Quand la caméra devient spectacle: Le rôle de la vidéo dans l`Idiot
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Quand la caméra devient spectacle: Le rôle de la vidéo dans l`Idiot
Quand la caméra devient spectacle: Le rôle de la vidéo dans l’Idiot de Frank Castorf JEAN-FRANÇOIS BOISVENUE Le mot théâtre a pour racine étymologique le terme grec theatron qui signifie un « endroit pour voir », un « lieu de visions1 », et désignait les gradins. Paradoxalement, le théâtre occidental, qui puise ses origines dans le théâtre athénien antique, est demeuré depuis la Renaissance un art fondé principalement sur le texte. On allait, et on va souvent encore au théâtre pour voir un texte être dit, ou plutôt interprété. Avec l’avènement de l’avant-garde artistique et le développement de la critique théâtrale au début du 20e siècle, nous avons assisté à des spectacles de moins en moins centrés sur le texte, et mettant l’accent sur la dimension plastique de la production comme le proposait Craig, ou encore sur l’interaction entre le public et les acteurs comme l’ont exploitée plus tard Julian Beck et Judith Malina au Living Theatre. Depuis quelques années, l’accessibilité grandissante aux technologies numériques a permis, grâce aux puissants logiciels de création graphique et aux appareils de captation et de diffusion allégés2, une incorporation croissante des médias visuels dans les représentations théâtrales et donc de donner à la vue un rôle majeur dans le spectacle de théâtre. Dans son essai « A New Vision of Theatre : The Timely Introduction of Video and Film in the Work of Frank 1 Cette définition du mot theatron est en lien direct avec le dithyrambe qui précède celui-ci et qui amenait ses participants en état de transe. 2 Comme les caméras numériques portables haute définition et les microprojecteurs à diodes électroluminescentes. Certains projecteurs de ce type peuvent être pris à la main et sont beaucoup plus petits et manipulables qu’un projecteur 35 mm qui occupe une pièce entière. 1 Castorf, Renè Pollesch, and Olaf Nicolai », le théoricien du théâtre allemand Thomas Irmer commente ainsi l’importance croissante accordée à l’image au théâtre : No longer was the setting seen as an illustration at the service of the narrated and enacted story, but rather an evocative space for a performance, where a variety of different images might be presented, even though the mimetic function of a film image appeared to be concerned precisely with a specific depiction3. C’est tout à fait le cas dans les productions de la Volksbühne Berlin4 et particulièrement dans celles de son intendant Frank Castorf qui introduit la vidéo live dans ses mises en scène depuis plus de 20 ans. Nous traiterons ici du spectacle qu’il crée à la Volksbühne Berlin en 2002 en collaboration avec les Wiener Festwochen à partir de L’Idiot de Dostoïevski dans le décor Die Neustadt (La ville neuve) de Bert Neumann. Nous nous concentrerons sur le rôle de la vidéo dans cette production où le texte, sans être négligeable, occupe une place secondaire par rapport aux médias visuels qui, par leur présence constante s’imposent comme l’élément dominant du spectacle, ce qui est souvent le cas dans les mises en scène de Castorf. Nous allons nous concentrer, dans ces quelques pages, sur la dimension esthétique et formelle de l’œuvre de Castorf. Comme elle joue un rôle particulièrement important dans cette production, attardons-nous d’abord à décrire les principales caractéristiques de cette Neustadt, décor hors norme où prend vie ce spectacle. 3 Thomas Irmer, « A New Vision of Theatre : The Timely Introduction of Video and Film in the Work of Frank Castorf, Renè Pollesch, and Olaf Nicolai », traduction de Marvin Carlson, Western European Stages, vol. 16, n° 1, 2004, p. 23. 4 La Volksbühne bénéficie d’une longue tradition dans ce domaine. Max Reinhardt, un des pionniers des effets d’éclairage, en est de 1915 à 1918 le premier intendant. Erwin Piscator, un des premiers metteurs en scène à utiliser les projections filmiques sur scène, y occupe le poste de metteur en scène principal (OberRegisseur) de 1924 à 1927. 2 Placer le public La plupart des grandes scènes de théâtre européennes sont munies d’un dispositif giratoire servant à l’origine à modifier le décor en quelques minutes grâce à une rotation de 180° du plateau scénique. C’est sur ce modèle que fut construite la Volksbühne. Cependant, l’utilisation qui en est faite dans l’Idiot de Castorf n’est pas conventionnelle. Au lieu de faire pivoter la scène pour révéler un autre décor au public, ici c’est le public qui assiste au spectacle en étant directement assis sur la scène rotative. Cette circonvolution permet au champ de vision de se transformer et de s’élargir. Bert Neumann a construit un échafaudage de trois étages dont la plantation forme un angle de 90°. Des cloisons délimitent des îlots de spectateurs, créant ainsi de petites loges. De plus, chaque îlot possède un téléviseur en suspension au-dessus de la tête des spectateurs retransmettant ce qui est filmé en direct. Cette scénographie permet d’accueillir environ 200 spectateurs. Autour de ces estrades se trouve le décor qui occupe également la totalité de l’espace traditionnellement réservé aux spectateurs. Figure 1 : public de face 3 Figure 2 : estrade Sur la scène, côté jardin (ou côté cour, si on se place dans la salle), il est possible d’apercevoir une construction de quatre étages recouverte d’un revêtement d’aluminium ondulé verticalement avec 12 fenêtres sans vitre, mais munies d’un store vénitien ou, au rez-de-chaussée, d’une grille. Dans la fenêtre supérieure, au centre, nous distinguons un téléviseur incliné vers le public et qui, tout comme ceux dans les loges, diffuse ce qui est filmé en direct. L’action qui se déroule dans cette construction prend place principalement dans les appartements du premier et du deuxième étage, qui sont respectivement ceux de Nastassia Philipovna et de la famille Épantchine. Figure 3 : Décor côté jardin. 4 De l’autre côté5 se trouvent deux bâtiments. D’abord, un édifice de trois étages avec, au rez-de-chaussée, la vitrine d’un bar appelé Las Vegas; puis la maison à deux étages de Rogojine, sur le toit de laquelle trône un écran géant. Finalement, un immense escalier en bois brut occupe toute la largeur et presque la totalité de la profondeur de la salle. Au haut de l’escalier s’étend un large palier vers le fond de la salle sur lequel se trouve une buvette en contre-plaqué côté jardin, avec derrière elle, l’accès à un stationnement, ainsi qu’un bureau de voyages. Côté cour, un mini-marché sert de lieu de campement ; devant lequel se trouve un salon de coiffure. Au-dessus d’eux est fixé un écran où est projetée une vue sur une métropole quelconque. 5 Ici côté cour, mais vu de la salle, côté jardin. 5 Où est la caméra ? Avant d’expliciter l’interaction concrète de ce complexe appareillage avec la vidéo, il convient de se pencher sur les caméras et sur la façon dont elles sont manipulées. Ce n’est pas la première fois que Frank Castorf intègre la vidéo dans ses productions, mais la présence de celle-ci prend une importance considérable grâce à la collaboration du jeune réalisateur et caméraman Jan Speckenbach, comme l’affirme Thomas Irmer : « Beyond any doubt, this development of new visual aesthetic in Castorf’s work was only possible because of his collaboration with another specialist, the video artist and camera operator Jan Speckenbach6. » Celui-ci a permis une utilisation plus précise de ce média dans les productions de Castorf. Dans le spectacle qui nous intéresse, nous retrouvons deux types de caméras : des caméras à l’épaule – dont le caméraman (Speckenbach luimême) est bien visible sur scène (figure 7) – et des caméras de surveillance rotatives accrochées de manière ostensible sur les murs des appartements côté jardin qui se filment les unes les autres. Les caméras à l’épaule offrent une image en haute définition, tandis que les caméras de surveillance retransmettent l’action avec une qualité d’image faible : le grain est apparent, la profondeur de champ très courte, le rapport longeur/largeur déformé, la mise au point défaillante et les couleurs délavées. L’emploi de ces deux techniques vidéo crée un contraste intéressant entre les différents lieux de l’action. 6 Irmer, 2004, p. 25 6 Les captations réalisées grâce à ces caméras sont retransmises à plusieurs endroits à la fois : sur les téléviseurs des îlots de spectateurs comme ceux du décor, sur les écrans moins bien intégrés au décor et sur l’écran géant du troisième étage qui, pour les spectateurs situés à ce niveau, est essentiel pour la compréhension visuelle du spectacle7. Il est donc possible (sauf pour les spectateurs au palier supérieur) de choisir comment établir un contact visuel avec la représentation. Ce choix ne concerne pas celui de 7 Les billets pour ces places ne valaient que de 5 euros. 7 regarder la performance des acteurs plutôt que la vidéo : il est également possible de choisir quel écran ou téléviseur regarder. Pourquoi filmer ? Dans le spectacle de Castorf, les caméras ont trois fonctions formelles principales : elles montrent ce qui est soustrait aux regards, elles multiplient les points de vue et elles offrent des cadrages rapprochés. Que dévoilent-elles exactement ? Si le théâtre est un endroit pour voir, le décor de Neumann est capricieux en ce sens qu’il ne permet pas toujours au spectateur d’établir un contact visuel direct avec les interprètes présents sur scène. S’ils ne sont pas complètement masqués par un rideau ou une porte, un mur n’expose que la moitié de leur corps ou uniquement un de leurs membres. Voici comment Speckenbach lui-même explique la situation en s’appuyant sur le décor de Neumann : « The principle of concealing and revealing is reflected on the Neumann stage which works with fragments of reality that are in themselves only pieces that are hidden by other8. » Lorsque les acteurs jouent dans les édifices de chaque côté de la scène, ils forcent le spectateur à suivre l’action à travers les fenêtres, ce qui est parfois insatisfaisant et oblige à se rabattre sur les téléviseurs ou les écrans. D’ailleurs, les quinze dernières minutes du spectacle se passent dans ces mêmes bâtiments, dont les rideaux sont désormais fermés. Lors de ces derniers instants, les spectateurs du bas se retrouvent dans la même situation que ceux au sommet et n’ont d’autre choix que de porter leur regard vers les transmissions vidéo. C’est le seul moment où le statut live de la vidéo est mis en question. Une bande préenregistrée aurait pu être présentée au public à son insu. Rappelons que la séparation de l’assistance et des acteurs ne sont que des rideaux ou des 8 Irmer, 2004, p. 25. 8 stores vénitiens. Ainsi, les voix, même si elles aussi sont retransmises par le microphone, se rendent toujours, minimalement mais simultanément et sans intermédiaire, jusqu’aux spectateurs. Il devient donc impossible de douter du fait que l’action se déroule en direct. Le dévoilement que permettent les caméras ne concerne pas seulement ce qui devrait être vu par convention. Elles révèlent également ce qui ne serait pas ordinairement montré, autant par le récit de Dostoïevski que la représentation théâtrale. À quelques reprises, Speckenbach et sa caméra à l’épaule se faufilent jusque dans les recoins cachés du décor qui pourraient servir de coulisses aux acteurs. Alors, nous découvrons non pas un acteur au repos, mais un personnage qui continue à vivre, même si l’action principale ne requiert pas sa présence. La vidéo ne sert donc pas uniquement à dédoubler ce qui est joué sur scène ou narré dans l’œuvre originale. Elle nous transporte vers ce qui relève de l’imagination lors de la lecture, et nous montre comment les personnages secondaires continuent à vivre malgré l’évolution du protagoniste. Il s’agit d’une autre dimension, difficile à présumer lors de la lecture du texte original. Plus qu’une proposition d’interprétation du roman, c’est davantage une invitation à l’interprétation personnelle du spectateur. Les acteurs placés dans les recoins adoptent un jeu relativement neutre. La superposition de ces images à l’action principale opère comme à la manière de l’effet Koulechov au cinéma9. La représentation de la trame centrale suggère au spectateur de projeter un état précis sur ces personnages secondaires (figure 9). 9 Voici un exemple : au retour de l’entracte, les cris et pleurs assourdissants d’un bébé se font entendre. Visiblement désemparé, le personnage de Lebedev tente de le calmer. Caché dans un coin du décor, le personnage de Rogojine est filmé alors qu’il n’est aucunement concerné par l’action. Le sentiment d’exaspération face à la situation de Lebedev, qui semble ne plus pouvoir supporter les lamentations du bébé, est projeté sur Rogojine. S’il avait été pris à part, nous l’aurions vu dans un état plutôt neutre. L’action principale influence l’interprétation que fait le public d’un personnage qui, finalement, n’est pas en interaction avec la trame centrale. 9 Figure 9 : Rogojine dans un recoin. (Le personnage de Rogojine est filmé alors qu’il n’est aucunement en lien avec l’action.) Le décor ne masque pas toujours ce qui est traditionnellement considéré comme l’élément principal de la représentation théâtrale, c’est-à-dire les acteurs. Ceux-ci sont souvent bien visibles et satisfont le besoin de coprésence du spectateur de théâtre. Cependant ils sont encore et toujours filmés. Alors qu’on pourrait s’attendre au contraire, les caméras à l’épaule et leurs microphones intégrés nous rapprochent des acteurs. Au lieu de créer une barrière en se posant comme intermédiaires entre les deux corps (acteur/spectateur), les gros plans favorisés par Castorf et Speckenbach nous donnent un accès direct à l’expressivité des interprètes. N’oublions pas que cette Neustadt est un décor de théâtre d’une taille considérable où se perdent les acteurs et où leur présence est moins palpable. Les cadrages rapprochés sont donc des extensions de la vue, des outils visuels et sonores qui rehaussent l’expérience théâtrale sans éliminer la coprésence. Face au public, il y a toujours des acteurs sur scène. Mais les caméras rendent possible l’intégration du public sur scène où agit le caméraman, permettant également l’inscription de ce dernier dans le spectacle. Cette multiplication des points de vue permet au spectateur de faire son propre 10 « montage », sa propre représentation. La vidéo participe ainsi également au spectacle et offre une sorte de réalité augmentée comme le rappelle Thomas Irmer : « On the stage they [cameras] have become a “third eye”, which can enlarge, complete, correct, destroy, or confirm our “given” view of the totality of the stage setting. […] Watchting becomes a new art10. » Ici, bien que le metteur en scène garde un pouvoir sur la direction de notre regard, la pluralité des points de vue donne lieu à un choix plus libre et performatif que celui qui existe à la base au théâtre, et plus encore, au cinéma et à la télévision. Il s’agit d’un déploiement visuel impossible à saisir par une vue d’ensemble : le choix est nécessaire. Qu’en est-il des caméras de surveillance ? Offrent-elles une immédiateté aussi décisive que la caméra à l’épaule et ses gros plans ? Nous aurions tendance, en prenant en considération la transmission de qualité moindre qu’elles offrent, à répondre non, puisqu’elles ne reflètent pas fidèlement la réalité. Par contre, en affichant leur médialité – leur caractère typique de caméra de surveillance – , elles mettent le spectateur en rapport direct avec l’action en le plaçant dans une situation de voyeurisme. Jamais le spectateur ne se sent irrité par la mauvaise qualité de l’image qui lui est montrée. Au contraire, il se sent privilégié d’entrer dans l’intimité des personnages. Même si ces caméras permettent un certain montage en direct – qui pourrait s’apparenter à un montage champ/contrechamp télévisuel – , le parallèle avec le média télévision ne se fait jamais. Les caméras de surveillance sont d’abord considérées comme des capteurs visuels nous donnant accès à un lieu où nous ne pouvons être plutôt que comme des objets technologiques au service d’une œuvre filmique ou télévisuelle en soi. 10 Ibid., p. 23 et 25. 11 Performance live ou médiée ? Dans son ouvrage Liveness – Performance in a Mediatized Culture, Philip Auslander prétend que les spectacles ou événements conçus pour la diffusion devant public sont aujourd’hui des produits de notre culture médiatique où la coprésence entre acteur et spectateur n’est plus un enjeu essentiel ; que le rapport interprète/spectateur ne se concrétise plus nécessairement à travers un contact visuel ou auditif direct. Il justifie son hypothèse en soulevant deux principaux arguments. Il affirme d’abord que ces événements sont aujourd’hui façonnés sur le modèle des médias de reproduction : the live event itself is shaped to the demands of mediatization. […] To the extent that live performances now emulate mediatized representations, they have become secondhand recreations of themselves as refracted through mediatization11. Son deuxième argument concerne l’utilisation de ces technologies de reproduction dans les événements live : Live performance now often incorporates mediatization such that the live event itself is a product of media technologies. […] Almost all live performances now incorporate the technology of reproduction, at the very least in the use of electric amplification, and sometimes to the point where they are hardly live at all12. Comment ces deux arguments s’appliquent-ils à l’Idiot de Castorf ? Confronter le premier argument d’Auslander à cette production s’avère complexe : peut-on la comparer à une œuvre filmique ou télévisuelle ? Tel que mentionné précédemment, le montage télévisuel ou filmique dirige avec autorité l’œil du spectateur, ce qui n’est pas le cas durant ce spectacle. Au contraire, nous avons pu voir que Castorf a accru, grâce à la vidéo, le champ de vision du spectateur, lui permettant, par le fait même, de choisir où poser son regard. Notons, d’ailleurs, qu’Auslander formule son argument à partir des 11 Philip Auslander, Liveness – Performance in a Mediatized Culture, Londres, New York, Routledge, 1999, p. 158. 12 Ibid., p. 24. 12 spectacles vivants, telles les comédies musicales de Broadway, qui sont, à la base, créés pour être diffusés au grand et au petit écran, et qui achèvent invariablement leur cycle commercial sur les tablettes des clubs vidéo13. Or, en 2006, à la suite du succès incontesté de la pièce14, la Volksbühne produisait un film de Frank Castorf portant le nom de L’Idiot d’après le spectacle du même nom. Ce film était-il prévu avant même la création de la production théâtrale ? Probablement, puisque la première adaptation de Dostoïevski par Castorf pour la Volksbühne, Die Dämonen (1999), a également été l’objet d’une adaptation filmique en 2000. Il serait toutefois plus pertinent de poser la question ainsi : la mise en scène de Castorf et ses stratégies narratives ont-elles été délibérément pensées en vue d’une transposition au cinéma ? La réponse est indéniablement non. Pour saisir l’essence même de la représentation théâtrale de l’Idiot, qui propose une multitude de points de vue, il faudrait que le média cinématographique s’adapte à l’œuvre théâtrale ; par exemple en élaborant une projection multi-écrans. Malheureusement, très peu de salles de cinéma et encore moins de téléspectateurs possèdent un dispositif permettant ce type diffusion. Une autre solution serait le polyptique où, sur un seul écran, il est possible de montrer simultanément plusieurs prises de vue du même événement ou deux actions complètement différentes. Très peu de films font usage de ce procédé, puisqu’il entre en contradiction avec la tendance classique à dissimuler le montage. De toute façon, l’adaptation filmique de Castorf n’en fait pas usage et se contente de révéler l’ensemble de l’intrigue à l’aide d’une cinématographie conventionnelle, ne permettant donc pas la multiplication des points de 13 Ibid., p. 26-27. La pièce a remporté en 2002 deux prix majeurs : e prix Friedrich-Luft du Berliner Morgenpost récompensant la meilleure production théâtrale berlinoise de l’année et le prix de la critique de la revue Theater heute pour la meilleure mise en scène allemande de l’année. 14 13 vue, et éliminant ainsi ce qui est propre à la pièce de théâtre. Ici, l’œuvre cinématographique qui reprend, en majeure partie, les éléments constitutifs du spectacle de théâtre (texte, décors) ne transpose pas une œuvre théâtrale déjà prête à être transformée en film, mais elle l’adapte. En somme, l’utilisation que font Castorf et Speckenbach de la vidéo live résiste au média cinéma ou télé. Le premier argument d’Auslander ne vaut donc pas dans le contexte de L’Idiot. Examinons maintenant la relation entre cette production de la Volksbühne et le deuxième argument d’Auslander. Le spectacle utilise effectivement la vidéo – qui fait sans contredit partie des technologies de reproduction – , mais l’utilisation qu’en fait Castorf correspond-elle à ce qu’affirme Auslander à propos des performances live ; c’està-dire est-ce qu’ici les technologies de reproduction, en l’occurrence la vidéo, évacuent de la représentation le rapport direct entre acteurs et spectateurs ? La question est délicate. Cela dépend du choix que fera le spectateur, à savoir suivre l’action sur scène ou à travers les écrans. Mais la réponse demeure insatisfaisante. Même si le spectateur décide de ne regarder que son téléviseur, les voix, qu’elles soient ou non médiatisées, se rendront toujours à son oreille par le simple transfert d’ondes sonores traversant l’air. Les acteurs ne sont pas assez loin ou assez séparés pour affirmer que leur contact direct avec le public n’existe plus. Cependant, nous pourrions facilement prétendre que dans bien des cas, entre autres pour les 15 dernières minutes qui se déroulent derrière des rideaux fermés, la relation immédiate entre interprète et spectateur est suffisamment effacée pour faire de la vidéo l’essentiel de la représentation. N’oublions pas également les spectateurs au palier supérieur de l’échafaudage qui ne peuvent suivre l’événement qu’au moyen des écrans. Pour eux, la vidéo serait sans nul doute en tout temps l’essentiel 14 de la représentation. Par contre, cette oscillation entre contact immédiat et présence médiée ne serait-elle pas un jeu auquel le metteur en scène convie son assistance dans le but, justement, de souligner, intensifier et même célébrer le rapport entre acteur et spectateur ? C’est visiblement ce que pense Erika Fischer-Lichte dans Ästhetik des performatitven publié en 2004 : Ce fut précisément cette mise en scène de l’Idiot qui, selon la thèse d’Auslander sur les représentations live, aurait dû s’annuler à travers l’usage qu’elle faisait des technologies de reproduction. Elle donna lieu finalement à une apothéose de la coprésence entre acteurs et spectateurs. Le salut final conventionnel fut ressenti par le public comme une transfiguration des acteurs, comme une cérémonie rendant hommage à la présence physique15. Fischer-Lichte justifie son argument en se basant principalement sur la fin du spectacle où les interprètes échappent au rapport visuel direct avec le public. Elle soutient que lors de ces derniers instants, le public s’impatiente face à l’absence des acteurs sur scène, espère le retour de ceux-ci à leur moindre sortie de l’écran ou imagine qu’ils s’apprêtent à surgir sur scène devant lui. Cette « captivité » des interprètes crée une tension qui se libère d’un seul coup lors de leur entrée pour le salut final dans une sorte de satisfaction de voir et sentir à nouveau les acteurs en chair et en os. Le manque permet d’apprécier la rareté. Ce phénomène est également présent à plus petite échelle tout au long du spectacle lorsque les interprètes sont à moitié ou entièrement occultés par le décor omniprésent de Bert Neumann. Masquer complètement ou en partie la présence immédiate des acteurs produit un effet de plus-value de cette présence quand elle a lieu. 15 « So war es gerade diese Inszenierung des Idioten, welche in einem Ausmaß mit Reproduktionstechnologien arbeitete, daß sie sich nach Auslanders These als “Live”-Aufführung selbst hätte annulieren müssen, die letztendlich in eine Apotheose der leiblichen Ko-Präsenz von Schauspielern und Zuschauern mündete. Der konventionelle Schlußaufttritt der Schauspieler wurde als ihre Transfiguration erlebt, als Feier der leiblichen Anwesenheit » (nous traduisons), Erika Fischer-Lichte, Ästhetik des Performativen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2004, p. 126. 15 Nous ignorons si Castorf connaissait la thèse d’Auslander ou même s’il l’avait en tête en créant ce spectacle, mais il n’aurait certainement pas renié ce second argument – puisqu’il s’amuse avec cette réalité décrite par l’auteur en passant d’un extrême à l’autre dans le rapport acteur/spectateur et en remettant en question notre conception actuelle de l’événement live. Ajoutons, d’ailleurs, que le film qui a permis de donner une seconde vie à l’œuvre théâtrale et de promouvoir, au-delà de la scène, les productions de la Volksbühne témoigne bien de cet effort de jouer avec les nouvelles règles du monde du spectacle qui vise à s’introduire dans les médias de masse comme le cinéma ou la télévision. Par contre, au lieu de proposer un produit facilement comestible à l’ensemble de la population, Castorf signe une œuvre plutôt audacieuse et provocatrice. « Immédiateté » (immediacy) ou « hypermédiateté » (hypermediacy) ? Castorf et Speckenbach optent pour l’utilisation de la vidéo qui oscille constamment et simultanément entre transparence et opacité, créant des effets d’« immédiateté » et d’« hypermédiateté » qui se fondent les uns dans les autres. Comme nous l’avons déjà mentionné, la caméra à l’épaule, grâce à ses plans rapprochés, provoque une relation d’immédiateté entre acteurs et spectateurs. On pourrait donc dire qu’ici, la caméra se comporte comme une interface « transparente » au sens où l’entendent Jay David Bolter et Richard Grusin dans leur ouvrage Remediation : Understanding New Media paru en 1999 : « A transparent interface would be one that erases itself, so that the user is no longer aware of confronting a medium, but instead stands in an immediate relationship to the contents of that medium16. » Dans cet ordre 16 Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation : Understanding New Media, Cambridge, Mass., MIT Press, 1999, p. 23-24. 16 d’idées, la vidéo est au service de la représentation, ou plus précisément des acteurs et de leur interprétation. Elle tend donc à s’effacer au profit de l’événement live et provoque par le fait même, comme l’expriment Bolter et Grusin, un effet d’« immédiateté ». En revanche, la caméra et son dispositif de diffusion (écrans et téléviseurs) adoptent également d’autres comportements qui, eux, affichent sans aucun doute la médialité de la vidéo. En raison de sa grande complexité, le dispositif de diffusion engendre ce que Bolter et Grusin qualifient d’effet d’« hypermédiateté » : In all its various forms, the logic of hypermediacy expresses the tension between regarding a visual space as mediated and as a “real” space that lies beyond mediation. Lanham (1993) calls this the tension between looking at and looking through17. Cette tension est bien présente dans L’Idiot. La multiplication des supports de transmission peut être perçue comme un montage visuel en soi qui s’expose au même titre que ce qui est montré sur scène et ce qui est également vu « au travers » (to look through) cet appareillage composite. Mais le public s’attarde directement sur l’un des téléviseurs ou écrans; celui-ci, dans une certaine mesure, disparaît grâce aux plans rapprochés qui nous permettent de mieux regarder (to look at) les interprètes. Par contre, la question n’est pas si simple, car la direction photo de Speckenbach n’est pas uniquement caractérisée par les gros plans. Le langage visuel de Speckenbach se rapproche de celui de Lars von Trier depuis sa signature avec Thomas Vinterberg, en 1995, du Vœu de chasteté du Dogme 95. Énumérons quelques particularités communes entre le style de prise de vue de Speckenbach et celui de Lars von Trier. Nous avons, bien sûr, déjà mentionné les gros plans inhabituellement fréquents. La caméra à l’épaule est également omniprésente dans les productions de von Trier. Le mouvement continu, 17 Ibid., p. 41. 17 l’absence de point fixe qu’entraîne l’utilisation de ce type caméra a tendance à laisser transparaître la présence de celle-ci ; ce qui finalement nous fait regarder davantage le représenté au travers (to look through) plutôt que directement. Dans l’Idiot de Castorf, la présence des caméras est manifeste. D’abord grâce à l’absence de trépied, mais aussi et surtout parce que le metteur en scène va jusqu’à placer le caméraman au centre de l’action et à en faire un acteur au même titre que les autres. Dans un autre ordre d’idées, Speckenbach met sa caméra au service de l’événement tout comme le faisait Dziga Vertov avec son Kino-pravda (ciné-vérité) ou comme le fait encore Lars von Trier avec Dogme 95. C’est-à-dire qu’il capte ce qui se déroule sous ses yeux en évitant la mise en scène. Quelques extraits du Vœu de chasteté du Dogme 95 décrivent bien cette façon de faire : « C'est le tournage qui doit avoir lieu là où le film a lieu. […] le film a lieu ici et maintenant. […] Je jure de m'abstenir de créer “une œuvre”, car je considère l'instant comme plus important que la totalité18. » C’est exactement ce qui se produit dans l’Idiot de Castorf. Bien entendu, la représentation théâtrale est mise en scène, mais la captation vidéo ne l’est pas ou très peu, du moins en apparence. Elle s’insère au sein de l’action tel un espion, faisant du spectateur un voyeur. En résumé, la direction photo de Speckenbach, qui s’apparente à celle de Lars von Trier, oscille tout comme le dispositif de diffusion, entre le fait de regarder (looking at) et le fait de regarder au travers (looking through). La partie de la représentation théâtrale qui nous est diffusée par la vidéo doit donc passer par deux niveaux d’opacité créant un fort effet d’« hypermédiateté » qui, lui, se transforme au final, et nous verrons tout de suite pourquoi, en effet complet d’« immédiateté ». 18 Lars von Trier, Thomas Vinterberg, « Vœu de chasteté du Dogme 95 (Copenhague, 1995) », dans : cineastes.net, 21 mai 2004, www.cineastes.net/textes/dogme95.html (dernière consultation le 15 avril 2010). 18 En multipliant les effets d’« hypermédiateté », Castorf transforme ce qui à la base n’était qu’une simple diffusion vidéo en une œuvre d’art autonome. C’est-à-dire que le dispositif vidéo ne se contente plus d’accompagner la représentation et de la révéler sous d’autres points de vue, mais il devient lui-même, en raison de son extrême complexité, un spectacle en soi. Permettons-nous ici de reprendre ces mots déjà cités de Thomas Irmer : « Watchting becomes a new art19. » En d’autres termes, ce qui nous donne à regarder, c’est-à-dire l’appareillage vidéo, ainsi que notre rapport à celui-ci, devient une forme d’art propre, et se révèle comme « transparent », car il se trouve en contact immédiat avec le public. Conclusion : la vidéo fait du théâtre Castorf nous a donné à voir, avec cet Idiot, un spectacle d’une complexité hors du commun. Il bouscule notre conception de l’événement live, tant en remettant en question la coprésence qu’en la célébrant grâce à la vidéo qui devient ici un média totalement intégré au théâtre. De cette façon, Castorf s’inscrit dans la tendance qui veut faire du média vidéo un élément appartenant au théâtre au même titre que les acteurs, la scénographie, l’éclairage ou les costumes, et ce, malgré une forte résistance de la part de plusieurs critiques allemands. Diedrich Diederichsen décrit et explique cette opposition dans son article « Der Idiot mit der Videokamera : Theater ist kein Medium – aber es benutzt welche » (« L’Idiot avec la caméra vidéo : le théâtre n’est pas un média – mais en utilise certains ») paru en 2004 dans la revue allemande Theater heute : Les projections vidéo semblent être depuis toujours un corps étranger au théâtre et cela semble par le fait même se comprendre. La valeur du débat se fonde sans contredit selon la perspective du monde théâtral et de ses critiques seulement sur 19 Irmer, 2004, p. 25. 19 la question de savoir dans quelle mesure ce corps étranger a la légitimité d’apparaître sur la scène, et non s’il doit principalement être vu comme un corps étranger20. Il reprend même dans cet article les propos d’une collègue critique de théâtre qui demandait à la Volksbühne Berlin de renoncer, au moins dans une de ses productions de l’année 2004, à l’utilisation de la vidéo. « Pourquoi être si irrité ? Il serait à peine imaginable qu’on implore quelque chose du genre ; la Volksbühne devrait vraiment renoncer au moins une fois en 2004 aux acteurs parlants ou à la musique21. » Lorsque la vidéo devient comme dans cette production un élément de la représentation théâtrale au même titre que ce qui la compose traditionnellement, comment peut-on demander l’arrêt de son utilisation ? L’Idiot de Castorf sans la vidéo perdrait tout son intérêt théâtral. Nous pouvons même affirmer que la vidéo, par son caractère spectaculaire et sa fonction dans la mise en scène, est, parmi tous les autres, l’élément le plus théâtral de ce spectacle. 20 Die Videoprojektion scheint wie vor ein Fremdkörper im Theater zu sein, und das scheint sich auch von selbst zu verstehen. Diskutierenswert ist aus der Perspektive des Theaters und seiner KritikerInnen offensichtlich nur die Frage, ob und in welcher Menge dieser im Prinzip verzichtbare Fremdkörper auf einer Bühne erscheinen darf, nicht, ob er prinzipiell als Fremdkörper zu gelten hat (nous traduisons). Diedrich Diederichsen, « Der Idiot mit der Videokamera : Theater ist kein Medium – aber es benutzt welche », Theater heute, vol. 4, avril 2004, p. 27. 21 « Warum so gereizt? Kaum vorstellbar wäre etwa der Ausruf, die Volksbühne möge doch wenigstens einmal im Jahre 2004 auf sprechende Schauspieler verzichten, oder auf Musik » (nous traduisons), ibid., p. 27. 20