Liberté, astrologie et fatalité: Marsile Ficin et le De fato de Plotin*
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Liberté, astrologie et fatalité: Marsile Ficin et le De fato de Plotin*
Liberté, astrologie et fatalité: Marsile Ficin et le De fato de Plotin* Maude Vanhaelen L’exégèse ficinienne du traité plotinien Sur le Destin,1 publiée dans l’édition florentine de 1492,2 vise à défendre la liberté humaine contre le déterminisme astral, tout en accordant une place de choix à l’astrologie divinatoire. Elle nous éclaire sur la position, non dépourvue d’ambiguïté, de Ficin en matière d’astrologie et de magie. Comme l’ont montré les études conduites par Garin, Vasoli et d’autres,3 dans la Disputatio contra iudicium astrologorum, composée vers 1477 (deux ans après la querelle louvaniste des futurs contingents),4 Ficin compile une série d’arguments anciens contre l’astrologie judiciaire et le déterminisme astral. Douze ans plus tard, en 1489, dans le troisième livre du De Vita, Ficin présente l’astrologie dans un sens positif, en s’appuyant sur des sources néoplatoniciennes et hermétiques, mais aussi sur un traité de nécromancie arabe, connu dans sa traduction latine sous le titre de * Une première version de cet article fut présentée au colloque « Hasard et Providence » commémorant le cinquantième anniversaire du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours (3-6 juillet 2006). Toute ma gratitude va à Stéphane Toussaint pour sa relecture et ses suggestions. 1 Pour la notion de providence chez Plotin, voir V. SCHUBERT, ‘Pronoia’ und ‘Logos’. Die Rechtfertigung der Welt ordnung bei Plotin, München-Salzburg 1968; Chr. PARMA, ‘Pronoia’ und ‘Providentia’. Der Vorsehungsbegriff Plotins und Augustins, Leiden 1971; D. O’ BRIEN, Le volontaire et la nécessité: réflexions sur la descente de l’âme dans la philosophie de Plotin, «Revue philosophique de la France et de l’Etranger» 157 (1977), p. 401-422; IDEM, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, Leiden-New York-Cologne 1993; P. BOOT, Plotinus on Providence (Ennead III 2-3): Three Interpretations, «Mnemosyne» 36 (1983), p. 311-315; Ch. RUSSI, Provvidenza. LÒgow connettivo e LÒgow produttivo. Le tre funzioni dell’anima in Enn. III 3 [48], 4.6-13, in Studi sull’anima in Plotino, a cura di R. CHIARADONNA, Napoli 2005, p. 59-78. Sur la notion chez Ficin, voir M. HEITZMAN, La libertà et il fato nella filosofia di Marsilio Ficino, «Rivista di filosofia neoscolastica» 28 (1936), p. 350-371 et 29 (1937), p. 59-82. 2 Il s’agit de l’édition imprimée par Miscomini à Florence le 7 mai 1492. Le manuscrit en deux tomes offert à Laurent de Médicis (Biblioteca Medicea Laurenziana, Laurentianus 82. 10 et 11) conserve la version ‘officielle’ de la traduction et du commentaire, avec la dédicace de Ficin. Une ébauche de la traduction ficinienne des Ennéades, annotée par Pic, est transmise dans le Coventi Soppressi E.I.2462: Marsilio Ficino e il ritorno di Platone. Manoscritti stampe e documenti (17 maggio-16 giugno 1984), a cura di S. GENTILE, S. NICCOLI, P. VITI, Firenze 1984, n° 114 et 115, p. 146-150 (GENTILE); A.M. WOLTERS, The First Draft of Ficino’s Translation of Plotinus, in Marsilio Ficino e il ritorno di Platone. Studi e documenti, I, a cura di G. GARFAGNINI, Firenze 1986, p. 305-329. 3 E. GARIN, Lo zodiaco della vita. La polemica sull’astrologia dal Trecento al Cinquecento, Bari 1976, p. 61-92; C. VASOLI, Le débat sur l’astrologie à Florence: Ficin, Pic de la Mirandole, Savonarole, in Divination et controverses religieuses en France au XVIe siècle, Paris 1987, p. 19-33; IDEM, Marsilio Ficino e l’astrologia, in L’astrologia e la sua influenza nella filosofia, nella letteratura e nell’arte dall’età classica al Rinascimento, Milano 1992, p. 159-186. Voir aussi la synthèse de S. GENTILE, Il ritorno di Platone, dei platonici et del « corpus » ermetico. Filosofia, teologia e astrologia nell’ opera di Marsilio Ficino, in C. VASOLI, Le filosofie del Rinascimento, a cura du P. C. PISSAVINO, Milano 2002, p. 193-229: 214-218. 4 Sur cette querelle, voir L. BAUDRY, La querelle des futurs contingents (Louvain, 1465-1475). Textes inédits, Paris 1950; Chr. SCHABEL, Peter de Rivo and the Quarrel over Future Contingents at Louvain: New Evidence and New Perspectives, «Documenti e Studi sulla tradizione filosofica medievale» 6 (1995), p. 363-473 and 7 (1996), p. 369-435; C.VASOLI, Le dottrine teologiche e i primi inizi della crisi religiosa, in Le filosofie del Rinascimento, p. 154-174, part. p. 163. 1 Picatrix.5 Or les deux ouvrages, la Disputatio et le troisième livre du De Vita, entretiennent un lien étroit avec les Ennéades. Ficin reprend presque littéralement plusieurs passages de la Disputatio dans son commentaire à Plotin,6 et le troisième livre du De Vita était lui-même destiné à être un commentaire du chapitre 11 du traité 27 (IV, 3, Des Difficultés relatives à l’âme I), dans lequel Plotin parle de l’animation des statues, de la sympathie du cosmos, de magie, des démons.7 Le commentaire du De fato permet de mieux saisir la cohérence entre ces œuvres apparemment contradictoires. Plus précisément, il vient éclairer le lien entre la critique de l’astrologie dans la Disputatio et l’usage dans le De Vita de techniques astrologiques et magiques. Ficin reprend en effet dans son commentaire deux passages de la Disputatio, réunis en appendice sous le titre de Summa Marsiliana et dédiés à Laurent de Médicis. Ficin y présente les lieux communs de la polémique anti-astrologique traditionnelle, paraphrasant le sixième livre de la Préparation Evangélique d’Eusèbe de Césarée (VI, 7-11): la réfutation du cynique Oenomaüs, les attaques de l’épicurien Diogénien contre Chrysippe, le De fato d’Alexandre d’Aphrodisias, les opinions du syrien Bardesane et celles d’Origène.8 Mais le De fato de Ficin porte aussi la trace d’un intérêt de plus en plus marqué pour la théurgie néoplatonicienne, l’astrologie, la démonologie, la divination par les songes, déjà présent dans la Théologie Platonicienne, et que l’on retrouvera dans le De Vita. En outre, au moment où il commente le traité Sur le Destin, au printemps 1487, Ficin a déjà établi la 5 Le lien entre le De Vita et le Picatrix est bien documenté par une lettre de Michele Acciari à Filippo Valori publiée par D. DELCORNO BRANCA, Un discepolo del Poliziano: Michele Acciari, «Lettere Italiane» 38 (1976), p. 470 sq. Cf. Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, n°105, p. 137-138 (GENTILE). 6 On retrouve aussi des extraits de la Disputatio dans la Théologie Platonicienne, le Compendium theologiae platonicae, l’une des Praedicationes, et dans la fameuse Stella magorum adressée à Frédéric de Montefeltre in Marsilii FICINI Florentini, […] Opera & quae hactenus extitere & quae in lucem nunc primum prodiere omnia […] in duos tomos digesta […] una cum gnomologia […], Basileae, Henricpetri 1576, en réimpression numérique, suivie et préfacée par S. TOUSSAINT, Paris 2000 (désormais = Op.), p. 849-854. 7 Dans le proemium au troisième livre du De Vita (10 juillet 1489 = Op., p. 529) dédié à Mathias Corvin, Ficin écrit en effet: «Cum igitur inter Plotini libros magno Laurentio Medici destinatos in librum Plotini de favore coelitus hauriendo tractantem, nuper commentarium composuissem, inter caetera in eum nostra commentaria numeratum. Id quidem seligere nunc Laurentio quidem ipso probante atque maiestati tuae potissimum dedicare decrevi», in M. FICINO, Three Books on Life, A Critical Edition and Translation with Introduction and Notes by C.V. KASKE AND J.R. CLARK, (Medieval and Renaissance Texts and Studies, 57), Binghamton 1989, p. 238 [reprint 2002]. 8 Cf. Op., p. 1679: «Quoniam vero desideras, Laurenti seorsum quid de his Marsilius Ficinus sentiat intelligere […] ». La Summa se trouve dans Op., p. 1679-1684, et reprend certains passages de la Disputatio mentionnés dans P.O. KRISTELLER, Supplementum Ficinianum, II, Firenze 1937, p. 16-21 (= Op., p. 1679-1681) et p. 51-52 (= Op., p. 1682). Ficin ajoute dans la Summa les témoignages, cités par Eusèbe, d’Oenomaus, de Diogénien et de Ptolémée (Op., p. 1682, section finale du chapitre II) et celui de Bardesan (Op., p. 1682-1684, Chap. III), mentionné dans la Disputatio (Supplementum Ficinianum I, p. 21: «hic subde quomodo genesis perpendi non potest neque conceptio rerum neque quid ex cunctis stellis resultet hic aut ibi, in hoc vel illo propter diversitatem loci, materiae, usum, legum, rerum, hic ex Origene, Bardesane, Clemente, Phavorino, libello hoc tuo»). 2 traduction latine des Ennéades, en se fondant sur deux manuscrits que lui fournit Côme de Médicis.9 Ceci explique que Ficin, qui suit la classification établie par Porphyre, plutôt que la chronologie des traités, lise le De fato en marge de certaines doctrines développées dans les traités plus tardifs, et notamment le traité 52 (II, 3), Sur l’influence des astres, dans lequel Plotin cherche à concilier la pratique de l’astrologie divinatoire avec l’unité du monde. Surtout, au moment où il commente le De fato, et juste avant d’aborder le traité Sur le Démon qui nous a reçu en partage,10 Ficin s’intéresse à des questions théologiques bien précises concernant l’usage de techniques astrologiques et magiques permettant à l’âme d’exercer son pouvoir sur le corps et sur les astres. En effet, d’après le témoignage de certaines lettres, l’on sait qu’en juin 1487, Ficin a commenté un peu moins de la moitié des Ennéades (jusqu’au traité 47 (III, 2), Sur la Providence)11 et qu’à cette date il décide d’interrompre son explication des Ennéades pour traduire d’autres textes néoplatoniciens susceptibles de l’éclairer sur certains points abordés par Plotin—la remontée de l’âme vers l’intelligible, la divination par les songes, la théurgie et les démons.12 Il s’agit des traités Sur les Démons de Michel Psellus et Sur les Songes de Synésios, de quelques extraits du De abstinentia de Porphyre et du De Mysteriis de Jamblique, de l’exégèse de Priscien le Lydien à Théophraste, et de certains passages de l’œuvre de Proclus dont Ficin ne précise pas le titre, vraisemblablement tirés du commentaire de Proclus au Premier Alcibiade et du De sacrificio et magia.13 Ces textes, rassemblés en un unique opuscule dans l’édition aldine de 1497,14 9 Il s’agit des manuscrits Laurentianus 87.3 et Parisinus graecus 1816. Voir P. HENRY, Études plotiniennes. II. Les manuscrits des Ennéades, Bruxelles-Paris 1941, p. 16-36 et 45-62; Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, n°23, p. 31-32 (GENTILE). 10 Pour la traduction de texte, voir M. GUYOT, Marsile Ficin, Commentaire du traité de Plotin sur «le démon qui nous a reçu en partage», in Les dieux de Platon. Actes du colloque de l’Université de Caen-Basse Normandie (24-26 janvier), éd. J. LAURENT, Caen 2003, p. 263-286. 11 Voir R. MARCEL, Marsile Ficin (1433-1499), Paris 1958 [réimpression 2006], p. 487-495. Vers le mois de juin 1487 Ficin est parvenu au deuxième livre de la troisième Ennéade, ainsi qu’il l’écrit à cette date à Calderini (Op., p. 883): «Aggressus iamdiu sum commentaria in Plotinum a nobis traductum, vigesimum nunc librum explico, quattuor et tringinta sunt reliqui, per has occupationes mihi peregrinari non licet, alioquin iamdiu Cardinalem patronum nostrum ori salutavissem.» 12 Voir la lettre que Ficin adresse à son ami Francesco Bandini et datée du 6 janvier 1489 (=Op., p. 895): «Nihil iamdiu ad te scribo, charissime mi Bandine, quoniam interea et tibi et omnibus multa conscribo. Vtinam tam multum bona sint quam multa. Plotini libros omnes iamdiu me fecisse Latinos intellexisti, atque in eos commentaria scribere mox incoepisse, haec ad dimidium iam perduximus, et forsitan absolvissem, nisi inter commentandum coactus fuissem traducere insuper in Latinum Psellum Platonicum de Daemonibus et Synesium de Somniis atque ex parte Porphyrium de Abstinentia, ac etiam divinum Iamblicum de Aegyptiorum Assyriorumque theologia et denique Priscianum Lydum Theophrasti mentem, de mente diligenter interpretantem.» 13 Ficin cite Proclus, aux côtés de Théophraste et Jamblique, dans une lettre, sans date, adressée à Antonius Favorinus (=Op., p. 900): «[...] nostra in Plotinum commentaria Theophrastus, Iamblichus, Proculus et alii quidam, interpellarunt, affectantes et ipsi per nos e Graecia quandoque in Italiam proficisci. Sed redii nuper ad Plotinum commentaria in eum prosecuturus assidue»; aux côtés de Jamblique, dans une lettre datée de 1489 et 3 éclairent Ficin et son cercle d’amis et correspondants—les deux Valori, Braccio Martelli, Filippo Carducci, Pierleone da Spoleto et Pic de la Mirandole—sur l’usage de certaines techniques (théurgie, divination par les songes, démonologie, sacrifice et magie) permettant à l’âme de communiquer avec les réalités supérieures et de se soustraire à l’emprise des corps. Comme il l’explique dans une lettre à Braccio Martelli, la lecture de Porphyre permet de dévoiler la doctrine démonique que Plotin a exprimée en un oracle très bref et très obscur : Cum superioribus diebus apud Philippum et Nicolaum Valores in agro Maiano versarer, et in quodam ibi secessu naturam daemonum indagarem, affluit repente Plotinus divinumque oraculum de daemonibus nobis effudit verbis et brevissimis et obscurissimis involutum. Visum itaque nobis operae pretium accire adressée à Pier Leone da Spoleto (=Op., p. 895); et, aux côtés de Porphyre, dans une lettre de dédicace au Cardinal Jean de Médicis intitulée Proemium in Proculum et Porphyrium (=Op., p. 898). Il s’agit vraisemblablement du commentaire à l’Alcibiade et du De sacrificio et magia, seuls traités que Ficin a pu traduire avant 1492 (à l’exception des Eléments de Physique et de Théologie perdus). La traduction des extraits du commentaire à la République ne peut remonter avant 1492, date à laquelle le manuscrit grec de Ficin (l’actuel Laurentianus 80.9) arrive à Florence par l’intermédiaire de Jean Lascaris, cf. A. RABASSINI, Il Bene e le ombre. ‘Experta’ ficiniani dal ‘Commento alla Repubblica’ di Proclo, «Accademia » I (1999), p. 49-65. 14 Nous possédons quatre manuscrits de ces textes: l’Ottobonianus lat. 1531, dédié à Pierre de Médicis, contient les versions latines du De somniis et du De daemonibus (KRISTELLER, Supplementum I, p. XLIV, CXXXV, CXXXVIII, 104. Ce manuscrit est mentionné dans une lettre de Ficin à Bernardo Michelozzi: Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, n°100, p. 130 (GENTILE); le Riccardianus 147 contient celle du commentaire de Priscien de Lydie au De phantasia et intellectu de Théophraste (KRISTELLER, Supplementum I, p. XVIII; Marsilio Ficino e il ritorno di Platone n° 97, p. 125-126 (GENTILE); le Laurentianus Strozzi 97, dédié au cardinal Jean de Médicis, contient, outre le De raptu Pauli et la Stella Magorum, les versions latines du De mysteriis, de l’In Alcibiadem, du De sacrificio et magia, du De occasionibus et du De abstinentia, (KRISTELLER, Supplementum I, p. CXXXIII; Marsilio Ficino e il ritorno di Platone n° 98, p. 126-128 (GENTILE); enfin, le Laurentianus 82.15, présenté à Laurent le Magnifique en 1489-1490, réunit l’ensemble de ces textes néoplatoniciens (KRISTELLER, Supplementum I, p. CXXXIII-CXXXV; Marsilio Ficino e il ritorno di Platone n° 99, p. 128-129 (GENTILE). Sur l’histoire de l’édition aldine, voir P. O. KRISTELLER, Supplementum Ficinianum, I, p. LXIX-LXX; M. SICHERL, Druckmanuscripte der Platoniker-Übersetzungen Marsilio Ficinos, «Italia medioevale e umanistica» 20 (1977), p. 323-329; Marsilio Ficino e il ritorno di Platone, n°s 95-99, p. 122-129 (GENTILE), S. TOUSSAINT, Introduction à la réimpression numérique de l’édition de IAMBLICHUS, De mysteriis Aegyptiorum […], Venise 1497. Sur la version ficinienne de l’In Alcibiadem de Proclus, voir P. MEGNA, Per Ficino e Proclo, in Laurentia laurus. Scritti offerti a Mario Martelli, a cura di F. BAUSI e V. FERA, Messina 2004, p. 313-362. Sur Ficin et le De Sacrificio et magia, voir J. BIDEZ, Catalogue des manuscrits alchimiques grecs VI, Bruxelles 1928, p. 139-151 (editio princeps du texte grec aux p. 148-151); B. COPENHAVER, Hermes Trismegistus, Proclus, and a Philosophy of Magic, in Hermeticism and the Renaissance. Intellectual History and the Occult in Early Modern Europe, ed. by I. MERKEL et A. G. DEBUS, Washington-Londres and Toronto 1988, p. 79-110 (texte grec et traduction latine reproduits aux p. 106-110). Sur Ficin et le De Somniis de Synésius, voir M.Y. PERRIN, Synésios de Cyrène, le sommeil et les rêves dans l’antiquité tardive, «Accademia» I (1999), p.141-151 ; A. RABASSINI, Scheda. Il De somniis di Synesio tradotto da Ficino, «Accademia» I (1999), p. 153-169. Je n’ai pas pu consulter l’article de H.D. SAFFREY ET A.-PH. SEGONDS, Ficin sur le De Mysteriis de Jamblique, «Hvmanistica» I, 1-2 (2006), pp. 117-124. 4 Porphyrium, tum Plotini discipulum, tum perscrutandis daemonibus deditissimum, qui facile daemonicum sui praeceptoris involucrum nobis evolveret.15 De même, dans une lettre adressée à Pierre de Médicis, Ficin justifie sa traduction du traité de Psellus par le fait que les anciens considéraient que les songes étaient envoyés par les démons («adiunxi libro de somniis librum Michaelis Pselli Platonici de daemonibus, non immerito quoniam a daemonibus somnia mitti veteres arbitrantur»).16 Cette littérature néoplatonicienne vient aussi renouveler le débat sur la fatalité et la providence divine, en cherchant à concilier magie, démonologie, astrologie et liberté de l’âme. Il suffit de lire les intitulés des passages sélectionnés par Ficin dans sa paraphrase. Ainsi, pour le traité Sur les Mystères de Jamblique, Ficin intitule deux chapitres respectivement «du libre arbitre et de la manière dont nous échappons au destin» («De libero arbitrio et quomodo solvemur a fato») et «des jugements des astrologues et du démon» («De iudiciis astrologorum et daemone»);17 de même, pour les extraits tirés du commentaire sur l’Alcibiade de Proclus, on lit, outre les passages consacrés aux démons, les titres: «la providence parvient partout, même aux choses les plus infimes» («providentia percurrit per singula usque ad minima et interim nullis addicta»); «la connaissance des futurs contingents est certaine et nécessaire auprès des êtres supérieurs» («cognitio futurorum contingentium est apud superos certa atque necessaria»); «par sa providence Dieu confirme notre libre arbitre» («Deus providentia sua nostrum confirmat arbitrium»).18 15 Marsilii FICINI Epistolarum liber VIII, 27 (=Op., p. 875). Pour une analyse de cette lettre (lue dans l’édition non expurgée de Matteo Capcasa,Venise 1495), voir l’Introduction de S. TOUSSAINT à la réimpression numérique de l’édition de IAMBLICHUS, De mysteriis Aegyptiorum […], Venise 1497, p. V-VIII. 16 Op., p. 898. Sur Ficin et la démonologie, voir D.P. WALKER, Spiritual and Demonic Magic. From Ficino to Campanella, Londres 1958; R. KLEIN, La Forme et l’Intelligible, Paris 1970, p. 89-119; I. CULIANU, Eros et Magie à la Renaissance, Paris 1984; M.J.B. ALLEN, Marsilio Ficino: Demonic Mathematics and the Hypothenuses of the Spirit, in Natural Particulars: Nature and the Disciplines in Renaissance Europe, ed. by A. GRAFTON and N. SIRAISI, Cambrigde (Mass.) 1999, p. 121-137; C. VASOLI, Ficino, la profezia e i sogni, tra gli angeli e i demoni, «La parole del testo» 3 (1999), p. 147-163; R. CATANI, The Danger of Demons: Astrology of Marsilio Ficino, «Italian Studies» 55 (2000), p. 37-52; T. KATINIS, Daemonica machimenta tra Platone e l’Umanesimo: a partire da un passo del commento al Sofista, in Arte e daimon, a cura di D. ANGELUCCI, Macerata 2002, p. 83-96; S. TOUSSAINT, L’ars de Marsile Ficin, entre esthétique et magie, in L’art de la Renaissance, entre science et magie, dir. Ph. MOREL, Paris 2006, p. 453-467 ; IDEM, Introduction à la réimpression numérique de IAMBLICHUS De mysteriis Aegyptiorum […], Venise 1497. Sur la réception de Psellus à la Renaissance, voir M. CORTESI et E.V. MALTESE, Per la fortuna della demonologia pselliana in ambiente umanistico, in Dotti bizantini e libri greci nell’Italia del secolo XV. Atti del Convegno internazionale Trento 22-23 ottobre 1990, a cura di M. CORTESI et E.V. MALTESE, Napoli 1992, p. 129-192 (avec l’édition de la version ficinienne de Psellus fondée sur le Vallicellianus F 20, aux p. 151-164); D. HAYTON, Michael Psellus’ De Daemonibus in the Renaissance, in Reading Michael Psellus, ed. by Ch. BARBER and D. JENKINS, LeidenBoston 2006, p. 193-215. 17 Op., p. 1904-1905. Ces extraits sont tirés du De Mysteriis VIII, 7. 18 Op., p. 1911-1918. 5 Or, d’après la classification des traités en ennéades établie par Porphyre et suivie par Ficin, le traité sur le Destin et le deux traités sur la Providence correspondent aux trois derniers traités commentés par Ficin au moment où celui-ci décide d’interrompre provisoirement son exégèse de Plotin et d’aborder cette littérature néoplatonicienne sur les mystères et les sacrifices, les songes et les démons. L’exégèse du De fato en porte déjà la trace: Ficin y évoque certaines notions sur les démons comme intermédiaires entre Dieu et l’homme, la divination par les songes et l’astrologie, il cite le De abstinentia de Porphyre. Comme nous allons le voir, Ficin n’a de cesse de distinguer, dans le De fato, l’astrologie judiciaire de l’astrologie divinatoire. Cette distinction, qui rappelle la distinction néoplatonicienne entre magie licite et illicite, permet à Ficin d’assurer la validité de certaines pratiques théurgiques sans renoncer à la liberté de l’âme. Ainsi, Ficin distingue entre les astrologues vulgaires, les tireurs d’horoscope, qui ignorent l’astronomie, et les maîtres de l’astrologie, qui pratiquent la divination astrologique pour décoder les signes de l’Univers, faisant écho à une distinction que Plotin établit dans certains traités ultérieurs. Au chapitre 5 de son commentaire, Ficin réfute comme Plotin l’opinion des astrologues, qui font des astres les principes qui régissent l’Univers. Cette position, insiste toutefois Ficin, n’est pas le fait de tous les astrologues, mais de nombreux astrologues («non omnes inquam, sed plures»). Ficin avait du reste déjà précisé au traité 52 (II, 3) Sur l’influence des astres, commenté peu avant le De fato, que l’accusation de Plotin contre les astrologues visait non pas les maîtres de l’astrologie, mais les astrologues vulgaires qui ignorent les lois de l’astronomie («Tu vero memento non auctores quidem ipsos astrologiae praecipuos haec tradere, sed plebeios quosdam astrologos, astronomiae prorsus ignaros talia divulgare»).19 L’une des préoccupations de Ficin est aussi de définir la nature des causes—causes éloignées et causes proches, causes intérieures et causes extérieures, causes corporelles et causes psychiques. Ainsi, nous dit-il au chapitre 8, il existe deux genres de causes pour le destin, les causes psychiques, principes du destin, et les causes corporelles, qui viennent compléter le destin («Duo sunt igitur in fato genera causarum, causae inquam animales velut fati principia, id est animae sese corporibus regendis accommodantes, causae iterum corporales tamquam complentia fatum»), la série des destins se rapportant ultimement à 19 In Plotinum, ad Enn. III, 1 (=Op., p. 1675): «Tertii fatorum assertores sunt astrologi, non omnes inquam, sed plures.» Cf. In Plotinum, ad Enn. II, 3 (Op., p. 1609): «In primo igitur capite narrat quemadmodum astrologi, non omnes inquam, sed multi, putant a viribus motibusque stellarum et significari et fieri singula, tum ad externa, tum ad corpus, tum ad animum actionesque animi pertinentia, sive bona honestaque sint, sive mala rursus et turpia. Tu vero memento non auctores quidem ipsos astrologiae praecipuos haec tradere, sed plebeios quosdam astrologos, astronomiae prorsus ignaros talia divulgare.» 6 l’ordre intelligible de la providence divine («atque ita series universa fatorum ad divinam tandem redigitur providentiam»). Conformément à la tradition néoplatonicienne, Ficin, soucieux de préserver la liberté humaine tout en faisant une part à la contingence et au libre arbitre, subordonne le destin à la providence divine. L’âme s’affranchit du destin quand elle se trouve dans l’intelligible; elle lui est soumise lorsqu’elle s’unit trop fortement au corps. D’où la tripartition «super fatum, in fato, sub fato» suivant que l’âme soit hors du corps, soumise au corps ou agente au sein du corps. Dans ce dernier cas, l’âme est soumise aux conditions de la fortune, mais est capable de modifier celles-ci par une faculté naturelle, de les corriger par l’art (c’est-à-dire l’astrologie) ou de les tolérer avec magnanimité: Si igitur anima extra corpus sit omnino, similiter est extra fatum, si sit in corpore, quatenus indulget corpori naturaliter patienti sub fato, ipsa quoque eatenus in fato patitur. Sin autem pro viribus se a corpore segregat solamque huic vim accomodat vegetalem, in fato dumtaxat computatur ut agens, agit tamen pro conditione fortunae et nonnulla quidem ipsa vel naturali facultate permutat, vel arte quadam emendat et corrigit, vel magnanimate facillime tolerat.20 Plotin affirmait au chapitre 3 que la divination se faisait §k t°xnhw §j §nyousiasmoË ka‹ §pino€aw, distinguant art, enthousiasme et intelligence. Les éditeurs de Plotin, se fondant sur une conjecture en marge du Parisinus graecus 2082, corrigent la leçon §pino€aw en §pipno€aw, inspiration plutôt qu’intelligence.21 Or, Ficin établissait la même conjecture dans sa traduction, «ex arte sive ex oraculo» (=§nyousiasmoË) «inspirationeque divina» (=§pipno€aw), «vel mentis instinctu» (=§pino€aw), distinguant l’oracle, l’inspiration divine, et l’instinct intellectuel. En revanche, dans le commentaire, l’alternative se lit «sive ex arte fieri soleat sive instinctu aliquo naturali, sive afflatu divino», distinguant cette fois l’art, l’instinct naturel et l’inspiration divine. 20 In Plotinum, ad Enn. III, 1, chap. 8 (=Op., p. 1677): «Duo sunt igitur in fato genera causarum, causae inquam animales velut fati principia, id est animae sese corporibus regendis accommodantes, causae iterum corporales tamquam complentia fatum. […] atque ita series universa fatorum ad divinam tandem redigitur providentiam. Si igitur anima extra corpus sit omnino, similiter est extra fatum; si sit in corpore, quatenus indulget corpori naturaliter patienti sub fato, ipsa quoque eatenus in fato patitur. Sin autem pro viribus se a corpore segregat solamque huic vim accomodat vegetalem, in fato dumtaxat computatur ut agens, agit tamen pro conditione fortunae et nonnulla quidem ipsa vel naturali facultate permutat, vel arte quadam emendat et corrigit, vel magnanimate facillime tolerat.» 21 PLOTINI Opera. Tomus I Porphyrii Vita Plotini. Enneades I-III, ed. P. HENRY et H.-R. SCHWYZER, (Scriptorum classicorum bibliotheca Oxoniensis), Oxford 1964, III, 1, 3, 14-15, p. 237. 7 Ainsi, la cosmologie ficinienne oscille entre deux pôles: l’instinct naturel qui pousse les êtres vers Dieu et l’inspiration divine venue d’en haut; et c’est justement du fait que les réalités sont gouvernées selon l’ordre des cause, affirme ensuite Ficin, que celles-ci peuvent être créées et signifiées par l’art («concludit igitur neque res agitari casu sed esse in rebus ordinem per causas consequentem unde res artificiose fieri significarique possint»). Les réalités mues par une cause intérieure, comme l’âme, sont gouvernées à la fois par un instinct naturel déterminé et un principe absolu, ample et libre («et quae intrinsecus partim quidem a determinato quodam instinctu naturae, partim vero ab absoluto et amplo liberoque principio»). Sans cette combinaison, les réalités, dépourvues de principe, seraient mues uniquement par l’instinct naturel, comme la flèche ou le fer attiré par un aimant («quod enim fertur solum instinctu naturae non seipsum movet, sed vel impeditur ab imprimente naturam more sagittae, vel trahitur a cognato sicut a magnete ferrum»).22 La connexio universelle des causes n’implique toutefois pas le règne de la nécessité, puisque l’âme est au nombre des causes; celle-ci conserve donc sa liberté d’action, et échappe au corps, aux astres, à la fortune et au destin («et ipse [sc. anima] est in ordine causarum, tum naturalium, quatenus per vim vegetalem non patitur, sed agit in corpore, tum earum quae voluntate faciunt, ideo quae ex se libere quae moventur»). Mais l’homme peut aussi libérer le corps des nœuds de la fatalité. Ainsi au chapitre 5 du commentaire, justement consacré à la réfutation des astrologues, Ficin déclare que le corps humain possède en son sein outre sa figure propre, un moteur qui lui est propre, un moteur «intellectuel», ajoute-t-il, lui permettant de transcender le corps et la vie du monde (c’est-à-dire les astres): le corps humain n’est pas une partie de l’Univers, mais est en lui-même un univers («habet ergo corpus humanum praeter figuram propriam motorem quoque intra se proprium propriumque progressum, motorem inquam intellectualem, qui sane per intellectualem naturam transcendit corpus vitamque mundi, quippe qui non sit pars universi, sed ipse in se aliquod universum»). L’image de l’homme microcosme justifie, aux yeux de Ficin, notre pouvoir de maîtriser les influences célestes: puisque nous possédons une nature propre et efficace, ainsi qu’une raison propre, nous ne nous contentons pas de subir l’action du ciel, mais nous pouvons recueillir l’influx céleste et agir de manière propre («cum igitur propriam naturam et efficaciam habeamus ideoque propriam insuper actionem, merito non solum sub caelesti patimur actione, 22 In Plotinum, ad Enn. III, 1, chap. 10 (=Op., p. 1678): «concludit igitur neque res agitari casu, sed esse in rebus ordinem per causas consequentem, unde res artificiose fieri significarique possint […] et quae intrinsecus (sc. moveantur) partim quidem a determinato quodam instinctu naturae, partim vero ab absoluto et amplo liberoque principio. […] Quod enim fertur solum instinctu naturae non seipsum movet, sed vel impeditur ab imprimente naturam more sagittae, vel trahitur a cognato sicut a magnete ferrum.» 8 sed coelestem quoque influxum pro efficaci proprietate suscipimus, ipsique aliquid inde proprium agimus»). Cette même image permettait à Ficin d’identifier, dans la Théologie Platonicienne, l’âme humaine à celle des démons: le corps humain, qui imite l’équilibre du ciel, peut être habité par une âme que Ficin n’hésite pas à appeler étoile, dieu ou génie.23 Dans ce contexte, Ficin évoque au chapitre suivant la possibilité pour les âmes de communiquer avec les astres, les démons et les dieux. Il s’agit d’une doctrine absente du De fato de Plotin mais bien développée ailleurs, dans le traité 28 (IV, 4, Des Difficultés relatives à l’âme II).24 Dans la traduction, Ficin restait fidèle à la lettre du De fato en intitulant ce chapitre comme suit: «les réalités dans la génération reçoivent leur qualité propre de leur nature propre et non du ciel, bien que ces qualités puissent être signifiées par le ciel» («Singula hic a naturis propriis magis quam coelo propriam in generatione accipiunt qualitatem, quamvis a coelo significentur»); en d’autres termes, les astres sont les signes et non les causes des événements. Dans le commentaire en revanche, Ficin introduit les astres et les démons comme agents dans la génération des choses: «comment les réalités individuelles sont générées par leur nature propre avec l’aide du ciel (conferente caelo) et comment les réalités célestes signifient, les démons connaissent et exécutent» («quomodo singula generentur a naturis propriis conferente caelo. Quomodo coelestia significent, daemones cognoscant atque exequantur»). Ficin justifie cette possibilité en reprenant la distinction plotinienne entre les causes proches et les causes éloignées. Aux causes proches qui dominent dans la nature correspondent des causes éloignées et cachées dans le monde intelligible. Ainsi, les causes proches sont responsables de la naissance et du caractère des êtres, que ceux-ci naissent homme ou cheval, bien qu’un influx céleste puisse y contribuer en appliquant une efficacité et une qualité aux parents et aux enfants; cependant l’origine et le caractère d’un être ne peut être causé par une configuration céleste.25 23 Marsilio FICINO, Platonic Theology. Volume 3. Books IX-XI, ed. & transl. by M.J.B. ALLEN and J. HANKINS, Cambridge, Mass.-London, 2003, X, 2, 13, p. 130: «cum vero tanta sit et tam sublimis nostri corpori moderatio ut caeli temperantiam imitetur, nihil mirum est si caelestis animus hanc ad tempus aedem habitat caelo simillimam. […] Ac merito immortalis anima per immortale corpus illud aethereum mortalibus corporibus iungitur. Perpetuum quidem illud colit semper, hac ad breve tempus mortalia, ut merito appellari animus debeat deus quidam, sive stella circumfusa nube, sive daemon, non incola terrae, sed hospes.» 24 Que les âmes rationnelles puissent communiquer avec les âmes des êtres supérieurs, y compris les démons et les dieux, est une notion que l’on trouve dans les traités suivants de Plotin, notamment en IV, 4, 45. 25 Op., p. 1676: «in propria generatione rerum causae inferiores tamquam proximae atque propriae possunt quamplurimum. Itaque hic homo nascitur, ille equus, non quia tunc nascatur aut alias, sed quoniam hic ex homine, ille fit ex equo. Similiter quod homo hic ita nascatur, affectus ex certa parentum affectione procedit, potius quam ex quadam coelestium habitudine exteriore, communi, accidentali ac protinus momentanea. Conducit tamen ad id coelestis influxus vel ad efficaciam vel ad qualitatem generantibus, ac genitis adhibendam valde communem, et ad hanc quidem corpoream, quoniam a corporibus fit in corporibus, atque haec etiam prosuscipientium et loci conditione suscipitur.» Cf. Ennéades III, 1, 1, 24-26, ed. cit. I, p. 235: «gignom°nvn d¢ 9 Mais Ficin adopte aussi la notion que l’esprit humain peut entrer en communication avec les âmes des astres par l’intermédiaire des démons contemplateurs. Les êtres pourvus d’une âme, nous dit-il, ne peuvent pas procéder vers l’âme du ciel à partir d’un corps, puisqu’ils sont incorporels. Dès lors, l’activité qui consiste à rechercher (investigans) les raisons incorporelles des choses ne peut pas suivre les astres corporels, mais bien la nature incorporelle de l’esprit humain. Sans doute, ajoute-t-il, l’esprit humain peut-il être aidé dans cette quête par les âmes et les esprits même des astres, sous le ministère des démons contemplateurs: Dotes autem animi quae non obsequuntur corpori neque sequuntur ex corpore, spectantes videlicet ad incorporea, nequeunt a corpori caeli in animum proficisci, neque per corpus nostrum et multo minus sine corpore. Industria igitur rationes rerum incorporeas sagaciter investigans, non corpus caeli sequitur, sed incorpoream mentis humanae naturam, quae forte ad haec ab ipsis siderum animabus mentibusque earum, contemplatorum daemonum ministerio.26 En effet, les étoiles divines, même si elles annoncent parfois des événements funestes et malheureux, ne peuvent en être la cause, puisqu’elles sont elles-mêmes bonnes et ordonnées par nature. En réalité, la faculté de signifier réside dans la mutuelle liaison entre les choses. Or, ces signes et cette connexion ne peuvent pas être connus des hommes, mais des démons («quae quidem significandi facultas in mutua quadam rerum connexione consistit, quae signa quamve connexionem non homines, sed daemones ipsi cognoscere possunt»). C’est à une telle doctrine, estime Ficin, que Plotin fait allusion lorsqu’il parle de ceux qui connaissent l’alphabet du ciel,27 en accord avec la théorie d’Origène et le Timée de Platon («Quod Origenes disputat, et Plotinus hic innuit, ubi ait qui videlicet literaturam eiusmodi noverint, et Plato his verbis in Timaeo significat, quid fiat vel significetur ex coelestium habitudine tentare vanum est sine diligenti simulachrorum illorum inspectione»).28 Le rôle des démons, pãntvn kat' afit€aw tåw m¢n prosexe›w •kãstƒ =ñdion labe›n ka‹ efiw taÊtaw énãgein» et III, 1, 2, 1-4, ed. cit., p. 235 : «m°xri m¢n oÔn toÊtvn §lyÒnta énapaÊsasyai ka‹ prÚw tÚ ênv mØ §yel∞sai xvre›n =&yÊmou ‡svw ka‹ oÈ katakoÊontow t«n §p‹ tå pr«ta ka‹ §p‹ tå §p°keina a‡tia éniÒntvn.» 26 Op., p. 1676. 27 Ennéades III, 1, 6, 18-23, ed. cit., p. 242: «par°xetai d¢ ka‹ êllhn xre€an tØn toË efiw aÈtå Àsper grãmmata bl°pontaw toÁw tØn toiaÊthn grammatikØn efidÒtaw énagin≈skein tå m°llonta §k t«n sxhmãtvn katå tÚ énãlogon meyodeÊontaw tÚ shmainÒmenon.» 28 Op., p. 1676. Cf. Timée 40 b-c; ORIGÈNE (=EUSÈBE DE CÉSARÉE, Préparation Evangélique VI, 6; PORPHYRE, Philosophie tirée des oracles 240 d 4 (=EUSÈBE, Préparation évangélique VI, 6). 10 poursuit Ficin, est de posséder les signes célestes et de nous les suggérer soit à l’état de veille soit dans le sommeil, c’est aussi souvent leur devoir d’effectuer (exequi) à des moments bien déterminés ce qu’annoncent ces signes: Omnia vero illa perspicere non nostrum est, sed daemonum. Nobis enim nec aetas, nec oculus, nec ingenium suppetit. Quemadmodum vero praecipue munus est coelestia signa tenere nobisque suggerere sive dormientibus, sive etiam vigilantibus, ita etiam illorum est saepe quae coelestia portenderunt, certis subinde temporibus exequi, daemonum quidem meliorum meliora, deteriorum vero deteriora.29 Une telle doctrine n’implique toutefois pas le règne de la nécessité, puisque les démons n’agissent pas sur notre corps, mais bien sur l’imagination («neque tamen daemones ita nos movent, quod Plato ait, ut necessitate compellant, modo enim imaginario saepius quam corporeo ducunt»). Ficin reprend ici un argument fameux du De amore, qu’il développera ensuite dans la Théologie Platonicienne à propos du songe prophétique:30 les anciens attribuaient l’art de la sympathie magique aux démons, un art dont les prisci theologi avaient pu bénéficier grâce à l’amitié des démons, en recevant des signes durant leurs veilles et leur sommeil. De la sorte, certains théologiens deviennent eux-mêmes des magiciens, grâce à l’amitié des démons.31 Ficin prend toutefois soin de souligner dans le De fato que les démons agissent sur les hommes non seulement par élection, mais en vertu d’une propriété naturelle, ainsi que le font les étoiles visibles («tametsi agunt in nos non electione tantum, verumetiam quadam proprietate naturae, sicut et stellae oculis apparentes»): ce qu’annoncent les étoiles, les démons, tels des étoiles invisibles, nous le suggèrent en partie, et en partie l’accomplissent dans la mesure de leurs forces («quae stellae visibiles portenderunt invisibiles subinde stellae 29 Op., p. 1676. L’on sait que la lecture de certains traités plotiniens accompagnent la rédaction du De Amore et de la Théologie platonicienne, comme l’atteste le Riccardianus 92, manuscrit entièrement autographe dans lequel Ficin compile des extraits latins d’Ennéades I, 6 (De pulchro) et III, 5 (De amore): cf. Marsilio e il ritorno di Platone n° 45, p. 58-60 (GENTILE). 31 Marsile FICIN, Commentaire sur Le Banquet de Platon, De l’Amour. Texte établi, traduit, présenté et annoté par P. LAURENT, Paris 2002, VI, 10, p. 167: «Hanc artem veteres daemonibus attribuerunt, quia intelligunt qualis sit rerum naturalium societas, quid cuique congruat, quomodo concordia rerum, sicubi desit, instauretur. His nonnulli vel naturae similitudine quadam amici, ut Zoroaster et Socrates, vel cultu dilecti, ut Apollonius Theaneus et Porphyrius fuisse traduntur. Ideo vel vigilantibus signa, voces atque portenta, vel dormientibus oracula et simulacra a daemonibus contigisse narrantur. Qui amicitia daemonum magi evasisse videntur, quemadmodum daemones magi sunt rerum ipsarum amicitiam cognoscentes.» 30 11 id est daemones, partim nobis suggerunt, partim pro viribus exequuntur»). Il s’agit d’une précision importante, qui permet à Ficin de concevoir une forme de magie démonologique en échappant au déterminisme astral. Ficin la reprendra d’ailleurs dans l’introduction à l’exégèse du traité suivant, Sur le Démon qui nous a reçu en partage. Il y souligne qu’à l’instar des étoiles visibles, les démons sont des étoiles invisibles pourvues de rayons efficaces que seul le Mage capable de les réunir, peut déchiffrer («neque electione dumtaxat in nos agunt, ut diximus, sed plurimum stellarum instar ipsa natura, radiisque suis, quamvis occultis, tamen admodum efficacibus et quos quidem Magus, qui congregare sciverit, poterit et videre caeterisque monstrare»).32 Ficin énumère ensuite la hiérarchie des démons astraux, les Saturniens présidant aux âmes saturniennes, les Joviens aux âmes joviennes («daemones quidem saturnii saturnias regunt animas, et saturnia munera peragunt, Iovii similiter et Iovias atque Iovia caeterique similiter»). Selon Ficin, lorsque Plotin affirme que les mouvements des astres, en plus de leur utilité pour le salut commun, permettent d’indiquer les événements futurs à ceux qui peuvent le comprendre,33 il montre que ces événements peuvent être évités, s’ils sont funestes, et encouragés, s’ils sont positifs, bien davantage que ne le peut le médecin en interprétant les signes du corps afin de favoriser la guérison («ubi vero Plotinus ait quotidianas caelestium motiones praeter communem mundi salutem esse insuper utiles ubi potentibus intelligere futura significant, ostendit significata posse vitari si mala sint, sin bona, iterum adiuvari, multo magis quam medicus possit ad signa, quae sunt in nobis valetudinem adiuvare»). Sinon, dans l’astrologie comme dans la médecine, l’observation des signes serait vide de sens, et c’est en vain que Dieu aurait prescrit les signes dans le ciel pour le salut des êtres inférieurs («alioquin et in astrologia, et in medicina signorum observatio foret inanis, ac Deus qui signa praescripsit in coelo inferiorum saluti prospiciens frustra praemonuisset»). Ici, Ficin considère clairement que l’usage de pratiques astrologiques permettant de déchiffrer, d’encourager ou d’éviter les mouvements célestes, est une médecine de l’âme aussi nécessaire que la médecine des corps. Mais l’astrologie, la médecine et la théurgie permettent aussi de détourner l’influence des démons malfaisants responsables d’entraver l’intelligence. Dans le dernier chapitre, Ficin interprète un passage où Plotin affirme que les âmes, lorsqu’elles sont empêchées d’agir par elles-mêmes, subissent l’action de causes extérieures qui les privent de sagesse; elles sont 32 Op., p. 1708. «praeter communem mundi salutem» traduit «§p‹ svthr€& t«n ˜lvn.» en Ennéades III, 1, 6, 19-24, ed. cit., p. 242. 33 12 alors sous l’influence du destin.34 L’une des causes qui entrave les âmes est l’insania, la folie, due entre autres à la possession des démons (occupatio quaedam daemonica). En effet, la sagesse intellectuelle, qui ne possède pas de cause externe mais a pour principe l’Intellect, brille de toute éternité à l’intérieur d’elle-même, où elle ne connaît aucune entrave. En revanche, lorsqu’elle se répand, au niveau inférieur, dans la raison, elle peut être entravée à cause de la distraction de l’âme pour le multiple et, plus particulièrement, à cause de l’insania, la folie.35 Sans doute, avance Ficin, la cause principale de l’insania est-elle l’admirable machination des démons («Forsan vero sicut immanes in moribus actiones a nobis instigatione daemonum infimorum procedere solent, sic insania fit plerumque mira quadam machina daemonum»). Ceux-ci, tout comme ils incitent aux vices par la production de vapeurs humorales et d’images sensibles, provoquent parfois des vapeurs corporelles et des images qui stimulent la fantaisie au détriment de la raison («qui sicut vapores humorum sensibilesque imagines ad incitamenta concitant vitiorum, sic et vapores in corpore et imagines in phantasia nonumquam provocant ad eam incitandam ac penitus roborandam ut inde ratio vel remittatur vel illudatur»).36 L’argument principal avancé ici par Ficin est qu’il est impossible que l’âme, qui participe au divin, puisse pécher et être sujette à la folie sans que ce soit par l’intermédiaire des démons («non enim verisimile est animam divinitatis participem vel tam scelerate peccare, vel adeo insanire, nisi natura id insuper daemonica moliatur»). Tel est le sens, souligne-t-il, de la distinction plotinienne entre causes proches et éloignées («Ideo forsan in secundo capite dixit ingentem ingeniorum morumque diversitatem non esse a manifestis tantum causis atque propinquis»), laquelle se trouve confirmée par les prescriptions médicales d’Avicenne et de Jean Sérapion, l’enseignement des Évangiles, les prédications pauliniennes contre les démons et la théurgie de Porphyre.37 Ainsi, nous dit-il, les succès, la disposition des 34 Ennéades III, 1, 10, 1-7, ed. cit., p. 244. Op., p. 1978: «sapienta enim intellectualis, apud Plotinum et magnos plerosque philosophos causam non habet externam, ex occurrentibus videlicet incitantem, sed intus ab aevo lucet et micat intrinsecus, hucusque nullo prorsus impediente. Emicat quoque in rationem intelligentiae proximam et utentem intelligentia, quotiens non impeditur. Impeditur autem tum communiter ob distractionem quandam animae circa plurima, tum proprie in quibusdam qui vel nascuntur insani vel fiunt, et hoc quidem tribus praecipue modis: nam aut hebetes, vel obliviosi, aut stolidi, aut furiosi. Huius insaniae causa est tum sensalium instrumentorum ineptitudo, tum elevatio vaporum, tum vehementior imaginationis intentio qua rationis remittitur actus, tum naturae occupatur nimia circa morbi curam, tum denique occupatio quaedam daemonica.» 36 Ibid.: «qui sicut vapores humorum sensibilesque imagines ad incitamenta concitant vitiorum, sic et vapores in corpore et imagines in phantasia nonumquam provocant ad eam incitandam ac penitus roborandam ut inde ratio vel remittatur vel illudatur.» 37 Op., p. 1678: «Fieri vero insaniam a daemonibus humores mirabiliter irritantibus, Serapio et Avicenna (=De vita I, 6, 34-35) maioresque non negant et Evangelium ubique testatur, ubi dum sanantur correpti daemone, curantur insani.[…] Iccirco Paulus Apostolus inquit nobis non esse certamen dumtaxat adversum corpus sed 35 13 humeurs et des membres, ainsi que la position des étoiles, sans toutefois produire la sagesse, signifient que l’usage de la sagesse n’est pas entravée par une disposition contraire («Prospera igitur vel dispositio humorum ac membrorum, vel stellarum positio non efficit sapientiam, sed significat sapientiae usum ab opposita dispositione non impediri»)—une conclusion qui est aussi la condition de possibilité de l’usage de techniques astrologiques. Ficin déclarait déjà, au livre XVI de la Théologie Platonicienne, que les perturbationes corporelles qui affectent les âmes rationnelles ne sont pas causées par un corps, mais bien par l’action de certains démons aériens, très subtils et intelligents, responsables des affections de l’âme. En effet, une intelligence divine ne pourrait être trompée si facilement par les sens si elle n’était soumise à l’influence des démons («non enim consentaneum est divinam mentem a sensibus aliter quam ad idem daemonibus contendentibus adeo falli atque impugnari»). Tels les sages qui savent prédire nos émotions les plus intimes, ces démons sont capables d’agir sur les mouvements les plus intimes de nos âmes et les perturber, selon la personnalité de chaque individu.38 Pour maîtriser l’influence des démons, Ficin évoque ici, aux côtés des prédications de St Paul, de l’enseignement d’Origène et des prescriptions médicales de Sérapion, l’usage de la théurgie néoplatonicienne et des hymnes orphiques («Sed eiusmodi invidorum ambitiosorumque daemonum violentiam expugnari Platonici per philosophiam et sacrificia posse putant, quod Orphici nobis Hymni demonstrant»). Plus encore, la prière et le jeûne préconisés par le Christ, verus medicus animorum, sont désormais entendus «philosophiquement» comme l’abstinence de ce qui peut créer un excès d’humeur et la conversion de l’âme vers Dieu: Sed eiusmodi invidorum ambitiosorumque daemonum violentiam expugnari Platonici per philosophiam et sacrificia posse putant, quod Orphici nobis Hymni demonstrant. Christus autem, verus medicus animorum, ieiunio atque oratione hoc adversum daemones caliginoso huic aeri destinatos (=interprétation d’Éphésiens 6, 12) […] Quae vero de daemonibus diximus, sic a Porphyrio in libro de Oraculis confirmantur […] haec ibi, quae et in libro de Abstinentia eisdem paene comprobat verbis.» 38 Marsilio FICINO, Platonic Theology XVI, 7, 17, ed. cit., V, p. 306-308: «Quando igitur vitiari animam dicimus, non tam amittere sua quam aliena, id est inferiora, in se amittere intellegi volumus. Huiusmodi autem vitium naturam non perdit, sed occupat. Sed ne quis nostrum animum ob id esse corporeum opinetur, quod corporeis quotidie causis infici videatur, operae pretium est audire divinum Paulum apostolum clamantem non esse nobis colluctationem adversus carnem et sanguinem, sed adversus multas daemonum turbas, quae in hoc caliginoso aere inter nos versantur. Hos autem prisci theologi, quod Origenes Augustinusque confirmant, aereo corpore indutos, motu agiles, perspicaces sensu, mirabili scientia praeditos arbitrantur; aerisque corporibus suis aereo spiritui nostro penitus illabi, atque sicut quilibet homines per indicia externa quodammodo, ac peritissimi quique praecipue intrinsecos augurantur affectus, ita sagacissimos daemones non per externa solum inditia, sed etiam per ipsos nostrorum spirituum motus, qui a phantasia saepius incitantur, attentiores quotidie notiones acrioresque affectus, unde proprie spiritus ipsi moventur, aucupari. Hinc ergo fieri, ut qua via quemque perturbare facilius valeant, rectissime calleant atque ipsi perturbatione quadam affecti nos quotidie turbent.» Cf. ORIGÈNE, De principiis 3, 2 et AUGUSTIN, Cité de Dieu 9, 3, 12-13. 14 fieri praecipit. Si dei ipsius oraculum philosophice liceret exponere, ieiunium interpretarer abstinentiam ab his rebus quae talem aut talem vel augent humorem vel imaginem affectumque movent. Orationem vero exponerem tam vehementem in deum conversionem ut et animus stimulos daemonum non advertat, et daemones expugnare mentem deo deditam se posse diffidant.39 Mais si les rites de l’Église font ainsi rapprochés des pratiques les plus ésotériques de la prisca theologia, si les âmes humaines sont appelées étoiles, démons ou héros, si le songe prophétique est aussi démonique que l’est l’insania, c’est que les réflexions de Ficin sur le destin recèlent de véritables préoccupations théologiques. Ficin l’affirme lui-même ailleurs dans le commentaire: c’est parce que le culte supra céleste de Dieu ne peut se rapporter à une cause inférieure venue du ciel, qu’il se résout ultimement en une cause supérieure au ciel («Cultus supercoelestis Dei in causam coelo superiorem postremo resolvitur»).40 À bien voir, et avant même d’élucider, grâce à Porphyre, Jamblique, Proclus et Psellus, certains points précis de divination et de démonologie plotiniennes, Ficin développe très tôt un intérêt pour les doctrines anciennes permettant à l’âme de se libérer du destin. Il suffit de relire ensemble la Disputatio et le commentaire de Plotin. Ainsi, à propos d’un passage du traité Sur l’influence des astres (Ennéades II, 3, 9), Ficin défend la possibilité pour l’âme de briser le sort qui lui est imparti par le ciel et de libérer le corps des lois de la fatalité, par l’usage de certaines techniques, telle que la cabale juive, la théurgie de Jamblique, et la sagesse oraculaire de Porphyre: Qu’il soit possible de briser le sort fatal imminent du ciel, les Juifs l’admettent par l’usage de la sagesse cabalistique et l’esprit intime des lettres sacrées, Jamblique par le culte efficace des dieux sublimes, Porphyre par la sagesse magique d’après le témoignage de l’oracle apollinien (…) Qu’il soit possible par la magie de soigner l’âme et le corps, et d’obtenir finalement l’immortalité, Platon le dit dans le Charmide en parlant de la tempérance, car que la santé du corps vienne de la santé de l’âme, il le démontre par le témoignage des mages. Mais écoutons l’oracle divin de Zoroastre: «si tu tends complètement l’âme avec ardeur vers les œuvres de piété, tu préserveras aussi le corps». Dans ce dialogue Platon rapporte que les Pythagoriciens avaient l’habitude de chasser les maladies des âmes et des corps par l’usage d’incantations sacrées. Si l’âme possède une telle puissance, faut-il s’étonner si elle est naturellement libre de la servitude fatale, au point d’embrasser le corps au-delà de la providence d’un amour excessif? car ensuite l’âme suit le corps et le corps est soumis à la loi fatale, jusqu’à ce qu’à son tour elle convertisse son amour de corps vers l’intelligence. D’où elle se libère d’abord elle-même du destin par la fuite faut s’enfuir, ensuite elle libère aussi le 39 40 Marsilio FICINO, Platonic Theology, ed. cit., XVI, 7, 18, p. 310. Op., p. 1677. 15 corps du destin à la fois par une vertu cachée proche des êtres célestes, et par un art qui lui est 41 parfois divinement révélé. Ficin mentionnait ce même passage dès 1477, dans la Disputatio, en rapprochant la doctrine magique de Porphyre, la magie astronomique de Ptolémée, la doctrine des mages chaldéens et des pythagoriciens, et la cabale. En marge de la polémique anti-astrologique traditionnelle, l’on peut lire, discrètement logée au cœur de la paraphrase d’Eusèbe, la mention « Ptolémée affirme que la magie nous guérit, de même dans le Charmide, de même chez les Cabbalistes—voir le texte de Plotin » («Ptolemeus dicit magica nos curari, item in Charmide, idem Kabalistae, vide in textu Plotini»),42 confirmant au passage l’intérêt de Ficin pour la mystique juive bien avant la seconde visite de Yohanan Alemanno à Florence en 1486.43 En somme, le De fato permet de retracer la genèse de certaines doctrines les plus délicates et ésotériques de la pensée ficinienne. En opposant à la vision du monde des astrologues dominé par des astres capricieux, une vision de l’univers dominé par l’harmonie 41 Op., p. 1628: «Posse vero fatalem saepe sortem coelitus imminentem frangi, Iudaei per sapientiam Kabalisticam et intimum sacratum literarum spiritum confitentur, Iamblichus per efficacem deorum sublimium cultum, Porphyrius per magicam sapientiam Apollinis oraculo teste. Ait enim in libro de Oraculis: cum quaereret aliquis cur ineptus ad rem quampiam fuisse ab Apolline iudicatus, quidve faciendum foret, ut quasi aptus susciperetur, respondit oraculum eum fatorum vi impediri, quam magis artibus effugere poterat. Vnde aperte patet magicam hominibus artem divinitus esse concessam, ut aliquo modo fatum repellerent. Haec Porphyrius. Posse vero per magicam valetudinem animi corporisque curari et immortalitatem denique comparari in Charmide Plato significat temperantia, praesertim per virtutem sapientiae comparata. Nam ab animae sanitate sanitatem corporis proficisci, magorum testimonoi comprobat. Sed audiamus Zoroastrem divine canentem: « si ardentem ad pietatis officia mentem prorsus intenderis, labile quoque corpus servabis ». Hic traditum est Pythagoricos sacris consuevisse carminibus morbos animorum corporumque expellere. Si tantam habet animus potestatem, quid mirum naturaliter esse liberum a servitute fatali, donec ipsemet corpus ultra providentiae modum amore nimio complectatur ? Nam deinceps et animus obsequitur corpori et corpus servit legi fatali, quoad animus interim amorem a corpore convertat ad mentem. Vnde primo quidem seipsum a fato eximit fugiendo [«feÊgein §nteËyen de›» cité par PLOTIN, Ennéades II, 3, 9, 20, ed. cit., p. 154, en référence à Théétète 176 a 8-b 1],deinde et corpus utpote qui iam corrobatur ex mente a fato plerumque defendit, tum occulta quaedam vitute germana coelestibus, tum arte nonnumquam divinitus patefacta.» Pour l’interprétation ficinienne du Charmide, je me permets de renvoyer à mes articles Marsile Ficin, lecteur et interprète du Charmide de Platon, «Accademia» III (2001), p. 23-52; Traduction annotée de l’In Charmidem vel de temperantia argumentum de Marsile Ficin, «Accademia» IV (2002), p. 19-28. 42 KRISTELLER, Supplementum Ficinianum, II, p. 52-53. 43 Sur l’intérêt de Ficin pour la mystique juive, voir S. TOUSSAINT, Ficino’s Orphic Magic or Jewish Astrology and Oriental Philosophy ?, «Accademia» II (2000), p. 19-32; F. BACCHELLI, Giovanni Pico e Pier Leone da Spoleto. Tra filosofia dell’amore et tradizione cabalistica, Florence 2001, p. 36-38; S. TOUSSAINT, Ficin, Pic de Mirandole, Reuchlin et le pouvoir des noms: à propos de Néoplatonisme et de Cabale chrétienne, in Christliche Kabbala (Pforzheimer Reuchlinschriften 10), hrsg. W. SCHMIDT-BIGGEMAN, Pforzheim 2003, p. 67-76. Sur les rapports entre Pic et Alemanno, voir F. LELLI, Un collaboratore Ebreo di Giovanni Pico della Mirandola: Yohanan Alemanno, in Teologie a Firenze nell’età di Giovanni Pico della Mirandola. V Centenario della morte di Giovanni Pico della Mirandola (Firenze 1494-1994), a cura G. ARANCI ET AL., Florence 1994, p. 401-429; M. IDEL, Jewish Mystical Thought in the Florence of Lorenzo Il Magnifico, in La cultura ebraica all’epoca di Lorenzo il Magnifico, a cura di D. LISCIA BEMPORAD et I. ZATELLI, Florence 1998, p. 17-42; G. BARTOLUCCI, Per una fonte cabalistica del De Christiana Religione: Marsilio Ficino e il nome di Dio, «Accademia» VI (2004), pp. 35-46. 16 universelle, où les astres ne sont que les signes d’événements causés par l’âme du Monde, Ficin vise à démontrer que l’âme humaine est capable d’échapper au destin et de maîtriser les influences des astres par l’usage de techniques astrologiques. En d’autres termes, la supériorité de l’âme face aux influences célestes est pour Ficin la condition nécessaire à la pratique d’opérations magiques et théurgiques. La conception de l’astrologie comme instrument permettant à l’âme d’exercer les pouvoirs spirituels les plus élevés, jusqu’à s’unir avec Dieu, explique aussi que Ficin rejette les prétentions « scientifiques » des astrologues qui, en faisant des astres des causes, impliquent le déterminisme universel. Voilà sans doute pourquoi, dès 1477, alors même qu’il réfute les astrologues, Ficin cherche à explorer les différents moyens pour l’âme de s’unir à Dieu par l’usage de l’astrologie, la cabale juive et la théurgie néoplatonicienne, de l’astrologie et de l’enseignement des mages chaldéens. Une recherche qui n’est pas sans ambiguïté, comme nous l’avons vu, mais qui mènera aussi à la publication, dans l’aldine de 1497, en pleine ère savonarolienne, de certains des auteurs néoplatoniciens les plus inquiétants pour l’époque. 17