Le Safir Francophone JUIN 2014.indd

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Le Safir Francophone JUIN 2014.indd
SUPPLÉMENT MENSUEL
PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS
JUIN 2014
LE SAFIR
FRANCOPHONE
Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe
ÉDITORIAL
Talal Salman
L’exode des chrétiens
est un projet sioniste
L
es fondateurs de la presse arabe en
Égypte – Al-Ahram, Dar Al-Hilal, Al-Moktataf
et la plupart des publications culturelles
et scientifiques – étaient tous des Libanais
chrétiens, surnommés « Al-Shawwam » (« Les
Levantins ») par les Égyptiens. Ces penseurs
chrétiens ont été les premiers à donner l’alerte
face au danger du sionisme. Ils ont dénoncé la
constitution d’une entité israélienne en Palestine,
comme une implantation colonialiste soutenue par
l’Occident ; celui-ci ne cessait en effet d’obnubiler
les populations de l’Orient arabe par la peur de
l’avenir, dans le seul but de raffermir l’existence
d’une entité séparatiste qui allait inciter chacun à
considérer son voisin et frère comme un ennemi, et
l’identité unificatrice arabe comme une source de
danger pour les spécificités nationales.
La grande révolution arabe s’acheva par une
série de tromperies qui aboutirent à une nouvelle
partition de l’Orient arabe, à travers les accords
de Sykes-Picot, lesquels ont ouvert le chemin à
la Déclaration de Balfour. On a alors assisté au
partage britannique et français du Machrek et à
la création d’entités politiques nouvelles, toutes
fragiles et inaptes à préserver leur indépendance,
mais utiles en revanche pour paver la voie à
l’implantation de l’entité sioniste sur la terre de
Palestine, à l’ombre des bannières vacillantes de
l’impuissance arabe.
L’échec dans l’affrontement de l’ennemi
israélien à travers ses guerres ouvertes contre les
terres arabes depuis l’avènement du colonialisme
occidental et le morcellement de la région en
pays vulnérables, incapables de défendre leur
existence, n’est que la conséquence inévitable
de la division et de la désagrégation... Et il est
évident que la faiblesse arabe décuplera toujours
la force de l’ennemi, qui a été conçu et bâti de
manière à être plus puissant que la somme des
États délabrés au sein desquels il a été transplanté.
Ce n’est pas la religion qui a fabriqué Israël.
Le mythe de la religion n’a été mis en avant que
L’exode des chrétiens
est un projet sioniste,
même si ses apôtres
sont des extrémistes au
sein de l’islam, dont ils
ont dévié et renié tout
caractère éthique.
Andreas Pavias, « La Crucifixion », XV ème siècle.
pour camoufler le projet de colonisation, parrainé
par l’Occident et l’Orient, lesquels continuent à
couver Israël, afin qu’il demeure plus puissant que
l’ensemble des États arabes qui ont été engendrés
faibles et fragiles. Ces pays sont actuellement en
péril, courant le risque de la désintégration dans
des guerres civiles dont les dénouements seront
longs à se produire. Tous ces facteurs réunis
consolident l’entité israélienne, affaiblissent le
monde arabe, le rendant impuissant à rivaliser ou
à affronter l’ennemi, ou même à assurer la survie
de ses États, lesquels finiront par être transformés
en réserves israéliennes.
Et l’exode des chrétiens est un projet sioniste,
même si ses apôtres sont des extrémistes au
sein de l’islam, dont ils ont dévié et renié tout
caractère éthique. C’est peut-être aussi le dessein
des dirigeants de certains pays occidentaux,
empressés à morceler cette région pour se
garantir leur part des richesses de la terre et de
ses ressources. ■
Talal Salman est le président-directeur général et le
rédacteur en chef d’As-Safir.
Déraciner les chrétiens d’Orient,
c’est abolir une partie de nos propres
racines et risquer de nous retrouver
tous en perte d’ancrage et de mémoire.
Lire en p.4 notre dossier sur les
chrétiens de l’Orient arabe.
Rédacteur en chef : Talal Salman
Directrice de la publication : Leila Barakat
Contributeurs : Sakr Abou Fakhr, Nasri Al-Sayegh,
Hyam Mallat
Supervision de la traduction : Johnny Karlitch
Traducteurs : Samia Bitar, Fadia Farah
Correctrice : Anne van Kakerken
Photographe : Manuel Belleli
Maquettiste : Ahmed Berjaoui
Remerciements à Catherine Cattaruzza pour sa
collaboration à la conception graphique.
Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat.
Publié grâce au soutien des éditions [liR].
Adresse : Le Safir francophone
As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban
Courriel : [email protected]
2
MANAGEMENT
Gérer votre entreprise en temps de crise
Leila Barakat
L’
économie libanaise broie du noir. Ressusciter,
rebondir, redémarrer, renaître… : tel semble être
aujourd’hui le lexique obsessionnel de nombre
d’entreprises. La baisse de leur chiffre d’affaires est
dramatique. La faute au « printemps arabe », avec
ses chambardements politiques et économiques. Gel
des transports entre pays limitrophes, chute libre des
taux de change de certaines monnaies nationales,
diminution dramatique du pouvoir d’achat des
populations appauvries par la guerre, consommation
en berne : une tempête financière sans précédent.
Enfin, entreprises hôtelières et sociétés de luxe
beyrouthines guettent désespérément – et en vain –
les rares touristes.
Il n’est pas de remède miracle, mais nous souhaitons
synthétiser l’essentiel des mesures managériales à
prendre : repenser la stratégie d’entreprise, créer
des think tanks (laboratoires d’idées) sectoriels,
diagnostiquer, restructurer, recourir à l’innovation,
professionnaliser la communication. Le point fort
de ce sauvetage épique ? La restructuration, bien
entendu. Ainsi que l’abandon d’activités ou de
lignes de produits, le recours à la sous-traitance,
la conception d’un nouvel organigramme et la
réduction des coûts. Un programme managérial sur
mesure où nous n’hésiterons pas à recommander
d’en finir progressivement avec le family business
qui caractérise les entreprises du pays des cèdres,
tous secteurs confondus. A l’échelle internationale,
quelques expériences entrepreneuriales nous
serviront de modèles. A l’échelle locale, l’entreprise
industrielle de l’imprimerie fait figure d’anti-modèle
– un secteur où le Liban est pourtant pionnier, au point
d’être surnommé « l’imprimerie du monde arabe ».
Pourquoi ce choix ? Rappelons avec Victor Hugo
que « l’invention de l’imprimerie est le plus grand
événement de l’histoire. C’est le mode d’expression
de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la
pensée humaine qui dépouille une forme et qui en
revêt une autre (…) ».
« L’imprimerie est apparue, le livre a commencé de
voyager parmi les peuples, et notre humanité, presque
tout de suite, a changé de visage, de démarche, de
propos et de pouvoirs. » (Georges Duhamel)
Repenser la stratégie d’entreprise
Il est absurde d’affronter l’inconnu sans vision
d’avenir. « Il n’est pas de vent favorable pour
celui qui ne sait où il va » (Sénèque). Une stratégie
s’impose. Des stratégies d’entreprises qui se sont
révélées payantes ? Nul meilleur exemple que celui
du low-cost : vols charters, repas à un dollar aux
Etats-unis ou cuisines à prix cassés d’Ikea, le numéro
un de l’ameublement dans certains pays d’Europe.
Mais une stratégie figée ne saurait mener à bon
port. Périodiquement elle doit être révisée. A cet
exercice, les entreprises de luxe se sont déjà prêtées.
En gros, le luxe n’est plus toujours du luxe : conçu
initialement pour les plus riches, il change de cible et
vise désormais les classes moyennes, à l’assise plus
large. Pour économiser les coûts de la main-d’œuvre,
il exporte ses maisons de production en Chine. Les
maisons de la haute maroquinerie ne misent plus
uniquement sur des sacs en série limitée qui se
monnaient à prix d’or. Pour seulement 230 euros, la
gent féminine moins nantie peut s’offrir un sac Gérard
Darel, par exemple, et s’identifier à la clientèle huppée
d’un monde auquel elle n’appartient pas.
Avoir une stratégie et l’actualiser : c’est au pays
du lait et du miel que la leçon doit être entendue. Les
stratégies des grandes imprimeries y sont mal pensées.
Jadis très prisées par les pays avoisinants (et même
par certains pays européens), celles-ci ont acquis
des machines ultra-sophistiquées pour pourvoir aux
commandes juteuses passées par certains régimes.
Avec la chute de ces derniers, certaines livraisons
n’ont pas été payées ; pire, les machines au coût
faramineux ne trouvent plus qui les faire fonctionner.
La suite est classique : surendettement des imprimeries
concernées et délocalisation de la capitale vers les
banlieues. Les imprimeries moyennes, en revanche,
essentiellement tournées vers les besoins du marché
local, ont pu éviter le pire. A moins de redéfinir leurs
stratégies, les grandes imprimeries seront acculées à
déposer le bilan.
Identifier une stratégie payante n’est pas chose
facile, mais c’est loin d’être tâche impossible. Pour
preuve, la grande maison d’édition libanaise Dar
Al-Arabiya lil ouloum Nachiroun a fait du livre
scientifique sa spécialité. Suite aux révolutions
récentes qui ont paralysé le marché du livre, un des
membres du conseil d’administration a fondé une
autre maison d’édition, Al-Difaf, recentrée sur les
sciences humaines et les lettres. La stratégie s’est
révélée une success story : en un an et demi, alors
que la lecture est délaissée par des populations arabes
scotchées devant leur écran de télévision, Al-Difaf a
produit plus de deux cents livres.
Des entreprises peuvent redéfinir leurs stratégies,
tout comme des secteurs entiers peuvent s’inscrire
dans une nouvelle tendance. Dans le secteur du
cinéma, l’invention de la vidéo à la demande (VOD)
permet de regarder de chez soi des milliers de films et
séries accessibles à prix modique. Mais l’évolution de
l’ensemble d’un secteur n’ira pas sans un minimum
d’efforts concertés. Le changement dans le bon sens
est synonyme de think tanks et de cercles de réflexion.
Travail collectif et création de think tanks sectoriels
Sur le plan organisationnel, le travail en
commun fait défaut à nombre de secteurs – dont
celui de l’imprimerie au Liban, avec un syndicat
Fritz Kahn, « L’homme comme palais de l’industrie », 1926.
délaissé depuis longtemps par les imprimeurs de
renom. L’inertie règne sur un syndicat rongé par les
considérations confessionnelles et clientélistes, réduit
à des initiatives décousues, avec une éternisation
des mêmes personnes à sa tête. Et cela au moment
où ledit syndicat devrait décréter l’état d’urgence,
enchaîner ateliers et séances de travail, mobiliser les
acteurs-clés et mettre à leur disposition des moyens
d’aide à la décision. Notre intention n’est pas de
discréditer, l’espace d’un article, un tel syndicat qui
ne détonne pas dans le paysage syndicaliste décrépi,
mais d’insister sur la nécessité de la création de vrais
groupements d’intérêt économique à même de piloter
le secteur. Il y va de la survie de tout un métier – soit
700 imprimeries selon les statistiques du syndicat et
408 selon celles du ministère de l’Industrie.
Regroupement d’efforts – et plus : nous
soutenons mordicus la mise en place de joint ventures
(coentreprises). Le cas du business de la consultation
est sur ce point édifiant. Les organisations
internationales recherchent, pour la mise en œuvre
de projets de développement, l’expertise des sociétés
de consultation libanaises (en avance sur leurs
semblables dans la région). Cependant, la plupart
desdites sociétés se cantonnent encore dans un travail
en solitaire. Qu’elles se regroupent en consortium, et
elles seraient à même d’étayer et de compléter leur
expertise, puis de rivaliser avec les fleurons du secteur
sur un marché international ultraconcurrentiel.
Effectuer un diagnostic et restructurer l’entreprise
Un dirigeant résolument moderne s’évertuera à
demander un diagnostic de la situation réelle de son
entreprise. Mais si le diagnostic est indispensable,
seule sa qualité reste un indicateur d’efficacité. Quand
MANAGEMENT
SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2014
l’état des lieux a effectivement révélé que l’entreprise
est en difficulté, des mesures de restructuration
s’imposent, à la lumière de la nouvelle stratégie. La
restructuration n’est pas affaire d’amateur où le chef
et son équipe se reconvertissent en spécialistes, elle
nécessite le recours à des experts.
Les formes de restructuration envisageables sont
légion ; en voici quelques exemples :
■ L’abandon d’activités ou de lignes de produits
ou services
Pour avoir des chances de survivre et de prendre un
nouveau départ, l’entreprise doit opérer sur un secteur
porteur. Cela supposerait d’arrêter une activité, même
s’il s’agit d’une activité de base, ou la production de
produits : un choix stratégique quand les produits ou
les services en question sont fortement consommateurs
de main-d’œuvre et finalement peu rentables.
■ Le recours à la sous-traitance
Ici les activités ne sont pas délaissées, mais cédées
à un tiers, capable de mieux les rentabiliser, par le
biais d’un accord financier entre les deux parties.
■ La conception d’un nouvel organigramme
Une entreprise ne peut aller vers de nouveaux
horizons avec la même équipe. Les compétences et
les tâches de chaque cadre seront examinées et cet
examen sera suivi de la réaffectation d’une partie
desdits cadres à des postes en accord avec la nouvelle
stratégie. Au besoin, une réduction des effectifs sera
effectuée, afin d’adapter la taille des équipes au
volume des véritables activités.
■ La réduction des coûts
La réduction des charges a un impact positif sur
l’accroissement de la rentabilité. S’il est incontournable
de prendre à bras-le-corps le problème des coûts
excédentaires, le propriétaire d’une entreprise ne
devrait pas pour autant effectuer des coupes à tort et
à travers. Il prendra soin de ne pas se séparer d’un
excellent manager pour économiser son salaire, par
exemple. La rationalisation des dépenses est affaire
d’experts qui analysent des documents comptables,
comparent les ratios-clés de l’entreprise avec ceux
de la profession, épluchent les contrats, préconisent
des reventes d’immobilisations ou des réductions de
personnel, en ligne avec la nouvelle stratégie. Un plan
de réduction des coûts sera donc conçu avec rigueur et
discernement. Adopter un tel plan n’est que le premier
pas : se munir du courage pour l’appliquer en est le
second. Des litiges juridiques avec les salariés sont à
prévoir. Concrètement, l’épreuve peut être pénible :
quand le groupe de presse An-Nahar, appliquant
les recommandations des consultants de Booz
Allen Hamilton, s’est départi d’une cinquantaine de
journalistes et d’employés, il s’est retrouvé au sein
d’un interminable tollé médiatique qui s’est élevé
contre ses mesures.
■ Evolution du family business vers la description
scientifique des postes
Dans un contexte libanais qui mêle relations
familiales et managériales, il serait judicieux de
nous affranchir des pesanteurs du business familial.
Ce type de fonctionnement (une entreprise créée par
des frères avec leurs enfants respectifs aux postesclefs, par exemple, et les parents de second degré
embauchés comme personnel), constitue le talon
d’Achille des entreprises. Il porte un coup fatal à la
motivation des employés qui ne font pas partie de la
famille des « privilégiés », alors que la motivation
est la pierre angulaire de toute politique moderne
des ressources humaines. Par ailleurs, les personnes
qui tiennent les rênes de l’entreprise par succession
s’avèrent souvent, malgré le stage sur le tas imposé
par leurs parents, ne pas avoir le profil requis.
Cette période de récession ne prête
pas franchement au family business qui
rend l’entreprise moins compétitive. La
conception d’un nouvel organigramme
va donc de pair avec une description
scientifique des postes, ainsi que des critères
de recrutement rigoureux qui supplanteront
la répartition des postes suivant le degré de
parenté. Clanisme et management ne font
pas un mariage réussi.
■ La gestion pondérée de la phase
intermédiaire
Pour gérer la phase intermédiaire, les
recettes varient. Certains entrepreneurs
demanderont aux banques le rééchelonnement
des dettes et expliqueront à leurs fournisseurs que
s’ils remboursent leurs dettes aux échéances prévues,
ils se retrouveront à court de liquidité. D’autres, au
contraire, décideront de vendre leur patrimoine pour
ne pas voir leur fortune engloutie dans les intérêts
des prêts bancaires. De toute manière, il faut éviter de
crouler sous l’endettement et empêcher à tout prix le
prolongement de l’impasse de trésorerie ainsi que la
diffusion de rumeurs de difficultés auprès des clients,
susceptible de nuire gravement à l’image de marque de
l’entreprise et d’alerter les fournisseurs.
Les patrons performants dans la tourmente
garderont à l’esprit que l’organisation rigoureuse et
dynamique de la phase intermédiaire est un passage
obligé vers une éclaircie. Un poste est même créé
à ce but : celui du manager de transition, auquel ils
pourront faire appel.
L’innovation
Une entreprise existe parce qu’elle répond à
un besoin économique de la société. Au coude à
coude avec ses compétitrices, elle devra privilégier
l’innovation pour croître et prospérer. La stratégie
d’affaires de rêve est de créer un nouveau produit
vivement souhaité, et qu’aucune autre entreprise
n’offre. Quiconque ambitionne les feux de la fortune
connaît les vertus de l’innovation. C’est grâce à
elle que Bill Gates et Paul Allen, cofondateurs
de Microsoft, Steve Jobs, fondateur d’Apple, et
tant d’autres illustres noms de l’informatique sont
devenus très jeunes multimilliardaires. La success
story la plus médiatisée reste évidemment celle de
Mark Zuckerberg, créateur de Facebook. A trente ans,
celui qui s’habille encore en jeans et en sweat-shirt,
loin de toute image stéréotypée du chef d’entreprise,
possède 17 milliards de dollars et le pouvoir de faire
rêver tous les jeunes de la terre. « S’il ne fallait retenir
qu’une vertu des technologies de l’information et
de la communication (TIC), ce serait celle-ci : la
possibilité d’offrir à chacun une tribune, un espace
de liberté et d’expression » (André Santini). C’est là
aussi que réside le secret de Facebook.
Mais l’innovation sert tout autant à redresser la
barre en temps de crise. Comment ? « Dans le hightech, mettre la technologie au service des besoins
des clients. Dans les secteurs traditionnels aussi,
laisser parler l’imagination. Dans la distribution, se
transposer sur Internet, ou, dans les villes, jouer la
proximité. Dans l’industrie, miser sur des produits
toujours plus pratiques, plus ergonomiques, plus
écologiques » (Gaëlle Macke). Plus facile à dire qu’à
faire ? Pas forcément. On ne voit pas comment les
grandes imprimeries libanaises pourront renouer
avec la croissance sans rétablir leur compétitivité, ni
comment rétablir leur compétitivité sans tabler sur
l’innovation. Le talent créatif de nos designers est là,
facile à perfectionner avec notre inclination naturelle
3
Clive Gardiner, « Fabrication de moteurs », 1928.
à l’art de vivre et à l’esthétique. Apporter notre culture
du design graphique et l’innover, s’adapter au goût
des clients et métisser : voilà qui dopera l’attractivité
de l’imprimerie libanaise. A la clé, les commandes
des pays de l’or noir – servis par les imprimeries les
plus sophistiquées, mais volontiers demandeurs de la
Lebanese touch.
L’innovation est en nous. Elle a besoin d’audace
pour se manifester. La petite voix intérieure parle aussi
bien aux managers qu’aux poètes. Il faut oser l’écouter.
Professionnaliser la communication d’entreprise
Tout entrepreneur moderne donnera une place de
choix à la communication. Il s’adjoindra les services
de communicants aux idées-phares. Mais n’est pas
communicant qui veut : « Le plus gros problème
avec la communication est l’illusion qu’elle a eu
lieu » (George Bernard Shaw). Une stratégie de
communication sera élaborée, définissant cibles,
messages-clefs, activités, outils de communication,
calendrier d’exécution et indicateurs de performance.
Le marketing d’entreprise a été jusqu’à
faire mine d’incarner la solidarité à des causes
humanitaires. L’insolent succès de Benetton en
est le parfait symbole. En recrutant le photographe
talentueux Oliviero Toscani et en choisissant, pour
écouler son stock de produits vestimentaires, les
thèmes du racisme, de la ségrégation ou du sida, de
l’homosexualité ou de l’environnement, Benetton a
multiplié ses ventes et son chiffre d’affaires est monté
en flèche. Echos médiatiques, polémiques, Benetton
défraie la chronique. Pour l’insolite stratégie de
communication, des indicateurs de réussite inespérés.
Conclusion ? Le redressement d’une entreprise
est bel et bien réalisable ; il ne s’agit pas d’un conte
de fée. Le monde du business regorge d’exemples
d’entreprises, tous secteurs confondus (chaîne de
télévision Canal+, brasseries Léon de Bruxelles,
société Renault, etc.), jadis à deux doigts de la faillite,
qui génèrent aujourd’hui des profits et dégagent un
résultat opérationnel positif… Bien entendu, les
modalités de sortie de crise font rarement l’économie
d’une transformation de l’ensemble de la vision
managériale : le salut arrive grâce à la mise en œuvre
d’une stratégie pertinente, à la capacité d’anticipation,
aux choix rigoureux, au sens de l’opportunité et à la
gestion au cordeau. A bon entendeur.
Les
entrepreneurs
sceptiques
pourraient
rétorquer : « Merci au Safir francophone pour la
leçon de management, mais on connaît déjà tout ça ».
Oui, mais l’avez-vous appliqué, notamment en ce qui
concerne… le family business ? ■
Ancien conseiller du ministre de l’Economie et du ministre
d’Etat pour la Réforme administrative, Leila Barakat est
aujourd’hui chef d’équipe d’experts dans un projet de
développement mis en œuvre en Jordanie.
Juin 2014.
4
DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE
Les chrétiens d’Orient
Responsabilité chrétienne et musulmane
Hyam Mallat
L
a question des chrétiens d’Orient constitue
autant un problème actuel qu’un défi d’avenir, et la
gravité du sujet dans les circonstances historiques
et politiques présentes est à la mesure de ce ProcheOrient constamment tourmenté par l’histoire.
En effet, au lendemain du retrait ottoman du
Proche-Orient en 1918, la France et la GrandeBretagne décidèrent de tracer des frontières et de créer
des États. Pour la première fois, cette région du monde,
dont l’existence était modulée sur la communauté, le
village, la famille, le clan et la tribu, se voyait dotée
d’États reconnaissant en droit l’égalité des citoyens
devant la loi. Cette fusion de l’État et de la communauté,
puis la volonté de prôner des valeurs nationales,
n’ont pas été très concluantes, car rapidement les
conflits politiques, les problèmes économiques,
les guerres avec Israël, le développement social
limité, la démocratie bafouée, les nationalisations,
les atteintes à la liberté individuelle, ont conduit à
« Illustration de l’hymne "Dans l'allégresse" », XVIème siècle.
la faillite de gouvernements qui
se voulaient pourtant nationalistes
Si le pape Jean-Paul II, suivi en cela par les
et progressistes, aboutissant à
une ré-assimilation de la religion
papes Benoît XVI et François, a bien relevé
dans la politique et à des pratiques
que « le Liban est plus qu’un pays, c’est
administratives négligeant souvent
l’égalité de traitement entre tous les
un message », c’est parce que la présence
citoyens.
chrétienne et son développement y sont
Or la création de sociétés
devenus une valeur ajoutée, engageant
homogènes représente un objectif
politique majeur, et le rôle des
une responsabilité musulmane par l’acquis
autorités publiques dans un pays
et l’osmose d’un témoignage commun
démocratique est de contribuer
islamo-chrétien vécu.
à la réalisation de cet objectif
en faisant comprendre à tous
les citoyens, qui appartiennent
à des communautés diverses, la nécessité de
C’est dans ce cadre général que se pose la
renforcer le lien national entre tous dans le cadre problématique historique et politique de la présence
de la citoyenneté, sans négliger pour autant les chrétienne en Orient et de son avenir. Identifier
appartenances communautaires dont la richesse les défis et baliser les adaptations constituent
constitue une originalité majeure de ces sociétés.
incontestablement un exercice périlleux, car auEn effet, il est rare qu’une société moderne ne delà des idéologies, des systèmes et des hommes,
connaisse des distorsions. Mais au lieu de la laisser toute analyse, quelles qu’en soient l’authenticité
se cristalliser sur ces disparités au point de les ou la rigueur, peut être prise en défaut, tant les
transformer en problème, la politique doit tendre interrogations se rapportent immédiatement à la
à faciliter une rencontre mutuelle rationnelle et croyance et à la foi. Aussi l’analyse doit-elle viser
convaincue des citoyens au sein de la société.
une problématique de civilisation tout en présentant
Andrea del Sarto, « Le Christ mort
avec la Vierge et des Saints ».
Nikolaos Tzafouris, « La Montée
au Calvaire », XV
ème
siècle.
des éléments de réponses qui, sans prétendre être
définitifs, se veulent néanmoins suffisamment fondés
pour une action d’avenir, tant au niveau des défis (A)
que des adaptations (B).
Les défis auxquels se trouvent confrontés les
chrétiens d’Orient sont à la fois sociologiques (recul
démographique, émigration, dislocation de la famille
et des structures sociales), religieux (relations des
chrétiens entre eux d’abord, avec l’islam ensuite,
évolution des relations entre l’islam sunnite et l’islam
chiite, tolérance) et politiques (répartition des rôles et
des fonctions, conflits idéologiques, nationalisations...).
Ce rappel rapide pourrait laisser supposer que la
situation générale des chrétiens, déjà éparpillés dans
leurs Églises, n’est plus qu’un combat d’arrière-garde
sur le plan politique et public. Pourtant, les réponses
instaurées de manière pragmatique ou institutionnelle
montrent bien que l’exercice politique équilibré et
juste est de nature à constituer une opportunité de
coopération et de permanence.
Les mouvements progressistes qui se sont voulus
laïcs pour promouvoir le développement de la société,
ont conduit à des régimes de dictature et de pauvreté,
aboutissant à une montée de l’intégrisme qui menace
aussi bien les structures sociales et économiques en
place que les nombreuses minorités existantes, dont
les chrétiens, malgré leur citoyenneté. La gravité de
la situation crée de nombreux risques de dérapage que
les pouvoirs politiques pourraient ne plus contrôler,
alors qu’une relation de civilisation entre l’islam et
le christianisme est un garant majeur de la stabilité
humaine et politique tout autour de la Méditerranée
et dans le Proche-Orient. Une grande ambiguïté
grève cette question ; le dialogue islamo-chrétien,
au-delà du principe de tolérance, constitue l’unique
mécanisme en réponse, engagé par des personnes
loyales chrétiennes et musulmanes qui tentent de le
mettre en place, de l’institutionnaliser et le développer
pour que les problèmes d’aujourd’hui ne deviennent
pas les drames de demain.
Les adaptations que les chrétiens d’Orient ont
su adopter au cours des siècles, se sont développées
autour de trois axes, à savoir la recherche de la
modernité, l’insertion dans la différenciation et le
dialogue islamo-chrétien.
Ce choc de la modernité qui n’a pas fini de se
résorber, constitue un apport majeur des chrétiens
d’Orient à l’Orient tout entier, car c’est dans les
questionnements de la modernité qu’une nécessaire
coopération, à travers la rencontre quotidienne, s’est
affirmée entre chrétiens et musulmans, les exigences
de la vie ayant permis de mieux comprendre que le
christianisme et l’islam appartiennent à la même
« La Vierge à l’Enfant », XVème
Michael Damaskenos, « La
Virgin, Madre della, « La
Objet d’art du trésor de la
siècle.
Cène », XVème siècle.
Miséricorde », XVème siècle.
cathédrale de Nancy.
SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2014
DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE
tradition abrahamique. Plus encore, cette rencontre
matérielle a développé chez les hommes des deux
grandes religions des comportements sociaux issus
d’emprunts réciproques. C’est là surtout que la
modernité a su agir, en poussant l’homme, dans son
comportement quotidien, à dépasser le fatalisme et
à affronter la liberté individuelle. Certes tout n’est
pas dit dans ce domaine mais le désenclavement de
la société traditionnelle et la poussée de la modernité
incitent incontestablement l’Orient à plus de
changements et d’ouverture, défié d’échapper à une
sclérose que les nouvelles générations chrétiennes et
musulmanes ne peuvent supporter sans révolte, ou
sans le recours à l’émigration.
Cette recherche de la modernité, qui se veut accès
homogène et uniforme de tous à la rationalité, à
l’humanisme et à la société d’aujourd’hui, n’a pas pour
autant banni les facteurs de différenciation provenant
de l’héritage communautaire, religieux et historique.
Or il ne s’agit pas pour les chrétiens ou les musulmans
d’oublier leur religion et leur histoire, mais de les
assimiler dans le cadre d’une vision transcendante
courageuse, vision que le dialogue islamo-chrétien
tente depuis des années de développer.
C’est dans le village de Bhamdoun au Liban
que se tint en 1954 la première rencontre islamochrétienne. Quels que soient les différents aspects,
les espérances et les difficultés de ce dialogue, il
apparaît comme un choix de civilisation que les
personnes et les institutions loyales et de bonne
volonté devront savoir organiser et développer. Et
c’est au Liban que chrétiens et musulmans doivent
se consacrer à ce dialogue, loin de toute composante
théologique de discussion, sans quoi on s’expose à
l’avenir à de graves errements dans tout le bassin
méditerranéen. Si le pape Jean-Paul II, suivi en
cela par les papes Benoît XVI et François, a bien
relevé que « le Liban est plus qu’un pays, c’est un
message », c’est parce que la présence chrétienne
et son développement y sont devenus une valeur
ajoutée, engageant une responsabilité musulmane
par l’acquis et l’osmose d’un témoignage commun
islamo-chrétien vécu.
Le Liban offre ainsi, à travers le dialogue islamochrétien, dans ce Proche-Orient et cette Méditerranée
des civilisations, un témoignage concret, vivant
et nécessaire, au service de la dignité humaine et
de la diversité communautaire. Il témoigne d’une
acceptation des hasards et des difficultés de l’histoire,
mais aussi d’acceptations mesurées entre christianisme
et islam, qui pourront amener les hommes à se conduire
en bâtisseurs, au service d’un idéal de liberté et de
progrès dans tout ce bassin méditerranéen. ■
Hyam Mallat a été président de la Caisse nationale de Sécurité
sociale puis des Archives nationales. Avocat et professeur de
droit à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a reçu le Prix
du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises
décerné par l’Académie française.
Juin 2014.
« La Résurrection », 1965 ?
5
Le questionnement des chrétiens
du Machrek
Nasri Al-Sayegh
D
epuis un siècle et demi que l’Orient arabe subit
des tribulations, des crises, des cycles de violence et
des modifications de la nature des pouvoirs ou des
modalités de gouvernance, ce sont toujours les mêmes
interrogations, le même questionnement, et bien que
les réponses soient nombreuses et distinctes, elles
aboutissent toutes à la cristallisation de l’angoisse au
sujet du destin et de la survie.
La première des questions était : « Qui sommes-nous ? ».
À l’époque de la Renaissance arabe, la réponse
qui s’offrait d’office était : « Nous sommes des
citoyens, et nous appartenons à des patries dans un
État en cours d’édification ».
La problématique de la citoyenneté était primordiale
pour ces pionniers chrétiens qui avaient épousé la
cause de l’arabité à ses débuts et celle du nationalisme
à son aurore. Ceux d’entre eux qui n’adhéraient pas à
cette cause ne constituaient qu’un petit nombre et se
considéraient comme une minorité apeurée, encerclée
par des majorités oppressives.
À l’époque de la lutte contre le colonialisme et
l’occupation, les chrétiens, actifs dans les plus hautes
sphères de la société, se sont organisés, non pas en tant
que communauté religieuse, mais comme des entités
dynamiques nanties d’une identité sociale et nationale,
tant en Palestine qu’en Syrie ou en Irak. Ainsi, les
Coptes se distinguèrent par leur attitude exemplaire,
revendiquant l’égalité avec leurs concitoyens sur la
base de l’appartenance à la patrie, quand ils refusèrent,
lors de l’établissement de la première constitution,
d’être « marqués » d’un quota.
Au Liban, les chrétiens dérogèrent à cette règle,
et l’entité libanaise se constitua sous la forme d’une
solution « difforme » ; la question des minorités
chrétiennes devint un élément de la crise et de la
discorde des années 1960.
Le legs chrétien à la politique n’était pas religieux,
sauf quand l’État se gangrena, que les autorités
usèrent d’autoritarisme et qu’elles divisèrent en
sectes la collectivité.
Et lorsque l’État se gangrène, ses composantes
se dissipent et les minorités choisissent soit de se
tourner vers l’extérieur en quête de protecteurs, soit de
s’installer sous l’aile du régime et du pouvoir.
À cette époque de tyrannie et d’autoritarisme
étatiques, en cette phase de neutralisation de la vie
politique et démocratique, la citoyenneté s’était
liquéfiée, les partis s’étaient étiolés, remplacés par
des courants religieux qui avaient hérité d’une scène
politique soudainement vidée des idéaux et des forces
de la société civile.
« Qui sommes-nous ? » n’était plus la question
fondamentale. Elle fut remplacée par une autre :
« Avec qui sommes-nous ? ». Le pouvoir en
place, dans chaque pays et région, était obnubilé
par une logique unique : assurer la protection à
ses partisans et évincer les opposants. À cette
époque, les communautés chrétiennes vivaient
confiantes en la pérennité de leurs croyances,
de leurs coutumes rituelles et de leur existence,
bénéficiant des « largesses » du pouvoir et de sa
protection économique et financière, passant pour la
« bourgeoisie de l’État », laquelle profite du régime
au même titre qu’une cour.
La violation de cette situation de fait s’est produite
au nord de l’Irak, au détriment des Assyriens, pour des
raisons historiques, culturelles et nationales précises.
Aujourd’hui cette violation s’est radicalisée avec la
vague « islamiste » du « Printemps arabe ».
À ce stade, la question a pris une tournure tragique :
« Avons-nous une place ici ? ». Cette question continue
de résonner, ne trouvant pas d’autre réponse que l’exode
ou l’angoisse sur son destin et son existence même.
Fondamentalement, cet Orient arabe est un musée
des civilisations, culturel et religieux. Ses « minorités »
sont une richesse, en elles-mêmes et dans leurs
relations avec les autres. Dans cet Orient-là, existent
toutes les catégories de chrétiens des origines, toutes
les catégories de l’Islam (groupes, sectes et doctrines),
toutes les catégories d’ethnies anciennes et nobles.
Et il aurait été possible, si s’étaient édifiés des États
nationaux, démocrates et civils, d’aboutir à un Orient
radieux et prometteur.
Hélas ! Notre lot est tout autre, dans cet Orient
arène de la violence religieuse et sectaire qui n’épargne
personne. Les chrétiens sont dans une situation critique
qui s’exprime par la crainte pour leur survie, les
sunnites et les chiites quant à eux, dans une situation
critique qui s’exprime par la violence, pendant que
les communautés et les groupes ethniques s’efforcent
encore de planter leurs « tentes » dans un « printemps
sanglant » en proie aux déchirements.
Il n’existe pas de complot visant à expatrier les
chrétiens de l’Orient. Les événements intérieurs
actuels s’en chargeront. ■
Nasri Al-Sayegh est le responsable de la page « Opinions et
perspectives » d’As-Safir.
Article paru dans As-Safir, le 18 décembre 2013, et actualisé
pour le Safir francophone.
« La Descente de Croix »,
Giovanni Bellini, « Le Baptême
Giovanni Bellini, « La Madone
« Le Christ bénissant »,
XVème siècle.
du Christ », 1500.
du pré », 1505.
(Mosaïque byzantine), XIIème siècle.
« La Crucifixion », 1965 ?
6
DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE
Le chrétien... martyr de la nouvelle carte du Moyen-Orient
Le déclin de la chrétienté dans la région : perspective historique
Sakr Abou Fakhr
L
a menace d’un désastre culturel, humanitaire, politique et historique plane
dans le ciel de l’Orient arabe. La Syrie historique, terre de la première chrétienté,
et la Palestine, pays du Christ, perdront dans les cinquante années à venir leurs
populations chrétiennes, menacées de disparition si la conjoncture actuelle de
persécution systématique se prolonge. Seuls survivront quelques communautés
éparses ou quelques moines dans leurs couvents, témoins du passé resplendissant
de cette Terre sainte.
À Bethléem, lieu de naissance du Christ, ou à Nazareth, qui a vu naître Marie,
mère de Jésus, ou bien à Jérusalem, témoin du chemin de croix du Christ, les
chrétiens sont en voie d’extinction. En Syrie, terre originelle du christianisme, des
premiers monastères et églises, terre qui a assisté à la conversion de saint Paul, les
chrétiens sont soumis à un déracinement dramatique. On détruit leurs quartiers,
on saccage et démolit leurs églises, leurs couvents et leurs villes historiques, telles
Maaloula, Saydnaya, Brad et Sadad, on kidnappe leurs évêques, on impose le voile à
leurs femmes et contraint bon nombre d’entre eux à se convertir à l’islam… L’exode
devient alors l’unique issue de survie. En Irak, les chrétiens sont en train de se
transformer, comme les sabéens, en créatures de musée ; en une seule décennie, de
2003 à 2013, six cent mille chrétiens ont dû fuir leur terre natale.
Forcer les chrétiens de l’Orient arabe à abandonner leurs propres pays, c’est
anéantir les facteurs de diversité et de civilisation de la région, et précipiter le
processus de désertification intellectuelle, religieuse et sociale, quand on sait que
les contrées qui s’étendaient du « pays entre les deux fleuves » (la Mésopotamie)
à la Syrie antique, ont été les témoins de la naissance de la chrétienté et de sa
Forcer les chrétiens de l’Orient arabe à
abandonner leurs propres pays, c’est anéantir les
facteurs de diversité et de civilisation de la région,
et précipiter le processus de désertification
intellectuelle, religieuse et sociale.
Détail du vitrail du Martyre de Saint-Jean sous l’empereur Domitien, 1965 ?
propagation. C’est à Antioche que les premiers disciples du Christ furent pour
la première fois appelés chrétiens. À Damas, Saul de Tarse se convertit et devint
Paul ; on y vit l’émergence de Titianus, de Justinien, de Bardesane, de saint Jean
Chrysostome, de Nestorius et beaucoup d’autres, ceux-là mêmes qui établirent
l’âge d’or de la chrétienté. Au nord d’Alep, ainsi qu’à Damas, au Hauran et en
Palestine, la chrétienté se propagea avec vigueur, parvenant jusqu’à Mardin et
Antioche, et devenant la religion dominante de la Syrie historique dans ses deux
parties : araméenne orientale (Assyrie) et araméenne occidentale syriaque (Syrie).
Parce qu’il avait aussi hérité des religions anciennes leurs symboles des mystères
sacrés et leurs croyances archaïques liées à la fertilité, le christianisme trouva un
écho favorable chez ces populations, d’où leur élan vers la conversion. (…)
La persécution des chrétiens, dans sa dernière phase, s’est manifestée tout
d’abord sous l’Empire ottoman, qui fit de Constantinople, historiquement capitale
de la chrétienté, la cité islamique d’Istanbul ; puis la politique d’ottomanisation au
19ème siècle entraîna la migration d’un grand nombre d’assyriens et de syriaques.
À cette époque, les Turcs, épaulés par certains groupements kurdes, commirent
des massacres systématiques de chrétiens, entraînant d’innombrables victimes,
dont l’ecclésiastique et orientaliste chaldéen Ibrahim Addaï Scher, tué en 1915,
ou le patriarche assyrien Benyamin Chamoun, tué en 1918. La tristement célèbre
Firak Al-Khayyala Al-Hamidiyya (« Unité de cavalerie hamidienne ») répandait
partout la mort, massacrant surtout des populations arméniennes, mais aussi
syriaques et assyriennes.
Le début du déclin
Les massacres turcs à l’origine des migrations
À l’époque de la présence turque au Levant, en Irak et en Égypte, le nombre de
chrétiens est évalué à seize millions de personnes environ (neuf millions en Irak,
quatre au Levant, deux et demi en Égypte). Mais en 2010, selon des estimations
approximatives, le nombre de chrétiens dans ces pays ne dépassait plus les douze
millions (deux millions en Syrie, un en Irak, huit en Égypte, 360 000 en Palestine
et Jordanie, 1,3 million au Liban). Si les chrétiens avaient suivi une croissance
démographique normale, ils devraient compter actuellement près de cent millions
de personnes, voire plus. Parmi les facteurs de décroissance, on trouve la conversion
de beaucoup de chrétiens à l’islam suite aux persécutions, aux coercitions et à un
endoctrinement quasi permanent, mais aussi leur migration vers l’Ouest à partir de
la première moitié du 19ème siècle, et qui ne s’est plus interrompue depuis.
Depuis le milieu du 9ème siècle, et durant le conflit avec les Perses, les Turcs
s’allièrent avec certaines tribus kurdes. Ils leur octroyèrent même un émirat, celui
de Bohtan, en plein cœur de la région syriaque de Jéziret Ibn Omar. Mais en
1842, les Kurdes, sous le commandement de leur émir Badr Khan, lancèrent des
attaques féroces contre les chrétiens et les yézidis (issus d’une ancienne religion
monothéiste), exterminant des milliers de syriaques nestoriens et de yézidis
dans les régions de Tor Abdine et d’Hakkari. Les régions chrétiennes furent
progressivement occupées par les tribus kurdes et turkmènes. En 1895, les chrétiens
furent victimes de génocides à Diyarbakir, Raha, Mardin, Nisibin, Miafarkine,
Tor Abdine et Viranşehir. Les assyriens furent presque totalement éradiqués de
Tor Abdine, Mardin, Diyarbakir, Amed, Siirt et Hakkari (en Turquie) ainsi que
SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2014
DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE
d’Urmiah (en Iran). Les chrétiens de la région de Mardin, qui comptait près de
200 000 syriaques à la fin du 19ème siècle, furent réduits à trois mille âmes. À Tor
Abdine, parmi les sept cents moines qui vivaient là, deux seulement survécurent.
La ville de Mardin, occupée par les Turcs, fut offerte aux factions kurdes après
que les habitants arabes et syriaques en furent chassés. Ces derniers migrèrent en
Syrie et s’installèrent dans la ville d’Amouda et ailleurs. La Turquie, qui comptait
au 19ème siècle plusieurs millions de chrétiens, n’en recense plus que 150 000 vers
la fin du 20ème siècle. Et n’oublions pas dans le même contexte le génocide des
Arméniens, précisément les massacres du 24 avril 1915 qui provoquèrent leur
fuite vers Alep, Deir El-Zor et l’Irak.
L’Irak
En Irak, des massacres furent perpétrés contre les chaldéens, les syriaques et
les assyriens, qui constituent à la base un seul peuple, notamment à Simele, le 7
août 1933, où trois mille assyriens tombèrent, poussant ceux qui survécurent à
émigrer vers la Syrie et le Liban, puis vers la Suède, le Canada ou l’Australie.
N’oublions pas aussi les massacres de Soria, en 1969.
Aujourd’hui un nombre restreint de chrétiens survit encore dans la plaine de
Ninive, après les agressions perpétrées plus récemment par des factions islamistes
salafistes ou des groupuscules kurdes, organisés ou anarchiques. Des opérations
d’épuration des chrétiens ont eu lieu dans les quartiers de Dora, Al-Mahdi et AlBiaa, à Bagdad. Le nord de l’Irak, qui dénombrait 150 000 chaldéens et assyriens
en 1991, n’en compte plus désormais que 20 000 tout au plus. Jusqu’en 1978,
le nombre global des chrétiens en Irak était approximativement d’un million et
demi ; en 2003, après l’occupation, ils ne sont plus que 600 000, dont la majorité
réside dans la plaine de Mossoul. À l’époque, plus de mille chrétiens ont été tués,
deux cents kidnappés, dont quarante femmes, soixante églises ont été détruites à
Mossoul, à Bagdad et dans d’autres régions. Ajoutons à cela la perte de leurs villes
historiques, telles Erbil (qui signifiait en assyrien les « Quatre dieux »), Zakho,
Duhok, Karkouk et Mossoul, agglomérations initialement chrétiennes et qui ont
été progressivement « kurdisées » et islamisées.
7
La Syrie
Le nom de la Syrie vient du syriaque, comme la plupart des noms de lieux en
Syrie (et au Liban, bien sûr). Jusqu’à nos jours, Maaloula, Saydnaya, Jubadine et
Bakha parlent l’araméen et le syriaque, malgré leur cohabitation avec un grand
nombre de musulmans. Au début du 20ème siècle, les chrétiens représentaient en
Syrie presque 20% de la population. En 1956, leur nombre diminue jusqu’à 15%,
et au début du 21ème siècle il oscille entre 8 et 10%, un chiffre en chute libre depuis
la guerre et les crimes commis par les salafistes. Prenons l’exemple de Raqqa, qui
comptait 600 000 chrétiens en 2012, et qui n’en dénombre plus que 50, après être
passée sous le contrôle de « l’opposition » ; cette ville pourrait bientôt ne plus en
abriter un seul. À Hassaké, les chrétiens formaient 30% de la population, dans la
vallée du Wadi Al-Nassara, 65%, à Alep, 25%. Si les massacres se poursuivent,
ces chiffres iront bientôt se momifier dans la mémoire d’archives poussiéreuses.
La Syrie avait commencé à se vider de sa population syriaque après le génocide
d’Amouda, commis par Saïd Agha. Puis, en 1941, les syriaques melkites subirent
une féroce attaque qui, si elle échoua, ne les préserva pas pour autant des troubles
et des saccages commis par les Kurdes fuyant la Turquie, et qui eurent bientôt
achevé de consacrer l’hégémonie totale de l’Empire ottoman sur Al-Malikiya, AlDarbassiya et Amouda. C’est ce qui arriva également dans la ville historique de
Nisibin, que ses habitants chrétiens désertèrent après l’annexion turque. (…)
Rester sur sa terre
Pourtant, au Levant et en Égypte, les chrétiens arabes se sont accrochés à leur
patrie, n’abandonnant leur terre que dans des situations de détresse ou pour des raisons
économiques, parfois par désir d’aventure, partant à la recherche d’une vie meilleure.
Ils ont subi avec patience la persécution turque et ils ont souvent combattu pour la
liberté, l’égalité et la justice. Dans l’espace du monde arabe, ils ont apporté leur esprit,
excellant en littérature ou en poésie, et leur culture continue d’imprégner de son souffle
vivace cette région infestée par le crime, le sang, la racaille et l’intégrisme. ■
Sakr Abou Fakhr est un journaliste politique.
Article paru dans As-Safir, le 19 décembre 2013, et actualisé pour le Safir francophone.
Destruction d’églises à
Maaloula, par des membres
du Front Al-Nosra, groupe lié
à Al-Qaïda – la majorité des
habitants chrétiens de cette
ville syrienne réputée pour
ses refuges troglodytiques
des premiers siècles du
christianisme, parlent encore
l’araméen, la langue du Christ.
Anwar Amro/AFP
Source : Internet
Source : Internet
Les chrétiens arabes : des pionniers de la culture en Orient
Sakr Abou Fakhr
L
e mouvement de renaissance qui s’est déployé au lendemain
de l’occupation de l’Égypte par Napoléon Bonaparte, en
1798, a été initialement alimenté par les chrétiens. Les
musulmans ont suivi un peu plus tard, trop consternés dans
un premier temps par les bouleversements survenus dans
les contrées de l’Islam, en Égypte en particulier, et essayant
d’analyser les causes et les conséquences d’un événement
aussi catastrophique.
Pionniers dans les domaines de la culture et de la presse,
les chrétiens ont fondé de nombreux journaux, revues, partis,
universités et associations devenus des phares dans les
domaines de la science et de la culture.
Le premier journal arabe, Mir’ât Al-Ahwal
(« ‫)» ﻣﺮﺁﺓ ﺍﻷﺣﻮﺍﻝ‬, a été publié par l’Alépin Rizkallah Hassoun,
à Istanbul, en 1855. Et le premier journal arabe à être paru en
Amérique a été créé par deux frères émigrés, Ibrahim et Najib
Aarbili de Damas, en 1888 ; il a été baptisé Kawkab América
(« ‫)» ﻛﻮﻛﺐ ﺃﻣﻴﺮﻛﺎ‬. Parmi les revues et journaux les plus importants
publiés aux 19ème et 20ème siècles par des chrétiens érudits, on peut
mentionner : Al-Hilal (« ‫ » ﺍﻟﻬﻼﻝ‬- Gergi Zeidan), Al-Mouqattam
(« ‫ » ﺍﻟﻤﻘﻄﻢ‬- Farès Nemr, Yaacoub Sarrouf et Chahine Makarios),
Al-Machreq (« ‫ » ﺍﻟﻤﺸﺮﻕ‬- Louis Chikho), Al-Diya’ (« ‫» ﺍﻟﻀﻴﺎء‬
- Ibrahim Al-Yazigi), Al-Jinane et Nafir Souriya (« ‫» ﺍﻟﺠﻨﺎﻥ‬
et « ‫ » ﻧﻔﻴﺮ ﺳﻮﺭﻳﺎ‬- Boutros El-Boustany), Al-Janna puis
Al-Jonayna (« ‫ » ﺍﻟﺠﻨﺔ‬puis « ‫ » ﺍﻟﺠﻨﻴﻨﺔ‬- Salim El-Boustany),
Al-Bassir (« ‫ » ﺍﻟﺒﺼﻴﺮ‬- Rachid Al-Chamil), Al-Ahram (« ‫» ﺍﻷﻫﺮﺍﻡ‬
- Salim et Béchara Takla), Al-Adib (« ‫ » ﺍﻷﺩﻳﺐ‬- Albert Adib),
Che’r (« ‫ » ﺷﻌﺮ‬- Youssef Al-Khal), Hiwar (« ‫ » ﺣﻮﺍﺭ‬- Tawfic
Sayegh), et bien d’autres.
Par ailleurs, les chrétiens ont fondé le Collège protestant
syrien à Beyrouth, en 1866 (devenu par la suite l’Université
américaine de Beyrouth), l’Université Saint-Joseph (des
Jésuites), en 1875, ainsi que les écoles Aïn Warqa et
Aïntoura, et les écoles russes (Al-Maskoub), en Palestine,
au Liban et en Syrie. De plus, les chrétiens damascènes ont
créé en Égypte Dar Al-Maaref (fondée par Najib Mitri).
Youssef Touma El-Boustany a fondé la Bibliothèque arabe.
Et la première impression en caractères arabes est sortie des
presses de l’Imprimerie orthodoxe d’Alep, édifiée en 1706
par Abdallah Al-Zakher. Al-Mounjed Fi Al-Loughat (Le
Dictionnaire Mounjed des langues) a été mis en circulation
par le père Louis Al-Maalouf (originaire du village de
Dâma, dans le Jabal Al-Arab, au sud de la Syrie), tandis que
Al-Mounjed fi Al-E’lâm (Le Dictionnaire Mounjed des noms
propres) a été composé par le révérend Ferdinand Tawtel,
moine alépin.
Les esprits éclairés qui se sont le plus illustrés parmi
les chrétiens arabes, à l’époque de la renaissance et
ultérieurement, sont Adib Is’hac (Arménien de Damas),
Nassif Yazigi, Ibrahim Yazigi, Gabriel Al-Dallal, Jabr
Doumit, Germanos Farhat, Boutros El-Boustani, Emile
Rihani, Ahmad Farès Chidiac, Saïd Al-Chartouni, Francis
Al-Marache, Chebli Al-Chamil, Philippe Hitti, Bendaly
Jawzi, Khalil Al-Sakakini, Najib Nassar (patron du Carmel),
l’évêque Grégoire Hajjar (évêque des Arabes), l’évêque
Ilarion Kabbouji (l’évêque « fédaï »), l’évêque Atallah
Hanna (le patriarche « résistant »), le père Ibrahim
Aayyad (le père « combattant ») ainsi que Constantin
Zureiq, originaire de Damas, l’Alépin Edmond Rabbath,
Farès El-Khoury, Gebraïl Jabbour, Albert Hourani,
Akhtal Al-Saghir (Béchara El-Khoury), le poète rural
Rachid Salim El-Khoury, Georges Antonios, Gebran
Khalil Gebran, Mikhaïl Neaymé, Georges Saydah et
Nassib Arida.
En plus de toutes ces personnalités, de nombreux
chrétiens arabes ont contribué à la renaissance
linguistique, scientifique, technique et artistique, tels
Assaad Mofleh Dagher, Philippe de Tarazi (historien de la
presse arabe), Mgr. Youssef el Debs (auteur de L’Histoire
de la Syrie), Louis Awad, Najib Al-Rihani (d’origine
irakienne, son nom de naissance est Najib Rihana), Halim
Al-Roumi, Kamal Nasser, Kamal Al-Salibi, Edward Saïd,
Jabra Ibrahim Jabra, Fayez Sayegh, Anis Sayegh, Youssef
Sayegh, et avant eux, Salim Al-Naccache, Aziz Eid,
Georges Abyad, Amine Atallah, Béchara Wakim, Bachir
Farès et des centaines d’autres.
Sans l’apport de tous ces hommes de lettres et de science,
la vie culturelle arabe contemporaine n’aurait pas pu être à la
hauteur du rayonnement qui a été le sien pendant plus de cent
ans. Elle aurait probablement été terne, sèche et désertifiée,
sans le moindre attrait. ■
Article paru dans As-Safir, le 23 décembre 2013, et actualisé pour
le Safir francophone.
8
LA PAGE DE TALAL SALMAN
Les chrétiens, précurseurs de l’arabisme
Talal Salman
J’
ai grandi et ai été formé par d’éminents professeurs qu’il se transforme en « État islamique ». En revanche,
d’histoire, de sociologie, tous des précurseurs qui prônaient tous tiennent à ce qu’il demeure une patrie et un
l’arabisme, considéré comme l’identité majeure de cette havre de sécurité pour tous ses habitants, et pour les
terre et de ses habitants, comme le lien « sacré » entre les chrétiens autant que pour les musulmans... Je suppose
populations qui s’étendaient du Golfe à la Méditerranée. que le partenaire musulman libanais ne voudrait et
Ce n’est que bien plus tard que j’ai constaté que ces « pères n’accepterait aucune modification de l’identité du pays
fondateurs », dans leur écrasante majorité, étaient des ou de son mode de gouvernement.
Or de nouvelles « entités », engendrées dans la
chrétiens... Depuis mon plus jeune âge, la passion de mon
père pour la lecture m’avait facilité l’accès à ce monde, lui douleur, menacent les peuples de toute la région, autant
qui avait grandi presque illettré, mais qui, par un heureux dans leur majorité que dans leurs minorités, justement
concours de circonstances, s’était fait par la suite des amis parce qu’a été sapée l’identité unificatrice qui privilégie
parmi les premiers instituteurs de l’École publique arrivés le nationalisme et la foi en un destin commun, et qui
à Chmestar, notre village, et s’était ainsi trouvé encouragé à rejette le repli sur son appartenance minoritaire.
(…) La récupération des anciennes thèses de la pensée
la lecture, affermissant son inclination pour la poésie.
C’est ainsi que, sans l’avoir voulu, j’ai abordé très islamique et l’émergence d’organisations islamistes,
jeune l’œuvre des géants de la littérature, de l’histoire, salafistes et fondamentalistes, constituent une menace
et bien sûr, de la poésie. Se sont cristallisés dans ma réelle pour la majorité arabe dont la religion est l’islam. Ces
conscience émotionnelle les noms de Georgi Zaydan, mouvements s’acharnent à réislamiser des musulmans qui
Nassif Al-Yazigi, Ibrahim Al-Yazigi et bien d’autres. À ne voient pas dans la religion une identité politique, mais
l’orée de l’adolescence, mes professeurs m’ont fait faire un chemin qui conduit vers Dieu. Voilà pourquoi cette
la connaissance du grand maître Boutros Al-Boustany, à écrasante majorité d’Arabes et de musulmans ne sont que
travers son journal Nafir Sourya, et celle de Nagib Azoury, des infidèles en puissance aux yeux des fondamentalistes,
avec son ouvrage Yakzat Al-Arab (L’Eveil des Arabes), puis qu’ils soient Frères musulmans ou salafistes.
quelqu’un me fit également découvrir Yakzat
Al-Oummat Al-Arabiyya (L’Eveil de la nation
arabe). Par la suite j’ai lu Nahnou wal Tarikh
Les pionniers de l’arabisme, qui l’ont
(L’Histoire et nous) de Constantin Zreik
défendu en tant qu’idée, doctrine et
ainsi qu’une partie des ouvrages d’Edmond
Rabbath. Adolescent, j’ai aussi été saisi par
appartenance, étaient principalement
l’œuvre de Gibran Khalil Gibran et interpellé
des intellectuels chrétiens libanais.
par ses lettres politiques témoignant de sa
fibre nationaliste, c’est-à-dire arabe.
(…) Je me suis de plus en plus intéressé
La grande majorité du peuple égyptien n’a ainsi pas
aux livres d’histoire, aux écrits idéologiques et à l’évolution
de la pensée de nos illustres prédécesseurs. C’est ainsi accepté la gouvernance des Frères musulmans, élevés au
que je me suis initié aux œuvres des idéologues qui ont pouvoir par un concours de circonstances. Les Égyptiens
élaboré la doctrine du nationalisme, dont le premier était sont majoritairement musulmans, mais ils veulent un État
le leader du Parti social nationaliste syrien, Antoun Saadé, civil de pleine concitoyenneté entre musulmans et coptes,
et bien plus tard après lui, Michel Aflak, avec ses thèses ceux-ci ayant été les pionniers dans la fondation des
autour du Baas et de la nation unifiée. J’ai lu des études structures constitutionnelle et juridique de cet État, il y a
où la conscience de l’histoire se mêle à la connaissance de près d’une décennie. De la même manière, en Tunisie, le
la géographie pour mieux cerner l’identité des peuples et gouvernement dans lequel les Frères musulmans ont occupé
appréhender en profondeur les fluctuations du passé en vue une place de choix, n’avait pas les capacités requises pour
de construire l’avenir. Plus tard, j’ai fait la connaissance durer et s’enraciner dans un pays où la foi du peuple est
du docteur Georges Habache (surnommé « Al-Hakim ») loin d’avoir constitué un obstacle à la proclamation d’un
et de ses compagnons de lutte qui, stimulés dans leur État civil. Quant à la Syrie, précurseur de la laïcité dans
quête identitaire par la Naqba de Palestine, ont fondé le l’Orient arabe, État où la religion était pour Dieu et la patrie
pour tous, voilà qu’elle est actuellement dévorée par une
Mouvement des nationalistes arabes.
Je me suis peu à peu approprié le concept de guerre civile sous bannière islamiste, ce qui n’atténue pas
l’arabisme légué par les pères fondateurs, ainsi que sa pour autant la part de responsabilité du régime dans ce qui
doctrine, qui a été combattue, et l’est encore avec férocité, est advenu du pays. Enfin l’Irak, qui était un État laïque, ne
accusée par certains de ses adversaires d’être l’ennemie cesse d’être déchiré par des guerres de sectes et d’ethnies.
L’arabisme signifie l’évolution des peuples de la
de l’islam, et par d’autres, de dissimuler au contraire
un islam masqué. J’ai eu peut-être la chance de grandir région, avec leurs majorités musulmanes, vers l’édification
à une époque de lutte, à la fois contre la colonisation d’un État civil qu’ils n’ont jamais connu, ni sous le califat,
occidentale et l’expansion agressive d’Israël, époque ni sous le sultanat arborant des préceptes islamiques.
dont l’un des hauts faits glorieux fut l’échec de l’attaque Les islamistes traitent les
défenseurs et les adeptes de
tripartite contre l’Égypte, en automne 1956...
A cette époque-là, mon éveil politique l’arabisme comme le font les
s’accomplissait. J’ai alors constaté, de manière tangible, takfiristes ; c’est-à-dire qu’ils
que ce qui unissait les peuples de la terre arabe était leur sont prêts à les excommunier,
histoire commune et que ce qui les divisait au premier les considérant comme des
chef était la politique, qu’elle soit dictée par l’étranger hérétiques ou des apostats.
Alors que les Arabes
ou qu’elle résulte de conflits locaux autour du pouvoir.
reconnaissent, en général,
le rôle pionnier de leur
L’arabisme confronté à l’islam politique
Tous les Arabes, du Machrek au Maghreb, sont concitoyens chrétiens dans la
attachés à la sauvegarde du Liban, voire de « l’exception promotion de l’arabisme et
libanaise ». Aucun Arabe ni aucun Libanais ne voudrait l’élaboration de son système
de pensée, les tenants du confessionnalisme, qu’ils soient
musulmans ou chrétiens, essaient de nier cette vision
de leur identité et, ambitionnant le pouvoir, cherchent à
exploiter la religion à des fins politiques. Il n’y a aucune
différence entre celui qui accepte que l’Égypte soit régie
par l’islam et celui qui réclame une part du pouvoir
pour les chrétiens en parlant de partenariat sur une base
confessionnelle, juste pour se garantir une portion du
gâteau. Tous deux empêchent l’établissement de l’État
et font peu de cas de la citoyenneté, ce qui constitue, en
parallèle, une reconnaissance implicite de l’entité sioniste
en tant que nation pour les juifs du monde entier.
La promotion de l’arabisme par les chrétiens
Ce qui frappe l’observateur au milieu des graves
bouleversements politiques au Liban et dans la région,
c’est l’émergence d’une hostilité à l’encontre du concept
d’arabisme, et cela dans les milieux mêmes qui en avaient
abrité les pionniers et avaient encouragé les tentatives
de le formuler politiquement, indépendamment de son
degré de réussite ou d’échec.
Il faut reconnaître que les partis qui avaient défendu
l’arabisme, en ont abandonné les principes aussitôt
arrivés au pouvoir – le plus souvent après un coup
d’État militaire. Toutefois, renier son identité arabe sous
prétexte de s’opposer à ces régimes qui ont camouflé
leur dictature sous des slogans nationalistes, qu’ils soient
baasistes ou nationalistes arabes, relève plus de l’autoduperie et ne sert nullement à contrer l’ennemi ; cette
attitude précipite plutôt l’abandon de l’arabisme par les
musulmans, tentés alors d’embrasser l’islam politique et
les mouvements fondamentalistes.
Par ailleurs, l’isolationnisme des chrétiens et leur
rupture avec la réalité constituent une illusion mortelle,
tout comme leur attente d’un secours international qui
les protègerait contre la grande majorité de leurs voisins,
dans leurs propres pays, alors que ceux-ci sont des
victimes tout autant qu’eux, sinon plus. Ainsi, ce sont
aujourd’hui les discordes et la guerre civile qui dessinent
les contours de nos lendemains, dans une région qui
tâtonne toujours pour trouver son chemin vers l’avenir.
Les pionniers de l’arabisme, qui l’ont défendu en tant
qu’idée, doctrine et appartenance, étaient principalement
des intellectuels chrétiens libanais, accompagnés de
quelques Syriens et Palestiniens. Ils l’ont annoncé,
et il s’est répandu dans tout l’Orient, en réponse à
l’ottomanisation bien sûr, mais aussi et surtout pour
établir l’identité originelle des peuples de cette région,
dans leur histoire commune, passée et présente, et pour
un devenir commun. (…) ■
Article paru dans As-Safir, le 1er février 2013, et actualisé
pour le Safir francophone.
Eglise et site de baptême en Jordanie.
Manuel Belleli