Essai sur le rire et la mémoire de la Shoah
Transcription
Essai sur le rire et la mémoire de la Shoah
Essai sur le rire et la mémoire de la Shoah Andréa Lauterwein Dans ma recherche, je me penche sur le phénomène du Rire comme vecteur (et problème) de transmission complexe dans la littérature contemporaine de langue allemande (Katja Behrens, Maxim Biller, Irene Dische, Esther Dischereit, Barbara Honigman, Wladimir Kaminer, Elena Lappin, Gila Lustiger, Robert Menasse, Doron Rabinovici, Robert Schindel, Rafael Seligmann, George Tabori, etc.). Ce phénomène apparaît au moment-même où les sphères du discours littéraire sur la mémoire se réorganisent, au moment où le témoignage, le « document d’une époque », laisse sa place à une construction fictionelle de la mémoire individuelle et collective. En raison de la difficulté d’articuler et de communiquer l’expérience de la Shoah, la littérature de témoignage est devenue, avant même la transmission orale au sein des familles, le moyen d’expression privilégié des survivants, en même temps que le vecteur à la fois le plus répandu et le plus durable de la transmission de la mémoire. Pour la génération d’écrivains née après la Shoah, l’autorité du témoin oculaire apparaît souvent comme un horizon indépassable, puisque celle-ci repose sur l’authenticité de l’expérience et le style neutre de la déposition, insistant sur l’incommunicabilité de l’événement et excluant souvent la pensée analogique. La situation est encore plus difficile dans les pays de langue allemande, où le témoignage des survivants s’est exprimé de façon privilégiée dans la poésie hermétique (Paul Celan, Nelly Sachs) ou sous la forme de l’essai (Theodor W. Adorno, Jean Améry, Ernst Bloch, Peter Weiss), créant une absence de lien narratif et consolidant les silences. Dans la littérature germanophone écrite par des survivants, j’ai néanmoins pu identifier trois auteurs qui sont aussi des « passeurs de témoins », c’est-à-dire qu’ils se sont émancipés de leur autorité de témoins pour réfléchir à la transmission en tant qu’écrivains : Jurek Becker, Edgar Hilsenrath et Ruth Klüger. Ils en en commun d’avoir été déportés enfants et de tenir compte de l’écart temporel entre leur expérience et sa mise à l’écrit. Ces trois passeurs de témoins ont par ailleurs une grande conscience de l’horizon d’attente de leur public qu’ils essaient de déjouer. Pour empêcher les défenses érigées contre la vérité événementielle et contrer le paradigme du « mutisme » ou du « codage », qui devint un topos classique dans la réception des auteurs juifs de la première génération (Ilse Aichinger, Paul Celan, Nelly Sachs), ils ont réanimé le récit. Par ailleurs, ils opposent la distance créé par le Rire à la lecture historisante qui risque, à terme, de désimpliquer et, à l’autre extrémité des sensibilités, à la lecture identificatoire pouvant, à terme, devenir pathologique. Signe d’une nouvelle confiance en soi, ces deux paramètres, le récit et le Rire, seront caractéristiques pour la littérature des deuxième et troisième générations juives qui, souvent à partir de fragments, rendent au passé une structure narrative et témoignent des conséquences et des séquelles du silence sur la Shoah. 1 Le Rire dont il est question, n’est pas un rire grotesque ou cynique. Proche des larmes ou du soupir, ce rire catastrophé relève de l’humour juif que l’on disait disparu. Cette filiation se manifeste souvent par des emprunts au yiddish, à ses mots, à son phrasé. Le lien avec la culture yiddish ayant souvent été rompu, sa réanimation, semble avoir passé par le phénomène de yiddishisation de la littérature judéo-américaine (Philip Roth, Saul Bellow, Bernard Malamud et, last but not least, George Tabori qui finira par écrire en allemand). Dans le cas de la littérature germanophone contemporaine, du fait de sa proximité avec l’allemand, la présence du yiddish va plus loin encore que le style composite des écrivains américains, puisqu’il subvertit la langue allemande dans ses structures les plus intimes, et lui infuse son esprit. C’est un phénomène absolument unique dans l’histoire de la culture allemande, où le renoncement au yiddish était depuis toujours le gage de l’assimilation. Parmi les techniques rhétoriques empruntées à l’humour juif, on retiendra tout particulièrement la caricature du raisonnement talmudique, notamment le raisonnement par déduction ou par l’exemple dans l’exemple, son mouvement allant du concret à l’abstrait, ou encore la question-réponse ainsi que la contradiction ironique permettant d’éviter une réponse déplaisante, enfin le mélange des styles, des langues et des différents registres de langage. Les fonctions de l’humour juif dans le cadre de la transmission littéraire de la mémoire de la Shoah sont diverses. Pour l’écrivain, l’humour est un mécanisme de défense qui a d’abord un effet thérapeutique. Tout comme le silence, le rire cache, travestit, rend par conséquent plus fort, exprime la liberté intérieure, quand il exprime autre chose qu’une gaieté spontanée. Né dans le contexte des persécutions des Juifs ashkénazes, dans l’énorme divergence entre l’élection divine et la misère des réalités terrestres, l’humour juif est un moyen de faire « le deuil des contradictions et des apories de ce monde ». Cherchant l’équilibre entre les valeurs passées et les exigences de la raison, c’est donc aussi un moyen de renégocier l’identité juive dans la modernité. Pour le lecteur, les fonctions de l’humour juif sont pédagogiques : son grand référent culturel, même dans le monde juif laïcisé, reste le cultuel. De manière plus générale, l’humour juif ne formule jamais de blagues pour elles-mêmes, mais comporte souvent une critique religieuse, politique, sociale ou philosophique. S’il est vrai que ce qu’il est convenu d’appeler « l’humour ethnique » peut conduire au sentiment d’une exception culturelle, voire d’une supériorité, et s’exprime généralement en riant des gens « qui ne sont pas comme nous », l’humour juif fait exception en la matière, car il a l’autodérision pour condition subjective. Cette autodérision a un caractère fortement défensif : s’attaquer à soi par anticipation permet de mieux se cuirasser contre les atteintes extérieures. Même l’antisémitisme peut faire rire, quand le personnage juif prend le dessus grâce à la ruse, l’ironie ou la prévoyance. Or l’autodérision comporte le risque de la réversibilité : quand une blague relevant de l’humour juif devient une blague colportée sur les Juifs, qu’elle détache le personnage juif de son tissus de références culturelles et l’isole comme un personnage comique, elle trahit souvent une volonté de dégradation. Ainsi, si la misère des ghettos fit du Rire une forme de résistance aux persécutions quotidiennes avant la Shoah, l’humour juif n’était plus de mise ni pendant ni après la Shoah. Le risque de fournir des arguments aux antisémites était trop grand. 2 La contextualisation par le récit (roman ou nouvelle) de la vie juive après la Shoah et de certains stéréotypes communautaires, que l’on trouvait déjà dans les oeuvres de certains « passeurs de témoins », ou dans la littérature judéo-américaine, a permis aux nouvelles générations d’écrivains de s’ouvrir progressivement à un Rire de décrispation et de faire renaître l’humour juif. Dans le cas précis de la transmission de la mémoire de la Shoah, le rire est provoqué par la subversion de certaines images grotesques colportées dans les traditions littéraires allemandes et autrichiennes, par l’intégration parodique de certains éléments du discours politique et médiatique sur la mémoire, ou par la satire souvent (auto-)ironique de l’identification aux victimes de la Shoah. L’intention délibérée des auteurs est aussi de faire rire le lecteur non-juif de ses propres illusions et aveuglements, de l’amener à une forme d’autodérision grâce à des structures empruntées à l’humour juif, et souvent fondues à la langue vernaculaire allemande. La fonction non-identificatrice de l’humour devrait permettre de créer un barrage contre le phénomène d’identification parfois abusif dans les générations postérieures. La poétesse américaine Sylvia Plath notamment a fait de la Shoah un univers métaphorique pour exprimer des souffrances personnelles. Le Suisse Bruno Doessecker est un autre symptôme patent d’une incorporation pathologique de la mémoire de la Shoah : connu sous le pseudonyme « Binjamin Wilkomirski », il a fragilisé l’ensemble de la littérature de témoignage en produisant un faux document de son enfance. On peut espérer que l’expérience physiologique du rire, zone de contact momentanée entre l’auteur et le lecteur, entr’ouvre la porte d’une certaine complicité thérapeutique des traumatismes historiques, facilitant par ce biais la transmission de la mémoire de la Shoah. Toutes ces questions seront développées lors d’un colloque international qui aura lieu le 1er et 2 décembre 2006 et que j’organise avec l’Université de Paris III, la Maison Heinrich Heine et le DAAD. 3
Documents pareils
Rire, mémoire, Shoah, d`Andréa Lauterwein (dir.)
qui n’est pas sans rappeler la zone grise dont parle Primo Levi dans Les naufragés
et les rescapés (1989), cette zone incertaine qui délimite l’agresseur de l’agressé. En
effet, dans son article « ...