Bambi Blues Il plongea. Il percuta l`onde bleue dans un fracas de fin

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Bambi Blues Il plongea. Il percuta l`onde bleue dans un fracas de fin
Bambi Blues
Il plongea. Il percuta l’onde bleue dans un fracas de fin du monde quand l’eau claque le corps
pour le mieux submerger. Tel un cachet effervescent en dissolution instantanée, le chagrin comprimé
remonta en bulles bruyantes tandis que les tristesses contenues s’écoulaient enfin dans cette chaleur
liquide proche des larmes. Fi des bleus à l’âme où le corps fluidifié reconquiert la béatitude de la
flottaison originelle, enfin libéré de cette terre qui vous calcifie. Un crawl désespéré acheva d’épuiser
ses tourments. Ses pieds battaient l’eau frénétiquement et sa tête émergeait toujours du même côté
avec surgissement régulier d’une bouche grotesque de gargouille en manque d’air. D’ordinaire,
lorsqu’il noyait son chagrin dans une piscine, il visualisait, en nageant, les films où les héros se
baignent infiniment dans des bassins bleus chlorés. C’était une façon économique de s’offrir plusieurs
divertissements à la fois : une sorte de combiné ciné-piscine, avec un seul ticket, multipliant les
évasions. Ainsi retrouvait-il Juliette Binoche, l’héroïne du « Bleu » de Kieslowsky, faire son deuil en
longueurs de brasses et de planches silencieuses ; « La Piscine » de Jacques Deray où le couple DelonSchneider multiplie les poses lascives dans un bleu-soleil-cigale qui finit par virer au glauque ou
encore Ludivine Sagnier offrant voluptueusement l’ondulation de son corps de sirène aux regards bleugris de Charlotte Rampling dans la « Swimming pool » de François Ozon. Mort bleue !
Immersion dans le silence des profondeurs, remontée en surface dans le vacarme assourdi des
sons de piscine répercutés par les dalles et les baies embuées. Pourtant, ce jour-là, dans la surdité
aquatique, son cœur qui battait puissamment lui envoyait les basses et les percussions des chansons de
Mickaël Jackson. Des ondes étranges, venues d’on ne sait où, lui balançaient l’intro légendaire de Van
Halen dans « Beat It ». L’eau saturée de guitare électrique vibrait follement et il réalisa qu’il crawlait,
à son insu, au rythme de ce tube planétaire : « Beat It ! Beat It ! ». Il résolut aussitôt de s’en sortir par
une brasse mais aussitôt il brassa « Billy Jean ». Son corps entier ressemblait à une éponge gorgée des
chansons du roi de la pop qu’au moindre mouvement il exsudait. L’omniprésence médiatique de la
musique de « Wako Jacko » avait opéré en lui comme une sorte de transfusion : ses globules
chantaient Jackson, ses cellules en portaient les notes, les orchestrations, les bribes de texte : son foie
filtrait du « Bad » ; ses poumons inspiraient « Heal the world » ; son estomac broyait « black or
white ». C’était un empoisonnement musical définitif comme, pour tout un chacun, avec la marche
turque de Mozart, la neuvième de Beethoven ou l’album rouge des Beatles. Il semblait condamné,
comme Sisyphe, à rouler « Rock with you » jusqu’à la fin des temps pour avoir osé fredonner les
mélodies d’un mortel aspirant à se hisser au rang des dieux.
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Il avait appris la mort de l’idole la veille, comme des millions de gens. Abasourdis. Meurtris.
Lui, se trouvait au volant de sa voiture, coincé dans un embouteillage sur le port de la Joliette à
Marseille. Entre deux passages en première pour progresser de vingt mètres, il observait à loisir le
Daniele Casanova en partance vers la Corse tandis qu’à quai, une longue file de voitures aux galeries
encombrées d’objets hétéroclites se préparaient à franchir la méditerranée pour retrouver les leurs. Et
puis, d’un coup, dans ce va et vient rassurant sur la Grande Bleue, ce mouvement pendulaire du
voyage de la vie avec ses appels au large, la voix d’un journaliste à la radio envoie l’irrémédiable. La
mer se fige alors en un bleu d’encre, les flux s’arrêtent, le monde stoppe un instant préludant la vague.
Elle ne tarde pas, quelques secondes encore et le raz de marée engloutit tout sur son passage dans les
flots du blues, ou plutôt du rock, ou de la soul, on ne sait plus. D’aucuns ont prétendu que la mort de
Mickaël Jackson avait été « le 11 septembre de la musique pop » mais ce serait plutôt un tsunami
musical : un chanteur charismatique envoie, par sa mort, un déluge biblique lui permettant d’entrer
dans la légende. « Beat It, beat It » : par quels moyens quand le cœur s’arrête de battre, justement,
quand la pulsation intérieure s’éteint ? Il n’avait plus rien entendu, ni les pleurs des fans, ni Kenny
Ortega préparant son film « This is it », ni les chansons diffusées en boucle, ni les hommages
hypocrites ou sordides des proches et des moins proches dont certains avaient passé leur temps à
transformer en enfer la vie de l’homme qu’ils regrettaient bruyamment.
Rentré chez lui, rue Sylvabelle, il ne résista pas à la fascination de la télévision, grande
prêtresse des oraisons et shows mortuaires. Toutes les chaînes faisaient leur une du décès de la star
avec overdose d’images : le petit Mickaël si attendrissant avec son « big nose » et sa superbe voix
d’enfant, les concerts mégalomanes avec luxe de costumes et avalanche d’effets spéciaux, les clips à la
créativité provocante, des photos, des bouts d’interview. Et puis, une ambulance, la façade d’un
hôpital, le désespoir des proches. Des fans étaient interviewés également. Les plus allumés ne
croyaient pas une minute à la mort de Mickaël Jackson : carrément foutaise ! Encore un coup monté
par le producteur Sony pour palper du pognon ; ou alors, une volonté bien compréhensible de
« Bambi » de se volatiliser pour échapper définitivement aux pressions et aux diffamations de cette
presse-people, tant de fois épinglée dans ses chansons, en vain. « Leave me alone ! » leur chantait
l’artiste en s’ingéniant, dans un même temps, à les attirer : jeu mortel qu’il avait probablement fini par
perdre.
Il coupa la télé. Il en avait assez entendu. Il accorda sa Takamine et joua « Billy Jean »
dans une version blues récemment travaillée avec ses acolytes. Laissant peu à peu évoluer l’inspiration
vers quelques ballades des Beatles, il improvisa sur la « gamme blues », cette gamme pentatonique
mineure avec sa quinte diminuée : la fameuse note bleue. Cela finissait toujours par le morceau « Roll
over Beethoven » de Chuck Berry dans la version Beatles avec Lennon à la guitare (Mac Cartney à la
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basse). La fin de ce blues d’anthologie sonnait l’heure de la prière. Posant sa guitare sur le canapé, il
attrapa une statuette de la vierge qu’il avait dérobée sans honte dans la niche d’angle d’un immeuble
du Panier. C’était une figurine de plâtre très kitsch dont la peinture avait beaucoup pâli : les prunelles
de la madone semblaient délavées par une pluie de larmes, la robe rouge avait viré au rose tendre
tandis que son manteau, jadis bleu nuit, s’était retourné du côté de l’azur. Glissant ses doigts à
l’intérieur de la statuette, il en sortit une enveloppe pliée en quatre. Les vrais toxicos affectionnaient ce
genre de planque pour l’héroïne ou la coke mais lui ne mangeait pas de ce pain là. Il se contentait de
fleurs et de feuilles séchées de chanvre, c'est-à-dire de cannabis, qui ressemblaient à des feuilles de thé
vert et qu’il se roulait avec du tabac. Un bâton d’encens, en somme, dont il aspirait goulûment les
volutes en les accompagnant d’un verre de gin Saphire et de la voix bluesy, chaude et planante de
Madeleine Peyroux. Ces trois composants réunis le transportaient illico au fin fond d’une boîte de jazz
new-yorkaise.
« There’s perfume burning in the air
Bits of beauty everywhere…”
La guitare “Martin” égrenait ses sonorités élégiaques depuis les enceintes sur lesquelles
s’amoncelait un fouillis de paperasses. Sur le dessus, une enveloppe en papier kraft qui contenait son
contrat de travail pour le centre culturel de St Henri dans le 16ème arrondissement, sembla émettre de
légers froissements, comme les froissements de son propre cœur ému : « This is it ! ». Il ne serait plus
l’intermittent du spectacle qu’il avait toujours été, adieu l’artiste réussi-raté vivotant de notes
infortunes. Il allait devenir, avant tout, un professeur, avec un vrai salaire régulier, pour un travail
diurne, à heures fixes. Il enseignerait la gratte à tous ces marmousets qui rêvaient de devenir René
Bartoli, Django Reinhardt ou Eddy Van Halen. Il se reverrait à travers leur fougue, leurs illusions
désespérées rivées aux cordes. Lui aussi y avait cru, lui aussi s’était coiffé à la John Lennon de l’album
bleu, lui aussi avait été un maigroulet en jean étroit qui taquinait la pédale d’ampli pour le solo qui tue.
N’avait-il pas connu l’euphorie des scènes dont l’addiction reste la pire de toutes, la seule qu’on ne
puisse remplacer ?
« But I’m all right, I’m all right, I’v been lonely before” chantait toujours Madeleine dans son
verre de gin comme dans les verres à liqueur coquins des restaurants asiatiques au fond desquels
surgissent des femmes dévêtues dans des poses suggestives. Si seulement le diable pouvait lui
apparaître comme il avait daigné le faire pour Faust, armé d’un solide contrat : six mois de tournée
internationale avec Madeleine Peyroux contre le reste de sa vie. Il n’eût pas hésité une seule seconde.
Mais il se faisait tard, le diable devait traîner à Bercy ou au Zénith dans le sillage de quelque grosse
pointure. Les temps s’avéraient prospères, le démon n’avait cure des artistes ratés, des maudits sans
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scène ni notoriété. Quant au bon dieu, il devait à présent réaliser son rêve de toujours : se faire
enseigner le « Moonwalk » par Mickaël en personne.
Trop tard. Décidément. Un fond de gin dans le verre, la bouteille de Saphire vide et le C.D qui
repartait :
« There’s perfume burning in the air
Bits of beauty everywhere
Blue alert! Blue alert…”
Sur l’étagère de la salle de bain, le contenu du tube turquoise de Domorphol lui offrirait
l’occasion de déguster ses dernières gorgées avant de se laisser sombrer dans de douces vagues de
quintes diminuées, l’infini fabuleux des notes bleues…
Ses muscles réclamèrent un temps d’arrêt. Il s’agrippa à la barre du plongeoir numéro trois
pour reprendre son souffle. Dans les couloirs voisins, marqués par des chaînes de flotteurs rouges, les
autres nageurs semblaient poursuivre inlassablement leurs longueurs ou langueurs à la queue leu leu :
braves petits soldats aquatiques, si disciplinés dans l’effort. Mais quels secrets cherchaient-ils à
diluer ? Quels chagrins s’acharnaient-ils ainsi à expier dans l’écume ? L’un d’eux sortit pourtant de
l’eau en prenant appui sur le bord et en faisant une traction avec les bras. Il l’observa. L’homme portait
le même maillot bleu marine que lui et le même bonnet noir sur la tête. Un nageur parmi tant
d’autres…Et pourtant, avec ses petites lunettes de natation ridiculement ventousées à ses yeux, il
présentait une ressemblance troublante avec John Lennon : la même mâchoire carrée, la bouche fine, la
carrure, l’allure, même en maillot de bain et, par-dessus tout, ce regard incertain des myopes dont la
faible acuité semble compensée par une sorte de clairvoyance intérieure qui leur confère cet air un peu
illuminé. Lennon, ou plutôt le nageur qui ressemblait à Lennon, prit la direction de la pataugeoire ou
des toilettes à l’autre bout de la piscine. Cette apparition l’amusa et le divertit un instant de ses
obsessions. Son « Mickaël blues » la mit en sourdine et il eut envie d’observer de plus près cette
ressemblance peu banale. Ce n’est pas tous les jours que l’on croise à la piscine le sosie d’un Beatles !
Certains sont même prêts à payer cher pour cela ! La curiosité le poussa donc à s’extirper de l’eau à
son tour. Il s’efforça de ne pas gêner la kyrielle de nageurs en maillot bleu marine et bonnet noir alors
qu’il traversait une partie de la piscine en largeur. Il reçut le coup de palme d’un crawleur zélé, le
regard noir embué d’une acharnée du dos crawlé mais parvint à gagner l’échelle pour s’extraire du
Léthé.
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Jambes un peu flageolantes d’avoir retrouvé la verticalité pesante, plantes des pieds
chatouillées par le relief des petits carreaux au sol, il suivit la direction de l’étrange « Nowhere man »
et finit par l’apercevoir à l’espace douche, dans un recoin, à gauche de la pataugeoire. Il avait retiré ses
lunettes mais conservé leurs marques autour des yeux comme des tatouages définitifs de bésicles
grotesques. A ses côtés, les trois autres douches étaient occupées par une blonde de soixante ans, c'està-dire une blanche colorée, un quadragénaire sémillant et un grand black musclé plutôt jeune,
s’aspergeant à qui mieux mieux. Tous portaient l’éternel maillot bleu marine, à deux pièces pour la
femme, comme s’il s’était agi d’un uniforme.
« C’est vraiment incroyable ce que vous ressemblez à John Lennon ! On a déjà dû vous le dire, non ? »
Osa-t’il.
L’interpellé le toisa, incrédule :
« Ca fait longtemps qu’on ne me l’avait pas faite celle-là ! Toi, t’es nouveau par ici ! »
Tous, sous leur douche, se mirent à ricaner, leurs corps gesticulant sous les jets de vapeur d’eau
comme dans la « Danse macabre » d’Holbeïn, si bien qu’un instant, il eut la vision atroce,
insoutenable, des douches mortifères de l’Histoire. Il dut parler pour se ressaisir :
« Je voulais juste vous dire qu’une telle ressemblance est franchement fascinante. J’ai un ami qui
gagne sa vie en faisant le sosie de Johnny, ça paye. »
Le simili Lennon rétorqua :
« Le problème c’est que je ne suis pas la copie mais l’original, tête de nœud ! »
_ Ah ! La bonne blague ! Je suis peut-être une tête de nœud mais l’hosto psy pour les givrés c’est par
là ! Enfin, faudrait quand même parler un peu anglais pour que ce soit plus crédible. Vous vous
rappelez quand même que Lennon était anglais, non ? »
_ Mais qu’est-ce qui m’a foutu un connard pareil ! Nous parlons tous la même langue ici, t’as pas
encore remarqué ? Bon, écoute maintenant, le mec qui m’a buté a prétendu qu’il voulait se « libérer de
moi », moi, c’est de toi que je veux être libéré, alors, dégage, trou duc ! »
Le soi-disant Beatles mima un pistolet avec sa main droite et feignit de lui tirer dessus en
émettant des « Pan pan ! Pan pan ! » puérils. Cela lui passa définitivement l’envie de prendre une
douche en compagnie de ces morts-vivants et encore moins de causer à ce type qui avait visiblement
perdu l’esprit. Quelle drôle d’aventure ! Il s’éloigna.
Il croisa des gens qui discutaient au bord des bassins. Certains d’entre eux lui semblèrent
familiers par leur silhouette, un trait de leur visage, le son pourtant assourdi de leur voix. Une étrange
sensation l’avait envahi peu à peu…Il essaya de se concentrer sur sa pulsation intérieure qu’il
n’arrivait plus à percevoir…
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A la pataugeoire, des enfants s’agitaient. Eux aussi portaient ce maillot de bain bleu marine
mais la plupart n’arborait ni bonnet ni lunettes. Un blondinet assez maigre, pâle, d’environ huit ans
s’en donnait à cœur joie avec un ballon jaune. C’était probablement un casse-cou car il avait un œil au
beurre noir impressionnant, mêlant le bleu violacé au jaunâtre. La vue de cette auréole oculaire lui
évoqua aussitôt une très belle photo de Mickaël Jackson où la star porte un maquillage circulaire bleu
pailleté autour de l’un de ses yeux. Il se souvenait bien de ce cliché sur lequel le chanteur avait l’air
d’un joli clown triste et sophistiqué. En le contemplant, il s’était dit qu’il révélait le personnage à
merveille : un bel artiste talentueux à strass et à paillettes, meurtri par les bleus à l’âme, lesquels
finissaient par percer désespérément sur sa peau comme les stigmates de la condition qu’il s’était
forgée. Ah ! Cet œil bleui du dandy-danseur blessé, le cerne de nuit de l’étoile perdue…
Il s’était approché des vitres censées ouvrir sur l’extérieur mais la buée accumulée
obstruait toute visibilité. On n’aurait su dire s’il faisait jour, nuit, soleil ou grisaille : la vapeur d’eau
faisait écran, cloisonnant les mondes. Il n’y avait plus qu’à retourner nager avec les autres, dans le
grand bassin chaud.
C’est alors qu’il perçut une effervescence particulière derrière lui : des éclats d’eau et de voix
lui parvenaient avec cette résonance sourde et démultipliée, caractéristique des ambiances de piscines
couvertes : « Bambi ! Bambi ! » Criaient des enfants. Il se retourna. Au milieu des éclaboussures
joyeuses de la pataugeoire, à dix mètres de lui à peine, il vit, tout à fait distinctement … Mickaël
Jackson, the king of pop, himself. C’était bien lui, avec son terrifiant petit nez en trompette comme
redessiné par les studios Walt Disney ; ses cheveux noirs sortis tout droits d’un manga japonais, sa
fossette de chirurgie, son maquillage permanent et son corps gracile d’éternel adolescent. Il portait,
pour une fois, le même maillot bleu marine que tout le monde et n’était pas en reste côté gamineries :
riant, s’amusant, éclaboussant les autres enfants de la pataugeoire au point qu’il était étonnant
qu’aucun maître nageur ne fût intervenu pour mettre le holà. Mais peut-on gourmander Mickaël
Jackson ?
Fasciné, il observait cette scène incroyable : l’artiste facétieux entouré d’enfants turbulents,
chahutant à qui mieux -mieux dans ce Neverland aquatique. Plus que jamais, tout son corps chantait en
ondes harmonieuses. Il n’était désormais que son, musique, âme en vibration … Il allait s’approcher de
cet être rayonnant, descendre vers lui dans l’eau bleue aux notes sacrées pour recevoir l’autre baptême.
Isabelle COMBELLES
Prix spécial Agglopole Provence
Concours de nouvelles 2011
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Œuvre certifiée originale, personnelle et inédite
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