Discours P.J. Cozzone - Académie des Sciences Lettres et Arts de

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Discours P.J. Cozzone - Académie des Sciences Lettres et Arts de

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DISCOURS DE RECEPTION A L'ACADEMIE DE MARSEILLE
de Patrick J. Cozzone
Le 6 décembre 2011
Madame la Directrice,
Messieurs les Secrétaires Perpétuels,
Monsieur le Chancelier,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Messieurs les Doyens,
Chers amis
Au mois d'avril 2011 vous m’avez fait le très grand honneur de m’élire Membre
Résident de votre prestigieuse compagnie, qui a accueilli depuis bientôt trois
siècles tant de personnages qui ont marqué leur époque dans les domaines des
Sciences, des Lettres et des Arts. J'envisage avec joie et avec plaisir de participer
à vos travaux. Je m’efforcerai de contribuer au rayonnement de l'Académie de
MARSEILLE et de me montrer digne de la confiance dont vous avez bien voulu
m’honorer.
Je débuterai cet exposé par des remerciements qui s'adressent d'abord au
Professeur Claude MERCIER pour les paroles probablement trop élogieuses
mais certainement très aimables qu'il vient de prononcer.
Je dois ma présence ici, à son incitation amicale à me présenter à vos suffrages,
relayée par le Professeur Jean-Raoul MONTIES, Directeur de l'Académie
l’année dernière. Je les remercie vivement de m'avoir fait bénéficier de leurs
conseils et de leur soutien.
J'ai le rare privilège d'avoir pour parrains deux éminentes personnalités: le
Professeur Claude MERCIER et le Professeur Georges SERRATRICE. Ils ont
été tous deux des Présidents de notre Université qu'ils ont marqué en la poussant
vers l'excellence. Leur réputation et leur notoriété sont mondiales. Ils sont de
très grands médecins, de très grands Professeurs de Médecine et de très grands
chercheurs qui ont formé de très nombreux élèves. J'espère que je serai digne de
leur confiance.
Les deux secrétaires perpétuels m'ont également apporté leurs conseils et leurs
encouragements et je leur en suis très reconnaissant. J'ai ainsi avec un immense
plaisir retrouvé le Professeur Henri TACHOIRE, grand chimiste et
thermodynamicien, que nous avions presque converti à la Biochimie à la fin des
années 1970 lorsqu' avec mon ami le Professeur Louis SARDA, nous l'avions
invité parmi les enseignants de la toute nouvelle maitrise de Biochimie, à la
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Faculté des Sciences de Marseille. Ces années d'enseignement restent pour moi
des moments inoubliables. J'ai eu aussi le privilège de commencer à mieux
connaître le Professeur Jean CHELINI, grand spécialiste de l'histoire religieuse
médiévale et contemporaine dont les accomplissements académiques et la
renommée sont impressionnants.
Je dois vous avouer que si je suis très impressionné à l'idée de siéger parmi
vous, je ne me sens pas totalement étranger au sein de cette illustre compagnie.
Je vais retrouver parmi les membres de l'Académie de nombreux scientifiques
éminents que je connais et que j'apprécie de longue date, François CLARAC,
Hubert-Jean CECCALDI, Michel DELAAGE, Henri de LUMLEY, Jacques
METZGER, Nardo VICENTE. J'ai eu également l'agréable surprise de retrouver
Jean GUYON, historien et archéologue, camarade d'adolescence sur les bancs
du Lycée Thiers. Et puis j'ai hâte de mieux connaitre mes nouvelles consoeurs et
mes nouveaux confrères, spécialistes reconnus dans des domaines qui me sont
moins familiers, de la peinture à l'architecture, de la littérature à l'histoire ou du
droit à la géographie. Ils illustrent brillamment la puissance de la fertilisation
transdisciplinaire qui caractérise l'Académie de MARSEILLE.
Je vous remercie tous très sincèrement de m'avoir prodigué vos encouragements
et de m'avoir si aimablement reçu parmi vous.
Je voudrais aussi adresser mes remerciements au Professeur Georges
LEONETTI, Doyen de la Faculté de Médecine, qui a bien voulu mettre à notre
disposition les locaux de la Faculté pour y tenir cette séance publique de
l'Académie. Enfin, je souhaite dire à tous mes collaborateurs et collaboratrices
que mon élection à l'Académie de Marseille c'est aussi un peu la leur, et je les en
remercie. Et puis pour terminer ces remerciements j'aurai une pensée pour mon
épouse qui depuis bientôt 40 ans m'accompagne et me soutient avec le sourire
dans toutes mes entreprises.
Je vais occuper le fauteuil numéro 22 dans la classe des Sciences, laissé vacant
par HENRI GERMAIN DELAUZE, élu en janvier 2002 et qui a décidé cette
année d'entrer dans la classe des Membres Libres de l’Académie.
Selon l'usage, j'ai l'agréable devoir de lui rendre hommage, tâche difficile mais
tellement fascinante quand il s'agit d'essayer de comprendre et de relater son
parcours et notamment comment l'ingénieur est devenu plongeur, chercheur,
chef d'entreprise, toujours avec une vision inégalée de ce que le futur allait être.
HENRI DELAUZE fait partie de ces pionniers du 20e siècle, passionnés par les
défis de la pénétration de l'homme sous la mer. Il est un grand capitaine
d'industrie car lorsqu'on parle d' HENRI DELAUZE, on associe immédiatement
à son nom celui de la COMEX, l'entreprise qu'il a fondée et dont la renommée
est mondiale.
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J'ai rencontré HENRI DELAUZE pour la première fois au début des années
1980 dans le cadre d'une collaboration entre la COMEX et mon laboratoire pour
assurer le suivi par IRM cérébrale et musculaire de plusieurs plongeurs
participant au projet HYDRA. J'avais été frappé par sa curiosité et sa capacité à
comprendre ce que nous allions faire ensemble. Plus récemment et dans cet
amphithéatre Maurice TOGA, HENRI DELAUZE a été le parrain de la
promotion 2003 des étudiants en médecine. Il avait fait sans notes un discours
lumineux sur son parcours personnel et professionnel que les jeunes futurs
médecins de cette année-là n'ont pas oublié.
Mais c'est lorsque j'ai du préparer cet hommage que j'ai réalisé l'immensité de la
personnalité et des accomplissements d'HENRI DELAUZE. J'avais tenté une
première recherche sélective sur Google qui m'avait fourni 2 millions de
références! Heureusement quelques mémoires synthétiques m'ont facilité la
tâche et je voudrais particulièrement remercier sa fille, Madame Michèle
FRUCTUS, à présent Directeur Général de la COMEX qui a bien voulu me
communiquer des documents qui m'ont considérablement aidé. Elle nous fait le
plaisir d'être parmi nous ce soir. Et puis, en décryptant ce parcours hors du
commun, j'ai modestement découvert que nous avions quelques expériences
communes ayant joué un rôle décisif dans nos vies professionnelles, je veux
parler de nos séjours respectifs en Californie et de notre implication avec le
CNRS.
HENRI DELAUZE est né le 17 septembre 1929 à Cairanne dans le Vaucluse.
En 1946, Il réussit le concours d'entrée à l'École nationale supérieure d'Arts &
Métiers d'Aix-en-Provence et débute ses études d'ingénieur.
En 1949, HENRI DELAUZE a 20 ans et vient d'obtenir son diplôme
d'ingénieur. Il est le benjamin de sa promotion. Il doit effectuer son service
militaire et demande à partir au Vietnam dans la marine. L'armée l'envoie dans
l'aviation à Madagascar. C'est sur cette île qu'il découvre la mer et la richesse
des fonds. Il dira lors d'une émission télévisée en 1996: " C'est vraiment là
qu'est venu mon amour pour la mer ". Il restera 3 ans à Madagascar, où il
effectuera ses premières plongées professionnelles.
Fin 1952, HENRI DELAUZE est de retour en France. Il rencontre à Marseille
l'équipe du Commandant Cousteau, notamment Yves GIRAULT et Georges
BEUCHAT. Il intègre alors l'équipe Cousteau et effectue avec elle ses premières
plongées spéléologiques et archéologiques, en particulier sur l'épave grecque du
Grand Congloué au large de Marseille.
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HENRI DELAUZE quitte l'équipe Cousteau 3 ans après en 1955. Ce sera je
crois sa seule association avec Cousteau et HENRI DELAUZE en dira: "Soit à
cause de mon autorité naturelle, soit à cause de celle du Grand Commandant,
ça n'a pas marché du tout…". Il est vrai que leurs trajectoires divergèrent
rapidement, l'un vouant sa vie à la conception et la mise en oeuvre de prouesses
technologiques visant à la conquête des profondeurs océaniques et l'autre
s'avérant plus intéressé par filmer les poissons et les espèces animales sousmarines.
En 1956, HENRI DELAUZE entre dans la société de travaux publics Grands
Travaux de Marseille. Il a la responsabilité d'importants chantiers de
construction dont le tunnel autoroutier sous-marin dans la baie de la Havane à
Cuba, puis à Paris où il dirige la construction d'un tunnel sous la Seine.
Un événement majeur dans sa vie se produit en1959 quand HENRI DELAUZE
est invité par le Ministère américain des Affaires Etrangères à faire un séjour
d'études aux États-Unis. A 30 ans, il s'inscrit à l'Université de Californie à
Berkeley où il obtient un Master en Géologie Marine. Durant son séjour en
Californie, il travaille quelques mois comme consultant pour la marine
américaine, sur la base navale de San Diego. Il effectue de nombreuses plongées
en baie de Monterey en tant que consultant géologique pour le compte de
sociétés pétrolières. Mais peut-être avant tout, il est exposé à une autre culture et
à un autre contexte socio-économique que celui qu'il avait connu en France. Il
dira plus tard : "Quand j'ai vu aux Etats-Unis un tas de gens de mon âge qui
créaient des sociétés, j'ai décidé que je pouvais en faire autant". C'est là qu'il
songea à créer sa propre entreprise de travaux sous-marins pour les sociétés
pétrolières.
De retour en France HENRI DELAUZE fonde la Compagnie Maritime
d'Expertises (COMEX) le 3 octobre 1961 à Marseille. Dans le même temps, en
1962, le CNRS le recrute pour lui confier la création et la direction à Marseille
du laboratoire des Bathyscaphes. En collaboration avec la Marine Nationale,
HENRI DELAUZE assure pendant 5 ans la coordination scientifique des cinq
campagnes internationales d'exploration des grandes fosses abyssales de la
planète. Il effectue personnellement 60 plongées profondes en bathyscaphe,
parmi lesquelles en juillet 1962, la plongée la plus profonde avec l'"Archimède"
à -9545 mètres au large des îles Kouriles en mer du Japon. Il devient ainsi "le
français le plus profond du monde".
Parallèlement à ses travaux avec le CNRS, HENRI DELAUZE développe les
activités de la COMEX notamment en Afrique et dans le Golfe Persique.
HENRI DELAUZE et le Dr Xavier FRUCTUS, directeur scientifique de la
COMEX inventent alors et mettent en application le concept de la plongée en
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saturation à partir d'habitats hyperbares, vastes caissons embarquées sur des
navires et où les plongeurs dits -saturés- vivent sous pression pendant plusieurs
semaines. Une tourelle de plongée pressurisée sert d'ascenseur à ces plongeurs
entre les caissons du navire où ils vivent, et leur lieu de travail en eau profonde.
Les plongeurs utilisent des mélanges respiratoires synthétiques, d'abord l'hélium
dès 1964 puis l'hydrogène. COMEX conçoit et installe à Marseille en 1963 le
premier "Centre Expérimental Hyperbare" destiné au développement de la
plongée profonde. En 1967, HENRI DELAUZE met fin à sa collaboration avec
le CNRS pour se consacrer exclusivement aux activités de la COMEX qui
comptait déjà 400 salariés dont une cinquantaine de plongeurs.
C'est le début d'une période de 25 années glorieuses pendant lesquelles HENRI
DELAUZE porte la COMEX au rang de première société mondiale dans le
domaine de l'ingénierie et de la technologie des interventions sous-marines
humaines ou robotisées. De façon unique, celui qui est devenu maintenant le
Président DELAUZE mène de conserve au sein de la COMEX d'une part une
activité de recherche avancée sur la physiologie de la plongée profonde et
d'autre part une activité industrielle de service exemplaire avec 27 filiales dans
le monde entier, présentes sur les 5 continents. COMEX, emploie au début des
années 80 plus de 3000 personnes dont 500 basés à Marseille. 600 ingénieurs et
700 plongeurs travaillent pour la COMEX ce qui veut dire que presque la moitié
des plongeurs professionnels dans le monde sont des employés de la COMEX!
HENRI DELAUZE invente les navires à positionnement dynamique. Il conçoit,
fabrique et commercialise du matériel lourd de plongée en saturation, des
caissons, des tourelles, des navires (comme le Seabex et le Seacom), des sousmarins (Globul, Totalsub, Remora, Moana…), des engins télécommandés…
Mais c'est sur les activités de recherche et de développement que Xavier
FRUCTUS et HENRI DELAUZE ont conduites au cours de ces années-là que je
voudrais revenir quelques instants, tant elles ont été marquées par un sens aigu
de l'innovation, couplé à un courage et à une prise de risque rarement rencontrés
au sein d'une entreprise industrielle. Ces recherches ont souvent associé des
universitaires marseillais: les Professeurs NAQUET, CHOUTEAU,
VANUXEM, JAMMES et bien d'autres.
De façon très remarquable et courageuse, HENRI DELAUZE a expérimenté sur
lui-même de nombreuses hypothèses et avancées de cette recherche. Il est le
premier homme à atteindre -335 m au cours d'une saturation expérimentale en
mai 1968. C'est au cours de ce projet que les neurophysiologistes découvrent et
décrivent le nouveau "Syndrome nerveux des hautes pressions". Conscient des
limites de l'hélium, HENRI DELAUZE ose ensuite associer hydrogène et
oxygène dans un mélange respiratoire, le mélange HYDROX, qu'il expérimente
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personnellement à -92 m en 1983 en mer au large de Cassis. Il prouve ainsi que
l'on peut vivre en respirant de l'hydrogène qui a par ailleurs pour avantage de
maitriser le Syndrome nerveux des hautes pressions!
S'enchainent alors toute une série de projets dénommés HYDRA, avec le
développement concomitant sur le site de la COMEX à Marseille de caissons
expérimentaux de plus en plus grands et performants. Le Programme HYDRA
sera couronné en 1992 avec le record du monde de profondeur à -701m atteint
par un plongeur de la COMEX dans une situation de travail en caisson
hyperbare.
Tout au long de sa carrière HENRI DELAUZE a démontré sa capacité à
anticiper les évolutions technologiques. En Président clairvoyant de la COMEX,
il comprend dès les années 80 que l'industrie pétrolière offshore a commencé
une mutation avec un recours croissant à la robotique sous-marine, limitant par
ce fait le recours à la présence humaine. De plus les forages deviennent de plus
en plus profonds, allant bien au-delà de 1000 m et jusqu'à 4000 m ce qui rend
impossible le recours à des plongeurs. Il entreprend en 1985 une politique de
diversification. Il crée à Marseille avec Charles PALUMBO la société
CYBERNETIX spécialisée dans le développement de la robotique mobile en
"milieu hostile", comme par exemple la maintenance dans l'industrie nucléaire.
HENRI DELAUZE décide également de créer COMEX Espace qui sera
notamment impliquée dans le projet Européen de navette spatiale HERMES.
Parallèlement, la COMEX continue ses activités de services sous-marins et porte
le magnifique projet SAGA en partenariat avec l'IFREMER. Ainsi le plus grand
sous-marin civil du monde (400 tonnes) sera conçu, construit, qualifié et lancé
en 1987 mais le retrait de l'IFREMER en 1990 conduira à l'abandon du projet.
On ne peut que souhaiter que ce magnifique sous-marin qui a été préservé, sera
un jour visible par tous, au sein pourquoi pas d'un futur Musée de la Mer dont
Marseille pourrait s'enorgueillir.
J'ai évoqué trois des multiples facettes de la personnalité d'HENRI DELAUZE,
celle de "l'aventurier sous les mers", celle du "chercheur" et celle du "capitaine
d'industrie". Je voudrais, avant de terminer cet hommage, vous parler d'un
DELAUZE moins connu, le "chercheur et découvreur de trésors sous-marins"!
Pour mener à bien ses campagnes archéologiques sous-marines, HENRI
DELAUZE construit en 1994 le sous-marin biplace Remora 2000, pouvant
descendre jusqu'à -610m et qui demeure à ce jour un grand succès technologique
et un merveilleux outil au service de l'archéologie sous-marine. Il plonge dans
les Philippines en 1996 et rapporte de nombreuses découvertes exposées au
musée national de Manille. Avec le même succès, il plonge en Indonésie, en
Croatie. En 1999 et 2000, HENRI DELAUZE découvrira une dizaine d'épaves
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anciennes entre Marseille et Toulon dont une merveilleuse épave étrusque datant
du 6ème siècle avant Jésus-Christ. Enfin, HENRI DELAUZE remonte en 2003
entre Cassis et l'île de Riou l'épave de l'avion d'Antoine de Saint Exupéry qui
avait été repérée par un plongeur, mettant un point final à "l'affaire de la
Gourmette". Le sous-marin Remora 2000 continue aujourd'hui à faire de
nombreuses campagnes pour le compte de la Marine Nationale, de la DGA et de
l'Agence des aires marines protégées.
HENRI DELAUZE a continué à plonger jusqu'à très récemment. Il totalise près
de 10 000 plongées. Il a conçu 12 sous-marins avec lesquels il a effectué plus
de 1000 plongées. Quand on lui demande"Comment imaginez-vous l'exploration
sous-marine du futur", il répond "Quand il n'y aura plus de pétrole, il restera la
Science car les océans nous sont encore inconnus malgré les immenses
découvertes déjà réalisées. Il y a encore un travail formidable à faire".
HENRI DELAUZE a reçu de nombreuses distinctions décernées par de
nombreuses organisations professionnelles internationales, en reconnaissance de
son travail de pionnier. Je citerai la prestigieuse "Distinguished Achievement
Award" remise à Houston, Texas, en 1991 par l'Offshore Technology
Conference et en 2005 le "Grand Prix des Sciences de la mer" reçu des mains
du Prince Albert II de Monaco.
J'ai été fasciné en préparant cet hommage par la richesse de l'histoire
professionnelle d' Henri DELAUZE et par sa fabuleuse aventure humaine,
technologique et scientifique. Il est un ingénieur de réputation mondiale, un chef
d'entreprise innovant, un expérimentateur courageux. Il a offert à l'homme la
possibilité de vivre et de travailler à des niveaux sous-marins extrêmes. Pour
conclure cet hommage, je citerai les mots d'Alain DUNOYER de SEGONZAC:
"Malgré la rigueur des contraintes industrielles, il subsiste chez Henri
DELAUZE un parfum de fabuleux et d'aventure". J'ajouterai que dans toutes ses
actions, il a su préserver son indépendance. Il a été le Conquérant du 6ème
continent, ouvrant à l'homme ce nouveau monde qu'est l'accès au fond des mers.
L'évocation de la vie professionnelle impressionnante d'Henri DELAUZE, vie
où la recherche et l'innovation ont été omniprésentes, me fournit la transition
pour vous parler d'un sujet qui me tient à cœur, celui de la recherche et des
chercheurs. J'ai déjà passé presqu'un demi-siècle dans les laboratoires de
recherche, j'ai travaillé sur 3 continents, j'ai dirigé 40 thèses de doctorat, j'ai créé
plusieurs laboratoires, j'assume des responsabilités nationales et internationales
dans l'évaluation et la planification de la recherche biomédicale. Je pense donc
être légitime dans mon propos de vous présenter quelques réflexions d'actualité
sur le rôle changeant du chercheur dans la société du 21ème siècle et sur
l'évolution en cours de la recherche scientifique, notamment dans le domaine
biomédical.
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Nous vivons depuis une dizaine d'années, dans le monde, une entreprise sans
précédent de planification et de pilotage de la recherche scientifique. Dans tous
les pays développés, et de façon croissante dans les pays émergents, on observe
une propension à asservir la connaissance à des logiques de rentabilité, certes
avec des différences, mais la culture du retour quasi-immédiat sur
l'investissement semble devenir un facteur dominant dans les décisions de
financement de la recherche affichées par de nombreuses institutions et de
nombreux gouvernements. La recherche -et l'enseignement supérieur- sont de
façon croissante soumis à la pression de logiques utilitaristes et marchandes, en
pensant que cette stratégie peut contribuer à la croissance économique, et en
délaissant d'ailleurs au passage les aspects humanistes.
Je prétends que piloter tous les aspects de la recherche est une gageure, que c'est
une erreur stratégique, je prétends que le raisonnement créatif ne se modélise
pas et que les grandes avancées de la recherche à fort impact sociétal et
économique sont souvent fortuites, rarement planifiées et dans quelques cas le
fruit du hasard.
Dans un monde où les ressources financières sont de plus en plus contraintes, la
nécessité de rationaliser à l'échelle d'un pays ou d'un continent les activités de
recherche ne se discute pas. De la même façon, il est légitime de dégager des
priorités thématiques répondant à des demandes sociétales ou à certains
impératifs économiques nationaux. Mais la frontière est vite franchie pour entrer
dans un dirigisme outrancier dont l'observation historique a montré à quel point
il était contre-productif. Le dirigisme n'est pas forcément clairvoyant. Il limite la
fécondité de la recherche dans le long terme et assèche les grands courants de la
pensée innovante qui ont besoin de temps et d'espace pour s'épanouir.
Mon propos n'est pas passéiste ou misonéiste et il n'est pas question de mettre en
cause l'impérieuse nécessité de se préoccuper des retombées sociétales et
économiques des résultats de la recherche. Il est clair que les chercheurs,
notamment en Europe et plus particulièrement en France, n'ont historiquement
pas été assez attentifs ou sensibilisés à la valorisation économique de leurs
travaux bien que la situation se soit grandement améliorée en France grâce au
dispositif de la loi ALLÈGRE. Mais ce souci de la valorisation économique à
court terme ne doit pas constituer l'objectif unique voire obsessionnel des
politiques de recherche.
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Au contraire, je plaide pour que ces politiques visent avant tout à:
- soutenir la créativité, stimuler la prise de risque
- promouvoir l'interdisciplinarité
- accélérer l’émergence de nouvelles voies de recherche innovantes
- identifier et soutenir les jeunes scientifiques talentueux et leur permettre de
s’affirmer plus rapidement dans leur secteur.
Dans cette tentation fréquente d'orienter et de piloter la recherche, encore faut-il
s'entendre sur la terminologie, car les décideurs font fréquemment une confusion
entre recherche et développement technologique. La recherche fondamentale
précède le développement technologique, chronologiquement et cognitivement.
Ainsi arrive-t-on à planifier la mise en oeuvre de développements
technologiques, même très ambitieux, lorsque les avancées de la connaissance
(qui sont les fruits de la recherche) sont suffisantes sur le sujet donné. On
capitalise essentiellement dans ce cas sur des compétences et des connaissances
existantes. Mais il est illusoire de prétendre que l'on peut de la même façon
planifier la recherche elle-même, pour arriver à coup sûr à un développement
technologique pré-déterminé et dont on espère des retombées intéressantes pour
l'homme, la condition de l'homme, la société ou l'économie.
Je donnerai quelques exemples illustratifs, tout d'abord sur la confusion
stratégique entre recherche et développement technologique.
Nous sommes au début des années 60. Depuis le lancement du spoutnik en
1957, le bloc soviétique a acquis un leadership mondial dans la conquête de
l'espace. Le 12 avril 1961 YOURI GAGARINE effectue le premier vol orbital
autour de la terre. Quelques semaines plus tard, le 25 mai 1961, le Président
JOHN KENNEDY s'exprime devant le congrès américain. Il déclare: "Le temps
est venu pour les Etats-Unis d'Amérique de prendre clairement un rôle de
premier plan dans la conquête de l'espace, qui à bien des égards peut être la clé
de notre avenir sur la Terre." Il ajoute " Je demande au Congrès de fournir les
fonds nécessaires à l'atteinte de l'objectif national suivant: envoyer un homme
sur la Lune et le ramener en toute sécurité sur Terre avant la fin de la
décennie". Le congrès débloque des crédits énormes: près de 30 milliards de
dollars (soit 120 milliards de dollars d'aujourd'hui). On estime à 10 millions le
nombre de personnes qui ont travaillé sur les différents projets du programme
APOLLO. Le 19 juillet 1969 la mission APOLLO XI s'envole de Cap
CARNAVERAL et le 20 juillet 1969 à 15h 17 min, l'astronaute Neil
AMSTRONG met le pied sur la lune. Le pari est gagné. S'agit-il d'un succès de
la recherche planifiée? Certainement pas. Il s'agit d'un succès de la planification
industrielle de développements technologiques dans le domaine des fusées, des
carburants, des matériaux, des systèmes de communication etc… Les
connaissances étaient disponibles, les ressources intellectuelles et
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technologiques étaient abondantes, les financements suivaient. En somme, on
savait ce qu'il était nécessaire d'accomplir technologiquement pour aller sur la
lune. Il fallait passer à la phase de réalisation planifiée ce qui fut fait avec une
précision impressionnante sur une période de 7 ans avec le succès que l'on
connaît.
Maintenant, le contre-exemple. Quelques années plus tard, probablement
désireux de faire aussi bien, le Président RICHARD NIXON, dans son discours
de l'Etat de l'Union du mois de janvier 1971 annonce le lancement d'une
campagne nationale pour éradiquer le cancer. Il déclare: "Le temps est venu pour
que les Etats Unis d'Amérique trouvent une solution au cancer en consacrant à
ce problème les mêmes efforts que ceux qui ont conduit à la maitrise de l'énergie
nucléaire et à la conquête de la lune". La "GUERRE CONTRE LE CANCER"
est lancée avec la signature le 23 décembre 1971 d'une loi, le "National Cancer
Act" confirmant l'engagement majeur de l'administration NIXON dans ce projet.
Nous sommes en 1971 et John ROONEY, conseiller du Président NIXON,
annonce même à toute la presse, qu'en 1976, date du bicentenaire de
l'indépendance, la victoire sur le cancer sera totale.
Qu'en est-il vraiment aujourd'hui? Certes, 40 ans plus tard, on ne peut nier les
grandes avancées obtenues internationalement dans le traitement de certains
cancers. Les Etats Unis ont dépensé depuis 1971 plus de 300 milliards de dollars
dans la lutte contre le cancer. L'Europe a dépensé plus de 150 milliards d'euros.
Mais malgré ces moyens financiers considérables le cancer demeure aujourd'hui
une cause majeure de décès.
Pourquoi cet échec partiel? Parce que nous sommes ici dans le domaine de la
recherche biologique fondamentale, et non pas dans le développement
technologique. Ici, le dirigisme est impuissant. La complexité biologique et la
diversité des formes de la maladie cancéreuse sont difficiles à appréhender avec
leurs composantes cellulaires, métaboliques, génétiques, génomiques,
environnementales. Les besoins de recherche sur le sujet sont encore
considérables, difficiles à programmer, difficiles à orienter. Nous avons besoin
d'un supplément de connaissance que seule la recherche fondamentale pourra
apporter et cela ne se programme pas car nous ne savons pas exactement ce que
nous devons savoir de plus. Pour ces raisons, disposer de moyens financiers
importants est une condition nécessaire mais en aucun cas suffisante pour
résoudre le problème complexe qu'est la maladie cancéreuse. Et peut-être que
de nouvelles solutions seront trouvées - au moins espérons-le - à partir de
contributions venant d'un domaine inattendu auquel, aujourd'hui on ne pense
absolument pas.
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Ainsi, dans le cancer comme dans d'autres domaines de la recherche
biomédicale (on pourrait citer le SIDA ou la malaria cérébrale), il ne suffit pas
de décréter le financement d'une thématique pour arriver à des résultats. Il faut
également assurer le renforcement d'un environnement de recherche
fondamentale non-finalisée qui apparaît comme une exigence absolue si on veut
augmenter les chances de succès. C'est d'ailleurs ce qui est fait depuis plusieurs
années en France dans le domaine du cancer.
Je prendrais à présent l'exemple de l'imagerie médicale dont les progrès
spectaculaires depuis une trentaine d'années constituent l'illustration parfaite de
l'importance du maintien d'une recherche fondamentale de haut niveau
découplée des impératifs économiques immédiats. Aucune, j'ai bien dit aucune,
des méthodes issues de la physique qui sont quotidiennement utilisées en
imagerie médicale n'a été développée avec pour objectif originel d'obtenir un
jour des images du corps humain. Loin s'en faut! Il s'agit d'une situation typique
où les retombées sont tardives, et sans aucun rapport avec l'objet initial des
recherches.
Prenons l'exemple ancien des rayons X qui ont conduit à la radiographie X puis
au scanner X.
Les rayons X ont été découverts en 1895 par le physicien allemand Wilhelm
RÖNTGEN, qui a reçu pour cela le premier Prix NOBEL de Physique en 1901.
Le soir du 8 novembre 1895, RÖNTGEN observe qu'à la décharge d'un tube
cathodique dans une chambre noire, un carton couvert d'un côté de platinocyanure de baryum devient fluorescent. Lors d'expériences suivantes,
RÖNTGEN a l'idée de placer divers objets entre la source de rayonnement et
une plaque photographique et il se rend compte qu'ils ont une transparence
variable. Quinze jours plus tard, le 22 novembre 1895, il expérimente en plaçant
la main de son épouse Anna Bertha RÖNTGEN, sur le parcours des rayons. Au
développement, il s'aperçoit que l'image correspond à l'ombre des os de la main,
entourés d'une pénombre qui représente la chair de la main, la chair étant donc
plus perméable aux rayons que les structures osseuses. Il s'agit de la première
radiographie et la radiologie est née.
S'agit-il d'une découverte planifiée? Certainement pas.
S'agit-il d'un hasard? Pas tout à fait! Pasteur disait du hasard et de la chance
"qu'ils ne favorisaient que les esprits préparés". C'est clairement le cas ici.
Maintenant, imaginons que l'Académie des Sciences allemande ou prussienne,
s'il en existait une à l'époque, ait lancé un appel d'offres finalisé visant à
développer de nouvelles méthodes permettant d'aller observer l'intérieur du
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corps humain, par exemple à l'intérieur d'une main! On peut imaginer que les
chercheurs et les cliniciens auraient peut-être conçu un trocard permettant de
faire un trou dans la main de Mme ROENTGEN puis d'y passer un dispositif
optique d'observation. Mais ce dont on peut être certain, c'est que ce pilotage de
la recherche n'aurait pas conduit à la découverte de la radiographie X!
Je pourrais faire la même démonstration pour l'échographie ou pour l'imagerie
isotopique.
Je développerai un dernier exemple qui m'est particulièrement cher: c'est celui
de la RÉSONANCE MAGNÉTIQUE NUCLÉAIRE (en abrégé RMN) et de ses
applications en médecine dont la plus connue - mais non la seule - est ce que
l'on appelle l'Imagerie par Résonance Magnétique, en abrégé IRM. Le
phénomène de RMN a été découvert en 1946 par 2 équipes de physiciens, celle
d'Edward PURCELL au MIT et celle de Félix BLOCH à l'Université Stanford
en Californie. Ces 2 physiciens ont obtenu conjointement le Prix Nobel de
Physique en 1952. Les travaux de leurs 2 équipes avaient pour objectif de
mesurer le moment magnétique des noyaux des atomes, un sujet de recherche
très fondamental sur la structure de la matière.
Très rapidement, les applications de la RMN se sont développées en chimie puis
en biochimie structurale, et notamment la spectroscopie de RMN qui est
devenue la méthode de choix servant à déterminer la structure des molécules,
allant de simples composés organiques jusqu'à des macromolécules biologiques
complexes telles que des protéines. Il s'agit là d'un premier passage de la
physique vers la chimie et la biochimie, tout à fait imprévu et clairement non
envisagé par les physiciens découvreurs du phénomène de RMN.
J'ai d'ailleurs pu le vérifier. Alors que j'étais jeune chercheur postdoctorant à
l'Université Stanford au début des années 1970 et que je travaillais sur ces
sujets, je cotoyais Félix BLOCH qui assistait régulièrement à nos séminaires
internes. Félix BLOCH était né en Suisse et il aimait bien parler français avec
moi à une époque où les francophones étaient rares sur ce campus californien.
J'eus un jour l'audace de lui demander s'il était surpris, 25 ans après sa
découverte, de voir les applications que nous en faisions: il m'avait répondu
"qu'il était d'autant surpris et émerveillé qu'il ne comprenait pas grand chose à
la chimie, et encore moins à la biochimie." Et lorsque je lui avais présenté le
premier appareil de RMN par impulsions que j'avais installé à Stanford en 1972,
il m'avait confié qu'il n'aurait jamais pensé ni que les transformées de Fourier
puissent jouer un rôle dans le traitement du signal de RMN, ni que la
technologie des aimants puisse évoluer pour donner un jour des champs
magnétiques stables et homogènes!
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Puis vint très vite l'obtention des premières images du corps humain par IRM.
J'ai eu le privilège de participer dès le début à cette grande aventure de la
Science moderne qui a fourni à la Médecine une des plus grandes avancées de
son histoire. Je peux témoigner que cette autre application de la RMN qu'est
l'IRM n'avait été ni incitée ni prévue, et même dans la période 1970-1975,
aucune des équipes travaillant sur le sujet, y compris la nôtre à Stanford, n'avait
immédiatement réalisé l'importance que l'IRM allait prendre dans la pratique
médicale courante.
Bien au contraire! Au cours de la première GORDON CONFERENCE jamais
tenue sur le sujet et qui rassemblait en juillet 1974 sur la côte Est des Etats Unis
la cinquantaine de chercheurs travaillant en RMN biomédicale à cette époque,
(par comparaison le congrès de cette année à Montréal a réuni 7000
participants!), nous étions tous convaincus que l'IRM serait trop difficile à
mettre en oeuvre en routine clinique. Pendant cette réunion scientifique, Paul
LAUTERBUR qui partagera plus tard en 2003 le prix Nobel de Médecine
précisément pour ses travaux sur l'IRM, concluait ainsi son exposé: " Tout ceci
est trop compliqué et va rester dans nos laboratoires car nous n'arriverons
jamais à persuader les médecins de s'en servir!". Cette appréciation était
erronée et quelques années plus tard, les premiers appareils d'IRM étaient
installés dans les hôpitaux.
Lorsque je l'accueillis en 1980 à BENDOR puis en 1982 à CARRY-LE ROUET
pour les premiers colloques organisés en France et en Europe sur le sujet, Paul
LAUTERBUR était encore un peu dubitatif et il me conseillait la prudence dans
mes activités de développement d'une équipe dédiée à ce nouveau domaine de
recherche biomédicale. Conseil que je n'ai d'ailleurs pas suivi!
Et puis pour la petite histoire et pour illustrer les limites de l'évaluation et de
l'orientation de la recherche par des experts ou prétendus tels, peut-être faut-il
rappeler que la prestigieuse revue scientifique "Nature" avait rejeté le premier
article de Paul LAUTERBUR sur l'IRM en le déclarant inintéressant, que
l'Université d'ILLINOIS dans laquelle il travaillait avait refusé de prendre les
premiers brevets sur l'invention et que la FONDATION NATIONALE DE LA
SCIENCE américaine ne lui avait pas accordé en 1973 les crédits nécessaires à
la construction d'un premier prototype!
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Quels enseignements doit-on tirer de ces quelques exemples et anecdotes ?
Mon propos, vous l'avez compris, est de montrer que les grandes avancées de la
recherche au service de l'homme échappent souvent à la planification ou au
pilotage étriqué par les nécessités du marché. Elles résultent d'un processus
complexe dans lequel, comme aurait dit le poète Antonio MACHADO "On
chemine sans qu'il y ait de chemin. Le chemin se fait en avançant".
Les grandes avancées se font dans l'humilité, dans le travail au long cours et en
profondeur, dans l'ouverture d'esprit, dans les échanges interdisciplinaires. Et
pour cela, il faut accorder aux chercheurs du temps et des espaces de liberté. S'il
faut récuser l'impératif débilitant de rentabilité immédiate, il faut aussi bien
combattre le conservatisme académique. Tous deux constituent des freins
importants à la recherche et au progrès de la connaissance. L'interdisciplinarité
est souvent la clé qui permet d'ouvrir les verrous. La transgression des frontières
disciplinaires est une nécessité et elle s'effectue d'autant plus facilement que le
chercheur du 21ème siècle exerce son métier au sein d'un groupe, -souvent
pluridisciplinaire-, car la masse considérable de connaissances à gérer dans la
conduite d'un projet ne peut plus être l'affaire d'une seule personne, aussi
brillante fut-elle.
La "belle universalité du savoir" dont parlait Blaise PASCAL pour caractériser
"l'honnête homme" du 17ème siècle, est devenue incompatible avec les impératifs
de la recherche moderne. Mais l'appartenance nécessaire à un groupe ne doit pas
inhiber la démarche créatrice personnelle. Au sein du groupe, le chercheur doit
développer une capacité socratique à critiquer les traditions inadéquates et les
conformismes. Il doit en même temps être critique de sa propre activité.
"L'autosatisfaction, c'est la mort du chercheur" aimait à dire Jacques MONOD.
L'innovation s'accompagne souvent de ce que j'appellerai des "ruptures
critiques" qui peuvent être difficiles à mettre en œuvre et l'on aborde là le
domaine de la "destruction créatrice" chère à Joseph SCHUMPETER. La
science moderne fournit de nombreux exemples où la destruction délibérée de
situations établies a été le ferment de grandes avancées. Quand Steve JOBS a
conçu un nouveau téléphone, l'i-Phone, "il a accepté d'avoir tort et d'être à
contre-courant pendant longtemps" comme le disait récemment Jean-Louis
Gassée, ancien directeur de la recherche de la société Apple. On peut également
rappeler ce que disait Henry FORD, inventeur de la première automobile, je cite:
"Si j'avais demandé à mes clients ce qu'ils attendaient, ils auraient répondu: un
cheval plus rapide…". Albert EINSTEIN disait bien que " Vouloir faire avancer
un problème avec les seuls modes de pensée qui l'ont engendré ne peut que
mener à l'échec".
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Dans le domaine des "ruptures critiques", je voudrais citer l'exemple très récent
de notre collègue et ami le biologiste strasbourgeois JULES HOFFMANN,
Directeur de recherche au CNRS, qui, dans un quasi-silence médiatique, vient
d'être distingué il y a quelques semaines par le Prix NOBEL 2011 de Médecine
et Physiologie. Il y a 20 ans, il avait décidé d'abandonner ses travaux sur le
système hormonal des insectes pour se consacrer désormais à l'étude de
l'immunité en utilisant comme modèle une mouche, la drosophile. Je me
souviens alors du tollé que cette décision de rupture avait engendré dans
certaines commissions scientifiques des grands organismes de recherche!
JULES HOFFMANN rappelait récemment que certains experts l'exhortaient
alors à se consacrer désormais à des recherches finalisées sur les insecticides
compte-tenu de sa grande connaissance du système hormonal des insectes! De
plus, jusqu'en 1998, tout le monde pensait que les mammifères avaient un
système immunitaire totalement différent de celui des insectes. Mais JULES
HOFFMANN était tenace et certains responsables de la recherche au CNRS
furent clairvoyants et tolérants. Il put malgré tout réorienter ses recherches et
son intuition se révéla gagnante.
On connait la suite: quelques années plus tard, son équipe découvre l'implication
du récepteur TOLL dans la défense immunitaire de la mouche, expliquant
pourquoi les insectes sont aptes à se défendre contre les infections alors qu'ils ne
savent pas fabriquer d'anticorps. Puis le même récepteur TOLL est découvert, à
la surprise générale, sur les mammifères et chez l'homme. Avant cette
découverte, le principe de l'immunité des mammifères reposait sur la simple
réponse acquise ou adaptative, c'est-à-dire la production d'anticorps face à une
agression par un pathogène. JULES HOFFMANN a montré que non seulement
la réponse immunitaire innée est notre première ligne de défense, mais qu'elle
contrôle la réponse adaptative. Et cela, c'était totalement inattendu! "Ainsi
lorsque vous attrapez un rhume et si votre nez coule, c'est l'indication que votre
première ligne de défense immunitaire s'est activée et cela vous sauve la vie! "
Les applications et les retombées des découvertes de l'équipe de JULES
HOFFMANN sont aujourd'hui considérables, notamment en médecine et dans
l'industrie pharmaceutique. A nouveau, nous avons ici une situation de succès
non prévue, qui parmi bien d'autres, devrait inciter à la réflexion, voire à
l'humilité, certains professionnels de l'évaluation de la recherche, grands
spécialistes souvent autoproclamés de l'organisation du travail des autres. On
peut d'ailleurs à ce sujet s'interroger sur les fondements de la légitimité et de la
crédibilité de certains évaluateurs et pilotes de la recherche: mais ceci est
évidemment un autre débat qui n'est pas dans mon propos d'aujourd'hui.
Quel meilleur plaidoyer peut-on espérer en faveur du maintien d'une recherche
fondamentale de haut niveau en "biologie de base" que cet exemple récent de
l'équipe de JULES HOFFMANN, Prix Nobel 2011 de Médecine, je le rappelle!
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Quel meilleur plaidoyer pour laisser au chercheur éduqué la capacité d'orienter
ou de réorienter ses travaux en fonction de ce qu'il sait ou de ce qu'il pressent! Il
est crucial de laisser au chercheur cette capacité de "rupture créatrice" qui peut
s'avérer si féconde.
Ceci me conduit tout naturellement à parler, pour terminer, des espaces de
liberté du chercheur et des responsabilités qui en découlent.
Toute société désireuse de tirer le meilleur parti de la recherche doit s’assurer
que ses chercheurs disposent de certaines libertés, en leur garantissant un espace
d'intervention qui leur permette d'innover. Toutefois, les chercheurs
reconnaissent que ces libertés s’accompagnent de responsabilités, car il s'agit
bien de liberté et non de licence. Nous touchons ici aux principes de base
régissant le métier de chercheur, à savoir: la liberté académique, la
responsabilité sociale et l'éthique.
L’engagement sociétal du chercheur à faire progresser la connaissance a pour
corollaire le devoir de rendre compte à la société. La liberté académique
n'exempte pas le chercheur de cette obligation générale de rendre compte, y
compris de faire des efforts raisonnables pour diffuser ou rendre publics les
résultats de la recherche. De façon croissante et réconfortante, on observe que le
chercheur a à l’esprit la question de la pertinence pour la société, des travaux
qu’il produit. Le chercheur sait que le public, les citoyens attendent beaucoup de
la recherche et notamment de la recherche biomédicale. Mais la démarche
scientifique est complexe et souvent difficile à vulgariser. Dans notre société de
communication, le chercheur est ainsi confronté à la difficile tâche de faire
savoir les résultats de ses travaux sans engendrer de faux espoirs. Il apprend
progressivement à trouver le juste équilibre dans sa communication en
expliquant mieux et davantage, et ce n'est pas un des moindres défis auxquels il
a à faire face.
Avant de conclure, je voudrais brièvement parler des enjeux de l’éthique qui
occupent une place de plus en plus importante dans la gestion quotidienne de la
recherche. L'éthique en recherche s’est vue confrontée très tôt à deux
orientations et à deux perspectives, qui la marquent toujours.
La première vise l’implantation d’un système de contrôle par la société sur la
recherche, notamment biomédicale, qui se traduit par plusieurs documents
législatifs provenant d’instances régulatrices, comme par exemple
l'établissement tant justifié des Comités de Protection des Personnes. C'est ce
que j'appelerai l'encadrement législatif de l’éthique.
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La seconde orientation constitue une invitation lancée au chercheur à exercer ses
responsabilités en s’autorégulant et en établissant ses priorités dans le cadre
d’une démarche éthique personnelle. Cette dimension d'autorégulation doit être
préservée. Le chercheur ne doit pas penser que sa responsabilité est dégagée
quand il oeuvre dans des sentiers balisés par les dispositions réglementaires. En
d'autres termes, on ne peut s'honorer de respecter la loi si c'est en négligeant la
morale. Le cadre normatif actuel de l'éthique en recherche ne doit pas se
substituer à la conscience individuelle du chercheur.
Le chercheur du 21ème siècle doit plus que jamais être curieux, ouvert et
indépendant d'esprit, qualités qui découlent de l'acquisition de capacités
critiques et empathiques, développées par une exigence intellectuelle
perfectionniste, par une pratique des humanités, enrichie de la diversité des
expériences vécues ou échangées.
Le chercheur d'aujourd'hui s'est engagé dans l'affichage d'une responsabilité
sociétale et économique qui n'est en aucun cas contraire ou incompatible avec le
maintien d'activités fortes en recherche fondamentale. Le débat n'est pas
d'opposer le fondamental à l'appliqué ou le fondamental au développement
technologique. Tous ces aspects sont nécessaires pour faire progresser la
Science au service de l'Homme. Mais c'est dans le cadre de la protection d'un
espace de liberté créatrice que financer la recherche scientifique peut stimuler la
croissance. Dans aucun pays développé, cet objectif économique n'a été et ne
sera atteint à partir seulement d'une vision à court terme, centralisée,
technocratique et dirigiste de la recherche, qui pose des barrières réglementaires,
administratives et organisationnelles sur le parcours et les projets des chercheurs
et des innovateurs.
Et avant tout, le chercheur n'est pas un rouage dans un mécanisme: il est le
moteur d’un système.
PLINE L'ANCIEN distinguait parmi les hommes "Ceux du rivage, à la fois
repliés et rêveurs, et ceux qui n'hésitent pas à s'embarquer pour des horizons
incertains". Je plaide pour que dans la recherche, ceux qui le souhaitent puissent
continuer à s'embarquer vers une destination inconnue. Ce sera pour le plus
grand bien de l'humanité.
A la fin de ce long exposé, qu'il me soit permis de remercier encore l'Académie
pour son accueil, et en particulier mes parrains, les secrétaires perpétuels, le
chancelier et la directrice.
Je vous remercie pour votre attention.