Manus sibi adferre - Università di Bologna

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Manus sibi adferre - Università di Bologna
Manus sibi adferre
La représentation du suicide dans le théâtre européen de la Renaissance
Séminaire d’Histoire des Idées :
Renaissance et Baroque
Elena Maramotti
Université de Bologne
1
Introduction
Depuis toujours le thème du suicide a représenté un argument tabou, aussi bien social que
littéraire, peut-être à cause du complexe et souvent incompréhensible réseau des sens qu’un
geste pareil amorce. Ce geste engendre un sens d’inquiétude qui apporte, en même temps, le
refus inconscient à l’égard de la volonté de comprendre les raisons du choix de mettre fin à
l’existence.
Cette étude ne concerne pas seulement la représentation du suicide dans les œuvres analysées,
mais aussi l’histoire de l’évolution de l’idée du suicide et de sa possibilité de représentation
au théâtre.
Cette possibilité scénique et théâtral donne quelques points de réflexion afin de comprendre
comment l’idée du suicide s’est développée : les significations que la littérature classique
(grecque et latine) lui a donné aussi bien du point de vue social qu’esthétique.
Il y a deux raisons pour lesquelles on a intitulé cette étude « Manus sibi adferre » : en premier
lieu, parce qu’on voulait rappeler la contribution très importante donnée par la pensée
classique, et notamment par le Stoïcisme, à la réflexion sur ce sujet. Il n’existait pas, il faut le
rappeler, dans les écrits classiques le mot «suicide» ; la périphrase « Manus sibi adferre »
avec laquelle on indiquait le geste soulignait l’action extrême du suicidé et la violence du
geste. La main, qui représentait à la fois la dignité et la valeur de l’homme, pouvait lui donner
la mort, une mort, comme l’on va le démontrer, naturelle et rationnelle. En deuxième lieu,
avec ce titre, on voulait faire allusions à deux œuvres sans lesquelles cette étude, quoique
partielle et incomplète, n’aurait pas été possible : Lever la main sur soi. Discours sur la mort
libre, par Jean Améry1 ; et Le suicide dans la Rome antique, par Yolande Grisé2.
Le premier texte qu’on va analyser est celui de William Shakespeare, Julius Caesar (1599),
(avec des références à des autres pièces shakespeariennes, comme Hamlet en ce qui concerne
le personnage d’Oratio); en suite, on va le comparer avec La Numancia (1585) de Miguel De
Cervantes y Saavedra. Dans les deux œuvres, en effet, la valeur du suicide est liée aux raisons
politiques et civiques. La comparaison entre les deux perspectives, anglaise et espagnole,
1
2
Améry, Jean, Levar la mano su di sé, trad. it. di E. Ganni, Torino, Bollati Boringhieri, 1990.
Grisé, Yolande, Le suicide dans la Rome antique, Montréal-Paris, Bellarmin-Le Belles Lettres, 1982.
2
favorise l’étude des dynamiques théâtrales concernant la représentation du suicide et montre
les relations entre celles-ci et la réflexion philosophique contemporaine qui a inspiré la
manière de légitimer la mise en scène du suicide qu’on retrouve dans les pièces.
Au de là de la tragédie, à laquelle les différentes références littéraires concernant l’esthétique
du suicide sont cependant liées, cette étude cherche à analyser diachroniquement l’évolution
des idées aussi bien sociales qu’étiques et religieuses autour de ce geste. Elles se reflètent
dans la littérature de la période (des dernières années du XVI siècle aux premières décades du
siècle suivant).
Enfin, le but de cette étude est celui de montrer comment la pensée autour du suicide change
au moment où change aussi le rapport des auteurs à l’égard de la prohibition religieuse
imposée par l’Église. Le suicide apparaît de nouveau dans les réflexions des intellectuelles et
des auteurs de la Renaissance en déclarant l’humanité d’un thème qui est à la fois contrepartie
et deutéragoniste de l’existence et de sa représentation au théâtre.
1. La culture classique et le suicide: entre tolérance et justification
¿Lo creerás, Ariadna ? – dijo Teseo –
El minotauro apenas se defendió3
Il n’y pas d’attestations d’usage du mot suicide dans l’antiquité classique. Ce mot est étranger
à la langue latine ancienne :
En effet, bien aussi suicide que suicidé sont d’usage relativement récent : ils sont apparus
au XVIIIe siècle sous la plume d’un théologien et moraliste nommé Caramuel, qui
consacra une étude à ce problème sous le titre de Questio de suicidio4.
L’auteur cité met l’accent sur l’aspect criminel de l’acte et identifie le suicide avec le meurtre
perpétré contre soi-même. Comme la langue latine contemplait dans son vocabulaire
différents mots qui terminaient par « - cidium » et « - cida », dérivés à la fois par le mot latin
3
Borges, Jorge Luis, El Aleph, Madrid, Alianza Editorial, 1995, p. 81.
Grisé, Yolande, Le suicide dans la Rome antique, Montréal-Paris, Bellarmin-Le Belles Lettres, 1982, pp. 2223.
4
3
caedes (meurtre), on peut considérer que l’absence de ce mot par rapport à la mort volontaire
indique que cette culture ne la mettait pas en relation avec le crime.
Pour indiquer le suicide, les écrivains romains, en effet, utilisaient plusieurs expressions, dont
Yolande Grisé explique très clairement le sens dans sa recherche. Les expressions les plus
fréquentes sont les suivantes: manus sibi adferre5, mors voluntaria, mortem consciscere, vim
adferendam vitae6 . Dans l’analyse des expressions latines, on trouve que l’accent est mis
plutôt sur la main qui accomplit le geste et sur le choix rationnel qui le précède et détermine.
Il ne faut pas oublier, enfin, le mot vis, ‘force’, qui appelle le sens de violence.
Les auteurs latins, donc, considéraient le suicide comme un acte volontaire et en accord avec
la raison. La main à laquelle on se réfère devenait métonymie soit de la liberté de l’homme
que de sa volonté et détermination d’agir selon la vertu, c’est-à-dire, en conformité avec le
devoir. La main, enfin, lui délivrait de la prison du corps et affirmait sa dignité. En tous cas, la
mort volontaire était une morte violente, comme l’on déduit par les épisodes cités par
Sénèque dans ses Epîtres Moraux à Lucilius (62-64 après Jésus-Christ). Même si, comme l’on
va voir peu après, pas toutes les écoles philosophiques antiques partageaient l’idée stoïcienne,
chacune admettait qu’il y avait des circonstances atténuantes qui, en certains cas, pouvaient
justifier le suicide.
Comme soutient Kay Radfield Jamison7, à Athènes et à Thèbes le suicide ne constituait pas
une violation de la loi, mais malgré cela, aux suicides étaient niés les honneurs funèbres. En
5
Dans l’épître n. LXX, Sénèque raconte à Lucilius le suicide du jeune Drusius Libonius. Le jeune étant infirme à
cause d’une maladie, il n’était pas sûr de la licéité de son désir de mourir. A cause de ce doute il avait demandé
conseil à Scribonia. Enfin, il se toua. “Cui Scribonia ‘quid te’ inquit ‘delectat alienum negotium agere ? Non
persuasit illi: manus sibi attulit, nec sine causa. Nam post diem tertium aut quartum inimici moriturus ad arbitrio
si vivit, alienum negotium agit”, dans, Ad Lucilium Epistularum Moralium Libri XX, trad. it., Epsitole Morali a
Lucilio, Milano, Rizzoli, 1994, p. 448, (Ep. LXX/10).
6
“Invenies etiam professos sapientiam qui vim adeferndam vitae suae negent et nefas iudicent ipsum
interemptorem sui fieri: expectandum esse exitum quem natura decrevit”, dans, Sénèque, œuvre citée, (Ep.
LXX/14).
7
Radfield, Jamison, Kay, Night Falls Fast, trad. it. di Isabella C. Blum, Rapida scende la notte, Milano,
Longanesi & C., 2001, p. 19. Dans cette étude, l’auteur mène une enquête sur les raisons sociales qui
déterminent l’inquiétante persistance du recours au suicide dans la société américaine contemporaine, il est
toutefois intéressant comparer la perception contemporaine du suicide et sa sanction sociale avec l’histoire de la
pensée classique afin de déterminer l’émergence de quelques aspects refoulés par la société occidentale. Dans les
considérations de la culture classiques, on peut apercevoir une archéologie, une biographie de ce geste et mener
une étude qui devient psychologique et moderne du moment qu’il reconnaît sa relation avec le point de vue du
traitement pré-médical à l’égard du suicide.
4
outre, il fallait couper la main qui avait accompli le geste. La loi romaine niait le passage des
possessions et des propriétés du suicidé aux héritiers légitimes.
John Donne, dans son apologie controversée du suicide, Biathanatos, écrite entre le 1607 et le
1608, mais publiée contre sa volonté en 1644 par son fils, mène une analyse subtile des idées
qui ont provoqué le refus et la condamnation du suicide par la société lui contemporaine. Il
cherche à démontrer que le suicide ne constitue pas un péché mortel, puisqu’il ne va pas
contre la définition du péché donnée par les Pères de l’Eglise, pour Saint Augustin et Saint
Thomas. Donne déclare les buts et la méthodologie relatifs à son étude en commençant avec
une confession :
Chaque fois que l’angoisse m’assaille, je pense que je possède les clefs de ma prison, et
aucun remède se présente avec autant d’instantanéité à mon cœur que ma propre épée.
Souvent cette conviction m’a amené à interpréter avec un esprit charitable le geste de
ceux qui se sont donnés la mort8.
Il est dans cette perspective, disons, personnelle que l’auteur cherche à déstructurer la
condamnation du suicide perpétuée par l’Eglise catholique, jusqu’à son âge. Selon Donne,
dans la définition chrétienne de péché donné par Saint Thomas : « peccatum est actum
devians ab ordine debiti finis, contra regulam naturae, rationis, aut legis aeterna » le suicide
n’est pas contemplé, car ce geste n’est pas ni contre la loi naturelle, ni rationnelle, ou
religieuse. Le suicide, pourtant, n’est pas contre nature, car il fait partie d’elle et surtout parce
qu’il n’est pas plus contre nature que tous péchés humains, à partir du péché original ; il n’est
pas contre raison puisqu’elle suive la loi humaine. Celui qui a la certitude de posséder une
8
“Ogni qual volta l’angoscia mi assale, penso che possiedo le chiavi della mia prigione, e nessun altro rimedio si
presenta con altrettanta immediatezza al mio cuore della mia stessa spada. Spesso questa convinzione mi ha
indotto ad interpretare con spirito caritatevole il gesto di coloro che si danno la morte”, dans, Donne, John,
Biathanatos, trad. it. par D. Panicari, Milano, SE, 1993, p. 23. L’on compare la déclaration de Donne avec le
commentaire au texte écrit par J. L. Borges : “Il fine dichiarato di Biathanatos è coonestare il suicidio ; quello
fondamentale, indicare che Cristo commise suicidio. […] Cristo morì di morte volontaria, suggerisce Donne, e
questo vuol dire che gli elementi e l’orbe e le generazioni degli uomini e l’Egitto e Roma e Babilonia e il regno
di Giuda furono tratti dal nulla per dargli la morte. Forse il ferro fu creato per i chiodi e le spine per la corona
dello scherno e il sangue per l’acqua e per la ferita. Quest’idea barocca s’intravede dietro il Biothanatos: quella
di un dio che edifica l’universo per edificare il proprio patibolo”. J. L. Borges, Otras Inquisiciones, trad. it par F.
Tentori Montalto, Milano, Feltrinelli, 1993, pp. 98-99.
5
conscience modérée et impartiale et qui juge qu’il n’y a pas aucune nécessité de se préserver
peut considérer valide cette loi, puisque chacun doit être le gouvernant de soi-même9.
À travers l’analyse des cultures antiques, comme celle grecque et celle romaine, il démontre
comme la possibilité du suicide a toujours fait partie de la pensée humaine. Effectivement, il
affirme, entre les Athéniens, les hommes condamnés à la peine capitale se touaient au moyen
du poison, et les Romains se donnaient souvent la mort en s’ouvrant les veines10.
Enfin, selon l’auteur, ce n’était pas une compréhension meilleure de la nature qui pouvait
enlever la fascination au désir de mourir, mais la sagesse des législateurs et de ceux qui
avaient travaillé pour le bien de l’état. Donne affirme que le désir de mourir est naturel, bien
qu’il croisse que plusieurs hommes meurent à cause d’une infirmité naturelle qui les conduit à
mépriser la vie. Le surmenage de vivre, la folie et la honte sont responsables de ce
changement à l’égard de la vie. C’est cette analyse intérieure qui distingue l’attitude de Donne
à l’égard du suicide de celui stoïcien de ses contemporains.
À Rome, le geste du suicide affirmait, et consolidait en même temps, la dignité de celui qui
était arrivé jusqu’au point de renoncer à sa vie, mais pas à changer son intégrité morale, sa
persona politique. Ni à Athènes ni à Rome le suicide pouvait souiller la mémoire de celui qui
avait commis ce geste. Le suicide n’effaçait pas la dignité de la personne morte, sa mémoire
persistait sans taches et lui survivait.
Le droit romain, inscrit dans le Corpus Iuris Civilis de Justinien (482-565 après Jésus-Christ)
prévoyait la confiscation des possessions du suicidé, pas celle de sa vertu. La culture
classique, encore une fois, reconnaissait la suprématie de la figure humaine, «comme si la
redécouverte des auteurs classiques eusse retransformé la mort de chaque individu en sa
propre dot » , comme le souligne A. Alvarez dans son essai sur le suicide, The Savage God11.
Dans la culture classique, la philosophie grecque s’est souvent confrontée avec le problème
du suicide et des conséquences éthiques et sociaux d’un pareil geste. « En vérité », comme
l’affirme Yolande Grisé, « les discussions philosophiques des Grecs font état d’une réelle
9
Donne, John, oeuvre citée, p. 43.
Donne, John, oeuvre citée, p. 61.
11
Alvarez, A., The Savage God, trad. it. par M. Manzari, Il Dio Selvaggio, Milano, Rizzoli, 1975, p. 153.
10
6
tolérance à l’égard du suicide, si l’on veut bien considérer le fait qu’aucune doctrine
n’approuve ni ne condamne absolument cet acte 12».
Toutefois, le pythagorisme condamnait le suicide et alléguait des arguments religieux à son
endroit. Les pythagoriciens soutenaient l’état de captivité de l’âme contrainte dans la prison
du corps. La vie de l’homme représentait donc une processus de purification de l’âme pour sa
libération du corps au moment de la mort. L’acte du suicide condamnait pourtant l’âme à une
captivité nouvelle, à cause de la conception pythagoricienne de l’immortalité de l’âme.
Les platoniciennes, par contre, condamnaient la mort volontaire puisqu’elle représentait une
violation d’une propriété de Dieu et seulement Dieu pouvait décider de la lui quitter. Il n’était
pas à l’homme de décider de sa mort, le sage devait apprendre à mourir grâce à la philosophie.
Cependant, dans le Phédon, Platon admet qu’il y a des atténuantes qui peuvent justifier la
mort volontaire, lorsqu’elles sont extérieures à la volonté de l’homme. C’est le cas d’une
décision de la justice, d’une extrême infortune et encore d’une honte désespérée. Dans ces
cas, le suicide était autorisé car il élevait la condition humaine en l’affirmant.
Du point de vue d’Aristote, au contraire, la faute dont le suicidé se tachait était de nature
sociale. En se touant, l’homme manquait à sa dimension civique, car « en se suicidant, il
privait l’état d’un citoyen »13. La pensée aristotélicienne était donc étroitement liée au
domaine civique (πóλις) puisqu’elle imposait la communion de la dimension privée et
publique de l’homme. Selon le philosophe grec, le suicide représentait une forme de
couardise, puisqu’il confirmait soit l’inaptitude sociale de celui qui commettait le geste soit la
volonté de se soustraire à une situation personnelle qui lui demandait de prouver son courage.
Le Stoïcisme, surtout en ce qui concerne l’appropriation romaine de cette école philosophique
qu’on va analyser, affirme une des premières acceptions positives à l’égard du suicide. Selon
l’éthique stoïque, l’homme devait vivre selon la nature, en suivant la Raison (le λóγος).
Les philosophes stoïciens affirmaient la suprématie de la volonté humaine du moment qu’elle
était guidée par la Raison divine, la loi universelle qui régit toutes choses. La morale proposée
par l’Ancien Portique était une morale du devoir, puisqu’elle se fondait sur une usage pratique
de la raison garantissant l’accord de l’homme avec soi-même. À travers la justification
12
13
Grisé, Yolande, œuvre citée, p. 167.
Grisé, Yolande, œuvre citée, p. 173.
7
rationnelle des actions humaines, l’éthique du devoir permettait à l’homme de devenir le
gouvernant de soi-même et proposait donc une ‘autarchie’ de l’individu. Il est à partir de cette
idée d’homme, que les philosophes stoïciens distinguaient trois typologies d’actions : l’action
selon le devoir, l’action contre le devoir et les choses ‘indifférentes’. La suicide était donc
justifié et légitimé lorsque les circonstances s’opposaient à la raison de l’individu et
engendraient une situation extrême, dans laquelle il était appelé à un choix extrême pour
affirmer sa vertu et le devoir moral qu’elle lui demandait. On pouvait se touer par suite d’une
démence, ou à cause des maladies incurables, ou pour une pauvreté extrême ou, enfin, pour
une raison morale, comme le souligne Yolande Grisé :
[Dans ce cas], le suicide apparaît comme une acte vertueux qui peut conduire au vrai
bonheur, puisque, en s’enlevant la vie, le sage ne fait que se conformer à la raison
éternelle de la nature dont procède elle-même sa propre raison de vivre14.
Il est dans ce domaine philosophique que le thème controversé du suicide a été transmis aux
intellectuels de la Renaissance. En effet, l’acception stoïcienne15 s’est souvent opposée à la
condamnation chrétienne de ce sujet qu’on va analyser en suite. En revenant au traité écrit par
Donne, cette conception s’harmonise dans sa dissertation, toutefois scolastique16, en devenant
un élément caché, mais perceptible, de sa pensée.
3. Le Christianisme : de la mort volontaire au concept de meurtre
Le Christianisme condamnait, au contraire, l’orgueil qui se cachait derrière le geste du
suicidé. Celui qui se touait ne démontrait pas seulement qu’il n’avait pas compris le sens de sa
vie, mais surtout qu’il voulait défier Dieu, dans l’illusion de s’enlever ce que seulement Dieu
pouvait donner ou enlever aux hommes. L’âme du chrétien dépendait de la mort : dans les
14
Grisé, Yolande, œuvre citée, p. 183.
A ce propos, l’étude de Daniel Rolfs, The Last Cross : a history of the suicide theme in Italian literature ,
Ravenna, Longo, 1981, donne une contribution très intéressante en ce qui concerne la diffusion de la philosophie
stoïcienne à la Renaissance.
16
“[…]l’ipotesi di un libro che per dire A dice B, alla maniera di un crittogramma, è artificiosa, non così quella
di un lavoro al quale si è spinti da un’intuizione imperfetta”, dans, J. L. Borges, œuvre citée, p. 96.
15
8
saintes Ecritures on lit que, comme impératif moral, que le croyant devait attendre sa fin et
veiller sur sa conduite, parce qu’il ne connaissait pas le jour dans lequel Dieu vendrait afin de
le juger. Toutefois, l’esthétique du Christianisme était étroitement liée à la mort, dans le sens
d’un événement inéluctable et commun où chaque homme devrait répondre de sa vie et des
ses péchés. La religion chrétienne promettait aux hommes, cependant, une autre vie après la
mort en transcendant le moment du trépas et en créant une perception de la vie terrestre qui
était en fonction de celle ultra terrestre. En tous cas, vie. Choisir de mourir signifiait
corrompre l’âme, s’opposer à la foi et se tacher d’un péché mortel, ineffaçable. Cela est le cas
de Judas Iscariote17, unique suicide reporté dans le Nouveau Testament, qui avait choisi de se
pendre après de sa trahison (dans Matthieu 27,5).
Saint Augustin, dans le De civitate Dei (413-426 après Jésus-Christ), analyse le problème du
suicide à partir de la considération que cet acte représente l’une des formes dans lesquelles se
manifeste l’homicide :
S’il n’est pas permis, en effet, de tuer un homme, même criminel, de son autorité privée,
parce qu’aucune loi n’y autorise, il s’ensuit que celui qui se tue est homicide; d’autant
plus coupable en cela qu’il est d’ailleurs plus innocent du motif qui le porte à s’ôter la
vie18.
Le suicidé se tache, selon Saint Augustin, d’un double péché parce qu’il commet un homicide
contre soi-même et parce que, au moyen de ce geste, il désespère du pardon de Dieu et de la
salut à travers l’expiation de ses péchés. Le suicidé, enfin, était coupable d’enfreindre le
cinquième commandement du Décalogue: «Homicide point ne seras de fait ni
volontairement ».
17
Matthieu, (27, 5). Saint Augustin ajoute en outre que: “Giustamente noi esecriamo il gesto di Giuda, e la verità
sentenzia che quando si appese a un laccio egli aggravò anziché espiare lo scellerato tradimento che aveva
commesso; con la sua esiziale espiazione, disperando della misericordia divina, si tolse ogni possibilità di
un’espiazione salvifica”, dans De civitate Dei, trad. it. par C. Carena, La città di Dio, Torino, Einaudi-Gallimard,
1992, livre I, par. XVII, p. 28.
18
“Certo non è lecito arrogarsi l’autorità di uccidere anche un criminale, autorità che nessuna legge concede
anche a un privato. Quindi anche chi uccide se stesso è certamente un omicida, e un criminale tanto peggiore,
quanto più fu innocente nella colpa per la quale ritenne di dovere uccidersi”, dans Saint Augustin, De civitate
Dei, trad. it. par C. Carena, La città di Dio, Torino, Einaudi-Gallimard, 1992, livre I, par. XVII, p. 28.
9
Celle-ci est la même perspective qui caractérise la pensée chrétienne de Dante, lorsqu’il
représente le personnage de Pier Delle Vigne dans la partie de l’Enfer. Les suicidés se
trouvent dans le VII cercle (Cercle des Violents), ils ont été transformés en plantes, en arbres
sanglants dévorés par les Harpies. Le suicide de Pier Delle Vigne, comme cela de Judas, a été
engendré par un acte de désespoir.
Io son colui che tenni ambo le chiavi
del cor di Federigo, e che le volsi,
serrando e disserrando, sì soavi,
che dal secreto suo quasi ogn’uom tolsi;
fede portai al glorïoso offizio,
tanto ch’i’ ne perde’ li sonni e’ polsi19.
Pier Delle Vigne fut chancelier de Frédéric II, mais il tomba en disgrâce à cause de
l’accusation de trahison portée par des nobles, peut-être, envieux de son rôle. Même s’il a été
condamné à l’Enfer, sa seule préoccupation concerne le fait que le poète sache qu’il a été
fidèle à son seigneur pendant toute sa vie. Il a choisi de mourir pour confirmer son
innocence :
L’animo mio, per disdegnoso gusto,
credendo col morir fuggir disdegno,
ingiusto fece me contra me giusto20.
Il a cédé devant ses calomniateurs, il n’a pas supporté l’injustice de l’exile (comme ferait
Dante), il a choisi de se touer en désespérant de la justice di Dieu contre celle des hommes.
Même dans l’Enfer, il veut réhabiliter sa mémoire21 terrestre et il demande à Dante de le
19
« Je suis celui qui tint les deux clefs du cœur de Frédéric, et ouvrant et fermant, si doucement je les tournais,
que de son secret j'éloignai tout autre. Tant fus-je fidèle au glorieux office, que j'en perdis le pouls et le
sommeil », dans, Dante Alighieri, La Divina Commedia, V. Bosco, B. Reggio (ed.), Firenze, Le Monnier, 1991,
(Inferno, XIII, vv. 58-63).
20
« Mon âme indignée, croyant en mourant fuir le mépris, me rendit injuste contre moi juste », Ibidem, (Inferno,
XIII, vv. 70-72).
21
« Et si l'un de vous retourne dans le monde, qu'il relève ma mémoire, encore abattue du coup que lui porta
l'envie »,
“E se di voi alcun nel mondo riede,
conforti la memoria mia, che giace
ancor del colpo che ‘nvidia le diede”, ibidem, (Inferno, XIII, vv. 76-78).
10
conforter lorsqu’il revendrait de son voyage. Les âmes des suicidés ne se rejoindront pas à ses
corps, elles en seront éternellement divisées, à cause du méprise du corps que ces hommes
avaient manifesté au cours de la vie. La vision de Dante réfléchit celle au Moyen Age en
confirmant la condamnation divine à l’égard des suicidés, puisque en se donnant la mort, le
personnage dantesque a enfreint bien aussi la loi naturelle que celle de Dieu. Pier delle Vigne,
en effet, est coupable d’avoir voué soi-même à la fidélité à Frédéric II et d’avoir donc oublié
de soigner son âme. Il a placé sa vie terrestre (et les passions qui l’ont gouverné) avant la salut
éternelle. Dans cette façon, Dante rappelle la nécessité de supporter les injustices terrestres,
parce qu’elles sont une manifestation de la volonté de Dieu.
Toutefois, comme Donne souligne dans son essai, il était juste à cause de l’emphase que la
doctrine chrétienne avait mis sur la vie ultra-terrestre que beaucoup des hommes avaient
cherché la salut dans la mort. En effet, Donne affirme, comme postulat de son apologie, qu’on
ne peut pas facilement distinguer entre le suicide et le martyr22. Une telle mort n’était pas
considérée un mal selon la nature, parce que le martyr inaugurait le commencement d’une vie
nouvelle23. Les martyrs, il estime, désiraient mourir parce qu’ils croyaient dans une autre vie
et ils souhaitaient mourir comme Christ et selon les enseignements de la religion chrétienne.
La fascination exercée par la mort, selon l’auteur, confirmait dans ce cas leur dévotion
religieuse.
Le problème du martyre s’oppose à la critique du suicide et nuance, en même temps, la
réflexion sur la mort volontaire à la Renaissance à cause des problématiques soulevées par la
reforme protestante. Du moment que l’on reconnaît l’individualité et la légitimation des
différentes religions présentes en Europe, le problème du suicide se déplace du domaine
religieux et devient un sujet de celui psychologique en ce qui concerne l’individu.
22
« Le Christianisme, au-delà de nous offrir avantages supérieurs par rapport à ceux de toute autre philosophie,
nous a fait éclairement connaître notre condition dans la vie future. […] Très rapidement, l’homme a conçu une
nouvelle manière de donner sa vie au moyen du martyre », dans, J. Donne, Biathanatos, œuvre citée, pp. 50-51.
23
Pour démontrer que le suicide n’enfreint pas aucune loi de nature, Donne cite l’œuvre du Sir Thomas More,
Utopia (1516) où on lit que l’euthanasie était permise (livre II, chap. De Servis). Il y a un passage qu’il faut citer.
Il s’agit du chapitre qui analyse la religion des Utopiens : But after they heard from us the name of Christ, and
learned of his teachings, his life, his miracles, and the no less marvellous devotion of the many martyrs whose
blood, freely shed, had drawn nations far and near into the Christian fellowship, you would not believe how
they were impressed”, dans, T. More, Utopia, London, Penguin Classics, p.
11
4. Brutus : un suicide criminel24 dans Julius Caesar
Après les considération à caractère philosophique et religieux autour du suicide qu’on vient
d’analyser, on va conclure avec le problème de la représentation du suicide à théâtre,
notamment en considérant la pièce shakespearienne Julius Caesar, écrite en 1599 et publiée
dans le First Folio en 1623.
Comme l’on vient de dire, l’acte du suicide a toujours eu des connotations inquiétantes, peutêtre à cause des implications existentielles qu’il entraîne. C’est pour ça que aussi bien Aristote
que Horace écrivaient que le spectateur ne devait pas assister à la mise en scène de ce qui
faudrait s’accomplir derrière la scène. Selon Aristote, en effet :
Les effets de terreur et de pitié peuvent être inhérents au jeu scénique ; mais ils peuvent
aussi prendre leur source dans la constitution même des faits, ce qui vaut mieux et est
l'oeuvre d'un poète plus fort.
En effet, il faut, sans frapper la vue, constituer la fable de telle façon que, au récit des
faits qui s'accomplissent, l'auditeur soit saisi de terreur ou de pitié par suite des
événements […]25.
Et encore dans l’Art Poétique d’Horace:
L'esprit est moins vivement frappé de ce que l'auteur confie à l'oreille, que de ce qu'il met
sous les yeux, ces témoins irrécusables : le spectateur apprend tout sans intermédiaire.
Cependant ne mets pas sur la scène ce qui doit se passer dans la coulisse, et soustrais aux
regards certains faits, que viendra raconter un témoin oculaire26.
24
“Le suicide dit ‘criminel’ consiste à se supprimer après avoir attenté à la vie d’autrui”, dans Y. Grisé, œuvre
citée, p. 86.
25
“E’ possibile che quel che muove paura e pietà si produca per effetto della vista, ed è anche possibile che si
produca per effetto della stessa composizione dei fatti, ciò che è preferibile e del poeta migliore. Anche senza il
vedere, il racconto deve essere composto in modo tale che chi ascolta i fatti che si svolgono sia colto dal terrore e
pianga”, dans, Aristote, Poétique, trad. it., Milano, Rizzoli, 1997, (XIV, 53b, 1-5), p. 161.
26
“L’azione che scende giù nelle orecchie commuove l’animo più debolmente di quella che è posta sotto gli
occhi, osservatori fedeli, e che lo spettatore trasmette a se stesso. Tuttavia, non portare sulla scena quello che è
bene che si svolga dietro, togli alla vista molte cose che poi la parola di un testimone racconterà”, dans, Horace,
Ars Poetica [19 a. C.], op. cit., pp. 1090-1091, vv. 180-184.
12
Au cours de la Renaissance, grâce au processus de réappropriation de l’esthétique classique,
le thème du suicide réapparaît au théâtre. La réflexion sur l’antiquité classique et son héritage
a accompagné la pensée des intellectuelles au XVIe siècle en proposant de nouveau le sujet de
la mort volontaire. La défense du suicide de Caton de Utique par Michel de Montaigne27
(dans l’essai Du jeune Caton et dans Un coutume de l’île de Cea) dans les Essais (1580) et
l’analyse subtile des causes qui ont provoqué, et légitimé, cet acte.
Lieu privilégié où la pensée se traduit en action, de manière que l’une ne peut pas exister sans
l’autre, le théâtre donne vie à une société de par sa nature divisée et conflictuelle, où s’agitent
des désirs opposés et des élans irrépressibles qui conduisent à l’affirmation du soi, à travers
un processus de négation, une négation de la réalité28, la mort des personnages dans la scène
permet que le processus cathartique s’accomplie. La purification des passions termine lorsque
la vue perçoit l’autre, son corps inanimé. On peut représenter le meurtre, parce que, comme
souligne Elias Canetti29, l’éthique de l’homicide est l’éthique du survivant. Avant le désir de
gloire et, peut-être, des soins pour la continuation de la mémoire, c’est le désir égoïste de
préserver la vie et de survivre, de vivre après quelqu’un, qui annonce la victoire la plus grande
du meurtrier. Un pareil combat est engagé par le suicidé à la fois contre soi-même, souvent,
dans le cas des suicides reportés par l’antiquité classique et par la redécouverte de la romanité
par la culture de la Renaissance, contre la réalité politique et sociale qui prétende sa victoire.
Dans l’épisode d’histoire romaine mis en scène par Shakespeare, on assiste à la représentation
de la conjuration30 perpétrée contre un tyran, Jules César, par Brutus, Cassius et les autres
27
Montaigne, Michel De, « Du Jeune Caton », dans, Essais, Paris, Garnier Frères, 1962, tome I, pp. 259-263.
Comme souligne G. Viansino, à ce propos: « C’est le repos acritique et consolatoire dans lequel gisent
spectateurs et écouteurs que le théâtre vrai doit briser, il doit délivrer l’inconscient des obsessions qu’on cherche
à suffoquer, il doit pousser à rebellions vitalistes contre toute fausseté de chaque ‘vie théâtrale’ imposée comme
une masque, afin de déchirer la trame aveugle et enveloppante tissue par les conventions de la constriction ; voilà
la raison pour laquelle Sénèque se sert de la négation, au moyen de laquelle il ‘nie’ les célébrées apparences des
choses et définit les changées conditions de la vie », dans « Introduction » à Sénèque, Le Théâtre, trad. it.,
Milano, Rizzoli, 1996, p. XXXVII.
29
“L’instant du survivre est l’instant de la puissance. La terreur suscitée par la vue d’un mort se résoudre après
en satisfaction, puisque celui qui regarde n’est pas lui-même le mort. Le mort est couché par terre, le survivant se
tient droit devant lui, comme s’ils avaient engagé un combat et le mort avait été toué par le survivant”, dans E.
Canetti, Masse und Macht, Hamburg, Claassen Verlag, 1960, trad. it. di F. Jesi, Massa e Potere, Milano,
Adelphi, 1981, p. 273.
28
Dans le deuxième acte, au moment que César néglige les avertissements du divinateur et
aussi ceux de son épouse, Calphurnia, il réfléchit sur la couardise politique dont sont victimes
30
13
conjurés. La justification de l’acte criminel est donnée par l’antiquité classique au public au
XVIe siècle par la nécessité de soutenir la cause de Rome (républicaine), même si sa cause
demande, dans le cas de Brutus, l’assassinat d’un père putatif très aimé. La tragédie romaine
s’engendre à partir des bouleversements soit psychologiques que moraux et politiques audedans de la captivité existentielle de Brutus, de l'opposition qu’existe entre la morale
publique et la morale privée. Brutus choit de participer à la conjuration lorsqu’il reconnaît la
nécessité politique qui légitime, et impose dans une certaine façon, le meurtre d’un
personnage qui prétende de devenir le souverain absolu ante litteram de la cité de Rome. Son
geste, quoique criminel et sanglant, est voué à la salut de la République. Ce qui amène Brutus
à la conception de la conjuration est, en effet, la conviction qu’il s’agit d’un sacrifice pour la
res publica, l’état qui demande la violence, la mort. Toutefois, c’est à l’individu d’agir, c’est à
lui d’éprouver la révolte, la crise :
Between the acting of a dreadful thing
And the first motion, all the interim is
Like a phantasma or a hideous dream:
The genius and the mortal instruments
Are then in council; and the state of man,
Like to a little kingdom, suffers then
The nature of an insurrection31.
Parmi la mise en scène d’un geste funeste est la violence de sa réalisation, la psyché humaine
devient captive de sa double nature. Si l’on lit ces mots au point de vue de la représentabilité
du suicide, l’on aperçoit les raisons de cette prohibition : puisque représenter la mort
volontaire signifie permettre que le public participe à ce moment (interim), au cauchemar
shakespearien, qu’il voie le phantasme de son âme. La réflexion de Brutus est révélatrice
ceux qui se soumettent au présages funestes. Lorsqu’il affirme : “Cowards die many times before their deaths/
The valiant never taste of death but once” (Les couards meurent plusieurs fois avant leur mort/ Les courageux
n’essaient la mort qu’une fois), dans, W. Shakespeare, Julius Caesar, London, Penguin Books, 1996, (II. ii, 3233). Le jugement de César semble réfuter cela d’Aristote, puisque la couardise, dans son point de voue romain,
ne concerne pas la façon dans laquelle l’homme meurt, soit elle volontaire ou pas, mais la peur irrationnelle qui
affecte l’homme qui pour sa nature va mourir. Si l’on compare cette passage avec les mots de Cassius, après la
défaite des Césaricides à Philippi, on retrouve le même sens de couardise que celui proposés par César : « O
coward that I am, to live so long, To see my best friend ta’en before my face », (O, je suis un tel couard puisque
j’ai vécu jusqu’à ce moment où j’ai vu mon ami pris sous mes yeux), dans W. Shakespeare, œuvre citée, (V. iii,
34-35).
31
W. Shakespeare, oeuvre citée, (II, i, 63-69).
14
d’une nouvelle approche au sujet romain, où le réel objet d’enquête, l’état de l’homme (the
state of man), se montre dans un rapport profondément dialectique, et presque aporétique,
avec la représentation de la romanité à cause de la lutte, non plus extérieure, mais intérieure à
l’individu. La caractérisation romaine du personnage contemple intrinsèquement le conflit
intérieur de l’homme à la Renaissance. Shakespeare choisie de proposer son interprétation
innovatrice du suicide à travers l’escamotage narratif de l’éloignement32, soit chronologique
que spatial, du conflit qui oppose l’âme de l’homme de la Renaissance à son faculté de
décider de sa vie. Shakespeare, enfin, donne une interprétation nouvelle autour des raisons qui
amènent l’homme à la décision de s’enlever la vie. Brutus, cependant conscient des
implications politiques apportées par l’assassinat du tyran présumé, est victime d’un doute à
caractère psychologique et non plus seulement visant à respecter son devoir civique ou
religieux. La romanité du personnage donne à l’auteur la possibilité de montrer le visage
humain de l’inquiétude de vivre. L’état de l’homme devient dans Shakespeare une métaphore
du domaine psychologique, qui est propre de la caractérisation de l’homme de la Renaissance.
Dans Brutus, l’inquiétude existentielle devient figure de l’autarchie de l’individu proposée par
l’éthique stoïcienne, d’un état, toutefois, caché et loin de la Raison Universelle, un état
humain où demeure aussi la conspiration au visage monstrueux.
Shakespeare a choisi de le représenter, de montrer au public élisabéthain la mort romaine des
L’éthique romaine du suicide, suivant la pensée stoïcienne, devient synonyme de la
vengeance de la mort de César dans les mots de Cassius:
Caesar, art thou revenged,
33
Even with the sword that killed thee
Brutus, au contraire, souligne la volonté qui a déterminé son geste, soit au moment de
l’assassinat de César que dans le choix de se donner la mort, puisqu’il est le seul gouvernant
de son état révolté :
32
« On obtient l’éloignement au moyen de l’exotisme spatio-temporel, puisque, en s’agitant de Rome, il était
possible discuter de problèmes même de brûlant actualité politique, comme celui du pouvoir politique, dans une
Angleterre désormais dirigée vers la lutte civique », dans, M. Domenichelli, œuvre citée, p. 96.
33
Ibidem, (V, iii, 45-46).
15
Caesar, now be still :
I killed not thee with half so good a will34
Les suicides de Cassius et Brutus suivent l’iter romain : un esclave ou un copain tient l’épée,
et ils couraient vers elle avec le visage couvert par un drapeau. Peut-être, la présence des deux
personnages sur la scène pouvait atténuer l’impacte visuel de ce moment tragique. Cette
coprésence légitimait la moralité d’un geste qui, juste à cause de dimension politique,
confirmait les raisons civiques, et pas seulement personnelles, du suicide.
5. La Numancia : la représentation d’un suicide choral
La dimension collective rapportée à la mort volontaire pouvait, donc, permettre la
représentation du suicide politique, autant dans la pièce shakespearienne que dans celle
cervantine. En effet, La Numancia (drame écrit entre le 1581 et le 1583) met en scène la
célébration du suicide comme contestation politique, d’une mort chorale provoquée par la
volonté civique de ne pas se rendre, de ne pas céder la propre identité au dominateur violent,
les Romains. L’auteur raconte un épisode de l’histoire espagnole où les Romains mêmes
devient la contrepartie d’un combat pour la défense de la cité de Numancia (153-133 avant
Jésus-Christ). L’insurrection morale shakespearienne se transforme dans Cervantes en siège,
el cerco, où les remparts citoyens deviennent métonymie du siège moral du peuple espagnol
condamné à la défaite35.
La lutte entre les Romains et le peuple de Numancia persiste depuis 20 ans, le général
Scipion, déterminé à conquérir la cité, refuse d’engager un duel avec Corabino, gouverneur de
la ville espagnole. En suite, après le dernier attaque manqué, le peuple espagnol déclare son
intention extrême, unique solution afin que la guerre se termine : la mort collective de tous les
Numantinos. La défaite s’approche, les Romains victorieux demandent leur triomphe, mais la
34
Ibidem, (V, v, 50-51).
“Podría incluso pensarse en un designio que siviera para engarzar los dos imperios, porque tal como Roma – la
heredera de Grecia – llegó luego a subyugar a Grecia, así Espagna – la heredera de Roma – vuelve en el siglo
XVI a subyugar a Roma”, dans “Introducción”, à Miguel de Cervantes y Saavedra, La Numancia, Madrid,
Alianza Editorial, 1996, p. III.
35
16
dignité politique et humaine des citoyens prononce au moyen d’un voix seule, celle d’un
citoyen anonyme, son intention :
Si con esto acabara nuestro daño,
Pudiéramos llevarlo con paciencia;
Mas, ay!, que se ha de dar, si no me engaño,
De que muramos todos cruel sentencia.
Primero que el rigor bárbaro extraño
Muestre en nuestra gargantas su inclemencia,
Verdugos de nosotros nuestras manos
Serán, y no los pérfidos romanos36
Dans la perspective impériale espagnole au XVIe siècle, les Romains ne représentaient pas,
comme l’on vient de voir dans Julius Caesar, un emblème de noblesse et de pitié, mais d’une
armée désireuse d’une nouvelle conquête et des captives à montrer en triomphe. A ce point de
vue, donc, la volonté de mettre en scène la victoire romaine sur le vertueux peuple espagnol
suicidé est légitimée par la fonction proléctique du récit de la part de l’auteur: le suicide
chorale auquel le spectateur de la Renaissance assiste, en effet annonce la juste suprématie
espagnole lui contemporaine.
La main qui tue, encore une fois, devient dispensatrice d’une mort juste et vertueuse parce que
choisie par la volonté populaire. Terre brûlée et corps sans vie demeurent au-dedans des murs
de Numancia ; devant Scipion, le jeune Viriato, dernière espagnole, déclare sa liberté avant de
se jeter de la tour citoyenne, sa mort libre, choisie et digne :
Patria querida, pueblo desdichado,
No temas ni imagines qui me admire
De lo que debo hacer, en ti engendrado,
Ni que promesa o miedo me retire,
Ora me falte el suelo, el cielo, el hado;
Ora a vencerme todo el mundo aspire;
Que imposible será que yo no haga
A tu valor la merecida paga37
36
37
M. de Cervantes y Saavedra, oeuvre citée, (III, ii, 1672-1679).
Ibidem, (IV, iv, 2360-2367).
17
Le suicide de Viriato38 est considéré par Scipion une éprouve de noblesse et de dévotion à
l’égard de la cause de la patrie et de la liberté qu’y règne. Le suicide des citoyens de
Numancia peut être représenté juste à cause des motivations civiques qui l’ont provoqué,
c’est-à-dire que dans ce cas, le suicide devient un sacrifice collectif d’un peuple vertueux qui
renonce à sa vie pour affirmer sa liberté et sa victoire contre l’envahisseur romain. Au point
de vue de Cervantes39, toutefois, espagnoles et romains partagent la même idée de noblesse et,
peut-être, un même code de valeurs civiques et moraux, comme l’intervention finale de
Scipion le montre :
¡Oh!¡Nunca vi tan memorable hazaña!
¡Niño de anciano y valoroso pecho,
que no sólo a Numancia, mas a España
has adquirido gloria en este hecho!40
La mise en scène du suicide choral est subordonnée chez Cervantes à celle de la célébration
valeur de citoyens numantines, affirmée par le même général de l’armée romaine. Le suicide
donc rend hommage à la vertu et à la cohesion d’un peuple qui découvre son histoire
nationale au moment de sa suprematie imperiale dans l’Europe.
38
Le suicide de Viriato, la choix de se jeter de la tour citoyenne, remarque, presque à la manière d’une citation,
la mort de Melibea dans La Celestina de Fernando de Rojas (1499), tragi-comédie que le public espagnol
connaissait très bien. Melibea se toue après la mort, accidentelle, de son aimé Calisto.
39
Si d’un côté, Cervantes récupère l’héritage de la tragédie sénéquéenne des dramaturges valenciennes, de
l’autre, l’histoire personnelle de l’auteur (qui revient en Espagne après divers ans de prison) lui a suggéré le
thème du sacrifice collectif comme confirmation de la devotion à la patrie.
40
Ibidem, (IV, iv, 2392-2395).
18
Bibliographie
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