réquisitionnée par la
Milice en juin [1944] et que c’est dans cette Ford à la carrosserie trouée de balles et conservée pour les besoins de l’enquête
par les policiers que Georges Mandel avait été assassiné28.
27. Manet Van Montfrans, « Rêveries d’un riverain », in Patrick Modiano,
Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1993, p. 85-101 (p. 88).
28. P. Modiano, Un pedigree, op. cit., p. 31.
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Tissages mémoriels
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Dans Livret de famille, la dernière phrase de l’avant-dernier récit
évoque cette Ford (sauf qu’ici la voiture est celle d’un ami du père) à
la banquette arrière « tachée de sang29 ». Au début du dernier récit,
l’auteur-narrateur, sa femme et sa fille viennent d’arriver à Nice. Ils
montent dans un taxi et – bel enchaînement – prennent place « sur la
banquette arrière ». Parmi tous les fantômes qui reviennent au cours
du voyage en taxi, cette Ford n’en est pas le moindre. Alors, à la fin
du récit, cinq lignes avant la fin du texte, pourquoi cette description
détaillée de la poussette que le narrateur sort du taxi ?
Le brun à tête de bélier […] nous a aidés à sortir la voiture
d’enfant, un modèle très compliqué, à six roues, siège montant et pivotant, capote à multiples plis et bras mobile en
acier, sur lequel on pouvait fixer une ombrelle30.
Hors contexte, la description se limite à sa portée technique. Dans
son contexte, elle constitue une appréciation tacite des qualités protectrices du véhicule. Dans cette voiture solide et stable, la fille de
l’auteur-narrateur sera à l’abri des fantômes du passé et des dangers du temps présent, comme elle l’était déjà dans la nursery de
l’hôpital, comme elle le sera de nouveau dans ce « livret de famille »
entre guillemets, où l’auteur-narrateur la fait passer en première,
accompagnée par Koromindé, le premier membre honoraire d’une
famille élargie par le recours à une pratique affiliative de l’autofiction. Amorçant ainsi une éthique d’hospitalité narrative destinée à
innerver tout le livre, l’auteur-narrateur accueille Koromindé, son
délégué dans le passé, à côté de sa fille, qui figure dans l’excipit du
récit comme « notre déléguée dans l’avenir31 ».
29. Op. cit., p. 211.
30. Ibid., p. 215.
31. Ibid., p. 27.
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Quel est l’enjeu de cette inversion temporelle ? Dès que la mise
en mots du souvenir devient de nouveau attribuable à Koromindé,
la scénographie bucolique prend une tonalité élégiaque : « Mon
père – paraît-il – était d’humeur mélancolique. Koromindé, lui,
comprenait que leur jeunesse était finie32. » Grâce à ce compagnon
occasionnel, l’auteur-narrateur retrouve enfin la face humaine de
son père. Sujet au même genre d’intuitions33, le fils devenu père
revendique pourtant l’attitude inverse : « En somme, nous venions
de participer au début de quelque chose. Cette petite fille serait un
peu notre déléguée dans l’avenir34. » Cette allusion à l’avenir, tout
à la fin du récit, situe Zénaïde comme future lectrice du livre. Et le
cadeau que lui offre son père, c’est ce souvenir imaginaire, résultat
d’une opération de sauvetage postmémorielle provoquée par la destruction de ce qui aurait pu constituer un lieu de mémoire pour les
générations futures. Pour reprendre un mot inscrit au sein du souvenir textualisé, il s’agit d’un acte de réparation. L’enjeu du souvenir
imaginaire, comme celui du livret de famille entre guillemets, c’est
celui d’une véridiction au-delà du vérifiable. C’est également l’enjeu
d’une autofiction éthique. Et, en dernière instance, c’est tout l’enjeu
de la littérature.
32. Ibid.
33. Voir, par exemple, le début du sixième récit de Livret de famille : « Ce soir-là,
j’ai senti que quelque chose touchait à sa fin. Ma jeunesse ? J’avais la certitude que
plus rien ne serait comme avant […] » (p. 86).
34. Op. cit., p. 27.
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