dossier pedagogique en attendant godot s. beckett i
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DOSSIER PEDAGOGIQUE EN ATTENDANT GODOT S. BECKETT DOSSIER REALISE PAR JEROME ANDRE, PROFESSEUR-RELAIS DAAC SOMMAIRE I - LE THEATRE DE L'ABSURDE II - RECEPTION DE LA PIECE ET PAROLES DE METTEURS EN SCENE III - LES GRANDS THEMES DE LA PIECE IV - DIVERSES APPROCHES INTERPRETATIVES DE LA PIECE V - DIVERSES MISES EN SCENE DE LA PIECE VI - SITOGRAPHIE I - LE THEATRE DE L'ABSURDE A - Définition Si le théâtre de l'absurde se fonde sur la vision pessimiste de la condition humaine que développe la philosophie existentielle, elle en rejette les issues positives comme l’engagement politique de Sartre ou l’humanisme de Camus. L'expression "théâtre de l'absurde", souvent contestée pour cette raison, fait désormais partie de l'histoire littéraire. Elle a été inventée par un journaliste pour caractériser la création de jeunes auteurs de la même génération : Samuel BECKETT, Eugène IONESCO et Arthur ADAMOV dans les années 50. D’autres auteurs sont à rapprocher de ce trio tout en développant une esthétique personnelle : Boris Vian (farces satiriques), Jean Genet (il milite pour un théâtre rituel, cruel et source de scandale), Fernando Arrabal (fasciné par la perversion cruelle, il remet en cause la dictature espagnole avec violence), Roland Dubillard (théâtre du malentendu, de la communication embrouillée) L’originalité du théâtre de l’absurde consiste surtout dans l'écriture qui tourne résolument le dos à la tradition. C'est en effet par la forme même du dialogue et pas seulement par les idées développées que se manifeste l'insignifiance de la vie dérisoire de l'homme. La structure des œuvres est souvent cyclique (comme La leçon ou encore La dernière bande ou répétitive (En attendant Godot), visant à montrer, par l'absence d'action d'ensemble, le caractère monotone, répétitif et sans issue de notre vie quotidienne. Le contenu des répliques est pauvre, et porte souvent sur des gestes ou des situations d'une grande banalité, démontant les mécanismes de la logique ou de la mémoire. Les objets les plus quelconques, en revanche, prennent souvent une importance considérable. Les personnages, souvent clownesques, sont des anti-héros qui se ressemblent. Le registre, qui mêle le comique grinçant au sens tragique de la vie, le grotesque au sérieux, vise à ridiculiser les valeurs les mieux établies, les hiérarchies, la culture établie, les corps constitués (professeurs, bourgeois…), le progrès : le temps est souvent arrêté ou progresse vers le néant. Aucun progrès ne semble possible. Les auteurs du théâtre de l’absurde cherchent à remettre en cause notre confiance dans le langage. LE THEÂTRE, Martine DAVID, Ed Belin, p.p.55-56 B - Les caractéristiques du théâtre de l'absurde • Un cadre spatio-temporel non référentiel ou incohérent : monde postapocalyptique et huis-clos dans Fin de partie ; sorte de désert ou de "no man's land" dans En attendant Godot,… • Disparition de l’intrigue : les situations n’évoluent pas, pas d’intrigue dans le sens « narratif » du terme. La structure est souvent cyclique ou répétitive (deux actes-journées dans EAG, la même scène initiale jouée par les Martin dans la Cantatrice chauve, etc.) En attendant Godot " : le gérondif indique un état et non une action • Crise du personnage (présenté comme un pantin qui perd parfois son identité). Souvent, on ne trouve pas de personnalités marquées. Les êtres peuvent parfois être proches du clown (ou du personnage de "tramp", clown-clochard), des personnages du burlesque (Charlot, Buster Keaton, etc.) et sont souvent inadaptés à leur environnement, en marge de la société, décalés, ou dans des situations insolites ou incongrues (les parents de Hamm, Nell et Nagg, vivent dans une poubelle pour Fin de partie, Winnie est à moitié enterrée dans Oh les beaux jours!) Ceci est à relier à L'ère du soupçon de Nathalie Sarraute et à la déconstruction du personnage, le refus de psychologie dans l'esthétique du Nouveau Roman des années 50 (cf. Le ravissement de Lol V. Stein de Duras, ou Les Gommes de Robbe-Grillet) • Absence de communication entre les personnages : le langage mis en scène n’est plus un moyen de communication mais exprime le vide, l’incohérence : déconstruction du langage, qui ôte toute cohérence à l’intrigue et toute logique aux propos tenus sur scène. Le langage représente la vie, mais a perdu son essence visant à dire le monde, dans la mesure où le monde a perdu ses repères : mort de Dieu selon Nietzsche, de l'homme selon Freud, du langage selon Ferdinand de Saussure, entre signifiant et signifié. Dans les dernières scènes de la Cantatrice chauve, on aboutit à des suites de mots proches phonétiquement, puis des suites de voyelles ou de consonnes. Extrait de la scène 10 : M. SMITH : Kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes. Mme SMITH : Quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade. M. MARTIN : Quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades • La désorganisation du langage se manifeste par : - Les incohérences logiques (le théâtre moderne se moque du principe de non-contradiction) Les distorsions du lexique et de la syntaxe : phrases fragmentées, vocabulaire insolite… La subversion des lieux communs et de la conversation bourgeoise Les dysfonctionnements du dialogue, dont la dimension interactive tourne à vide ou disparaît L’importance des monologues (qui soulignent la solitude de l’individu), voire du silence (dans Acte sans paroles, Beckett finit par mettre en scène des personnages muets) Extrait du monologue de Lucky, ou la vacuité du langage, tournant à vide LUCKY (débit monotone). – Étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine athambie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près on ne sait pourquoi mais ça viendra et souffre à l’instar de la divine Miranda avec ceux qui sont on ne sait pourquoi mais on a le temps dans le tourment dans les feux dont les feux les flammes pour peu que ça dure encore un peu et qui peut en douter mettront à la fin le feu aux poutres assavoir porteront l’enfer aux nues si bleues par moments encore aujourd’hui et calmes si calmes d’un calme qui pour être intermittent n’en est pas moins le bienvenu mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches inachevées n’anticipons pas des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans autre possibilité d’erreur que celle afférente aux calculs humains qu’à la suite des recherches inachevées inachevées de Testu et Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit[…] • Importance des didascalies dans le texte écrit : nombreux moments où le théâtre n’est plus parole, mais gestes et attitudes. Chez Beckett, de nombreuse didascalies viennent rendre compte du temps long qui passe (cf. le début de Fin de partie, avec la scansion presque musicale de la didascalie "un temps") Le langage théâtral est un langage total et « tout est langage au théâtre » (Ionesco). Les didascalies peuvent même acquérir une valeur littéraire propre : elles témoignent d’un véritable travail d’écriture Extrait 1 : VLADIMIR. – Oui, c’est la nuit. ESTRAGON. – Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ? VLADIMIR. – Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit. ESTRAGON, regardant l’arbre. – Qu’est-ce que c’est ? VLADIMIR. – C’est l’arbre. ESTRAGON. – Non mais quel genre ? VLADIMIR. – Je ne sais pas. Un saule. ESTRAGON. – Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ? VLADIMIR. – Avec quoi ? Extrait 2 : (la scène des chapeaux, très longue indication scénique) Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladmir ajuste des deux mains le chapeau de Lucky. Estragon met le chapeau de Vladimir à la place du sien qu’il tend à Vladimir. Vladimir prend le chapeau d’Estragon. Estragon ajuste des deux mains le chapeau de Vladimir. Vladimir met le chapeau d’Estragon à la place de celui de Lucky qu’il tend à Estragon. [...] • Mise en scène renouvelée face à de tels textes : La majorité de ces pièces de théâtre ne possèdent ni acte ni scène, ou du moins, cassent le schéma traditionnel (deux actes sans scènes dans EAG, Un seul acte en 11 scènes dans la Cantatrice chauve) Importance accordée aux gestes et attitudes des personnages, dans l'esprit du théâtre extrême-oriental redécouvert par Antonin Artaud ; Souci du détail dû à la volonté de créer un spectacle total (utilisation de mime, de clown, d’un maximum d’éléments visuels, soucis du détail dans la mise en scène, jeux de lumières, de sons). Le décor devient un personnage ou revêt une portée symbolique ou dramatique : huis-clos, un arbre dans EAG, les chaises dans la pièce du même nom d'Ionesco Au théâtre, "il est non seulement permis, mais recommandé de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles", disait Ionesco dans Notes et Contrenotes. • Aspect tragique : solitude, souffrance, absurdité de la condition humaine. La scène se déroule souvent dans un climat de catastrophe mais le comique s’y mêle : caractère absurde. On retrouve la vision shakespearienne qui considère que comique et tragique coexistent dans l'existence, et qu'un ton unique n'est guère de mise, ce que reprend également le drame romantique (alliance des contraires : grotesque/ bouffon, dérisoire/ sublime, comique/ tragique) L’absurde selon Beckett ou Ionesco n’aboutit toutefois pas à un engagement, politique ou autre (comme chez Sartre), ni à la révolte ou la solidarité (comme chez Camus). Personnages et situations du théâtre de l’absurde semblent plutôt s’immobiliser dans un tragique total. Selon, certains, la dénomination du "théâtre de dérision" vise également à casser toutes les valeurs et tous les repères de ce qui constitue la période de l'après-guerre : échec de la civilisation, remise en cause de la culture comme moyen d'éduquer l'homme, constat lucide et pessimiste sur la condition humaine. C - Récapitulatif synthétique des caractéristiques du théâtre de l'absurde • • • • • • • • • • • Refus du réalisme, des personnages et de l'intrigue Lieu de l'action indéterminé Traitement absurde du temps ou disparition pure et simple Volonté de créer un spectacle total – Prédominance de la mise en scène Eléments satiriques visant la société bourgeoise Climat tragique ou catastrophique “dégonflé” par l'humour et l'absurde des situations Le refus du langage comme outil de communication. Le langage comme représentation du vide, du ridicule et de l'incohérence de l'existence Représentation de l'absurdité de la condition humaine qui s'achève sur la mort La mise en scène vue comme une traduction de l'absurde soumis à l'analyse du spectateur Théâtre intellectuel qui vise à provoquer une réflexion Lien avec le théâtre antique en tant que spectacle total et non seulement visuel ou axé sur les dialogues D - Un extrait du mythe de Sisyphe d'Albert Camus, 1942 Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une partie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. E - Quelques citations de En Attendant Godot Je suis comme ça. Ou j'oublie tout de suite ou je n'oublie jamais. Voilà l'homme tout entier, s'en prenant à sa chaussure alors que c'est son pied le coupable. Alors fous-moi la paix avec tes paysages ! Parle-moi du sous-sol ! En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire. Nous naissons tous fous. Quelques uns le demeurent. Selon Jean Anouilh, En attendant Godot est « les Pensées de Pascal jouées par les Fratellini ». II - RECEPTION ET DIVERS AVIS portés sur En attendant Godot. Paroles de metteurs en scène de la pièce 1 - Le premier metteur en scène : Roger Blin Roger Blin qui le premier, en 1953, a créé En Attendant Godot évoque cette pièce : Je venais de monter la Sonate des spectres de Strindberg à la Gaîté-Montparnasse dont j’étais alors devenu à la fois le Gérant et le Directeur (il y a de cela bien plus de dix ans !), quand j’ai fait la connaissance de Samuel Beckett. Il était venu assister à mon spectacle, et comme il l’avait trouvé valable, il était revenu à la Gaîté. Ce qui lui avait plu aussi c’était que la salle était presque vide. Quelques jours après notre rencontre, il m’envoya le manuscrit de sa pièce, En attendant Godot que je lus, sans découvrir aussitôt le fond de l’œuvre. C’est plus tard que je m’en suis rendu compte: cela allait très loin ! Ce qui m’avait passionné, à première lecture, c’était la qualité du dialogue: il n’y avait pas un mot " littéraire a, ni même une image et c’était profondément Iyrique. Ces phrases parlées, très courtes, exprimaient un mélange de parodie et de gravité, qui déchiraient. J’étais sensible, en particulier, à la pudeur de Beckett devant l’émotion de ses personnages (toute échappée de sensiblerie était stoppée net par une grossièreté ou par un jeu de mots). Le comique de ses personnages était un comique de cirque. L’ensemble de l’œuvre me donnait l’impression de l’infini, en ce sens que la pièce aurait pu se prolonger durant quatre ou cinq actes. Seul élément de progression: les personnages s’enfoncent toujours un peu plus à chaque acte. J’ai essayé alors d’exprimer tout cela dans la mise en scène (surtout la pudeur des personnages à la fin devant leur émotion: de là, un jeu assez sec). J’ai refusé aussi le parti-pris des AngloSaxons qui permet beaucoup trop à mon avis une interprétation évangélique favorisant l’exégèse chrétienne. Après la lecture de cette pièce. à l’époque, j’ai proposé à mes associés de la monter à la Gaîté-Montparnasse. Ils n’ont pas voulu en entendre parler. Ce qui a été regrettable pour notre théâtre: Beckett nous aurait sauvés momentanément de la faillite. Quand je me suis adressé, ensuite, à d’autres théâtres, on m’a ri au nez ! Cela a duré ainsi pendant trois ans ! Un jour, finalement, Georges Neveux, membre de la commission d’Aide à la Première Pièce, s’est emballé pour Godot; on m’a distribué une petite somme choisie parmi l’échantillonnage réparti régulièrement entre les drames historiques, les pièces religieuses et une pseudo Avant-Garde. Grâce à cette aumône, j’ai monté En attendant Godot au Théâtre de Babylone (aujourd’hui disparu), chez Jean-Marie Serreau. L’accueil de la presse fut formidable. Mais personne, je tiens à le dire, n’a fait fortune avec cette pièce ! Le spectacle a eu une centaine de représentations, puis, la pièce a été reprise plusieurs fois à Paris, j’ai présenté Godot à Zurich, en Hollande, en Allemagne. Le public, les gens simples, surtout, en Allemagne, étaient bouleversés. Pour comprendre et ressentir Beckett, on ne doit jamais avoir de préjugés à la base: le rationalisme ou la politique empêchent de communiquer avec cette œuvre. 2 - Beckett et son refus de toute interprétation Beckett a détesté toutes les études sur sa pièce. Mais il était aussi suffisamment intelligent pour en dire si peu sur En Attendant Godot que des milliers d'interprétations en ont fait un immense succès. Samuel Beckett avait choisi le dépouillement et le minimalisme pour mettre en valeur la beauté et la puissance de sa pensée. Ses metteurs en scène de théâtre préférés étaient d’ailleurs ceux qui avaient su s’effacer devant le pouvoir évocateur de ses textes. Dans les années 80, bien qu'il n'y ait aucune femme dans la pièce, plusieurs actrices ont monté En Attendant Godot ce qui a enragé Beckett "les femmes n'ont pas de prostate!" en effet, Vladimir va ponctuellement pisser pendant la pièce. Ce qui lui a toutefois plu, c'était la production de la pièce de la part des détenus d'une prison allemande qui lui avaient écrit que "des bandits, des crapules, des vagabonds, des fraudeurs, des durs, des faibles, des homosexuels, des fous et des tueurs se reconnaissaient dans sa pièce". " Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot et en même temps mes idées sur le théâtre. Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible. Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus. C’est malheureusement mon cas. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. Les deux autres qui passent vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins. Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible." Samuel Beckett, Lettre à Michel Polac, janvier 1952. 3 - Présentation de la pièce sur le site théâtre-contemporain.net "1953 : pièce d’avant-garde. 1956 : pièce bourgeoise. 1961 : spectacle officiel", ainsi résumait-on la carrière d’En attendant Godot il y a près d’un demi-siècle. Pièce unique surtout, qui, même cernée, refuse de se rendre : depuis sa création, on l’a qualifiée de nihiliste, de poétique, d’ennuyeuse, de choquante, d’insolite, de féroce, de révolutionnaire, et même de classique. On tient toutefois pour sûr que l’action se situe sur une route indécise, qu’en fait d’action, il ne s’y passe à peu près rien, que deux pauvres hères nommés Vladimir et Estragon y attendent un certain Godot. Et, qu’en principe, l’arbre qui se tient là au premier acte est toujours là au second. Pour le reste, les voies de Samuel Beckett sont impénétrables. “Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible”, répondit l’auteur qu’on sommait de s’expliquer. Il faudra donc chercher ailleurs, en soi, la résolution des mystères de Godot. Sans doute estce pour cela que la première pièce de Samuel Beckett continue de déranger, de surprendre et d’émouvoir. Et qu’on continue d’attendre… 4 - Une brève analyse du théâtre de Beckett, par Valentine Bernardeau " Au XIXème siècle, les poètes de la négation (Rimbaud, Lautréamont) avaient rêvé la destruction du monde. Des mots arrivaient alors à dire l’insupportable, la haine de l’être humain, l’avilissement le plus parfait. Et voilà qu’en 1939, ce qui était fantasme devient réalité. C’est dans cet horizon là qu’il faut voir Beckett: quelque chose est atteint dans l’espoir, on ne peut même plus rêver la destruction du monde, elle est concrète. Ce que Beckett raconte, c’est qu’il n’y a plus grand chose à raconter. (…) Le théâtre de Beckett, c’est un théâtre qui considère qu’on ne peut plus faire du théâtre comme avant, après Auschwitz et Hiroshima. Qu’est-ce qu’une humanité qui n’a plus d’espérance? " 5 - Mise en scène tricéphale de Jean Lambert-Wild, Lorenzo Malaguerra et Marcel Bozonnet avec des comédiens ivoiriens, vers une lecture actuelle de la pièce (migration, errance et exil) « Route à la campagne, avec arbre. » Cette indication de décor est sans doute la plus connue du théâtre du XXe siècle : elle donne son cadre à En attendant Godot, de Samuel Beckett. Dans la mise en scène de la pièce cosignée par Jean Lambert-Wild, Lorenzo Malaguerra et Marcel Bozonnet, cet arbre à l’intrigante solitude pourrait être un arbre à palabres, sur un sol calciné et caillouteux, en Afrique. Les deux hommes qui vivent à son côté et attendent jour après jour un certain monsieur Godot qui ne vient jamais, les fameux Vladimir et Estragon, sont joués par deux comédiens ivoiriens, Fargass Assandé et Michel Bohiri, dont le destin pourrait être celui de deux migrants qui attendent jour après jour le départ vers un ailleurs espéré. La mise en scène choisie est l'objet de plusieurs captations et réflexions durant les répétitions, sorte de work in progress pas à pas. Ci-dessous, quelques réflexions glanées sur le site de Lambert-Wild (cliquet sur les diverses parties du Carnet de bord) http://www.lambert-wild.com/fr/spectacle/en-attendant-godot Préparation de la mise en scène et dernières retouches https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=BNXpaSzjg0w Extrait 1 : En attendant Godot résonne aujourd'hui avec une forme d'évidence. En ces temps de flux migratoires, où des populations entières cherchent à échapper aux guerres fratricides, aux famines, à la pauvreté, à l'absence concrète d'une possibilité d'avenir, ce sont des hommes et des femmes qui accomplissent le chemin mouvementé de l'exil. Il en est aussi qui, lors du trajet, s'empêtrent dans des lieux sans identité, pour toute une série de raisons : attente du passeur, attente d'un visa, attente d'un renvoi, attente d'une sœur ou d'un fils. Ces situations où le but recherché s'efface devant la nécessité de rester là nous ramènent au cœur d'En attendant Godot. Vladimir et Estragon pourraient être ces migrants, collés à une route et sous un arbre, dans l'attente de quelque chose ou de quelqu'un qui leur est indispensable pour aller ailleurs, vers la vie rêvée. Des êtres qui, pour rendre supportables l'insupportable, s'inventent des jeux, des dialogues, des compères, des lunes, des nuits et des jours. Ainsi, nous avons nous aussi expérimenté durant plusieurs mois l’attente d’un visa pour Michel Bohiri, l’acteur ivoirien jouant Vladimir, obtenu finalement de haute lutte et en haut lieu. L’estime portée à cet homme par l’administration consulaire aurait été vécue comme un fait inacceptable par n’importe lequel d’entre nous. Et pourtant, une telle attente semble être monnaie courante pour nombre de femmes et d’hommes africains. Extrait 2 : Il n’est pas anodin de savoir que Beckett connaissait l’art du clown sur le bout des doigts et qu’En attendant Godot est une pièce truffée de références à des numéros célèbres. Nous avons ainsi visionné tous les films des Marx Brothers, Charlie Chaplin, Buster Keaton, les fameux « Clowns » de Fellini, les spectacles de Grock, les Russes de Licedei et les descriptions des premiers augustes et clowns blancs de l’histoire, tels Footit et Chocolat. Ce travail d’imprégnation préparatoire a été essentiel pour bien cerner les personnages, leurs façons de bouger et de jouer ; essentiel aussi pour bien comprendre la pièce, qui est tout sauf un exercice de style sur l’ennui. https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=G8_NM-4sb-U 6 - Note d'intention du metteur en scène Jean-Pierre Vincent Ce qui m’a porté à relire, ou plutôt à lire Godot, c’est le sentiment intime, de plus en plus précis, de l’obsolescence programmée de l’Humanité, de l’intuition d’une « potentielle fin du monde » qui traverse parfois chacune et chacun d’entre nous. Quelle anticipation dès 1948, date de l’écriture de la pièce... Ces deux types – clochards, clowns, philosophes sans Dieu, écho du couple Beckett... perdus dans l’ère du vide à l’époque même de la reconstruction du monde, rencontrant sur une vieille route le Maître et l’Esclave, déchets grotesques du « monde d’avant » ! Même pas tristes, un peu gais parfois, vivants. Ils ne sont pas là parce qu’ils attendent : ils attendent parce qu’ils sont là... Nous sommes tous là, nous en sommes tous là. Il devient passionnant de lire cette tragi-comédie avec nos pensées d’aujourd’hui sur l’état du monde (et du théâtre). Mais j’aimerais aussi retrouver le moteur d’origine, ce sentiment que Beckett se garde bien d’exprimer de façon directe : qu’on sort des horreurs et des charniers de 39-45, et qu’on entre dans l’ère de la fabrication industrielle de l’humain solitaire : et il faut bien y vivre pourtant... Ce n’est pas du théâtre de l’Absurde, idiote invention ! C’est l’affirmation fragile d’une résistance dans la débâcle. Évidemment, cette tragédie n’est pas morose ! L’héritage clairement avoué des burlesques américains traverse l’histoire de bout en bout : Keaton, Chaplin, Laurel & Hardy... La force comique de Beckett nous évite de visiter son œuvre comme un musée qui prend la poussière. Godot est une entreprise de destruction du vieux théâtre bourgeois, de ces scénarios, de son naturalisme et de ses effets : c’était une provocation, on a envie de retrouver cela aussi. Mais c’est en même temps un hommage jubilatoire aux lois les plus simples et les plus anciennes de la scène : coulisses à droite et à gauche, entrées et sorties, rampe, toilettes au fond du couloir ! Et tout cela se met à jouer ! J’ai parcouru avidement cette pièce comme une suite formidable de petites scènes très concrètes, espérantes et désespérantes, frappé par son usage radical du silence, par l’ambiance « planétaire » qui règne sur ce paysage. Il ne restait plus qu’à choisir soigneusement mes complices pour ce voyage... Et nous voilà partis... 7 - Un extrait de la Note d'intuition de Laurent Fréchuret Vivre et inventer Il est toujours urgent et rassérénant, de faire entendre, de se faire surprendre par l’actualité et l’éternité d’un chef d’oeuvre. Celui qu’on classait au XXème siècle dans le Théâtre de l’absurde, me semble une haute entreprise de l’art et de la raison mis en regard avec l’absurde de notre monde en crise, et du grand marché consumériste qui, lui, n’attend rien, pour noyer toute tentative de dialogue humain. En attendant Godot tourne le dos à la diversion, au renoncement, pour aborder joyeusement l’essentiel. Attendre…Esperar… L’homme attend quoi ? Peu importe finalement, que ce soit du travail, l’amour, le grand Jour, un passeport, le Paradis, un repas, la mort, une paire de chaussures. L’homme a mille raisons d’attendre. Ce qui est troublant – splendide mystère humain – c’est sa force, sa pulsion de vie, sa capacité à attendre, à espérer, à inventer. Cette énergie – parfois inquiète et torturée – mais, osons le dire, cette joie de durer. Les raisons d’attendre, le désir, la folie ou le bonheur d’attendre sont plus intéressants à définir, à interroger que l’identité de Godot (identité sciemment cryptée par l’auteur pour déployer ses possibles - « Du reste il existe une rue Godot, un coureur cycliste appelé Godot ; comme vous voyez les possibilités sont presque infinies » répondit l’auteur.). Et nous qu’attendons-nous ? Quel est ce fol espoir qui nous tient debout dans la catastrophe ? Je vois dans Godot, en l’attendant, une tentative de définir l’humain – un combat contre l’absurde, une entreprise délicate et héroïque de civilisation, de civilité. Une œuvre dramatique existentielle, mais aussi l’oeuvre engagée d’un auteur politique. Des ruines de l’après guerre aux crises d’aujourd’hui, Godot est la tentative toujours recommencée de ne jamais renoncer au nom d’humain. III - LES GRANDS THEMES DE LA PIECE Les plus fréquents : le temps humain, l'attente, la quotidienneté, la solitude, l'aliénation, la mort, l'errance, la non-communication, la déchéance… mais l’approche thématique reste limitée. Il faut voir dans ces thèmes la préoccupation d’une époque (le Théâtre de l’absurde) après les deux guerres mondiales et l’influence de la révolution surréaliste en ce qu'elle refuse les conventions et codes bourgeois, visant à changer le monde et ses représentations 1 - Le salut Dans le texte il y a beaucoup de références bibliques sur le thème du salut. Dans le premier acte sont évoqués les deux larrons qui furent crucifiés avec le Christ, puis on parle de Caïn et Abel. Mais la Bible n’est pas présentée comme un texte qui donne aux hommes la certitude : au contraire, l’auteur souligne le fait que beaucoup de contradictions coexistent à l’intérieur de ce texte (par exemple, on sait que l’épisode des deux larrons n’a pas été raconté par tous les évangélistes). Donc on souligne toujours l’aspect dramatique de la vie humaine : l’homme n’a pas la certitude de l’existence d’une vie après la mort, ou d’une punition ou d’une récompense après sa mort. Avec Nietszche et la mort annoncée, de Dieu, le salut n'est plus de mise, et il s'agit de vivre ici et maintenant, en trouvant un nouveau sens à sa vie, si c'est possible. Il serait intéressant de relire l'Etranger de Camus ou la Nausée de Sartre ; de même, l'œuvre théâtrale des deux philosophes, qu'il s'agisse de Caligula, Les Justes ou Huisclos ("L'enfer, c'est les autres") pose également cette question. Enfin, l'étude onomastique du fameux nom Godot propose diverses possibilités d'interprétation, même si Beckett n'en a donné aucune et même s'y refuse " Je n'en sais rien ! Si je le savais je l'aurais dit". * Mais pourquoi Vladimir et Estragon attendent-ils Godot? Vladimir dit : "Je suis curieux de savoir ce qu’il va nous dire" et encore : "Ce soir on se couchera chez lui, au chaud, au sec, le ventre plain, sur la paille. Ça vaut la peine qu’on attende. Non ?". Donc, Godot est une personne qui peut changer leur vie pour la rendre meilleure. Mais, en réalité, les protagonistes n’ont jamais vu Godot et ils peuvent seulement espérer qu’il arrive et qu’il soit comme ils veulent. * quelque chose qui mettrait fin à une situation pénible * on peut penser à Godillot : Chaussure * God : Le Sauveur ou Dieu (sens le plus retenu pour sa portée métaphysique) * God + ot , suffixe diminutif, comme Charlot ou Pierrot, avec une nuance plus ou moins affective ou péjorative * goder : verbe italien signifiant jouir, se réjouir de, être heureux 2 - Le temps Un autre thème important est celui du temps. Tous les personnages n'ont aucune idée de la date précise dans laquelle ils se trouvent. De plus, les deux protagonistes ne savent pas quand arrivera Godot. Cet aspect souligne le fait que les deux protagonistes, qui ne font rien toute la journée, ne donnent pas d’importance au temps qu’ils ont. Le seul événement au cours de ces deux jours (deux actes, deux journées semblables), outre les passages de Pozzo et Lucky, est l'arrivée du petit garçon qui vient annoncer que Godot ne viendra pas ce jour-là, mais sîurement le lendemain! Pozzo (soudain furieux) : Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres, il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? Un extrait d' En attendant Godot VLADIMIR Ne perdons pas notre temps en vains discours. Faisons quelque chose, pendant que l'occasion se présente ! Ce n'est pas tous les jours qu'on a besoin de nous. L'appel que nous venons d'entendre, c'est plutôt à l'humanité tout entière qu'il s'adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l'humanité c'est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu'il soit trop tard. Qu'en dis-tu ? Il est vrai qu'en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons honneur à notre condition. Mais la question n'est-pas là. Que faisons-nous ici, voilà ce qu'il faut se demander. Nous avons la chance de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire : nous attendons que Godot vienne. ESTRAGON C'est vrai. VLADIMIR Ou que la nuit tombe. Nous sommes au rendez-vous, un point c'est tout. Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes au rendez-vous. Combien de gens peuvent en dire autant ? ESTRAGON Des masses. VLADIMIR Tu crois ? ESTRAGON Je ne sais pas. VLADIMIR C'est possible. POZZO Au secours ! VLADIMIR Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d'agissements qui, comment dire, qui peuvent à première vue paraître raisonnables, mais dont nous avons l'habitude. Tu me diras que c'est pour empêcher notre raison de sombrer. C'est une affaire entendue. ESTRAGON Nous naissons tous fous. Quelques uns le demeurent. POZZO Au secours, je vous donnerai de l'argent ! ESTRAGON Combien ? POZZO Cent francs. ESTRAGON Ce n'est pas assez. 3 - Dénuement, pauvreté, marginalité Vladimir et Estragon, les deux protagonistes semblent être des clochards ou des marginaux, ne vivant avec presque rien. Ils sont sans activités reconnues, à part s'occuper de leurs vêtements (les chaussures) ou leurs besoins essentiels (manger, uriner, …). Leurs désirs se portent sur des désirs simples et immédiats, par exemple l'espoir que Godot leur donnera un bon repas. Qu'il se nourrisse de carottes ou de navets, qu'il se jette sur les os de Pozzo et se mette à les ronger traduit leur vie précaire. Sont-ce des clochards célestes, comme on le trouvait parfois dans l'Antiquité grecque (Philémon et Baucis)? Sont-ils les émissaires divins ou tout simplement des hommes, qui essaient au mieux d'être des humains? 4 - le langage et la forme a. Un langage nu. La recherche du vide, du « rien » devient une forme poétique pour exprimer la condition humaine. La « viduité » (état de veuvage), l’abandon (personnages errants, semi-clochards), la clôture prennent une forme poétique et théâtrale (voir l’enfermement constant des espaces associés à la limitation des gestuelles des comédiens). La répétition est un autre motif de clôture : chaque être humain est voué à répéter inlassablement le même « cinéma », le même « cirque » existentiel, mais il reste une petite fenêtre (très souvent à lointain, qu'on atteint avec une échelle comme dans Fin de partie) et la parole parlante, « qui se parle à elle-même ». b. Une parole en acte Beckett épuise la forme du dialogue, et Vladimir et Estragon se perdent dans le flux temporel et langagier. Ils parlent pour attendre, dans une forme spéculaire (cf. le solipsisme : théorie philosophique qui par l'abstraction du monde externe ou des perceptions qui en proviennent, place l'individu seul devant la seule connaissance de sa propre existence. La vérité devient ainsi « relative ».). Mais, de cet épuisement du dialogue naît une parole théâtrale nouvelle : le soliloque. Forme intermédiaire entre le monologue et le poème, les personnages se parlent à eux-mêmes (voir Oh ! les beaux jours, le début notamment : « Commence ta journée, Winnie ») c. Une partition – clôture du texte théâtral L'intérêt de Beckett pour la poésie a travaillé profondément son écriture. Il lisait très souvent des poèmes à voix haute, avec ses proches et la recherche d’une musicalité est constante dans ses pièces (et ses romans aussi, sur un autre mode). Cette rythmique du texte Beckettien est signalée par les didascalies surabondantes. Il est curieux de noter que la recherche du « vide » se traduit par une extrême précision des temps de parole (« Un temps », « un très long temps »…) comme si Beckett souhaitait quadriller, encadrer le travail du comédien et l’impliquer dans sa partition (les déplacements et gestuelles sont également notés). D’ailleurs, il faut pouvoir ressentir cette clôture pour trouver ses marques dans l’interprétation. (Beckett d’ailleurs était très sévère concernant les mises en scène de ses textes. Il voulait avoir un regard sur ce qu’on faisait de son œuvre !). Les intentions de jeux doivent ne venir qu’en soustraction, quand tout a été limité, il doit ne rester que l’essentiel. Un extrait de BING, qui montre cette simplification du texte et cette rythmique particulière : "Corps nu blanc fixe hop fixe ailleurs. Traces fouillis signes sans sens gris pâle presque blanc. Corps nu blanc fixe invisible blanc sur blanc. Seuls les yeux à peine bleu pâle presque blanc…" IV - DIVERSES APPROCHES INTERPRETATIVES DE LA PIECE 1 - Une pièce du non-sens, de l'absurde? On pourrait facilement répondre à cela en disant qu'il n'y a pas de sens justement parce ce que tout est absurde. La démarche même qui consiste à se demander pourquoi c'est absurde est absurde, puisque tout est fait pour montrer que l'homme n'a pas les moyens d'y répondre et que son désespoir vient du fait qu'il se pose des questions sur le pourquoi des choses. Le propre de l'absurdité c'est de ne pouvoir être explicable. L'absurde, c'est l'incompréhensible. Dès le lever de rideau, la clé est donnée au travers de répliques récurrentes: "Rien à faire" (qui revient comme un leitmotiv entêtant), "Rien à voir" "C'est la vie", parfois proche de Jarry ou des néologismes : "On est dans la merdecluse ". Bref, il y a quelque chose d'absurde dans l'existence humaine : attendre Godot c'est espérer que cela va changer et être pourtant totalement lucide sur le fait que cet espoir est absurde. La pièce touche tous ceux qui partagent cette impression de fond sur le sens de la vie. 2- Une pièce existentialiste? Plusieurs idées caractéristiques de ce système philosophique s'y retrouvent : a - Plus on pense plus il faut penser. Plus je sais, plus je sais que je ne sais pas. Cercle vicieux tragique qui tourne au délire, au ridicule. De plus la pensée s'exerce souvent sur des problèmes personnels, annexes, sans rapport avec le fond des problèmes, avec des mots creux, mal définis : " c'est ça, contredisons-nous" ; "jouons à penser"; "ce qui est terrible c'est d'avoir pensé " Autre citation extraite des Textes pour rien: "Le tort que j'ai eu c'est de vouloir penser" De manière burlesque, Vladimir met son chapeau pour penser. b - La situation de l'homme est absurde parce qu'il ne vit pas dans le présent, dans le ici et maintenant, il projette sans cesse son avenir, il attend, il voit la vie de manière processive et de ce fait il se quitte lui-même. Lucky répète d'ailleurs la phrase suivante : "n'anticipons pas" c - Il y a une rupture entre le vouloir et l'acte : "on s'en va " répète Estragon, mais il ne part pas. Même l'acte essentiel qu'est notre naissance échappe à notre vouloir. d - Naître c'est mourir (cf. "elles accouchent à cheval sur une tombe"). Il faut donc attendre la mort pour être délivré de la vie. e - L'existence est monotone, répétitive, elle donne la nausée, le spleen, conduit à l'indifférence du ceci égale cela ou à l'àquoibonisme. (Thème de l'Etranger) :"rien à faire " ; "On trouve toujours quelque chose, hein Didi, pour se donner l'impression d'exister "; " Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s'en va, c'est terrible" f - On n'est pas quelqu'un, on joue à l'être : c'est le grand principe de L'être et le néant. 3 - Du théâtre de dérision? La dérision consiste à tourner en ridicule pour l'exorciser un sujet grave. Ici c'est la condition de l'homme qui est tournée en dérision. Gogo et Didi sont nos représentations : "l'humanité c'est nous". Ce qu'on voit, ce qu'on entend est une parodie de notre vie. Chacun a son problème : "Lui pue de la bouche, moi des pieds". Ils sont indigents, des SDF, des marginaux, des clowns. Ils perdent leur pantalon, mais "sont des hommes". Ils ne disent rien d'intelligent, et passent le temps en conversation sur la pluie et le beau temps, à bâton rompu. Ils sont creux, vivent de façon primaire, tout comme leurs activités : ils mangent, pissent, flatulent, dorment... et ont des problèmes d'équilibre. Ils sont à l'affût du moindre divertissement, tout ce qui pourrait les divertir, au sens pascalien du terme. Leur existence monotone est traversée de rencontres insatisfaisantes, de quiproquos, sans cesse renouvelés et jamais reconnus. Ils ont l'espoir ridicule, jamais satisfait, de jours meilleurs. Beckett place le spectateur devant sa propre réalité, lui montre le vide de son existence, son aspect ridicule, dérisoire. Il le met devant l'évidence que, lui aussi, attend Godot, croit au père Noël "qui a une barbe blanche", au messie... Il attend un sens à la vie ou un sens à la pièce... Or, il n'y a rien à dire, rien à expliquer : il suffit de montrer. Les didascalies ont une importance capitale. La pièce ne raconte pas, elle montre, elle représente. Le génie de Beckett est d'avoir écrit un rôle à jouer plus qu'un texte de théâtre. La pièce provoque un rire jaune, un ricanement amer produit par le décalage entre ce que l'homme espérait obtenir de la vie et ce qu'il en obtient, entre ses rêves et la réalité. Le rire de dérision est un moyen d'évacuer l'horreur due au tragique de la condition humaine. La fatalité, la force transcendantale qui condamne l'homme à sa tragédie est ici interne : le mal de vivre est inhérent à l'acte même de notre vie. 4 - Une pièce surréaliste? La pièce hérite du surréalisme une notion de réalité subjective, onirique : "Je me demande parfois si je ne dors pas encore" et joue avec la logique distordue :"Soyez long, ce sera moins long" a) le temps La notion de Temps est déréglée : soit le temps ne passe pas ("le temps s'est arrêté"), soit il passe d'un coup ("Le soleil se couche et la lune se lève") Il n'y a pas de chronologie, de date ou d'époque, donc pas de repère et hier parait un jour lointain ("ce que nous avons fait hier ? " ; "êtes-vous seulement du siècle?") Le moment du rendez vous ne semble pas fixé : "Sommes-nous samedi ? Ne seraiton pas plutôt dimanche? Ou lundi ? Ou vendredi?" Le temps ne correspond pas au temps réel, et en un jour, tout a changé : l'arbre retrouve des feuilles, Pozzo est devenu aveugle, Lucky muet, Par conséquent, le temps n'est pas linéaire, et au contraire, il semble pendulaire ou circulaire. L'acte II est une réplique de l'acte I et sera suivi d'un autre acte I, indéfiniment. Le temps est un sujet tabou : "vos histoires de temps, c'est insensé" En fait on est davantage dans l'intemporel dans le temporel, ce qui rend l'attente encore plus ridicule. b) le lieu Le lieu aussi est une réalité onirique et subjective. Il est désigné de façon dérisoire par : "le compartiment" " sur un plateau " ou " la Planche", et le seul point de repère du rendez-vous est un arbre non identifié. Il correspond plus à une atmosphère, à d'un état d'âme qu'à un lieu réel :"noir, froid " ; "tout suinte" ; " tu l'as cauchemardé " C'est un lieu ouvert sur le cosmos. On note la présence d'un ciel, vers lequel Gogo lève sans cesse les yeux : geste symbolique de l'aveugle? Il prend ainsi une dimension métaphysique : "la tourbière " peut être une allusion aux limbes, antichambre du purgatoire. Il englobe le public : les spectateurs sont parfois pris directement à témoin pour briser l'illusion théâtrale. c) les choses Les objets présents ne sont pas identifiables : par exemple, l'arbre est un "saule", un" arbuste", "un arbrisseau" d) les personnages Ce sont plus des créatures fantasmagoriques dégénérées que des êtres vivants. Aucune n'est réellement identifiable. L'aspect grotesque pourrait être rapproché des personnages de Jarry, Ubu-roi, fantoches misérables plus proche du clown… e) le langage Le langage est plat, les mots les plus vides deviennent les mots les plus pleins. L'importance des didascalies prouvent que tout est avant tout gestuel. 4- Une pièce psychanalytique? L'espoir de rencontrer Godot symbolise l'espoir de retourner dans le ventre de la mère. Didi et Gogo sont enfantins. Godot est une perspective de douceur, comme un sein maternel : "Ce soir on couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec, le ventre plein". Didi et Gogo ont mal :"Il me demande si j'ai mal " ou sont dans le mal-être :"je suis malheureux". La douleur de vivre est une évidence incontournable. Mais leur souffrance est-elle réelle ou bien jouent-ils à éprouver, à se créer des situations de souffrance pour se donner l'illusion d'être ou d'exister? Beaucoup de détails ont une signification freudienne : - l'arbre, érigé au centre du plateau, est un symbole phallique. S'accrocher à l'arbre, c'est retrouver une virilité. - la fange (merdecluse) - les regards circulaires de Didi - le sable que transporte Pozzo - la corde de Lucky Par ailleurs, certains critiques ont trouvé des manières Freudiennes (l'ego incomplet, le plaisir oppressé), mais aussi des pratiques Jungiennes dans le texte, par exemple les 4 aspects de l'âme : l'ego, l'ombre, la persona et l'anima 5- Une pièce métaphysique? C'est l'image de la petitesse de l'homme sans Dieu, Didi et Gogo sondent en vain le silence éternel des espaces infinis. Pour Pascal cette misère humaine serait gommée par la perspective du Salut, mais pour Beckett il n'y a pas de Salut. Les allusions à la métaphysique sont nombreuses : les larrons, la Bible, God,… 6 - Une pièce politique? morale? religieuse? On a dit que le personnage de Lucky était une allégorie de la guerre froide entre l'Irlande et la Grande-Bretagne L'éthique est aussi questionnée alors que des personnages sont battus sans que quiconque, outre la victime, ne semble s'en soucier. La mythologie chrétienne est aussi très présente, par exemple les deux larrons en croix, ou les frères ennemis Abel et Caïn. V - DIVERSES MISES EN SCENE DE LA PIECE 1 - LE DUO VLADIMIR / ESTRAGON Vladimir et Estragon sont les deux protagonistes d’une histoire immobile. Dans leurs différences ils ne font qu’un, ils n’existent pas l’un sans l’autre. Ils souffrent d’un même mal mais aux symptômes opposés. L’un, Vladimir, a des problèmes de vessie, l’autre, Estragon, a mal aux pieds ; l’un interroge son chapeau (melon), l’autre sa chaussure. Ils n’ont rien, ne possèdent rien, leur costume, qui fut, est usé, élimé, les couleurs en sont passées et portent les traces de combats anciens. Ils sont tels Dupond et Dupont ou Laurel et Hardy, duos clownesques chers à Beckett. Leur relation est multiple. Ils sont à la fois père et fils, frères et peut-être même amants. a - Mise en scène par une troupe hongroise b - Mise en scène de Joël Jouanneau, avec Philippe Demarle (Estragon) et David Warrilow (Vladimir), Théâtre des Amandiers, Nanterre, 1991. c - Mise en scène par Paul Chariéras compagnie La Compagnie (2014) d - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent (2015), avec Gael Kamilindi et FredericLeidgens e - Mise en scène de Marcel Bozonnet et Cie, 2015 f - Mise en scène de Laurent Fréchuret, 2015 2 -LE DUO POZZO / LUCKY Pozzo et Lucky, l’autre couple d’inséparables, portent en eux une forme de dégénérescence avancée, ils sont frappés par un mal, un virus qui les ronge et les précipite vers leur fin. Dans la deuxième partie Pozzo devient aveugle et impotent. Lucky a perdu ce qui lui restait de parole : ce n’est plus qu’un corps émacié qui tire au bout de sa corde le « maître » qui a perdu de sa superbe. Ces deux là ont une relation dominant / dominé qui s’inverse d’un acte à l’autre. Le maître Pozzo est si handicapé à l’acte 2, qu’il devient dépendant de son esclave Lucky. Pozzo a je ne sais quoi de l’ancien monde, un côté vieille France. C’est la figure colonialiste, le maître, il tient son pouvoir de ce qu’il possède. Il est ventre : mange, bois, fume et jette ses restes à son animal de compagnie, Lucky. Il est suffisant, veule et d’un humour méchant (W. C. Fields). Lucky, c’est l’esclave, la figure keatonienne du personnage dans sa représentation stoïque, dramatique et bien sûr humoristique. C’est la dimension émacié et sans âge de l’esclavage, de la déshumanisation, de la soumission et de la révolte silencieuse. A tel point qu’on peut se demander s’il est encore humain, s’il n’est pas qu’un être hybride, une intelligence artificielle dont le disque dur est endommagé et à qui on peut faire subir tous les outrages puisqu’il n’a pas d’âme... Lucky, c’est aussi l’image christique la plus affirmée. Lucky c’est le Christ. Ou plutôt c’est Keaton, qui joue Lucky qui joue le Christ. On s’arrête souvent au monologue de Lucky, mais c’est échapper à la dimension symbolique du personnage, bien plus révélatrice dans sa corporalité, plus proche de la représentation qu’en fait Maguy Marin dans May B, ou qu’un acteur de Butô portant les valises de Pozzo, et toute la tragédie de la condition humaine. » a - Création d’En attendant Godot au Théâtre Babylone, 1956. Mise en scène et jeu (Pozzo) Roger BLIN. b - Mise en scène Philippe Adrien. Théâtre de la tempête, Vladimir : Bruno Putzulu, Pozzo : Cyril Dubreuil, 1993 c - Mise en scène de Ron OJ Parson, avec des comédiens noirs-américains, Chicago, 2015 d - Mise en scène de Jean-Pierre Vincent (2015) e - Mise en scène de Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra, Marcel Bozonnet, avec Fargass Assandé : Estragon, Marcel Bozonnet (en alternance avec Lorenzo Malaguerra ): Pozzo, Michel Bohiri: Vladimir, Jean Lambert-wild : Lucky, 2015 f - Mise en scène de Laurent Fréchuret, Théâtre de l'incendie, 2015 VI - SITOGRAPHIE Quelques extraits de pièces de Beckett Not I : texte de Beckett, prononcé par…une bouche seule (10 minutes) https://www.youtube.com/watch?v=XNti7qCn-kg&feature=player_embedded Oh les beaux jours! Extrait avec Catherine Frot (2 minutes 06) ; Présentation et brèves interviews de Catherine Frot et de Marc Paquin (metteur en scène) https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=AHRdN3y5VA8 Extrait de Fin de partie avec D. Pinon et C. Berling (1'16) https://www.youtube.com/watch?v=_iYhi1UckdI En attendant Godot a - Captation de la pièce La pièce intégrale, avec Jean-François Balmer et Rufus, dirigée par Beckett lui-même Partie 1 : https://www.youtube.com/watch?v=dPuX_3LN1A8 (1 heure15) Partie 2 : https://www.youtube.com/watch?v=QEiwIaRdlWc (1 heure 05) Le film tiré de la pièce (1 heure 53) En anglais : https://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=Wifcyo64n-w Monologue de Lucky interprété par Roman Polanski et dirigé par Beckett (8'14) https://www.youtube.com/watch?v=vt6qVfSRkGY b - A propos de mises en scène Présentation au Journal télévisé (A2) de la mise en scène de Luc Bondy en 1999 (3'03), avec Gérard Desarthe (Lucky) http://www.ina.fr/video/CAB99038486 Présentation de la représentation au festival d'Avignon avec Michel Bouquet, Georges Wilson et Rufus, dans une mise en scène d'Otomar Krejca, 1979 (6'32) http://www.ina.fr/video/CAB7901097801 Présentation de la pièce lors du festival d'Avignon, mise en scène d'Alain Timar avec des comédiens africains (2'18) http://www.ina.fr/video/CAC95041312 Sur la mise en scène de Laurent Fréchuret Interview de Laurent Fréchuret sur En attendant Godot (2'48) https://www.youtube.com/watch?v=_yu5147JF4k Présentation plus courte de la pièce par L. Fréchuret (1'18) https://www.youtube.com/watch?v=gH2z8iqXufE Divers Un dossier pédagogique élaboré par le théâtre d'Antibes Anthéa contient des documents et textes très intéressants, et notamment un Abécédaire thématique et dramaturgique du théâtre de Beckett http://www.anthea-antibes.fr/pdf/dossier-pedagogique/2014-10-DP-95-en-attendantgodot.pdf
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lune se lève, au fond, monte dans le ciel,
s’immobilise, baignant la scène d’une
clarté argenté.» (Beckett, 1971: 76).