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INTERVIEW INTIME JEAN TROILLET Il y a trente ans, il réalisait, avec son ami Erhard Loretan, le record de vitesse d’ascension de la face nord de l’Everest. Un film et un livre retracent le parcours de l’alpiniste valaisan de 68 ans. Photos JULIE DE TRIBOLET - Texte AURÉLIE JAQUET «Devenir père a été un moment bien plus fort que gravir l’Everest» Vous êtes au cœur d’un documentaire et d’un livre, qui sortiront tous les deux au mois de mai. Est-ce important pour vous de laisser une trace? Ce n’est pas la question de laisser une trace mais plutôt l’envie de partager. J’ai eu une existence trop belle pour la cacher: les meilleurs parents du monde, quatre frères extraordinaires, une liberté immense jusqu’à 50 ans. Jusqu’à 50 ans? Oui, jusqu’à ma rencontre avec Mireille, mon épouse. Avant elle, j’étais convaincu que je resterais célibataire jusqu’à la fin de ma vie. Aujourd’hui encore je ne comprends toujours pas ce qui m’est arrivé (il sourit). Parce que vous pensiez ne jamais vous fixer? Non, c’était même inimaginable. Je n’avais jamais laissé une femme s’accrocher à moi. Et puis à 47 ans j’ai rencontré Mireille, au camp de base de l’Everest. Elle avait 28 ans et accompagnait sa sœur, Sylvie, qui était l’amie d’Erhard Loretan. Moi, je partais avec lui pour une expédition au sommet du Lhotse, à 8500 mètres. Je l’avais déjà rencontrée une fois aupara- 52L’ILLUSTRÉ 13/16 vant, mais ce jour-là on a sympathisé. Puis on s’est revus au retour. Je lui ai fait passer des tests: le col nord de l’Everest, à 7000 mètres, une plongée sous-marine dans le détroit d’Ormuz, au sultanat d’Oman, une virée sur le trimaran de Laurent Bourgnon. Et ensuite seulement j’ai dit oui. On s’est mariés en cachette au Québec le 2 juillet 1998. Il n’y avait que nous et nos deux témoins, Laurent Bourgnon et Reymond, un ami québécois. Pourquoi vous êtes-vous mariés en cachette? Parce que avec Mireille nous ne souhaitions pas de mariage en grande pompe, avec la robe blanche et tout le reste. A notre retour, je suis allé voir mon beaupère et je lui ai dit: «Je n’ai pas besoin de te demander la main de ta fille, je l’ai déjà prise!» Il ne m’a d’abord pas cru. Quand je lui ai sorti le document du mariage, il est descendu à la cave et en est remonté avec des bouteilles. On a fêté l’événement comme ça. Puis j’ai présenté sa nouvelle belle-fille à ma mère. Venant de moi, elle n’était pas étonnée. Notre fille Justine est née deux ans plus tard, suivie des jumeaux, Alice et Jules. Qu’est-ce que la paternité a changé en vous? Mes enfants m’ont calmé. Je suis moins extrême, plus posé. Après mon AVC en 2011, j’avais vraiment mauvaise mine, d’autant que j’avais aussi perdu douze kilos à cause d’une bactérie. J’étais dans mon lit en bas, à la maison. Mes enfants sont venus me dire qu’ils avaient eu très peur et m’ont demandé de ne plus monter à 8000 mètres. J’ai respecté ça. Aujourd’hui, je ne fais plus qu’une expédition par année. Quel papa êtes-vous? Un papa proche et très investi. J’adore emmener mes enfants (ndlr: Justine, 15 ans, et les jumeaux Alice et Jules, 11 ans) faire du camping, des randonnées, découvrir des pays. Je leur parle beaucoup, ils me demandent souvent de leur raconter les bêtises que je faisais enfant. Je n’oublierai jamais cet instant où je suis devenu père, lorsque Justine est née. C’était impressionnant. Bien plus fort et émouvant que l’Everest, l’Atlantique et tout ce que j’avais pu vivre jusque-là. Les jumeaux sont nés par césarienne. J’ai eu le privilège énorme de m’occuper d’eux pendant que Mireille se faisait recoudre. C’était un moment magique. ▷ L’ILLUSTRÉ 13/16 53 INTERVIEW INTIME JEAN TROILLET «Fidèle, tenace, téméraire, optimiste» Vous avez dit un jour que, enfant, vous ne parliez pas beaucoup. Qu’est-ce qui vous a fait changer? Mes dix ans passés au Canada comme guide de ski héliporté. Beaucoup de mes clients étaient Américains, et ce sont des gens qui n’arrêtent pas de poser des questions. Ce n’était pas tous les jours facile, surtout que la plupart n’étaient pas des montagnards et savaient à peine skier. Quels liens avez-vous gardé avec le Canada? C’est ma deuxième patrie, j’y vais très souvent. J’ai d’ailleurs la nationalité canadienne, et mes enfants aussi. L’année prochaine, j’aimerais leur faire découvrir l’ouest. Partir de Calgary et tracer la route en camping-car. C’est un pays de rêve, où je ressens un sentiment d’immense liberté. J’aime bien les gens du Nord, je les trouve plus chaleureux. Ils parlent peu mais ont le regard franc. La mort, est-ce quelque chose auquel on pense davantage lorsqu’on est alpiniste? Oui, certainement. J’ai perdu beaucoup d’amis dans l’Himalaya. C’est fort, c’est prenant. Mais ça fait partie du jeu. Ça fait partie de la vie. Le décès d’Erhard Loretan a été très dur. J’étais choqué. C’était un ami discret, on ne s’appelait pas pour parler de la pluie et du beau temps, mais on a partagé énormément d’aventures ensemble. Je suis un rescapé, le seul alpiniste à être encore vivant après trente ans de tentatives d’ascension dans l’Himalaya. Je suis né sous une bonne étoile. Vous avez une façon de raconter vos mésaventures avec une sérénité rare. Comme si la peur ne faisait pas partie de votre répertoire. Y a-t-il des choses qui vous effraient dans la vie? Oui, j’ai peur qu’il arrive quelque chose à mes enfants dans ce monde un peu fou. Je ne ressens jamais de crainte pour moi mais pour ceux que j’aime. Ce sont les humains qui me font peur. Je suis triste de ne plus pouvoir retourner dans des pays que j’ai tellement aimés, comme le Pakistan. Vous sentez-vous à l’aise en ville? J’aime y aller deux ou trois jours, mais j’ai tout de suite envie d’en repartir. Quand je vais à Paris, j’adore me rendre deux heures avant le départ de mon train à la gare de Lyon, prendre un café et observer cette faune humaine, tous ces gens qui se croisent. ▷ PHOTO : JULIE DE TRIBOLET Qui êtes-vous, en 4 mots? Et vous, étiez-vous proche de vos parents? Oui, énormément. Ma mère est décédée à l’âge de 95 ans. C’était une femme incroyable. J’ai d’ailleurs vécu avec elle jusqu’à ma rencontre avec Mireille. Mon père est parti plus tôt. C’est lui qui m’a fait découvrir la montagne et la nature. Il était chasseur et chef de la colonne de secours. J’ai eu une enfance très heureuse. Je suis l’avant-dernier d’une fratrie de cinq garçons. A la maison, il y avait de l’ambiance. On se chamaillait beaucoup les cinq, mais en dehors on était très unis. Il ne fallait pas toucher à l’un d’entre nous, on se protégeait. Aujourd’hui encore, on a conservé un lien très fort, même s’il peut se passer de longues périodes sans qu’on se voie. Mais, une fois par année, on se fait une soirée dans le chalet de l’un de mes frères et on boit des coups toute la nuit. INTERVIEW INTIME JEAN TROILLET Quatre photos de son portable 1 2 3 Et vous, comment pensez-vous que les gens vous perçoivent? Je n’en sais rien. Peut-être comme un type qui a la tête dure. Mais il en fallait pour survivre à ce que j’ai fait. Ce n’est même pas une petite fierté? Non, sincèrement. Ça n’a jamais été mon truc. Erhard non plus. On a toujours été contre cette compétition, cette course aux quatorze 8000 mètres. L’alpiniste suisse Ueli Steck disait qu’il faut une grande part d’égoïsme pour vivre pleinement la passion de la montagne. Etes-vous d’accord avec lui? Oui. Après, il faudrait définir ce qu’est l’égoïsme. Est-ce garder les choses pour soi ou vivre sa passion à fond? Les moments exceptionnels que j’ai vécus ont presque tous eu lieu là-haut. Mais au prix de beaucoup d’angoisses pour mes proches, c’est sûr. Je me souviens encore du soulagement de maman à mon retour de l’Everest, en 1986. Elle m’a dit: «Bon, Jean, maintenant, tu peux t’arrêter. Tu ne peux de toute façon pas aller plus haut!» Je lui ai répondu que j’avais déjà prévu de repartir pour gravir le K2. Ce jour-là, elle a compris que je ne m’arrêterais jamais. Je sais que chacune de mes expéditions était très difficile pour elle. Et, pour tout vous dire, je préférerais que mes enfants ne montent jamais à 8000 mètres. Je serais encore plus angoissé que ma mère, car je connais trop les risques du métier. Vous avez dit un jour que la montagne vous avait sorti des moments durs de la vie. Quelle a été votre grande souffrance? La mort de mon père. Perdre son papa, c’est dur. C’était la personne la plus proche de moi, quelqu’un de magnifique. Il tenait une épicerie et une quincaillerie à Orsières, je lui donnais des coups de main. J’ai énormément de souvenirs avec lui. Parmi vos records, il y a celui, toujours imbattu, de l’ascension la plus rapide de la face nord de l’Everest avec Erhard Loretan, réalisée en 1986 (quarante-trois heures aller et retour). Les records, c’est important? C’est une forme de reconnaissance qui compte? Non, pas du tout. 56L’ILLUSTRÉ 13/16 Quel élève étiez-vous? Pas très assidu. L’école n’a pas été un cadeau. J’avais un professeur terrible qui nous faisait vraiment souffrir. Il humiliait et tabassait les élèves. C’était une autre époque. J’ai toujours été plus manuel que scolaire. A la fin de l’école, j’ai fait un apprentissage de monteur en chauffage et de plombier. Ça m’a été utile pour refaire le chalet où l’on vit aujourd’hui. Etes-vous croyant? Je suis croyant mais pas religieux. Ma mère était très pratiquante. Avec mes frères, on a toujours respecté ça. On allait à l’église pour lui faire plaisir. J’ai lu la Bible dans son intégralité, je m’y suis intéressé. Je ne suis pas dogmatique, le catholicisme m’a beaucoup déçu. Mais je crois à quelque chose qui nous dépasse. Avec Erhard, on sentait une présence à l’Everest. C’est inexplicable. 4 Arrive-t-on à retrouver la même intensité en bas après avoir vécu des émotions aussi fortes là-haut? Oui, mais seulement depuis que j’ai une famille. Quand je retrouve mes enfants après une expédition, c’est extraordinaire. Je ne les lâche pas pendant deux jours. Le plus dur est surtout le retour en Suisse. Je suis à chaque fois frappé par l’opulence qui règne ici. Dans l’Himalaya, il m’est arrivé de donner de la nourriture à des enfants et de me demander, dans l’avion du retour, s’ils avaient réussi à manger le lendemain. Alors, lorsque j’atterris à Genève et que je vois toutes ces mines tristes sur ces gens qui ont tout, ça me sidère. On imagine que les émotions ressenties là-haut sont aussi difficiles à partager… Oui, mais c’est surtout le retour à la réalité qui est difficile. En haut, on vit l’essentiel. Plus rien d’autre ne compte. Gravir l’Everest change un homme. Certaines personnes disent que les yeux de ceux qui sont montés là-haut ont une brillance particulière. Le film Jean Troillet, toujours aventurier, réalisé par Sébastien Devrient et produit par Carole Dechantre, sortira le 12 mai au cinéma (dates et lieux des projections: www.vertigesprod.ch). Le livre Jean Troillet, une vie à 8000 mètres, de Pierre-Dominique Chardonnens et Charlie Buffet, aux Editions Guérin, paraîtra en mai. PHOTOS: DR 1. Sortie de ski à La Dotse, val Ferret. 2. Le balcon de son chalet familial, à La Fouly. 3. Jean Troillet accompagné de son épouse, Mireille, de leur fille Justine et de ses deux belles-sœurs, au sommet du Breithorn. 4. Son fils Jules, sacré champion valaisan de tir.
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