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SUPPLÉMENT MENSUEL PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS JUIN 2014 LE SAFIR FRANCOPHONE Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe ÉDITORIAL Talal Salman L’exode des chrétiens est un projet sioniste L es fondateurs de la presse arabe en Égypte – Al-Ahram, Dar Al-Hilal, Al-Moktataf et la plupart des publications culturelles et scientifiques – étaient tous des Libanais chrétiens, surnommés « Al-Shawwam » (« Les Levantins ») par les Égyptiens. Ces penseurs chrétiens ont été les premiers à donner l’alerte face au danger du sionisme. Ils ont dénoncé la constitution d’une entité israélienne en Palestine, comme une implantation colonialiste soutenue par l’Occident ; celui-ci ne cessait en effet d’obnubiler les populations de l’Orient arabe par la peur de l’avenir, dans le seul but de raffermir l’existence d’une entité séparatiste qui allait inciter chacun à considérer son voisin et frère comme un ennemi, et l’identité unificatrice arabe comme une source de danger pour les spécificités nationales. La grande révolution arabe s’acheva par une série de tromperies qui aboutirent à une nouvelle partition de l’Orient arabe, à travers les accords de Sykes-Picot, lesquels ont ouvert le chemin à la Déclaration de Balfour. On a alors assisté au partage britannique et français du Machrek et à la création d’entités politiques nouvelles, toutes fragiles et inaptes à préserver leur indépendance, mais utiles en revanche pour paver la voie à l’implantation de l’entité sioniste sur la terre de Palestine, à l’ombre des bannières vacillantes de l’impuissance arabe. L’échec dans l’affrontement de l’ennemi israélien à travers ses guerres ouvertes contre les terres arabes depuis l’avènement du colonialisme occidental et le morcellement de la région en pays vulnérables, incapables de défendre leur existence, n’est que la conséquence inévitable de la division et de la désagrégation... Et il est évident que la faiblesse arabe décuplera toujours la force de l’ennemi, qui a été conçu et bâti de manière à être plus puissant que la somme des États délabrés au sein desquels il a été transplanté. Ce n’est pas la religion qui a fabriqué Israël. Le mythe de la religion n’a été mis en avant que L’exode des chrétiens est un projet sioniste, même si ses apôtres sont des extrémistes au sein de l’islam, dont ils ont dévié et renié tout caractère éthique. Andreas Pavias, « La Crucifixion », XV ème siècle. pour camoufler le projet de colonisation, parrainé par l’Occident et l’Orient, lesquels continuent à couver Israël, afin qu’il demeure plus puissant que l’ensemble des États arabes qui ont été engendrés faibles et fragiles. Ces pays sont actuellement en péril, courant le risque de la désintégration dans des guerres civiles dont les dénouements seront longs à se produire. Tous ces facteurs réunis consolident l’entité israélienne, affaiblissent le monde arabe, le rendant impuissant à rivaliser ou à affronter l’ennemi, ou même à assurer la survie de ses États, lesquels finiront par être transformés en réserves israéliennes. Et l’exode des chrétiens est un projet sioniste, même si ses apôtres sont des extrémistes au sein de l’islam, dont ils ont dévié et renié tout caractère éthique. C’est peut-être aussi le dessein des dirigeants de certains pays occidentaux, empressés à morceler cette région pour se garantir leur part des richesses de la terre et de ses ressources. ■ Talal Salman est le président-directeur général et le rédacteur en chef d’As-Safir. Déraciner les chrétiens d’Orient, c’est abolir une partie de nos propres racines et risquer de nous retrouver tous en perte d’ancrage et de mémoire. Lire en p.4 notre dossier sur les chrétiens de l’Orient arabe. Rédacteur en chef : Talal Salman Directrice de la publication : Leila Barakat Contributeurs : Sakr Abou Fakhr, Nasri Al-Sayegh, Hyam Mallat Supervision de la traduction : Johnny Karlitch Traducteurs : Samia Bitar, Fadia Farah Correctrice : Anne van Kakerken Photographe : Manuel Belleli Maquettiste : Ahmed Berjaoui Remerciements à Catherine Cattaruzza pour sa collaboration à la conception graphique. Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat. Publié grâce au soutien des éditions [liR]. Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban Courriel : [email protected] 2 MANAGEMENT Gérer votre entreprise en temps de crise Leila Barakat L’ économie libanaise broie du noir. Ressusciter, rebondir, redémarrer, renaître… : tel semble être aujourd’hui le lexique obsessionnel de nombre d’entreprises. La baisse de leur chiffre d’affaires est dramatique. La faute au « printemps arabe », avec ses chambardements politiques et économiques. Gel des transports entre pays limitrophes, chute libre des taux de change de certaines monnaies nationales, diminution dramatique du pouvoir d’achat des populations appauvries par la guerre, consommation en berne : une tempête financière sans précédent. Enfin, entreprises hôtelières et sociétés de luxe beyrouthines guettent désespérément – et en vain – les rares touristes. Il n’est pas de remède miracle, mais nous souhaitons synthétiser l’essentiel des mesures managériales à prendre : repenser la stratégie d’entreprise, créer des think tanks (laboratoires d’idées) sectoriels, diagnostiquer, restructurer, recourir à l’innovation, professionnaliser la communication. Le point fort de ce sauvetage épique ? La restructuration, bien entendu. Ainsi que l’abandon d’activités ou de lignes de produits, le recours à la sous-traitance, la conception d’un nouvel organigramme et la réduction des coûts. Un programme managérial sur mesure où nous n’hésiterons pas à recommander d’en finir progressivement avec le family business qui caractérise les entreprises du pays des cèdres, tous secteurs confondus. A l’échelle internationale, quelques expériences entrepreneuriales nous serviront de modèles. A l’échelle locale, l’entreprise industrielle de l’imprimerie fait figure d’anti-modèle – un secteur où le Liban est pourtant pionnier, au point d’être surnommé « l’imprimerie du monde arabe ». Pourquoi ce choix ? Rappelons avec Victor Hugo que « l’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et qui en revêt une autre (…) ». « L’imprimerie est apparue, le livre a commencé de voyager parmi les peuples, et notre humanité, presque tout de suite, a changé de visage, de démarche, de propos et de pouvoirs. » (Georges Duhamel) Repenser la stratégie d’entreprise Il est absurde d’affronter l’inconnu sans vision d’avenir. « Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va » (Sénèque). Une stratégie s’impose. Des stratégies d’entreprises qui se sont révélées payantes ? Nul meilleur exemple que celui du low-cost : vols charters, repas à un dollar aux Etats-unis ou cuisines à prix cassés d’Ikea, le numéro un de l’ameublement dans certains pays d’Europe. Mais une stratégie figée ne saurait mener à bon port. Périodiquement elle doit être révisée. A cet exercice, les entreprises de luxe se sont déjà prêtées. En gros, le luxe n’est plus toujours du luxe : conçu initialement pour les plus riches, il change de cible et vise désormais les classes moyennes, à l’assise plus large. Pour économiser les coûts de la main-d’œuvre, il exporte ses maisons de production en Chine. Les maisons de la haute maroquinerie ne misent plus uniquement sur des sacs en série limitée qui se monnaient à prix d’or. Pour seulement 230 euros, la gent féminine moins nantie peut s’offrir un sac Gérard Darel, par exemple, et s’identifier à la clientèle huppée d’un monde auquel elle n’appartient pas. Avoir une stratégie et l’actualiser : c’est au pays du lait et du miel que la leçon doit être entendue. Les stratégies des grandes imprimeries y sont mal pensées. Jadis très prisées par les pays avoisinants (et même par certains pays européens), celles-ci ont acquis des machines ultra-sophistiquées pour pourvoir aux commandes juteuses passées par certains régimes. Avec la chute de ces derniers, certaines livraisons n’ont pas été payées ; pire, les machines au coût faramineux ne trouvent plus qui les faire fonctionner. La suite est classique : surendettement des imprimeries concernées et délocalisation de la capitale vers les banlieues. Les imprimeries moyennes, en revanche, essentiellement tournées vers les besoins du marché local, ont pu éviter le pire. A moins de redéfinir leurs stratégies, les grandes imprimeries seront acculées à déposer le bilan. Identifier une stratégie payante n’est pas chose facile, mais c’est loin d’être tâche impossible. Pour preuve, la grande maison d’édition libanaise Dar Al-Arabiya lil ouloum Nachiroun a fait du livre scientifique sa spécialité. Suite aux révolutions récentes qui ont paralysé le marché du livre, un des membres du conseil d’administration a fondé une autre maison d’édition, Al-Difaf, recentrée sur les sciences humaines et les lettres. La stratégie s’est révélée une success story : en un an et demi, alors que la lecture est délaissée par des populations arabes scotchées devant leur écran de télévision, Al-Difaf a produit plus de deux cents livres. Des entreprises peuvent redéfinir leurs stratégies, tout comme des secteurs entiers peuvent s’inscrire dans une nouvelle tendance. Dans le secteur du cinéma, l’invention de la vidéo à la demande (VOD) permet de regarder de chez soi des milliers de films et séries accessibles à prix modique. Mais l’évolution de l’ensemble d’un secteur n’ira pas sans un minimum d’efforts concertés. Le changement dans le bon sens est synonyme de think tanks et de cercles de réflexion. Travail collectif et création de think tanks sectoriels Sur le plan organisationnel, le travail en commun fait défaut à nombre de secteurs – dont celui de l’imprimerie au Liban, avec un syndicat Fritz Kahn, « L’homme comme palais de l’industrie », 1926. délaissé depuis longtemps par les imprimeurs de renom. L’inertie règne sur un syndicat rongé par les considérations confessionnelles et clientélistes, réduit à des initiatives décousues, avec une éternisation des mêmes personnes à sa tête. Et cela au moment où ledit syndicat devrait décréter l’état d’urgence, enchaîner ateliers et séances de travail, mobiliser les acteurs-clés et mettre à leur disposition des moyens d’aide à la décision. Notre intention n’est pas de discréditer, l’espace d’un article, un tel syndicat qui ne détonne pas dans le paysage syndicaliste décrépi, mais d’insister sur la nécessité de la création de vrais groupements d’intérêt économique à même de piloter le secteur. Il y va de la survie de tout un métier – soit 700 imprimeries selon les statistiques du syndicat et 408 selon celles du ministère de l’Industrie. Regroupement d’efforts – et plus : nous soutenons mordicus la mise en place de joint ventures (coentreprises). Le cas du business de la consultation est sur ce point édifiant. Les organisations internationales recherchent, pour la mise en œuvre de projets de développement, l’expertise des sociétés de consultation libanaises (en avance sur leurs semblables dans la région). Cependant, la plupart desdites sociétés se cantonnent encore dans un travail en solitaire. Qu’elles se regroupent en consortium, et elles seraient à même d’étayer et de compléter leur expertise, puis de rivaliser avec les fleurons du secteur sur un marché international ultraconcurrentiel. Effectuer un diagnostic et restructurer l’entreprise Un dirigeant résolument moderne s’évertuera à demander un diagnostic de la situation réelle de son entreprise. Mais si le diagnostic est indispensable, seule sa qualité reste un indicateur d’efficacité. Quand MANAGEMENT SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2014 l’état des lieux a effectivement révélé que l’entreprise est en difficulté, des mesures de restructuration s’imposent, à la lumière de la nouvelle stratégie. La restructuration n’est pas affaire d’amateur où le chef et son équipe se reconvertissent en spécialistes, elle nécessite le recours à des experts. Les formes de restructuration envisageables sont légion ; en voici quelques exemples : ■ L’abandon d’activités ou de lignes de produits ou services Pour avoir des chances de survivre et de prendre un nouveau départ, l’entreprise doit opérer sur un secteur porteur. Cela supposerait d’arrêter une activité, même s’il s’agit d’une activité de base, ou la production de produits : un choix stratégique quand les produits ou les services en question sont fortement consommateurs de main-d’œuvre et finalement peu rentables. ■ Le recours à la sous-traitance Ici les activités ne sont pas délaissées, mais cédées à un tiers, capable de mieux les rentabiliser, par le biais d’un accord financier entre les deux parties. ■ La conception d’un nouvel organigramme Une entreprise ne peut aller vers de nouveaux horizons avec la même équipe. Les compétences et les tâches de chaque cadre seront examinées et cet examen sera suivi de la réaffectation d’une partie desdits cadres à des postes en accord avec la nouvelle stratégie. Au besoin, une réduction des effectifs sera effectuée, afin d’adapter la taille des équipes au volume des véritables activités. ■ La réduction des coûts La réduction des charges a un impact positif sur l’accroissement de la rentabilité. S’il est incontournable de prendre à bras-le-corps le problème des coûts excédentaires, le propriétaire d’une entreprise ne devrait pas pour autant effectuer des coupes à tort et à travers. Il prendra soin de ne pas se séparer d’un excellent manager pour économiser son salaire, par exemple. La rationalisation des dépenses est affaire d’experts qui analysent des documents comptables, comparent les ratios-clés de l’entreprise avec ceux de la profession, épluchent les contrats, préconisent des reventes d’immobilisations ou des réductions de personnel, en ligne avec la nouvelle stratégie. Un plan de réduction des coûts sera donc conçu avec rigueur et discernement. Adopter un tel plan n’est que le premier pas : se munir du courage pour l’appliquer en est le second. Des litiges juridiques avec les salariés sont à prévoir. Concrètement, l’épreuve peut être pénible : quand le groupe de presse An-Nahar, appliquant les recommandations des consultants de Booz Allen Hamilton, s’est départi d’une cinquantaine de journalistes et d’employés, il s’est retrouvé au sein d’un interminable tollé médiatique qui s’est élevé contre ses mesures. ■ Evolution du family business vers la description scientifique des postes Dans un contexte libanais qui mêle relations familiales et managériales, il serait judicieux de nous affranchir des pesanteurs du business familial. Ce type de fonctionnement (une entreprise créée par des frères avec leurs enfants respectifs aux postesclefs, par exemple, et les parents de second degré embauchés comme personnel), constitue le talon d’Achille des entreprises. Il porte un coup fatal à la motivation des employés qui ne font pas partie de la famille des « privilégiés », alors que la motivation est la pierre angulaire de toute politique moderne des ressources humaines. Par ailleurs, les personnes qui tiennent les rênes de l’entreprise par succession s’avèrent souvent, malgré le stage sur le tas imposé par leurs parents, ne pas avoir le profil requis. Cette période de récession ne prête pas franchement au family business qui rend l’entreprise moins compétitive. La conception d’un nouvel organigramme va donc de pair avec une description scientifique des postes, ainsi que des critères de recrutement rigoureux qui supplanteront la répartition des postes suivant le degré de parenté. Clanisme et management ne font pas un mariage réussi. ■ La gestion pondérée de la phase intermédiaire Pour gérer la phase intermédiaire, les recettes varient. Certains entrepreneurs demanderont aux banques le rééchelonnement des dettes et expliqueront à leurs fournisseurs que s’ils remboursent leurs dettes aux échéances prévues, ils se retrouveront à court de liquidité. D’autres, au contraire, décideront de vendre leur patrimoine pour ne pas voir leur fortune engloutie dans les intérêts des prêts bancaires. De toute manière, il faut éviter de crouler sous l’endettement et empêcher à tout prix le prolongement de l’impasse de trésorerie ainsi que la diffusion de rumeurs de difficultés auprès des clients, susceptible de nuire gravement à l’image de marque de l’entreprise et d’alerter les fournisseurs. Les patrons performants dans la tourmente garderont à l’esprit que l’organisation rigoureuse et dynamique de la phase intermédiaire est un passage obligé vers une éclaircie. Un poste est même créé à ce but : celui du manager de transition, auquel ils pourront faire appel. L’innovation Une entreprise existe parce qu’elle répond à un besoin économique de la société. Au coude à coude avec ses compétitrices, elle devra privilégier l’innovation pour croître et prospérer. La stratégie d’affaires de rêve est de créer un nouveau produit vivement souhaité, et qu’aucune autre entreprise n’offre. Quiconque ambitionne les feux de la fortune connaît les vertus de l’innovation. C’est grâce à elle que Bill Gates et Paul Allen, cofondateurs de Microsoft, Steve Jobs, fondateur d’Apple, et tant d’autres illustres noms de l’informatique sont devenus très jeunes multimilliardaires. La success story la plus médiatisée reste évidemment celle de Mark Zuckerberg, créateur de Facebook. A trente ans, celui qui s’habille encore en jeans et en sweat-shirt, loin de toute image stéréotypée du chef d’entreprise, possède 17 milliards de dollars et le pouvoir de faire rêver tous les jeunes de la terre. « S’il ne fallait retenir qu’une vertu des technologies de l’information et de la communication (TIC), ce serait celle-ci : la possibilité d’offrir à chacun une tribune, un espace de liberté et d’expression » (André Santini). C’est là aussi que réside le secret de Facebook. Mais l’innovation sert tout autant à redresser la barre en temps de crise. Comment ? « Dans le hightech, mettre la technologie au service des besoins des clients. Dans les secteurs traditionnels aussi, laisser parler l’imagination. Dans la distribution, se transposer sur Internet, ou, dans les villes, jouer la proximité. Dans l’industrie, miser sur des produits toujours plus pratiques, plus ergonomiques, plus écologiques » (Gaëlle Macke). Plus facile à dire qu’à faire ? Pas forcément. On ne voit pas comment les grandes imprimeries libanaises pourront renouer avec la croissance sans rétablir leur compétitivité, ni comment rétablir leur compétitivité sans tabler sur l’innovation. Le talent créatif de nos designers est là, facile à perfectionner avec notre inclination naturelle 3 Clive Gardiner, « Fabrication de moteurs », 1928. à l’art de vivre et à l’esthétique. Apporter notre culture du design graphique et l’innover, s’adapter au goût des clients et métisser : voilà qui dopera l’attractivité de l’imprimerie libanaise. A la clé, les commandes des pays de l’or noir – servis par les imprimeries les plus sophistiquées, mais volontiers demandeurs de la Lebanese touch. L’innovation est en nous. Elle a besoin d’audace pour se manifester. La petite voix intérieure parle aussi bien aux managers qu’aux poètes. Il faut oser l’écouter. Professionnaliser la communication d’entreprise Tout entrepreneur moderne donnera une place de choix à la communication. Il s’adjoindra les services de communicants aux idées-phares. Mais n’est pas communicant qui veut : « Le plus gros problème avec la communication est l’illusion qu’elle a eu lieu » (George Bernard Shaw). Une stratégie de communication sera élaborée, définissant cibles, messages-clefs, activités, outils de communication, calendrier d’exécution et indicateurs de performance. Le marketing d’entreprise a été jusqu’à faire mine d’incarner la solidarité à des causes humanitaires. L’insolent succès de Benetton en est le parfait symbole. En recrutant le photographe talentueux Oliviero Toscani et en choisissant, pour écouler son stock de produits vestimentaires, les thèmes du racisme, de la ségrégation ou du sida, de l’homosexualité ou de l’environnement, Benetton a multiplié ses ventes et son chiffre d’affaires est monté en flèche. Echos médiatiques, polémiques, Benetton défraie la chronique. Pour l’insolite stratégie de communication, des indicateurs de réussite inespérés. Conclusion ? Le redressement d’une entreprise est bel et bien réalisable ; il ne s’agit pas d’un conte de fée. Le monde du business regorge d’exemples d’entreprises, tous secteurs confondus (chaîne de télévision Canal+, brasseries Léon de Bruxelles, société Renault, etc.), jadis à deux doigts de la faillite, qui génèrent aujourd’hui des profits et dégagent un résultat opérationnel positif… Bien entendu, les modalités de sortie de crise font rarement l’économie d’une transformation de l’ensemble de la vision managériale : le salut arrive grâce à la mise en œuvre d’une stratégie pertinente, à la capacité d’anticipation, aux choix rigoureux, au sens de l’opportunité et à la gestion au cordeau. A bon entendeur. Les entrepreneurs sceptiques pourraient rétorquer : « Merci au Safir francophone pour la leçon de management, mais on connaît déjà tout ça ». Oui, mais l’avez-vous appliqué, notamment en ce qui concerne… le family business ? ■ Ancien conseiller du ministre de l’Economie et du ministre d’Etat pour la Réforme administrative, Leila Barakat est aujourd’hui chef d’équipe d’experts dans un projet de développement mis en œuvre en Jordanie. Juin 2014. 4 DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE Les chrétiens d’Orient Responsabilité chrétienne et musulmane Hyam Mallat L a question des chrétiens d’Orient constitue autant un problème actuel qu’un défi d’avenir, et la gravité du sujet dans les circonstances historiques et politiques présentes est à la mesure de ce ProcheOrient constamment tourmenté par l’histoire. En effet, au lendemain du retrait ottoman du Proche-Orient en 1918, la France et la GrandeBretagne décidèrent de tracer des frontières et de créer des États. Pour la première fois, cette région du monde, dont l’existence était modulée sur la communauté, le village, la famille, le clan et la tribu, se voyait dotée d’États reconnaissant en droit l’égalité des citoyens devant la loi. Cette fusion de l’État et de la communauté, puis la volonté de prôner des valeurs nationales, n’ont pas été très concluantes, car rapidement les conflits politiques, les problèmes économiques, les guerres avec Israël, le développement social limité, la démocratie bafouée, les nationalisations, les atteintes à la liberté individuelle, ont conduit à « Illustration de l’hymne "Dans l'allégresse" », XVIème siècle. la faillite de gouvernements qui se voulaient pourtant nationalistes Si le pape Jean-Paul II, suivi en cela par les et progressistes, aboutissant à une ré-assimilation de la religion papes Benoît XVI et François, a bien relevé dans la politique et à des pratiques que « le Liban est plus qu’un pays, c’est administratives négligeant souvent l’égalité de traitement entre tous les un message », c’est parce que la présence citoyens. chrétienne et son développement y sont Or la création de sociétés devenus une valeur ajoutée, engageant homogènes représente un objectif politique majeur, et le rôle des une responsabilité musulmane par l’acquis autorités publiques dans un pays et l’osmose d’un témoignage commun démocratique est de contribuer islamo-chrétien vécu. à la réalisation de cet objectif en faisant comprendre à tous les citoyens, qui appartiennent à des communautés diverses, la nécessité de C’est dans ce cadre général que se pose la renforcer le lien national entre tous dans le cadre problématique historique et politique de la présence de la citoyenneté, sans négliger pour autant les chrétienne en Orient et de son avenir. Identifier appartenances communautaires dont la richesse les défis et baliser les adaptations constituent constitue une originalité majeure de ces sociétés. incontestablement un exercice périlleux, car auEn effet, il est rare qu’une société moderne ne delà des idéologies, des systèmes et des hommes, connaisse des distorsions. Mais au lieu de la laisser toute analyse, quelles qu’en soient l’authenticité se cristalliser sur ces disparités au point de les ou la rigueur, peut être prise en défaut, tant les transformer en problème, la politique doit tendre interrogations se rapportent immédiatement à la à faciliter une rencontre mutuelle rationnelle et croyance et à la foi. Aussi l’analyse doit-elle viser convaincue des citoyens au sein de la société. une problématique de civilisation tout en présentant Andrea del Sarto, « Le Christ mort avec la Vierge et des Saints ». Nikolaos Tzafouris, « La Montée au Calvaire », XV ème siècle. des éléments de réponses qui, sans prétendre être définitifs, se veulent néanmoins suffisamment fondés pour une action d’avenir, tant au niveau des défis (A) que des adaptations (B). Les défis auxquels se trouvent confrontés les chrétiens d’Orient sont à la fois sociologiques (recul démographique, émigration, dislocation de la famille et des structures sociales), religieux (relations des chrétiens entre eux d’abord, avec l’islam ensuite, évolution des relations entre l’islam sunnite et l’islam chiite, tolérance) et politiques (répartition des rôles et des fonctions, conflits idéologiques, nationalisations...). Ce rappel rapide pourrait laisser supposer que la situation générale des chrétiens, déjà éparpillés dans leurs Églises, n’est plus qu’un combat d’arrière-garde sur le plan politique et public. Pourtant, les réponses instaurées de manière pragmatique ou institutionnelle montrent bien que l’exercice politique équilibré et juste est de nature à constituer une opportunité de coopération et de permanence. Les mouvements progressistes qui se sont voulus laïcs pour promouvoir le développement de la société, ont conduit à des régimes de dictature et de pauvreté, aboutissant à une montée de l’intégrisme qui menace aussi bien les structures sociales et économiques en place que les nombreuses minorités existantes, dont les chrétiens, malgré leur citoyenneté. La gravité de la situation crée de nombreux risques de dérapage que les pouvoirs politiques pourraient ne plus contrôler, alors qu’une relation de civilisation entre l’islam et le christianisme est un garant majeur de la stabilité humaine et politique tout autour de la Méditerranée et dans le Proche-Orient. Une grande ambiguïté grève cette question ; le dialogue islamo-chrétien, au-delà du principe de tolérance, constitue l’unique mécanisme en réponse, engagé par des personnes loyales chrétiennes et musulmanes qui tentent de le mettre en place, de l’institutionnaliser et le développer pour que les problèmes d’aujourd’hui ne deviennent pas les drames de demain. Les adaptations que les chrétiens d’Orient ont su adopter au cours des siècles, se sont développées autour de trois axes, à savoir la recherche de la modernité, l’insertion dans la différenciation et le dialogue islamo-chrétien. Ce choc de la modernité qui n’a pas fini de se résorber, constitue un apport majeur des chrétiens d’Orient à l’Orient tout entier, car c’est dans les questionnements de la modernité qu’une nécessaire coopération, à travers la rencontre quotidienne, s’est affirmée entre chrétiens et musulmans, les exigences de la vie ayant permis de mieux comprendre que le christianisme et l’islam appartiennent à la même « La Vierge à l’Enfant », XVème Michael Damaskenos, « La Virgin, Madre della, « La Objet d’art du trésor de la siècle. Cène », XVème siècle. Miséricorde », XVème siècle. cathédrale de Nancy. SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2014 DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE tradition abrahamique. Plus encore, cette rencontre matérielle a développé chez les hommes des deux grandes religions des comportements sociaux issus d’emprunts réciproques. C’est là surtout que la modernité a su agir, en poussant l’homme, dans son comportement quotidien, à dépasser le fatalisme et à affronter la liberté individuelle. Certes tout n’est pas dit dans ce domaine mais le désenclavement de la société traditionnelle et la poussée de la modernité incitent incontestablement l’Orient à plus de changements et d’ouverture, défié d’échapper à une sclérose que les nouvelles générations chrétiennes et musulmanes ne peuvent supporter sans révolte, ou sans le recours à l’émigration. Cette recherche de la modernité, qui se veut accès homogène et uniforme de tous à la rationalité, à l’humanisme et à la société d’aujourd’hui, n’a pas pour autant banni les facteurs de différenciation provenant de l’héritage communautaire, religieux et historique. Or il ne s’agit pas pour les chrétiens ou les musulmans d’oublier leur religion et leur histoire, mais de les assimiler dans le cadre d’une vision transcendante courageuse, vision que le dialogue islamo-chrétien tente depuis des années de développer. C’est dans le village de Bhamdoun au Liban que se tint en 1954 la première rencontre islamochrétienne. Quels que soient les différents aspects, les espérances et les difficultés de ce dialogue, il apparaît comme un choix de civilisation que les personnes et les institutions loyales et de bonne volonté devront savoir organiser et développer. Et c’est au Liban que chrétiens et musulmans doivent se consacrer à ce dialogue, loin de toute composante théologique de discussion, sans quoi on s’expose à l’avenir à de graves errements dans tout le bassin méditerranéen. Si le pape Jean-Paul II, suivi en cela par les papes Benoît XVI et François, a bien relevé que « le Liban est plus qu’un pays, c’est un message », c’est parce que la présence chrétienne et son développement y sont devenus une valeur ajoutée, engageant une responsabilité musulmane par l’acquis et l’osmose d’un témoignage commun islamo-chrétien vécu. Le Liban offre ainsi, à travers le dialogue islamochrétien, dans ce Proche-Orient et cette Méditerranée des civilisations, un témoignage concret, vivant et nécessaire, au service de la dignité humaine et de la diversité communautaire. Il témoigne d’une acceptation des hasards et des difficultés de l’histoire, mais aussi d’acceptations mesurées entre christianisme et islam, qui pourront amener les hommes à se conduire en bâtisseurs, au service d’un idéal de liberté et de progrès dans tout ce bassin méditerranéen. ■ Hyam Mallat a été président de la Caisse nationale de Sécurité sociale puis des Archives nationales. Avocat et professeur de droit à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a reçu le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises décerné par l’Académie française. Juin 2014. « La Résurrection », 1965 ? 5 Le questionnement des chrétiens du Machrek Nasri Al-Sayegh D epuis un siècle et demi que l’Orient arabe subit des tribulations, des crises, des cycles de violence et des modifications de la nature des pouvoirs ou des modalités de gouvernance, ce sont toujours les mêmes interrogations, le même questionnement, et bien que les réponses soient nombreuses et distinctes, elles aboutissent toutes à la cristallisation de l’angoisse au sujet du destin et de la survie. La première des questions était : « Qui sommes-nous ? ». À l’époque de la Renaissance arabe, la réponse qui s’offrait d’office était : « Nous sommes des citoyens, et nous appartenons à des patries dans un État en cours d’édification ». La problématique de la citoyenneté était primordiale pour ces pionniers chrétiens qui avaient épousé la cause de l’arabité à ses débuts et celle du nationalisme à son aurore. Ceux d’entre eux qui n’adhéraient pas à cette cause ne constituaient qu’un petit nombre et se considéraient comme une minorité apeurée, encerclée par des majorités oppressives. À l’époque de la lutte contre le colonialisme et l’occupation, les chrétiens, actifs dans les plus hautes sphères de la société, se sont organisés, non pas en tant que communauté religieuse, mais comme des entités dynamiques nanties d’une identité sociale et nationale, tant en Palestine qu’en Syrie ou en Irak. Ainsi, les Coptes se distinguèrent par leur attitude exemplaire, revendiquant l’égalité avec leurs concitoyens sur la base de l’appartenance à la patrie, quand ils refusèrent, lors de l’établissement de la première constitution, d’être « marqués » d’un quota. Au Liban, les chrétiens dérogèrent à cette règle, et l’entité libanaise se constitua sous la forme d’une solution « difforme » ; la question des minorités chrétiennes devint un élément de la crise et de la discorde des années 1960. Le legs chrétien à la politique n’était pas religieux, sauf quand l’État se gangrena, que les autorités usèrent d’autoritarisme et qu’elles divisèrent en sectes la collectivité. Et lorsque l’État se gangrène, ses composantes se dissipent et les minorités choisissent soit de se tourner vers l’extérieur en quête de protecteurs, soit de s’installer sous l’aile du régime et du pouvoir. À cette époque de tyrannie et d’autoritarisme étatiques, en cette phase de neutralisation de la vie politique et démocratique, la citoyenneté s’était liquéfiée, les partis s’étaient étiolés, remplacés par des courants religieux qui avaient hérité d’une scène politique soudainement vidée des idéaux et des forces de la société civile. « Qui sommes-nous ? » n’était plus la question fondamentale. Elle fut remplacée par une autre : « Avec qui sommes-nous ? ». Le pouvoir en place, dans chaque pays et région, était obnubilé par une logique unique : assurer la protection à ses partisans et évincer les opposants. À cette époque, les communautés chrétiennes vivaient confiantes en la pérennité de leurs croyances, de leurs coutumes rituelles et de leur existence, bénéficiant des « largesses » du pouvoir et de sa protection économique et financière, passant pour la « bourgeoisie de l’État », laquelle profite du régime au même titre qu’une cour. La violation de cette situation de fait s’est produite au nord de l’Irak, au détriment des Assyriens, pour des raisons historiques, culturelles et nationales précises. Aujourd’hui cette violation s’est radicalisée avec la vague « islamiste » du « Printemps arabe ». À ce stade, la question a pris une tournure tragique : « Avons-nous une place ici ? ». Cette question continue de résonner, ne trouvant pas d’autre réponse que l’exode ou l’angoisse sur son destin et son existence même. Fondamentalement, cet Orient arabe est un musée des civilisations, culturel et religieux. Ses « minorités » sont une richesse, en elles-mêmes et dans leurs relations avec les autres. Dans cet Orient-là, existent toutes les catégories de chrétiens des origines, toutes les catégories de l’Islam (groupes, sectes et doctrines), toutes les catégories d’ethnies anciennes et nobles. Et il aurait été possible, si s’étaient édifiés des États nationaux, démocrates et civils, d’aboutir à un Orient radieux et prometteur. Hélas ! Notre lot est tout autre, dans cet Orient arène de la violence religieuse et sectaire qui n’épargne personne. Les chrétiens sont dans une situation critique qui s’exprime par la crainte pour leur survie, les sunnites et les chiites quant à eux, dans une situation critique qui s’exprime par la violence, pendant que les communautés et les groupes ethniques s’efforcent encore de planter leurs « tentes » dans un « printemps sanglant » en proie aux déchirements. Il n’existe pas de complot visant à expatrier les chrétiens de l’Orient. Les événements intérieurs actuels s’en chargeront. ■ Nasri Al-Sayegh est le responsable de la page « Opinions et perspectives » d’As-Safir. Article paru dans As-Safir, le 18 décembre 2013, et actualisé pour le Safir francophone. « La Descente de Croix », Giovanni Bellini, « Le Baptême Giovanni Bellini, « La Madone « Le Christ bénissant », XVème siècle. du Christ », 1500. du pré », 1505. (Mosaïque byzantine), XIIème siècle. « La Crucifixion », 1965 ? 6 DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE Le chrétien... martyr de la nouvelle carte du Moyen-Orient Le déclin de la chrétienté dans la région : perspective historique Sakr Abou Fakhr L a menace d’un désastre culturel, humanitaire, politique et historique plane dans le ciel de l’Orient arabe. La Syrie historique, terre de la première chrétienté, et la Palestine, pays du Christ, perdront dans les cinquante années à venir leurs populations chrétiennes, menacées de disparition si la conjoncture actuelle de persécution systématique se prolonge. Seuls survivront quelques communautés éparses ou quelques moines dans leurs couvents, témoins du passé resplendissant de cette Terre sainte. À Bethléem, lieu de naissance du Christ, ou à Nazareth, qui a vu naître Marie, mère de Jésus, ou bien à Jérusalem, témoin du chemin de croix du Christ, les chrétiens sont en voie d’extinction. En Syrie, terre originelle du christianisme, des premiers monastères et églises, terre qui a assisté à la conversion de saint Paul, les chrétiens sont soumis à un déracinement dramatique. On détruit leurs quartiers, on saccage et démolit leurs églises, leurs couvents et leurs villes historiques, telles Maaloula, Saydnaya, Brad et Sadad, on kidnappe leurs évêques, on impose le voile à leurs femmes et contraint bon nombre d’entre eux à se convertir à l’islam… L’exode devient alors l’unique issue de survie. En Irak, les chrétiens sont en train de se transformer, comme les sabéens, en créatures de musée ; en une seule décennie, de 2003 à 2013, six cent mille chrétiens ont dû fuir leur terre natale. Forcer les chrétiens de l’Orient arabe à abandonner leurs propres pays, c’est anéantir les facteurs de diversité et de civilisation de la région, et précipiter le processus de désertification intellectuelle, religieuse et sociale, quand on sait que les contrées qui s’étendaient du « pays entre les deux fleuves » (la Mésopotamie) à la Syrie antique, ont été les témoins de la naissance de la chrétienté et de sa Forcer les chrétiens de l’Orient arabe à abandonner leurs propres pays, c’est anéantir les facteurs de diversité et de civilisation de la région, et précipiter le processus de désertification intellectuelle, religieuse et sociale. Détail du vitrail du Martyre de Saint-Jean sous l’empereur Domitien, 1965 ? propagation. C’est à Antioche que les premiers disciples du Christ furent pour la première fois appelés chrétiens. À Damas, Saul de Tarse se convertit et devint Paul ; on y vit l’émergence de Titianus, de Justinien, de Bardesane, de saint Jean Chrysostome, de Nestorius et beaucoup d’autres, ceux-là mêmes qui établirent l’âge d’or de la chrétienté. Au nord d’Alep, ainsi qu’à Damas, au Hauran et en Palestine, la chrétienté se propagea avec vigueur, parvenant jusqu’à Mardin et Antioche, et devenant la religion dominante de la Syrie historique dans ses deux parties : araméenne orientale (Assyrie) et araméenne occidentale syriaque (Syrie). Parce qu’il avait aussi hérité des religions anciennes leurs symboles des mystères sacrés et leurs croyances archaïques liées à la fertilité, le christianisme trouva un écho favorable chez ces populations, d’où leur élan vers la conversion. (…) La persécution des chrétiens, dans sa dernière phase, s’est manifestée tout d’abord sous l’Empire ottoman, qui fit de Constantinople, historiquement capitale de la chrétienté, la cité islamique d’Istanbul ; puis la politique d’ottomanisation au 19ème siècle entraîna la migration d’un grand nombre d’assyriens et de syriaques. À cette époque, les Turcs, épaulés par certains groupements kurdes, commirent des massacres systématiques de chrétiens, entraînant d’innombrables victimes, dont l’ecclésiastique et orientaliste chaldéen Ibrahim Addaï Scher, tué en 1915, ou le patriarche assyrien Benyamin Chamoun, tué en 1918. La tristement célèbre Firak Al-Khayyala Al-Hamidiyya (« Unité de cavalerie hamidienne ») répandait partout la mort, massacrant surtout des populations arméniennes, mais aussi syriaques et assyriennes. Le début du déclin Les massacres turcs à l’origine des migrations À l’époque de la présence turque au Levant, en Irak et en Égypte, le nombre de chrétiens est évalué à seize millions de personnes environ (neuf millions en Irak, quatre au Levant, deux et demi en Égypte). Mais en 2010, selon des estimations approximatives, le nombre de chrétiens dans ces pays ne dépassait plus les douze millions (deux millions en Syrie, un en Irak, huit en Égypte, 360 000 en Palestine et Jordanie, 1,3 million au Liban). Si les chrétiens avaient suivi une croissance démographique normale, ils devraient compter actuellement près de cent millions de personnes, voire plus. Parmi les facteurs de décroissance, on trouve la conversion de beaucoup de chrétiens à l’islam suite aux persécutions, aux coercitions et à un endoctrinement quasi permanent, mais aussi leur migration vers l’Ouest à partir de la première moitié du 19ème siècle, et qui ne s’est plus interrompue depuis. Depuis le milieu du 9ème siècle, et durant le conflit avec les Perses, les Turcs s’allièrent avec certaines tribus kurdes. Ils leur octroyèrent même un émirat, celui de Bohtan, en plein cœur de la région syriaque de Jéziret Ibn Omar. Mais en 1842, les Kurdes, sous le commandement de leur émir Badr Khan, lancèrent des attaques féroces contre les chrétiens et les yézidis (issus d’une ancienne religion monothéiste), exterminant des milliers de syriaques nestoriens et de yézidis dans les régions de Tor Abdine et d’Hakkari. Les régions chrétiennes furent progressivement occupées par les tribus kurdes et turkmènes. En 1895, les chrétiens furent victimes de génocides à Diyarbakir, Raha, Mardin, Nisibin, Miafarkine, Tor Abdine et Viranşehir. Les assyriens furent presque totalement éradiqués de Tor Abdine, Mardin, Diyarbakir, Amed, Siirt et Hakkari (en Turquie) ainsi que SUPPLÉMENT MENSUEL - JUIN 2014 DOSSIER DU MOIS : LES CHRÉTIENS DE L’ORIENT ARABE d’Urmiah (en Iran). Les chrétiens de la région de Mardin, qui comptait près de 200 000 syriaques à la fin du 19ème siècle, furent réduits à trois mille âmes. À Tor Abdine, parmi les sept cents moines qui vivaient là, deux seulement survécurent. La ville de Mardin, occupée par les Turcs, fut offerte aux factions kurdes après que les habitants arabes et syriaques en furent chassés. Ces derniers migrèrent en Syrie et s’installèrent dans la ville d’Amouda et ailleurs. La Turquie, qui comptait au 19ème siècle plusieurs millions de chrétiens, n’en recense plus que 150 000 vers la fin du 20ème siècle. Et n’oublions pas dans le même contexte le génocide des Arméniens, précisément les massacres du 24 avril 1915 qui provoquèrent leur fuite vers Alep, Deir El-Zor et l’Irak. L’Irak En Irak, des massacres furent perpétrés contre les chaldéens, les syriaques et les assyriens, qui constituent à la base un seul peuple, notamment à Simele, le 7 août 1933, où trois mille assyriens tombèrent, poussant ceux qui survécurent à émigrer vers la Syrie et le Liban, puis vers la Suède, le Canada ou l’Australie. N’oublions pas aussi les massacres de Soria, en 1969. Aujourd’hui un nombre restreint de chrétiens survit encore dans la plaine de Ninive, après les agressions perpétrées plus récemment par des factions islamistes salafistes ou des groupuscules kurdes, organisés ou anarchiques. Des opérations d’épuration des chrétiens ont eu lieu dans les quartiers de Dora, Al-Mahdi et AlBiaa, à Bagdad. Le nord de l’Irak, qui dénombrait 150 000 chaldéens et assyriens en 1991, n’en compte plus désormais que 20 000 tout au plus. Jusqu’en 1978, le nombre global des chrétiens en Irak était approximativement d’un million et demi ; en 2003, après l’occupation, ils ne sont plus que 600 000, dont la majorité réside dans la plaine de Mossoul. À l’époque, plus de mille chrétiens ont été tués, deux cents kidnappés, dont quarante femmes, soixante églises ont été détruites à Mossoul, à Bagdad et dans d’autres régions. Ajoutons à cela la perte de leurs villes historiques, telles Erbil (qui signifiait en assyrien les « Quatre dieux »), Zakho, Duhok, Karkouk et Mossoul, agglomérations initialement chrétiennes et qui ont été progressivement « kurdisées » et islamisées. 7 La Syrie Le nom de la Syrie vient du syriaque, comme la plupart des noms de lieux en Syrie (et au Liban, bien sûr). Jusqu’à nos jours, Maaloula, Saydnaya, Jubadine et Bakha parlent l’araméen et le syriaque, malgré leur cohabitation avec un grand nombre de musulmans. Au début du 20ème siècle, les chrétiens représentaient en Syrie presque 20% de la population. En 1956, leur nombre diminue jusqu’à 15%, et au début du 21ème siècle il oscille entre 8 et 10%, un chiffre en chute libre depuis la guerre et les crimes commis par les salafistes. Prenons l’exemple de Raqqa, qui comptait 600 000 chrétiens en 2012, et qui n’en dénombre plus que 50, après être passée sous le contrôle de « l’opposition » ; cette ville pourrait bientôt ne plus en abriter un seul. À Hassaké, les chrétiens formaient 30% de la population, dans la vallée du Wadi Al-Nassara, 65%, à Alep, 25%. Si les massacres se poursuivent, ces chiffres iront bientôt se momifier dans la mémoire d’archives poussiéreuses. La Syrie avait commencé à se vider de sa population syriaque après le génocide d’Amouda, commis par Saïd Agha. Puis, en 1941, les syriaques melkites subirent une féroce attaque qui, si elle échoua, ne les préserva pas pour autant des troubles et des saccages commis par les Kurdes fuyant la Turquie, et qui eurent bientôt achevé de consacrer l’hégémonie totale de l’Empire ottoman sur Al-Malikiya, AlDarbassiya et Amouda. C’est ce qui arriva également dans la ville historique de Nisibin, que ses habitants chrétiens désertèrent après l’annexion turque. (…) Rester sur sa terre Pourtant, au Levant et en Égypte, les chrétiens arabes se sont accrochés à leur patrie, n’abandonnant leur terre que dans des situations de détresse ou pour des raisons économiques, parfois par désir d’aventure, partant à la recherche d’une vie meilleure. Ils ont subi avec patience la persécution turque et ils ont souvent combattu pour la liberté, l’égalité et la justice. Dans l’espace du monde arabe, ils ont apporté leur esprit, excellant en littérature ou en poésie, et leur culture continue d’imprégner de son souffle vivace cette région infestée par le crime, le sang, la racaille et l’intégrisme. ■ Sakr Abou Fakhr est un journaliste politique. Article paru dans As-Safir, le 19 décembre 2013, et actualisé pour le Safir francophone. Destruction d’églises à Maaloula, par des membres du Front Al-Nosra, groupe lié à Al-Qaïda – la majorité des habitants chrétiens de cette ville syrienne réputée pour ses refuges troglodytiques des premiers siècles du christianisme, parlent encore l’araméen, la langue du Christ. Anwar Amro/AFP Source : Internet Source : Internet Les chrétiens arabes : des pionniers de la culture en Orient Sakr Abou Fakhr L e mouvement de renaissance qui s’est déployé au lendemain de l’occupation de l’Égypte par Napoléon Bonaparte, en 1798, a été initialement alimenté par les chrétiens. Les musulmans ont suivi un peu plus tard, trop consternés dans un premier temps par les bouleversements survenus dans les contrées de l’Islam, en Égypte en particulier, et essayant d’analyser les causes et les conséquences d’un événement aussi catastrophique. Pionniers dans les domaines de la culture et de la presse, les chrétiens ont fondé de nombreux journaux, revues, partis, universités et associations devenus des phares dans les domaines de la science et de la culture. Le premier journal arabe, Mir’ât Al-Ahwal (« )» ﻣﺮﺁﺓ ﺍﻷﺣﻮﺍﻝ, a été publié par l’Alépin Rizkallah Hassoun, à Istanbul, en 1855. Et le premier journal arabe à être paru en Amérique a été créé par deux frères émigrés, Ibrahim et Najib Aarbili de Damas, en 1888 ; il a été baptisé Kawkab América (« )» ﻛﻮﻛﺐ ﺃﻣﻴﺮﻛﺎ. Parmi les revues et journaux les plus importants publiés aux 19ème et 20ème siècles par des chrétiens érudits, on peut mentionner : Al-Hilal (« » ﺍﻟﻬﻼﻝ- Gergi Zeidan), Al-Mouqattam (« » ﺍﻟﻤﻘﻄﻢ- Farès Nemr, Yaacoub Sarrouf et Chahine Makarios), Al-Machreq (« » ﺍﻟﻤﺸﺮﻕ- Louis Chikho), Al-Diya’ (« » ﺍﻟﻀﻴﺎء - Ibrahim Al-Yazigi), Al-Jinane et Nafir Souriya (« » ﺍﻟﺠﻨﺎﻥ et « » ﻧﻔﻴﺮ ﺳﻮﺭﻳﺎ- Boutros El-Boustany), Al-Janna puis Al-Jonayna (« » ﺍﻟﺠﻨﺔpuis « » ﺍﻟﺠﻨﻴﻨﺔ- Salim El-Boustany), Al-Bassir (« » ﺍﻟﺒﺼﻴﺮ- Rachid Al-Chamil), Al-Ahram (« » ﺍﻷﻫﺮﺍﻡ - Salim et Béchara Takla), Al-Adib (« » ﺍﻷﺩﻳﺐ- Albert Adib), Che’r (« » ﺷﻌﺮ- Youssef Al-Khal), Hiwar (« » ﺣﻮﺍﺭ- Tawfic Sayegh), et bien d’autres. Par ailleurs, les chrétiens ont fondé le Collège protestant syrien à Beyrouth, en 1866 (devenu par la suite l’Université américaine de Beyrouth), l’Université Saint-Joseph (des Jésuites), en 1875, ainsi que les écoles Aïn Warqa et Aïntoura, et les écoles russes (Al-Maskoub), en Palestine, au Liban et en Syrie. De plus, les chrétiens damascènes ont créé en Égypte Dar Al-Maaref (fondée par Najib Mitri). Youssef Touma El-Boustany a fondé la Bibliothèque arabe. Et la première impression en caractères arabes est sortie des presses de l’Imprimerie orthodoxe d’Alep, édifiée en 1706 par Abdallah Al-Zakher. Al-Mounjed Fi Al-Loughat (Le Dictionnaire Mounjed des langues) a été mis en circulation par le père Louis Al-Maalouf (originaire du village de Dâma, dans le Jabal Al-Arab, au sud de la Syrie), tandis que Al-Mounjed fi Al-E’lâm (Le Dictionnaire Mounjed des noms propres) a été composé par le révérend Ferdinand Tawtel, moine alépin. Les esprits éclairés qui se sont le plus illustrés parmi les chrétiens arabes, à l’époque de la renaissance et ultérieurement, sont Adib Is’hac (Arménien de Damas), Nassif Yazigi, Ibrahim Yazigi, Gabriel Al-Dallal, Jabr Doumit, Germanos Farhat, Boutros El-Boustani, Emile Rihani, Ahmad Farès Chidiac, Saïd Al-Chartouni, Francis Al-Marache, Chebli Al-Chamil, Philippe Hitti, Bendaly Jawzi, Khalil Al-Sakakini, Najib Nassar (patron du Carmel), l’évêque Grégoire Hajjar (évêque des Arabes), l’évêque Ilarion Kabbouji (l’évêque « fédaï »), l’évêque Atallah Hanna (le patriarche « résistant »), le père Ibrahim Aayyad (le père « combattant ») ainsi que Constantin Zureiq, originaire de Damas, l’Alépin Edmond Rabbath, Farès El-Khoury, Gebraïl Jabbour, Albert Hourani, Akhtal Al-Saghir (Béchara El-Khoury), le poète rural Rachid Salim El-Khoury, Georges Antonios, Gebran Khalil Gebran, Mikhaïl Neaymé, Georges Saydah et Nassib Arida. En plus de toutes ces personnalités, de nombreux chrétiens arabes ont contribué à la renaissance linguistique, scientifique, technique et artistique, tels Assaad Mofleh Dagher, Philippe de Tarazi (historien de la presse arabe), Mgr. Youssef el Debs (auteur de L’Histoire de la Syrie), Louis Awad, Najib Al-Rihani (d’origine irakienne, son nom de naissance est Najib Rihana), Halim Al-Roumi, Kamal Nasser, Kamal Al-Salibi, Edward Saïd, Jabra Ibrahim Jabra, Fayez Sayegh, Anis Sayegh, Youssef Sayegh, et avant eux, Salim Al-Naccache, Aziz Eid, Georges Abyad, Amine Atallah, Béchara Wakim, Bachir Farès et des centaines d’autres. Sans l’apport de tous ces hommes de lettres et de science, la vie culturelle arabe contemporaine n’aurait pas pu être à la hauteur du rayonnement qui a été le sien pendant plus de cent ans. Elle aurait probablement été terne, sèche et désertifiée, sans le moindre attrait. ■ Article paru dans As-Safir, le 23 décembre 2013, et actualisé pour le Safir francophone. 8 LA PAGE DE TALAL SALMAN Les chrétiens, précurseurs de l’arabisme Talal Salman J’ ai grandi et ai été formé par d’éminents professeurs qu’il se transforme en « État islamique ». En revanche, d’histoire, de sociologie, tous des précurseurs qui prônaient tous tiennent à ce qu’il demeure une patrie et un l’arabisme, considéré comme l’identité majeure de cette havre de sécurité pour tous ses habitants, et pour les terre et de ses habitants, comme le lien « sacré » entre les chrétiens autant que pour les musulmans... Je suppose populations qui s’étendaient du Golfe à la Méditerranée. que le partenaire musulman libanais ne voudrait et Ce n’est que bien plus tard que j’ai constaté que ces « pères n’accepterait aucune modification de l’identité du pays fondateurs », dans leur écrasante majorité, étaient des ou de son mode de gouvernement. Or de nouvelles « entités », engendrées dans la chrétiens... Depuis mon plus jeune âge, la passion de mon père pour la lecture m’avait facilité l’accès à ce monde, lui douleur, menacent les peuples de toute la région, autant qui avait grandi presque illettré, mais qui, par un heureux dans leur majorité que dans leurs minorités, justement concours de circonstances, s’était fait par la suite des amis parce qu’a été sapée l’identité unificatrice qui privilégie parmi les premiers instituteurs de l’École publique arrivés le nationalisme et la foi en un destin commun, et qui à Chmestar, notre village, et s’était ainsi trouvé encouragé à rejette le repli sur son appartenance minoritaire. (…) La récupération des anciennes thèses de la pensée la lecture, affermissant son inclination pour la poésie. C’est ainsi que, sans l’avoir voulu, j’ai abordé très islamique et l’émergence d’organisations islamistes, jeune l’œuvre des géants de la littérature, de l’histoire, salafistes et fondamentalistes, constituent une menace et bien sûr, de la poésie. Se sont cristallisés dans ma réelle pour la majorité arabe dont la religion est l’islam. Ces conscience émotionnelle les noms de Georgi Zaydan, mouvements s’acharnent à réislamiser des musulmans qui Nassif Al-Yazigi, Ibrahim Al-Yazigi et bien d’autres. À ne voient pas dans la religion une identité politique, mais l’orée de l’adolescence, mes professeurs m’ont fait faire un chemin qui conduit vers Dieu. Voilà pourquoi cette la connaissance du grand maître Boutros Al-Boustany, à écrasante majorité d’Arabes et de musulmans ne sont que travers son journal Nafir Sourya, et celle de Nagib Azoury, des infidèles en puissance aux yeux des fondamentalistes, avec son ouvrage Yakzat Al-Arab (L’Eveil des Arabes), puis qu’ils soient Frères musulmans ou salafistes. quelqu’un me fit également découvrir Yakzat Al-Oummat Al-Arabiyya (L’Eveil de la nation arabe). Par la suite j’ai lu Nahnou wal Tarikh Les pionniers de l’arabisme, qui l’ont (L’Histoire et nous) de Constantin Zreik défendu en tant qu’idée, doctrine et ainsi qu’une partie des ouvrages d’Edmond Rabbath. Adolescent, j’ai aussi été saisi par appartenance, étaient principalement l’œuvre de Gibran Khalil Gibran et interpellé des intellectuels chrétiens libanais. par ses lettres politiques témoignant de sa fibre nationaliste, c’est-à-dire arabe. (…) Je me suis de plus en plus intéressé La grande majorité du peuple égyptien n’a ainsi pas aux livres d’histoire, aux écrits idéologiques et à l’évolution de la pensée de nos illustres prédécesseurs. C’est ainsi accepté la gouvernance des Frères musulmans, élevés au que je me suis initié aux œuvres des idéologues qui ont pouvoir par un concours de circonstances. Les Égyptiens élaboré la doctrine du nationalisme, dont le premier était sont majoritairement musulmans, mais ils veulent un État le leader du Parti social nationaliste syrien, Antoun Saadé, civil de pleine concitoyenneté entre musulmans et coptes, et bien plus tard après lui, Michel Aflak, avec ses thèses ceux-ci ayant été les pionniers dans la fondation des autour du Baas et de la nation unifiée. J’ai lu des études structures constitutionnelle et juridique de cet État, il y a où la conscience de l’histoire se mêle à la connaissance de près d’une décennie. De la même manière, en Tunisie, le la géographie pour mieux cerner l’identité des peuples et gouvernement dans lequel les Frères musulmans ont occupé appréhender en profondeur les fluctuations du passé en vue une place de choix, n’avait pas les capacités requises pour de construire l’avenir. Plus tard, j’ai fait la connaissance durer et s’enraciner dans un pays où la foi du peuple est du docteur Georges Habache (surnommé « Al-Hakim ») loin d’avoir constitué un obstacle à la proclamation d’un et de ses compagnons de lutte qui, stimulés dans leur État civil. Quant à la Syrie, précurseur de la laïcité dans quête identitaire par la Naqba de Palestine, ont fondé le l’Orient arabe, État où la religion était pour Dieu et la patrie pour tous, voilà qu’elle est actuellement dévorée par une Mouvement des nationalistes arabes. Je me suis peu à peu approprié le concept de guerre civile sous bannière islamiste, ce qui n’atténue pas l’arabisme légué par les pères fondateurs, ainsi que sa pour autant la part de responsabilité du régime dans ce qui doctrine, qui a été combattue, et l’est encore avec férocité, est advenu du pays. Enfin l’Irak, qui était un État laïque, ne accusée par certains de ses adversaires d’être l’ennemie cesse d’être déchiré par des guerres de sectes et d’ethnies. L’arabisme signifie l’évolution des peuples de la de l’islam, et par d’autres, de dissimuler au contraire un islam masqué. J’ai eu peut-être la chance de grandir région, avec leurs majorités musulmanes, vers l’édification à une époque de lutte, à la fois contre la colonisation d’un État civil qu’ils n’ont jamais connu, ni sous le califat, occidentale et l’expansion agressive d’Israël, époque ni sous le sultanat arborant des préceptes islamiques. dont l’un des hauts faits glorieux fut l’échec de l’attaque Les islamistes traitent les défenseurs et les adeptes de tripartite contre l’Égypte, en automne 1956... A cette époque-là, mon éveil politique l’arabisme comme le font les s’accomplissait. J’ai alors constaté, de manière tangible, takfiristes ; c’est-à-dire qu’ils que ce qui unissait les peuples de la terre arabe était leur sont prêts à les excommunier, histoire commune et que ce qui les divisait au premier les considérant comme des chef était la politique, qu’elle soit dictée par l’étranger hérétiques ou des apostats. Alors que les Arabes ou qu’elle résulte de conflits locaux autour du pouvoir. reconnaissent, en général, le rôle pionnier de leur L’arabisme confronté à l’islam politique Tous les Arabes, du Machrek au Maghreb, sont concitoyens chrétiens dans la attachés à la sauvegarde du Liban, voire de « l’exception promotion de l’arabisme et libanaise ». Aucun Arabe ni aucun Libanais ne voudrait l’élaboration de son système de pensée, les tenants du confessionnalisme, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, essaient de nier cette vision de leur identité et, ambitionnant le pouvoir, cherchent à exploiter la religion à des fins politiques. Il n’y a aucune différence entre celui qui accepte que l’Égypte soit régie par l’islam et celui qui réclame une part du pouvoir pour les chrétiens en parlant de partenariat sur une base confessionnelle, juste pour se garantir une portion du gâteau. Tous deux empêchent l’établissement de l’État et font peu de cas de la citoyenneté, ce qui constitue, en parallèle, une reconnaissance implicite de l’entité sioniste en tant que nation pour les juifs du monde entier. La promotion de l’arabisme par les chrétiens Ce qui frappe l’observateur au milieu des graves bouleversements politiques au Liban et dans la région, c’est l’émergence d’une hostilité à l’encontre du concept d’arabisme, et cela dans les milieux mêmes qui en avaient abrité les pionniers et avaient encouragé les tentatives de le formuler politiquement, indépendamment de son degré de réussite ou d’échec. Il faut reconnaître que les partis qui avaient défendu l’arabisme, en ont abandonné les principes aussitôt arrivés au pouvoir – le plus souvent après un coup d’État militaire. Toutefois, renier son identité arabe sous prétexte de s’opposer à ces régimes qui ont camouflé leur dictature sous des slogans nationalistes, qu’ils soient baasistes ou nationalistes arabes, relève plus de l’autoduperie et ne sert nullement à contrer l’ennemi ; cette attitude précipite plutôt l’abandon de l’arabisme par les musulmans, tentés alors d’embrasser l’islam politique et les mouvements fondamentalistes. Par ailleurs, l’isolationnisme des chrétiens et leur rupture avec la réalité constituent une illusion mortelle, tout comme leur attente d’un secours international qui les protègerait contre la grande majorité de leurs voisins, dans leurs propres pays, alors que ceux-ci sont des victimes tout autant qu’eux, sinon plus. Ainsi, ce sont aujourd’hui les discordes et la guerre civile qui dessinent les contours de nos lendemains, dans une région qui tâtonne toujours pour trouver son chemin vers l’avenir. Les pionniers de l’arabisme, qui l’ont défendu en tant qu’idée, doctrine et appartenance, étaient principalement des intellectuels chrétiens libanais, accompagnés de quelques Syriens et Palestiniens. Ils l’ont annoncé, et il s’est répandu dans tout l’Orient, en réponse à l’ottomanisation bien sûr, mais aussi et surtout pour établir l’identité originelle des peuples de cette région, dans leur histoire commune, passée et présente, et pour un devenir commun. (…) ■ Article paru dans As-Safir, le 1er février 2013, et actualisé pour le Safir francophone. Eglise et site de baptême en Jordanie. Manuel Belleli