Editorial Du chant grégorien à la pop louange

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Editorial Du chant grégorien à la pop louange
L’abandon du
chant grégorien
Nº 82 – Juillet/août 2003
Editorial
Du chant grégorien à la pop-louange
Pour bien saisir l’importance de l’étude présentée ici
sur l’abandon du chant grégorien, il importe de savoir précisément l’état exact de la musique religieuse, en 2003.
Voici, extraits d’un article paru cet été, les propos des
chanteurs du groupe Glorious, autoproclamé « premier
groupe français de pop-louange made in JMJ » :
« Y en a marre des clichés sur les cathos ennuyeux ! »
déclarent Aurélien, Benjamin et Thomas Pouzet, respectivement 24, 20 et 19 ans, bassiste, guitariste et chanteur de ce groupe. « La messe est trop triste, elle n’attire
plus les jeunes. Cela fait quarante ans qu’on y entend les
mêmes chants ! On tape du poing sur la table pour dire : réveillez-vous, vous dormez ! On ne remet pas en cause l’Eglise, on veut juste dépoussiérer son image et les
outils d’évangélisation qu’elle utilise ». Le contraste entre la forme et le fond est frappant, poursuit la journaliste qui a rencontré ces jeunes gens. « Bien dans leur
peau, look plus rebelle que coincé, les Glorious adhèrent
à 100 % au discours de Jean-Paul II, leur modèle, un vrai
Jesus Freak ».
Comment se déroule un concert de pop-louange ?
« Nimbé de fumées multicolores, le chanteur, bracelets
aux poignets et T-shirt camoußage, carbonise une salle
déjà chauffée à blanc. […] Derrière les guitares, une immense croix illumine un écran. Et, quand la fumée se
dissipe, on découvre que les bracelets du chanteur sont
autant de chapelets tandis que sur son T-shirt scintillent
les mots Jesus All Star. […] « Jesus Freak ! Soyons des
fous de Dieu ! », hurle le jeune homme devant 900 fans
en transe : ados déchaînés, mais aussi couples BCBG,
grands-parents et bambins dans la ßeur de l’âge. » (in numéro spécial d’Enjeux Les Echos, n° 193, juillet-août 2003)
M. l’abbé Hervé Gresland rappelle ici – avec clarté,
netteté et précision – les principes de la doctrine traditionnelle sur la musique sacrée. Face aux folies de l’heure présente, ce rappel n’est pas un retour en arrière, plus
ou moins frileux, mais un recours salutaire à la Tradition.
Une œuvre de salubrité liturgique.
Abbé Alain Lorans
SOMMAIRE
➤ Editorial
➤ L’abandon du chant grégorien
Abbé Hervé Gresland
FRATERNITÉ SACERDOTALE ST-PIE X
MAISON GÉNÉRALE
Directeur de la publication
Abbé Arnaud Sélégny
Rédacteur
Abbé Alain Lorans
Parution bimestrielle
Nouvelles de Chrétienté Nº 82
Juillet-août 2003
L’abandon du
chant grégorien
Abbé Hervé Gresland
Cet article va nous faire envisager un autre aspect du
malheur actuel de l’Eglise, par la perte de son patrimoine, ou plutôt son abandon – car ce bien n’a pas été retiré
à l’Eglise par des ennemis de l’extérieur, mais les hommes d’Eglise eux-mêmes l’ont laissé tomber – : celui du
chant grégorien.
L’ŒUVRE DE SAINT PIE X
Nous célébrons cette année le 100ème anniversaire de
l’élévation de saint Pie X au souverain pontiÞcat. Saint
Pie X était un pape réaliste, il avait une grande expérience pastorale, acquise quand il était vicaire, curé, puis
évêque, et un des premiers domaines auxquels il s’attela
dans sa volonté de remise en ordre dans l’Eglise fut celui
de la musique sacrée.
Au XIXe siècle, de nombreux abus s’étaient introduits
dans la musique religieuse, qui avait besoin d’une réforme.
Saint Pie X s’en préoccupe dès son élection, et suscite un
immense mouvement de retour à la liturgie et à la musique sacrée. Dans son Motu proprio Tra le sollicitudine du
22 novembre 1903 (soit trois mois seulement après son
élection), il déclare son objectif :
« Notre plus vif désir étant que le véritable esprit chrétien reßeurisse de toute façon et se maintienne chez tous
les Þdèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple où les Þdèles se réunissent
précisément pour puiser cet esprit à sa source première et
indispensable : la participation active aux mystères sacrosaints et à la prière publique et solennelle de l’Eglise. »
Ce que vise saint Pie X est d’abord de « maintenir et
promouvoir la dignité de la maison de Dieu » : « Rien ne
doit se présenter dans le temple qui trouble ou même seulement diminue la piété et la dévotion des Þdèles, rien
qui soit indigne de la maison de prière, de la majesté de
Dieu. » Les musiques qui iraient contre ces règles doivent
être éliminées. Ensuite, il veut donner aux cérémonies religieuses toujours plus d’efficacité pour la sanctiÞcation du
peuple chrétien. Pour cela, il faut restaurer le chant sacré.
Saint Pie X veut remettre en honneur le chant grégorien,
en raison de l’excellence de ce chant.
LE DOUBLE RÔLE DU CHANT
Saint Pie X – et ses successeurs suivront sa trace –
rappelle que « la musique sacrée, en tant que partie inté-
2
•
grante de la liturgie solennelle, participe à sa Þ n générale : la gloire de Dieu, la sanctiÞcation et l’édiÞcation
des Þdèles. » 1
Plus précisément, ses rôles qui reviennent constamment dans les écrits des papes à ce sujet sont :
• la beauté des rites sacrés, la magniÞcence du culte divin ; la musique doit rehausser les cérémonies de
l’Eglise ;
• l’élévation des esprits et des cœurs vers Dieu. La musique doit favoriser la piété et la vraie dévotion du peuple, nourrir sa vie spirituelle.
L’homme est composé d’un corps et d’une âme : c’est
par notre corps, par nos sens, que nous avons accès au
monde des idées et au monde surnaturel. L’Eglise éduque ses enfants dans tous les domaines : elle éduque leur
foi, leur sensibilité… Un des grands moyens qu’elle utilise pour cela est sa liturgie : l’âme découvre Dieu dans
la liturgie, à travers les gestes et les mélodies qui sont le
langage du divin.
En particulier par le moyen du chant, l’Eglise éduque
les âmes, elle fait notre éducation spirituelle. Comme tout
art religieux, la musique doit donc connaître ce que requiert la majesté de Dieu, et traduire les vérités de l’ordre
surnaturel. Elle doit inspirer et stimuler la foi et la piété.
Et plus encore que n’importe quel art, la musique sacrée
est au service de la prière ; son usage dans la liturgie comporte donc une exigence d’intériorité. Le chant religieux
est spécialement un acte de culte et de religion ; exécuté
en premier lieu pour la louange divine, il doit aussi élever
les âmes, il doit favoriser la participation intérieure, qui
constitue la véritable participation à la liturgie.
L’Eglise doit donc écarter tout ce qui irait à l’encontre de cette double Þ n : « L’Eglise doit, avec toute la diligence possible, veiller à écarter de la musique sacrée tout
ce qui convient peu au culte divin ou pourrait empêcher
les Þdèles d’élever leur esprit vers Dieu », dit Pie XII 2.
Même les cantiques populaires doivent « comporter une
certaine dignité et une certaine gravité religieuse » 3, en
raison du lieu sacré où ils sont chantés. Il faut exclure
de la musique tout ce qui la rendrait profane, ou même
« qui puisse donner une impression de profane » 4 , qui
serait inconvenant.
LE MODÈLE DE LA MUSIQUE SACRÉE,
PAR SA SAINTETÉ
« La musique sacrée doit posséder au plus haut point
les qualités propres à la liturgie », dit saint Pie X. Et la
première qualité qu’il cite est la sainteté.
« Ces qualités [de la vraie musique sacrée], le chant
grégorien les possède au suprême degré ; pour cette raison, il est le chant propre de l’Eglise romaine, le seul
chant dont elle a hérité des anciens Pères, celui que dans
le cours des siècles elle a gardé avec un soin jaloux dans
ses livres liturgiques, qu’elle présente directement com-
L’abandon du chant grégorien
•
me sien aux Þdèles, qu’elle prescrit exclusivement dans
certaines parties de la liturgie.
Pour ces motifs, le chant grégorien a toujours été considéré comme le plus parfait modèle de la musique sacrée et on peut établir à bon droit la règle suivante : Une
composition musicale est d’autant plus sacrée et liturgique que, par l’allure, par l’inspiration et par le goût, elle
se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle
est d’autant moins digne de l’Eglise qu’elle s’écarte davantage de ce suprême modèle. » 5
Pie XII dit de même : « La musique sacrée doit être
sainte. C’est par cette sainteté qu’excelle surtout le chant
grégorien. » 6 « Il contribue au plus haut point à augmenter la foi et la piété des assistants. » 7
Le chant grégorien est le sommet de la musique sacrée,
car il est le langage musical le mieux adapté à l’expression
du surnaturel. On perçoit la sainteté dans cette musique,
qui exclut tout élément profane. C’est pourquoi l’Eglise
lui réserve la première place dans la liturgie. « Le chant
grégorien est le chant sacré principal de l’Eglise romaine, chant qui lui est propre ; c’est pourquoi, toutes choses
égales d’ailleurs, il doit être préféré aux autres genres de
musique sacrée. » 8 Il a la primauté sur toutes les autres
musiques religieuses.
Aucun style, aucune école d’architecture, de peinture,
de sculpture, n’a jamais été reconnu par l’Eglise comme
son bien propre ; aucun n’a jamais été recommandé, officialisé, canonisé, ni l’art roman, ni l’art gothique, ni l’art
baroque, ni l’art contemporain. Au contraire, pour la musique, si tous les styles, toutes les écoles, ont été, dans le
cours des siècles, admis à entrer dans l’église et à s’y faire
entendre, à la seule condition de savoir y conserver le ton
convenable, l’Eglise a déclaré solennellement qu’il y a un
style, une école, qui s’impose d’une façon éminente, et
qui a mérité d’être proposé comme « modèle suprême » 9.
L’Eglise romaine a bel et bien fait du grégorien son chant
officiel, il constitue le revêtement musical authentique de
la liturgie romaine.
« Le chant grégorien, ce n’est pas seulement une forme de la mélodie religieuse, c’est la seule forme prescrite
par l’autorité. C’est le chant de l’Eglise. Il peut y avoir des
chants divers, de forme différente, usités, goûtés ici ou là ;
il peut y avoir des chants même approuvés par l’Eglise ; il
n’y a qu’un seul chant de l’Eglise, c’est le grégorien. » 10
LA POLYPHONIE
Si le chant grégorien est de manière éminente le chant
de l’Eglise, on ne veut pas dire par là qu’il faudrait exclure des églises toute autre musique, ce serait évidemment
une exagération. Il ne faut pas méconnaître la valeur spirituelle de certains chants en langue populaire, ni, a fortiori, les titres de gloire des chants polyphoniques latins,
reconnus à juste titre par l’Eglise :
« La polyphonie sacrée, si elle revêt les qualités requises, peut remarquablement contribuer à la magniÞcence
du culte divin et à susciter notamment de pieux sentiments dans les âmes des Þdèles. » « Le chant polyphonique, surtout au XVème et au XVIe siècle, sous la direction
d’artistes éminents, s’éleva à une admirable perfection.
L’Eglise a toujours eu la plus grande estime pour ce chant
polyphonique. » 11
C’est pourquoi la polyphonie classique occupe le second rang dans la musique sacrée.12
PAS POUR DES RAISONS ESTHÉTIQUES
On peut avoir du chant grégorien une idée très fausse :
l’idée d’un revêtement somptueux, digne de notre admiration, mais qui, parce qu’il ne serait qu’un revêtement
de la prière, pourrait être lié à un moment de l’histoire,
et, quand les circonstances changent, devenir démodé,
suranné. Il appartiendrait à des siècles révolus, et il faudrait se résigner à le voir disparaître eu égard à une sensibilité dite moderne.
Certains goûtent le chant grégorien en esthètes, ils
en apprécient la beauté comme on savoure un bon vin.
Mais le plaisir de l’audition n’est pas le critère d’une bonne musique sacrée : ce qui est peut-être plus splendide, et
plus agréable à écouter, mène-t-il mieux à Dieu, et coïncide-t-il avec le progrès de la prière ? Dans son Motu proprio, saint Pie X mettait en garde contre « le plaisir que
la musique produit directement, et que l’on ne parvient
pas toujours à contenir dans de justes limites. » La beauté
doit nous inviter à chercher Celui dont la beauté terrestre
n’est qu’un pâle reßet.
Ce qui fait la valeur du grégorien, ce n’est pas d’être
une parure extérieure, même admirable, comme ces belles écritures ornées et chargées de dorures, mais qui laissent inchangé le sens de la phrase. Un bel évangéliaire est
une chose magniÞque, cependant on peut lire la parole de
Dieu dans un livre écrit en caractères tout simples, sans
lettrines ni Þoritures, le sens des paroles sacrées peut
toucher notre âme aussi bien sinon mieux. Ce qui fait la
valeur du chant grégorien, ce n’est pas qu’il est un ornement de la prière, c’est qu’il est lui-même prière.
Le chant grégorien est un art sublime. C’est aussi pour
cela que saint Pie X a voulu le promouvoir : « Je veux que
mon peuple prie sur de la beauté », dira-t-il. La mélodie
grégorienne séduit l’oreille pour atteindre l’âme, et cette
séduction est de même nature que, pour l’œil, celle d’une
fresque romane ou d’une icône byzantine. Mais si nous
sommes attachés à ce chant, ce n’est pas pour des raisons
d’esthétisme ou de nostalgie, comme « ceux qui se sentent
attachés aux formes traditionnelles de la liturgie ». C’est
pour des raisons beaucoup plus hautes. Nous ne sommes
pas des conservateurs de musées préposés à la garde d’un
trésor légué par les moines de l’ancien temps. De même
que nous défendons la messe et le latin pour des raisons
qui, sans exclure la sensibilité et l’esthétique (car l’homme
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est un tout), sont avant tout doctrinales, notre attachement au chant grégorien va au-delà de l’esthétique.
Voyons donc les raisons de notre attachement, à quel
niveau il se situe.
AVANT TOUT, UNE PRIÈRE
A travers le charme des sons, ce chant élève les âmes,
il alimente l’esprit chrétien.
Il existe beaucoup de messes composées par divers
musiciens, qui sont de la belle musique, et l’on peut dire
que c’est de la musique religieuse, car elle a un caractère
religieux. Mais le grégorien n’est pas une « musique religieuse » parmi d’autres, c’est, selon l’heureuse formule
de dom Gajard 13, une « prière chantée ». Voilà toute la
différence. Il dit autre chose que les musiques religieuses, même respectables. Ce n’est pas une musique affectée extrinsèquement d’un caractère religieux, c’est une
prière, d’abord et avant tout ; une prière née dans les
profondeurs de l’âme chrétienne, de l’âme où réside la
foi et où la charité brûle.
L’âme qui chante cette prière, ou qui l’écoute chanter
en esprit de foi est tout le contraire de l’esthète. Celui
qui consent à accorder son âme au mystère du plainchant, celui-là atteint le but pour lequel il a été conçu.
Car le grégorien a pour vocation de nous ouvrir les portes et de nous emmener dans ce royaume dont NotreSeigneur nous parle dans l’Evangile et qui est le royaume de la grâce.
Avant tout, ce chant est essentiellement prière. Il est
vraiment un chant « consacré » 14, parce qu’il doit servir
uniquement au culte. Sa Þn première, en effet, est le « sacriÞce de louange » de l’Eglise. Etant adressé à Dieu et
fait pour lui, il nous place d’emblée devant lui dans l’attitude de la prière. Ce chant nous tourne vers les réalités surnaturelles et divines. Il apprend à l’homme le sens
du sacré, de la grandeur de Dieu. Il lui apprend à prier,
à contempler Dieu, à le louer. Il nous fait trouver Dieu,
pour lui parler cœur à cœur. Ses mélodies nous introduisent tout de suite dans un climat surnaturel.
La plupart des pièces grégoriennes sont courtes,
mais elles sont capables d’imposer immédiatement une
attitude de foi, d’admiration, de conÞance, d’adhésion
à Dieu et à sa volonté, elles savent nous faire atteindre
Dieu directement. Elles conduisent à la contemplation
des mystères qu’elles nous font revivre. En effet, la vertu
essentielle de notre chant, c’est d’être capable de porter
et de maintenir notre regard (autant qu’il est possible icibas) sur quelque chose de parfaitement pur, ce Dieu qui
habite une lumière inaccessible. Ce chant est transparent au spirituel, il reßète un autre monde, il dit ce que
nulle autre musique ne dit : il parle à l’âme de l’invisible,
des mystères divins. Il nous introduit dans le mystère,
le sacré, il nous ouvre aux plus hautes réalités spirituelles. C’est un art imprégné de surnaturel.
4
•
Le chant grégorien aide et favorise ainsi le recueillement, la contemplation, il en inspire le goût.15 Il s’adresse à ce qu’il y a de plus profond dans l’âme. C’est pourquoi il attire les âmes éprises de beauté et de sacré. Il
porte en lui une grâce propre qui est de nous introduire
d’une façon unique au cœur du mystère, dans la contemplation.
Ordonné d’abord à la louange de Dieu, il est également un admirable facteur de vie intérieure. Il transforme l’âme qui se livre à sa divine inßuence. En un tel
chant, la musique est instrument de vie, de vie surnaturelle. Ici, comme l’expliquait dom Gajard, « ce sont
les actes mêmes par lesquels nous louons Dieu qui nous
sanctiÞent. » 16 Ce chant est un véhicule de la grâce, c’est
pourquoi on peut l’appeler un sacramental, et même un
puissant sacramental. Par son moyen, l’Eglise procure à
nos âmes une sanctiÞcation certaine. Oui, le chant grégorien est un moyen de sanctiÞcation.
Cela nous montre qu’il a été sûrement composé, non
seulement par de grands artistes, des artistes de génie,
mais par des hommes remplis d’une lumière surnaturelle,
de grands contemplatifs, qui puisaient leur inspiration
dans un contact étroit avec Dieu et vivaient intensément
de Dieu. Cette musique est née de la prière, de la contemplation, et elle nourrit la contemplation.
A. Le Guennant 17 avait raison de déÞ nir le grégorien « l’oraison qui s’est faite musique ». Vraiment, tout
comme on le disait des tableaux peints par Fra Angelico,
il semblerait que certaines mélodies ont été composées
à genoux.
C’est dans ce même esprit de prière que ce chant
doit être écouté ou chanté, comme le disait le pape
Pie XII :
« Puisque la voix de celui qui prie redit les chants
composés sous l’inspiration du Saint-Esprit, où se trouve exprimée et mise en relief la souveraine grandeur de
Dieu, il faut que le mouvement intérieur de notre esprit l’accompagne, en sorte que nous fassions nôtres ces
mêmes sentiments. “Quand nous psalmodions, soyons
tels que notre esprit s’accorde avec notre voix.” (Règle
de saint Benoît 18) Il ne s’agit donc pas d’une récitation
ou d’un chant qui toucherait uniquement les oreilles ; ce
dont il s’agit, c’est avant tout l’élévation de notre esprit
et de notre âme vers Dieu. » 19
ORIGINES DU CHANT GRÉGORIEN
Nous venons d’évoquer les compositeurs de ce chant :
dire ici un mot de son histoire serait utile à notre sujet.
Conformément à ce qui se faisait dès l’Ancien
Testament, l’usage du chant liturgique dans l’Eglise remonte aux touts débuts. Dans une célèbre lettre à l’empereur Trajan, Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie,
décrit les chrétiens « se réunissant habituellement à jour
Þ xe [le dimanche], avant l’aube, pour chanter entre eux
•
un chant au Christ comme à un Dieu ». Les chrétiens
sont ainsi déÞ nis comme ceux qui chantent les louanges du Christ.
De quand date le chant grégorien ? Dans les livres de
chant que nous avons, la date de composition des pièces des kyriale (c’est-à-dire Kyrie, Gloria, Sanctus, Agnus
Dei) est indiquée, par exemple XIème ou XIIe siècle. Mais
pour les pièces propres des messes, rien n’est indiqué.
Pourquoi cela ? La date de composition indiquée pour
chaque pièce est celle des plus anciens manuscrits connus où on la trouve ; mais les pièces propres à chaque
messe se trouvent toutes sur tous les plus anciens manuscrits que nous ayons, qui remontent au IXe siècle. Avant
cette date il n’y avait pas de manuscrits, car on chantait
par cœur. Les pièces du propre existaient donc déjà au
IXe siècle, dans l’empire de Charlemagne, comme nous
les chantons maintenant.
En fait, le chant grégorien est encore antérieur à cela. C’est saint Grégoire le Grand (pape de 590 à 604),
qui lui laissa son nom. Ce n’est pas que ce chant fût son
œuvre ; mais il joua un rôle très important dans la re-
fonte du répertoire liturgique. « Il recueillit avec soin et
disposa sagement tout ce que les anciens nous avaient
légué » 20. Son œuvre fut donc de rassembler et d’ordonner « le trésor des mélodies sacrées, héritage et souvenir
des Pères. » 21
« Du point de vue liturgique et musical, la période
créatrice s’étend du Vème au VIIe siècle ; au VIIIe siècle
elle est close. » 22 C’est Charlemagne qui étendit ce chant
à tout son empire : « La liturgie romaine et le chant romain entrèrent en Gaule franque sous Pépin en 754 et
furent imposés par Charlemagne à tout l’Empire. » 23 La
perfection de ce chant était alors telle, l’œuvre était si
équilibrée et si une en sa diversité, que personne ne s’avisa désormais de la retoucher. Ce chant devint le langage
liturgique de tout le Moyen-Age chrétien.
L’abandon du chant grégorien
Le plain-chant n’a pas été créé de toute pièce ; ce n’est
pas une construction sortie un beau jour, comme l’espéranto, d’un cerveau d’intellectuel. Ses origines restent
mystérieuses, mais les musicologues pensent qu’il a pris
et utilisé les litanies de la liturgie synagogale, les modes
de la musique grecque, les vieux chants celtes, gaulois
ou romains. Avec ces divers éléments, il a été formé et
modelé lentement, par des hommes qui lui ont donné
sa marque propre : ces hommes, ce sont les chrétiens.
Lorsque ces hommes ont reçu la révélation qu’ils étaient
rachetés, réintroduits dans la famille de Dieu, devenus
par la grâce les frères des anges et les concitoyens des
saints, leur chant avait quelque chose de neuf à exprimer,
qui n’avait jamais été exprimé auparavant.
On inventera toujours des chants de marches et des
chansons d’amour et de peine, des chants qui expriment
la joie ou l’âme nationale, du moins nous avons su le faire jadis, témoins nos admirables chansons populaires.
Mais il y a une chose dont les chants de la terre ne nous
parlent pas, c’est de la Beauté et la Bonté absolues, c’est
de Dieu. Si l’âme illuminée par la foi connaît et savoure
le mystère de son élévation à l’ordre surnaturel,
alors son chant ne ressemble à aucun autre. Le
grégorien ne ressemble à
aucun des chants qu’il a
pourtant utilisés. L’âme
et la sensibilité chrétiennes les ont transformés, elles les ont transÞ gurés, pour leur faire
dire des choses qu’ils
n’avaient jamais dites et
leur faire servir un dessein qui dépasse l’ordre
naturel.24
A part un petit nombre d’exceptions, ces
mélodies sont anonymes. Les noms de ces compositeurs ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Peut-être faut-il y voir une intention
de la Providence qui, voulant doter l’Eglise d’un chant
bien à elle, a dissimulé son origine sous l’anonymat ?
Ainsi les mélodies ne sont pas de tel ou tel homme, elles appartiennent à l’Eglise. Camille Bellaigue écrivait
à ce propos : « Tout ce qu’elles reçurent des hommes, ne
fût-ce qu’un nom, a péri, elles n’ont gardé que ce qui
vient de Dieu. »
LA LANGUE MUSICALE GRÉGORIENNE
Jusqu’ici, nous avons considéré ce chant sans nous
arrêter sur son vêtement mélodique. Il nous faut maintenant l’examiner de plus près.
5
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Dans le dernier article qu’ait écrit dom Gajard sur
« Le trésor grégorien », lisons ce qu’il dit de la langue
musicale grégorienne : « Bannissant par principe tout ce
qui serait passion, ébranlement des nerfs, sentimentalisme, elle est faite pour réaliser en nous l’harmonieux
équilibre des facultés de l’âme, l’ordre, la vraie paix, condition indispensable de la prière : modalement, pas de
“sensible”, pas de grands intervalles ; rythmiquement,
pas de divisibilité du temps premier 25, pas de mesure,
pas de temps “fort”, pas de syncope, pas de heurt ; au total quelque chose d’éminemment sobre, dépouillé : discipline austère assurément, mais qui excelle à maintenir
l’âme dans les dispositions d’adoration, de dépendance,
de révérence devant la Majesté divine, bref à lui inculquer ce “sens de Dieu” qui est la base même de la spiritualité chrétienne, et qui tend tellement à disparaître
de partout. Beauté singulièrement mise en valeur par la
souplesse inÞ nie qui lui vient, tant de la multiplicité des
échelles modales et de ses incessantes modulations que
de la liberté totale de son rythme. D’où une variété, une
ßexibilité, une richesse d’expression inconnue de notre
musique moderne, réduite aux seuls modes majeur et
mineur et soumise à la rigidité de la “mesure”. Musique
ßuide, éthérée, immatérielle, merveilleuse dans sa sobriété, et d’une parfaite distinction, tout entière au service de l’esprit, capable de se prêter aux plus intimes et
délicats sentiments du cœur et de l’âme… » 26
Une caractéristique du chant grégorien que relève ce
texte est la pauvreté, la modestie des moyens qu’il utilise. En effet une des choses qui frappent dans le grégorien, surtout pour nos sensibilités modernes qui sont
bien déformées, est la simplicité des moyens musicaux
employés, le dépouillement. Parmi les moyens que l’art
des sons met à la disposition du compositeur, il opère
une sévère élimination, il se contente des moyens mélodiques les plus simples. Sans entrer dans des détails
techniques, notons seulement que les notes ont une durée sensiblement égale, qu’il y a peu de grands intervalles, pas de succession de plusieurs demi-tons. Rien n’est
laissé à la satisfaction sensible : pas d’orchestration 27, pas
de polyphonie, pas de romantisme. Le chant grégorien
obéit à la loi chrétienne du renoncement.
C’est ainsi que l’on a pu parler 28 de la « chasteté » de
la mélodie grégorienne, parce qu’elle évite toute coquetterie qui attirerait sur elle-même l’attention de celui qui
chante ou de celui qui écoute, toute sensualité qui la ferait désirer pour elle-même. Il n’y a pas d’effets curieux,
ßatteurs pour l’oreille ; aucun apprêt, aucun brillant qui
aurait risqué de faire s’arrêter l’attention sur elle, alors
qu’elle doit se porter sur Dieu.
La musique profane exerce sur l’âme une séduction,
qui arrête sur elle-même l’intérêt des auditeurs. La musique sacrée, tout en restant belle musique, doit renoncer à être elle-même objet d’admiration. Il faut qu’elle
ne soit plus qu’un canal de beauté vers le Seigneur. Il en
6
•
va de la musique comme des personnes qui veulent entrer dans l’Eglise : elles doivent recevoir un baptême qui
les puriÞe et les consacre. Plus un être est chaste, plus
la présence de Dieu en lui est évidente et rayonnante.
C’est le cas du grégorien : il ne veut être qu’une transparence du spirituel.
Cette sobriété, cette pauvreté des moyens employés
ne va-t-elle pas engendrer l’indigence ? Avec un artiste
médiocre, elle le ferait sans doute ; mais le grégorien a
été composé par de grands artistes, des artistes de génie.
Ces moyens musicaux réduits parviennent à un résultat
sublime, ils produisent une beauté qu’aucune autre musique n’a réussi à égaler. « Cette musique est dépouillée
de tout sauf de la vraie richesse. » 29
La simplicité du grégorien réussit à être particulièrement riche et colorée, elle nous a donné un répertoire
très varié. Ses mélodies nous introduisent tout de suite
dans un climat empreint de gravité et de mystère, ou
bien un climat de grâce et de douceur. Elles créent une
impression à la fois de clarté et de plénitude. Ce chant
où tant de vigueur se trouve alliée à tant de délicatesse,
où la solennité et la légèreté s’équilibrent si bien, atteint
à une perfection qui en fait une merveille vocale. Si le
chant grégorien manque de saveur ou d’expression, c’est
qu’il est mal exécuté.
Le critère de l’art consommé, qui déÞe les siècles, ce
sont les mélodies des oraisons, de la préface, du Pater,
que l’on chante tous les jours, et personne n’en est fatigué, personne n’a jamais demandé à en changer. Faire
quelque chose de si beau, dont on ne se lasse jamais, avec
des moyens si simples, c’est cela le génie. Nous découvrons avec émerveillement les trésors de génie, de vie
intérieure et de sainteté mis en oeuvre par les compositeurs médiévaux. En une telle matière, du reste, la sainteté serait insuffisante sans le génie ; mais le génie sans
la sainteté resterait simplement au niveau de l’art…
La pauvreté des moyens employés, et le résultat obtenu nous démontrent abondamment que Dieu opère à
travers ces moyens très humbles. L’Esprit-Saint passe à
travers le chant, sans être arrêté par des obstacles mondains. Oui, c’est vraiment l’inspiration divine qui a produit ces chefs-d’œuvre qui ne doivent rien à des procédés profanes. Ces mélodies sublimes ont été fécondées
par le Saint-Esprit dans le cœur de saints. La préface
du Graduel, publié en 1907 par saint Pie X, ne craignait
pas d’affirmer que ce chant a été inspiré à ses auteurs par
l’Esprit-Saint lui-même.
Le grégorien ne nous distrait pas de l’essentiel, c’està-dire de Dieu. Au contraire d’autres musiques, avec le
chant grégorien nous sommes sûrs qu’est réalisée la devise de sainte Jeanne d’Arc : « Messire Dieu premier servi ! » Il ne sait faire autre chose que prier, et, pour cela, il
utilise ce qu’il y a de plus pur, de plus élevé en fait d’art
musical. Mgr Johan, ancien évêque d’Agen, expliquait
que « les mélodies grégoriennes sont si sobres, si pures
de toute emphase, de tout excès émotif, de tout mot
L’abandon du chant grégorien
•
musical vain, que l’âme peut s’y ravir sans se complaire
en elle-même, extasiée qu’elle se trouve en son chant ».
Et il ajoutait : « Ces mélodies éteignent tous les bruits,
elles répandent un envoûtement de silence, elles offrent
l’âme à l’emprise du Verbe. Quel dépassement de soi le
chrétien gagne à prier sur de la beauté ! » 30
« Plus on spiritualise le chant, plus on en fait l’expression adéquate de la prière qui est essentiellement
un langage spirituel… Par conséquent, plus votre chant
se spiritualise, plus, par le fait même, il prie… Plus vous
enlevez tout ce qui est matériel dans votre chant, et plus
vous le rendez capable de traduire ces idées qui sont tout
le fond du christianisme, plus vous en faites l’instrument
propre de la contemplation. » (dom Gajard) 31
LA LIBERTÉ DU RYTHME
Le texte de dom Gajard cité plus haut relevait aussi
le rythme du chant grégorien : le chant grégorien a son
rythme et combien merveilleux ! Sans entrer dans le détail, disons quand même que toute mélodie grégorienne
se lance (on appelle cela l’arsis) et se pose (on appelle cela
la thesis). Tout se lance et se pose ainsi ; le moindre et cum
spiritu tuo a son arsis et sa thesis. Le moindre Amen aussi.
C’est le texte, par l’accentuation des mots, qui donne à
la mélodie son rythme. Ce rythme repose sur une suite d’élans et de repos, binaire ou ternaire, qui alternent
librement dans un ordre imprévisible, ce qui donne au
chant l’aisance, la souplesse, le bondissement léger qui
le distinguent. La beauté du grégorien vient en particulier de cette liberté rythmique.
André Charlier disait à propos de ce rythme : « Les
choses spirituelles sont trop délicates pour s’accommoder d’une mesure rigoureuse. » 32
Et dom Gérard Calvet développait cette idée à sa
suite :
« Je voudrais terminer par un trait qui me paraît qualiÞer la musique grégorienne mieux que tout autre. Je
veux parler de la liberté.
Comment nos rythmes pourraient-ils se laisser emprisonner, comme le dit Henri Charlier, « dans la cage à
barreaux de mesure » 33 ? Comment le grégorien serait-il
tombé dans cette conception du rythme où est tombée
la musique depuis la Renaissance ?
En elle-même, toute vie spirituelle est imprévisible.
Elle n’est pas soumise aux lois qui régissent le monde
physique, elle échappe à tous les déterminismes. Et
quand cette vie de l’âme a reçu l’inßux de la grâce divine, d’une grâce qui délivre l’âme des liens du péché, qui
la délivre d’elle-même pour la faire s’oublier et se jeter
en Dieu, il ne faut pas s’étonner que lorsque cette âme
chante, son chant soit parfaitement libre.
Le beau privilège du grégorien, c’est d’être un chant
non mesuré, un chant d’hommes libres dont la voix fait,
pour ainsi dire, cesser le temps par des vocalises où l’âme
s’oublie, se réjouit, contemple et gloriÞe Dieu à cause de
sa grande gloire. » 34
L’EFFET SUR LA SENSIBILITÉ
Tâchons maintenant de mettre en lumière d’autres
caractères de la prière grégorienne.
Il existe des musiques superÞcielles, excitantes, dégradantes, qui s’adressent à ce qu’il y a de bas en nous, et
enchaînent l’homme à ses sens. Et il y a tout au contraire des musiques profondes, élevantes, qui libèrent l’âme
de ses attaches mauvaises en s’adressant à ce qu’il y a en
nous de plus noble. Le chant grégorien est éminemment
de celles-ci. Il n’y a pas, pour le constater, à choisir telle
ou telle pièce : tout le répertoire est à citer, ou mieux, à
expérimenter. Les divers styles grégoriens vont de la simplicité d’une préface (qui faisait l’admiration de Mozart),
jusqu’aux compositions plus développées et ornées qui
expriment avec davantage de lyrisme les merveilles de
Dieu. Mais tous élèvent l’âme.
Une autre qualité de notre chant grégorien qui nous
le rend très attachant, c’est qu’il sait interpréter et exprimer tous les sentiments, tous les mouvements de l’âme,
jusqu’aux plus délicats : l’amour, le désir, l’espoir, la conÞance, ou bien la tristesse, l’effroi. Mais tout cela dans
un climat de paix souveraine. Ce qui frappe est la sérénité, l’équilibre, la paix intérieure qui rayonnent de ce
chant. Le but de l’art n’est pas de remuer les passions. Le
chant grégorien les apaise, il paciÞe notre sensibilité, il
épure notre âme par son incomparable pureté. Il ne vise
jamais l’excitation émotionnelle, et pourtant il n’étouffe
jamais nos forces affectives ; mais la sensibilité de notre
nature déchue se trouve rectiÞée et mise à sa place. Tous
les sentiments, lorsqu’il les exprime, perdent en lui leur
caractère passionnel, anarchique, pour se présenter calmés, dominés par l’immense paix divine. Il favorise le
recueillement, il éteint tous les bruits en nous : la vraie
prière est là.
Car la sensibilité et la spiritualité ne sont pas juxtaposées dans l’homme, elles se compénètrent. Composé
par des âmes de mystiques, le grégorien oriente la sensibilité vers les cimes. Il est une préparation idéale de l’esprit aux choses d’en haut. Nous trouvons en lui un climat
exceptionnel qui nous rapproche de Dieu, une atmosphère apaisante qui nous dispose à la prière conÞante,
loin du vacarme du monde. Car ce qui nous empêche de
trouver Dieu, ce n’est pas que Dieu serait absent ; mais
bien que nous sommes, nous, là où Dieu n’est pas, c’està-dire dans nos soucis, au milieu de l’agitation. Le chant
grégorien, lui, nous libère, nous détache, nous permet
d’atteindre l’invisible. Il est donc le contre-pied des musiques bruyantes, des batteries et autres symphonies de
café-concert que propage la nouvelle liturgie. Quiconque
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Nouvelles de Chrétienté Nº 82
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se plaît aux gospels est incapable de goûter le grégorien et
montre que son âme est amoureuse du superÞciel.
En écoutant ce chant qui exclut toute mièvrerie sentimentale, qui n’exprime pas une joie bruyante, mais une
joie céleste, l’authentique joie chrétienne, nous éprouvons qu’il est un puissant moyen d’éducation ou de rééducation, d’équilibre et d’affi nement de la sensibilité et
du goût :
« On ne saurait fréquenter des œuvres aussi spirituelles, aussi dépouillées, sans que la sensibilité elle-même
ne soit invitée à se puriÞer, à se dépouiller, à se spiritualiser. A la longue on prendra en horreur ce qui est
vulgaire, fade, sentimental ou affecté ; seule une âme
indocile ou irréductiblement grossière se montrera incapable de comprendre le chant grégorien et d’en recevoir l’inßuence. » 35
LES RAPPORTS DE LA MÉLODIE
AVEC LE TEXTE
La plupart de nos chants sont empruntés à la Sainte
Ecriture, si bien qu’on a pu appeler le grégorien une Bible
en musique. L’Eglise a choisi des textes inspirés, les a
placés ensemble, les éclairant les uns par les autres. Ces
8
•
textes confessent la foi avec la précision doctrinale qui
convient à la prière officielle de l’Eglise, et cela fournit au
chrétien qui chante un critère de vérité, qui lui permet de
méditer les paroles sorties de sa bouche avec la certitude
d’entrer dans la pensée authentique de l’Eglise.
En recevant l’abbé dom Capelle, Pie XI disait qu’il
considérait la liturgie « le plus important organe du magistère ordinaire de l’Eglise » 36. Et Pie XII précisait que
« les cérémonies liturgiques solennelles sont une profession de foi en acte » et qu’à travers elles se répandent les
trésors du « dépôt de la foi et du dépôt de la grâce conÞés à l’Eglise » 37.
Dans le chant grégorien, le texte est l’essentiel, la
mélodie n’est employée que pour le servir et le mettre
mieux en évidence. C’est ce que l’Eglise demande du
chant sacré : le chant doit « procurer aux auditeurs l’intelligence des paroles » (concile de Milan de 1565) 38 ; les
paroles chantées doivent donc être distinctement audibles et intelligibles, c’est fondamental.
Les papes nous expliquent quels sont les rapports entre le texte et la mélodie dans le chant grégorien : « C’est
pour éclairer le sens des paroles que les mélodies grégoriennes ont été composées », dit Léon XIII 39.
« De même que son rôle principal [du chant sacré]
est de revêtir de mélodies appropriées le texte liturgi-
•
que proposé à l’intelligence des Þdèles, sa Þ n propre est
d’ajouter une efficacité plus grande au texte lui-même, et,
par ce moyen, de mieux disposer les Þdèles à recueillir
les fruits de grâces que procure la célébration des saints
mystères. » (Saint Pie X) 40
« Ce chant, dit Pie XII, à cause de l’intime convenance des mélodies avec le texte sacré des paroles, non seulement leur est très étroitement adapté, mais interprète
en quelque sorte leur sens et leur propriété. » 41
L’aspect du chant grégorien qui exprime par excellence son caractère sacré, c’est qu’il renonce à n’être que
musique : il est un serviteur humble et Þdèle du texte liturgique, pour le mettre en valeur, pour faciliter sa bonne intelligence. La mélodie grégorienne est née du texte
latin, elle adhère étroitement aux paroles et en souligne
le sens. Elle leur donne vie, expression, puissance. Elle
n’existe pas pour elle-même : elle n’est là qu’au service du
texte liturgique, elle lui est unie comme l’âme est unie
au corps, elle ne fait qu’un tout avec lui.
Car l’essentiel est bien le texte. La mélodie grégorienne nous aide à mieux le comprendre, elle en est le
commentaire. Elle traduit le texte liturgique en langage musical, et ainsi le sublime. « La mélodie n’est pas la
parole “mise en musique” mais la musique issue, jaillissant de la parole où elle était contenue et cachée. La
parole ici loin d’être l’esclave, ou seulement la servante
des sons, en est la maîtresse et la reine. » 42 Le texte imprègne l’âme par le truchement de la mélodie. On peut
dire que la spiritualité du chant grégorien est authentiquement liturgique, parce qu’il est essentiellement au
service du texte.
Avec le grégorien, le chant devient un instrument privilégié de grâce, parce qu’il aide à comprendre, de l’intérieur, le contenu spirituel des textes chantés. Le chrétien
trouve en lui un commentaire autorisé des textes, qui fait
partie de la Tradition et qui est offert à notre méditation sous une forme directement assimilable. Le chant,
pour ainsi dire, modèle l’âme selon l’attitude spirituelle
désirée par l’Eglise, il nous permet de conformer notre
esprit aux sentiments exprimés par l’Eglise. Au moyen
de cette catéchèse par la musique, l’Eglise nous enseigne, elle procure à nos âmes une nourriture dont la sûreté doctrinale est garantie.
Dom Jean Claire43 raconte qu’alors que, jeune moine,
il répondait la messe à dom Gajard, il voyait quelquefois le célébrant s’arrêter après avoir lu le texte d’une
antienne, comme pour se la chanter intérieurement, et
dom Gajard expliquait ensuite à son servant : « Le chant
grégorien c’est le commentaire officiel, donné officiellement par l’Eglise elle-même, des textes liturgiques » 44.
Le même dom Gajard disait : « Ceux qui font volontairement abstraction de la mélodie, considérée comme un
luxe inutile, pour s’en tenir au texte seul, se privent d’un
grand secours. Car c’est elle qui précise le véritable sens,
la portée et comme le climat de la prière de l’Eglise » 45.
Et un illustre jésuite, le P. Paul Doncœur, reconnaissait :
L’abandon du chant grégorien
« La liturgie est créée solennelle, et les pièces de l’office
divin ne peuvent être pleinement comprises que dans le
contexte mélodique qui les accompagne de droit. » 46. Ce
même religieux disait à ce propos : « Comment conclure
de la valeur d’un opéra en s’en tenant au seul livret ? »
Nous pouvons ainsi répondre à la question : qu’est-ce
que le chant apporte à la prière ? Dieu est ineffable, et les
seuls mots sont impuissants à le louer. Le chant transcende en quelque sorte les paroles, et leur donne une
dimension supérieure, pour les accorder à la grandeur
inÞ nie de Dieu. Ceci du côté de Dieu ; de notre côté à
nous, il est des sentiments que les mélodies expriment
encore mieux que les paroles. Le procédé de vocalise
révèle d’ailleurs l’inadéquation de notre langage : quand
les mots doivent s’arrêter, la musique seule continue.
Comparant les auteurs de ces mélodies à ceux qui, sur
le plan doctrinal, ont été appelés les Pères de l’Eglise,
dom Jean Claire a pu parler des « Pères de l’Eglise artistique et musicale », qui, complétant les premiers, ont eu
le charisme d’exprimer même l’inexprimable au moyen
de la musique, faisant ainsi du grégorien le langage de
l’ineffable.47
Nous chantons pour mieux prier. « Qui bene cantat, bis
orat — Celui qui chante bien prie deux fois », dit l’adage
antique. Et saint Augustin : « Chanter est le fait de celui qui aime » 48 : partout où l’Eglise prie, l’Eglise chante
aussi. C’est pourquoi, « si nous voulons posséder intégralement la prière de l’Eglise, ce n’est pas seulement dans
le bréviaire et le missel qu’il nous faut la chercher, mais
aussi dans le graduel et dans l’antiphonaire » 49 : les textes
liturgiques ne suffisent pas, il faut aussi leur revêtement
musical, qui « sculpte » la vérité, pour ainsi dire.
LA PRIÈRE DE L’EGLISE
A notre propre prière, le chant grégorien ajoute l’efÞcacité spirituelle de la prière de l’Eglise, puisqu’il s’agit
ici non pas de la prière d’un particulier ou d’une petite
communauté, mais d’un acte de toute l’Eglise, de la « société de la louange divine » (comme la déÞ nissait dom
Guéranger), autrement dit de l’Eglise sainte, du Corps
mystique du Christ, avec lui à sa tête, qui présente personnellement au Père cette supplication.
L’Eglise, et elle seule, a le secret de la prière, et sait
comment se tenir devant Dieu. Elle traduit en ces chants
ce dont elle seule possède le secret. Elle-même prie le
Père, prie le Christ son divin Epoux, à travers ces textes
et ces mélodies. Nos mélodies sont son chant. Elles expriment les sentiments avec lesquels elle rend son culte
au Père, à travers le Christ son divin Epoux. Car la liturgie n’est rien d’autre que la piété de l’Epouse du Christ
qui s’unit à son Epoux. Cette voix que nous entendons,
c’est la voix de l’Epouse qui nous révèle quelque chose
de son mystère le plus profond. Et notre prière vient se
fondre dans la sienne. A travers les prières chantées de
la liturgie, l’âme de l’Eglise passe en nous, et cette âme
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n’est autre que l’Esprit-Saint, qui l’assiste toujours et qui
a inspiré ces chants.
Ainsi se forme, jour après jour, fête après fête, chant
après chant, ce « sensus Ecclesiæ » que chaque chrétien
peut acquérir presque automatiquement à travers la
prière solennelle. L’Eglise nous fait chanter comme elle
croit, comme elle espère, comme elle aime. Le chrétien
qui entre dans cette prière officielle et s’y associe, peut,
avec la certitude d’être entendu, faire sienne la demande liturgique : « Ne regardez pas mes péchés, mais la foi de
votre Eglise ».
C’est pourquoi l’Eglise a reconnu dans le grégorien
son chant propre. Elle l’a tellement reconnu pour sien
que l’on pourrait même dire qu’il est devenu connaturel à
l’Eglise latine : quand l’Eglise chante, elle s’exprime par le
grégorien, que dom Gajard appelle « le chant de l’Eglise
en prière », ou « la prière chantée de l’Eglise » 50.
Dès lors, il n’y a pas à s’étonner de la beauté de ce
chant : la beauté de l’Eglise elle-même ne pouvait nécessairement produire que de la beauté : puisqu’elle est
l’Epouse du Christ, sa musique est un chant digne et
d’une telle Epouse et d’un tel Epoux. Le grégorien est
ici-bas l’anticipation du chant qu’exécute durant l’éternité la Jérusalem céleste.
LA ROMANITÉ
Une autre caractéristique du grégorien est sa « romanité ». Nous entendons d’abord par là l’origine de ce
chant. La langue latine a porté l’expression de la foi et du
culte catholique jusqu’aux conÞ ns du monde. Et les peuples convertis étaient Þers de chanter leur foi dans cette
langue, symbole réel de l’unité de la foi catholique.
Le chant grégorien permet au latin, langue sacrée,
de mieux atteindre le divin et exprimer le mystère, ce
qu’est incapable de faire la langue vulgaire, impossible
à chanter en mélodie grégorienne. Il nous communique
cet esprit de romanité qui doit caractériser tout véritable chrétien, parce qu’il est le chant de l’Eglise Mère et
qu’il est lié à la liturgie des antiques basiliques romaines. Le choix de nombreuses pièces a d’ailleurs été fait
en dépendance directe des sanctuaires de la Ville éternelle. Le grégorien nous attache davantage à tout ce que
Rome représente, il constitue pour nous un lien de plus
avec l’Eglise qui est, par un choix providentiel, « la mère
et la tête de toutes les Eglises ».
UN CHANT UNIVERSEL
Le grégorien est un chant catholique, c’est-à-dire
adapté aux hommes de tous les pays, de toutes les races,
de toutes les cultures. C’est la musique la plus universelle : essayez de faire aimer toute autre musique à des peuples très divers, vous verrez qu’aucune n’y réussit aussi
bien que le chant grégorien.
10
•
Si ce chant conÞ ne ainsi à l’universalité, c’est parce
qu’il touche quelque chose de très profond dans l’âme
humaine. Sa simplicité dans la manière d’appréhender
Dieu et les mystères de la foi rend son apprentissage relativement facile. Il constitue le chant le plus naturel qui
puisse exister, il est capable de s’accorder à la sensibilité
de tous les hommes. Voilà ce qui lui donne ce caractère
si populaire, et qui en fait un langage si universel. Voilà
pourquoi les disques de Solesmes se vendent si bien au
Japon. Voilà pourquoi les Noirs, en Afrique, se sentent
si à l’aise quand ils le chantent… Tous les hommes se reconnaissent en lui.
Ce chant est chargé de la prière de toutes les générations qui l’ont exécuté à travers tous les âges et sous
toutes les latitudes. L’Eglise en est si Þère que, dans ses
antiennes, elle a conservé certaines antiques traductions
latines de la Sainte Ecriture, antérieures à saint Jérôme,
par respect pour la musique dont le texte était revêtu.
Nous comprenons ainsi combien ce chant nous relie à
toute la tradition de l’Eglise. Pensons à tous les saints qui
ont prié avec le grégorien, à tous les prêtres, religieux,
religieuses, à tous les chrétiens qui ont adhéré, par le
cœur, à ce chant. Quel lien avec le passé de l’Eglise militante, et avec toutes les âmes de l’Eglise triomphante,
que ce chant a aidées à se sanctiÞer ! Quelle richesse
dans ce patrimoine vraiment « catholique », c’est-à-dire
universel !
UN SIGNE D’UNITÉ
Comme la langue latine, dont il est inséparable, le
chant grégorien est une langue supranationale et universelle. Il contribue à donner au chrétien le sens de la
catholicité, parce qu’il le met à l’unisson de tous ses frères répandus dans le monde entier, qui chantent de la
même façon, malgré la diversité de leurs civilisations. Il
permet aux chrétiens de toutes races de prier d’une voix
unanime, ce qui est une haute expérience de notre unité
dans le Christ. Ecoutons le pape Pie XII : « Lorsque le
chant grégorien se fait entendre dans les églises catholiques du monde entier, il porte en soi le signe de l’universalité, comme le fait la sainte liturgie romaine, si
bien que, dans quelque lieu de la terre où il se trouve, le
croyant reconnaîtra les mélodies qui lui sont familières
et se retrouvera donc chez lui, faisant ainsi l’expérience
de la magniÞque unité de l’Eglise et de la consolation
qui en est la conséquence. » 51
Quand un catholique allait dans un pays lointain, il
était dépaysé devant un mode de vie tout différent, mais
il y a un endroit où il se sentait chez lui : le dimanche, à
la messe, il pouvait chanter, comme il le faisait dans son
église paroissiale, le Gloria, le Credo et les autres chants
liturgiques, parce qu’ils étaient les mêmes dans tous les
lieux de la terre. Le latin et le grégorien unissaient les
chrétiens du monde entier, ils manifestaient de manière
éclatante l’unité et l’universalité de l’Eglise. Aujourd’hui
L’abandon du chant grégorien
•
c’est Þ ni : un catholique se rendant à l’étranger ne comprend plus rien à la messe (du moins dans l’Eglise conciliaire).
LA PRIÈRE DES HUMBLES
« Le clergé a trop souvent considéré qu’il suffisait de
proposer au peuple chrétien une religion facile : facile à
comprendre, facile à pratiquer. C’est oublier que notre
religion nous propose à croire les plus profonds mystères, et qu’elle nous appelle à la plus haute destinée, qui
est vraiment la sainteté. C’est de plus commettre dans
l’apostolat la plus grave des erreurs de jugement : car il
n’est pas d’âme, si déshéritée soit-elle, qui ne soit capable d’entendre la vérité, quand celle-ci prend un langage
qui est fait pour elle. Non pas un langage facile, ni moderne. Mais un langage qui soit de l’âme pour l’âme. » (André
Charlier) 52
Notre chant est la prière des humbles. L’Eglise l’offre à tous, aux plus simples comme aux plus savants. Ses
mélodies permettent aux Þdèles, même les plus simples,
de pouvoir s’unir totalement au sacriÞce de louange officiel
de l’Epouse du Christ.
La poétesse Marie Noël raconte que sa mère, humble
femme du peuple, n’était pas allée à l’école mais comprenait fort bien ce qu’elle disait quand elle chantait Veni
Creator, Miserere, Te Deum, MagniÞcat, De profundis 53.
La même poétesse faisait à ce sujet ces réßexions :
« Certains clercs novateurs tendent de plus en plus à
s’écarter de la liturgie traditionnelle pour ouvrir l’avenir à une religion discoureuse qu’ils pensent devoir parler
mieux, avec plus de fruit, à l’âme du peuple. Ils substituent dans les offices mêmes, aux mystérieuses hymnes
sacrées, jugées inintelligibles, le cantique en langue vulgaire qui dit tout ce qu’il signiÞe : peu de chose ou rien.
Dans ce parti pris de vulgariser — ô combien ! — le culte
divin en le dépouillant de sa séculaire beauté sanctiÞante, comme un ci-devant qu’il faut enÞ n exproprier, un
passé qu’il est temps d’appauvrir pour le mettre au bas
niveau du plus grand nombre, ils oublient que sa vertu
mystique est, au contraire, d’élever le plus grand nombre au niveau sur-quotidien des éternels élus. Est-il nécessaire au croyant de tout comprendre ? Dieu ne parle
pas seulement à l’homme par le discours plus ou moins
convaincant de l’homme, mais aussi, quand l’homme se
tait, par une atteinte intérieure que la parole ne sait pas.
La liturgie est, pour cette approche divine, une voie majeure et quasi sacramentelle. Elle est le chœur séculaire
de la Communion des Saints qui unit à travers les âges,
par les mêmes mots, chargés d’âme, de la même prière, le
Miserere et le MagniÞcat de Thomas d’Aquin le Docteur
et de Jeanne la Lorraine qui ne savait pas lire. N’ontils jamais, ces réformateurs — pas plus que Calvin jadis
— n’ont-ils jamais considéré le don fait aux foules qu’est
cette liturgie catholique par laquelle l’Eglise militante,
sur sa route de pauvre terre, accède parfois aux premiers
degrés rayonnants de l’Eglise triomphante et goûte un
instant le ciel ? Le don de l’Eglise au peuple, qui le mesure ? La multiple richesse liturgique, l’appel entre ciel
et terre du Rorate de l’Avent, sa sublime aspiration désolée et consolée ; le Gloria laus marchant et verdoyant
des Rameaux ; l’Exsultet de la Nuit pascale ; les grands
Alleluias de Pâques sous les cloches à toute volée ; la lamentation d’outre-terre de l’Office des morts, son formidable et suppliant Dies irae ; le Parce Domine implorant
des malheurs publics ; le Te Deum fulgurant, surhumain,
des épiques actions de grâces, toute cette magniÞcence chantée, l’Eglise catholique la donne au peuple dans
la magniÞcence monumentale des cathédrales sous la
magniÞcence radieuse des verrières. Jamais roi dans sa
gloire ne s’est offert à soi-même un trésor tel, jamais les
chefs des républiques n’en rassembleront de tel pour le
faste réservé à leurs invités de marque. Mais elle, l’Eglise
catholique, dans l’inégalable égalité de sa charité universelle, l’a ouvert, et l’ouvrira de siècle en siècle, au moindre de ses petits, au premier mort qui entre, au premier
gueux qui passe. » 54
Le grégorien n’est pas pour des spécialistes : non, il
est fait pour le peuple chrétien. Comme tous les grands
chefs-d’œuvre, il est parfaitement susceptible d’être compris et aimé par le peuple, il est même un moyen d’éducation merveilleux, parce qu’il ouvre l’âme aux réalités
éternelles. C’est pourquoi les papes ont demandé que
l’on apprenne ce chant au peuple :
« Que l’on mette un soin tout particulier à rétablir
l’usage du chant grégorien parmi le peuple, aÞ n que de
nouveau les Þdèles prennent, comme autrefois, une part
plus active dans la célébration des offices. » 55
« Quant aux Þdèles, et en vue de les faire participer
d’une façon plus active au culte divin, que le chant grégorien soit remis en usage parmi eux, pour les parties
qui les concernent. De fait, il est absolument nécessaire que les Þdèles n’assistent pas aux offices en étrangers
ou en spectateurs muets ; mais qu’ils prennent part aux
cérémonies sacrées, pénétrés de la beauté des choses liturgiques. » 56
LA VALEUR APOSTOLIQUE
DU GRÉGORIEN
Pie XII soulignait « l’inappréciable valeur de la liturgie pour la sanctiÞcation des âmes et donc pour l’action
pastorale de l’Eglise » 57 : cela vaut en particulier pour le
chant grégorien.
C’est là sans doute, dans l’écoute du chant grégorien,
que Dieu a fait naître en bien des âmes les premiers désirs de vie consacrée à son service. Voici le témoignage
d’un prêtre, M. l’abbé Fraysse : « Déjà tout enfant, dans
l’église de ma paroisse natale, j’avais été séduit par les
chants latins de la messe et des vêpres. Et pourtant, ils
étaient loin d’être parfaits et je n’étais pas encore en me-
11
Nouvelles de Chrétienté Nº 82
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sure de les comprendre. Mais je priais avec mon cœur, je
chantais avec les chantres et mon âme s’éveillait à la vocation sacerdotale. J’étais déjà saisi par le mystère divin.
Ces chants latins que je ne comprenais pas me faisaient
prier et je rêvais déjà de monter un jour à l’autel. » 58
Ces chants ont un grand pouvoir, même sur ceux qui
n’ont pas la foi ; ils exercent un charme sur les âmes. Le
cœur d’Augustin, qui n’avait pas encore la foi, se fondait
en les entendant :
« Que de larmes j’ai versées, mon Dieu, en entendant
vos hymnes et vos cantiques : j’étais pris violemment par
le charme des paroles de votre Eglise qui vous chantait ;
ces paroles s’insinuaient dans mes oreilles et votre vérité
resplendissait dans mon cœur, il en était comme accablé. Alors c’étaient des élans d’ardeur divine, mes larmes
s’épanchaient et c’était pour moi le bonheur. » 59
Nos contemporains sont immergés dans le bruit de
fond permanent des machines qui les environnent, et
le martelage obsédant de rythmes musicaux primitifs.
Quel gouffre sépare cette ambiance de la pure prière du
chant grégorien ! Et pourtant, les témoignages abondent
de personnes saisies par lui, découvrant la prière contemplative à travers lui. Ils montrent que derrière cet écran
sonore, qui a envahi même les églises, de nombreuses
âmes cherchent la plénitude du vrai et du beau.
Dom Gramont, abbé du Bec-Hellouin, raconte comment un jour un pasteur protestant, à l’issue d’un office
choral de l’abbaye auquel il avait assisté, s’était écrié :
« J’ai vu l’Eglise ». Cela lui avait suffi pour identiÞer la
véritable Eglise. Cette Eglise qu’il avait aperçue, c’est
celle dont saint Paul dit qu’elle est « l’Epouse du Christ,
sans tache ni ride ni rien de semblable ».
Voici encore le témoignage d’André Charlier, témoignage par lequel s’ouvre son très beau livre sur le chant
grégorien : « Le jeune homme que j’étais à dix-huit ans,
qui cherchait son chemin dans une grande ténèbre, en
quête d’une vérité qu’il pressentait confusément, – une
vérité vivante, faite pour l’âme et non seulement pour
l’esprit –, eut la révélation de la sainteté par le chant grégorien. J’avais reçu une éducation musicale plus complète que celle de beaucoup de jeunes gens de mon âge,
je connaissais la plupart des grands chefs-d’œuvre de
la musique, j’avais même pratiqué la polyphonie de la
Renaissance. Le chant grégorien, que je découvris avant
d’être chrétien, avant d’avoir la foi, me révélait des choses qui n’étaient pas de la terre et que nulle autre musique humaine, fût-elle géniale, ne savait dire. Ainsi je découvris l’amour du Christ, mieux que dans beaucoup de
sermons, dans l’antienne Ubi caritas et amor. Cet ineffable
mystère de la Rédemption, mystère d’un Dieu immolé
sauveur de son peuple, j’en soulevais le voile en entendant un chœur monastique chanter durant la Semaine
Sainte le Christus factus est. Les reproches que le Christ
adresse aux pécheurs dans les Impropères du Vendredi
Saint, c’était pour moi qu’ils retentissaient, et ils faisaient
couler mes larmes. Bref, dans sa nudité et sa simplicité,
12
•
le chant grégorien m’emmenait beaucoup plus loin que
les musiques humaines, il me faisait entrevoir la réalité
de ces mystères que je ne soupçonnais pas ; il m’emplissait de cette “plénitude de Dieu” dont parle saint Paul ;
il me disait que cette plénitude était pour moi si je le
voulais ; j’avais la certitude que c’était Dieu lui-même qui
me parlait par ce chant. » 60
Ce témoignage montre que le chant grégorien est
un moyen très efficace, non seulement de sanctification, mais aussi d’apostolat : il conduit les âmes à Dieu,
il convertit, il est profondément apostolique. Quand
A. Charlier a vu la beauté des prières de l’Eglise, il s’est
dit : « Il y a là un langage qui ne vient pas de la terre. »
Mais le même A. Charlier disait avant de mourir, il y
a 30 ans : « Je n’aurais pas pu me convertir maintenant,
parce que les hommes d’Eglise ont détruit ce qui a été
pour moi le chemin de la conversion. »
Un religieux spiritain, qui fut 45 ans missionnaire
en Afrique, donnait ce témoignage très intéressant 61 :
« Oui nous chantions la messe presque chaque matin 62, et
nos noirs aimaient cela ; ils y assistaient assez nombreux,
souvent suivant la messe à l’aide d’un gros livre de l’édition vaticane. […] Quand le colonel Leclerc partit pour
le Tchad avec l’embryon de la 2ème D.B., les Camerounais
de cette troupe emportaient dans leur paquetage le gros
livre de l’édition vaticane, et partout ils chantaient la
messe de l’aumônier.
Un jeune prêtre mourut, l’abbé Jean Tali. J’ai assisté à son enterrement et entendu ce jour-là une foule
de deux mille personnes chantant par cœur le Libera.
Ceux qui ont assisté aux manifestations de l’année mariale à Yaoundé peuvent attester que durant le triduum
de l’Immaculée, pendant trois jours, la grand’messe fut
chantée au terrain des sports par la foule des pèlerins.
Ah ! combien vous avez raison d’affi rmer que le grégorien peut être un chant populaire, et même le seul qui
puisse l’être, à condition bien sûr que les prêtres se chargent de l’enseigner.
Après le Cameroun, j’ai passé dix ans à l’île Maurice.
Là, à la cathédrale de Port-Louis, je donnais tous mes
soins à une schola de pueri cantores auxquels j’enseignais
tout par cœur : ces enfants avaient une telle mémoire
musicale qu’il me suffisait d’avoir moi-même chanté une
mélodie devant eux pour qu’ils retiennent exactement
la mélodie et les paroles. »
L’expérience de nombreux missionnaires nous conÞrme que le chant grégorien est valable pour les hommes
de tous les lieux comme de tous les temps. Il n’est pas le
produit d’une nation, ou d’une culture : il appartient au
patrimoine de toute l’humanité.
L’ABANDON ACTUEL
Nous avons vu les efforts de saint Pie X, repris par
ses successeurs, pour rétablir et promouvoir le chant grégorien. Malheureusement, dans ce domaine de la mu-
•
sique et du chant comme dans bien d’autres, les papes
n’ont pas été obéis. Voici à ce sujet le témoignage des
frères Charlier :
« Le grégorien a été pratiqué dans les paroisses, depuis la réforme liturgique de Pie X, partout où il s’est
trouvé un curé qui ait vraiment cru que l’adoption du
grégorien était une chose très importante, à cause de son
rayonnement religieux sur les âmes. Malheureusement
le clergé a trop souvent considéré que le peuple chrétien n’est capable que d’une vocation médiocre, si je puis
dire, c’est-à-dire qu’il faut lui proposer une religion banale et facile. » 63
« Je faisais partie en 1913 de la Schola sainte Cécile.
Le clergé de Paris tenait à son organisation de chants
religieux mais mondains avec chanteurs salariés, ténors
et sopranos solo, ce qui lui enlevait le soin de s’en occuper, mais le privait d’un moyen d’apostolat qu’il ne comprenait pas. Notre chef nous disait : “Il faudrait une petite révolution, et qu’il y ait une trentaine de curés de
Paris fusillés, alors le chant grégorien pourrait s’épanouir.” S. Pie X avait contre sa réforme du chant religieux les mêmes adversaires qu’il combattit dans l’encyclique Pascendi, plus tous les imbéciles et ceux qui sont
dépourvus de goût. » 64
Le mouvement s’est accéléré dans les années 1950
et 1960, qui ont vu l’abandon progressif du chant grégorien.
Longtemps avant le Concile on vit paraître un petit
Manuel à l’usage des Þdèles, contenant en particulier
un grand nombre de cantiques français. Cette édition
était réalisée en commun par sept éditeurs différents.
Ce manuel a été diff usé de telle manière qu’on le trouvait dans toutes les églises de France : chaque dimanche le Þdèle retrouvait à sa place ce petit manuel qui
l’attendait, et il n’apportait plus son missel. Que trouvait-on dans ce manuel ? Les productions des auteurs à
la mode, par exemple « les créations musicales en langue vulgaire du père Lucien Deiss, spiritain, professeur
à Chevilly jusqu’en 1957, [qui] tendaient à supplanter le
chant grégorien. » 65
Je me souviens des messes de mon enfance, où tout
ce qui restait du répertoire grégorien était le kyriale des
anges (le n° VIII), répété invariablement chaque dimanche. Les prêtres ne se souciaient pas de faire aimer et
d’apprendre le grégorien à leurs paroissiens. Car ce sont
eux, les prêtres, qui ont été les principaux responsables
de l’abandon du chant grégorien.
Pour démolir le chant grégorien on avançait un argument excellent : il ne convient bien qu’au latin. Puis
donc qu’on supprime le latin, on supprime son chant
d’accompagnement. C’est logique. (Comme est logique
le raisonnement inverse : il faut conserver le latin et avec
lui le grégorien…) Désormais tout contact actif du peuple avec le latin et le chant grégorien était rompu, ce qui
est un fait très grave.
L’abandon du chant grégorien
Pourquoi tant de prêtres ont-ils jeté le chant grégorien aux orties aussi facilement que le latin, leur soutane,
et même la messe ? Cela vient de l’incompréhension chez
eux de la liturgie. Henri Charlier raconte comment, de
passage dans un séminaire vers 1930, au moment de l’offertoire de la messe chantée qui était celle d’un confesseur, « un séminariste d’une voix forte et grave entonna
sur un air de valse : O tendre Mère… Or tous ces prêtres
étaient de bons prêtres ; dans ce séminaire ils étaient
même d’une culture non commune, mais avaient été
formés à l’envers de ce qui peut instruire une société
chrétienne. » 66
Selon une technique bien éprouvée dans tous les domaines de la révolution liturgique, tandis que le concile
Vatican II proclamait encore : « L’Eglise reconnaît dans
le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c’est donc lui qui, toutes choses égales d’ailleurs, doit
occuper la première place » 67, nous avons assisté depuis
Vatican II, malgré les déclarations conciliaires, à l’abandon pratique du grégorien et du latin. Nos modernes iconoclastes donnaient l’assaut, et travaillaient activement
à la destruction du grégorien, ou du moins à en faire un
objet de musée. Officiellement le grégorien gardait sa
place dans la liturgie. Pratiquement il était enterré sans
pompe ni honneur, c’est-à-dire relégué à Solesmes et
dans quelques autres lieux fréquentés par des fossiles.
Nous retrouvons là aussi les méthodes employées par
une faction prépotente, qui tenait les leviers de commande dans l’Eglise : « Par un véritable coup de force, les bureaux ont décrété l’assassinat du latin, du chant grégorien
et de la musique sacrée. » 68 « Tout ce que nous voyons et
entendons prouve abondamment qu’il y a ce qu’on peut
bien appeler une conjuration pour éliminer totalement
le latin et le grégorien de la liturgie. Un curé de Paris
disait il n’y a pas longtemps à ses vicaires : “Ah ! ce grégorien, j’aurai sa peau !” […] Par la volonté du clergé, les
jours du grégorien sont comptés. » 69
En 1964, l’Episcopat français nommait une
Commission de musiciens experts destinée à lui faire
connaître le sentiment des musiciens sur l’évolution de
la musique d’Eglise. Deux ans plus tard (le 22 novembre
1966), neuf des dix membres laïcs de la Commission signèrent une déclaration pour exprimer leur protestation
contre la tournure des choses :
« Les soussignés tiennent à exprimer leur très vive inquiétude devant une évolution qui, loin de conduire à un
renouveau de la musique d’Eglise, leur semble de nature
à en détruire les structures. Ils estiment que les efforts
de tous devraient être employés à améliorer les déÞciences, non à saccager aveuglément un capital amassé par
les siècles, que l’on ne pourra plus ensuite reconstituer
sans les plus grandes difficultés. » (§ I)
Le développement des scholas « est rendu de plus en
plus difficile par l’attitude de certains pasteurs, et aussi par l’élimination du latin, qui interdit brusquement
13
Nouvelles de Chrétienté Nº 82
Juillet-août 2003
l’usage de la plus grande partie du répertoire existant,
ne proposant pour le remplacer, sauf trop rares exceptions, que des ersatz dérisoires. » (§ IV) 70 Mais que valait l’avis des hommes compétents en face de l’idéologie
dominante chez les ecclésiastiques et les laïcs “engagés”,
contre “l’esprit du concile” qui submergeait tout ?
Le chant polyphonique est aujourd’hui aussi sinistré
que le grégorien. Par quoi ces chants ont-ils été remplacés ? Dressons un rapide inventaire des expériences auxquelles nous avons assisté durant ces quarante dernières
années sur le terrain de la musique liturgique.
Pour ce qui est des paroles des nouveaux cantiques, on
a proposé un chant dit « populaire » en langue vulgaire.
Mais suffit-il de prier en français pour que les foules retrouvent le sens de Dieu ? Certainement non. La liturgie
moderniste, en voulant imposer la langue vulgaire, sous
prétexte de faire comprendre, a supprimé le mystère et
le sens du sacré.
La pauvreté de l’inspiration a engendré le plus souvent des fadaises, des textes niais ou insipides, ou même
dont on se demande ce qu’ils veulent dire. Mais certains
cantiques expriment une nouvelle “théologie”, dégoulinante d’humanisme, voire carrément révolutionnaire.
Les nouveaux chants exaspéraient beaucoup de Þdèles :
« On nous oblige à chanter ou à écouter des cantiques
imbéciles », disait André Charlier.71
« Voici la liturgie tout entière réduite au langage de
tous les jours, privée par le fait même de cette aura poétique qui l’accompagnait depuis des siècles, car la langue
sacrée est par elle-même ouverte sur un autre monde. Le
dessèchement est donc inévitable ; et c’est pour remédier
à ce premier mal qu’on a recouru à un second, qui l’aggrave au lieu de l’atténuer : on a cru que le vague à l’âme
romantique, avec toute la gamme de ses sous-produits,
pourrait en être l’antidote, et la musique vulgaire a été
mise à contribution pour ajouter la vibration qui manquait à la langue de tous les jours. » 72
La banalité des textes n’a d’égale que la médiocrité
de la musique. Dans ce domaine, les catholiques ont eu
droit aux mélodies à l’eau de rose ou sirupeuses, comme
celles du Père Gélineau, ou à une musique informe, bricolée par des amateurs.
Les complaisances pour la musique moderne ont produit aussi des chants dont le rythme manifeste à lui seul
que leur place n’est pas dans une église, où tout doit élever l’âme et lui donner le sens du sacré. Un nouveau genre
de musique est né, qui n’élève pas l’âme vers Dieu, mais
au contraire la tient enchaînée à ses passions. Une musique sentimentale, voire sensuelle. C’est l’aspect passionnel des sentiments humains qu’il s’agit de traduire. Cela
peut être parfois très émouvant, mais d’une émotion qui
témoigne que l’équilibre intérieur est rompu.
Les catholiques des années 1960 ont vu débarquer
dans leurs églises les guitares, les batteries, les messes en
jazz, etc. « Le Þ n du Þ n de l’aggiornamento, c’est le jazz
14
•
et les negro spirituals, issus, nul n’en saurait douter, des
profondeurs de la sensibilité populaire de nos pays. » 73
Ces hymnes et ces cantiques sont-ils « inspirés par
l’Esprit » ? demanderait saint Paul.74 Quoi qu’en pensent
les prêtres atteints de folie conciliaire, dont la grande
crainte était d’être “en retard” par rapport aux paroisses
voisines, il est évident que non.
Les chants modernes sacriÞent à la facilité, à la mode,
aux apparences, pour une génération tombée dans l’inconsistance. Qu’ils paraissent superÞciels, comparés au
chant grégorien ! « Nous sommes une pauvre Eglise qui
a honte de ses trésors et qui délibérément se dépouille
de ses richesses les plus authentiques. On me dit qu’il est
nécessaire qu’elle le fasse pour s’ouvrir au monde ! Je n’en
crois rien du tout. » 75 Les novateurs espéraient peut-être
amener à l’église des gens qui entendaient tous les jours
les chansons de la radio. Mais il devient ensuite difficile de comprendre la simplicité du chant grégorien : une
conversion de l’esprit et du cœur est nécessaire pour cela. Le grégorien possède une grâce spéciale ; mais l’âme
ne peut le comprendre vraiment que si elle a le sens du
mystère, et est déjà accordée au surnaturel. Il faut, pour
l’écouter, une attitude d’âme réceptive et priante.
Il ne s’agit pas d’un problème seulement musical : ce
n’est pas simplement du grégorien qu’on s’est débarrassé,
mais de toute une spiritualité qui est tout de même la
spiritualité authentique et traditionnelle de l’Eglise. « Le
grégorien est l’expression la plus haute dans l’art musical
de la spiritualité catholique. Or on est en train de nous
fabriquer une spiritualité moderne, ou plutôt une pseudo-spiritualité, qu’on croit plus accessible à la masse, et
qui l’est en effet parce qu’elle se préoccupe peu de hausser
le peuple Þdèle du plan des réalités naturelles à celui des
vérités surnaturelles. Son trait le plus remarquable est
qu’elle ignore l’adoration : comment alors pourrait-elle
s’exprimer par un art qui est le langage même de l’adoration ? » 76 Alors que le chant grégorien, qui est l’expression très pure de la foi, évoque Dieu dans la lumière de
Dieu, le sentiment religieux l’évoque en se mouvant au
plan humain, au plan naturel.
Puisque le progressisme a chassé le grégorien de nos
églises, pour le remplacer par la laideur et l’invasion de
musiques profanes, on peut appliquer à ces musiques ce
que Pie XI disait au sujet de la musique d’orgue : « Nous
ne pouvons Nous empêcher de déplorer que certaines
tentatives de musique moderne cherchent à introduire
dans le temple un esprit profane. Si ce genre de musique
commençait à s’introduire, l’Eglise devrait le condamner
absolument. » 77 Le concile de Trente avait déjà proscrit
« toutes ces musiques où se mêlerait quelque chose d’impur et de sensuel. » 78
Pour terminer cette partie, nous citerons les vigoureuses apostrophes du grand musicien d’église que fut
Joseph Samson, proférées au IIIème Congrès international de musique sacrée de Paris en 1957 :
« Si le chœur n’apporte pas à l’office plus de vie spirituelle, qu’il se taise !
L’abandon du chant grégorien
•
Si le chant n’est pas là pour me faire prier, que les
chantres se taisent !
Si le chant n’est pas là pour apaiser mon tumulte intérieur, que les chantres s’en aillent !
Si le chant n’a pas la valeur du silence qu’il a rompu,
qu’on me restitue le silence !
Tout chant qui ne tend pas à promouvoir le silence
est vain ».79
SAUVER CE PATRIMOINE
Quand on touche à la liturgie, on touche à la foi de
ceux qui la célèbrent ou qui y assistent, et on touche
aux moyens de sanctiÞcation : il y a « un rapport intime
entre le culte chrétien et la sanctiÞcation du peuple. »
C’est pourquoi le pape Célestin Ier disait “que la loi de
la prière détermine la loi de la croyance.” » 80
Quand on supprime le chant grégorien aux Þdèles,
on leur supprime donc quelque chose d’essentiel. « Dire
que le grégorien n’a jamais été fait pour le peuple des
paroisses est une contre-vérité aussi ßagrante que si on
disait que l’art roman n’a pas été fait pour le peuple des
paroisses, alors que tant d’églises de villages sont là pour
témoigner du contraire. » 81
« Les schismes et les hérésies ont souvent commencé
par une rupture avec la Romanité, rupture avec la liturgie romaine, avec le latin, avec la théologie des Pères et
des théologiens latins et romains. […] Les clercs et les
Papes modernistes s’empressent de détruire tout vestige
de “Romanité” » disait Mgr Lefebvre.82 La rupture avec
le passé de l’Eglise est un signe de rupture avec la foi catholique elle-même. De fait, nous avertit le pape Pie VI,
les disciples de Wiclef et les protestants « se sont élevés
avec fureur contre l’usage du chant ecclésiastique. » 83
Saint-Exupéry, dont la pensée n’était pas guidée par
la foi, a eu cette réßexion célèbre :
« Je hais mon époque de toutes mes forces ; l’homme
y meurt de soif. Ah ! général, il n’y a qu’un problème, un
seul, de par le monde : rendre aux hommes une signiÞcation spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant
grégorien. » 84 Le grégorien est une source inaltérable
et toujours jaillissante de vie. Mais il est à craindre que
par l’oubli et l’abandon de ce chant, nos contemporains
ne ressemblent à des voyageurs errant dans le désert,
condamnés peut-être à mourir de soif au bord d’une
source.
En voyant le sort actuel de ce chant, la dévastation
de la musique religieuse, pensons que nous avons une
mission importante de transmission du patrimoine de
l’Eglise. Il s’agit de sauver et de maintenir le trésor de la
chrétienté, dont ce chant fait partie. Le grégorien devrait retrouver la place qui lui revient, c’est-à-dire la première, dans le déroulement de la liturgie.
Et cela ne se fera pas sans nous, sans un effort de
chacun de nous. Nous serions heureux parce que nous
marmonnons le kyrie des anges chaque dimanche ! Que
les anciens auraient de leçons à nous donner ! Il faut accepter de se former sérieusement au chant grégorien.
La chorale de votre paroisse serait sans doute heureuse
d’accueillir du renfort : songez-y sérieusement.
Avec un peu de bonne volonté un kyriale s’apprend
en quelques semaines — il faut suivre sur son livre de
chants ou son missel. Et même apprenons des pièces de
telle manière que nous puissions les chanter ou les fredonner, comme nous le ferions spontanément pour un
chant connu et aimé de longue date. Ainsi le chant de
l’Eglise prendra vie dans nos cœurs. Il faut prier en chantant et chanter en priant. Le chant de quelqu’un qui prie
a un accent, une profondeur qu’aucune technique, et encore moins aucun artiÞce, ne saurait imiter.
Nos efforts seront récompensés : notre tradition liturgique maintenue Þdèlement est une grande source de
consolation. Nous en faisons sans cesse l’expérience, en
sorte que nous avons envers ce chant une dette de reconnaissance ! Aimons le grégorien ; comprenons quel trésor
nous possédons, et chantons-le de tout notre cœur. C’est
une véritable joie pour l’âme qui aime Dieu de chanter
sa louange. L’Esprit-Saint nous y presse dans l’Ecriture :
« Chantez à Dieu, célébrez le Seigneur ! » 85 Chanter, c’est
exprimer sa foi et son amour, dans la disponibilité à la
grâce. Le chant grégorien est tout cela ; c’est pourquoi
nous l’aimons, aÞ n d’aimer Dieu.
Pensons à tous les saints du Ciel qui ont prié comme
nous, qui se sont sanctiÞés comme nous essayons de le
faire, avec les mêmes moyens. Et que la Vierge Marie
dont le « MagniÞcat » révèle l’âme toute chantante, nous
introduise dans son âme et nous apprenne à chanter le
Seigneur.
1
Saint Pie X : Motu proprio Tra le sollecitudini.
Pie XII : Encyclique Musicæ sacræ disciplina, 25 décembre 1955.
3
Idem.
4
Idem.
5
Saint Pie X : Motu proprio Tra le sollecitudini.
6
Encyclique Musicæ sacræ disciplina.
7
Encyclique Mediator Dei, 20 novembre 1947.
8
Instruction de la Sacrée Congrégation des rites sur la
musique sacrée et la liturgie, 3 septembre 1958.
9
Saint Pie X : Motu proprio Tra le sollecitudini.
10
Camille Bellaigue, in La revue universelle, 15 juin 1920.
11
Pie XII : Encyclique Musicæ sacræ disciplina.
12
Cf. Pie XI : Constitution apostolique Divini cultus,
20 décembre 1928.
13
Qui fut longtemps le maître de chœur de Solesmes, et
dirigea des enregistrements réputés.
14
Dom Joseph Gajard : La vérité du chant grégorien, in Revue
2
15
Nouvelles de Chrétienté Nº 82
Juillet-août 2003
•
grégorienne, 1949.
15
Cf. P.-D. Delalande, O.P. : La valeur théologique et contemplative du chant grégorien, in Revue grégorienne, 1949.
16
Dom Joseph Gajard, art. cit. La vérité du chant grégorien.
17
A. Le Guennant était le directeur de l’Institut grégorien de Paris.
18
Chapitre XIX. Saint Augustin disait déjà : « Que notre
esprit soit en accord avec notre voix. »
19
Encyclique Mediator Dei.
20
Pie XII : Encyclique Musicæ sacræ disciplina.
21
Pie XI : Constitution apostolique Divini cultus.
22
R.P. Delalande O.P. dans l’Initiation théologique (Cerf,
1949).
23
Dom Froger (moine de Solesmes) : Origine, histoire et restitution du chant grégorien, dans la revue Musique et liturgie,
février 1951.
24
Cette idée a été développée par dom Gérard Calvet,
dans une conférence prononcée le 5 juin 1971 à Versailles,
à l’occasion du 6ème congrès Una voce.
25
C’est-à-dire que la durée des notes est indivisible.
26
Ouest-France, 31 mars 1972.
27
Dom Jean Claire dit à ce sujet : « L’harmonisation instrumentale dont on l’aff uble, sous prétexte de soutenir le
chant, est un contresens historique. » (Conférence au congrès international de chant grégorien de Paris, en 1985.)
28
Cf. l’étude du R.P. Delalande, O.P. dans l’Initiation théologique (Cerf, 1949).
29
André Charlier : Le chant grégorien, p. 13.
30
Cité par Mgr Morilleau, évêque de La Rochelle, dans sa
conférence donnée au 3ème congrès international de musique sacrée, en juillet 1957 ( Actes, Paris, 1959, p. 192).
31
Cité par Una voce, septembre-octobre 1985.
32
Itinéraires, mars 1965.
33
Henri Charlier, in Itinéraires, mai 1968.
34
Conférence prononcée le 5 juin 1971, au 6ème congrès
Una voce.
35
R.P. Delalande : étude citée note 28.
36
Audience du 12 décembre 1935 (Questions liturgiques et paroissiales, Louvain, XXI, 1936).
37
Allocution aux participants du Ier congrès international
de liturgie pastorale d’Assise, 22 septembre 1956.
38
Cité par le pape Benoît XIV dans l’encyclique Annus qui
du 19 février 1749.
39
Lettre à dom Delatte, abbé de Solesmes, du 17 mai
1901.
40
Motu proprio Tra le sollecitudini.
41
Encyclique Musicae sacrae.
42
Camille Bellaigue, in La revue universelle, 15 juin 1920.
43
Maître de chœur de Solesmes.
44
Dom Jean Claire : Le chant grégorien et Solesmes, discours
de réception à l’Académie du Maine (4 décembre 1982).
45
Cité par A. Le Guennant, Revue grégorienne, 1956, p. 23.
Etudes, 1955, p. 371.
47
Cf. note 43.
48
Sermon 336.
49
Mère Elisabeth-Paule Labat : Essai sur le mystère de la musique, Fleurus, 1963.
50
Revue grégorienne, 1949, p. 10.
51
Encyclique Musicæ sacræ.
52
Le chant grégorien, p. 19.
53
Notes intimes.
54
Ibid.
55
Saint Pie X : Motu proprio Tra le sollecitudini.
56
Pie XI : Constitution apostolique Divini cultus.
57
Allocution au congrès d’Assise, 22 septembre 1956.
58
Cité dans Una voce, juillet-août 1985.
59
Saint Augustin : Confessions, livre IX, chap. 6.
60
A. Charlier : Le chant grégorien, p. 11-12.
61
Cité dans Itinéraires, janvier 1966.
62
C’est nous qui soulignons.
63
André Charlier : Itinéraires, novembre 1965.
64
Henri Charlier : Itinéraires, février 1973.
65
Mgr Tissier de Mallerais : Marcel Lefebvre, une vie,
p. 360.
66
Itinéraires, février 1973.
67
Constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium du
4 décembre 1963, n° 116.
68
Louis Salleron : Itinéraires, novembre 1967.
69
André Charlier : Itinéraires, janvier 1966.
70
Texte de la déclaration dans Itinéraires, décembre 1966.
71
Itinéraires, novembre 1965.
72
Dom Jean Claire : conférence au congrès international
de chant grégorien de Paris, en 1985.
73
Louis Salleron : Itinéraires, novembre 1967.
74
Ephésiens 5,19.
75
André Charlier : Itinéraires, novembre 1965.
76
André Charlier : Itinéraires, janvier 1966.
77
Constitution apostolique Divini cultus.
78
Session XXII.
79
Actes du IIIème Congrès international de musique sacrée. Joseph Samson fut directeur de la maîtrise de la cathédrale de Dijon.
80
Pie XI : Constitution apostolique Divini cultus.
81
André Charlier : Itinéraires, novembre 1965.
82
Itinéraire spirituel, p. 90.
83
Encyclique Quod aliquantulum du 10 mars 1791.
46
84
85
16
Antoine de Saint-Exupéry : Lettre au général X.
Psaume 67, 33.