MARGUERITE YOURCENAR TRADUCTRICE D`HORTENSE
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MARGUERITE YOURCENAR TRADUCTRICE D`HORTENSE
“Au voisinage du roc et de la vague”. MARGUERITE YOURCENAR TRADUCTRICE D’HORTENSE FLEXNER par Francesca REGGIANI (Université de Parme) Au printemps 1961, au cours d’un séjour dans les États du Sud, Virginie, Virginie de l’Ouest et Kentucky, qui la remit « en présence de la misère des Noirs et du combat pour l’intégration » (OR, p. XXVII), Marguerite Yourcenar écrivit à Hortense Flexner, pour lui confier ses impressions de voyage, « une expérience plutôt dévastatrice » 1 et surtout pour la remercier de l’envoi d’un petit recueil de poèmes dont elle se dit très enthousiaste : […] Ces différents poèmes font un tout : “Woods after rain”, “High Sea”, “Low Tide”, en particulier, font partie, selon moi, Hortense, de vos chefsd’œuvre – pour autant que je connaisse votre œuvre. Il me semble que vous avez éprouvé et exprimé là ce que le japonais appelle si curieusement “le Ah ! des choses” […]2. 1 Lettre du 27 mars 1961. Yourcenar, Marguerite (voir aussi Frick) 1961-1970. Hortense Flexner (King) Papers, Special Collections, Ekstrom Library, Université de Louisville. Series 1 – Correspondence : Incoming, Box 2 : 20. C’est moi qui traduis. Publié, comme les autres citations inédites de cet article, avec l’aimable autorisation des ayants droit de Marguerite Yourcenar, M. Yannick Guillou et Me Luc Brossollet, que nous tenons à remercier ici. 2 Ibid.. Je traduis le texte original de la lettre de M. Yourcenar, rédigée à la fois en français et en anglais : « Ces différents poèmes font un tout : Woods after Rain, High Sea, Low Tide especially seem to me, Hortense, among your masterpieces – as far as I know your work. It appears to me that you have felt and express there what the Japanese so curiously call “the Ah! Of things”[…] ». 277 Francesca Reggiani L’écrivain, qui aimait beaucoup la poésie décida de rendre hommage à son amie américaine, une amie très spéciale, en traduisant une partie de ses poèmes et en publiant quelques années plus tard un recueil de poèmes en édition bilingue, accompagnés de son introduction critique3. Née à Louisville, en 1885, Hortense Flexner faisait partie d’une famille juive d’origine bohème, qui s’établit à Louisville à partir de 18544. La famille Flexner de Louisville était très importante et très connue dans l’État du Kentucky par ses membres très fameux dans le domaine de la médecine, de la culture, pédagogique, juridique et historique. C’est dans cette famille illustre que se déroule la vie d’Hortense et que se développe sa passion pour la poésie. Hortense fréquente la Flexner School, fondée par son oncle Abraham Flexner5 et successivement le Bryn Mawr College pendant un an et, en 1907, elle obtient un Bachelor of Arts à l’Université du Michigan et un Master of Arts en anglais, en 1910, devenant aussi English Reader dans son alma mater 6. Dans les années qui suivent, elle fut journaliste au Louisville Herald et après professeur de littérature contemporaine et de « creative writing » au Sarah Lawrence College. La première production littéraire d’Hortense Flexner est de 1914 et concerne surtout des œuvres pour le théâtre : Voices, The Faun, Mahogany, The Little Miracle et The Broken God, The New Queen. En 1919 elle épouse Wyncie King, un dessinateur renommé, « caricaturiste à la dent dure » (PCF, p. 9), précise Marguerite Yourcenar, qu’elle aimait beaucoup et avec lequel elle partageait la passion pour les étés à Sutton, une des îles de l’archipel des Cranberry Islands, non loin de l’île des Monts-Déserts, et aussi pour le travail : « […] Wyncie et moi, nous 3 Marguerite YOURCENAR, Présentation critique d’Hortense Flexner suivie d’un choix de Poèmes, Paris, Gallimard, 1969. 4 Cf. Abraham M. GORDON, M.D., “The Flexners of Louisville” Special Articles, The Journal of the Kentucky Medical Association, September 1972, p. 706. Hortense Flexner (King) Papers, Series 4 – Scrapbook Material, Box 11 (continued) : 9. Printed material about the Flexner family, 1931-1932. 5 URL: http://www.louisville.edu/library/uarc/flexner.html 6 “Hortense Flexner”, Who Was Who in America with World Notables, Chicago, IL, Marquis Who’s Who, 1981), VII 1977-1981, p. 198. 278 Marguerite Yourcenar traductrice d’Hortense Flexner travaillons comme une usine. On peut entendre la machine à écrire tous les jours jusqu’à cinq heures et la vieille table à dessin sert toujours »7. La mort soudaine de son mari en 1961, décédé au cours de leur voyage en Grèce, fut très douloureuse pour Hortense, qui retourna à Louisville mais continua de passer ses longs étés à Sutton au contact de la nature qu’elle aimait et avec les doux souvenirs de Wyncie et les rencontres avec ses amis, comme Marguerite Yourcenar, dans ces lieux fantastiques. C’est seulement dans les années vingt qu’Hortense Flexner devint une poétesse active et, en 1926, elle revint au Bryn Mawr jusqu’en 1940 et, plus tard, au Sarah Lawrence, où elle resta jusqu’en 19508 et où elle connut Marguerite qui y enseignait la littérature française. En ce qui concerne la poésie, en 1919, elle reçut un prix de la Poetry Society of America pour le poème « Mask of Soldier » d’inspiration très patriotique9. Son premier recueil poétique, intitulé Clouds and Cobblestones, date de 1920, le deuxième, This Stubborn Root and Other Poems , de 1930 et le dernier, North Window and Other Poems, fut publié en 1943. Un vingtaine d’années plus tard, en 1961, elle publia Poems, un petit recueil de poèmes tous dédiés à la petite île de Sutton. À partir de 1963, la poésie d’Hortense Flexner arrive en Europe grâce au fameux poète Laurie Lee, qui édite l’anthologie Selected Poems, et à Jean Paulhan, qui publie dans la Nouvelle Revue Française, en février 1964, 19 poèmes traduits en français (et préfacés) par Marguerite Yourcenar10. D’Hortense Flexner il nous reste aujourd’hui aussi quelques recueils de poèmes inédits, conservés dans le fonds de l’Ekstrom Library de l’Université de Louisville, comme par exemple : « Half a Star », « Keep it Gay », « Storm Warning » et « Island Summer ». La production littéraire d’Hortense Flexner s’étend aussi aux livres pour enfants : Chipper en 1941, The Wishing Window en 1942 et Puzzle Pond en 1948, 7 « Wyncie and I are now working like a factory. You can hear the type-writer taptapping until five every day – and the old drawing board is always in use […]». Lettre à Samuel and Lucy Chew, 23 juin 1942, Bryn Mawr College Library. 8 URL: http://www.waterborolibrary.org/maineaut/fg.htm#flexner 9 URL: http://www.louisville.edu/library/uarc/flexner.html 10 Lettre du 27 septembre 1963, Yourcenar, Marguerite (voire aussi Frick) 1961-1970. Hortense Flexner (King) Papers, Series 1 – Correspondence : Incoming, Box 2 : 20. 279 Francesca Reggiani plus un manuscrit « Mr Daisy ». En 1971, l’Université de Louisville décerna à Hortense un doctorat honoris causa en Lettres pour sa contribution à la poésie américaine. Hortense Flexner mourut en 1973, à Louisville. Lorsque Hortense Flexner lui adressa quelques exemplaires de l’anthologie de ses poèmes publiée par Laurie Lee, Marguerite fut si enthousiaste des premiers poèmes qu’elle lut que, le 8 août 1963, elle écrivit à Hortense pour lui dire qu’elle avait l’intention d’entreprendre une traduction d’une dizaine de ses poèmes pour les faire connaître au public français : Chère Hortie, Nous avions déjà reçu de Londres deux exemplaires des Selected Poems, quand un troisième est arrivé de Louisville, signé par vous. J’ai achevé sur cet exemplaire la lecture commencée sur l’un des deux premiers, et me hâte de vous écrire à quel point je suis frappée et émue par vos vers.[…] Si vous dites oui, j’essaierai de traduire une dizaine de ces poèmes et de les envoyer au directeur d’une revue française s’intéressant à la poésie, et aux idées que la poésie contient.[…] Mais je voudrais faire ce que je puis pour que quelques-unes de ces pièces si frappantes soient connues en français11. Marguerite Yourcenar traduisit dix-neuf poèmes, qu’elle adressa à Jean Paulhan, directeur de la revue Commerce et de la Nouvelle Revue Française, qui publia son choix de poèmes dans le numéro du 1er février 196412. Elle eut ensuite des contacts avec Bruno Roy des éditions Morgana pour l’édition d’un recueil des poèmes d’Hortense, mais le 11 Yourcenar, Marguerite (voire aussi Frick) 1961-1970. Hortense Flexner (King) Papers, Series 1 – Correspondence: Incoming, Box 2 : 20. 12 PCF, p. 119. 280 Marguerite Yourcenar traductrice d’Hortense Flexner projet n’aboutit pas13 et il fallut attendre 1969 pour que sa Présentation critique d’Hortense Flexner soit publiée par Gallimard 14. Dans la préface qui accompagne ce recueil, Marguerite Yourcenar présente Hortense Flexner, inconnue des lecteurs français, et analyse brièvement les poèmes traduits : L’Auteur des poèmes qu’on trouvera plus loin est une Américaine peu connue et maintenant octogénaire. Je dirai plus tard de quelles vertus me paraissent doués ses vers sombres et denses. Traçons d’abord une silhouette, donnons les quelques indications qui peuvent servir à expliquer une œuvre ou, au contraire, soulignent l’incompréhensible écart qui semble se produire si souvent entre la personne, la vie (ou ce qu’on en connaît) et l’œuvre. (PCF, p. 7) Le volume est divisé en deux parties ; la première contient des poèmes sur la mort, la douleur et l’angoisse ; la deuxième partie est dédiée à Sutton Island, où Hortense aimait passer ses vacances pendant l’été. Pour la plupart, les poèmes dédiés à Sutton semblent avoir un ton plus apaisé et parlent de l’interaction de la poétesse avec tout ce qui l’entoure, se concentrant sur la vue, l’ouïe et le toucher, sans avoir la connotation sombre des poèmes de la première partie. Marguerite Yourcenar souligne dans sa Présentation que trois poèmes ont la forme typique du sonnet shakespearien, « si riche en langue anglaise de chefs-d’œuvre d’ordre métaphysique ou psychologique » (PCF, p. 14), par contre le reste « participe plus ou moins des facilités de la poésie moderne, et de sa recherche d’un rythme intérieur » (Ibid.). Ces poèmes appartiennent « au grand mouvement de la poésie et l’art dits modernes, en ce qu’ils éliminent le mythe ou la convention habituels en faveur d’une beauté et d’une horreur moins immédiatement perceptibles aux sens humains » (PCF, p. 15) : 13 Lettre du 30 Octobre 1968. Yourcenar, Marguerite (voire aussi Frick) 1961-1970. Hortense Flexner (King) Papers, Series 1 – Correspondence : Incoming, Box 2: 20. 14 C’est probablement le retentissant succès de L’Œuvre au Noir, couronné par le prix Femina à l’automne 1968, qui poussa Claude Gallimard à publier les poèmes d’Hortense Flexner en édition bilingue. 281 Francesca Reggiani Le gris feu follet, le lutin un peu acerbe fait place à une entité située plus loin que les idiosyncrasies de la personne, plus loin même que les sursauts de cette matière fluctuante que faute de mieux nous appelons une âme. Que nous sommes plus profonds que les apparences le font croire, plus profonds même que cet « inconscient » semé de chausse-trapes auquel la psychologie contemporaine limite nos abîmes ! (PCF, p.14) Marguerite Yourcenar continue en soulignant que l’hypothèse matérialiste n’est pas remise en cause par la poétesse mais comme « d’étranges métaphores la lézardent » et que, par le mouvement de toute la pensée contemporaine la position rationaliste a été dépassée, « le mystère se reforme en nous et sur la plaque de verre. L’anti-mystique devient une mystique » (PCF, p. 16) : Par quel hasard, ou par quelles démarches toujours refaites de la pensée humaine, certaines images dans de brèves méditations abordant ce qu’on pourrait appeler les états-frontières, par exemple dans Étrange Rencontre et dans Le Piège, font-elles penser au manuel tibétain du Bardo Thödol et à ses instructions sur la morphologie de la mort ? La goutte de sang rabbinique cheminant dans les veines de l’auteur suffit-elle à expliquer dans ce même Piège ou dans Coque Mortelle le sens presque cabalistique des rapports entre la chair et le souffle et l’atome humain qui en est ou s’en imagine le prisonnier ? La petite dame qui ne voulait pas lire Le Tour de Vis d’Henry James, de peur d’avoir peur, nous offre inexplicablement ces fragments qui semblent taillés dans la nuit noire. Wholly Night… Mais la nuit a des radiations obscures qui sont une modalité de la lumière. (PCF, p.16) Marguerite Yourcenar qui avait déjà traduit The Waves de Virginia Woolf en 1937 15 et, à partir de 1942, avait commencé à traduire les negro spirituals, qui furent publiés en 1964 sous le titre Fleuve profond, sombre rivière. “Negro Spirituals”16, précise sa conception de la traduction dans 15 Virginia WOOLF, Les Vagues, Paris, Éditions Stock, 1937. [Le Livre de poche, «Biblio», n°3011]. 16 Fleuve profond, sombre rivière. « Negro Spirituals » commentaires et traductions par M. Yourcenar, Paris, Gallimard, collection blanche, 1964 [collection Poésie/ Gallimard n° 99] 282 Marguerite Yourcenar traductrice d’Hortense Flexner la préface de son anthologie de poètes grecs, qu’elle publie en 197917 : elle utilise l’image, assez ancienne, du récipient et du liquide pour décrire l’activité de la traduction. Pour elle, l’acte de traduire peut ressembler à l’acte de transvaser un liquide en ajoutant : « […] J’ai pensé plutôt au lecteur ayant su un peu de grec, mais l’ayant oublié, ou n’en sachant pas […], intéressé par cet effort de transvaser un poème grec antique en un poème français qui soit le plus possible un poème » (CL, p.10). Normalement l’image du récipient et du liquide indiquent de la part de qui les utilise une conception du langage où la forme et la substance peuvent être séparés. Ce ne semble pas être le cas de Yourcenar, parce que s’il existe une séparation de ce genre dans l’interprétation yourcenarienne de Woolf et de Flexner, la forme et la substance sont complètement réintégrées dans son texte français. Si le texte de Flexner semble suggérer au lecteur une image qui est concrète tout en restant vague, la traduction de Marguerite Yourcenar a le pouvoir de concrétiser ces images, qui sont implicites. Dans Les Yeux ouverts, le long entretien avec Matthieu Galey, Yourcenar définit le rôle du traducteur : Un traducteur […] ressemble à quelqu’un qui fait sa valise. Elle est ouverte devant lui ; il y met un objet, et puis il se dit qu’un autre serait peut-être plus utile, alors il enlève l’objet puis le remet, parce que, réflexion faite, on ne peut pas s’en passer. […] On n’est donc jamais réellement satisfait. Mais c’est vrai aussi des livres originaux que nous écrivons […] (YO, p. 192-193). Si l’acte du traduire est considéré comme un acte de lecture et de réécriture, on peut dire alors que Yourcenar est une lectrice très attentive d’Hortense Flexner, parce que sa traduction est à la fois “interventionniste” et peut être considérée comme une réécriture dynamique. On peut pardonner à l’écrivain son excès de réécriture puisqu’elle est parfaitement consciente de l’importance de son rôle de médiatrice de l’œuvre étrangère dans une nouvelle culture. Dans son rôle de traductrice, elle est moderne parce qu’elle suit le modèle de la réélaboration en un langage très vif d’Ezra Pound. 17 Marguerite YOURCENAR, La Couronne et la Lyre, poèmes traduits du grec, Paris, Gallimard, collection blanche, 1979. 283 Francesca Reggiani Dans une lettre de Grace Frick à Hortense on peut voir l’idée de Marguerite en ce qui concerne le choix et la traduction en français des poèmes de son amie américaine : 18 août 1963 « Chère Hortense, Les huit pages ci-jointes, contenant dix-neuf de vos poèmes traduits en français vous sont destinées, Marguerite a une copie, et l’original va être envoyé à Jean Paulhan, directeur de la Nouvelle Revue Française et la plus modeste revue Commerce, qui sort moins régulièrement ; elles publient toutes les deux, surtout de la prose, mais aussi, occasionnellement, de la poésie […]. Marguerite a choisi les poèmes qu’elle aimait et qu’elle pensait pouvoir rendre le mieux, en en éliminant quelques-uns virtuellement intraduisibles en français à cause de leur contenu ou de leur forme traditionnelle.[…] Comme dans le cas de sa traduction du poète grec Kavafis, elle n’a pas tenté une traduction en vers, sentant que ça l’aurait portée trop loin du sens. Elle y a travaillé toute seule, sauf pour une question occasionnelle sur le sens d’un mot (que j’espère avoir interprété correctement), mais quand elle a terminé la traduction, nous avons fait comme nous faisons toujours pour ses propres textes : nous les lisons attentivement ensemble, moi, je contrôle encore une fois – l’original dans ce cas – et je corrige les quelques rares mauvaises interprétations ou j’obtiens d’elle, une ou deux fois, une seconde solution. Ces changements sont écrits de ma main, et vous pouvez voir qu’il y en a très peu. Vous pouvez être surprise quelquefois par la longueur des lignes, mais elle m’assure que ce n’est pas gênant en français, pour des raisons rythmiques.[…] Amitiés de Petite Plaisance, Grace Frick » 18 18 Frick, Grace 1963-1970 n. d. Hortense Flexner (King) Papers, Series 1 – Correspondence : Incoming, Box 1 : 9. C’est moi qui traduis, la lettre de Grace Frick étant rédigée en anglais : 284 Marguerite Yourcenar traductrice d’Hortense Flexner Dans cette lettre Grace souligne que Marguerite a choisi les poèmes qu’elle aimait le plus et elle a écarté les poèmes intraduisibles en français par la forme ou le contenu. Elle a cherché à faire ce qu’elle avait fait pour sa traduction du poète Kavafis, évitant une traduction trop métrique qui l’aurait éloignée du vrai sens des poèmes. Elle a travaillé seule mais en cherchant parfois l’aide de Grace pour la signification des mots qu’elle ne connaissait pas. Après, toutes les deux, comme c’était leur habitude, ont relu, ensemble, les poèmes attentivement pour la correction des erreurs et de mauvaises interprétations. En confrontant la traduction française de Marguerite Yourcenar et la version originale des poèmes, on peut voir immédiatement l’effort continu de la traductrice d’interpréter le texte en cherchant à donner aux vers un sens le plus profond possible, une complexité de pensée qui n’existait pas dans l’original, avec le but de porter le lecteur dans la juste interprétation. Il faut se rappeler que la phrase anglaise obéit à ce qu’on appelle l’ordre » canonique (sujet-verbe-complément) et que le français en se servant de la subordination, de l’inversion et de la disjonction peut August 18, 1963 Dear Hortense, The enclosed eight pages, containing nineteen of your poems in French translation are for you to keep, Marguerite has one copy, and the original is being mailed to Jean Paulhan, editor of La Nouvelle Revue Francaise and smaller, less frequently published Commerce, both of which publish chiefly prose, but also, occasionally, some poetry […] Marguerite chose what she liked and thought she could do best, eliminating some as virtually untranslatable in French either because of the content or the traditional form.[…] As in the case of her translation of the Greek poet Kavafis, she did not attempt a metrical translation, feeling that to do so would take her too far from the sense. She worked on them alone, except for an occasional question to me about a meaning (which I hope I have interpreted correctly), but when she was done, we do as we always do on her own texts, read them carefully together, I checking with the original again in this case and correcting a few misreading s or extracting from her, once or twice, a second thought. These changes are in my handwriting, and you can see that they are very few. You may be disturbed at times by the length of the lines, but she assures me that they are not disturbing in French, for the rhythmic reasons.[…] Love from Petite Plaisance, Grâce Frick 285 Francesca Reggiani différer l’introduction du sujet du verbe et du complément. Voyons quelque exemples. Si on prend le poème « Alien » et sa traduction française « La Bête à la chaîne », on voit immédiatement la différence du titre, parce que dans sa traduction Marguerite Yourcenar, ayant déjà lu le poème, lui donne un titre qui révèle tout de suite au lecteur le mystère de « Alien ». En outre, au deuxième vers l’adjectif « unheartly » est traduit par « fantastique », qui n’a rien du monde supraterrestre mais relève plutôt du monde de la fantaisie. Au vers suivant « an alien thing » (cette chose qui n’est pas bien déterminée, qui est étrangère) dans la version française se transforme en « étrangère à tout ». Dans son poème Flexner veut faire ressortir que cette chose étrange est étrangère à tout ce qui l’entoure mais dans sa traduction Marguerite semble mettre en évidence le monde auquel cette chose semble ne pas appartenir. Encore au vers 6, « I saw this shame » se transforme en « j’ai vu cette chose atroce », la honte de la situation désespérée de la bête n’est pas traduite par Yourcenar qui veut souligner la situation atroce de cette chose dans l’arrière-cour qui est « malpropre ». Au vers 9, « my alien mind », dans le sens de l’esprit étranger, et plutôt comme une partie qui est étrangère au reste du corps, se transforme en français en « mon esprit étranger à moi-même », qui explique et interprète le vers. Aussi l’adjectif « meek », au vers suivant, est traduit par « doux », avec l’idée de vouloir interpréter la tranquillité de la bête/esprit. Au vers 10, pour rendre l’effet de la profonde immensité de la nuit, la traduction française utilise la répétition de « chaque nuit » et souligne l’obéissance au corps auquel l’esprit est obligé et soumis dans les deux dernières strophes 19. Aussi dans le poème « The Scientist Dies », qui est traduit « La mort de l’homme de science », le titre souligne quelque chose de différent20. Dans l’original le centre du poème est le savant, l’homme de science, et sa mort ; dans la traduction française, au contraire, Yourcenar semble mettre en relief l’image de la mort et successivement celle de l’homme de science. Dans la traduction française, au premier vers, le mot mort est 19 20 PCF, p. 24-25. PCF, p. 26-27. 286 Marguerite Yourcenar traductrice d’Hortense Flexner écrit avec une majuscule (Mort) pour indiquer un nom propre. Mais cette discordance si nette entre l’original et la traduction apparaît clairement au vers 5 où « he » est traduit par « elle » (la mort), qui laisserait tomber à terre le manteau et la cagoule qui la cachent, en montrant ce qu’elle est réellement, mais dans l’original c’est l’homme de science qui devrait reconnaître et comprendre la mort sous ses nombreuses formes. L’expression « Before an eye » est rendue en français par « parader devant des yeux », avec le pluriel « yeux » et l’ajout d’un verbe. À la fin du poème « l’Épouvantement », qui indique un sens de précarité et d’instabilité a une majuscule pour souligner sa personnification. Dans la deuxième partie du recueil il y a aussi d’autres exemples de traduction-interprétation des poèmes et surtout dans le poème « Happy Country » (« L’île heureuse »). C’est un poème très long qui contient une grande partie d’interprétation du texte21. Pour donner aux vers d’Hortense un sens presque immédiat Marguerite a tendance à ajouter des mots qu’on ne trouve pas dans le texte original: « Annales de la mer en lutte avec le rocher », traduit « sea at war with rock » (vers 4). Hortense utilise le mot « flag » (vers 18) pour souligner que l’île n’appartient pas à une nation mais dans la traduction française on trouve le mot “pavillon” relevant du domaine maritime. L’expression « summer’s men » est traduite par « passants de l’été » pour souligner le rôle des vacanciers qui resteront sur l’île jusqu'à la fin de l’été. L’histoire ici n’a pas eu lieu. Pas d’autres rois que les arbres, Pas d’autres chroniques que celles que les mouettes peuvent lire, Annales de la mer en lutte avec le rocher. Cette île ne valait pas qu’un roi la conquît. Son dur visage tourné vers le nord, ruisselant de brumes pluvieuses, Décourageait les équipages. Nous ne savons pas sur quel sol incertain reposent Nos demeures, avant d’avoir vu le grand sapin déraciné 21 PCF, p. 76-81. 287 Francesca Reggiani Dont les cercles concentriques attestent quatre-vingts ans : sa verte vie était nourrie Par des radicelles pendillantes Qui lâchèrent prise quand l’ouragan frappa. Âpre pays, trop pauvre pour satisfaire l’homme. L’Indien n’est pas resté, mais laissa derrière lui sa piste Tout près du rivage, étroite comme il sied à des gens marchant en file, Inégale, aussi escarpée aujourd’hui qu’au temps où les pieds chaussés de mocassins S’y posaient sans bruit. À peine marquée sur la carte, l’île n’arborait aucun pavillon, Mais reposait, comme une coque aux piquants aigus, Dont ne voulait personne, Dans le soyeux giron des marées ; En son centre, elle nourrissait des forêts encordées de plantes grimpantes, Autour desquelles tournaient les tempêtes, et vers lesquelles de hauts murs d’écume Convergeaient, poussés hors de leur propre zone. Les oiseaux de mer y faisaient leurs nids ; Le timide héron bleu y apportait un poisson d’argent Aux jeunes gosiers rauques ; et l’aigle de mer Travaillait double Au temps des couvées. Enfin, des hommes vinrent, passants de l’été, Et bâtirent leurs maisons, et flottèrent leurs débarcadères de planches, Comme des jouets, sur la mer hostile. Ce qu’ils trouvaient là leur suffisait. Ils contemplaient les arbres ébranchés par le vent, les vagues assaillant la roche ; Ils découvraient plus d’or que les explorateurs n’en avaient cherché. La, ils s’enracinèrent ; ils prirent possession, Oublieux comme des amants de tout ce qui fut avant et sera 288 Marguerite Yourcenar traductrice d’Hortense Flexner après, Et tirèrent une vie nouvelle De la terre avare Qui ne répondait à leur amour Que par son propre dénuement, Sa beauté lumineuse bien à elle ou sa sifflante rage. Et enfin, Au plus secret de l’île, Ils donnèrent leurs os. Vers la fin, le vers 41, « that answered to their love without a sign » est traduit seulement en partie par le simple « qui ne répondait pas à leur amour » avec l’intention de vouloir souligner le lien du vers avec le suivant en rendant « save its own rarity » par « que par son propre dénuement ». Marguerite Yourcenar dans sa traduction procède ainsi à une réécriture des poèmes qu’elle a choisis pour sa présentation critique et surtout des poèmes les plus difficiles à interpréter de la première partie du texte. On peut observer que les poèmes dédiés à l’île de Sutton sont traduits presque littéralement parce que les deux amies éprouvaient les mêmes sentiments pour le monde naturel de Sutton et de l’île des MontsDéserts, et donc, le « voisinage du roc et de la vague » semble créer un lien très fort entre les deux poètes au niveau de la poésie et sur le plan affectif. 289