recherches dans l`œuvre de vibeke tandberg : hybridation et identité

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recherches dans l`œuvre de vibeke tandberg : hybridation et identité
UNIVERSITÉ PARIS X - NANTERRE
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Histoire de l'Art Contemporain
Maîtrise
Session de septembre 2003
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RECHERCHES DANS L’ŒUVRE
DE VIBEKE TANDBERG :
HYBRIDATION ET IDENTITÉ
TOME I
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Présentée par Marina VAROUTA sous la direction de M. le Pr. Claude FRONTISI
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
1
TABLE DES CONTENUS
TABLE DES CONTENUS ................................................................................................................... 2
AVANT PROPOS ................................................................................................................................. 3
1. INTRODUCTION ............................................................................................................................. 4
2. HYBRIDE(S) ET IDENTITÉ(S).................................................................................................... 8
2.1. IDENTITES MULTIPLES .................................................................................................................. 8
2.2. NUANCES D’UNE UNIQUE IDENTITE ............................................................................................ 14
2.3. HYBRIS ET HOMOGENEITE .......................................................................................................... 20
3. IDENTITÉ(S) ET SÉRIE(S) ........................................................................................................ 27
3.1. MIMESIS ET RAPPORT DE VRAISEMBLANCE ................................................................................ 27
3.2. CONFLIT ET COMPLEMENTARITE DU SOI ET DE L’AUTRE-SOI ..................................................... 37
3.3. AUTOPORTRAIT ET SERIE ............................................................................................................ 45
4. ÊTRE UNE ENTITÉ PSYCHOLOGIQUE.................................................................................. 50
4.1. DESTRUCTION OU CONSTRUCTION D’UNE IDENTITE ?................................................................ 52
4.2. CE QU’ELLE VOIT, CE QUI LA REGARDE ...................................................................................... 58
4.3. QUAND L’ "OBJET" DEVIENT "SUJET"......................................................................................... 66
4.4. LA PLENITUDE DE LA DOUBLE NATURE ...................................................................................... 68
5. CONCLUSION................................................................................................................................ 76
INDEX DES NOMS DE PERSONNES............................................................................................. 81
TABLE DES FIGURES...................................................................................................................... 82
INDEX DES ŒUVRES…………………………...………………………………………………….85
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
2
AVANT PROPOS
Je remercie avant tout Monsieur Claude Frontisi, sans qui ce travail n'aurait pu être mené à
bien. Monsieur Frontisi enseigne, avant tout, une manière "hypertextuelle" de voir l’histoire ;
je ne saurais l’en remercier suffisamment.
Je tiens à exprimer aussi ma reconnaissance à tous ceux qui ont facilité mes recherches : à
Madame Vibeke Tandberg, qui, malgré son emploi de temps très chargé, vu qu’elle vient de
donner naissance à deux jumeaux, a entretenu une communication avec moi par e-mail ; à la
collection Lambert, Avignon ; à la galerie Nicolai Wallner, Copenhague et à la Moderna
Museet, Stockholm ; à Michel Bellon, qui a traduit les écrits de l’artiste du norvégien ; aux
bénévoles du service d’aide à la traduction de Freelang.com.
Avec une gratitude particulière aux deux galeries berlinoises représentant Vibeke Tandberg :
à la Galerie Klosterfelde, pour m’avoir permis de visionner –hors exposition– deux films de
l’artiste, et m’avoir envoyé par la poste de nombreux articles ; et à Monsieur Atle Gerhardsen,
qui a facilité mon contact personnel avec l’artiste, répondu à plusieurs reprises à mes
questions, proposé des directions de recherche, et copié l’intégralité de l’œuvre
photographique de l’artiste sur CD-ROM, en me donnant la permission de les utiliser à ma
convenance. Monsieur Gerhardsen m’a donné un libre accès à toute la documentation
conservée dans sa galerie, voire même à des documents non diffusables à la presse. Une aide
exceptionnelle de la part de deux galeristes de leur rang, qu’ils m’ont accordé de bon gré, la
considérant comme partie de leur travail.
Je me sens obligée de noter que j’ai été déçue –bien que finalement contente– d’être
contrainte à voyager régulièrement en Allemagne, et de travailler en coopération avec des
galeries berlinoises, afin d’obtenir les informations nécessaires pour cette recherche. Dans
certaines galeries parisiennes, bien qu’elles soient davantage axées sur la publicité, la
diffusion des informations ne semble pas être dans les habitudes. La question « C’est une
recherche de quel niveau ? » est inévitable, et la phrase « mémoire de maîtrise » déclenche
souvent le mépris. Pour ne pas me sentir trahie par mon pays adoptif, je préfère croire que
cette attitude a été plutôt due à mon manque d’expérience dans la communication avec les
galeries, que due à un manque d’un minimum de professionnalisme de leur part.
La partie documentaire de ce mémoire sera diffusée sous la forme d’un site Internet
multilingue, que je souhaite créer en collaboration avec la Galerie Atle Gerhardsen.
Je voudrais en dernier, et très particulièrement, remercier mon frère Paul-Christophe, pour son
soutien en matière informatique et psychologique.
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1. INTRODUCTION
D’abord utilisé en biologie ou génétique, pour signifier les « individus qui résultent du
croisement (naturel ou artificiel) de deux lignées parentales génétiquement différentes »1, le
terme "hybride" fut ensuite utilisé dans le sens figuré, désignant tout ce qui est « composé
d’éléments d’origines ou de natures différentes », comme par exemple un régime, une
architecture ou une œuvre, et « souvent avec une nuance péjorative », dans le sens d’une
« nature composite et mal définie »2 (cf. DICTIONNAIRE 2000, tome 2, p.339). En
photographie numérique, et plus généralement en infographie, l’hybridation signifie – sans
aucune référence qualitative – le mélange d'images en provenance de sources différentes,
mais constitue un terme plutôt utilisé par les théoriciens que par les praticiens du domaine.
L’hybridation numérique implique ce qui, en traitement d’image, est couramment appelé
"fusion", c’est-à-dire un mélange de plusieurs ensembles de données du type "image", afin de
les réunir et former un seul3.
Vibeke Tandberg développe la technique de l’hybridation à partir de la manipulation
numérique de l’image, à travers trois séries photographiques : Faces4 (1998), Line (1999) et
Dad5 (2000).
1
Le mot, sous l’orthographe "hibride", et la signification "provenant de deux espèces différentes (animal,
plante)", est utilisé pour la première fois en 1596, par Huls. En 1776, Valm l’utilise sous l’orthographe
"hybride", tandis que l’encyclopédie de Diderot le désigne, en 1782, comme "né d’une mère et d’un père
étranger" (cf. WARTBURG 1952, t.4, p.521).
2
Depuis Vaugelas en 1647 (cf. WARTBURG 1952, t.4, p.521), le mot fut également employé en grammaire,
pour désigner le mot « dont les composants sont empruntés à des langues différentes ». Ainsi, le mot hybride luimême, de formation mi-grecque mi-latine, est un mot hybride.
3
Dans le langage informatique, en parlant de gestion de fichiers, on utilise couramment les termes "fusion" et
"fusionner", signifiant en général le mélange de plusieurs ensembles de données structurées de la même manière
(TRIQUE NET). Les deux termes font partie des commandes, dans des tableurs (Excel…), logiciels de
traitement de texte (Word…), de mise en page (XPress, InDesign...), de photographie ou dessin (Photoshop,
Gimp...), ou de dessin vectoriel (Illustrator, Corel Draw...). En cas d'image animée, on peut parler également de
"morphing".
4
"Visages".
5
"Papa".
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4
Faces, 1998 (pl. n° 16-28) est une série de douze bustes photographiques en couleur, habillés
et coiffés de la même manière. Les douze visages présentent à la fois des éléments de
ressemblance et de dissemblance. Utilisant comme point de départ une série d’autoportraits,
l’artiste a réalisé un mélange numérique de caractéristiques de son propre visage et de celles
de douze hommes et femmes de son choix, photographiés lors d’un séjour à Berlin. Parmi
eux, Martin Klosterfelde, son galeriste représentant.
Line (pl. n° 37-38) est une œuvre qui comprend cinq photos grandeur nature, montrant une
jeune femme dans différentes poses. La femme sur les images est le résultat d’un montage
digital, mêlant le visage de Tandberg et celui de son amie, appelée Line (cf. WALLNER
1999; infra, t.II, p.19). Tandberg utilise le corps et les cheveux de Line, et y intègre des
parties de son propre visage (cf. FREDIN 2000 ; infra, t.II, p.34). Les "greffes" numériques
ont été effectuées uniquement au niveau du visage, et plus spécifiquement la bouche, le nez et
le contour des yeux, ceci avec des combinaisons différentes.
Les sept portraits du personnage hybride qui constituent la série Dad (pl. n° 40-45) ont été
réalisés à partir d’une fusion du physique de l’artiste et de celui de son père. Le corps de
Tandberg n’a pas été manipulé mais elle porte les vêtements de son père : un pantalon
d’homme gris et une chemise bleu ciel, visiblement trop grands pour elle ; ses cheveux sont
teints. C’est à partir de photographies prises dans la chambre de ses parents, que l’artiste
ajoute numériquement à son visage des éléments caractéristiques de son père : rides, dents
jaunies, sourcils blanchis, yeux cernés.
L’hybridation numérique paraît une bonne façon d’étudier expérimentalement l’identité, sa
stabilité et sa variabilité, de rechercher de nouvelles formes stables et autonomes, c’est-à-dire
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de nouveaux individus à part entière. L’œuvre de Vibeke Tandberg étant essentiellement autoréférentielle, c’est son propre corps qui subit les interventions, dans l’espace virtuel de la
photographie numérique. Son corps devient ainsi, d’une certaine manière, un support. Cet
engagement physique du corps de l’artiste dans la création artistique rapproche les
autoportraits photographiques hybrides du concept du body art, quoique l’action a lieu, dans
le cas de la manipulation numérique, dans un espace virtuel.
Une étude de la forme hybride sous la lumière de la mythologie, de la religion et de leur
iconographie, ainsi que sous la lumière de diverses recherches artistiques de l’entre deux
guerres, révèle sa dynamique, à la fois conceptuelle et plastique. L’art s’en est servi, au cours
des siècles, pour illustrer, suivant l’époque, la protection du divin, la didactique du
monstrueux, la dynamique de l’illogique, l’aspiration de divin dans l’humain… Proche de
l’idée du greffage et de la prothèse, l’hybridation en photographie numérique tente souvent
une correction ou amélioration virtuelle des êtres existants, et la création de nouveaux êtres,
fictifs, rendus formellement puissants par le moyen de la technique.
Dans l’œuvre de Vibeke Tandberg, le "je est un autre" d’Arthur Rimbaud6 trouve deux
expressions distinctes mais proches. Premier procédé : elle choisit les caractères singuliers et
saillants d’individus qui font partie de son cercle social ou de sa famille, et les "greffe" sur
son propre corps, comme si l’impact qu’ils ont eu sur elle dans le registre social s’exprimait
en fusion numérique dans l’espace virtuel de la photographie. Deuxième procédé : elle
"greffe" les traits de son visage sur le corps de la personne qu’elle choisit, et vit virtuellement
à travers elle. Les hybrides photographiques de Vibeke Tandberg sont marqués, dans le
premier cas, par une aspiration d’assimiler l’autre dans le soi, d’altérer le soi en fonction de
6
Première lettre du Voyant à Georges Izambard, 13 mai 1871
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l’autre, et de créer un "soi-autre". Ils expriment, dans le deuxième cas, l’aspiration d’envahir
l’autre avec le soi, afin de créer un autre qui contienne le soi, et qui le mette en valeur ; un
concept analogue à celui du dédoublement ou de la multiplication de soi, et de la création
d’un "autre-soi", que Vibeke Tandberg développe également, sous diverses formes.
Proche à l’idée du collage, l’hybridisme numérique fragmente le soi et l’autre, et les
recompose en de nouvelles formes plastiques autonomes. Le niveau d’homogénéité ou
d’hétérogénéité de ces formes composites active des mécanismes de la perception physique et
psychique, et conditionne leur réalisme virtuel.
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2. HYBRIDE(S) ET IDENTITÉ(S)
2.1. Identités multiples
Les douze portraits de la série Faces (pl. n° 16-27) présentent à la fois des ressemblances et
des dissemblances. Une variété d’éléments secondaires, communs dans les douze photos,
confèrent une unité à l’ensemble des êtres hybrides.
•
Le fond : la couleur du mur est invariable, et se répètent les mêmes étagères d’archivage,
substituées occasionnellement par un sèche-linge7. Les étagères, ainsi que les objets qui y
sont posés, changent légèrement de place d’image en image, comme par exemple les deux
boîtes de rangement qui se déplacent vers la gauche dans Faces #4 (pl. n° 19), par rapport
à Faces #3 (pl. n° 18). Pourtant ceci n’implique pas d’importants changements, et le fond
– par le moyen également de la lumière et de la focale – demeure flou et assez neutre8.
•
Le cadrage : en buste, huit photos sont de face (Faces #1, #3, #4, #5, #7, #9, #11, #12 ; pl.
n° 16, 18, 19, 20, 22, 24, 26, 27), deux de profil (Faces #6 et #10 ; pl. n° 21 et 25) et deux
de trois quarts (Faces #2 et #8 ; pl. n° 17 et 23), avec de légères variantes.
•
Les vêtements : les douze individus portent la même chemise bleu-ciel, boutonnée et
repassée exactement de la même manière, légèrement froissée exactement aux mêmes
endroits9.
•
Le format de la tête
•
La couleur des cheveux et la coiffure, notamment la mèche qui tombe sur le front (Faces
#2, #3, #4, #7, #8, #11, #12 ; pl. n° 17, 18, 19, 22, 23, 26, 27).
7
Le sèche linge n’est visible que sur Faces #5 et #10 (pl. n° 20 et 25). Par ailleurs, ces mêmes éléments de fond
apparaissent sur la série Princess goes to bed with a mountain bicycle (pl. n° 48b). La bicyclette de Princess
goes to bed with a mountain bicycle fait déjà partie du fond de la série Faces, mais uniquement sur Faces #6 (pl.
n° 21).
8
La tradition photographique du fond flou pour les portraits, est proche de l’espace immatériel doré des icônes.
9
S’il s’agissait de personnes totalement différentes, on serait amené à constater que les douze photos ont été
prises dans une seule session de pose, où les personnes portaient la même chemise tour à tour, les unes après les
autres.
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8
•
La couleur de peau
•
La bouche – au moins au niveau de la lèvre inférieure – est identique dans Faces #2, #3,
#4, #5, #8, #9 et #12 (pl. n° 17, 18, 19, 20, 23, 24, 27).
•
Le nez ne se différencie que dans trois cas (cf. infra, t.I, p.11)
•
Une série de grains de beauté qui se répètent. Deux grains de beauté au niveau du cou sont
uniquement visibles sur les huit photos prises de face (Faces #1, #3, #4, #5, #7, #9, #11,
#12 ; pl. n° 16, 18, 19, 20, 22, 24, 26, 27). Un grain de beauté10 se répète sur certains
visages, à gauche de la lèvre supérieure ; il est apparent sur Faces #3, #4, #8, #9, #11 (pl.
n° 18, 19, 23, 24, 26), et n’apparaît pas sur les sept autres exemples de la série, où la
bouche a été plus radicalement manipulée.
•
Une aire rouge au niveau du cou11.
•
Dans les iris des portraits en face, le reflet identique du matériel photographique.
Les différences sont moins nombreuses, mais se concentrent sur des éléments significatifs
dans la constitution d’une nouvelle identité, tels que les yeux12 (figure 1) :
•
Les yeux sont bruns ou couleur miel dans sept photos (Faces #1, #2, #3, #6, #9, #10, #12 ;
pl. n° 16, 17, 18, 21, 24, 25, 27) et bleus ou verts dans cinq photos (Faces #4, #5, #7, #8,
#11 ; pl. n° 19, 20, 22, 23, 26).
10
Ce grain de beauté au niveau de la lèvre supérieure peut être constaté également sur Dad #2, #4, #5, #6 (pl.
n° 41, 43, 44, 45).
11
Elle apparaît sur onze photos. Elle est exclue sur Faces #6 (pl. n° 21), où l’artiste a utilisé le profil du cou
(appartenant à l’individu avec qui elle fusionne), dont la particularité constituait un élément de différenciation
forte, utile dans la constitution d une nouvelle personnalité.
12
Les yeux sont un élément important dans la reconnaissance d’un suspect en criminologie. Certaines cultures
prêtent un statut privilégié aux yeux, au regard et à la vision. Dans le banquet grec, il arrive que l’extérieur des
coupes à vin soit décoré de grands yeux écarquillés, qui se substituent au regard du buveur (cf. LISSARRAGUE
1987, p. 134-136), pour le protéger, en tant que figure apotropaïque. Dans l’ Odyssée d’Homère, quand Athéna
dissimule Ulysse répandant sur lui une nuée, à son arrivée en Phéacie, elle lui explique que pour garder son
invisibilité, il lui est interdit de croiser le regard de quiconque pourrait le voir (cf. VERNANT 1993 B). Regarder
signifie exister, en quelque sorte. Dans les icônes religieuses, le regard revêt un symbolisme ; la destruction des
yeux des effigies chrétiennes fut une forme d’iconoclasme.
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9
•
Le contour des yeux : Uniquement Faces #4 (pl. n° 19), et – de façon moins marquée –
Faces #8 (pl. n° 23) sont ridés.
FIGURE 1 : Série Faces (détails), 1996, 12 photographies couleur, montage digital, 36,5 x 45,4 cm.
Édition de 5. Courtesy Galerie Atle Gerhardsen, Berlin © Vibeke Tandberg
•
Les sourcils se différencient surtout dans Faces #1 (ils montent assez haut sur le front),
Faces #3 (ils cernent les yeux de très près, et leur coloration est plus claire), Faces #9 (ils
sont plus épais) et Faces #12 (ils sont plus épais, avec des poils plus longs de couleur
claire).
•
Les cils de Faces #11 (pl. n° 26) sont très marqués, alors que ceux de Faces #12 (pl.
n° 27) sont très courts. Ceux des dix autres visages ne présentent aucune particularité.
•
Faces #5 (pl. n° 20) possède un grain de beauté caractéristique, en bas de la narine droite.
•
Faces #9 (pl. n° 24) a une barbe et une moustache de trois jours. Faces #6 (pl. n° 21) est
rasé. Faces #2 (pl. n° 17) a une barbe presque invisible. Faces #10 (pl. n° 25) a une
moustache rasée, mais son menton est imberbe. Les autres visages sont imberbes.
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Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
10
•
Faces #2 (pl. n° 17) a des rides au niveau de la bouche, générées par le sourire.
•
Faces #6 et #9 (pl. n° 21, 24) possèdent un naud de la gorge assez prononcé.
•
Les cernes des yeux sont plus marqués sur Faces #9 (pl. n° 24) et moins marqués (peutêtre dissimulés) sur Faces #12 (pl. n° 27).
•
Le nez se différencie dans Faces #8 (pl. n° 23), pour les vues de face. Les nez des deux
profils, Faces #6 et #10 (pl. n° 21, 25), se différencient entre eux également.
En somme, chacun de ces douze visages possède au moins une particularité, le distinguant
nettement des autres : la bouche et les sourcils remontant haut sur le front pour Faces #1, les
rides au niveau de la bouche pour Faces #2, les sourcils cernant les yeux de très près pour
Faces #3, les rides autour des yeux pour Faces #4, les yeux globuleux et le gros grain de
beauté pour Faces #5, le profil du cou avec un naud de gorge prononcé et l’aspect rasé pour
Faces #6, la bouche et les pommettes hautes pour Faces #7, le bout arrondi du nez pour Faces
#8, l’aspect non-rasé et les sourcils épais pour Faces #9, le profil du nez et de la bouche pour
Faces #10, les cils longs pour Faces #11, les sourcils courts et les cernes dissimulés pour
Faces #12. Il s’agit bien entendu des traits physionomiques qui ont été choisis dans les
visages des douze personnes qui ont participé au projet, et "incrustés" au visage de Tandberg.
Le résultat est celui d’une identité "mutante", celle de Tandberg, dont le corps est à la base
des douze portraits. En incrustant des éléments choisis dans d’autres visages sur le sien, son
identité se montre multiple tout le long de la série13. Les douze individus résultants sont
catégorisés sous le titre général de "Visages", et désignés chacun par un numéro de série.
13
On pourrait étendre cette remarque à l’ensemble de son œuvre.
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11
Ce travail est similaire aux cinq photographies Untitled A-E (figure 2) que Cindy Sherman
réalisa en 1975, où elle altère son propre visage14, sans manipulation numérique, et se
présente tour à tour comme homme, femme, jeune fille, ou clown. Elle fabrique ainsi cinq
différents individus, au moyen du maquillage, des accessoires, de la coiffure, et des
techniques anciennes de la physiognomonie. Sur une note manuscrite, Cindy Sherman écrit :
« Qu’est-ce qu’il serait possible de faire quand je veux arrêter d’utiliser ma propre personne et
pourtant ve ne veux pas d’ "autres personnes" dans les photos ? Mannequins / Photos d’autres
personnes dans la photo / parties du corps (sans visage) / ombres / scènes vides (pas du tout de
gens) / porter des masques / visage flou »15 (cf. CHICAGO 1998). Elle marque un doute, au
moment d’exprimer qu’elle ne souhaite plus inclure d’autres personnes dans ses
photographies ; elle écrit d’abord "je veux tout de même" et ensuite le barre. Vibeke Tandberg
propose une autre solution à la question. Inclure d’autres personnes et ne pas les inclure à la
fois. Inclure soi-même, et s’exclure en même temps. Ceci en créant de nouveaux individus, à
partir du mélange numérique de morceaux de soi et de l’autre. Ces individus contiennent le
soi et l’autre, et en même temps ne ressemblent à aucun des deux, des individus
"symbiotiques"16.
14
Cindy Shermann lie cette aliénation photographique avec son aliénation de sa propre famille, ainsi que de la
violence de New York quand elle y a emménagé (cf. ΜUNICH 1995).
15
« What could I possibly do when I want to stop using myself and still w don’t want "other people" in the
photos? Dummys / Photos of other people in the photo / parts of the body (no face) / shadows / emptly (no
people at all) scenes / wear masks / blur the face » (ma traduction)
16
Le terme est utilisé par F. Lorenzi-Cioldi, à propos des androgynie en tant que simultanéité des deux sexes (cf.
LORENZI-CIOLDI 1994, p. 222). La symbiose est, en biologie, l’association, durable et réciproquement
profitable, entre deux ou plusieurs êtres vivants (Robert). Joël de Rosnay, Directeur de la Prospective et de
l'Évaluation de la Cité des Sciences et de l'Industrie, écrit qu’après l'homo sapiens, l'homo faber et l'homo
economicus , viendra le temps de l’ "homme symbiotique", qu’il propose de baptiser "cybionte", nom formé à
partir de cybernétique et de biologie (DE ROSNAY , p.16-17, 22).
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12
FIGURE 2 : Cindy Shermann, Untitled A, B, C, D, photographies, tirées de la série Untitled A-E, 418 x 283 mm chaque.
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13
2.2. Nuances d’une unique identité
La série Line (pl. n° 37-38) comporte cinq portraits de pied. Seuls deux individus sont
impliqués dans ce mélange numérique, Tandberg et Line. La différenciation n’est pas
considérable, et se joue surtout au niveau de la physiognomonie. « Pendant que je travaillais,
j’ai commencé à jouer avec les codes visuels au sein du portrait en tant que genre, sur la
manière dont on traduit les personnalités en postures et gestes. »17 (cf. WALLNER 1999,
infra, t.II, p.19). Si l’on suit l’approximative catégorisation d’Isidore Bourdon, qui parle de
physionomie des différentes races de l'espèce humaine, physionomie des différentes nations,
des deux sexes, selon les âges, les professions, les tempéraments, les passions ou le caractère
(cf. BOURDON 1842, sommaire), on s’aperçoit que les deux individus impliqués dans le
mélange ne se distinguent pas selon les premiers niveaux de différenciation de la
physionomie : Line et Tandberg sont norvégiennes, elles sont du même sexe (féminin), et à
peu près du même âge.
Ce qui différencie (nettement ou moins nettement) les cinq portraits, c’est l’interaction entre
les légères différenciations dans :
•
Les caractéristiques du visage : les parties retouchées sont la bouche, le nez, les sourcils et
le contour des yeux. Ces éléments sont mélangés avec de différentes combinaisons. De
ces combinaisons émanent cinq différents types de visage. « L’œuvre peut (…)
s’interpréter comme cinq individus différents, puisque les mélanges de nous sont
légèrement différents d’image en image »18 (cf. WALLNER 1999, infra, t.II, p.19). Les
sourcils apparaissent comme l’élément de différenciation le plus caractéristique. Deux
17
« While working I started playing with the visual codes within portraiture as a genre, on how we interpret
personalities into poses and gestures. » (ma traduction)
18
« But the work also interprets as five different individuals as the mixes of us are slightly different from picture
to picture. » (ma traduction)
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types de sourcils s’alternent dans les cinq prises de vue : le premier de couleur plus foncée
que les cheveux, et avec des lignes plutôt droites (v. par exemple Line #1, pl. n° 37), peut
conférer des caractères de force et de détermination au portrait ; le deuxième type, de
couleur plus fade, et avec des lignes courbes (v. par exemple Line #5, pl. n° 38) confère
une douceur et une complaisance au regard.
•
Les expressions du visage et du regard, traduisant différents sentiments ou intentions.
•
La position de la tête : plus ou moins inclinée ou tenue droite, la tête suit et souligne
l’expression du visage et du corps. Elle détermine les différenciations dans la coiffure et
dans l’éclairage des traits du visage. Si la tête est droite, la surface du visage est parallèle à
la source de lumière, et reçoit la lumière avec la même intensité sur tous ses points, tandis
qu’une surface inclinée reçoit moins de lumière dans les parties qui se trouvent à plus
grande distance, parlant de profondeur de champ.
•
La coiffure : Les cheveux sont ceux de Line, et la coiffure reste invariable. Pourtant, les
différentes positions de la tête font que plus ou moins de mèches tombent sur les épaules
de la jeune femme. Ceci n’est pas sans conséquence au niveau de la luminosité et du
contraste du visage : plus la tête est inclinée, plus de cheveux tombent sur le visage, moins
le visage est éclairé, et plus le contraste des traits caractéristiques est marqué, ce qui peut
donner une impression de mystère, de séduction, ou d’agressivité, selon l’image ;
inversement, moins la tête est inclinée, moins de cheveux cachent le visage, plus ce
dernier est éclairé, plus ses caractéristiques aplaties, et ses expressions sont adoucies.
•
Les postures du corps : La fusion ne concernant que le visage, le corps appartient à Line
dans les cinq prises de vue. Si ses postures s’apparentent (avec de légères différenciations
dans la position des mains ou des hanches), leur mise en valeur (ou pas) par le fond, peut
traduire des caractères différents.
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
15
•
Les vêtements ne varient pas dans les cinq prises de vue : c’est un pantalon bleu et un
débardeur blanc. Les vêtements ont la particularité de se transformer et de transformer le
corps, selon sa position, comme le prouve par ailleurs la photographie de mode. Ici, il n’y
a pas de transformation. Pourtant, de très légères différentiations, par exemple au niveau
des plis (s’ils sont réguliers, irréguliers, parallèles, courbes, horizontaux…), peuvent
conditionner – en fonction de la composition générale – le dynamisme et le sens de
l’image.
•
Les photos ont été prises dans le même environnement : à l’intérieur d’une chambre,
probablement celle d’un hôtel, avec la porte ouverte, à côté d’une armoire ouverte. Deux
serviettes, une rose et une bleu ciel, sont pendues du haut de la porte de la chambre, et de
celle de l’armoire. Les cadrages ne se différencient que très légèrement. Pourtant, ces
légères différenciations d’une photo à l’autre mettent en valeur différents éléments du
fond, constituant ainsi des toiles de fond différentes pour chaque photographie. Associés
aux caractères physionomiques de chacune des cinq figures, les éléments secondaires du
fond mis en valeur par chaque cadrage, sont en mesure de nuancer les personnalités dans
les cinq portraits.
La série pourrait constituer une étude de physiognomonie. Et ce n’est pas chacun de ces
éléments séparément évoqués qui crée la typologie du personnage, mais plutôt leur
assemblage, leurs différentes combinaisons au sein de la composition photographique.
Par exemple : Line #1 (pl. n° 37) a le type de sourcils aux lignes droites, dont la couleur est
plus foncée que celle des cheveux. Sa tête légèrement inclinée, quelques mèches tombent sur
ses épaules, et en même temps obscurcissent le visage, y donnant un contraste plus marqué.
Par les simples lois de la perspective, l’inclination de la tête fait que ses sourcils se
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rapprochent des yeux sur la photo. Le visage se trouve auréolé par un fond de mur, encadré
par le seuil de la porte dans un premier niveau, et par les deux serviettes de part et d’autre de
la tête en deuxième lieu, ce qui rend le regard plus intense. Les axes verticaux créés par
l’armoire et la porte sont mis en valeur. Il y a une affichette « Ne pas déranger », accrochée
sur la porte. En même temps, le léger déhanchement, la position des mains, qui tombent
librement des épaules, et les plis diagonaux de la chemise, adoucissent l’ensemble. Ces
éléments sont secondaires. Aucun parmi eux ne pourrait à lui seul attribuer un caractère au
personnage. Pourtant leur combinaison lui donne un caractère subtile de détermination,
d’agitation, de force, et peut être une volonté de séduction.
Line #3 possède certains éléments en commun avec Line #1 (pl. n° 37), notamment
l’encadrement du visage, l’accentuation des axes verticaux, lui donnant ce même caractère
dynamique, mais légèrement plus marqué. Ceci est dû à la mise en valeur des lignes verticales
et horizontales. Les courbes et diagonales se font plus rares. La position des mains derrière les
hanches ouvre les épaules, dont l’alignement crée un axe plutôt horizontal, comme celui des
hanches. L’ouverture entre les deux pieds coïncide avec un fond blanc, qui la souligne,
comme le fait la fermeture éclair – plus apparente au dessous de la chemise, du fait de la
position des épaules. Elle porte plus de mèches longues sur les épaules, qui sont moins
ordonnées, ce qui donne du mouvement à l’ensemble. Line #3 est un peu plus rigide, plus
froide que Line #1, avec un dynamisme qui tend plutôt à l’agressif ou à l’inflexible.
En revanche, Line #5 (pl. n° 37) revête plutôt des caractères de douceur. Ses sourcils sont plus
fins et de couleur plus claire, aux lignes courbes. Une source de lumière positionnée à gauche
du modèle, qui ne trouve pas d’obstacle étant donné la position droite de la tête, aplatit et
adoucit légèrement les caractéristiques du visage. Les cheveux, mis derrière les oreilles,
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restent derrière les épaules, ce qui lui confère un calme, opposé au dynamisme des deux autres
exemples. Quelques mèches cernent, soulignent et en même temps adoucissent les lignes du
visage, qui de sa position droite acquiert la forme d’un polygone presque régulier. Par rapport
à Line #1, les mains tombent un peu plus droites vers le sol. La position du corps semble
plutôt sereine. La plupart des axes verticaux de la chambre sont dissimulés par le cadrage, et
par le corps de la jeune femme. On voit apparaître plus de tissus derrière la porte, abolissant
ainsi la froideur de la porte blanche, telle qu’elle apparaît sur Line #1 et #3.
Tandberg dit à propos de la série : « Alors les cinq versions de Line et moi dans le même
corps représentent également cinq personnalités différentes. La plupart d’entre elles échappent
à la catégorisation archétypale et ne peuvent être interprétées que comme des vagues nuances
d’une personnalité. »19 (cf. WALLNER 1999, infra, t.II, p.19). Pour Tandberg, les cinq
portraits établissent une minorité de personnalités différentes, et une majorité de nuances de
ces personnalités. Est-ce pour ceci que les cinq individus de la série Line, contrairement à
ceux de la série Faces, portent un nom : ils sont tous désignés comme "Line".
Dans son Histoire Naturelle, ouvrage du 18e siècle, Georges Louis Leclerc comte de Buffon
dit à propos de la nomenclature des choses, et du passage d’un prototype à une variété : « Les
hommes ont commencé par donner différents noms aux choses qui leur ont paru distinctement
différentes, et en même temps ils ont fait des dénominations générales pour tout ce qui leur
paraissait à peu près semblable. Chez les peuples grossiers et dans toutes les langues
naissantes, il n’y a presque que des noms généraux, c’est-à-dire, des expressions vagues et
informes des choses du même ordre et cependant très différentes entre elles. […] Les noms
particuliers ne sont venus qu’à la suite de la comparaison et de l’examen détaillé qu’on a faits
19
« So the five versions of Line and me in the same body also represents five different personalities. Most of
them escape archetypal categorisation and only interpret as vague nuances of a personality. » (ma traduction)
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de chaque espèce de choses ; […] plus on examinera, plus on la comparera, plus il y aura de
noms propres et de dénominations particulières (cf. BUFFON 1984, p.2002). Les cinq
différentes versions de Line+Vibeke, les cinq différentes nuances de leur unique identité
commune, sont distinguées par un numéro de série.
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19
2.3. Hybris et homogénéité
L’adjectif hybride apparût au 16e siècle, sous la forme hibride, « emprunté du latin hybrida,
variant orthographique par rapprochement avec le grec hubris (excès) de ibrida (bâtard) » (cf.
DICTIONNAIRE 2000, t.2, p.339). L’ hubris ou hybris désigne, en grec ancien, en général
l'excès, la démesure. Par conséquent, il signifie toute forme d'orgueil qui puisse attirer la
vengeance des dieux. Cette étymologie rattache au mot hybride une idée d’excès, de
démesure, dans le sens d'une offense à l'ordre naturel des choses.
Parlant de physiologie humaine, le cerveau traite les signaux sensoriels de manière à en
constituer des unités ; il analyse, différencie, segmente, coupe en unités le signifiant, le
signifié et leurs rapports (cf. SABOURAULT 1998). Ce traitement de données peut-être plus
ou moins automatique ou conscient, simple ou complexe, facile ou difficile, réussi ou échoué.
Dans tous les cas, l’homme conçoit plus facilement les éléments qu’il peut plus facilement
lier en unités logiques. Deux couleurs juxtaposées sont plus difficilement conçues en unité par
l’œil s’il n’y a pas de passage effectué entre les deux, tel un dégradé de couleur ; pareillement,
deux fréquences dont le rapport mathématique est complexe (ex. 8/9) sont plus difficilement
conçues en unité par l’oreille humaine que deux fréquences dont le rapport est simple (ex. ½)
(cf. IOANNIDIS, vol.1, p.1). Fernand Léger écrit : « Contraste=dissonances, par conséquent
maximum dans l’effet d’expression » (cf. LÉGER 1914, p.48)20.
20
En revanche, dans l’activité cérébrale, l’on note une discontinuité entre l’ordre établi de la nature, et le niveau
de la culture (cf. SABOURAULT 1998), le niveau auquel les gens d’une époque et d’un lieu précis sont habitués
au contraste. Le facteur de la culture semble être un dénominateur commun dans la familiarisation à l’égard de
formes hétérogènes, telles que l’hybride. Si les membres d’une société se trouvent exposés à des stimuli
conceptuels, iconographiques ou sonores à peu près similaires, leur niveau de familiarisation à l’égard de ceux-ci
évolue presque simultanément –dépendant bien entendu du niveau culturel et de l’histoire personnelle de chacun.
Adoptant un exemple du domaine de la musique occidentale, on constate que l’interprétation physicomathématique des notions de "consonance" et "dissonance" par l’oreille est accouplée par leur interprétation
psychologique subjective : La consonance et la dissonance sont des combinaisons de sons dont les fréquences
créent respectivement des combinaisons simples (par exemple 1/2, 2/3…) ou complexes (7/8, 8/9…), produisant
respectivement des impressions auditives agréables ou désagréables. Ceci évolue au fil des siècles, dans le sens
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20
La forme hybride est, par définition, une unité difficile pour le cerveau à concevoir, puisque
ses constituantes sont de provenances ou natures différentes, ce qui crée un contraste – d’où
émanent les utilisations du mot "hybride" lui rattachant un côté "mal défini", "hétéroclite",
"dysharmonique", voire même "kitsch". En tant que générateur de contrastes, de
"dissonances", l’hybridisme est la manifestation d’une dynamique formelle. Le surréalisme a
tiré profit de ce fait, et développa la forme hybride, en tant que composition d’éléments sans
liaison possible par une syntaxe qui suivrait une logique cartésienne, créant des « traits de feu
reliant deux éléments de la réalité de catégories si éloignées l’une de l’autre que la raison se
refuserait à les mettre en rapport et qu’il faut s’être défait momentanément de tout esprit
critique pour leur permettre de se confronter. », comme l’écrit André Breton dans son
manifeste Du surréalisme en ses œuvres vives en 1953 (cf. BRETON, p. 170-171). N’est-ce
pas le même geste que celui de Marcel Duchamp, quand en 1913 il eût « l’heureuse idée de
fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner » (cf.
DUCHAMP 1994, p.191) ?
Vibeke Tandberg transpose les caractéristiques du visage d’une personne dans un autre
contexte, qui est celui du visage d’une autre personne, brisant la syntaxe donnée qui articule
les traits du visage d’un individu. Bien que les deux "lignées parentales" de l’être hybride
soient génétiquement différentes, elles appartiennent bien entendu à la même espèce : c’est
des humains. Malgré la familiarisation de l’œil humain à l’illusionnisme visuel, certaines
compositions photographiques sont tellement "consonantes", c’est-à-dire que leurs éléments
d'un accroissement du nombre de combinaisons sonores jugées consonantes (cf. IOANNIDIS, vol.1, p.1-2). Par
exemple, alors qu’à la période classique, certaines dissonances étaient utilisées ponctuellement pour créer une
tension, l’accroissement de leur utilisation les rend de plus en plus facilement assimilables, aboutissant à une
accumulation excessive dans les œuvres expressionnistes du début du 20ème siècle, pour souvent devenir
matériau de base du minimalisme, et enfin envahir, de nos jours, les musiques de distraction telles le jazz, le pop
ou le rock.
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21
composants donnent tellement l’impression de s’unir, qu’à première vue on ne réalise pas
qu’il s’agit d’unités composées. Dans quelle mesure les hybrides de Tandberg dérangent-ils
manifestement l'ordre naturel des choses ? Quel est leur niveau d’hétérogénéité ? Étudiés
séparément, c’est-à-dire en dehors de la série, chacun des douze individus de Faces, ou des
cinq individus de Line, constitue une unité homogène et simple à concevoir, sans contrastes
apparents entre ses éléments constitutifs : il s’agit d’êtres humains, avec tous les traits
caractéristiques d’un être humain, dans des proportions qui ne dépassent pas le naturel, ceci
parce que ces hybrides sont les produits d’une fusion d’êtres humains, et qu’il s’agit de types
génériques.
Dans le cas de Faces (pl. n° 16-27), la fusion se fait entre personnes de sexes différents.
Pourtant, il n’est pas évident d’attribuer une féminité ou une masculinité à des traits distincts
du visage, la mise en scène et les éléments accessoires étant neutres. « (…) la différence
sexuelle est aussi une affaire d’attributs secondaires, de rôles (…) » (PARIS 1995, p.120121). Quand Marcel Duchamp pose pour Man Ray en tant que Rrose Selavy, en 1920-21, il
s’entoure d’une multitude d’attributs secondaires de la féminité : vêtements et accessoires,
tissus et motifs (fourrure, chapeau féminin avec motif imprimé, bagues), et maquillage, tandis
que tous les poils qui pourraient suggérer une masculinité sont soit rasés soit dissimulés par
les vêtements, le cadrage et l’éclairage. Mais c’est une question d’attitudes aussi : Duchamp
fait un geste délicat pour tenir la fourrure ; ce geste et son regard sont ceux d’une proie qui
veut à la fois se protéger et être attrapée, rôle féminin par tradition ; sans oublier le rôle
féminin de poser comme un élément décoratif. Dans Faces, le choix des vêtements, des
couleurs, de l’éclairage, des attitudes, le fond et le manque d’accessoires contribuent à une
neutralité, qui ne favorise pas un contraste entre féminité et masculinité21.
21
Dans une certaine mesure, elle ne favorise même pas l’attribution d’un sexe avec certitude, comme par
exemple dans Faces #2 (pl. n° 17) ou Faces #8 (pl. n° 23).
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Si en dehors du contexte de la série les hybrides de Tandberg semblent homogènes, du
moment où l’on juxtapose deux photos tirées de la même série, au fur et à mesure que les
ressemblances et dissimilitudes se rendent visibles, les unités deviennent plus difficiles à
concevoir. Si un spectateur se trouve, par exemple, en face de Faces #3 (pl. n° 18), il classe la
personne dans la catégorie "Individu X", une unité à part entière. Mais s’il se trouve en face
de Faces #3 et Faces #4 (pl. n° 18 et 19), son cerveau ne saurait pas tout de suite les classer
en catégories distinctes. À part les éléments secondaires qui les unifient (v. infra, t.I, p. 8), ils
ont le même cou, le même menton, la même bouche, le même nez, le même fronton, les
mêmes cheveux : une multitude de points de visible ressemblance. Les points de
dissemblance sont peu nombreux en quantité, mais significatifs : dans le cas de Faces #3 et
#4, il s’agit des yeux et des sourcils, éléments qui peuvent définir physiquement une identité.
Ceci fait que le spectateur ne puisse pas mémoriser les deux images en tant qu’ "Individu X :
photo numéro 1, photo numéro 2", parce que le même individu ne peut pas avoir deux paires
d’yeux et de sourcils totalement différentes. Mais il ne peut pas les nommer "Individu X" et
"Individu Z" non plus.
Dans l’exemple de la série Line, les dissemblances sont moins nombreuses, ainsi que moins
frappantes, du fait qu’il s’agit d’individus assez proches en matière physionomique (cf. infra,
t.I, p. 14). Mais cette fois, l’ "individu X" a un nom précis et un sexe précis : elle s’appelle
Line. Si Line #1 désigne l’aspect extérieur de Line, et Line #2 désigne également l’aspect
extérieur de Line, la juxtaposition des deux images rend la conception de l’unité "Line" plus
difficile. Dans le cas de Faces, il n’y a pas un signifiant unique désigné par le titre et valable
pour les douze individus, mais le signifiant "Line" désigne une femme, et cette femme
possède au total cinq signifiés.
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En somme, ce n’est que par la logique sérielle que les individus de Faces et Line acquièrent
une hétérogénéité manifeste. Mais qu’en est-il de la série Dad (pl. n° 40-45) ? Comme dans
Line, les sept individus de la série Dad sont désignés par un seul signifiant : "papa". Tout de
même, contrairement à Line, qui est un nom norvégien féminin ne désignant que le sexe de
l’individu qui le porte, "papa" désigne à la fois le sexe et approximativement l’âge du
signifié : un père ne peut pas être très jeune. Hors dans la série Dad, les deux individus
fusionnés sont de sexes différents et d’âges différents. Ceci ne signifierait rien, s’il n’existait
pas dans ces photographies des contrastes, défiant la définition très générale de "papa". Ainsi
chacun des sept portraits est en soi-même manifeste d’une hétérogénéité, quoique le
spectateur ne traduirait pas automatiquement l’hétérogénéité comme une hybridation
numérique.
Comme dans Faces, le contraste masculin-féminin n’est pas très développé dans la série Dad
(pl. n° 40-45). Tandberg est vêtue d’un pantalon et d’une chemise de son père, qui sont trop
larges pour elle, et qui – en fonction des postures qu’elle adopte – cachent les formes
féminines de son corps. La finesse de certains traits du visage (le cou, le menton, les
cheveux…), qui appartiennent à elle, pourraient suggérer un sexe féminin, mais – ne serait-ce
que par la connaissance qu’il s’agit d’un mélange de Tandberg et de son père– n’attestent pas
une féminité. Le côté imberbe pourrait très bien constituer un attribut de jeunesse masculine,
et non pas forcément de féminité. La féminité demeure sous-jacente, et rajoute dans le jeu de
l’hybridation22.
22
Dans son article "Une rentrée très frileuse" (cf. PÏNTE 2000 B), Jean-Louis Pïnte, journaliste du Figaro,
confond le genre de Tandberg, et note : « L’exposition (…) est consacrée à un photographe d’origine
norvégienne, Vibeke Tandberg. Cet artiste revêt les vêtements trop grands de son père pour retrouver sa véritable
identité ». En illustration de l’article, Dad #6 (pl. n° 45).
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24
En revanche, le jeu vieillesse-jeunesse est souligné, au travers de divers contrastes. Une série
d’attributs secondaires, faisant partie du fond (un ameublement classique, une peinture à
l’huile au cadre doré et une décoration rétro) illustrent l’âge de ce "papa", comme le font par
ailleurs certains traits du visage (et notamment les sourcils blanchis, les cernes, les rides au
niveau du contour des yeux, et les dents jaunies). Comme traits de jeunesse, apparaissent les
cheveux riches et leur couleur intense avec manque total de poils blancs (mais qui pourrait
suggérer une coloration), le manque de rides dans la plus grande partie du visage et au niveau
du cou et des mains (quoique les mains sont partiellement dissimulées), et éventuellement le
côté imberbe23.
Du fait que, pour les sept images, la fusion des traits de Tandberg avec ceux de son père a été
effectuée, comme pour la série Line, avec des combinaisons différentes, et de part la manière
dont ceux-ci sont mis en valeur par le jeu d’attitudes et d’expressions du visage, c’est
également dans la logique sérielle – c’est-à-dire étudiés en tant qu’ensemble – que les sept
êtres des photographies de la série Dad présentent une hétérogénéité, tout de même peu
marquée.
Jumping Dad24 de 2000 (pl. n° 46-47), associé à Dad, est une série de neuf photographies
couleur, où Tandberg bondit sur le lit de son père, portant ses vêtements. Entourée d’attributs
de l’âge adulte (photographies de jeunesse en noir et blanc sur le mur et la table de nuit,
ameublement et décoration rétro, une robe de chambre accrochée, des journaux sur le lit…),
Tandberg est en train de faire un acte par définition infantile : bondir sur le lit de ses parents.
« Je faisais cela quand j’étais petite. En ce moment là, c’était pour s’amuser. J’ai pensé que si
23
Également les sourcils et le contour des yeux, mais uniquement dans Dad #4, où Tandberg choisit de ne pas
incruster ceux de son père sur son visage, et garde les siens.
24
"Papa bondissant"
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25
je le fais maintenant où j’ai trente deux ans, cela finit par être un peu vicieux et plutôt malade
qu’amusant. Et je l’ai fait parce je le ressentais encore plus interdit maintenant que quand
j’étais petite. »25 (cf. TANDBERG 2000 B, infra, t.II, p.21). Inversement, dans la série Loop26
de 2002 (pl. n° 48c), c’est le tour de son père d’adopter un comportement infantile : faire des
galipettes. Si ces deux séries n’impliquent pas de manipulation numérique, une hybridation
d’attitudes adultes et d’attitudes enfantines y est attestée. Le contraste en est plus marquant
dans la série Jumping Dad.
La présence obsessionnelle de l’autoportrait sous ses différentes formes27, de manière qu’il
serait possible de parler d’une sérialité dans l’ensemble de l’œuvre de Tandberg, pose le
problème de l'identité et de la constitution d'une unité dans un sens plus large.
25
« I used to do this when I was little. Then it was for fun. I thought if I do it now when I am thirty two years
old, it gets to be a bit kinky and more sick than fun. And I did it because it felt even more forbidden now than
when I was little. » (ma traduction)
26
"Loop" signifie en anglais la boucle. Loop fait partie du projet pool/loop, avec le film Pool ("billard"), où
Tandberg entre dans la peau d’un joueur de billard (v. infra, t.I, p. 29). Le mot "loop" est une référence au côté
filmique, cinématique de cette installation photographique, dans le sens d’une action qui se déploie linéairement
au travers d’un certain nombre de carrés (comme dans une bande dessinée). Ce procédé est utilisé également
dans Sunflowers (pl. n° 48a) et Princess goes to bed with a mountain bicycle (pl. n° 48b et 49). Ce côté
cinématique est conditionné par l’installation de l’œuvre, laquelle dépend de l’intervention ou non de l’artiste.
Par exemple, quand la série Sunflowers (pl. n° 48a) est présentée pour la première fois à Sienne en 2001, les
cadres des onze photographies sont collés l’un à l’autre, sans distance, sur un mur unique ; contrairement, dans la
galerie Klosterfelde en 2002, l’installation est faite sur deux murs perpendiculaires, avec des intervalles
régulières mais inégales entre les onze cadres.
27
Tandberg utilise pratiquement toujours une partie de son propre corps ou visage comme élément constitutif de
ses photos. Les séries Beautiful, Taxi Driver, Jumping Dad, (Un)dress, Princess goes to bed with a mountain
bicycle et Sunflowers sont des autoportraits, tandis que Living Together et Boxing sont des doubles autoportraits ;
elle utilise son corps comme constante pour y intégrer des éléments d’autres personnes dans Faces et Dad et
intègre ses éléments sur les corps d’une autre personne dans Line ; elle est la figure principale dans Bride,
Valentina, Aftermath, P-11 ; elle apparaît sur sept parmi les dix photos de la série Untitled (Line). Les seules
séries où son présence est omise sont P-11 (Portraits), Line and Chewing Gum, Loop et Oppai.
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26
3. IDENTITÉ(S) ET SÉRIE(S)
3.1. Mimêsis28 et rapport de vraisemblance
Et l'aventure, la grande aventure, c'est de voir surgir
quelque chose d'inconnu, chaque jour dans le même visage.
Alberto Giacometti29
« Je pouvais devenir qui que ce soit »30 (cf. FREDIN 2000 ; infra, t.II, p.33). Cette déclaration
de Tandberg est liée à la période où elle a créé Faces. L’idée de créer des "variations de son
propre autoportrait" (cf. KLOSTERFELDE 1998) sur une seule série, tels ses douze
"Visages", est très proche aux mises en scène et jeux de rôle31, qu’elle a développés tout au
long de sa carrière, en se mettant dans la peau32 d’autres personnages, indistinctement
masculins ou féminins.
En 1993, Tandberg apparaît en robe de mariée, à côté de vingt-six partenaires différents33. Il
s’agit du projet Bride34(pl. n° 1), constitué de vingt-cinq photos de mariage, prises par un
28
Faisant référence à la « mimêsis » (l’imitation en grec ancien), et à la théorie platonicienne de l’image. Platon
met l’accent sur la relation de l’image et de la chose dont elle est l’image, dans leur rapport de ressemblance.
Pour lui, toute création d’images (« eidôlopoiiké ») s’intègre à l’activité imitatrice (la « mimêtiké »). L’image
(« eidôlo ») imite, par conséquent toute création d’image consiste à une pure semblance. L’image n’est pas
réelle, n’est pas un être en soi ; c’est l’illusoire réplique de l’apparence, et non de l’idée ou de l’essence, d’un
être réel, du modèle (cf. VERNANT 1979, chapitre 8).
29
Alberto Giacometti multipliait les portraits d'une même personne : sa femme Annette, sa mère, son frère
Diego. Dans ses douze portraits d’Orbandale (Ilia Zdanevitch), pris sur le vif et gravés à l'eau-forte, Giacometti
saisit son modèle sous tous les angles, en quête d'une ressemblance impossible, toujours changeante (cf. BNF
NET, Toutes les expositions, 1999 : Face à Face, L’exposition).
30
« Jeg kunne bli til hvem som helst. » (ma traduction). Il est caractéristique qu’en norvégien (bokmål officiel),
le verbe se conjugue de la même façon pour toutes les personnes, par exemple : jeg er, du er, han/hun/den/det er,
vi er, dere er, de er (je suis, tu es, il/elle est…). Cette règle est valable pour pour chaque temps (présent et
prétérit, les autres temps étant des formes composées). Elle est constatée également en danois, en suédois, et en
afrikaans (langue dérivée du hollandais ; bien que le hollandais décline le verbe). En norvégien, de nombreux
dialectes ne prononcent pas la terminaison "r" du présent ajoutée à l'infinitif, avec comme résultat une
conjugaison simplifiée à l'extrême, où l'on n'utilise (du moins au présent) que la forme infinitive. Cette loi
grammaticale, et ses extensions dans les utilisations dialectales de la langue, serait-elle culturellement liée à la
question de l’identité et de l’altérité ? Suggère-t-elle une moindre distinction entre le "soi" et l’ "autre ?
31
Qui ne sont pas sans lien avec son choix de suivre une formation à l’École de Théâtre d’Oslo
(Teaterverkstedet), en 1986-87.
32
L’expression "se mettre dans la peau de quelqu’un" conviendrait à la série Line : Tandberg se met littéralement
"dans la peau de Line", puisque des morceaux de son visage ont été numériquement incrustés dans la peau du
visage de Line.
33
Dans son interview avec Peter Herbstreuth (cf. KIEL 1997), Tandberg mentionne seulement dix partenaires.
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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photographe professionnel. Toutes les photos ont été publiées le même jour, dans des
journaux norvégiens ou suédois différents. L’artiste a encadré ces publications et les a
exposées comme ensemble. La série photographique a été détruite par l’artiste.
En 1994, elle se met en scène en missionnaire au Kenya, dans une série de dix photos couleur.
Elle s’entretient avec les africains, aide les agriculteurs, soigne les malades, enseigne les
enfants… En réalité, une partie du travail a été effectuée en studio ; les images ont été
manipulées sur ordinateur pour intégrer Tandberg dans les paysages africains. Le projet,
intitulé Posthumous (Aftermath)35 (pl. n° 2, 3), est complété par une série d’obituaires fictifs,
publiés dans des journaux norvégiens, annonçant la mort tragique de la missionnaire Vibeke
Tandberg -couronnement de cette vie exceptionnelle qu’elle s’est fabriquée.
Valentina (pl. n° 4) de 1996 est basée sur une série de photographies de NASA de 1969,
remaniées sur ordinateur. Tandberg efface les visages des vrais astronautes, qu’elle substitue
de la sienne ; elle substitue également tous les symboles américains de symboles russes. Les
images étaient montées dans des boîtes lumineuses. La série a été détruite par l’artiste.
En 1997, dans la sa série de vingt-quatre photographies couleur P-11 (piker elleve år / eleven
year old girls)36 (pl. n° 29-31), on voit Tandberg en train d’arbitrer un match de handball entre
jeunes filles. Il s’agit d’une vraie ligue norvégienne appelée "P-11" ("piker elleve år"). Le
projet est complété par une série de vingt-neuf portraits photographiques couleur, sur fond
noir, qui montrent les vingt-neuf jeunes filles participant au match. Les portraits sont disposés
de manière à former un polygone, précédé par les vingt-quatre photos du match, qui sont
34
"Mariée"
"Posthume (les conséquences)"
36
"P-11 (filles d’onze ans)"
35
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accrochés de manière linéaire37 (pl. n° 31). Le match a vraiment eu lieu : il a été organisé par
Tandberg, et documenté par des photographes professionnels qu’elle a embauchés.
Elle devient "Chauffeur de taxi aussi" en 2000, dans son film Taxi Driver Too (pl. n° 39).
Cette vidéo de 7min30, accompagnée de la musique du film Taxi Driver de Martin Scorsese
(1976) avec Robert de Niro, la montre en chauffeur de taxi conduisant dans New York, ce qui
constitue la seule action le long du film. Mais elle ne conduit pas en réalité le taxi. Un
gouvernail est monté à la place du passager, et la voiture est tour à tour conduite par une autre
personne, ou grimpée sur une plate-forme automobile, sans que ceci soit montré dans le film.
Dans sa vidéo Pool, 2002, elle entre dans la peau du joueur de billard qui finit par être en
désaccord avec sa propre morale, personnage du film The Hustler avec Paul Newman.
La question du mimétisme a été traitée par Woody Allen en 1983, dans son film Zelig, une
sorte de documentaire sur un homme caméléon, Leonard Zelig, qui n'a jamais réellement
existé et qui a côtoyé les grands de ce siècle, de Eugene O’Neil jusqu’à Adolf Hitler. Dès que
Leonard Zelig fréquente une personne, la personnalité de celle-ci se projète sur lui, et il se
métamorphose instantanément en lui : il est capable de pousser une barbe et changer de tenue
vestimentaire en quelques secondes. Jusqu’au point où il ressemble à ses propres
psychanalystes ; il leur ressemble physiquement, il parle comme eux, il acquiert leurs
connaissances médicales. Woody Allen utilise des objectifs des années 30 afin de retrouver
l'ambiance de l'époque, afin de lui donner un aspect "documentaire".
37
La disposition linéaire ne suit pas le numérotage des images. Par exemple, dans l’exposition personnelle de
l’artiste à la Galerie Atle Gerhardsen en 1998, les photos étaient disposées dans l’ordre suivant : #7, #8, #24, #3,
#2, #9, #14, #6, #21, #10, #13, #12, #4, #19, #20, #11, #18, #22, #23, #5 (manquant les #1, #15, #16, #17).
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La vraisemblance n’est pas toujours un procédé recherché par les artistes qui travaillent sur
les mises en scène du soi. Dans l’exemple de Cindy Sherman, si ses Untitled Film Stills
(1978-1980), où elle se met dans la peau d’idoles du cinéma, ressemblent à de vrais clichés de
films des années 1950-1960, ses séries Fairy Tales38 (1985), Disasters39 (1986-1989), History
Portraits (1989-1990), ou Horror and surrealist pictures40 (1994-1996) sont marqués par une
volonté de rendre l’artifice visible. Pour Yasumasa Morimura, et ses séries photographiques
Art History41 et Actress42 (années 1990), ce qui dévoile l’artifice, c’est le fait qu’il choisit de
reconstituer des images archétypales, des tableaux très connus de l’histoire de la peinture
FIGURE 3 :
Yasumasa Morimura, Portrait (Van Gogh), 1985, photo
couleur, 120 x 100 cm, Ikkan Sanada collection, NY.
FIGURE 4 :
Yasumasa Morimura, Self-Portrait / Dietrich
(Mannish), 1995, photo noir et blanc.
38
"Contes de fées", des images factices et humoristiques, où elle évoque des formes narratives au travers
d’éclairages dramatiques, couleurs vives, costumes, prothèses, perruques, accessoires… (cf. CHICAGO 1998).
39
"Désastres", où elle dissimule des corps humains parmi des détritus, ou crée des êtres hybrides mi-poupées mihumains.
40
"Peintures d’horreur et surréalistes", des images manipulées au travers de la technique privilégiée des
surréalistes de la double exposition.
41
"Histoire de l’art"
42
"Actrice"
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(tels que La Joconde de Da Vinci, l’Olympia de Manet, la Maya de Goya, un Autoportrait à
l’oreille coupée de Van Gogh [figure 3], Marcel Duchamp en Rrose Selavy par Man Ray, la
Source d’Ingres…), et qu’il adopte des postures célèbres des stars de Hollywood (telles que
Marlene Dietrich en costume d’homme [figure 4], ou des poses célèbres de Marilyn Monroe)
(cf. MORIMURA NET) : tout spectateur avec une culture générale minimale se rend compte
de l’artifice. Les Self-Hybridations43 d’Orlan, 1998 (cf. infra, t.I, p.5 ; figure 5, 6 ; figure 12,
p.54), sont manifestement artificielles, parce qu’elles mélangent l’humain à des matières nonorganiques.
FIGURE 5 :
Orlan, Refiguration-Self-Hybridation n° 2, 1998,
photographie couleur, manipulée, 100 x 150 cm,
avec cadre 116 x 166 cm (3 ex.), ou 60 x 90 cm,
avec cadre 74 x 104 cm (7 ex.)
43
FIGURE 6 :
Orlan, Refiguration-Self-Hybridation n° 15, 1998
photographie couleur, manipulée, 100 x 150 cm,
avec cadre 116 x 166 (3 ex.) ou 60 x 90 cm,
avec cadre 74 x 104 cm (7 ex.)
"Auto-hybridations"
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31
En revanche, les mises en scène de Vibeke Tandberg sont fondées sur un jeu de
vraisemblance. Elle classe la composition numérique dans la catégorie des expériences
réelles : « Quand on parle à propos d’expérience, on pense automatiquement au corps qui est
en train de faire quelque chose. Quand on parle d’expérience dans le cyberespace, c’est un
différent type d’expérience. Elle n’est pas tactile, sensible ou physique. L’idée de l’expérience
s’est étendue. Dans mes photographies digitales, c’est une extension du concept d’expérience.
Il tend plus vers les images et s’éloigne du corps »44 (cf. EKEBERG 2001, infra, t.II, p.27).
Pour elle, la confrontation entre l’artiste et l’ordinateur lors de la composition numérique ne
diffère pas fondamentalement de la confrontation réelle entre deux personnes. L’espace
cybernétique est une extension de l’espace de la vie réelle, et non pas son antonyme. Et de
toute façon, pour elle, toute photographie, qu’elle soit manipulée ou pas, contient de la fiction
et de la transformation : « (…) la seule chose vraie en ce qui concerne la photographie, c’est
que la lumière touche le film et génère une réaction chimique. »45 (cf. FREDIN 2000, infra,
t.II, p.34).
Dans la série Aftermath, elle se crée une image photographique fictive d’elle même en tant
que "bonne personne", jouant le rôle d’une missionnaire en Afrique. La validation de ses actes
philanthropiques se fait au travers de documents photographiques, et d’obituaires dans la
presse. Elle se constitue un mythe du début à la fin, avec une vie en dehors de l’ordinaire, une
fin tragique, et une réputation posthume. Cette manipulation de l’opinion publique, en
44
« When we talk about experience we automatically think about the body which is involved in something.
When you talk about experience in the cyberspace it is a different kind of experience. It is not tactile, sensitive or
physical. The idea of experience has expanded. In my digital photographs it is an extension of the concept of
experience. It tends more to images and goes away from the body » (ma traduction). Orlan dit sur le même sujet :
« Contrairement à ce que j’ai entrepris avec les opérations chirurgicales, les séries Self Hybridation n’inscrivent
pas les transformations dans ma chair –mon corps "phénoménologique" – mais dans les pixels de la chair
virtuelle, mêlée à des matières non organiques et à ma propre représentation, elle même réellement retravaillée
par la chirurgie » (BAQUÉ 2001, p.44).
45
« (…)det eneste sanne med fotografiet er at lyset har truffet filmen og satt i gang en kjemisk reaksjon »
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fournissant des informations incorrectes aux média, « courait le risque d’effacer l’idée d’être
bon »46 (cf. KIEL 1997, p.38 ; infra, t.II, p.26). Néanmoins, lors de la même interview, elle dit
qu’il n’y a pas eu de manipulation de l’opinion publique, ni contestation de l’autorité des
journaux qui ont dû publier des informations fausses, à moins que le public ne découvre qu’il
s’agit de fausses informations : « Seulement les personnes impliquées le savaient. Je ne l’ai
pas exploité »47 (cf. KIEL 1997, p.38 ; infra, t.II, p.26). D’après elle, si la réalité est cachée,
elle ne peut pas être déstabilisée48.
Pour les séries Bride (pl. n° 1) et P-11 (pl. n° 29-31), elle embauche des photographes
professionnels, qui assurent le côté "documentaire" des prises de vue. La destruction de la
série Valentina par l’artiste augmente sa vraisemblance : dans l’esprit du public, et au moyen
des journalistes qui continuent à s’y référer, en l’illustrant très rarement, la série acquiert un
statut légendaire, plus qu’elle ne l’aurait pu si elle continuait à être exposée en rétrospective49.
Dans Living Together (pl. n° 5-15), Tandberg se constitue une sorte d’album de photos de
souvenirs fictifs, témoignant d’une vie fictive de deux femmes, qui sont elle et son double.
Les deux femmes semblent avoir été captées pendant des moments banals de leur journée. La
simplicité et l’instantané des prises de vue et des cadrages, qui ne sont pas plus originaux que
des clichés de vacances d’un amateur photographe talentueux, donnent un aspect "familier"50
et ajoutent en vraisemblance. Les dimensions normales de la série, en édition de cinq, sont
variables, de 46x70, 26,5x40 et 66x100cm, et il en existe une édition multiple de quinze, aux
46
« It ran the risk of taking the idea of being good away » (ma traduction)
« Only the involved know about it. I did not exploit it. » (ma traduction).
48
Un rappel de l’idée de "unheimlich" chez Schelling, évoquée par Freud dans L’inquiétante étrangeté : « Serait
unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » (cf. FREUD 1919).
49
La qualité de la manipulation numérique, ainsi que le dispositif artificiel des boîtes lumineuses dans lesquelles
les photographies étaient exposées, ne l’auraient éventuellement pas permis.
50
Cet aspect familier ("heimliche") s’oppose à l’étrangement inquiétant ("unheimliche") de la scène. Il s’agit
bien de moments d’une vie privée commune de deux femmes, mais même ceci est mis en question, puisqu’il
s’agit d’instantanés et qu’ils présupposent la prise de vue par une troisième personne, qui n’apparaît nulle part.
47
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dimensions de 20 x 25 cm. L’artiste présenta en 1997, au sein de l’exposition NOR-A-WAY,
6.VII-28.IX.1997, Stadtgalerie im Kulturviertel, Sophienhof, Kiel, une version agrandie de
Living Together (120 x 180 cm), qu’elle détruit par la suite. La raison de cette décision de
détruire la série agrandie, serait-ce le fait que ces dimensions abolissaient le caractère d’album
familial qu’elle voulait lui conférer, et qu’elles diminuaient son niveau de vraisemblance ?
Boxing de 1998 (pl. n° 32-34), projection sur mur d’un film muet de 16 mm, d’une durée de
dix minutes, est un match de boxe entre Tandberg et son propre clone, sur fond noir. La
technique utilisée est celle de la double exposition. Le film est accompagné de deux
photographies couleur, Boxer #1 et Boxer #2 (1998), 92 x 137 cm, montrant les deux
adversaires. Elles ne se distinguent pas vraiment, ne serait-ce que par les vêtements : du fait
que le corps de l’une est dissimulé par un T-shirt large à manches courtes, et celui de l’autre
exposé puisqu’elle porte deux chemises superposées mais sans manches, ils pourraient
sembler comme deux corps différents. En plus, quand au cours du film les deux adversaires se
présentent l’une à côté de l’autre (Boxing, filmstill, pl. n°34b), celle de droite semble
légèrement plus grande, au moyen d’une différenciation dans le cadrage au moment de la
deuxième exposition. Leur dissemblance se rend ainsi légèrement plus vraisemblance.
Dans la video Rennid Gnikam de 2002 (figure 7), Tandberg pêche un poisson, l’amène à la
maison, le nettoie et le sert, le tout accompagné par une musique dramatique. De temps en
temps, elle fait des grimaces bizarres. La réalisation du film offre au spectateur la
vraisemblance d’une suite de scènes banales. Mais en réalité, Tandberg a effectué et tourné
les actions à l’envers. Ensuite elle a joué le film à l’envers, pour que les actions soient
montrées dans le bon sens.
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FIGURE 7 : Vibeke Tandberg, Rennid Gnikam (filmstill), 2002, Film, 30 x 20 cm,
édition de 50 exemplaires DVD signés et numerotés.
Le projet (Un)Dress de 2002 (pl. n° 50) est une projection sur mur, en boucle, d’un film de
16mm, d’une durée approximative de quinze minutes, où l’artiste prétend faire un strip-tease.
Le fond musical, assez banal, renvoie à des scènes de strip-tease, et les mouvements du corps
suivent la musique. La qualité des prises est moyenne, elles pourraient avoir été faites par un
amateur. La composition du film est très classique, avec – utilisant des termes musicaux – une
"ouverture" au moment où elle se dévoile ; ensuite des petites unités qui se succèdent ou
s’entremêlent ; une "coda", avec une progression en "stretto" vers la fin du film, marquée par
une densité dans la succession des images ; et une clôture, où l’écran est progressivement
voilé par un vêtement, telle la scène d’une pièce théâtrale. Cette construction très classique
renforce la vraisemblance de la banalité d’une scène de strip-tease. Cependant, d’autres
éléments la défient, et installent une ambiguïté : l’artiste enlève autant de vêtements qu’elle ne
porte, elle déboutonne autant qu’elle ne boutonne, elle laisse une chaussure par terre, donnant
l’impression qu’elle vient de l’enlever, pour tout de suite la reprendre de l’autre main, afin de
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la remettre. Les vêtements sont de couleurs neutres (noir et beige), et souvent ressemblants :
on remarque deux ou trois chemises beiges, mais il est difficile de distinguer laquelle
Tandberg porte. L’ambiguïté entre le fait de s’habiller et de se déshabiller est également
présente dans le titre de la vidéo : la partie "dress" se trouve "nue", en dehors de la parenthèse,
tandis que la partie "un" qui marque le dévoilement, se trouve "habillée" dans la parenthèse.
Le non vraisemblable de l’action est évoqué par le titre, ainsi que par un côté humoristique,
avec des moments où elle perd son équilibre en essayant de porter ses collants, et des instants
où l’on voit l’étiquette des vêtements qu’elle porte à l’envers (pl. n° 50a,e), où elle s’efforce
avec difficulté à porter ses chaussures, trop grandes pour elle51… L’évocation qu’il s’agit
d’un faux strip-tease perturbe la vraisemblance.
Dans l’ensemble de son œuvre, c’est dans un seul cas que l’artifice est ouvertement montré.
Le film Taxi Driver Too (pl. n° 39) est accompagné de cinq photographies couleur, cinq
Production stills from Taxi Driver Too52, qui montrent Tandberg en train de monter sur la
plate-forme automobile, ou bien de conduire montée sur la plate-forme. Pourtant, cette série
n’est pas toujours exposée en même temps que le film : dans la plupart des expositions, les
talents de conduite de Tandberg demeurent indéniables.
51
52
Une référence aux vêtements de la mère, que les petites filles ont l’habitude d’essayer en cachette ?
"Clichés de la production du film Taxi Driver Too"
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3.2. Conflit et complémentarité du soi et de l’autre-soi
Le procédé du clonage dans l’œuvre de Tandberg, notamment dans la série Living Together53,
1996 (pl. n° 5-15) et le film Boxing54, 1998 (pl. n° 32-34), semble illustrer le déploiement des
multiples facettes de sa personnalité sur plusieurs individus. Cette idée se place à l’antipode
du concept de l’identité multiple d’un seul individu (cf. infra, t.I, p.8), mais elle est plutôt
proche du concept de l’identité aux diverses nuances (cf. infra, t.I, p.14). Bien que le mot
"clone" soit souvent utilisé pour désigner la copie exacte, son étymologie (emprunté du grec
"klôn", qui signifie jeune pousse) indiquerait que le clone n’a pas le même aspect que
l’original, puisqu’une branche partage l’information génétique de la plante parente sans en
reproduire l’aspect. Les clones de Vibeke Tandberg seraient conformes à cette limitation
étymologique du clonage, puisqu’il se note un effort de sa part de différencier le modèle de sa
"branche" (photographique dans Living Together, filmique dans Boxing).
Chez certains auteurs du 19e siècle, le dédoublement constitue traditionnellement une
métaphore du conflit entre les deux personnalités de l’auteur, la rencontre avec son alter ego
(cf. SCHAPIRA 1995) ; c’est le cas dans La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl ou
L'homme qui a perdu son ombre d’Adalbert von Chamisso, Les Aventures de la nuit de la
Saint-Sylvestre de Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, ou Le double de Dostoevsky.
Tandberg illustre cette confrontation avec la vidéo Boxing (cf. infra, t.I, p.34), où elle se
trouve confrontée à elle-même ; où elle effectue un match de boxe contre un adversaire qui
53
54
"Vivant ensemble"
"Boxe"
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n’est qu’elle-même. « Donc je veux seulement dire : c’est ok d’être schizophrénique ou d’être
plusieurs choses à la fois »55, dit Tandberg (cf. KIEL 1997, p. 38-39, infra, t.II, p.28).
Méliès crée une scène de confrontation symbolique entre doubles, dans Illusions
fantasmagoriques ou La boîte magique, de 1898 (durée : 1 mn ; trucages : arrêts de caméra
associés à un collage droit). À l’aide d’une hache, Méliès-magicien coupe un enfant en deux.
Apparaissent immédiatement deux enfants entiers, à la place des deux moitiés, qui sautent à
terre chacun de leur côté. Ils se battent en se poursuivant. Voulant les séparer, le magicien
transforme l’un en une feuille de papier, qu’il déchire, et en remet un dans la boîte, dont il sort
ensuite deux drapeaux : un anglais et un américain (cf. ESSAI 1981, p.59).
Le conflit entre doubles trouve une expression littéraire frappante dans William Wilson de
Edgar Allan Poe (cf. POE 1839). Dans ce conte, William Wilson récite comment il s’est
trouvé face à un double de lui-même, entré à la même école le même jour que lui, portant le
même nom et prénom que lui, et né exactement le même jour56. Le double lui ressemble
physiquement, imite sa voix, ses paroles, ses gestes et sa manière de marcher et de s’habiller,
le poursuit dans tous ses voyages, et s’oppose à lui à plusieurs reprises quand il s’apprête à
exprimer des mauvais éléments de son caractère57. La concurrence58 entre original et double
55
« So I just want to say : it is okay to be schizophrenic or to be different things at the same time » (ma
traduction). Cette idée d’ "être plusieurs choses à la fois" est illustrée également à travers le projet Bride, où
Tandberg se marie avec plusieurs hommes à la fois. Dans cette mesure, il serait possible d’interpréter Bride
comme une première apparition du thème du clonage, dans l’œuvre de Tandberg.
56
Et tout ceci "par simple hasard". En décrivant les points de ressemblance entre modèle et double, Poe utilise
des expressions telles que : « une circonstance, en effet peu remarquable », « la simple coïncidence de… »,
« …j’ai appris par hasard que… », « et ceci est une coïncidence remarquable d’une certaine manière » (« a
circumstance, in fact, little remarkable », « the mere accident of… », « …I casually learned that… », «…and this
is a somewhat remarkable coincidence… » ; ma traduction) (cf. POE 1839). L’accumulation des coïncidences, et
leur accentuation par ces expressions, amplifie l’ "étrangement inquiétant " de la situation. Selon Freud,
« …c’est seulement le facteur de la répétition non intentionnelle qui imprime le sceau de l’étrangement
inquiétant à quelque chose qui serait sans cela anodin, et nous impose l’idée d’une fatalité inéluctable là où nous
n’aurions parlé sans cela que de "hasard" » (cf. FREUD 1919).
57
Marie Bonaparte constate, en suivant avec Otto Rank (cf. RANK 1919, p.484), que dans William Wilson de
Poe, le caractère hautement moral du double est souligné, que le double est mieux que l’original (cf.
BONAPARTE 1958). C’est la voix de sa conscience, en quelque sorte.
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commence à l’école, pendant les leçons, les sports ou les jeux, et avec des querelles presque
quotidiennes, et se culmine plusieurs années après, au cours d’un carnaval à Rome, où
William Wilson combat son double à l’épée. Au moment où le double se trouve abattu, un
miroir apparaît, et l’original y perçoit son image, sanglante ; son double, intact, lui dit qu’en le
tuant, il s’est tué lui-même : « Tu as vaincu, et je renonce. Pourtant, désormais tu es mort
aussi – mort au monde, au ciel et à l’espoir! C’est dans moi que tu existais – et, au moment de
ma mort, regarde à travers cette image, qui est la tienne, comment tu t’es tué toi-même,
irréparablement »59.
Dans le film The Student of Prague60, d’où part l’étude de Rank sur le double, Balduin,
l’étudiant de Prague, vend son image à un magicien en échange d’une fortune. Balduin
compte séduire une comtesse avec la fortune. Par contre, cette image, le double, appelé
Lyduschka, s’avère obstacle plutôt qu’aide à la séduction, puisqu’il apparaît au moment de
chaque rencontre amoureuse de Balduin avec la femme, et les interrompt. Au moment où
Balduin decide de se suicider, ne plus supportant la situation, Lyduschka apparaît ; Balduin
lui tire et le double disparaît, pourtant quand il se regarde dans le miroir, il se rend compte
qu’il vient de tirer sur lui-même.
En revanche, dans Boxing de Tandberg, il n’y a ni vainqueur ni vaincu. Il n’y a aucun gagnant
apparent. Les deux adversaires se présentent, le match commence, il se déroule, et se termine,
sans aucun point culminant dans l’action. Si la relation conflictuelle entre double et original
58
Poe utilise (cf. POE 1939) deux fois le mot "rivalité" (rivalry) et six fois le mot "le rival" (rival), accentué dans
l’expression "l’homonyme, le companion, le rival, -le rival détesté et craint" (« the namesake, the companion, the
rival, --the hated and dreaded riva », ma traduction).
59
« You have conquered, and I yield. Yet, henceforward art thou also dead --dead to the World, to Heaven and
to Hope! In me didst thou exist --and, in my death, see by this image, which is thine own, how utterly thou hast
murdered thyself. » (ma traduction)
60
L’étudiant de Prague, première version de Hanns Heinz Ewers et Aleister Crowley de 1913 ; deuxième
version dirigée par Henrik Galeen en 1926.
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
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figurent le conflit avec une partie de soi-même, dans Boxing il y a un essai de réconciliation
avec soi-même. Le procédé technique étant la double exposition, les corps des deux femmes
sont parfois superposés. De cette manière, il n’y a pas de choc, mais Tandberg transperce son
double (pl. n° 33b) : ceci transpose les deux femmes dans un espace immatériel,
fantômatique, imaginaire (cf. THUN 2000, p.7). Tandberg est consciente de la rivalité, mais
se résigne au fait que, même si elle abat son clone, elle aussi sera vaincue61.
FIGURE 8 : Salla Tykkä, Power, 1999, film.
61
Salla Tykkä (née 1973, Helsinki) a présenté une œuvre vidéo qui finit de manière similaire : Power, 1999
(figure 8) ; film 16mm en noir et blanc, son, 4mn15, édition de 5, dont une appartient à la Collection Lambert,
Avignon). Le film commence par une phrase de l’artiste : « Je voulais créer une œuvre qui concerne ma mère. La
seule chose à la quelle je pus penser, c’était mon père » (« I wanted to make a work about my mother. All I could
think of was my father », ma traduction). Dans une salle de gymnastique, Tykkä, seins nus, se bat contre un
homme, plus grand et plus fort qu’elle. Même si la musique d’accompagnement montre une progression (au
début la musique est assez lente et nostalgique, avec les sons d’un piano ; elle devient plus dynamique par la
suite, et une voix féminine commence à chanter une mélodie banale), le match se termine sans vainqueur ni
vaincu. Les deux adversaires quittent la salle sans se regarder. Pour Tykkä, ce film signifie sa bataille contre elle
même, lors de la création artistique (cf. TYKKÄ NET, Works, Power, Artist statement).
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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40
L’essai de conciliation avec soi-même, et la confrontation anodine des différentes facettes
d’une même personnalité, est suggéré également dans Living Together de 1996 (pl. n° 5-15).
Dans les vingt-deux photographies couleur de la série, apparaissent deux femmes qui se
ressemblent énormément, dans une vie commune. Vibeke Tandberg se crée ce clone au
moyen de la manipulation d’image, et plus spécifiquement de la superposition numérique de
couches photographiques. Elle présente plusieurs instants de cette vie commune qu’elle se
constitue avec son clone, une sorte d’album photographique familier. Parmi les scènes
représentées, des clichés de vacances près de la mer ou d’un lac (#10, #14, #19 ; pl. n° 9b,
11b, 14a), le petit-déjeuner (#9, pl. n° 9a), une soirée télé (#3 ; pl. n° 6a), les deux femmes au
bras d’une femme âgée, qui pourrait être leur mère (#8, pl. n° 8b), un coucher de soleil au
bord d’un lac (#7, pl. n° 8a), les deux femmes dans la salle de bain, l’une déshabillée entrant
dans la douche, l’autre se brossant les dents (#22, pl. n° 15b), assises sur un escalier devant
l’entrée d’un musée mangeant une glace (#21, pl. n° 15a), faisant la vaisselle (#17, pl.
n° 13a)…
Leur relation est mystérieuse : il se note une familiarité et une complicité, mais aucun indice
n’est donné au spectateur pour le type de la relation qu’elles entretiennent : seraient-elles
sœurs, amies, amantes ? Tandberg dit à ce sujet : « J’ai essayé de donner à chaque image un
contenu traitant des personnalités de ces deux figures identiques. Je ne voulais pas définir leur
relation comme jumelles, sœurs, amantes ou amies. C’était important qu’elles apparaissent
tout simplement étroitement liées, et qu’elles partagent tristesse et bonheur. »62 (KIEL 1997,
p. 38-39 ; infra, t.II, p. 26-28). Physiquement, les deux femmes sont presque comme deux
sœurs jumelles. elles ne semblent pas avoir chacune ses caractéristiques propres. C’est plutôt
62
« I tried to give every picture a content dealing with the personalities of these two identical figures. I did not
want to define their relationship as twins, sisters, lovers or friends. It was important that they just appeared
closely connected and shared sorrow and happiness. » (ma traduction)
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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par leurs attitudes, leur gestuelle, et leurs expressions qu’elles se différencient. C’est surtout le
fait que chacune semble avoir son rôle au sein de la relation qu’elles entretiennent.
Dans certaines parmi les photos de la série, les deux personnalités se distinguent nettement, et
forment des couples complémentaires :
•
Introvertie/extravertie, timide/spontanée, dans Living Together #1, #2, #5, #8, (pl. n° 5,
7a, 8b). Les femmes se distinguent également par leurs deux différents types de sourire :
retenu et relâché. Par le sourire, on les différencie également dans Living Together #17 et
#21 (pl. n° 13a, 15a), où les rôles sont moins marqués.
•
Protégée/protectrice dans Living Together #7, #11 et #20 (pl. n° 7b, 10a, 14b)
•
Féminine/masculine dans Living Together #16 (pl. n° 12b).
•
Rêveuse/exploratrice dans Living Together #7 et 10 (pl. n° 8a, 9b)
Au niveau des vêtements, l’une des deux femmes s’habille de manière plus féminine que
l’autre, sur certaines photos. La distinction est nette uniquement dans Living Together #16 (pl.
n° 12b), où l’une est vêtue en robe tandis que l’autre est en pantalon, adoptant une posture
socialement considérée comme plutôt masculine (léger déhanchement, avec les mains dans les
poches), et vue de dos de manière à ce que tous ses caractères de féminité soient dissimulés.
Dans les autres images, les légers décolletés et vêtements plus serrés de la femme introvertieprotégée-rêveuse s’opposent aux cols roulés et chemises ou T-shirts larges de la femme
extrovertie-protectrice-exploratrice. Pourtant la distinction n’est pas toujours nette. La femme
qui normalement s’habille de manière plus masculine se montre aussi en maillot deux pièces
dans Living Together #2 (pl. n° 5b), où elle est reconnaissanle de son attitude extravertie. Elle
porte un décolleté assez prononcé dans Living Together #17 et #21 (pl. n° 13a, 15a) ; on
reconnaît que c’est elle par déduction, parce que l’autre femme fait son sourire retenu. De
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toute manière, les vêtements sont des objets échangeables, et dans ce cas ne permettraient pas
d’établir une typologie, sur l’intégralité de la série, afin de distinguer nettement les deux
femmes. Deux individus aux personnalités qui s’apparentent ? Ou plutôt un seul individu dont
les forces intérieures s’opposent et se complémentent ?
Au moyen de cette même technique de la surimpression, qui était l’une de ses techniques
privilégiées, Méliès se déploie souvent lui-même en plusieurs clones, dans ses premiers films.
Dans Un homme de têtes ou Les quatre têtes embarrassantes, de 1898 (durée : 1 mn ;
expositions multiples (4) sur fond noir), Méliès-illusionniste ôte sa tête de ses épaules et la
pose sur une table. Une autre tête repousse, semblable à la première, avec laquelle il se met à
converser. De la même manière, il réussit à avoir trois têtes vivantes, posées sur la table, et
une quatrième sur son corps. Ses quatre têtes se mettent à chanter ensemble. Il écrase celles
qui chantent faux, et lance la quatrième en l’air, qui retombe sur ses épaules. (cf. ESSAI 1981,
p.62). Dans Le portrait mystérieux de 1899 (durée : 1 mn ; double exposition), c’est
l’ensemble de son corps qu’il dédouble, en faisant apparaître son clone dans un cadre ; il
dialogue avec lui avant de le faire disparaître (cf. ESSAI 1981, p.69). Dans L’homme
orchestre de 1900 (durée : 2 mn ; surimpressions (7) sur fond noir), il se multiplie par sept et
chaque double joue d’un instrument de musique de manière à former un orchestre (cf. ESSAI
1981, p.85). Méliès abolit ses clones qui chantent faux et qu’il désigne comme
"embarrassants" par le titre, se dédouble pour quelques minutes pour dialoguer avec soimême, rêve se multiplier pour constituer un orchestre et déployer ses talents.
La nature changeante et multifacette du caractère humain est déployée dans Cet obscur objet
du désir (1977) de Luis Buñuel63. Le protagoniste, obsédé par son amour pour une femme, la
63
Scénario: Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, d'après La Femme et le pantin, roman de Pierre Louÿs.
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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poursuit à travers l'Europe. Le rôle de la femme, Conchita, est partagé entre deux actrices :
Carole Bouquet en interprète le côté naïf et séducteur, alors que Ángela Molina en joue le côté
voluptueux et radieux. Les deux femmes sont légèrement différentes d’apparence : la
simplicité du maquillage et de la chevelure de la première s’oppose au façonnement plus
marqué de la deuxième. La manière de parler ou de marcher contribue également à leur
différenciation, qui demeure pourtant subtile. Ainsi, ce qui est désigné par le titre comme
"objet du désir", qui par définition serait unique, se trouve dédoublé. C’est la composition des
deux qui constitue le personnage de Conchita.
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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44
3.3. Autoportrait et série
Cela a commencé comme des autoportraits thérapeutiques à la manière de Francesca
Woodman. Ensuite, dans l’école d’art, j’ai commencé à m’intéresser au jeu de rôles,
en tant que moyen pour pratiquer une critique féministe. Depuis quelques années, j’ai été
moins intéressée aux structures de force sociale et politique, et j’ai concentré mon
attention plutôt sur des facteurs personnels et psychologiques dans l’engagement de soi64
Vibeke Tandberg (cf. EKEBERG 2001, infra, t.II, p.24)
Tandberg ne souhaite pas que l’on accorde une grande importance dans la nuance
"narcissiste" de son choix d’utiliser soi-même comme modèle, d’ " exposer soi-même"
(selveksponeringen), terme qu’elle utilise lors d’une interview (cf. FREDIN 2000 ; infra, t.II,
p.35). Elle considère ce choix comme un moyen de se connaître soi-même. « Parler
d’autoportraits, c’est proche du narcissisme qui, selon le mythe, signifie qu’une personne
tombe amoureuse de soi-même. Mais avant de tomber amoureux, il voit soi-même et fait
l’expérience de soi-même au travers d’une image » (cf. KIEL 1997, p. 38-39, infra, t.II,
p.26)65.
Elle conjugue, d’après ses dires, ses propres rêves d’enfance, et documente sa propre vie (cf.
HANNULA 2000 B, p. 165, infra, t.II, p.37), dans cette investigation du soi. Elle s’imprègne
de mythes tels que celui de la mariée heureuse (Bride, pl. n° 1), de la femme missionnaire
(Aftermath, pl. n° 2,3), de la première femme astronaute (Valentina, pl. n° 4), le mythe de la
beauté (Beautiful, pl. n° 35-36), ou les mythes cinématographiques du "Taxi Driver" (Taxi
64
« It started out as Francesca Woodman-like, therapeutic self-portraits. Then, in art school, I became interested
in role-play as a way of practicing feminist critique. The last few years I have been less interested in social and
political power structures and focused more on personal and psychological factors in the undertaking of the
self. » (ma traduction). Actuellement, l’artiste travaille sur deux séries photographiques liées avec sa grossesse,
qui seront exposées à Milan et en Oslo en janvier 2004. Elle travaille également sur une vidéo, qui consistera en
un collage de films courts, créant des affinités entre sa vie personnelle et à la situation politique mondiale ; la
vidéo sera présentée à Tokyo en avril 2004 (Ces informations m’ont été communiquées par l’artiste le 1er
septembre 2003).
65
« Talking about self portrait is close to narcissism which according to the myth means a person falls in love
with himself. But before he falls in love he sees himself and experiences himself through an image. » (ma
traduction)
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
45
Driver, pl. n° 39) et du "Hustler" (Pool ; cf. infra, t.I, p.29), et crée des jeux de changement de
rôle entre enfant et adulte (P-1166, pl. n° 29-31 ; Dad, pl. n° 40-45 ; Jumping Dad, pl. n° 4647 ; Loop, pl. n° 48c). Tandberg utilise son corps comme point de départ. Au travers
d’hybridations, dédoublements et jeux de rôles, elle conjugue des identités multiples.
Très souvent ses autoportraits sont dédoublés (Living Together et Boxing), manipulés (avec
incrustation de ses traits dans des portraits d’autres personnes : Line ; ou inversement avec
substitution de ses traits par ceux d’autres personnes : Faces, Dad), déguisés (Princess goes to
bed with a mountain bicycle), dissimulés (Beautiful et [Un]dress), mis en scène (Bride,
Aftermath, Princess, Valentina, P-11, Taxi Driver Too, Pool), ou même substitués par des
portraits de personnes qu’elle aime et admire (Line and chewing gum, Loop)… Son identité
est bien présente67, mais s’avère mutante, dans un premier niveau au sein de ses séries, et dans
un deuxième niveau dans l’intégralité de son œuvre, qui la voit en mutation constante.
« Le thème de jouer différentes identités a changé depuis que j’ai commencé à le traiter au
début des années 1990. (…) Le changement le plus évident est survenu avec Living Together,
où j’ai joué moi-même, renforçant ceci en dédoublant moi-même, essayant d’être tout
simplement comme je suis. Et quand j’ai commencé à réaliser les photos, j’ai vraiment eu
l’impression qu’elles traduisent ce que moi je ressens quand je suis seule, un type de personne
légèrement "bebête" et innocente68 (cf. HANNULA 2000 B, p. 165, infra, t.II, p.37).
66
Tandberg jouait du handball dans son enfance. Cette série la montre en arbitre d’une équipe de jeunes filles.
D’après elle, il s’agit d’une allégorie du changement de rôles qui s’effectue, lorsqu’on passe de l’enfance à l’âge
adulte. C’est une recherche qui a également préoccupé Anneè Olofsson (née 1966, Suède), notamment dans We
are not the ones we used to be ("Nous ne sommes plus ceux que nous étions"), 1997 (Figure 9) : elle joue le rôle
d’amante de son père, reconstituant des scènes de films avec Charlotte Rampling (cf. KIEL 1997, p.36).
67
Picasso donne la réponse la plus simple à la question très courante "Dans quelle mesure est-ce un
autoportrait ?" : Pour lui, du moment où il y a création, il y a autoportrait. « Le moi intérieur, il est forcément
dans ma toile, puisque c’est moi qui la fais. Je n’ai pas besoin de me tourmenter pour ça. Quoi que je fasse, il y
sera. Il n’y sera même que trop… Le problème, c’est le reste ! » (cf. PARMELIN 1966, p. 28)
68
« The theme of playing out different identities has changed since I started doing that at the beginning of the
90’s. (…) The most obvious change came with Living Together, in which I acted myself reinforcing this by
doubling myself, trying to be just like I am. And when I first did them, I really felt that they look like what I feel
when I am alone, a slightly nerdy, innocent kind of type » (ma traduction)
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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FIGURE 9 : Anneè Olofsson, We are not the ones we used to be,
photographie couleur, 60 x 70 cm, 1997
Une autre forme de dédoublement (ou bien plutôt ici de multiplication) de l’autoportrait est
présentée au travers de l’installation photographique Princess goes to bed with a mountain
bicycle (pl. n° 48b et 49) de 2001. Il ne s’agit plus de clones dans le sens strict du terme. C’est
une série de huit photographies, de 126 x 166 cm, accrochées de sorte à créer une séquence, à
la manière d’un film ou d’une bande dessinée69. Habillée en robe de chambre blanche, en
chaussures de sport, et portant une perruque blonde qui cache une grande partie de son visage,
elle se déplace dans sa chambre, et enfin se couche avec sa bicyclette. Les différents huit
carrés de cette séquence se chevauchent, créant ainsi une impression de mouvement et de
69
Ce procédé est également utilisé pour Sunflowers, 2001 (pl. n° 48a), et dans Loop, 2002 (pl. n° 48c), où c’est
son père qui se trouve multiplié.
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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passage du temps. Tandberg est multipliée70, grandeur nature, dans une sorte de « film figé »71
(cf. GERHARDSEN 2002).
Le concept du clonage, développé dans la série Living Together (pl. n° 5-15) et le film Boxing
(pl. n° 32-34), ou de la multiplication s’élargit dans le champ de la série. Dans une œuvre
utilisant comme matériel l’autoportrait, l’idée de la série implique en soi-même une sorte de
dédoublement de soi. Ainsi Tandberg se trouve multipliée, "clonée", dans la totalité de son
œuvre.
FIGURE 10: Van der Weyden, Saint Jérôme,
v. 1460?, Detroit Institute of Arts.
70
La formule rappelle l’iconographie renaissante de Saint Jérôme, par exemple le Saint Jérôme de Van der
Weyden (v. 1460? Detroit Institute of Arts ; figure 10), où le saint est dédoublé, afin d’être présenté dans deux
différents instants de sa vie ermite. Le mouvement et la notion de temps y sont rendus par une différence de taille
dans les deux présentations du saint.
71
L’accrochage de l’ensemble lors de l’exposition "Photographier" de la Collection Lambert à Avignon 01.VI24.XI.2002 (pl. n° 49b), sur deux murs perpendiculaires, avec des intervalles égales entre les huit photographies,
crée l’effet d’une histoire qui évolue de manière linéaire, que le spectateur est invité à parcourir avec son regard,
dès son début jusqu’à sa fin. En revanche, l’accrochage par Tandberg elle-même dans la galerie Atle Gerhardsen,
Berlin 08.III-19.V.2002, grâce à la forme particulière de la salle principale de la galerie (pl. n° 49a), entoure le
spectateur de trois côtés. Ainsi, le déroulement de la scène ne se fait plus de manière linéaire, mais en boucle,
comme dans la plupart des œuvres vidéo de l’artiste., d’une certaine manière.
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(a) Accrochage de l’exposition « Vibeke Tandberg : Princess goes to bed with a mountain bicycle »,
Galerie Atle Gerhardsen, Berlin, 8 mars – 19 mai 2002.
(b) Accrochage de la série Princess goes to bed with a mountain bicycle dans l’exposition
« Photographier », Collection Lambert, Avignon, 1er juin – 24 novembre 2002.
FIGURE 11 : Deux différents accrochages de la série Princess goes to bed with a
mountain bicycle, 2002, 8 cibachromes, édition de 3, 166 x 126 cm chaque.
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4. ÊTRE UNE ENTITÉ PSYCHOLOGIQUE
Lors d’une interview à propos des séries Faces et Line, l’artiste caractérise les personnages de
ses photos comme « psykologisk vesen », êtres psychologiques : « Dans mes photos, il s'agit
avant tout d'être une entité psychologique et des présupposés qui forment le fondement de la
compréhension de soi. Et ceci est une question qui concerne tout le monde. »72 (cf. FREDIN
2000, infra, t.II, p.35). Ceci n’est pas un nouveau concept. En 1979, à propos de l’ascension
du mouvement international de la Transavantgarde, Achille Bonito Oliva parle d’une
« discontinuité qui rompt les équilibres tectoniques du langage, en faveur d’une précipitation
dans la matière de l’imaginaire » (cf. OLIVA 1979). Et bien antérieurement, ceci fut
développé par les surréalistes. Roberto Matta lance, en 1938, l’expression de « morphologie
psychologique », qu’il définit ainsi : « Toute forme est le graphique résultant de l'adaptation
des énergies internes en mouvement aux obstacles créés par le milieu. […]L'image est retenue
pour calmer l'inquiétude on ne conserve qu'une des formes posibles (sic) de l'objet. […] l'œil
agent de la mémoire est un moyen de simplifier » (cf. MATTA 1985). Et d’après André
Breton, les « traits de feu reliant deux éléments de la réalité de catégories si éloignées l’une de
l’autre que la raison se refuserait à les mettre en rapport » (cf. infra, t.I, p. 21) s’obtiennent
« dans des conditions d’extrême détente bien mieux que d’extrême concentration de l’esprit »
(cf. BRETON, p. 170-171).
Les êtres photographiques de Vibeke Tandberg s’éloignent de leur investissement mimétique,
et combinent dans une nouvelle syntaxe des éléments appartenant à différentes personnes,
72
« Bildene mine handler først og fremst om å være et psykologisk vesen og de forutsetningene som ligger til
grunn for selvforståelse, og dette er spørsmål som gjelder alle » (traduction Sébastien Müller)
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dans une logique dictée par son imaginaire ou son inconscient. Dans quelle mesure associe-telle l'élaboration des oeuvres au processus d'élaboration de ses rêves, ses fantasmes, ses
désirs ?73 Dans quelle mesure et sous quels aspects les éléments psychiques peuvent-ils
substituer les éléments physiques ?
73
Sur ce sujet, voir Freud, « La création littéraire et le rêve éveillé » dans Der Dichter und das Phantasieren
Neue Revue, 1908 (inclus dans Gesammelte Werke vol 7, Editions Gallimard, Collection Essais de psychanalyse
appliquée).
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51
4.1. Destruction ou construction d’une identité ?
En mythologie grecque, la figure hybride représente le plus souvent le chaos, le désordre, ce
qui s’oppose à l’ordre de la cité grecque, de la civilisation hellénique, du monde, ou de la
mémoire humaine74.
C’est le cas des Centaures, corps de cheval au buste humain, qui représentent l’animalité, le
manque de mesure, et par conséquent l’exclusion de la cité grecque75 ; en les combattant, les
Lapithes restaurèrent l’ordre. Les mythes ne firent pas exception pour Chiron, centaure sage,
instructeur de Jason, Achille et Asklépios, est connaisseur de l’usage des plantes médicales.
Chiron n’est pas combattu directement. C’est son élève, le héros Asklépios qui est foudroyé
par Zeus, quand il commence à déranger l’ordre du monde : par les préceptes de Chiron il
devient un très habile artisan de la santé, au point de ressusciter des morts.
Le Minotaure est un hybride à corps d’homme et tête de taureau, à qui des jeunes athéniens
sont livrés en pâture ; le héros Thésée restaure l’ordre en tuant ce monstre, pour délivrer la
cité athénienne du joug.
Les Amazones sont vaincues et décimées par Héraklès (ou Thésée, ou Achille, selon les
mythes ; cf. LÉVÊQUE 1990, p.245) ; représentée sur les métopes du Parthénon, la scène
évoquait les succès encore récents des Grecs et des Athéniens sur les ennemis de l’est, les
Perses (cf. MARTIN 1994, p.345), également un succès du peuple civilisé envers ce qui était
désigné comme "les barbares".
Œdipe affronte le Sphinx (hybride oiseau-lion-femme) et résolue son énigme, et par
74
Les mythes firent exception pour Cécrops, fondateur et premier roi d’Athènes, dont le caractère hybride
symbolise l’autochtonie des Athéniens, le haut de son corps étant celui d’un homme, et le bas celui d’un serpent
(issu de la terre).
75
Pareillement, en iconographie médiévale, le centaure personnifie le pêché d’orgueil (Superbia), et représente le
contraire du noble chevalier, car, à la différence de ce dernier, il n'a pas réussi à surmonter ses instincts.
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52
conséquent devient roi de Thèbes et épouse sa mère, ce qui va le mener à la découverte de sa
propre identité.
En somme, la forme hybride représenterait une menace ou un obstacle à l’identité76 (l’identité
de la cité, l’identité divine qui est l’immortalité, l’identité ethnique, ou l’identité personnelle),
et le combat de l’hybride semble symboliser la résolution du problème de la perte ou absence
de cette identité, et son rétablissement.
En revanche, en partant de l'ethnologie, si l’on pouvait considérer la forme de la dite
« femme-girafe » ou de la « femme à plateaux »77 comme des êtres hybrides dans l’apparence,
leur modification corporelle, ainsi que grand nombre de modifications ou mutilations,
pratiquées par diverses sociétés de l'Asie du Sud-Est, de l'Afrique orientale, de l'Australie ou
de l'Amérique du Sud, sont effectuées justement dans le but d’établir une identité : que cela
soit une identité sexuelle (féminin-masculin), individuelle (souvent associées à des rites de
passage, par exemple l’accession à l’âge adulte), un statut social, une identité religieuse, ou
encore une identité ethnique (marque d'appartenance à un groupe tribal). Il ne s’agit pas bien
entendu d’hybridations dans le sens strict du terme, pourtant souvent ces interventions à
76
Il est à noter que la notion d’identité jouissait d’une grande importance dans le monde grec. Chaque homme
était définit par son nom, sa filiation, son origine, sa face, l’aspect visible de son corps, son statut dans le groupe,
ses qualités et mérites, son renom, l’honneur qui lui était reconnue, la gloire qui l’accompagnait ; et tout ses
éléments étaient étroitement liés entre eux (cf. VERNANT 1993 A, VERNANT 1993 B). Il semble qu’il était
important qu’on attribue une identité au mort également. On prenait soin d’enterrer avec lui des objets quotidiens
qui lui appartenaient, on le dotait d’une inscription indiquant son nom, le nom de son père et de sa ville natale, et
possiblement aussi son renom (la valeur qu’il a acquis en fonction de ses actes), on indiquait sa tombe par une
stèle ou statue funéraire qui idéalisait sa beauté corporelle, on lui attribuait une fonction (mentionnée sur
l’inscription ou représentée sur la stèle ou peut-être aussi rappelée par une figurine). Tous ces éléments, variables
selon l’importance et le statut social et économique des personnes, et non seulement visibles par les visiteurs de
la tombe mais aussi enterrés avec le mort, le dotaient d’une identité, qui lui permettait peut-être non seulement
de rester vivant dans la mémoire des vivants, mais aussi de pouvoir continuer son existence dans l’autre monde.
Quand Hector traîne Achille dans la poussière, il cherche « en ramenant sa figure au degré zéro du convenable et
de du ressemblant, à détruire entièrement son identité, sa valeur, pour le réduire à n’être rien, à n’être personne »
(cf. VERNANT 1993 B). Avoir une identité, signifiait exister, que cela soit dans le monde des vivants ou dans le
monde des morts.
77
Les «femmes-girafes» (dont les Padaungs de Birmanie), possèdent des cous élongés jusqu’à 30 cm de hauteur,
par la pose successive de spirales de métal. Certaines tribus d'Amazonie, ainsi que les femmes de la tribu SarasDjingés (sud du lac Tchad), connus sous le nom de « femmes à plateaux », possèdent la lèvre inférieure dilatée
par l'introduction d'un disque plat (les lèvres sont perforés entre 5 et 10 ans, et le diamètre des plateaux augmente
successivement, jusqu'à 7 cm pour la lèvre supérieure, 17 cm pour la lèvre inférieure.
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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53
l’anatomie humaine résultent à l’intégration d’éléments extra-humains dans le corps, et par
ailleurs les mots désignant les deux modifications mentionnées contiennent peut-être une
suggestion à la forme hybride.
FIGURE 12 : Orlan, Hybridation africaine : Femme Surmas avec labrets et visage de femme Euro-Stéphanoise avec
bigoudis, 2000, photographie couleur, manipulée, 1,25 x 1,56 m, 7+3 ex. © Orlan
Orlan débute en 1998 une série appelée Self Hybridations (Série précolombienne et Série
africaine) (figures 5, 6, 12), comprenant des photographies noir et blanc et couleur, et des
sculptures, où elle fusionne son visage à des sculptures ou masques précolombiens et
africains. Elle teste sur sa propre image les déformations de certaines ethnies, ou bien de leurs
effigies cultuelles. « Le concept du "deux-en-un", qui est contraire à notre principe
d’identité » (paroles d’Orlan, cf. BOURGEADE 1999, p.25) contribue à la fois à une
"défiguration" et une "refiguration" (cf. BOURGEADE 1999, p.1-2 ; ORLAN NET, Écrits,
Self-Hybridations n°2), notions qu’elle avait déjà mentionné dans son Manifeste de l’Art
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54
Charnel78 (cf. ORLAN 1997 ; ORLAN NET, Écrits, Manifeste de l’art charnel). Elle se
défigure, et se refigure en s’hybridant ; la destruction de sa première identité est faite en
même temps que se construit sa nouvelle identité. Les individus résultants proviennent du
"croisement" numérique de deux lignées parentales différentes et également hybrides (Le
visage d’Orlan étant déformé suite à une série de chirurgies esthétiques avec lesquelles elle se
remodèle depuis 1990, elle choisit de l’hybrider avec des images de têtes déformées). Orlan
fusionne différents instants de l’histoire humaine, en un seul, dans la recherche d’un concept
d’identité spatio-temporellement universelle.
Le propos de Tandberg est différent. La série Dad met en cause la question de l’hérédité, ce
qu’elle appelle lors d’une interview « the relationship between biological inheritance and
social influence »79 (cf. EKEBERG 2001, infra, t.II, p.24). Dans cette série, elle incruste des
traits du visage de son père sur le sien. Elle fusionne son identité avec celle de son père. Ceci
a une base réelle, d’une certaine manière. C’est-à-dire que génétiquement, l’individu descend
de ses parents ; son "génotype" est le produit d’un mélange des chromosomes paternels et
maternels ; et son aspect extérieur, son " phénotype" (l’ensemble des caractères apparents de
l’individu) est la résultante de l’interaction de son génotype et de facteurs extérieurs, liés à
son environnement. Tandberg dit : « Je crois que ce qui détermine la personnalité de chacun
est dans une grande partie basé sur son environnement plutôt qu’à la biologie. J’aime même
penser qu’il y a des côtés de soi que l’on ne peut pas changer. Le fait qu’il est impossible de
fuir ses parents, d’une certaine manière. C’est à la fois effrayant, et sécurisant. Cela te donne
des racines et une appartenance, mais il t’attache aussi à la nature d’une manière
78
« L'art charnel est un travail d'autoportrait au sens classique, avec les moyens technologiques disponibles
aujourd'hui. Il oscille entre défiguration et refiguration ».
79
"la relation entre héritage biologique et influence sociale" (ma traduction)
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inévitable. »80 (cf. TANDBERG 2000 B ; infra, t.II, p.21). Hors Tandberg est une fille
adoptive. Elle ne peut pas ressembler à son père par un mécanisme génétique. Mais les
informations héréditaires lui sont transmises par le moyen de la "greffe"81 numérique. De cette
manière, elle a même la possibilité de tester sept différentes combinaisons dans le mélange
des traits, reproduisant la manière relativement aléatoire dont se mélangent les chromosomes
paternels et maternels lors de la création d’un nouvel individu82.
Ainsi, fonde-t-elle ses propres lois de l’hérédité, par volonté d’appartenir83, d’avoir une
descendance génétique de son père. Elle cesse d’être ce qu’elle doit être suivant les lois de la
génétique, et se crée l’identité individuelle qu’elle aurait voulu avoir. Néanmoins,
contrairement aux séries Faces et Line, les sept êtres hybrides de Dad sont hétérogènes, la
fusion paraît plutôt anormale, conflictuelle, voire même "étrangement inquiétante". Il y a un
côté humoristique aussi : les vêtements sont trop grands pour elle ; les postures sont assez
80
« I believe that what determines ones personality is very much based on environment rather than biology. Still
I like thinking about the fact that there are sides to oneself that one can't change. That it is impossible to get
away from your parents in a way. It's scary and safe at the same time. It gives you roots and belonging, but it
also ties you to nature in a way that is inescapable. » (ma traduction)
81
En médecine, le greffage constitue plutôt un acte thérapeutique, qui implique la notion de solidarité, de la part
d’une tierce personne, morte ou vivante, dont la mutilation est nécessaire dans l'intérêt d'autrui. Dans le domaine
de la prothèse, il est notable qu’en ancienne Égypte, les prothèses dentaires, réservées aux Pharaons et riches
dignitaires, consistaient en une extraction de la racine de dents naturelles sur un esclave ou serviteur, et sa
ligature avec du fil d’or aux dents voisines du pharaon. En mythologie pascuane, Make-Make, créateur de
l´humanité et incarnation de la force fécondante de la nature (entre autres fonctions, dont le culte rythmait la vie
des Pascuans, est souvent représenté sous la forme hybride d’un être humain à tête d’oiseau, le fameux hommeoiseau (tangata-manu) de l’art pascuan : il acquiert sa forme hybride en se déplumant le corps, pour ensemencer
la terre ; ainsi sa forme hybride émane d’un acte fertilisant et créateur (MELLÉN BLANCO 1986, p.159-163).
Dans quelle mesure pourraient les "greffes" provenant du corps de son père, constituer pour Tandberg un "acte
thérapeutique", dans le sens du soutien, de l’aide parentale, du sacrifice ? Par ailleurs, Tandberg fait un clin d’œil
à la transplantation dans sa série Sunflowers, 2001 (pl. n° 48a) : dans un champ d’héliotropes, elle choisit une
fleur, la déracine, et la transplante à un autre endroit dans le même champ ; le transplant-héliotrope acquiert son
unicité pour quelques secondes, le temps d’être replanté ailleurs.)
82
Bien que dans la série Line elle ose "envahir" le corps de son amie, en lui greffant des traits de son visage,
dans la série Dad, c’est elle qui porte les traits de son père. C’est elle qui est "reprogrammée". En revanche, dans
la série Loop (pl. n° 48b), où apparaît son père, aucun élément de Tandberg n’est incrusté sur lui ; même le
comportement infantile (la galipette) est effectué par son père de manière adulte. Le modèle du père doit rester
intacte ; il est parfait, n’a pas besoin d’améliorations ou d’ajouts.
83
Dans cette même volonté d’appartenir à une famille, Anneè Olofsson (née 1966, Suède) crée The Mourners.
My last family photo ("En deuil. Ma dernière photo familiale"). Elle photographie sa famille dans le jardin de la
maison, le jour où ses parents se sont divorcés. Les parents et grand-parents sont habillés en noir ; elle, elle porte
un costume d’ours polaire, tenant le masque dans ses mains (cf. KIEL 1997, p.36). Ainsi se fait-elle le centre de
l’attention.
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raides, elles sont celles d’une personne qui ne se sent pas à l’aise dans son propre corps ; le
stylo est mis à l’envers dans la poche de sa chemise, et sa ceinture est attachée de manière
insolite (Dad #2, pl. n° 41). Serait-ce une manière de montrer justement l’impossibilité de
descendre génétiquement de ce père ?
FIGURE 13: Anneè Olofsson, The mourners – My last family photo, photographie couleur, 175 x 220 cm, 1996
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4.2. Ce qu’elle voit, ce qui la regarde84
Socrate : Quand nous regardons l’œil de quelqu’un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit
dans ce qu’on appelle la pupille comme dans un miroir ; celui qui s’y regarde y
voit son image. (…) Ainsi quand l’œil considère un autre œil, quand il fixe son regard
sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qui voit, c’est lui même qu’il voit.
(Platon, Alcibiade, 133a, cf. VERNANT 1993 A)
« Je venais d’emménager à Berlin. C’était la première fois que je quittais la Norvège pour
m’installer ailleurs, et je me sentais complètement transparente, et incroyablement
influençable. Je me laissais imprégner de tout et de tout le monde. Dans Faces, j’ai "collé" des
parties des visages d’autres personnes sur le mien. Je me suis servie de moi-même comme
point de départ, et j’ai fait des portraits distincts, avec des expressions différentes. C’était en
quelque sorte ce que je ressentais en ce moment-là. Je pouvais devenir qui que ce soit. »85 (cf.
FREDIN 2000 ; infra, t.II, p.33).
À peine arrivée à Berlin, en tant que boursière de Künstlerhaus Bethanien, Tandberg s’ouvre à
toute influence. Elle « se laisse imprégner de tout et de tout le monde » (« Jeg sugde til meg
alt og alle »). De la même manière qu’elle absorbe -telle une éponge- toute information, dans
la série photographique Faces elle "s’imprègne" numériquement des gens de son choix. Elle
"s’approprie" d’éléments caractéristiques choisis dans leurs visages (qui en même temps sont
des éléments de personnalité), et devient eux, tout en demeurant elle-même. Elle les
"absorbe"86, elle "fusionne" avec eux.
84
En faisant référence au titre « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde », du livre de Georges Didi-Huberman
(cf. DIDI-HUBERMAN 1992), j’ai voulu évoquer la fascination de Tandberg à l’égard de ses sujets, qui est liée
aux procédés techniques d’hybridation photographique utilisés.
85
« Da hadde jeg nettopp flyttet til Berlin. Det var første gang jeg flyttet fra Norge, og jeg følte meg helt
transparent og utrolig påvirkelig. Jeg sugde til meg alt og alle. I «Faces» «satte» jeg deler av andre menneskers
ansikter på mitt eget. Jeg brukte meg selv som utgangspunkt og laget forskjellige portretter med ulike uttrykk.
Det var litt sånn jeg følte meg da. Jeg kunne bli til hvem som helst » (ma traduction)
86
Tandberg emploie le verbe "sugde" (prétérit du verbe "suge"), dont la première signification est de "sucer"
mais qui, dans certains cas, signifie "absorber". Elle mentionne également qu’elle se sentait transparente
("transparent" en norvégien) ; hors en théorie de la couleur, le transparent "absorbe" toutes les couleurs. En
français ou anglais commercial, le verbe "absorber/absorb" renvoie à l’idée de fusion (de deux compagnies).
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À propos de sa série Line, Tandberg dit : « J’ai commencé à travailler sur ces images car
j’admire énormément Line, à la fois pour son apparence et sa personnalité, et je voulais
réaliser ces photos afin de mettre en valeur la ligne fragile entre l’admiration et l’envie87 dans
le contexte d’une amitié. Une autre raison est que j’ai toujours rêvé d’être une blonde
naturelle »88 (cf. WALLNER 1999; infra, t.II, p.19)
FIGURE 14 : Vibeke Tandberg, Line and chewing gum, Série de 4 photographies couleur, 100 x 100 cm chaque.
Vue de l’installation dans la Galerie Klosterfelde, Berlin, 24.IX-13.XI.1999. Courtesy Klosterfelde Galerie
En rapport avec Line, Tandberg a également créé Line and chewing gum89, 1999, une série de
quatre bustes photographiques couleur, où Line joue avec son chewing-gum (figure 14), et
87
Étymologiquement, les deux termes d’admiration et envie sont liés à la notion du regard. Envier est issu du
verbe latin "invidere", composé de la préposition "in" et du verbe "video" (qui signifie regarder), tandis que le
mot admirer, "admiror" en latin, provient de la préposition "ad" et du verbe "miror" (qui signifie également
regarder, mais avec admiration, et implique ainsi une sélection dans ce que l’on voit). En espagnol, le verbe
"mirar" signifie regarder, à la différence du verbe "ver", qui signifie voir, et effectivement, ce que l’on regarde,
c’est une sélection de ce que l’on voit. On regarde quelque chose qui retient notre attention, quelque chose qui
"nous regarde", pour rappeler la formule utilisée par Didi-Huberman (cf. DIDI-HUBERMAN 1992).
88
« I started working with these pictures because I admire Line a lot both in looks and personality, and I wanted
to make the pictures in order to emphasise the fragile lines between admiration and envy within a friendship.
Another reason is that I have always had a dream of being a natural blonde. » (ma traduction)
89
"Line au chewing gum"
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Untitled (Line)90, 1999, une série de dix photographies couleur, où Tandberg porte une
perruque blonde et se photographie dans des instants de convivialité avec Line. Elle montre
une fascination envers ce sujet, et déclare elle même que ces œuvres traitent d’amour,
admiration et envie91. La fusion numérique en semble être une expression92. Dans la série
d’eaux-fortes de Picasso pour l’illustration des Métamorphoses d’Ovide pour Albert Skira
(1930-1931 ; figure 15), ou bien dans les images érotiques de sa Suite Vollard (1930-1937 ;
figure 16), les corps s’enlacent, s’entremêlent, et se transforment ; amour, viol, lutte,
signifient fusion des formes, et métamorphose, création de nouvelles formes93.
Les personnes avec qui l’artiste "fusionne" (Line, son père ou les douze personnes de la série
Faces) ne cessent d’être ses modèles, et d’une certaine manière sa "matière", ce qui
rapprocherait les trois séries de tant d’images, souvent allégories de l’acte créateur, où des
artistes se peignent, se sculptent, se photographient à côté de leurs modèles94, ou bien avec
leur matériel technique (leur chevalet, leur boîte à peinture, leur appareil photographique…).
Édouard Manet, dans son Bar aux Folies Bergères de 1882 (Figure 17), par un effet de miroir,
se représente aux côtés de son modèle, qui se trouve normalement en face de lui. Picture for a
woman (1979) de Jeff Wall (Figure 18) rassemble sur la même image photographe, modèle,
appareil photographique et studio, au moyen d’un miroir également. Dans le cas de Tandberg,
90
"Sans titre (Line)"
« Ce projet est plutôt motivé par des facteurs psychologiques. Il traite de rapports de femmes, impliquant
depuis l’amour jusqu’à l’admiration et l’envie. » (cf. FREDIN 2000 ; infra, t.II, p.34).
92
Transposer ses trait sur un objet auquel on est attaché, ceci n’est pas un concept nouveau. Une forme hybride,
issue de l’attachement de l’homme à la nature, est attestée dans la civilisation des Incas : ils représentaient
souvent certaines plantes consommées quotidiennement, comme les haricots, le maïs et la courge, avec des traits
humains, et les figuraient comme des divinités tutélaires de la fertilité (cf. LONGHENA 1999, p. 144-150).
93
Voir le lien entre l’amour (éros) et la mort (thanatos) chez Homère. Le verbe "µείγνυµι" (mélanger) signifie à
la fois le coït et la mêlée du combat.
94
Avec l’exception de “L’atelier” de Gustave Courbet, 1855, où son modèle, « ça ne le regarde pas ». Posant
derrière lui, le modèle vit dans un univers séparé, autre que le monde pictural qui intéresse l’artiste.
91
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FIGURE 15 : Pablo Ruiz Picasso, Lutte entre Térée et sa belle-soeur Philomèle, Paris 18 octobre 1930, tiré des
Métamorphoses d'Ovide. Eau-forte, 31,3 x 22,4 cm, collection privée © Succession Picasso
FIGURE 16 : Pablo Ruiz Picasso, Le Viol II, 22 avril 1933, Paris, tiré de La Suite Vollard.
Pointe sèche sur papier Montval, éd. 250, 29,6 x 36,7 cm © Succession Picasso
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FIGURE 17 : Édouard Manet, Bar aux Folies Bergères, 1882, Courtauld Institute Gallery, Londres
FIGURE 18 : Jeff Wall, Picture for a woman, 1979, photographie couleur.
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c’est directement sur ses modèles qu’elle se miroite, et inversement les modèles se miroitent
sur elle. Les images sont comme un résultat de l’interaction des deux projections95, des deux
reflets, des deux regards96.
FIGURE 19 : Rolan Ménégon, Spécimen instable ou le généticien mélomane,
2001, installation vidéonique.
95
Dans le cadre des manifestations "L'art contemporain au risque du clonage" (exposition "Bataclones", Espace
Huit-novembre, Paris, 5 avril au 5 mai 2001), Rolan Ménégon a présenté le Spécimen instable ou le généticien
mélomane (Figure 9), une installation dite "vidéonique", où différentes projections de visages sont superposées
sur un seul écran, effectuant un mélange approximatif de leurs traits. La superposition n’effectue aucune fusion,
aucune procréation, juste une superposition. Le nouvel individu créé est plutôt "instable", le généticien est
…mélomane, dit le titre.
96
Cette idée de se voir au travers de sa projection sur l’autre, ou bien de la projection de l’autre sur soi, est
proche de la philosophie du regard chez les grecs anciens. Dans le "monde d’Ulysse", on existe par le regard de
l’autre. Jean-Pierre Vernant décrit cet univers comme une « société de face à face », comme une « culture de la
honte et de l’honneur où chacun est placé sous le regard d’autrui, et ne se connaît lui-même qu’au miroir des
images que les autres lui présentent, de sa personne, en écho aux paroles de louange ou de blâme, d’admiration
ou de mépris qu’ils profèrent à son sujet » (cf. VERNANT 1993 B).
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63
FIGURE 20 : Jeff Koons, Dirty-Jeff on Top, 1991, plastique, 140 x 180 x 280 cm. Au fond, Kiss with
Diamonds, 1991, sérigraphie sur toile, 229 x 152 cm. Tirés de la série Made in Heaven.
Jeff Koons se représente en "fusion" physique avec sa compagne et modèle, Illeana, dans la
série des objets Made in Heaven (Figure 20). Umbo (Otto Umbehr) se représente en hybride
photographe-appareil, dans un autoportrait de 1952 (Figure 22), où son boîtier semble
incorporé à son visage : un œil est substitué par l’objectif, l’autre se trouve encadré par le
viseur. Par ailleurs, il utilisait cette photographie sur sa carte-visite (cf. HOLECZEK 1979,
p.18). Umbo crée en 1926 le photomontage caricatural Der rasende Reporter97 (Figure 21),
qui montre l’écrivain pragois et fondateur du reportage littéraire Egon Erwin Kisch, ayant en
guise de prothèse tout ce qui est lié au métier du journaliste-photographe98 : son thorax est
substitué par une machine à écrire, et son bassin par une machine d’imprimerie ; son œil droit
97
"Le reporter furieux", titre d’un livre de Egon Erwin Kisch, qui est devenu également son surnom.
Et ceci à une époque où se développe la prothèse médicale. Bien que les plus vieilles "prothèses" attestées
datent des Égyptiens (un gros orteil en trois segments de bois avec des marques d’usure, en prothèse sur la
momie d’une femme, morte il y a environ 3000 ans, retrouvée dans l’ancienne ville de Thèbes, cf. NERLICH
2000 et SVITIL 2001), c'est surtout la révolution industrielle du XIXe et les deux guerres mondiales qui ont créé
le besoin et en même temps permis le développement des prothèses.
98
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par l’objectif d’un appareil photographique, et son oreille par un haut-parleur ; au lieu d’une
main droite, il a un porte-plume, alors que sa main gauche est en train d’écrire sur la
machine ; son pied gauche prend la forme d’une voiture, son pied droit celle d’un avion (cf.
HOLECZEK 1979, p.19-20). L’appareil photographique devient une extension du
photographe ou du photojournaliste, de même que le modèle devient une extension, une
prolongation de l’artiste. Et dans le cas des hybrides photographiques de Tandberg, le modèle
devient une partie intégrante et inséparable de la photographe : Tandberg incorpore ses
modèles (dans Faces et Dad), ou bien s’incorpore à eux (dans Line99). Elle les absorbe, ou
bien se laisse absorber par eux.
FIGURE 21 : Umbo, Der rasende Reporter, 1925
photomontage, 28,2 x 20 cm.
FIGURE 22 : Umbo, Autoportrait, 1952,
Photographie noir et blanc
99
Le mot "incorporer" désigne le mélange de deux matières, ou l’intégration d’une chose à une autre. En
considérant l’étymologie latine du mot, du verbe "incorporo", composé de la préposition "in" ("dans") et
"corpus" (signifiant notamment "le corps d’un être animé" ; cf. JEANNEAU NET), le verbe "incorporer"
pourrait prendre ici le sens de l’intégration d’un élément externe dans un corps humain. C’est le corps de Line,
dans la série homonyme, ou celui de Tandberg, dans Faces, qui reçoivent des éléments provenant d’autres
individus.
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4.3. Quand l’ "objet" devient "sujet"
« Line, une très bonne amie, vivait à New York à un moment, et elle était mon seul point
d’appui. Ce projet est plutôt motivé par des facteurs psychologiques. (...) J’ai utilisé le corps
et les cheveux de Line, et j’y ai intégré des parties de mon propre visage. J’ai l’ai envahie en
quelque sorte »100 (cf. FREDIN 2000 ; infra, t.II, p.34).
Line était son unique point d’appui, dit-elle. "Holdepunkt", le point d’appui ou de repère en
norvégien, contient le mot "holder", qui signifie l’appui, le soutien, le support. De support
psychologique, si éventuellement c’est ce que voulait dire par cette phrase l’artiste, Line
devient son support matériel, puisque sur son corps elle "colle" des morceaux d’elle même.
Line était le modèle, offerte au regard de son amie artiste, exposée, située en face d’elle, dans
une place opposée à la sienne (modèle-photographe). Elle était son "objet". Par ailleurs, le
mot "objet" provient du latin "ob-jectus", qui signifie ce qui est jeté devant, et par conséquent
ce qui est offert aux regards (ou à l’esprit), ce qui est exposé, situé devant, en face de, opposé
à quelque chose. À l’opposé, le latin "sub-jectus"(d’où vient le mot "sujet", mais également le
mot sous-jacent) désigne une chose qui est située au-dessous, et par extension soumise aux
sens, placée sous les yeux, soumise, subjuguée, assujettie (cf. JEANNEAU NET, Dictionnaire
français-latin). Quand l’objet devient sujet, il change de position : d’en face, il va au dessous.
Tandberg "soumet" son modèle à une manipulation numérique : elle en fait le support. Elle
l’ "assujettit" à son regard : elle en fait le sujet. Ainsi Line change de position : d’en face, elle
100
« Line, en veldig god venninne av meg, bodde i New York fra før, og hun var mitt eneste holdepunkt. Det
prosjektet er mer psykologisk motivert. (...) Jeg brukte Lines kropp og hår, og puttet på deler av mitt eget ansikt.
Jeg invaderer henne på en måte » (ma traduction)
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se déplace au-dessous, et par conséquent son corps soutient ce qui se trouve par dessus, c’està-dire les "greffes". Elle devient le support de l’action (qui est dans ce cas la manipulation
photographique), mais aussi le support de Tandberg, puisque les traits de son visage se situent
au dessous de celles de Tandberg, et partiellement cachés. Le sujet en grammaire est le
support de toute action, appelé aussi le "substantif" (du verbe latin "sub-stituo", mettre sous,
mettre à la place, substituer). En devenant son sujet, Line substitue Vibeke dans une certaine
mesure : elle substitue une partie de son corps.
Umberto Boccioni crée une série de peintures et sculptures de sa mère. Un exemple de cette
série porte le nom Materia. Phonétiquement proche du terme "madre", qui signifie la mère en
italien, la "materia" est la matière ou, dans le sens figuré, le sujet. Sa mère devient son objetsujet, sa matière. Il l’utilise comme sujet pour développer son « concetto di fusione di
ambiente e oggetto, con conseguente compenetrazione di piani »101, et la présente pénétrée par
les objets ambiants. Georges Seurat a parlé aussi de « mélange optique » de l’objet avec les
éléments de son espace ambiant.
Tandberg se mélange avec les personnes de son entourage. Il y a biensûr une dominante, un
ou plusieurs éléments sur lequels se transposent les éléments extérieurs, un ou plusieurs
sujets. Dans la série Line, Tandberg utilise comme constante, comme dominante, le corps de
son amie Line, et elle y intègre des éléments d’elle-même. Contrairement, dans les séries
Faces et Dad102, la constante est son propre corps, et elle y intègre des éléments d’autres
personnes. Dans ce cas, c’est elle qui se fait sujet.
101
Le "concept de fusion de l’espace ambiant avec l’objet, avec une résultante compénétration des plans" (ma
traduction)
102
Le cas de Dad est particulier, puisque le corps de la photographe a beau constituer la dominante (c’est sur elle
que des éléments se trouvent greffés), les photos ont été prises dans la chambre de ses parents, dans leur
environnement, d’où une série de pseudo-mélanges, de pseudo-hybridismes, au niveau de l’habillement, des
accessoires et de la coiffure (cf. infra, t.I, p. 57).
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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67
4.4. La plénitude de la double nature
Les mythologies mondiales sont semées d’êtres hybrides, qui revêtent des éléments de force,
représentant tantôt le divin tantôt le monstrueux. En mythologie, l’hybridation peut impliquer
une association de pouvoirs, comme dans le cas des dieux égyptiens. À corps d'homme et à
tête d'animal, ou avec l'animal entier en guise de tête, les pouvoirs de ces dieux étaient
associés à certaines propriétés des éléments de la nature.
Mais la nature multiple de la forme hybride peut également signifier la plénitude, une
accumulation de pouvoirs, comme dans cet exemple d’hybridation en iconographie
égyptienne : Dans les catacombes romaines Kom esch-Schugafa103, situées dans l’ancien
quartier Rhakotis d’Alexandrie, datées de la fin du 1er s. après J.-C., on trouve une version
hybride de la divinité Anubis (figure 23), parfait exemple du « syncrétisme égypto-grécoromain » (cf. LECLANT 1980). En guise de figures apotropaïques, protégeant la tombe
principale de la nécropole des intrus104, sculptés de part et d’autre du portail qui conduit à la
chambre funéraire, deux Anubis, à la tête de chien suivant la tradition égyptienne, sont vêtus
de la cuirasse et de la jupette du soldat romain. L’un tient de la main gauche une lance,
également accoutrement de légionnaire romain, et de la main droite une massue, la position
du corps rappelant le déhanchement polyclétéen105. Le deuxième, en guise de jambes, a une
longue et tortueuse queue de serpent, rappelant la figure de l’Agathodémon (représenté de
l’autre côté du même mur). Cette même version hybride d’Anubis-légionnaire est attestée par
d’autres représentations de l’époque romaine, notamment de statues et bronzes (figure 24).
« L’intention serait-elle d’évoquer ainsi l’amalgame des pouvoirs respectifs de ces deux
103
Ou Kom El Chougafa/Shoqafa, signifiant "Colline des Tessons" en égyptien.
Le choix de ce dieu comme figure apotropaïque n’est pas sans lien avec sa fonction de dieu de la mort et de
l’embaumement.
105
Attesté pour la première fois sur le Doryphore de Polyclète : La jambe droite de la sculpture sert d'appui,
tandis que l'autre est au repos.
104
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divinités ? (…) La puissance de l’armée romaine qui a subjuguée l’Égypte est incorporée à la
force mystérieuse du dieu de la mort et de la momification » (SENGHOR NET), et rajoutée à
la force apotropaïque de l’Agathodémon grec, afin d’assurer un maximum de protection à la
tombe. Dans ce cas, hybridation signifie accumulation de formes de pouvoir, dans la
recherche d’une forme la plus effective que possible.
FIGURE 23 : Anubis, Kom esch-Schugafa, Alexandrie,
fin du 1er s. ap. J.-C.
FIGURE 24 : Anubis, statuette de bronze du Musée
du Caire (CG27694), datée du 2e siècle après J.-C.
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Présente dans les cosmogonies orientales, dans plusieurs mythologies, et également dans les
mythes philosophiques de l’Orphisme, la très ancienne forme hybride de l’androgyne
apparaît, aux origines, comme « un symbole de plénitude, de richesse, une promesse de
durée » (cf. LÉVÊQUE 1990, p.371, citant FARNELL, L.-R., The cults of the Greek states, II,
p.629), en tant qu’« homme-femme, c’est à dire être double et deux fois puissant » (cf.
DELCOURT 1992, p.42). Dans le Banquet de Platon, Aristophane raconte que l’humanité
était faite d’êtres doubles à l’origine, avec quatre bras et quatre jambes, et avec des organes
sexuels doubles, soit masculins, soit féminins, soit un de chaque ; orgueilleux de leur vigueur,
ils ont indigné les dieux, et Zeus les a séparés ; et depuis, chaque être vit en quête perpétuelle
de sa moitié complémentaire. En somme, entre animalité et humanité, divinité et
monstruosité, béatitude et sauvagerie, termes qui ne s’avèrent pas tout à fait distincts, la forme
mythologique hybride est marquée d’une dualité qui lui confère une puissance.
L’iconographie médiévale106 attribue également aux créatures hybrides des forces
surnaturelles : celles du créateur et du diable. Véhicules de significations morales chrétiennes,
allégories des vices et vertus, certains hybrides possèdent des caractéristiques qui leur
permettent de représenter tantôt le Christ, tantôt le Diable, alors que d’autres ne sont associés
qu’au Bien ou au Mal (cf. ALIENOR NET). Dans l’univers fantasmagorique de Jérôme
Bosch, qui atteint son point culminant dans le triptyque du Jardin des Délices, les hybrides
abondent, dans le registre zoologique aussi bien que minéralogique : poissons volants,
licornes, licornes marines, sirènes, oiseaux tricéphales, chimères et hommes ailés, mais aussi
un éléphant et une girafe, qui de leur exotisme s’intègrent dans le même contexte imaginaire.
Cet amalgame anormal des mondes végétal, animal, minéral semble « résoudre en pure
106
Nourrie par les Bestiaires du Moyen-Age, des collections moralisantes de descriptions d’animaux réels et
imaginaires, tels le Bestiaire de Philippe de Thaon (1121), les Bestiaire divin de Guillaume le Clerc de
Normandie (1210), le Bestiaire de Pierre de Beauvais (vers 1210-1218), le Bestiaire d’Amour de Richard de
Fournival (vers 1250). Ces bestiaires dérivent, plus ou moins directement, d'une compilation alexandrine du
IIème siècle ap. J.-C., traduite en latin au IVe siècle, le Physiologus, d’un auteur inconnu.
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invention figurative les sollicitations variées de son époque, du point de vue de l’opposition
du bien et du mal » (FRIEDLÄNDER 1967).
En partant de la biologie, bien que -le plus souvent- les animaux issus d’espèces différentes ne
sont pas viables, ou bien sont stériles, car les gènes présents sur ces différents chromosomes
ne sont pas compatibles et ne permettent pas un développement normal, certains animaux ou
végétaux hybrides sont plus grands, plus productifs et plus résistants que leurs parents. Mise
en profit en production animale et agricole, cette vigueur particulière, supérieure à celle des
individus dont les hybrides sont issus, est désignée par le terme hétérosis, ou bien, par
métonymie, par le terme vigueur hybride (cf. DICTIONNAIRE 2000, t.2, p.310 « hétérosis »
et p.339 « hybride »).
Est-il téméraire de penser que les figures hybrides de Tandberg fusionnent plusieurs
personnages en un seul, constituant des portraits ou autoportraits dynamiques, où chacun des
deux individus reçoit quelque chose des caractéristiques de l’autre, dans une aspiration de
"vigueur hybride", de plénitude, d’abondance et de concentration de puissance, voire même
d’une sorte de pérennité ?
Le rêve (ou besoin) d’ "amélioration" de sa propre identité est illustré également à travers le
sujet de la prothèse capillaire. Tandberg porte une perruque blonde dans au moins quatre
séries. « J’ai toujours rêvé d’être une blonde naturelle », dit-elle (cf. WALLNER 1999; infra,
t.II, p.21). Une série de 1993 appelée Princess (et probablement détruite) la montre dans des
instants de la vie quotidienne (elle joue au billard, se rend au supermarché…), mais en
perruque blonde et une fausse couronne. Untitled (Line), 1999, exprime la volonté de la
photographe de ressembler à l’amie qu’elle admire. Sur certaines photos de la série, la
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71
désespérance – du fait que malgré la perruque elle n’arrive pas à lui ressembler – est
apparente. Les cinquante-deux photographies de la série Beautiful107 (pl. n° 35-36), de 1999,
montrent Tandberg sur fond noir, en perruque blonde bouclée. Par l’effet d’un ventilateur, la
perruque cache systématiquement et presque complètement son visage108, créant des formes
différentes d’image en image. La perruque l’emporte sur le reste du visage, qui n’est visible
que partiellement, uniquement sur certaines photos ; la perruque devient une sorte de substitut
de l’autoportrait, mais aussi de la beauté indiquée par le titre.
L’aspiration vers une amélioration par l’effet de la perruque est d’ailleurs marqué par les titres
des séries : Princess, Beautiful ; la prothèse la rend "belle", la hausse au rang de "princesse".
Et même quand le visage disparaît, la perruque, l’élément de "force", est présent.
Le dédoublement de soi pourrait constituer également une sorte de "renforcement" du soi109.
Et ceci non pas uniquement dans le cas du "clonage" dans Living Together et Boxing. En
histoire antique, le "double" signifie le corps impalpable qui, selon la croyance des anciens
Égyptiens, s’échappait du corps matériel au moment de la mort (DICTIONNAIRE 2000, t.1,
p.715). O. Rank, dans son ouvrage sur le double (cf. RANK 1914), parle de cette relation de
l’idée du double à "la doctrine de l’âme et à la crainte de la mort". Dans Valentina, Tandberg
se présente comme la première femme astronaute, qui certainement jouira d’une réputation
posthume. Dans la série Aftermath, elle se crée une image de missionnaire, qui restera dans la
mémoire grâce à ses bons actes, ce qui est par ailleurs accentué par la publication des
obituaires. Ces représentations, qui renvoient à l’idée d’une réputation posthume, d’une
107
"Belle"
La perruque qui cache le visage rappelle le voile de la femme, dans la culture islamique. Appelé "hijâb" (il
peut avoir différents noms localement, mais "hijâb" est un terme officiel), qui veut dire ce qui cache, ce qui
sépare, c’est ce qui interdit toute illusion d’une ressemblance entre l’homme et la divinité.
109
Andy Warhol dit à propos de sa multiple Mona Lisa : « Trente valent mieux qu’une ».
108
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existence qui restera immortelle dans la mémoire de l’humanité, ne sont-elles pas une autre
forme de dédoublement, visant à la pérennité ?
Nancy Burson crée, en 1982-1984 des figures hybrides fusionnant plusieurs individus, dans
une recherche de types génériques : ses deux Beauty composites110, 1982 (figure 25),
fusionnent Bette Davis, Audrey Hepburn, Grace Kelley, Sophia Loren et Marilyn Monroe ou
Jane Fonda, Jacqueline Bisset, Diane Keaton, Brooke Shields et Meryl Streep. Warhead I111,
1982, est désigné comme "55% Reagan, 45% Brezhnev, moins de 1% chaque de Thatcher,
Mitterand, et Deng. Big Brother est un mélange de Stalin, Mussolini, Mao, Hitler et
Khomeini. Son premier Male movie composite112, 1984, est obtenu à partir d’une hybridation
entre Gary Grant, Jimmy Stewart, Gary Cooper, Clark Gable et Humphrey Bogart, alors que
le deuxième mélange Richard Gere, Christopher Reeve, Mel Gibson, Warren Beatty et Robert
Redford. Son composite Mankind113, 1983–85 (figure 26), mélange un type oriental, un
Caucasian et un noir, en fonction des statistiques populaires courantes. (cf. CASSEL 1996, p.
150-154).
110
"Composites de beauté"
"Tête de guerre"
112
"Composite cinématographique masculin"
113
"Espèce humaine"
111
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FIGURE 25 : Nancy Burson, First and Second Beauty Composites (First Composite: Bette Davis, Audrey Hepburn,
Grace Kelley, Sophia Loren, and Marilyn Monroe. Second Composite: Jane Fonda, Jacqueline Bisset, Diane Keaton,
Brooke Shields, and Meryl Streep), 1982
FIGURE 26 : Nancy Burson, Mankind (Oriental,
Caucasian, and Black, weighted according to
current population statistics), 1983–85
FIGURE 27 : Nancy Burson, Warhead I (55% Reagan,
45% Brezhnev, less than 1% each of Thatcher,
Mitterand, and Deng), 1982.
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Au travers de l’artifice des techniques de l’hybridation et du clonage, on retrouve
respectivement le concept de « l’homme mécanique aux parties remplaçables » (l’uomo
meccanico dalle parti cambiabili"), et celui de « l’homme multiplié » (l’uomo moltiplicato),
évoqués par Marinetti dans ses écrits114. La création de l’ «homme mécanique aux parties
remplaçables » est annoncée en 1912 dans le Manifeste technique de la littérature
futuriste115 : « Après le règne animal, voici le règne mécanique qui commence ! Par la
connaissance et l’amitié de la matière, dont les savants ne peuvent connaître que les réactions
physico-chimiques, nous préparons la création de l’homme mécanique aux parties
remplaçables. Nous le délivrerons de l’idée de la mort, en partant de la mort elle-même, cette
suprême définition de l’intelligence logique116 ». En ce qui concerne la notion d’ « homme
multiplié », elle apparaît en 1913 dans Imagination sans fils et les mots en liberté117 :
« L’homme multiplié par la machine. Nouveau sens mécanique. Fusion parfaite de l’instinct
avec le rendement du moteur et avec les forces de la Nature amadouées »
118
. Les deux
concepts futuristes ont été conçus par Marinetti dans l’optique de l’immortalité ; l’homme
futuriste est celui qui, grâce à ses transformations infinies, ne connaîtra point la tragédie de la
vieillesse (cf. MALTHÊTE 1997).
114
Dans MALTHÊTE 1997, p. 343-344, est étudiée la relation de ces deux notions futuristes, celle de « l’homme
mécanique aux parties remplaçables », et celle de « l’homme multiplié », avec deux motifs récurrents dans
l’œuvre de George Méliès : la dislocation et la multiplication. Considérant l’hybridation et le clonage comme
une évolution respectivement du concept de la dislocation et de la multiplication, j’ai essayé d’appliquer la
même comparaison à l’œuvre de Tandberg.
115
F.T. Marinetti, "Manifesto tecnico della letteratura futurista", 11.III.1912, in DE MARIA 1968, p. 54.
116
« Dopo il regno animale, ecco iniziarsi il regno mecanico. Con la conoscenza e l’amicizia della materia, della
quale gli scienziati no possono conoscere che le reazioni fisico-chimiche, noi prepariamo la creazione dell’uomo
meccanico dalle parti cambiabili. Noi lo libereremo dall’idea della morte, e quindi dalla morte stessa, suprema
definizione dell’intelligenza logica. » (traduction de MALTHÊTE 1997)
117
F.T. Marinetti, "Distuzione della sintassi. Inmaginazione senza fili. Parole in libertà, 11.III.1913, in DE
MARIA 1968, p. 68.
118
« L’uomo moltiplicato dalla macchina. Nuovo senso meccanico, fusione dell’instinto col rendimento del
motore e colle forze ammaestrate » (traduction de MALTHÊTE 1997)
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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75
5. CONCLUSION
Je m’auto-scanne / photo-génie / génétique
Orlan (cf. BOURGEADE 1999, p.3).
Lors de l’exposition "Trafic de clones"119, Jean-Claude Le Parc et Reed 013 présentent le
projet Art Clone : Institut de beauté génétique, qui comprend des photographies retouchées
numériquement et des textes, en guise de publicité d’une chaîne fictive de magasins de ce
qu’ils désignent comme "esthétique génétique", avec des services et produits de "beauté
génétique", « permettant de modifier votre corps selon vos désirs les plus intimes ». Ils
proposent plusieurs types de service : « Le "art cloning", clonage au service des modifications
intra et extra corporelles ; les "xenogreffes", esthétique moléculaire pour changer
l’apparence ; le "retexturage" : avec un large choix de textures épidermiques et capillaires ; le
"recombinant inter-espèces" : pour vous hybrider avec vos animaux préférés ». L’identité
refuse de se conformer au cadre fixe qui lui est imposé. Et la manipulation numérique a un
effet libérateur120 que les artistes mettent au profit de la recherche de l’altérité au sein de leur
propre identité. « Les nouvelles technologies promettent de nous débarrasser du corps, de le
dématérialiser », dit Orlan (cf. BAQUÉ 2001, p.48), qui évolue de la transformation réelle par
le biais de la chirurgie esthétique, à la transformation virtuelle avec la manipulation
numérique. Son propos est énoncé depuis 1964, avec rien que le titre de son projet Orlan
accouche d’elle-même : elle veut se créer elle-même, elle refuse de s’accepter comme établie
une fois pour toutes. L’hybridation photographique exprime une volonté de conquérir un
aspect extérieur qui ne soit plus conditionné par la génétique, mais qui conjugue la diversité
du « moi ».
119
Galerie Trafic, Ivry-Sur-Seine, 02.12.2000-13.01.2001
Ce fut le titre d’une exposition : "The liberating effect of manipulation" (Stedelijk Museum Amsterdam,
22.IX.2001-18.XI.2001 ; cf. BOUWHUIS 2001) ; Vibeke Tandberg y participa avec la série Living Together.
120
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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La fusion du « soi » avec l’ « autre » implique tous les aspects de l’identité qui composent
l’aspect extérieur : la race, la nationalité, le sexe, l’âge, la personnalité, les désirs…
L’hybridation numérique se met au service de la recherche de formes universelles, et non plus
individuelles. Pour Keith Cottingham, la personnalité de l’homme est multiple, parce que
« l’identité est comme un ruban de Möbius, sur la face unique duquel s'interfèrent réalités
sociales internes et externes : ceci marque le corps »121. (cf. COTTINGHAM NET,
1990/1992, Prints). Dans ses Fictitious Portraits122 (figure 28-29), qu’il débuta en 1992, Keith
Cottingham fusionne son propre corps avec ceux d’autres personnes, à partir de masques,
dessins anatomiques, peintures et montages numériques, formes en argile, traits
physionomiques numérisés, et échantillons de peau, d’yeux ou de cheveux, de grand nombre
de races, de sexes et d'âges différents, pour créer des individus hybrides fictifs. Il conçoit,
d’après ses propres dires, « […] des corps de natures universelles et individuelles, au lieu de
représenter tout simplement des sujets »123 (cf. CASSEL 1996, p.160). C’est le propos de
Nancy Burson, et de son projet Human race machine124, 2000 (figure 30), qu’elle affiche dans
divers endroits de la ville (figure 27b). Il consiste en une série de six visages, où elle modifie
numériquement le visage d’une seule femme, et en donne six différentes versions : elle la
fusionne avec six visages de femmes de différentes races (européenne, asiatique, africaine,
métisse…). Les six visages résultants, sur fond noir, dénudés de tout accessoire secondaire
qui pourrait leur assigner l’appartenance à un groupe particulier, sont accompagnés de
l’inscription : « There is no gene for race »125. « Il y a une seule race : la race humaine. » dit
Nancy Burson. « Le concept de la race n’est pas génétique, mais il est social. Il n’y a pas de
121
« By creating multiple personas of myself, I expose that identity is like a mobious strip upon which internal
and external social realities write the body. » (cf. COTTINGHAM NET, 1990/1992, Prints). C’est ce que
Tandberg désigne, lors comme la relation entre héritage biologique et influence sociale (« the relationship
between biological inheritance and social influence » (cf. EKEBERG 2001, infra, t.II, p.24 ; v. aussi infra, t.II,
p.21, et infra, t.I, p55).
122
"Portraits fictifs"
123
« (…) entwerfe ich Körper allgemeiner und individueller Natur, statt einfach nur Subjekte abzubilden. » (ma
traduction de la version allemande, qui est une traduction de la version anglaise par Nikolaus G. Schneider)
124
"Machine à race humaine"
125
"Il n’y a pas de gène pour la race"
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
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gène pour la race. La Machine à race humaine nous permet de dépasser les différences et
arriver à la similitude. Nous sommes tous un »126.
Les hybrides de Vibeke Tandberg possèdent un contenu psychique qui est essentiellement lié
à sa personnalité et à son histoire personnelle, et qui dote les hybrides d’une identité propre.
Néanmoins, la nature de ce contenu psychique établit des liens forts entre l’extrêmement
intime et le socialement universel.
126
"There is only one race, the human one. The concept of race is not genetic, but social. There is no gene for
race. The Human Race Machine allows us to move beyond differences and arrive at sameness. We are all one.
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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Figure 28 : Keith Cottingham, Études pour Fictitious portraits, 1992
FIGURE 29 :Keith Cottingham, Fictitious Portraits : Single, 1992,
photographie couleur, éd. 12 : 38" x 46"; éd. 15 : 18" X 21 3/4"
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Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
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FIGURE 30 : Nancy Burson, Human race machine, 2000
FIGURE 31 : Nancy Burson, Human race machine,
Billboard, 2000 (corner of Church and Canal Streets, New York City
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80
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
A
H
Allen, Woody……...……29
Anubis………………72, 73
Hoffmann, E.T.A………..39
R
I
B
Boccioni, Umberto……...71
Bonaparte, Marie………..40
Bosch, Jérôme…………..74
Bourdon, Isidor…………14
Breton, André……….21, 52
Buffon, compte de………18
Buñuel, Luis…………….45
Burson,
Nancy.……77, 78, 81, 84
C
Chamisso, Adalbert von...39
Cottingham,
Keith………….…..81, 83
D
Da Vinci, Leonardo……..32
Didi-Huberman,
Georges…………..60, 61
Dostoevsky, Fyodor…….39
Duchamp,
Marcel………..21, 22, 32
E
Ewers, Hans Heinz……...41
F
Freud, Sigmund…35, 40, 53
G
Giacometti, Alberto……..27
Goya, Francisco de……...32
Platon……………27, 60, 74
Poe, Edgar Allan……40, 41
Ingres, Dominique………32
K
Kisch, Egon Erwin……...67
Klosterfelde, Martin……...3
Koons, Jeff……………...67
Rank, Otto………40, 41, 76
Ray, Man……………22, 32
Reed 013………………..80
Rimbaud, Arthur…………6
S
L
Selavy, Rrose……….22, 32
Seurat, Georges…………71
Sherman, Cindy……..12, 30
Skira, Albert…………….62
Schlemihl, Peter...............39
Le Parc, Jean-Claude……80
Léger, Fernand………….20
T
Tykkä, Salla………..……42
M
Manet,
Édouard……....32, 62, 65
Marinetti, Filippo
Tommaso……………..79
Matta, Roberto…………..52
Méliès, Georges…40, 45, 79
Ménégon, Roland…….....66
Morimura,
Yasumasa………...30, 31
N
Newman, Paul…………..29
O
Oliva, Achille Bonito…...52
Olofsson,
Annèe…….48, 49, 58, 59
Orlan…….32, 33, 34, 56, 80
P
Picasso,
Pablo……….....48, 62, 64
U
Ulysse………………...9, 66
Umbehr, Otto (Umbo)…..67
V
Van Gogh,
Vincent…………...31, 32
Vernant, Jean-Pierre…….66
W
Wall, Jeff……….…..62, 65
Warhol, Andy…………..76
Weyden, Van der……….50
Wilson, William………...40
Woodman, Francesca…...47
Z
Zdanevitch, Ilia…………27
Zelig, Leonard…………..29
TABLE DES FIGURES
FIGURE 1 (p.10) :
Série Faces (détails), 1996, 12 photographies couleur, montage digital,
36,5 x 45,4 cm. Édition de 5. Courtesy Galerie Atle Gerhardsen, Berlin
© Vibeke Tandberg
FIGURE 2 (p.13) :
Cindy Shermann, Untitled A, B, C, D, photographies, tirées de la série
Untitled A-E, 418 x 283 mm chaque.
FIGURE 3 (p.30) :
Yasumasa Morimura, Portrait (Van Gogh), 1985, photo, couleur, 120 x
100 cm, Ikkan Sanada collection, NY.
FIGURE 4 (p.30) :
Yasumasa Morimura, Self-Portrait / Dietrich (Mannish), 1995, photo
noir et blanc.
FIGURE 5 (p.31) :
Orlan, Refiguration-Self-Hybridation n° 2, 1998, photographie couleur,
manipulée, 100 x 150 cm, avec cadre 116 x 166 cm (3 ex.), ou 60 x 90
cm, avec cadre 74 x 104 cm (7 ex.).
FIGURE 6 (p.31):
Orlan, Refiguration-Self-Hybridation n° 15, 1998 photographie couleur,
manipulée, 100 x 150 cm, avec cadre 116 x 166 (3 ex.) ou 60 x 90 cm,
avec cadre 74 x 104 cm (7 ex.)
FIGURE 7 (p.35) :
Vibeke Tandberg, Rennid Gnikam (filmstill), 2002, Film, 30 x 20 cm,
édition de 50 exemplaires DVD signés et numerotés.
FIGURE 8 (p.40) :
Salla Tykkä, Power, 1999, film.
FIGURE 9 (p.47) :
Anneè Olofsson, We are not the ones we used to be, photographie
couleur, 60 x 70 cm, 1997
FIGURE 10 (p.48):
Van der Weyden, Saint Jérôme, v. 1460?, Detroit Institute of Arts.
FIGURE 11 (p.49) : Deux différents accrochages de la série Princess goes to bed with a
mountain bicycle, 2002, 8 cibachromes, édition de 3, 166 x 126 cm
chaque :
(a) Accrochage de l’exposition « Vibeke Tandberg : Princess goes to
bed with a mountain bicycle », Galerie Atle Gerhardsen, Berlin, 8 mars
– 19 mai 2002.
(b) Accrochage dans l’exposition « Photographier », Collection
Lambert, Avignon, 1er juin – 24 novembre 2002
FIGURE 12 (p.54) : Orlan, Hybridation africaine : Femme Surmas avec labrets et visage de
femme Euro-Stéphanoise avec bigoudis, 2000, photographie couleur,
manipulée, 1,25 x 1,56 m, 7+3 ex. © Orlan
FIGURE 13 (p.57):
Anneè Olofsson, The mourners – My last family photo, photographie
couleur, 175 x 220 cm, 1996
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
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FIGURE 14 (p.59) : Vibeke Tandberg, Line and chewing gum, Série de 4 photographies
couleur, 100 x 100 cm chaque. Vue de l’installation dans la Galerie
Klosterfelde, Berlin, 24.IX-13.XI.1999. Courtesy Klosterfelde Galerie
FIGURE 15 (p.61) : Pablo Ruiz Picasso, Lutte entre Térée et sa belle-soeur Philomèle, Paris
18 octobre 1930, tiré des Métamorphoses d'Ovide. Eau-forte, 31,3 x
22,4 cm, collection privée © Succession Picasso
FIGURE 16 (p.61) : Pablo Ruiz Picasso, Le Viol II, 22 avril 1933, Paris, tiré de La Suite
Vollard. Pointe sèche sur papier Montval, éd. 250, 29,6 x 36,7 cm ©
Succession Picasso
FIGURE 17 (p.62) : Édouard Manet, Bar aux Folies Bergères, 1882, Courtauld Institute
Gallery, Londres
FIGURE 18 (p.62) : Jeff Wall, Picture for a woman, 1979, photographie couleur.
FIGURE 19 (p.63) : Rolan Ménégon, Spécimen instable ou le généticien mélomane, 2001,
installation vidéonique.
FIGURE 20 (p.64) : Jeff Koons, Dirty-Jeff on Top, 1991, plastique, 140 x 180 x 280 cm. Au
fond, Kiss with Diamonds, 1991, sérigraphie sur toile, 229 x 152 cm.
Tirés de la série Made in Heaven.
FIGURE 21 (p.65) : Umbo, Der rasende Reporter, 1925, photomontage, 28,2 x 20 cm.
FIGURE 22 (p.65) : Umbo, Autoportrait, 1952, Photographie noir et blanc
FIGURE 23 (p.69) : Anubis, sculpture, Kom esch-Schugafa, Alexandrie, fin du 1er s. ap. J-C
FIGURE 24 (p.69) : Anubis, statuette de bronze du Musée du Caire (CG27694), datée du 2e
siècle après J.-C.
FIGURE 25 (p.74) : Nancy Burson, First and Second Beauty Composites (First Composite:
Bette Davis, Audrey Hepburn, Grace Kelley, Sophia Loren, and
Marilyn Monroe. Second Composite: Jane Fonda, Jacqueline Bisset,
Diane Keaton, Brooke Shields, and Meryl Streep), 1982
FIGURE 26 (p.74) : Nancy Burson, Mankind (Oriental, Caucasian, and Black, weighted
according to current population statistics), 1983–85
FIGURE 27 (p.74) : Nancy Burson, Warhead I (55% Reagan, 45% Brezhnev, less than 1%
each of Thatcher, Mitterand, and Deng), 1982.
FIGURE 28 (p.79 :
Keith Cottingham, Études pour Fictitious portraits, 1992
FIGURE 29 (p.79) : Keith Cottingham, Fictitious Portraits : Single, 1992, photographie
couleur, éd. 12 : 38" x 46"; éd. 15 : 18" X 21 3/4"
Université de Paris X – Nanterre, Maîtrise Histoire de l’Art Contemporain, Session septembre 2003
Recherches dans l’œuvre de Vibeke Tandberg : Hybridation et identité. Tome I
Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
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FIGURE 30 (p.80) : Nancy Burson, Human race machine, 2000
FIGURE 31 (p.80) : Nancy Burson, Human race machine, Billboard, 2000
(corner of Church and Canal Streets, New York City
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Présentée par Marina Varouta sous la direction de M. le Pr. Claude Frontisi
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