« CETTE EXÉCUTION MÉMORABLE » : LES REPRÉSENTATIONS

Transcription

« CETTE EXÉCUTION MÉMORABLE » : LES REPRÉSENTATIONS
« CETTE EXÉCUTION MÉMORABLE » : LES
REPRÉSENTATIONS VISUELLES DE L’EXÉCUTION DE
CHARLES Ier
DE MILTON À LA GLORIEUSE RÉVOLUTION
Anne-Laure de MEYER
ENS-LSH
Le récit de l'exécution de Charles Ier, relaté par les chroniqueurs officiels
Gilbert Mabbott et Walker et repris par des historiens du XXe siècle, est parcouru
de symboles christiques, de signes mystiques et de légendes, sans doute largement
dus à la mise en scène de soi dont le roi fit preuve lors de ses derniers jours et qui
fut fidèlement relayé par ses partisans1. Ainsi, nous rappelle-t-on dans ces récits, le
roi brillait par son courage et sa sérénité quand il revêtit deux chemises en cette
froide journée du 30 janvier 1649 afin que l'on ne crût pas qu'il tremblait de crainte.
Sa croyance mystique lui fit apporter un soin tout particulier à sa tenue car c'était le
jour de son « second mariage ». Il fut frappé d'entendre l'évangile du jour qui
portait sur la crucifixion du Christ et y vit un signe providentiel. Il mangea du pain
et but du vin peu avant d'être conduit à l'échafaud. Lors de son dernier discours, à
l'instar du Crucifié, il pria pour que ses bourreaux soient pardonnés. Charles Ier est
ainsi présenté comme un second Christ, un martyr constant, placide et ferme face à
l'épreuve de la mort. Le récit des derniers moments mêle histoire et mythe, deux
faces d'une réalité qui contribua fortement à figer la légende de martyr royal et
donna naissance à un culte qui ne perdit sa vitalité qu'à la fin du XIXe siècle2.
La même lecture semble avoir été faite des images représentant l'exécution
de Charles Ier. Si aucune étude systématique de cette iconographie n'a encore été
publiée, certains spécialistes du XVIIe siècle y font tout de même référence ; l'une
note qu'il n'y a aucune image anglaise de l'exécution avant la Restauration, un autre
que le roi n'est jamais représenté divisé sur le plan physique, et une troisième
1
Voir C.V. Wedgwood, A Coffin for King Charles, the Trial and Execution of Charles I (1964),
Pleasantville, The Akadine Press, 2001, p.188.
2
Voir Andrew Lacey, The Cult of King Charles the Martyr, Woodbridge, The Boydell Press, 2003,
p.236-251.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation.
118
Anne-Laure de Meyer
s'étonne qu'il ne soit pas représenté souffrant3. Jusqu'à présent, les images de
l'événement étaient perçues comme subordonnées à la légende du martyr royal,
toujours respectueuses du corps du roi et de son unité. On a même imaginé que
l'Angleterre se refusait à représenter l'infâme événement. Milton lui-même s'en prit
à l'imagerie développée par le culte du roi martyr et la fustigea dans son célèbre
Eikonoklastes. Or, si beaucoup d'images du roi défunt arborent un réel parti pris
royaliste, toutes ne suivent pas cet usage. La présente étude vise à analyser les
partis pris des images de l'exécution de 1649 jusqu'à la Glorieuse Révolution. Les
images de l'exécution sont-elles une composante de la légende qui entoure le
défunt roi ou au contraire ont-elles une existence séparée qui communique une
interprétation différente de l'événement ?
Figure 1 : The Princely Pellican, Londres, 1649
3
Voir Jane Roberts, The King's Head, London, The Royal Collection, 1999, p.22: « No such records
were published in London, and none appears to have been made there; until the Restoration views of
the King's execution were engraved, printed and published on the Continent ». Voir aussi Kevin
Sharpe, “The Royal Image: An Afterword”, in Thomas N. Corns (ed.), The Royal Image:
Representations of Charles I, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p.294, p.306 et Laura
Lunger Knoppers, Historicizing Milton: Spectacle, Power and Poetry in Restoration England,
Athens, University of Georgia Press, 1994, 19-20.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
119
« ‘Cette exécution mémorable’… »
Une royauté christique
La représentation d'un roi déchu et privé de sa tête ne va pas sans poser de
problèmes aux royalistes qui
s'empressent d'user de symboles et
de raccourcis significatifs pour dire
l'événement traumatisant du 30
janvier 1649. Ainsi, bon nombre
des
publications
royalistes
n'offraient
pas
d'image
de
l'exécution proprement dite, mais
l'évoquaient par le moyen de
symboles aisément accessibles.
Ainsi, le pamphlet anonyme
intitulé « the Princely Pellican »
(fig. 1) montre-t-il un pélican qui,
toutes ailes déployées, se donne à
ses
avides
petits.
Signe
éminemment christique, le pélican
s'offre en nourriture sur un
piédestal qui s'apparente fort à un
autel. Autour du nid, couronne,
sceptre et ruban de Saint Georges
Figure 2 : An Elogie and Epitaph,
gisent, reliques abandonnées d'un
[Londres?], 1649
passé glorieux. En ronde-bosse sur
l'autel de pierre est sculpté un ange placide qui témoigne peut-être de la paix avec
laquelle la mort humiliante de Charles Ier est perçue par ceux qui soutenaient ses
prérogatives. Les mots du pélican, « Quois pario, pareo » reflètent idéalement la
situation du roi grâce au jeu de mots sur pario et pareo qui signifient engendrer,
donner la vie et obéir, être soumis. Le pronom relatif quois correspondrait au latin
classique quibus, ce qui permet de traduire par « j'obéis à ceux que j'engendre » ou
« je me soumets à ceux à qui je donne la vie ». Le pélican dit ainsi à la fois sa
suprématie paternelle et son humilité christique ; il se présente comme la victime
d'un parricide, offense à laquelle le régicide est souvent comparé, comme c’est le
cas chez Saumaise. Il est probant ici que le roi ne soit pas représenté avec son corps
humain mais par le biais d'un symbole de sa royauté mystique. Le pélican marque
le caractère spirituel du roi qui, rendu comparable au Christ par son onction,
s'abaisse jusqu'à la mort pour ses sujets. La symbolique évidente de l'image permet
de dépasser l'échec de l'exécution de Charles Ier et de lire l'événement selon des
lignes sanctifiantes.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
120
Anne-Laure de Meyer
Dans la même veine, de nombreuses publications royalistes illustrèrent la
mort du roi au travers de symboles qui, en d'artistiques circonvolutions,
permettaient de dire tout le sacrilège de la mort du roi tout en occultant l'infamie de
sa fin. Ainsi, An Elogie and Epitaph (fig. 2) montre le roi allongé sur son lit de
mort, la main tendue vers le Golgotha où rayonne la croix du Christ. C'est
précisément ce geste qui inscrit le roi entre la vie et la mort et donne l'impression
qu'il se meurt non sur un échafaud mais dans un lit. Il est paré de tous les attributs
de la royauté et enveloppé d'un manteau d'hermine. Seul signe de sa mort violente,
la couronne est représentée à l'envers, indiquant là la souveraineté renversée.
Cependant, le roi esquisse un geste vers la croix sur le monticule, surplombée de la
couronne glorieuse portée par des angelots et mise en valeur par l'arche qui
rappelle les arcs de triomphe romains. Le point de fuite ainsi créé fait de la
couronne céleste le pendant ou le double inversé de la croix terrestre. La croix est
représentée sans corps souffrant, évoquant ainsi à la fois le retour glorieux du
Christ après sa victoire sur la mort et établissant un parallèle entre le corps du roi et
la croix du Christ. Enfin, le rideau en haut à droite de l'image place le lecteur en
position de spectateur : il assiste à la mort royale et à la résurrection glorieuse de
Charles Ier et participe implicitement à
sa divinisation en étant témoin de sa
sainteté.
Figure 3 : Tiré de John Quarles, Regale
Lectum Miseriae, [Londres], 1649
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
Un autre auteur, John Quarles,
fit illustrer son ouvrage d'une gravure
qui présente non pas un roi accédant à
la gloire divine mais souffrant une
agonie semblable à celle de
Gethsemanie. On retrouve ici encore
les deux couronnes ainsi que le
rideau : nous sommes bien dans une
variation de l'image précédente. Le
roi, bien qu'allongé, est représenté
presque à la verticale, dans un entredeux qui permet de dire à la fois sa
mort proche et sa capacité à tendre
toujours vers le ciel. Les épines qui
enserrent sa couronne terrestre et
semblent menacer le roi par leur
prolifération rappellent la couronne
d'épines du Christ, signe d'humiliation
et de souffrance. Des deux
compagnons du roi, l'un est voilée :
sans doute s'agit-il de la reine
Henriette-Marie en habit de deuil,
figurant les femmes de Jérusalem au
121
« ‘Cette exécution mémorable’… »
pied de la croix. La scène rappelait très certainement au public du XVIIe siècle
l'agonie de Jésus sur le Mont des Oliviers avec ses disciples qui veillent et la
crucifixion. Fatiguée, la tête du roi repose sur sa main, signe discret de la
décollation où tout contrôle sur la tête est perdu, tant pour le sujet que pour le
bourreau4. Ainsi, l'iconographie religieuse est employée au service de la
justification religieuse du martyre de Charles Ier. Immédiatement après l'exécution
de Charles Ier se développa le culte du martyr royal. Il fut inscrit à la Restauration
dans le Livre des Prières Publiques et un jour de jeûne et de commémoration fut
alors fixé pour le 30 janvier. Une des composantes majeures de ce culte est la
proximité entre Charles Ier dans ses derniers moments, depuis son injuste procès
jusqu'à sa mise à mort
infamante, avec le Christ5. De
nombreuses images et élégies
se font les relais de cette
pensée6.
D'autres
images
mettent davantage l'accent sur
la
continuité
dynastique,
taisant ainsi avantageusement
l'épisode cromwellien. Ainsi,
la gravure de The Kingly
Myrrour représente les adieux
de Charles Ier à son fils. Plutôt
que de représenter le roi
mourant ou souffrant, le
Figure 4 : Frontispice anonyme de The Kingly
graveur choisit de le montrer
Myrrour, Londres, 1649
transmettant ses mémoires et
conseils à son fils. Charles Ier
porte dans la main droite le crâne qui préfigure sa mort prochaine. Il porte sur sa
tête une grande couronne dont un modèle plus petit flotte au-dessus de la tête du
jeune prince héritier, futur Charles II. Cette dernière n'est pas encore posée sur la
tête du jeune prince pour signifier que sa royauté est à venir. Le roi tend à son fils
un écrit – celui-là même que le lecteur tient entre ses mains – que ce dernier reçoit
révérencieusement, la main sur le cœur. Par un effet de mise en abîme, l'image met
4
Voir Regina Janes, Losing our Heads: Beheadings in Literature and Culture, New York University
Press, New York, 2005, p.59.
5
Voir Andrew Lacey, op.cit., p.29-32.
6
Voir entre autres R. Brown (attr.) The Subjects Sorrow : or, lamentations upon the death of
Britaines Josiah, King Charles, Londres, 1649 ; Henry Leslie, The martyrdome of King Charles, or
his conformity with Christ in his sufferings, Londres, 1649/1662. Andrew Lacey, “Elegies and
Commemorative Verse in Honour of Charles the Martyr, 1649-1660”, In The Regicides and the
Execution of Charles I, ed. Jason Peacey, Basingstoke, 2001, pp. 225-247.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
122
Anne-Laure de Meyer
aussi en valeur l'héritage que le roi lègue à ses sujets : un écrit édifiant qui doit
aider tout un chacun à respecter Dieu et à révérer son lieutenant sur terre. Le roi est
donc présenté dans sa fonction de « père nourricier » pour son fils héritier et pour
son peuple7.
Le frontispice de l'Eikon Basilike, massivement reproduit, incarne à
merveille ce parti pris favorable au roi défunt. On y retrouve à la fois un
programme politique de justification dynastique et une légitimation divine, grâce
aux attributs de la royauté et du martyre qui sont associés à Charles Ier8. L'image est
divisée en deux : sur la gauche, la force est représentée par des éléments naturels.
Le rocher assiégé par la mer évoque à la fois le déluge et l'arche de Noé et invoque
l'image biblique du « roc », qui est la traduction littérale du mot hébreu pour
« force » ; tandis que le palmier qui pousse malgré les poids dont il est chargé
démontre la puissance qu'a la nature à se régénérer. L'ambivalence d'une nature
destructrice et créatrice se fait jour dans un affrontement et une complémentarité
éloquents, alors que sur la droite, dans une loggia italienne, le temps est à la prière
et à la supplication ; un espace d'intimité s'ouvre sur une révélation intime et
personnelle. L'élément qui frappe d'abord le regard est la couronne céleste qui
darde son rayon sur Charles Ier agenouillé, malgré une perspective encore mal
maîtrisée. Trois couronnes sont présentes dans l'image : la couronne de gloire qui
promet béatitude éternelle (« Beatam et Aeternam / Gloria »), la couronne d'épines
qui rappelle l'humiliation de Jésus sur la croix (« Asperam at Levem / Gratia ») et
la couronne temporelle qui gît à terre, signe de la vanité humaine (« Splendidam at
Gravem / Vanitas »). Au-delà de son apparente lisibilité, ce motif renvoie à la
complexe théologie des couronnes décrite par Kantorowicz. Inspirée de l'Empire
Romain, cette croyance postule que l'empereur détient deux couronnes, l'une
matérielle et visible, l'autre invisible et décernée par Dieu lui-même. Cette dernière
comprend tous les droits et privilèges royaux indispensables pour le gouvernement
du corps politique. Ainsi, un roi qui meurt et son successeur sur le trône ne font
plus qu'un du point de vue de la couronne indivisible et perpétuelle qui incarne en
substance l'héritage royal9. La couronne abandonnée au sol est fermée par deux
ponts, signes du pouvoir impérial auquel le roi renonce10. L'idéologie de l'empereur
7
Sur l'importance de l'image du père nourricier, voir Nombres XI, 12, ainsi que Isaïe XLIX, 22-23.
L'ouvrage de Benjamin Lewis Price fournit un aperçu intéressant de la conception paternelle de la
royauté à la fin du XVIIe siècle : Nursing fathers American colonist's conception of English
Protestant Kingship, 1688-1716, Lanham, Lexington Books, 1999.
8
Elizabeth Skerpan Wheeler rappelle le succès que connut Eikon Basilike dès sa parution : il y eut 35
éditions anglaises pour la seule année 1649 (in Elizabeth Skerpan Wheeler, “Eikon Basilike and the
Rhetoric of Self-Representation”, in Thomas N. Corns [ed.], The Royal Image: Representations of
Charles I, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p.122).
9
Voir Ernst Hartwig Kantorowicz, The King's Two Bodies, A Study in Medieval Political Theology,
Princeton, Princeton University Press, 1957, p.341-342.
10
Voir John Peacock, “The Visual Image of Charles I”, in Thomas N. Corns (ed.), The Royal Image:
Representations of Charles I, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p.180.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
123
« ‘Cette exécution mémorable’… »
chrétien qui vaincra l'Antéchrist – très répandue aux XVIe et XVIIe siècles – est
sous-jacente à cette image11. Roi et couronne étaient distincts, mais inséparables :
sans le roi, la couronne était incomplète et frappée d'incapacité12. Dès lors, la
présence des deux couronnes terrestre et céleste revêt un supplément de sens : ces
dernières complètent la présence corporelle du roi et font de son image la
représentation complète de sa personne, tout en l'inscrivant dans une lignée
dynastique. On ne pourra trop insister sur l'importance des représentations de
couronne dans les images étudiées jusqu'à présent.
La présence de la troisième couronne, faite d'épines, vient encore
compliquer le motif de la couronne en inscrivant l'imagerie royale dans la tradition
de la Passion du Christ. D'une certaine façon, elle sert à christianiser l'imagerie
païenne de la couronne en insistant sur la divinité de « l'oint du Seigneur ». Le
parallèle paraissait très clairement à un public tout pétri de textes bibliques. La
couronne d'épines tourna en dérision celui dont on ne prit pas au sérieux les
prétentions à la royauté. De même, dans cette image, Charles Ier la saisit
volontairement, lui dont on nie désormais la légitimité royale. Un divin échange
rétablit la justice et le roi reçoit la couronne de gloire et son « éternité de délices ».
Le frontispice allie de la sorte une imagerie religieuse avec une tradition de
représentation politique et fait de l'image un puissant instrument de propagande.
Milton et les images du régicide
John Milton perçut bien les implications de l'image de William Marshall –
et s'aperçut peut-être aussi du consensus visuel qui semblait se faire autour de la
christologie royale. Il en fit l'objet de sa vindicte dans la préface d’Eikonoklastes :
« Je ne peux que louer la franchise de celui qui a composé le titre du son livre,
Eikon Basilike, c'est à dire l'Image du Roi, et qui lui dresse ainsi une châsse afin
que le peuple vienne l'adorer»13. L'image du roi devient le lieu univoque de
l'adoration idolâtre – voilà bien le fer de lance de la critique miltonienne. Les
royalistes cherchent à gagner les cœurs par le biais de l'émotion et de la
représentation, et l'émotion débordante représentée dans l'eau-forte de Charles Ier
devant le Palais des Banquets confirme bien cette intuition :
Que l'intention de ceux qui publièrent ces apologies et méditations tardives
ait été d'émouvoir le peuple et de susciter pour le corps du défunt l'honneur,
l'affection, et par conséquent, la revanche que, de son vivant, il n'avait pu
obtenir pour lui-même, apparaît dans la peinture affectée mise en frontispice
11
Voir Kantorowicz, op.cit., p.292.
Voir Kantorowicz, ibid., p.372-385.
13
Ma traduction. « In one thing I must commend his openness who gave the Title to his Book, Eikon
Basilike, that is to say, The King's Image; and by Shrine he dresses out for him, certainly, would have
the people come and worship him » (John Milton, Eikon Basilike with selections from Eikonoklastes,
Jim Daems & Holly Faith Nelson [eds.], Peterborough, ON: Broadview, 2006, p.224.)
12
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
124
Anne-Laure de Meyer
de son livre, contrefaite au point de représenter une scène de masque, et mise
là afin d'attraper les spectateurs sots et malavisés. 14
Il poursuit sa diatribe contre l'image-même du frontispice :
On peut remarquer ici la curieuse négligence et légèreté de ceux qui
entreprirent d'orner le frontispice de ce livre, car bien que l'image mise audevant veuille le faire passer pour martyr ou saint afin de tromper le peuple
[...], ces emblèmes et devises désuets empruntés de quelque fastueux
spectacle donné à Whitehall pour la fête des Rois sont bien peu propres à en
faire un saint ou un martyr.15
Ainsi, Milton attaque l'image posthume du roi sur trois aspects : elle
engendre l'idolâtrie – péché majeur dans une religion réformée qui cherche à se
purifier de toute fausse image de Dieu, elle pose faussement Charles Ier comme
martyr et trompe ainsi ses lecteurs, et enfin elle suscite une réaction affective et
non raisonnable. Fallacieuse et mensongère, l'image du roi est à décoder et à
rejeter.
14
Ma traduction. « And how much their intent, who published these overlate Apologies and
Meditations of the dead King, drives to the same end of stirring up the people to bring him that
honour, that affection, and by consequence, that revenge to his dead Corpse, which he himself living
could never gain to his Person, it appears both by his conceited portraiture before his Book, drawn
out to the full measure of a Masking Scene, and set there to catch fools and silly gazers » (Milton,
Eikon Basilike, ibid., p. 223-224).
15
Ma traduction. « And here may be well observed the loose and negligent curiosity of those who
took upon them to adorn the setting out of this Book ; for though the Picture set in Front would
Martyr him and Saint him to befool the people (...). But quaint Emblems and devices begged from the
old Pageantry of some Twelfth-night's entertainment at Whitehall, will do but ill to make a Saint or
Martyr» (Milton, Eikon Basilike, ibid., p.224).
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
125
« ‘Cette exécution mémorable’… »
Figure 5 : William Marshall, frontispice de Eikon Basilike, 1649.
Il existe donc tout un corpus d'images qui présentent la mort de Charles Ier
en termes de continuité dynastique ou de ressemblance christique et qui se gardent
de traiter de la question de la décollation, autrement que par des raccourcis
symboliques. Cependant, il convient de s'interroger sur l'univocité que semble
présenter une telle lecture des images de l'exécution du roi. S'il est indéniable que
Charles Ier est montré davantage comme roi que comme un condamné dans les
images étudiées jusqu'à présent et que son aura de martyr y est un thème récurrent,
la lecture royaliste de l'événement du 30 janvier 1649 est loin d'être univoque – et
loin de faire l'unanimité picturale.
L'exécution devant le Palais des Banquets
D'autres images ambitionnent de rendre compte des événements du 30
janvier de façon historique. Celles-ci laissent une grande part au cadre – on y
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
126
Anne-Laure de Meyer
distingue toujours Whitehall, même largement imaginé – au public varié, et aux
personnages sur l'échafaud. La célèbre peinture de l'exécution, maintenant à la
Scotland National Portrait Gallery, a justement été attribuée à l'artiste Weesop,
parce qu'il se trouvait à Londres au moment des événements. Or, il est fort possible
que la peinture ait été faite à partir des gravures qui circulaient largement (fig. 6),
tant en Angleterre que sur le continent16. L'importante présence du Palais des
Banquets est en soi assez ambigüe ; lieu de faste royal et exemple architectural de
la grandeur monarchique et du triomphe des arts, cet édifice dissone avec la
déchéance du corps du roi. Loin de contribuer à la désacralisation de la monarchie,
Figure 6 : Enthauptung des Konigs Engelandt, Allemagne, 1649
il rappelle plutôt sa grandeur passée et accentue le tragique de la scène.
Les gravures de Charles Ier exécuté devant le Palais des Banquets sont les
représentations les plus courantes et servent encore bien souvent à illustrer des
manuels scolaires ou des articles d'encyclopédie. Il convient ici d'en parler au
pluriel dans la mesure où l'image a été reprise par de nombreux graveurs un peu
16
Voir Jonathan Brown & John Huxtable Elliott, The Sale of the Century, Artistic Relations Between
Spain and Great-Britain, 1604-1655, New Haven, Yale University Press, 2002, p.222.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
127
« ‘Cette exécution mémorable’… »
partout en Europe et où ses détails ont été adaptés, nous livrant ainsi des
interprétations diverses d'un même événement. Si le parti pris royaliste y est moins
visible, l'eau-forte allemande reproduite ci-dessus nous révèle un certain nombre de
symboles qui montre un préjugé favorable au roi défunt.
La première chose qui frappe le spectateur attentif est
l'émotion qui envahit l'ensemble de l'image. Une femme
évanouie dans l'angle inférieur gauche de l'image montre
l'ampleur de la tragédie qui se déroule sur la place. Elle
rappelle les femmes de Jérusalem qui se lamentent lors de la
Passion, ainsi que la « Madonna Vulnerata », l'allégorie
féminine de l'Angleterre qui pleure ses enfants17. Le vieillard
qui se retourne pour pleurer incarne l'expérience qui s'indigne
et s'effraie d'un présent si cruel. Tous pointent le roi défunt du
doigt, dans une reprise du thème pictural de l'Ecce Homo, la
monstration du souffrant qui le sépare, l'incrimine, l'isole,
mais met aussi en valeur sa qualité d'exemple. Ces doigts
pointés soulignent la compassion qui habite la foule et font de
Charles mort un sujet digne de pitié. Le geste frappe par son
unanimité et semble rassembler la foule dans un sentiment
commun.
Figure 7 : la
monstration,
détail.
Un détail spécifique à cette gravure a été dessiné sous
la femme évanouie ; il s'agit d'un petit chien, tourné en
direction du spectateur, tapi sous le bras de la femme
évanouie, les oreilles pendantes. La légende royaliste veut
que le chien favori de Charles Ier ait assisté à l'exécution de
celui-ci18. Au-delà de l'anecdote, le chien est symbole de
fidélité et sa discrète présence dans la scène témoigne du parti
pris du graveur. Tourné vers le lecteur, son regard va en sens
inverse de tous, comme si la vision de la scène lui était
insupportable. Est-ce à dire que les véritables royalistes se
refusaient à contempler l'exécution ? Sa modeste participation contribue à renforcer
le thème de la fidélité au roi défunt.
Figure 8 : le
petit chien,
détail.
Certains détails atténuent la violence de l'image et soulignent un certain
préjugé royaliste. Ainsi, le visage de Charles Ier est présenté de trois-quarts ou
presque de face, comme les médaillons de l'époque. Le visage ne paraît ni vieilli, ni
fatigué, ni souffrant, mais il a simplement les yeux fermés, paisiblement. Cet angle
17
18
Voir Brown, ibid., p.175.
Voir Geoffrey Robertson, The Tyrannicide Brief, London, Chatto & Windus, 2005, p.27.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
128
Anne-Laure de Meyer
de vue correspond aux médailles de souvenir de Charles Ier réalisées par Heinrich
Reitz le jeune ou les médailles commémoratives de la bataille de Edgehill
attribuées à Thomas Rawlins19.
Il est surprenant que le sang jaillisse
d'une façon aussi grossière du cou du roi
décapité. Ce motif quelque peu cru, voire
irrévérencieux, est lié à la tradition qui veut
qu'après une exécution, le bourreau
brandisse la tête coupée comme un trophée
et s'exclame « Voici la tête d'un traître ! »20.
Comment alors expliquer ce qu'affirment
certains spécialistes qui prétendent que
« contrairement aux œuvres de la
Révolution Française, les gravures proroyalistes ne représentaient pas le corps du
roi mort »21? Un corps sanglant est la
preuve irréfutable d'une mort violente, alors
pourquoi le représenter ? Charles Ier avait
été accusé de « l'offense du sang », une
Figure 9 : Fairfax tenant la tête de
imputation qui ne se réduisait pas à une
Charles Ier, médaillon de la
figure de style, comme l'a si bien montré
peinture de Weesop.
Patricia Crawford22. Ce crime, selon
l'interprétation biblique qu'on en faisait au
XVIIe siècle, anéantissait la sacralité du roi et annulait toute prétention à une
charge sacrée. Le pays tout entier était souillé par l'offense, ce qui nécessitait une
réparation de taille. Cependant, la gravure présente non le sang que Charles Ier avait
fait verser, mais bien le sien propre. L'ambivalence du motif se révèle ici car sitôt le
roi exécuté, les royalistes s'emparèrent du concept et l'appliquèrent aux régicides :
puisqu'ils avaient versé du sang et – qui plus est – le sang d'un roi, ces derniers
s'étaient rendus coupables de cette même offense du sang. Ceci explique pourquoi
il est si important de montrer le sang en abondance ; loin de signifier la simple mort
du roi, il désigne soit le sang versé pour le rachat des fautes du roi, soit la
culpabilité des parlementaires.
La question de la tête sanglante arborée en trophée n'en demeure pas moins
19
Voir Peacock, op.cit., p.196.
Voir Knoppers, op.cit., p.15.
21
Voir Janes, op.cit, ch. 2.
22
Voir Patricia Crawford, « Charles Stuart, That Man of Blood » in The Journal of British Studies,
vol. 16, n°2, printemps 1977, p.41.
20
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
129
« ‘Cette exécution mémorable’… »
déroutante et oblige à reconsidérer la question du parti pris royaliste de cette
représentation du régicide. De fait, cette image devait paraître sacrilège aux
partisans de Charles Ier, tout comme le médaillon de Fairfax affichant la tête du roi
dans une main et la hache sanglante dans l'autre placé dans le coin supérieur droit
de la peinture de Weesop et reproduit ci-contre (fig. 9). Cette image montre de
façon directe et crue la séparation physique, et il convient de ne pas surestimer les
obstacles à une telle représentation. Il ne faut pas oublier que les gravures visaient
plusieurs objectifs et tout laisse à penser que celles-ci en particulier servaient de
témoignage pour ceux qui n'avaient pas assisté à la scène. Leur diffusion à
l'étranger reflète bien cette prétention à l'information. Dès lors, si certaines de ces
gravures ont été utilisées dans des publications royalistes comme celle de Peter Du
Moulin, étant donnée la vaste circulation des gravures, on peut supposer que celles
de Charles devant Whitehall ont aussi illustré des périodiques de tous bords.
Un autre détail moins évident souligne aussi la perte du roi. Deux
personnages sur l'échafaud – peut-être le Colonel Thomlinson et un officier –
portent les vêtements du roi. De fait, la journée du 30 janvier 1649 était
extrêmement froide et le roi avait revêtu une chemise de plus pour que l'on ne croie
pas que c'était de peur qu'il tremblerait. Dans une narration contemporaine de
l'exécution, le chroniqueur rapporte que « Sa Majesté s'agenouilla sur l'échafaud et
se mit à prier avec l'évêque ; s'étant préparé à la mort, il retira son manteau, donna
sa décoration de Saint Georges et son ruban au Dr. Juxon et ôta sa doublure »23.
Ceci explique que, loin d'être une invention, les deux vêtements correspondent à ce
que les gens lurent à propos de l'exécution. En outre, le manteau était un symbole
avéré de protection et de pouvoir. L'iconographie de Notre-Dame la représente
parfois avec un manteau de miséricorde, ouvert pour que tous puissent voir les
fidèles qui se placent sous son manteau et recueillent ainsi sa bénédiction. Ce motif
médiéval a non seulement une valeur religieuse, mais aussi une valeur juridique,
tirée de la seconde épître aux Corinthiens : « Aussi gémissons-nous dans cet état,
ardemment désireux de revêtir par-dessus l'autre notre habitation céleste, si
toutefois nous devons être trouvés vêtus, et non pas nus » (2 Co 5, 2). Dans la
théorie de l'État, le manteau protecteur fut réinterprété comme le vêtement royal et
conserva toute sa symbolique de défense et d'abri. Nous évoquions plus tôt les
représentations de Charles Ier agonisant, vêtu de son manteau d'hermine : celui-ci
symbolise son pouvoir terrestre d'accorder protection et asile à son peuple. S'il est
représenté couché et ainsi vêtu, c'est bien pour signifier qu'il ne s'est pas départi de
cette prérogative. Or ici, le manteau n'est pas flanqué à terre mais un autre
personnage le tient – sans le revêtir – signe du respect que l'on porte encore à sa
valeur symbolique. Charles Ier est ainsi représenté privé non seulement de son chef,
23
Voir R. W., His Majesties speech on the scaffold at White-Hall on Tuesday last Jan. 30 ..., London,
1649, p.6.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
130
Anne-Laure de Meyer
mais surtout de son pouvoir de protection. Au premier plan, précisément en
dessous du corps décapité, un homme montre la scène du doigt, son manteau posé
sur une épaule, comme s'il glissait de son corps et ne pouvait plus l'abriter. S'agit-il
d'un effet de mode, ou est-ce une transposition du geste de la perte du manteau ?
On pourrait en effet voir là une transposition visuelle : l'attribut que le roi vient de
perdre, le spectateur central le perd aussi, mais de manière plus visible, afin que
tout un chacun prenne conscience du manque que provoque la mort du roi. En
outre, le symbole évoque les vêtements du Christ que les Romains se partagèrent
en tirant au sort. La perte du vêtement marque le moment du dénuement final – et
permet utilement de comparer le défunt roi au Christ.
Le roi est ainsi représenté dénué, vulnérable et divisé. La violence de
l'image – bien qu'atténuée par de nombreux signes d'émotion et de fidélité – est
bien réelle et met en cause le parti pris royaliste de la représentation. L'image se
veut une lecture fidèle des événements, non un panégyrique royaliste.
Des représentations ambigües
Kevin Sharpe s'étonne que le roi ne soit jamais représenté divisé sur le plan
physique dans les gravures contemporaines à l'événement24. Cette affirmation
excessive venant de l'un des grands spécialistes de l'imagerie du XVIIe siècle
montre combien est nécessaire une étude plus approfondie des images visuelles du
régicide. Le corps du défunt roi n'est pas universellement respecté au XVIIe siècle,
et sa division physique trouve des échos dans certains symboles.
La théorie des deux corps du roi, bien connue depuis qu'Ernst H.
Kantorowicz a publié son œuvre-phare,
prend un sens particulier dans
l'Angleterre de 1649. Les théoriciens du
Moyen-Âge faisaient une distinction entre
le corps naturel du roi, avec les fonctions,
les droits et les besoins de tout être
humain, et le corps politique. Ce dernier,
plus complexe, faisait l'unité de la
communauté du royaume, ce qu'on
appellerait aujourd'hui la société civile.
L'articulation entre ces deux corps est
semblable aux deux natures du Christ : de
même que Jésus est vrai Dieu et vrai
homme et que ces deux natures ne
Figure 10 : Peeter Huybrechts, Projiis s'opposent pas mais s'unissent en un seul
inventum caput Angla Ecclesia, détail
24
Voir Sharpe, op.cit., p.294.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
131
« ‘Cette exécution mémorable’… »
être, de même le roi est corps naturel et politique et unit en son être une nature
humaine et une nature mystique. Dans son premier chapitre, Kantorowicz évoque
les problèmes que cette théorie politique pouvait provoquer dans les années 164025.
Quand le Parlement refusa de se dissoudre en 1642 et en vint aux armes, pour la
première fois un organe d'État se souleva contre son monarque, ce qui requérait
une justification théorique. La théorie officielle de résistance au roi, adoptée par les
parlementaires, avançait que le roi n'était tel que dans la mesure où il siégeait au
sein de son Parlement, idée que résume la formule King-in-Parliament. Or, à partir
du moment où le roi ne siège plus – comme lors des « onze années de tyrannie » –
il ne pouvait légitimement plus incarner le corps politique. A l'inverse, le
Parlement perdait toute signification si le roi n'y siégeait pas. A cela s'ajoutait l'idée
de « lutter contre le roi pour défendre le roi ». De fait, le roi était perçu comme
infaillible, mais potentiellement mal conseillé ; ceci explique les affrontements
entre le Parlement et Thomas Wentworth, comte de Strafford, puis l'archevêque de
Cantorbéry William Laud, qui furent tous deux décapités après les procédures
d'empêchement judiciaire en 1641 et 1645. Le roi ne pouvant avoir tort, ce sont ses
conseillers qui portent la responsabilité du mauvais état du pays. Au cœur de la
résistance au roi se trouve donc la métaphore du corps politique ; le roi, tête du
corps, demeure intouchable tandis que l'on soigne le
corps par amputation. La métaphore du corps politique
était donc bien présente dans la première moitié du
XVIIe siècle, depuis Jacques Ier qui proclamait en 1603
dans le pur esprit de Henri VIII : « Je suis le mari et l'île
toute entière est ma femme légitime ; je suis la tête et
elle est mon corps »26, jusqu'aux
parlementaires qui cherchaient un
mode de résistance au roi.
Cependant, la métaphore du
corps politique allait petit à petit
prendre un sens nouveau. Si la
métaphore était souvent employée,
elle ne l'était que brièvement et sans
Figure 11 : Le
l'éclat, ni l'originalité que l'on trouvait
discours de Charles,
auparavant. Lors du Court Parlement
détail de To the
en avril et mai 1640, John Pym qui prit
sacred memorie...,
la tête de l'opposition parlementaire
Londres, 1649
refusa de voter les subsides demandés
par le roi tant que les abus royaux ne seraient pas débattus, car le
25
Voir Kantorowicz, op.cit., p.20-23.
26
Cité dans David G. Hale, The Body Politic, La Haye, Mouton, 1971, p.111.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
Figure 12 :
Le geste du
roi, détail de
A list of the
names...
Londres,
1649
132
Anne-Laure de Meyer
Parlement était « au bien public ce
que l'âme était au corps »27. Ainsi,
insensiblement, le Parlement passe-til du rôle de corps politique à celui
d'âme puis à celui de tête avec la mort
du roi. Avec la mort du roi, note
David Hale, la métaphore politique
des deux corps du roi s'éteint,
subsumée dans les théories de contrat,
notamment celle de Hobbes où le
corps devient politique et artificiel28.
Dans The Tenure of Kings and
Magistrates, Milton n'hésita pas à
fustiger l'hypocrisie de que cachait la
théorie de deux corps. De fait, si les
Presbytériens « jurèrent de protéger le
roi ainsi que sa couronne et sa
dignité », ils n'hésitèrent pas à « s'en
prendre à lui et à mettre sa vie en
danger par leurs méfaits »29. Le corps
juridique du roi, loin d'être protégé
contre les abus perpétrés par le corps
Figure 13 : Peter Huybrechts, Projis
naturel, souffre et meurt avec lui
inventum caput..., 1649
selon Milton. Le terme « roi » ne doit
faire référence qu'à la seule fonction
et non à la personne qui l'occupe, ou tout au moins, n'est roi que celui qui en
occupe l'emploi, un roi démis n'est donc plus un roi. Dès lors, pour tuer un roi, il
faut s'en prendre à lui tant qu'il occupe le trône, au risque de perpétrer un
homicide30. Dans la perspective de Milton, il n'y a qu'un seul corps, celui de la
royauté, ne serait-ce parce qu'il est impossible pour une seule personne de se
trouver doublée : « L'hostilité et la soumission à un seul et même roi ne peuvent
pas plus coexister qu'une personne ne peut être en deux lieux différents en même
temps »31. Milton considère le roi en termes de fonction plus qu'en termes de
27
28
Hale, op.cit, p.118.
Hale, op.cit., p.116.
29
Ma traduction. « Yet, while they thus assaulted and endangered it with hostile deeds, they swore to
defend it, with crown and dignity » (John Milton, The Major Works, Stephen Orgel & Jonathan
Goldberg (eds.), Oxford, Oxford University Press, 2003, p.292)
30
Ma traduction. « Who knows not that the king is the name of dignity and office, not of person? Who
therefore kills a king, must kill him while he is a king » (Milton, ibid., p.294).
31
Ma traduction. « Hostility and subjection [...] can no more in one subject stand together in respect
of the same king than one person at the same time can be in two remote places » (Milton, op.cit.,
p.292).
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
133
« ‘Cette exécution mémorable’… »
personne, et refuse ainsi la fiction légale qui faisait du roi une personne sacrée.
La notion de corps politique est donc en pleine transition sur le plan
idéologique, ce qui a des incidences sur ses représentations visuelles. De fait, la
décollation de Charles Ier met elle aussi la théorie des deux corps à mal. L'acte de la
décapitation est en lui-même problématique : fortement symbolique, celle-ci
consiste à séparer un corps de son chef, au sens propre et figuré. Un tel choix ne
pouvait laisser indifférent, car ce symbolisme diffère de celui d'autres exécutions.
Par exemple, la pendaison ou l'étranglement ne suppriment pas l'unité du corps
supplicié ; quant à l'empoisonnement, il préserve le corps dans son unité à défaut
de respecter son intégrité. La décapitation offre un symbole fort sous plusieurs
aspects : elle prive le condamné de la source de ses actes mais, selon la métaphore
de la société comme corps, elle prive le peuple de son dirigeant. Si le roi est,
comme l'affirmait Jacques Ier, la tête du corps que forme le pays, lui couper la tête
revient à rendre la nation inopérante. Un tel symbole ne pouvait laisser indifférent
un peuple habitué à la théorie des deux corps du roi et sensible à la symbolique.
De toutes les gravures des années 1649-1653 retrouvées, beaucoup – à
l'exception de celles de Charles devant Whitehall – ne présentent pas l'exécution
proprement dite mais le discours final ou la dernière prière de Charles Ier. Ce choix
a des incidences avantageuses : il permet de ne pas représenter le roi mort ou
divisé mais d'un seul tenant, debout ou à genoux. Ainsi, deux gravures de Londres
de 1649 le montrent-elles très digne, le bras tendu. Dans l'une, il nie avoir peur en
montrant au bourreau le billot. De l'autre main, il tient un parchemin – son discours
– signe non seulement de sa dernière volonté mais aussi de sa royauté puisqu'il est
l'origine des lois, la source des écrits légaux (fig. 11). Dans l'autre gravure, il
désigne le billot d'un geste magnanime, comme pour dire son auguste pardon aux
responsables de sa mort prochaine (fig. 12). La fenêtre à l'arrière-plan encadre
favorablement sa silhouette, il reste le centre de toute l'attention, comme du temps
de sa royauté resplendissante. Le corps politique ne témoigne d'aucune
vulnérabilité : la division qui l'attend est évoquée mais non montrée.
Figure 14 : frontispice de The confession of
Richard Brandon... détail
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
Une gravure qui illustre les
confessions de Richard Brandon,
bourreau de son état, attire tout
particulièrement l'attention (fig.
14). En sus de son absence de cadre
architectural, elle présente le cou du
roi grossièrement tranché et
remplacé par un blanc, raccourci
visuel qui évoque bien la vacance
mais occulte tout détail sordide. Ce
134
Anne-Laure de Meyer
qui paraît irrévérencieux ici n'est pas l'absence de sang mais plutôt le corps écrasé
du roi. Le plan en plongée donne en effet une impression d'humiliation,
d'écrasement, de défaite du souverain. Cependant, cette illustration, par le fait
même qu'elle faisait sans doute partie des images-type utilisées pour toutes les
exécutions, n'est pas nécessairement un cas d'absence de révérence pour le corps du
roi. Il est difficile de savoir si elle a d'abord été gravée pour le 30 janvier ou pour
une autre exécution, mais l'effet reste le même : en la choisissant pour illustrer sa
ballade, l'auteur ne met pas l'accent sur la dignité du roi mais bien plutôt sur
l'aspect spectaculaire de la mort d'un exécuté.
De nombreuses gravures étrangères ne reculent pas devant la description de
l'horreur de la scène. Ainsi, la gravure allemande de Peeter Huybrechts figure un
public indifférent (fig. 13). Le
bourreau qui tient la tête se penche
pour la regarder avec un peu de
curiosité. Le sang jaillit à flots, le
corps décapité semble effondré et le
roi a les yeux mi-ouverts. Les autres
individus présents sur l'échafaud ne
s'intéressent pas beaucoup à la
scène : l'un regarde les vêtements et
la décoration de Saint Georges qu'il
porte dans ses bras, l'autre n'est
guère plus attentif. Seul le
personnage de droite regarde la tête
coupée avec un certain sérieux. Une
autre gravure néerlandaise présente
aussi l'exécution de façon fort crue :
au second plan se trouve l'échafaud
Figure 15 : Het Tooneel Der Engelsche
sanglant, strié de biffures qui
Ellenden. Thomason Tracts. Amsterdam,
jaillissent de la bouche de l'hydre au
1649
premier plan (fig 15). Dans l'angle
inférieur droit de l'image, l'hydre écrase de sa patte la tête tranchée de Charles Ier.
Ainsi, les graveurs du continent avaient-ils peu d'inhibitions à représenter le roi
séparé de sa tête. Peut-être les gravures hollandaises ont-elles bénéficié d'un
contexte politique favorable avec le rejet de la monarchie espagnole.
Certaines images anglaises n'hésitent pas non plus à dénigrer le corps du
roi. Ainsi, le jeu de cartes « the Knavery of the Rump » présente en dix de trèfle
Olivier Cromwell en train d'implorer la grâce de Dieu avec ses compagnons tandis
que Charles Ier est exécuté au second plan (fig. 16). Les illustrations satiriques de
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
135
« ‘Cette exécution mémorable’… »
ce jeu de cartes furent tirées des gravures de Francis
Barlow et publiées par Randal Taylor en 1679. Les
éléments architecturaux permettent de séparer
clairement les deux plans et confèrent à l'image une
portée symbolique : Cromwell, à l'intérieur, est
dessiné en-dessous d'une fenêtre et s'inscrit dans une
diagonale dynamique qui suit les mains tendues en
prière et monte vers l'angle supérieur gauche. À
l'inverse, une autre diagonale marquée par les tons
plus foncés des ombres dans les vêtements attire l'œil
vers la scène extérieure et se trouve renforcée par le
corps allongé de Charles Ier. Cette grande croix
visuelle rend la lecture de l'image difficile : au lieu de
créer un point de convergence vers lequel le regard
irait se reposer ou de créer une circularité qui serait
attendue dans un sujet narratif, l'illustrateur choisit
Figure 16 : le dix de
d'éclater le regard par cette grande croix de lignes de
trèfle, carte à jouer
force dans un hiatus visuel. Une impression
gravée par Francis
d'éparpillement, de dissémination, voire même de
Barlow
dislocation en ressort. Cependant, si le jeu de cartes
est résolument en faveur du roi, Francis Barlow n'hésite pas à montrer le roi
allongé et menacé. Doit-on y voir une contradiction ? Au contraire, il s'agit peutêtre d'un signe de la limite de la théorie des deux corps du roi. La division et
l'humiliation du corps du roi ne sont plus l'infamie qu'on a cru, elle reflètent un
événement historique dont la portée symbolique n'a pu être surévaluée.
En fin de compte, les images prouvent combien le spectacle du 30 janvier
1649 échappa à la maîtrise de ses instigateurs et ne fut pas sujet à une lecture
univoque. Les représentations n'illustrent pas le triomphe de l'idéologie
républicaine, pas plus que la résistance du corps du roi à la mort. Elles montrent le
roi dans tous ses états : tantôt saint et martyr, tantôt en pleine déclamation, parfois
privé de sa tête, parfois menacé par la hache, ou encore imperturbable malgré la
menace de sa mort. Si beaucoup arborent un parti pris royaliste, ce n’est pas le cas
de toutes. La plupart visent à dresser un tableau de la scène du 30 janvier 1649, de
façon plus ou moins historique. Loin d'être des instruments d'une propagande
royaliste hypothétique, les représentations sont davantage des chroniques d'un
événement qui fit sensation.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
136
Anne-Laure de Meyer
BIBLIOGRAPHIE
ANON., The princely Pellican, Royal resolves presented in sundry choices
observations, extracted from His Majesties divine meditations: with
satisfactory reasons to the whole kingdome, that his sacred person was the
onely author of them, London, 1649.
ANON., Het tooneel des Engelsche ellende..., Amsterdam, 1649.
BREDEKAMP, Horst, Stratégies visuelle de Thomas Hobbes, Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l'homme, 2003.
BROWN, Jonathan & ELLIOTT, John Huxtable, The Sale of the Century, Artistic
Relations Between Spain and Great-Britain, 1604-1655, New Haven: Yale
University Press, 2002.
CORNS, Thomas N., “Duke, Prince and King”, in Thomas N. Corns (ed.), The
Royal Image: Representations of Charles I, Cambridge: Cambridge University
Press, 1999: 1-25.
CRAWFORD, Patricia, « Charles Stuart, That Man of Blood » in The Journal of
British Studies, vol. 16, n °2 (printemps 1977): 41-61.
GAUDEN, John, The Kingly Myrrour, or King Charles his last legacy to the prince
his son. Written a little before his death. Containing many excellent
instructions and directions, how to carry himselfe in all estates and conditions.
And may serve as a good monitor for all the princes in Christendome, London,
1649.
HALE, David G, The Body Politic, La Haye : Mouton, 1971.
HILL, Christopher, Antichrist in Seventeenth Century England, Oxford: Oxford
University Press, 1971.
JANES, Regina, Losing our Heads: Beheadings in Literature and Culture, New
York University Press: New York, 2005.
KANTOROWICZ, Ernst Hartwig, The King's Two Bodies, A Study in Medieval
Political Theology, Princeton: Princeton University Press, 1957.
KNOPPERS, Laura Lunger, Historicizing Milton: Spectacle, Power and Poetry in
Restoration England, Athens: University of Georgia Press, 1994.
LACEY, Andrew, The Cult of King Charles the Martyr, Woodbridge: The Boydell
Press, 2003.
MILTON, John, Eikon Basilike with selections from Eikonoklastes, Jim Daems &
Holly Faith Nelson (eds.), Peterborough, ON: Broadview, 2006.
--. The Major Works, Stephen Orgel & Jonathan Goldberg (eds.), Oxford: Oxford
University Press, 2003.
PEACOCK, John, “The Visual Image of Charles I”, in Thomas N. Corns (ed.), The
Royal Image: Representations of Charles I, Cambridge: Cambridge University
Press, 1999: 176-239.
PHILOMUSUS, F. H, An elogie, and epitaph, consecrated to the ever sacred memory
of that most illustrious, and incomparable monarch, Charles, by the grace of
God, of England, Scotland, France, and Ireland, late King, &c. Together with
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).
137
« ‘Cette exécution mémorable’… »
an elogy and epitaph upon the truely lamented death of that excellent patterne
of perfect magnanimity, virtue, valour, and loyalty, Arthur Lord Capell. With
some streames of remembrance issued from the bloods of his noble fellowsufferers, Duke Hamilton, and Henry Earle of Holland, [London?], 1649.
PRICE, Benjamin Lewis, Nursing fathers American colonist's conception of English
Protestant Kingship, 1688-1716, Lanham: Lexington Books, 1999.
QUARLES, John, Regale lectum miseriae: or, A kingly bed of miserie In which is
contained, a dreame: with an elegie upon the martyrdome of Charls, late King
of England, of blessed memory: and another upon the Right Honourable the
Lord Capel. With a curse against the enemies of peace, and the authors
farewell to England, [London], 1649.
R. W., His Majesties speech on the scaffold at White-Hall on Tuesday last Jan. 30
..., London, 1649.
ROBERTS, Jane, The King's Head, London: The Royal Collection, 1999.
ROBERTSON, Geoffrey, The Tyrannicide Brief, London: Chatto & Windus, 2005.
SAUMAISE, Claude de, Defensia, Pro Carolo, I ad serenisimum magna Britanniae
regem Carolum II. Filium natu majorem, heredem & successorem legitimum.
Sumptibus regiis, [S.l.], 1649.
SHARPE, Kevin, “The Royal Image: An Afterword”, in Thomas N. Corns (ed.), The
Royal Image: Representations of Charles I, Cambridge: Cambridge University
Press, 1999: 238-309.
SHELL, Alison, Catholicism, Controversy and the English Literary Imagination,
1558-1660, Cambridge: Cambridge University Press, 1999.
SKERPAN WHEELER, Elizabeth, “Eikon Basilike and the Rhetoric of SelfRepresentation”, in Thomas N. Corns (ed.), The Royal Image: Representations
of Charles I, Cambridge: Cambridge University Press, 1999: 122-140.
WEDGWOOD, C. V., A Coffin for King Charles, the Trial and Execution of Charles I
(1964), Pleasantville: The Akadine Press, 2001.
© Études Épistémè, n°15 (juin 2009).