PDF - Herman Parret

Transcription

PDF - Herman Parret
1
Herman Parret
L’OEUVRE DE MAIN :
POUR UNE SEMIOTIQUE HAPTOLOGIQUE
Abbaye de Royaumont, 11-13 juin 2010
« A la gloire de la main »
La présence tangible
Diderot, un intermède
L’insistance de la matière
Le passage de Deleuze
Trois philosophèmes pour conclure
*
“A la gloire de la main”
Paul Valéry prononce le 17 octobre 1938 dans l’amphithéâtre de la Faculté de
Médecine de Paris, à l’occasion du Congrès de Chirurgie, son délicat et généreux
Discours aux chirurgiens qui comporte le fragment suivant que je cite in extenso 1 pour sa
beauté et sa pertinence:
[…] Tout homme se sert de ses mains. […] Mais que ne fait point la main ? Quand
j’ai dû penser quelque peu à la chirurgie, en vue de la présente circonstance, je me
suis pris à rêver assez longtemps sur cet organe extraordinaire en quoi réside
presque toute la puissance de l’humanité, et par quoi elle s’oppose si curieusement à
la nature, de laquelle cependant elle procède. Il faut des mains pour contrarier parci, par-là, le cours des choses, pour modifier les corps, les contraindre à se
conformer à nos desseins les plus arbitraires. Il faut des mains, non seulement pour
réaliser, mais pour concevoir l’invention la plus simple sous forme intuitive. Songez
qu’il n’est peut-être pas, dans toute la série animale, un seul être autre que
l’homme, qui soit mécaniquement capable de faire un nœud de fil ; et observez,
d’autre part, que cet acte banal, tout banal et facile qu’il est, offre de telles
difficultés à l’analyse intellectuelle que les ressources de la géométrie la plus raffinée
1
Paul Valéry, Discours aux chirurgiens, dans Œuvres I, Variété Etudes philosophiques, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1957, 907-923 (l’extrait cité se trouve aux pp. 918-919). Ce texte de 1938 a
paru d’abord aux éditions de la N.R.F. et repris dans Variété V (1944). L’extrait cité a été également repris
sous le tire de Manuopera dans A la gloire de la main, Textes par Gaston Bachelard, Paul Eluard, Jean
Lescure, Henri Mondor, Francis Ponge, René de Solier, Tristan Tzara et Paul Valéry (avec des gravures
d’artistes contemporains), Paris, 1949.
1
2
doivent s’employer pour ne résoudre que très imparfaitement les problèmes qu’il
peut suggérer.
Il faut aussi des mains pour instituer un langage, pour montrer du doigt l’objet dont
on émet le nom, pour mimer l’acte qui sera verbe, pour ponctuer et enrichir le
discours.
Mais j’irai plus avant. […] Il suffit […] de considérer que notre vocabulaire le plus
abstrait est peuplé de termes qui n’ont pu lui être fournis que par les actes ou les
fonctions les plus simples de la main. Mettre ; - prendre ; - saisir ; - placer ; - tenir ; poser, et voilà : synthèse, thèse, hypothèse, supposition, compréhension… […]
Ce n’est pas tout. Cette main est philosophe. Elle est même, et même avant saint
Thomas l’incrédule, un philosophe sceptique. Ce qu’elle touche est réel. Le réel n’a
point, ni ne peut avoir, d’autre définition. Aucune autre sensation n’engendre en
nous cette assurance singulière que communique à l’esprit la résistance d’un solide.
Le poing qui frappe la table semble vouloir imposer silence à la métaphysique,
comme il impose à l’esprit l’idée de la volonté de puissance.
Je me suis étonné parfois qu’il n’existât pas un « Traité de la main », une étude
approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble
la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans
bornes. La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une
collection d’instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une
formule pour cet appareil qui tout à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente,
prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers
l’ami, se dresse contre l’adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet ? …
Que sais-je ? Ce désordre presque lyrique suffit. Successivement instrumentale,
symbolique, oratoire, calculatrice, - agent universel, ne pourrait-on la qualifier
d’organe du possible, - comme elle est, d’autre part, l’organe de la certitude positive ?
Ce « Traité de la main » devrait inventorier les prodiges de cette
merveilleuse machine qu’est la main, de l’acte banal de faire un nœud de fil, par
l’intervention créatrice dans les interactions communicatives, l’ostension du doigt
pointé, la dérivation de toute une lexicologie savante, jusqu’à l’acte philosophique
par excellence : toucher le réel, pour vaincre le scepticisme, pour exploiter le
possible, pour acquérir de la certitude positive. Cette main est à partir de la nature
ou du corps animal et de ses instincts, mais elle les transcende pour inventer mots,
concepts
et
raisons,
pour
communiquer
à
l’esprit
ses
matières.
La
multifonctionalité de la main est immense, et la formule taxinomique
impressionnante : la main est « l’appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et
donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le
muet, se tend vers l’ami, se dresse contre l’adversaire, et […] se fait marteau,
tenaille, alphabet ». Valéry excelle dans ces taxinomies, et je cite une autre
« formule » foisonnante dans les Cahiers : « La main bénit, gratte le nez ou pire,
tourne le robinet, prête serment, manie la plume ou le pinceau, assomme, étrangle,
2
3
presse le sein, arrache, caresse, lit chez l’aveugle, parle chez le muet, adjure,
menace, accueille, fait une trille, donne à manger ou à boire, se fait compteur,
alphabet, outil, se tend vers l’ami, et contre l’ennemi ; et tout à tout,
instrumentale, symbolique, oratoire, mystique, géométrique, arithmétique,
prosodique, rythmique, acteur universel, agent général, instrument initial »2.
Le Discours aux chirurgiens se réfère évidemment à la main de ces
« Messieurs » qui pratiquent « dans l’exercice de [leurs] dramatiques fonctions »
« [la] pénétration et [la] modification […] des tissus de notre corps »3. La main du
chirurgien est une main « qui touche à la vie »4 et dont la matière est la chair vive,
mais le Faire de cette main, « experte en coupes et en sutures » 5, est un art, et
Valéry n’hésite pas d’énoncer à ces Messieurs qu’« un artiste est en vous à l’état
nécessaire » 6. De toute évidence, c’est bien ce syntagme qui nous captive, de la
main du chirurgien à la main de l’artiste, puisque il s’agira bien du Faire de
l’artiste dans ce qui suit. Voici ce que Valéry suggère : « Qu’est-ce qu’un artiste ?
Avant tout, il est un agent d’exécution de sa pensée […] ; et donc, que la
personnalité intervient, non plus à l’étage purement psychique où se forme et se
dispose l’idée, mais dans l’acte même. L’idée n’est rien, et en somme, ne coûte
rien. Si le chirurgien doit être qualifié d’artiste, c’est que son ouvrage ne se réduit
pas à l’exécution uniforme d’un programme d’actes impersonnel. […] Toute la
science du monde n’accomplit pas un chirurgien. C’est le Faire qui le
consacre »7. C’est bien pourquoi l’œuvre d’art est avant tout manuopera, une
manœuvre, une œuvre de main.
2
Dans Homo, 1938, Cahiers II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, 1431. D’autres
« formules » ont été proposées, comme celle que Jean-Luc Nancy construit sous le terme de corpus du
tact : « Corpus du tact : effleurer, frôler, presser, enfoncer, serrer, lisser, gratter, frotter, caresser, palper,
tâter, pétrir, masser, enlacer, étreindre, frapper, pincer, mordre, sucer, mouiller, tenir, lâcher, lécher,
branler, regarder, écouter, flairer, goûter, éviter, baiser, bercer, balancer, porter, peser » (dans Corpus,
Paris, Métailié, 1992 [cité dans Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, 85]).
Comme le remarque Derrida, cette sémantique ou rhétorique du tact n’est pas vraiment une liste
catégorielle des opérations qui consistent à toucher par la main puisqu’elle comportent des exclusions et
surtout des inclusions (mordre, sucer, regarder, écouter…) métonymiques qui réfèrent à un « toucher
fondamental » combinant tous les sens.
3
Oeuvres I, 913 et 911.
4
Ibidem, 920.
5
Ibidem, 918.
6
Ibidem, 917.
7
Ibidem, 917-918.
3
4
Cette apologie valéryenne de la main nous laisse supposer l’urgence d’une
sémiotique haptologique qui, de toute évidence, est toujours à construire. Les
Cahiers abondent en méditations sur l’universalité créatrice et plurifonctionnelle
de la main humaine. Valéry déplore que l’acte du toucher par la main a été si mal
étudié, qu’il n’y a pas de théorie valable de la main 8, et il n’hésite pas d’énoncer
une véritable provocation : « L’étude de la main humaine (système articulé,
forces, contacts, etc.) est mille fois plus recommandable que celle du cerveau.
Cette concentration du saisir et du sentir. Durée de striction » 9. Certes, la main est
« organe de la pensée, est capable d’une infinité de tâches – peut frapper et
dessiner, saisir et signifier » 10 mais la main n’exécute pas une pensée qui conçoit,
n’est pas l’esclave d’une programmation antérieure par l’esprit. Au contraire, « [la
main] va éduquer le cerveau, [et ainsi elle] commet le premier acte métaphysique,
le premier acte qui se distingue de son objet immédiat » 11. Il est vrai que la main
est l’organe en tant que certitude positive, en contact direct, indiciel et fusionnel
avec le réel, mais elle est avant tout l’organe du possible qui se distingue de son
objet immédiat, qui façonne son corrélat. Disons que la main n’est pas tant un
« appareil de représentation »12 mais un appareil de présentification, la main
trace, travaille, et Valéry est envoûté par « le travail des mains d’une artiste au
piano »13, comme des mains du sculpteur qui « travaillent » une pierre homogène
et le cuivre, des mains de l’ouvrier même « qui ne sait pas qu’il a deux mains et
rien que deux »14. La main, objet d’étonnement et d’admiration : « Celui qui
regarde sa main, la fait mouvoir et considère la main et son mouvement, comme
une curiosité, et se dit En quoi ceci est-il Moi ou de Moi » 15 et « Je parle à Mme
Curie de ses mains qui font de si étranges exercices dans l’espace pendant qu’elle
parle – comme un pianisme ou harpisme d’une légèreté singulière »16. La vie
8
Cahiers I, 1133.
Cahiers I, 1127.
10
Cahiers I, 946 (“L’esprit sert à tout, comme la main”, Cahiers II, 1361).
11
Cahiers II, 602.
12
Cahiers I, 419.
13
Cahiers I, 354.
14
Cahiers I, 1067.
15
Cahiers II, 318.
16
Cahiers II, 964.
9
4
5
sensitive, selon l’apologie de Valéry, est œuvre de main : « Le grain d’une roche,
la dureté d’un tronc, la vie froide de feuilles saisies à pleine main, l’inertie de
l’eau, m’arrêtent, m’immobilisent et m’accablent » 17.
La présence tangible
Une sémiotique de la sensorialité a une double stratégie: elle détrône l’oeil pour
valoriser en même temps la main. Elle relativise le pouvoir de la vue - qui dans la
métaphysique occidentale a toujours été tenu en haute estime - et revalorise le toucher, le
haptique avec sa riche variété de synesthésies. « Nous devons nous habituer », écrit
Merleau-Ponty, « au fait que tout visible est taillé dans le tangible »18. Dans cette
perspective la main a plus d’imagination que la vue. La présence est en premier lieu
présence tangible. La vue est ainsi détrônée en faveur du toucher et le contact par la main
devient la voie d’accès privilégiée à la présence. Dans la phénomenologie du toucher dans Idées II de Husserl, dans La phénomenologie de la perception de Merleau-Ponty et
dans son Le visible et l’invisible – se développe, comme chez Valéry, une apologie de la
main. Merleau-Ponty écrit dans L’oeil et l’esprit « que l’oeil [est ému] par un certain
impact du monde, mais rend par le moyen de la main cette émotion au visible ». Husserl
proclame non seulement la primauté du toucher sur les autres sens, il souligne également
le primauté de la main sur le corps tactile. La main et les doigts sont omniprésents dans
les textes de Idées II, et il s’agit pas tant du doigt qui pointe et signale mais bien du doigt
qui touche, en pleine réflexivité. Derrida a remarqué l’hypostase de la main et de ses
doigts chez Husserl: « Là où Husserl discute le toucher, il y est seulement question des
doigts de la main »19. Ainsi la tradition haptocentrique en philosophie met le toucher en
rapport non pas avec le corps tactile dans sa globalité mais bien plutôt avec la main, en
17
Cahiers I, 136.
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, 177.
19
Voir J. Derrida, Le toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 193. “Là où il est question de
toucher, il n’est pratiquement question que de l’homme et surtout des doigts de sa main. Voir
aussi à la page 188: Mais pourquoi seulement la main et le doigt? Et pourquoi pas mon pied et les
doigts de mon pied? Ne peuvent-ils toucher une autre partie de mon corps et se toucher les uns les
autres? Et lmes lèvres, surtout? Toutes les lèvres sur les lèvres. Et la langue sur les lèvres. Et la
langue sur le palais ou bien d’autres parties de ‘mon corps’? Et les paupières dans le clin d’oeil.
Et les parois de l’orifice anal ou génital?”
18
5
6
fait rien qu’avec les doigts, et surtout avec les extrémités des doigts. Dans son
Anthropologie im pragmatischer Hinsicht Kant écrit à ce propos :
Le sens du toucher se trouve dans les extrémités des doigts et dans les papilles y appartenant et
qui rendent possible que par le contact avec la superficie d’un corps solide sa forme est reconnue.
[…] Seul ce sens-là mène à la perception externe immédiate et voilà son importance : le toucher
nous procure les renseignements les plus sûrs, même s’il s’agit du sens le plus rudimentaire 20.
Une phénoménologie adéquate et délicate distingue d’emblée entre la touche et la
caresse. L’aisthèton de la touche n’est pas présent de façon durable: le Il y a du processus
de la touche est de nature furtive et fugitive. La main dans la touche est comme le
pinceau: elle fonctionne comme stylos et danse sur les surfaces. C’est bien ce qui se passe
dans la dripping-technique de Jackson Pollock: l’artiste répand la peinture sur le tableau,
le pinceau « touche » le tableau. Ce que le contact laisse, porte toujours les traces du
relèvement, tandis qu’avec la caresse on obtient la temporalité contraire: ses traces se
superposent et se transforment en des lignes et des surfaces qui forment en fin de compte
un corps plein et homogène.
Plénitude de la caresse, choc de la touche. La caresse incorpore ce qui est caressé,
la touche s’en débarasse. La caresse mène à une fusion maximale, la touche a une
conjonction minimale. Dans la caresse le dissemblable est élevé à un niveau où il est
incorporé dans la généralité. La caresse a quelque chose d’un entrelacement fusionnel, un
tentative de « couvrement » (Husserl parle de Deckung) qui a lieu dans un glissement
purement temporel faisant de la succession des instants une ligne continue et une surface
homogène, même si ce processus n’est jamais fini et qu’il reste une ouverture infinie à
constituer ultérieurement. Husserl interprète cette ouverture comme la genèse d’un reste
(Überschuss) :
Nous devons distingue entre ce qui […] est perçu en fait et le reste qui n’est pas perçu dans le vrai
sens du terme mais est quand-même présent (Mitdaseienden). Chaque perception de ce type se
transcende soi-même suffisamment et présente plus que ce qui est présenté effectivement 21.
Par conséquent, ce qui est palpité dans la caresse « signifie » plus que ce qui est
effectivement présent dans la perception, et ceci est selon Husserl le résultat du fait que
mon corps tactile, ma « chair », fait sa propre expérience comme une dynamique
20
21
I. Kant, Anthropologie im pragamtischer Hinsicht, 1797, par. 17
E. Husserl, Méditations cartésiennes, citées par D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie
de Husserl, Paris, Miniut, 1981.
6
7
kinesthésique et synesthétique. Ma « chair » est la source de ce reste, elle est, en termes
kantiens, un appel au suprasensible, appel d’un domaine où il n’y a plus de sensation. La
caresse est ce glissement infini, cette tentative de « couvrir », nécessairement inachevée.
La touche comme contact en est le contraire: dans la rencontre de la main avec ce qui est
touché, la perception se limite a un choc, un coup, comme si lors de la touche l’on ne
réussit pas à former un noème solide, fiable et durable. L’on peut sans doute dire que ma
« chair », lors du choc de la touche, n’est plus source d’un « reste » mais plutôt
contingence, irreprésentable: elle ne s’installe d’aucune façon, elle s’écoule, elle est
condamnée à la disparition. C’est pourquoi la touche est vécue sur le mode de la peur, et
que la frisson et la syncope en sont les pathèmes.
La main caressante diffère donc radicalement du stylos griffant. La caresse dure
une éternité, la touche passe en un clin d’oeil. En tant qu’acte, la touche requiert
beaucoup de finesse et delicatesse. Sa signification réside en effet en une différence
minimale. Le Il y a de la touche arrive « comme des pigeons qui atterrissent », pour citer
un adage connu de Nietzsche en rapport avec la vérité. Le pigeon se pose silencieusement
- en un clin d’oeil et c’est fait. Pour cela, pas besoin d’un contrôle de l’esprit, pas de
raisonnabilité autonome, seul le fait inattendu, incalculable et précis. Cézanne disait que
devant la Montagne Sainte-Victoire il était toujours en attente d’un pigeon qui planerait
vers lui, la « petite sensation » qui se présenterait. L’évènement de la touche ne demande
pas de concentration ni d’attention, mais de l’ascèse - l’ascèse de ne pas capituler face au
prétexte de la théorisation, de ne pas céder au raisonnement, ni aux ruses des récits
anecdotiques. Par conséquent, la touche chez Cézanne est le coup, la traction qui fait la
naissance d’une couleur, « le surgissement d’un nuage à l’horizon ». ‘Touche’ et ‘coup’
sont des mots qui témoignent d’un certaine qualité de l’évènement chromatique. La
temporalité du processus n’est pas la durée, mais le moment (kairos), le clin d’œil.
Transposée vers le registre de l’ouïe la touche y est comme un coup de foudre pour
l’oreille, un son très intense et tout aussi court, un son strident, aigu et perçant. Le stylos
d’un cri s’empare de l’oreille, va jusqu’à la limite de l’audible. Son ton aigu grave des
vibrations dans l’oreille, jusqu’à la blesser et le tympan ne peut refuser la touche. L’état
pathémique du sujet contraint à subir cette stridence se caractérise par le dégoût et
7
8
l’angoisse d’être blessé. Ce que le sujet perçoit ici est à la limite de l’audible. Tel un
prédateur la vibration se précipite sur le tympan. La stridence jouxte l’inécoutable.
La touche est une césure abrupte, une entaille cruelle, une blessure palpitante, un
spasme insupportable. La touche détermine une hétérogénéité radicale : celle de la
matière la plus présente à laquelle on ne peut échapper, à l’égard de laquelle chaque
prétexte à la mise en forme est impossible. Cette présence absolue est jusque dans son for
intérieur imprégnée et solidifiée par l’absence radicale, par le Jenseits du suprasensible
(Übersinnliche). Le Il y a se manifeste comme un événement nocturne, comme l’Autre
du sensuel, comme l’exode du sensuel. La fulgurance de la touche se joue à la frontière
de l’absence et de la présence. Le temps-espace du Il y a de la touche est très mince,
comme le temps-espace de la main de l’homme, responsable de la capture, de la saisie,
du geste qui, comme le dit magnifiquement Denis Bertrand, saisit un temps qui rejoint
par ce geste l’espace, ce temps-espace étant fondé dans l’esthésie la plus profonde du
corps 22.
La touche et la caresse, deux modes du toucher. Une certaine sémiotique, depuis
De l’imperfection 23, exalte l’aisthèsis du toucher. Greimas formule ainsi son apologie:
Or le toucher est plus que l’esthétique classique veut bien lui reconnaître – sa capacité de
l’exploration de l’espace et de la prise en charge des volumes -; il se situe parmi les ordres sensoriels les
plus profonds, il exprime proxémiquement l’intimité optimale et manifeste, sur le plan cognitif, le vouloir
de conjonction totale.
La tactilisation de la visualité est sans doute la caractéristique la plus spécifique de
l’emprise esthétique sur les sensibilia, emprise du corps-comme-main plutôt que comme
œil au regard éidétiquement intéressé. Le toucher, le goût et l’odorat sont perçus comme
plus profondément implantée dans l’intimité du corps que la vue: c’est comme si le
monde optique de l’apparaître est plus illusoire, plus étranger au corps, moins rythmique,
ait moins de goût que le monde haptique de l’être. Dans cette subversion de la
temporalité quotidienne, dans cette poétisation ou esthétisation de la vie, la perception
pure des objets temporels est surmontée. Le désir du felix aestheticus vise en effet un
suprasensible imaginaire qui ne se « présente » que haptiquement.
22
23
Voir la contribution de D. Bertrand au séminaire intersémiotique (Nouveaux actes sémiotiques, online).
Perpignan, Fanlac, 1987, 30.
8
9
Diderot, un intermède
De Valéry à Diderot, même cheminement « à la gloire de la main ». Diderot est
exemplairement intéressé au toucher dans l’histoire de la psychologie philosophique du
XVIIIe siècle. Voici quelques séquences de la Lettre sur les aveugles, à l’usage de ceux
qui voient 24. « L’état de nos organes et de nos sens », écrit Diderot, « ont beaucoup
d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale », et c’est ainsi que l’aveugle « ne
fait pas grand cas de la pudeur » (86-87) puisqu’il n’a jamais vu aucune nudité, et encore,
l’aveugle ne juge pas de la beauté, à la manière d’un jugement esthétique kantien (80-81),
et pourtant Diderot s’émerveille : « On m’a parlé d’un aveugle qui connaissait au toucher
quelle était la couleur des étoffes » (128). Et faisant référence au cas de Saunderson, le
plus célèbre aveugle-né au 18e siècle, discuté également par Condillac, Diderot écrit :
« Saunderson voyait donc par sa peau ; cette enveloppe était en lui d’une sensibilité si
exquise… Il y a donc aussi une peinture pour les aveugles, celle à qui leur propre peau
servirait de toile » (102). Autre enchantement : « L’aveugle a la mémoire des sons à un
degré surprenant ; et les visages, [pour lui], n’offrent pas une diversité plus grande que
celle qu’il observe dans les voix. Elles ont pour lui une infinité de nuances délicates qui
nous échappent » (83).
Qu’en est-il de la compétence de spatialisation de l’aveugle-né? Diderot se pose ainsi
la question : « Comment un aveugle-né se forme-t-il des idées des figures ? Je crois que
les mouvements de son corps, l’existence successive de sa main en plusieurs lieux, la
sensation non interrompue d’un corps qui passe entre ses doigts, lui donnent la notion de
direction… Il a, par des expériences réitérées du toucher, la mémoire des sensations
éprouvées en différents points : il est maître de combiner ces sensations ou points, et d’en
former des figures. Une ligne droite, pour un aveugle qui n’est point géomètre, n’est autre
chose que la mémoire d’une suite de sensations du toucher placées dans la direction d’un
fil tendu… Géomètre ou non, l’aveugle-né rapporte tout à l’extrémité de ses doigts. Nous
combinons des points colorés ; il ne combine, lui, que des points palpables, ou, pour
parler plus exactement, que des sensations dont il a la mémoire… » (89).
24
Denis Diderot, Lettre sur les aveugles, à l’usage de ceux qui voient, 1749.
9
10
Si on reconstruit quelque peu l’argument de Diderot, il semble y avoir deux pistes
pour une explication psycho-anthropologique de ces phénomènes. D’abord, Diderot
présuppose un sens interne ou une faculté globale de sentir : « Je ne connais rien qui
démontre mieux la réalité du sens interne que cette faculté, faible en nous, mais forte
dans les aveugles-nés, de sentir ou de se rappeler la sensation des corps, lors même qu’ils
sont absents et qu’ils agissent sur eux… Nous pouvons très bien reconnaître en nous la
faculté de sentir à l’extrémité d’un doigt » de sorte que, comme il dit, « les sensations
qu’il aura prises par le toucher seront, pour ainsi dire, le moule de toutes les idées » (91).
Ce sens interne, de Kant à Merleau-Ponty, cette « faculté de sentir » en tant que telle,
« moule » de toute la vie sensorielle, est une hypothèse que Diderot ne développe pas
mais admet intuitivement. L’autre explication est celle qui pointe vers la synesthésie 25 :
« Le son de la voix avait pour [l’aveugle-né] la même séduction ou la même répugnance
que la physionomie pour celui qui voit… Quand [il] entendait chanter, [il] distinguait des
voix brunes et des voix blondes » (130). Il est bien intéressant de noter que Diderot ne
semble pas croire à une synesthésie adéquate pour les voyants: là, il n’y a que concours
des sens, mais « nullement entre les fonctions des sens une dépendance essentielle »
(115) : « nous tirons sans doute du concours de nos sens et de nos organes de grands
services » (86). Par conséquent, « ajouter le toucher à la vue » est bien inutile quand on
est voyant : une « dépendance essentielle » n’existe que par nécessité pour les aveugles.
Insistance de la matière
Certes, l’expérience esthétique présuppose une faculté globale de sentir de la part
du felix aestheticus, mais il y a encore une autre condition, tout aussi essentielle :
l’aisthèsis esthétique repose sur le fait que la main et la matière soient intrinsèquement
liées. Rien de plus difficile que de déterminer sémio-philosophiquement ce qu’il en est de
la « matière ». Abordons la question avec Sartre: “[La matière], c’est l’acidité du citron
qui est jaune, c’est le jaune du citron qui est acide; on mange la couleur d’un gâteau et le
25
Je ne fais que mentionner en ce lieu l’article « Synesthésie et profondeur » de Cl. Zilberberg, Visible 1,
2005, 83-103, où la synesthésie, entre autres de la vue et du toucher, est traitée dans le cadre de la
grammaire tensive. Zilberberg cite sans trop approfondir les conceptions de Deleuze et de Riegl, comme je
le ferai in extenso dans les pages qui suivent.
10
11
goût de ce gâteau est l’instrument qui dévoile sa forme… Si je plonge mon doigt dans un
pot de confitures, la froideur gluante de cette confiture est révélation de son goût sucré à
mes doigts” 26. Liées à la matière, pour Sartre, sont les différentes significations
existentielles, emboîtées dans la chair des objets. Pour comprendre cet emboîtement
essentiel, il faut briser la mono-sensorialité, se tourner encore une fois vers la synesthésie,
corrélat du poly-sensible holistique. Ces significations seraient liées à divers états ou
figures de la matière comme le “glissant”, le “gluant” et autres. Roland Barthes, dans
L’obvie et l’obtus, suggère que la matière n’est l’effet que de la marque de la main, du
grain de la voix. C’est ainsi que l’origine de la pratique artistique serait la cuisine, “une
pratique qui vise à transformer la matière selon l’échelle complète de ses résistances, par
des opérations multiples telles que l’attendrissement, l’épaississement, la fluidification, la
granulation, la lubrification, produisant ce qu’on appelle en gastronomie le nappé, le lié,
le velouté, le crémeux, le croquant”. Comme la cuisine, écrit Barthes, la pratique
artistique est liée aux gestes de la main, qui tantôt gratte, tantôt lisse, tantôt creuse, tantôt
défripe. Selon Barthes, l’histoire de la peinture pourrait ne pas être l’histoire des oeuvres
et des artistes, mais l’histoire des outils et des matières: “Derrière la peinture, derrière sa
superbe individualité historique, il y a autre chose: les mouvements de la griffe, de la
glotte, des viscères, une projection du corps, et non seulement une maîtrise de l’oeil…
[C’est] la main qui est la vérité de la peinture, non l’oeil (la ‘représentation’, ou la
figuration, ou la copie, ne serait à tout prendre qu’un accident dérivé et incorporé, un
alibi, un transparent mis sur un réseau des traces et des nappes, une ombre portée, un
mirage inessentiel)” 27. Dans l’art, selon Barthes, il y a une synergie entre le corps
humain, son mouvement, son rythme, sa tension, sa lourdeur, sa fatigue, et la matière.
Dans la tradition philosophique, la matière est le négligé, l’instance dévalorisée, et
on l’assimile à l’indifférencié, au “non-moi”, à l’inarticulé, à la pure secondité (dans
l’ontologie de Peirce). La matière est généralement considérée comme indéfinissable,
comme on le verra dans l’argument qui suit. Soyons même plus radical. La matière
n’existe pas, mais elle insiste, elle résiste. Peut-on construire une “esthétique de la
matière” (de la beauté et de la laideur de la matière), une “sémiotique de la matière” (la
26
27
J.P. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, 222-223.
R. Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, Editions du Seuil, 1982, 194.
11
12
matière comme lieu du sens)? Dans une grammaire du sensible, il serait bien opportun de
traiter sémiotiquement le rapport entre notre réceptivité et les propriétés vives de la
matière. On s’imagine pouvoir la sentir, cette matière, la goûter, la toucher, mais ne
s’agit-il toujours pas d’une sorte de trompe-l’oeil produit par des articulations figuratives
complexes (lignes, formes, volumes) transposées par des stratégies énonciatives? On sera
forcé de constater en effet que la matière ne résiste, n’insiste que comme l’effet d’une
certaine rhétorique de la matière. Et pourtant l’art célèbre les pâtes, les sons, les
pigments, les “matériaux”. Mais il semble bien que la mise-en-forme artistique réduit la
matière à un obscur support. Ne pourrait-on dire que ce que la matière donne à voir est
simplement le moyen par lequel l’invisible doit s’incarner pour se rendre visible? La
matière est-elle plus et autre qu’un continuum indifférencié, inerte et inanimé?
Comment penser sémiotiquement, philosophiquement la matière? Je suggère trois
voies de réflexion. Pour paraphraser Wittgenstein, je dirais que la matière se montre mais
ne se pense pas. La matière se laisse dire dans une abondante rhétorisation. Il se fait que
l’univers de la matière s’appréhende comme une sémiose. C’est que la matière ne se
présente pas comme une ou des ontologies, comme un état de fait, même pas comme un
événement. Que la matière soit une sémiose veut dire qu’elle est vécue comme chair. Les
poètes nous en témoignent, les poètes qui, comme Michaux, révèlent comment le monde
intelligible ne se détache plus du monde sensible, comment le sujet se fond dans
l’indifférenciation des matières et atteste le vertige de leur inexorable appartenance
commune. Mais la démarche esthétique est plus complexe, plus riche que ce vertige de
fusion. Se tenir au plus près de la matérialité sensible, c’est également être conduit à
reconnaître la distance, le creux, l’insondable et par conséquent les habillages - schèmes,
analogies - qui la transforment ipso facto en effet de discours. La discrète et diffuse
prosopopée qui vient de la matière confond, invite à la fusion, il est vrai, mais en tant que
sémiose elle a une loi dont on appréhende les constituants dans l’expression rhétorique de
cette matière. Merleau-Ponty avait évidemment raison quand il insistait sur l’entrelacs
entre le sujet modal et passionnel, et l’objectité matérielle en dehors de nous. Le modèle
de la chair parle, comme on sait, de la réversibilité du sentant et du sensible, du sujet et
de la matière, mais ceci n’est pas la fin de cette histoire. Il y a également une
12
13
discursivisation, une rhétorisation, une certaine conceptualisation même de la profondeur
du sensible. Ce modèle de la chair rend possible le passage de l’idéalité sensible comme
réserve invisible du visible qui se donne de manière elliptique et allusive, aux discours, à
la poésie, à l’art. Les matières des esthésies, se nourrissant de la chair du sensible, se
prolongent, se transposent en mots et en oeuvres. Mais voilà que les discours de la
matière ne sont nullement mimétiques mais indiciels. L’indexicalité de l’objectal matériel
se prolonge dans la symbolisation des discours.
Ma seconde voie de réflexion est tributaire à Henri Focillon, auteur de la
magistrale Vie des formes 28. Focillon, philosophe-esthéticien, soutient une thèse parmi les
plus plausibles, celle de la matière comme contrainte de la forme. De toute évidence, une
telle esthétique incorpore le lien tout naturel de la matière à la forme. L’union et la
complémentarité de la matière et de la forme étaye aussi bien la productivité artistique
que discursive. Mais cette étonnante complémentarité n’est pas sans tension ni failles.
Personne ne conteste que la forme dans la productivité discursive et artistique est
radicalement déterminante. La forme est construction de la matière, et encore: la forme
est qualité selon la matière. Je cite: “Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur
représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait
de la géométrie; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains de l’homme.
C’est là qu’elles existent, et non ailleurs, c’est-à-dire dans un monde puissamment
concret, puissamment divers. La même forme conserve sa mesure, mais change de
qualité selon la matière …. Une forme sans son support matériel n’est pas forme” 29. Ce
n’est donc pas que la forme enveloppe un creux. La forme n’est pas une surface, une
peau, elle n’est pas une silhouette vide, un profil, une image plate, mais elle sollicite le
plein. La forme n’est pas l’étoffe du vide mais elle a tout le poids de sa densité. Le propre
de la forme, c’est en quelque sorte qu’elle frotte son plein, son aménagement intérieur.
Peau, enveloppe, oui, mais peau, enveloppe d’une matière. Pour Focillon et pour nous,
une forme est nécessairement une forme dans la matière. La forme n’est qu’une
spéculation tant qu’elle ne vit pas dans la matière. C’est ainsi que l’art – domaine
privilégié de la vie des formes – n’est pas une géométrie fantastique, un produit du calcul
28
29
H. Focillon, Vie des formes, Paris, P.U.F., 1964.
Ibidem, 24-25.
13
14
topologique. Les formes artistiques sont liées au poids, à la densité, aux tons, aux
couleurs. Même l’art le plus ascétique est nourri de matière. La forme est toujours
incarnation: sans chair pas de forme. Et matière vivante induit à formation, à technique.
La technique de la touche du peintre, par exemple: la touche, cette attaque de la matière,
est le moment où l’outil éveille la forme dans la matière. Et c’est par la technique
confrontée à la spécificité des matières que la forme conquiert sa qualité vivante. Cette
qualité dépend du caractère indissoluble d’un accord de fait. Fiançailles de la forme
modelant la matière par ses techniques et de la matière imposant sa propre forme à la
forme. D’une part la matière comporte une certaine vocation formelle à partir de sa
consistance, ses couleurs, ses grains, d’autre part la forme appelle, suscite la chair, sa
plénitude, à d’éternelles métamorphoses.
La troisième voie, finale, s’appuie sur un philosophème profond de Lyotard
concernant la matière immatérielle 30. On l’a souvent répété, la matière n’existe pas, elle
résiste, elle insiste. Certes, on ne s’en débarrasse pas de la matière. Dès que la matière est
présence, présentable, pour la sensibilité et l’imagination, elle est matière immatérielle.
Ce concept paradoxal se décline ainsi. Ce n’est certainement pas qu’il faut cultiver
l’indifférence pour la qualité matérielle des données sensibles, surtout dans le domaine de
la production artistique. Mais c’est que la matière des objets d’art, des “oeuvres”, ne
cesse de s’évanouir dans la présentation. On ne parvient pas à s’approcher de la matière
indéterminée et brute en éliminant les moyens de la présentation. Que la matière soit
immatérielle signifie que la matière ne peut être envisagée que sous le régime de la
réceptivité, de la sensibilité, de l’imagination, de l’interprétation. La matière brute et
indéterminée ne pourrait apparaître qu’au prix de la suspension de tous ces pouvoirs de
l’esprit. Une telle suspension se présenterait comme un privilège divin, rien que le temps
d’un instant, instant de l’accès à l’événement matériel dans l’absentification d’une
présence, interruption sublime auquel l’esprit n’aurait pas été préparé. Mais cette nudité
brutale de la matière est irreprésentable, elle n’est pas adressée et elle ne s’adresse pas.
En fin de compte, on ne peut que se soumettre à la dialectique de la matière et du sujet
vivant, puisque la matière brute et indéterminée serait absence de présence. Sans appel, la
30
Voir J.F. Lyotard, entre autres, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, et Misère de la philosophie,
Paris, Galilée, 2000.
14
15
matière est la Chose. Il est vrai que l’on ne se débarrasse pas du fantasme de cette
absence.
Et c’est bien ainsi que, si la matière ne se livre pas à la philosophie comme
pensable et représentable, comme le fait si convenablement la forme depuis Platon, la
matière, dans sa présence absente, insiste dans les oeuvres d’art, surtout elle se laisse
toucher, comme l’acidité du citron et le goût sucré de la confiture, dont parlait Sartre. Et
Roland Barthes de glorifier l’insistance de la matière qui résiste à la main qui gratte, dans
le grain de la voix. De grands philosophes du siècle des Lumières, en premier lieu Kant
mais Herder également, n’ont pas été en état d’incorporer la matière dans leurs
esthétiques. Il faut sans doute mieux scruter les oeuvres d’art elles-mêmes pour savoir ce
qu’il en est de la matière puisque l’insistance de la matière, sa résistance y nous affecte
haptiquement. En effet, les oeuvres d’art sont les indices, les marques, de cette matière
impensable et indicible.
Le passage de Deleuze
L’esthésique, on l’affirme depuis plusieurs décennies, nous offre les meilleurs
prolégomènes à la sémiotique haptologique. L’insistance sur l’organisation hiérarchique
des cinq sens, sur l’impact des mécanismes interesthésiques et synesthésiques, est sans
doute le moyen le plus efficace permettant de détrôner la conception paradigmatiquement
métaphysique depuis Platon, celle qui proclame que l’espace et la mise-en-espace sont
l’affaire de la vision, de l’œil, rétinal ou mental, l’affaire de la pure opticalité, passive,
réceptive, transparente et objectivante. Pour déconstruire ce paradigme, d’une puissance
extrême dans nos philosophies et nos cultures, je voudrais présenter une alternative, celle
de la spatialisation haptique, surtout sous la guidance de Deleuze, proto-sémioticien qui
justifie, dans les marges du paradigme dominant, une conception pluri-esthésique de la
spatialisation qui tient compte de la richesse globale de la vie sensorielle du sujet, et
surtout de sa compétence « haptique ».
Qu’en est-il de l’expérience esthétique du voyant, l’expérience sensorielle du felix
aestheticus ? En effet, cette « dépendance essentielle » que Diderot présupposait dans la
vie sensorielle des aveugles, cet « ajout du toucher à la vue », c’est une suggestion qui
15
16
nous mène au seuil de la conception deleuzienne du haptique, qui est en fait la conception
d’une certaine sensibilité esthétique, artistique même. L’idée du haptique, on le sait, est
déployée dans plusieurs chapitres de Francis Bacon. La logique de la sensation (1981) 31.
Ainsi, insiste Deleuze, le tableau du peintre n’est pas une réalité purement visuelle: le
tableau est un espace haptique et non pas optique. Et il explique dans Mille plateaux:
“Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens,
mais laisse supposer que l’oeil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas
optique” 32. Et Deleuze fait référence dans Francis Bacon à Aloïs Riegl qui est le créateur
du terme de “haptisch” 33: haptique, du verbe grec aptô (toucher), ne désigne pas une
relation extrinsèque de l’oeil au toucher, mais une “possibilité du regard”, un type de
vision distinct de l’optique (116). Deleuze propose d’employer le terme haptique “chaque
fois qu’il n’y aura plus subordination étroite [...], ni subordination relâchée ou connexion
virtuelle [entre la main et l’oeil], mais quand la vue elle-même découvrira en soi une
fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction
optique” (146). Par conséquent, le peintre peint avec ses yeux seulement en tant qu’il
touche avec les yeux. La saisie, la prise de l’acte pictural marque cette activité manuelle
directe qui trace la possibilité du fait de peindre: “[le peintre] prend sur le fait, comme on
“saisira sur le vif’”, et Deleuze de conclure: “Le fait lui-même, ce fait pictural venu de la
main, c’est la constitution du troisième oeil, un oeil haptique, une vision haptique de
l’oeil [...]. C’est comme si la dualité du tactile et de l’optique était dépassée visuellement,
vers cette fonction haptique” (151).
L’alternative haptique se distingue du paradigme optique par plusieurs traits
fondamentaux 34. L’espace haptique est avant tout un espace fluide de forces, sans points
identifiables, “comme le Sahara, comme le sourire infini des vagues”, commente
Deleuze. La continuité de ses orientations, sans ruptures ni délimitations, sans chemin,
31
Que je cite dans la seconde édition, Paris, Editions du Seuil, 1972. Voir également la transcription des
Cours de Deleuze (du 12 et 19 mai 1981).
32
Mille plateaux, Paris, Editions du Minuit, 1980, 614.
33
Deleuze remarque que le mot “haptisch” est créé par Riegl, non pas dans la première édition de
Spätrömische Kunstindustrie (1901) où on ne trouve que le terme de « taktisch », mais dans la seconde
édition et en réponse à certaines critiques.
34
Je suis dépendant dans cette section de Mireille Buydens, Sahara. L’esthétique de Gilles Deleuze, Paris,
Vrin, 2005. Un autre livre bien utile est Ronald Bogue, Deleuze on Music, Painting, and the Arts, New
York/London, Routledge, 2003. Anne Sauvagnargues, Deleuze et l’art, Paris, Presses Universitaires de
France, 2005, offre la présentation la plus empathique de l’esthétique deleuzienne.
16
17
sans repère, est essentielle à la spatialisation haptique. Deleuze évoque à ce propos le
parcours nomade 35. Ce parcours nomade ne fonctionne pas comme liaison mais comme
vecteur transversal, parcours sauvage, par conséquent, qui n’est motivé que par sa propre
errance, parcours “abstrait” puisqu’indépendant de toute forme préétablie. Il convient par
conséquent de comprendre le statut de la ligne dans la spatialisation haptique. Deleuze
soutient qu’il y a deux façons de penser la ligne. La première façon est illustrée par le
trajet parcouru par le bateau dans le transport maritime: la ligne y relie des points qui lui
préexistent, les escales et les ports. Ainsi la ligne y est ainsi soumise à des points et notre
regard construit cette ligne, raisonnable et utile, en fonction des points qu’elle relie et en
fonction de la construction d’une forme. L’autre façon par contre est de considérer la
ligne dans son indépendance des points, indépendance de toute directionalité et de toute
concrétitude. C’est donc la ligne du parcours nomade.
Un autre trait fondamental concerne l’absence absolue de toute profondeur organisée.
La sensibilité haptique n’admet qu’un seul plan, une surface sans profondeur. Et c’est ce
qui rend possible la fusion de l’oeil et son corrélat extérieur, l’oeuvre d’art ou le tableau
par exemple: aucun récit, aucun argument, aucune sémiotique, aucune herméneutique, ne
s’interpose entre eux. C’est ainsi que l’artiste n’impose aucune direction péremptoire,
aucune nécessité d’interprétation, et qu’il ne fait voir que le travail des forces libres au
delà des formes, et par conséquent au delà du sens. Deleuze parvient à décrire à
merveille 36 comment s’installe ainsi l’absolu de la présence, “un absolu qui ne fait qu’un
qu’avec le devenir lui-même”. L’espace optique est à l’antipode de cette ambiance
fusionnelle de la spatialisation haptique: l’espace optique est l’espace de la distance, de la
forme polyphonique des plans organisés, et en fait l’espace de la représentation,
tributaire de la vision éloignée, et non plus un espace vécu comme de la présence. La
représentation présuppose des distances intérieures, des intervalles, des focalisations.
C’est en fait le travail de l’oeil que de tracer des chemins de perception et de sens, de
construire des points d’ancrage, d’organiser la profondeur en perspective. La
spatialisation haptique en est l’alternative: libérée de tout désir de représentation, elle se
crée la liberté du parcours nomade.
35
36
Mille plateaux, 620.
Mille plateaux, 616-617.
17
18
Un autre trait fondamental de l’expérience haptique réside dans sa dimension de
proximité. Cette proximité haptique se manifeste d’ailleurs exemplairement dans l’acte de
création artistique. Deleuze insiste sur le fait que le peintre ne peut reculer de son tableau,
il doit “être trop proche” avec ce qu’il peint, en intime fusion, dans une proximité
immédiate, il doit se fondre avec le flux de son objet. Ce trait fondamental de la
proximité implique également la mise entre parenthèses de toute dimension narrative
puisque la narrativité installe une structure dialogique présupposant le détachement des
événements de l’arrière-plan, et c’est ainsi que la forme et le fond se distinguent en
contraste et en dialectique.
J’ajoute un dernier élément dans cette caractérisation des deux sensibilités esthétiques
(optique et haptique), là où Deleuze interroge superbement le rapport riche de la main et
de l’oeil dans la technique picturale de Bacon, et où il utilise ce rapport de la main et de
l’oeil aux tensions dynamiques pour déterminer ce qu’il en est du “sens haptique de la
vue”. Plus la main est subordonnée, plus la vue développe un espace optique idéal. C’est
absolument insuffisant de dire, constate-t-il, que l’oeil juge et que les mains opèrent. Ce
n’est donc pas, insiste Deleuze, que la main “obéit” à la vue et est ainsi subordonnée à la
domination d’un code optique. Il y a des référents manuels “tactiles” totalement
indépendants de la programmation par l’espace optique. Même quand il y a une véritable
insubordination de la main à l’oeil, le tableau reste une réalité visuelle, mais “ce qui
s’impose à la vue, c’est un espace sans forme et un mouvement sans repos qui défont
l’optique” (145-146). Et Deleuze de constater avec insistance que l’expérience de la
profondeur, du contour, du modelé repose exactement sur cette insubordination de la
main à l’égard de l’oeil. Il conclut son Francis Bacon en notant, avec Leiris, que la main,
la touche, la saisie, la prise tracent le “fait pictural” même, ce qui veut dire que ce “fait
pictural” consiste “dans la constitution du troisième oeil” (151).
Deleuze n’hésite pas, au cours de son oeuvre, surtout dans Qu’est-ce que la
philosophie, La logique de la sensation. Francis Bacon, Le pli et Mille plateaux, à
construire à sa manière des brins d’une histoire de l’art employant le schéma duel des
deux sensibilités esthétiques, l’optique et l’haptique. Il distingue en fait six étapes dans
l’histoire de l’art que j’énumère pour me concentrer sur la première: de prime
importance, l’art égyptien, et ensuite l’art grec, l’art byzantin, l’art gothique (ou art
18
19
barbare), l’art baroque (ou art du pli), enfin l’art de la modernité où il discute de
préférence la peinture abstraite, l’art informel et surtout la peinture de Bacon considérée
comme la véritable expression de la sensibilité haptique. Là où il confronte frontalement
Bacon à l’art abstrait, émerge un autre schéma duel affectant deux types d’espace:
l’espace lisse et l’espace strié, distinction qui est superposable aux deux sensibilités
esthétiques, haptique et optique, qui régissent le déroulement de l’histoire de l’art.
L’espace lisse, correspondant à la vision haptique, présente les caractéristiques suivantes:
il est peuplé d’événements ou de héccéités, il est intensif, non mesurable et anorganique.
C’est essentiellement un espace d’affects “signalant des forces ou leur servant de
symptômes” 37. Ainsi l’espace lisse est défini comme un espace ouvert, non cloisonné et
nomade. Face à cela figure l’espace strié qui est au contraire dimensionnel et métrique,
extensif, mesurable et organique. L’“espace strié” met en oeuvre des formes et des sujets
composant des ordres et des hiérarchies. On peut également le définir comme un espace
fermé, cloisonné et sédentaire. Cette conception a sa justification théorique dans la
Métaphysique de la Forme et de la Substance. Il n’est pas difficile de comprendre
pourquoi le lisse est du côté de l’affect, de la caresse, de la main, et ... du bas-relief
égyptien qui incarne paradigmatiquement la sensibilité haptique, préférence que Deleuze
emprunte essentiellement à Aloïs Riegl. Le bas-relief égyptien, qui trouve une
continuation idéale dans la peinture de Francis Bacon, appartient à l’art haptique par son
emploi de la surface, de la proximité et de la ligne abstraite: il ignore en effet la
profondeur et juxtapose les figures de manière qu’elles soient tout à la fois proches l’une
de l’autre et proches de nous-mêmes, déployant ainsi la double proximité, interne et
externe, caractéristique de la sensibilité haptique. Le bas-relief égyptien est également un
art essentiellement linéaire: les figures y sont ciselées par un tracé net et pur, et
apparaissent comme anorganiques dans la mesure où cet art ne dégage aucune
perspective, aucune profondeur scénique ou charnelle, pas plus qu’il ne noue de relations
dialogiques ou narratives (les figures sont comme isolées par la précision de leurs
contours).
37
Mille plateaux, 598.
19
20
Trois philosophèmes pour conclure
Le mouvement de notre réflexion a été de rassembler en toute solidarité des brins de
pensée de Valéry, de Diderot et de Deleuze. La lecture de la Lettre sur les aveugles, en
intermède, a montré que Diderot ne croit pas vraiment à une fusion de la vue et du
toucher chez les voyants tandis que cette fusion pourrait se réaliser pour les aveugles.
Pour expliquer la sensibilité esthétique haptique, on invoque presque unanimement la
synesthésie. Dans la gamme des définitions de la synesthésie, je me mets radicalement du
côté, non pas de ceux qui en parlent comme un déplacement, une transposition à
l’intérieur du système sensoriel, mais du côté de ceux qui voient dans la synesthésie un
moment de relèvement, de redoublement des forces vitales, sur « un inépuisable fonds de
l’universelle analogie », dans les mots de Baudelaire cités par Zilberberg 38. Deleuze luimême distingue ces deux hypothèses : « une hypothèse plus ‘phénoménologique’», écritil, «[où] les niveaux de sensation seraient vraiment des domaines sensibles renvoyant aux
différents organes des sens ; […] justement chaque niveau, chaque domaine auraient une
manière de renvoyer aux autres, indépendamment de l’objet commun représenté » 39.
L’hypothèse concurrente serait plutôt : « Entre une couleur, un goût, un toucher, une
odeur, un bruit, un poids, il y aurait une communication existentielle qui constituerait le
moment ‘pathique’ (non représentif) de la sensation », et Deleuze poursuit bien
pertinemment : «Mais cette opération n’est possible que si la sensation de tel ou tel
domaine (ici la sensation visuelle) est directement en prise sur une puissance vitale qui
déborde tous les domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le Rythme, plus profond
que la vision, l’audition, etc. » 40. Accepter le Rythme ou le tempo comme la mise en
marche de l’haptique, et non pas simplement y voir le déplacement d’une sensorialité à
une autre, c’est bien un point de vue sémiotique d’une grande profondeur.
Second philosophème. Le felix aestheticus est un corps investi non seulement et
même pas principalement d’une sensorialité pluriforme mais d’un sentiment
proprioceptif. Ce « sens interne » du corps est un sentiment de vie (Lebensgefühl), et la
38
Cl. Zilberberg, Synesthésie et profondeur, Visibles 3, 83-103.
G. Deleuze, Logique de la sensation, op.cit., 45.
40
Ibidem, 45-46.
39
20
21
vie est dans une dynamique, une élasticité énergétique : le corps est un champ de forces,
ou, si l’on veut, une détermination plus greimassienne, un « bouquet de thymies ». La
spatialisation haptique, celle du danseur ressentant son corps en mouvement, est la miseen-espace de la vie elle-même, de la vie aveuglée par ses pathèmes et ses modalisations,
aveugle de par le Kunstwollen, son « impulsion d’art ».
Troisième philosophème. « Impulsion d’art » ou « impulsion formatrice », écrit
Focillon. C’est pourquoi le corps du felix aestheticus est une main, c’est pourquoi l’œil
du peintre – le troisième œil comme le suggère Deleuze – devient un ‘regard greffé sur la
main’. Felix aestheticus est une main qui éprouve de la matière. Le bonheur est dans la
main où se focalise le corps, qui ‘met-en-forme’ la matière, le corps est l’impulsion
formatrice du Kunstwollen. La forme, la main et la matière, c’est bien de cette triade qu’il
s’agit dans la séquence manocentrique, manomaniaque de Valéry, déjà citée : « De ces
formes sur quoi la main de l’œil passe et qu’elle éprouve, selon le rugueux, le poli, le nu,
le poilu, le coupant, le mouillé et le sec ? » (Cahiers, II, 1301). La spatialisation haptique
n’est rien d’autre que la mise-en-espace du corps par le geste de cette main-là.
21