Les écrivains de la Querelle De la polémique à la poétique (

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Les écrivains de la Querelle De la polémique à la poétique (
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Les écrivains de la Querelle
De la polémique à la poétique
(1687-1750)
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Christelle Bahier-Porte
Introduction
L’
élection de Boileau à l’Académie française sur ordre du roi
en 1684, la nomination de Huet à la tête de l’édition des
classiques grecs et latins ad usum delphini à laquelle travaille
notamment Anne Dacier, l’exclusion de Charles Perrault de la Petite
Académie en 1685, alors qu’il en faisait partie depuis sa fondation
en 1663, le triomphe de Racine qui suit le roi à Versailles ; tous
ces faits laissent penser à une victoire de la « cabale sublime » des
Anciens dans le dernier tiers du xviie siècle 1 . Charles Perrault prononce
alors à l’Académie française, le 27 janvier 1687, un discours intitulé
Le Siècle de Louis le Grand qui fait l’effet d’un coup de pistolet dans un
concert et rallume les cendres mal éteintes d’une Querelle lancinante.
Prendre ce discours qui présente les principes fondateurs des Modernes
comme point d’un nouveau départ de la Querelle permet d’apprécier le
déplacement des débats et des enjeux entre 1687 et 1750. Certes, il s’agit
toujours de s’affirmer par rapport aux modèles de l’Antiquité, et c’est
par « la belle Antiquité » que Perrault ouvre son texte, mais le discours
permet également d’interroger la place des écrivains, dans leur temps,
dans leur « siècle », le siècle de Louis XIV. Si Perrault dit d’abord que
seul le temps permettra d’apprécier la gloire des auteurs contemporains
comme seul le temps a fait paraître « la gloire éclatante » des auteurs
antiques, il invite néanmoins, au présent et dans le présent, à comparer
les artistes de son siècle avec ceux de l’Antiquité. Le « surprenant
problème » qu’il a « l’audace extrême » de soutenir 2 est alors le suivant :
les artistes du siècle de Louis XIV sont comparables voire supérieurs
à ceux des siècles passés. Cela s’explique par le progrès des idées et
des connaissances au fil du temps mais aussi par l’égale capacité de la
Nature à produire des « génies », génies qui, dans le présent, profitent
de l’excellent monarque sur l’éloge du duquel s’achève le discours.
Le discours de Perrault se veut donc offensif et défensif à la fois, il
lie l’argumentation en faveur des Modernes à l’éloge du roi : c’est un
1. Voir Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », dans La Querelle des Anciens et
des Modernes, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2001, p. 178-183.
2. Charles Perrault, Le Siècle de Louis le Grand, dans La Querelle, op. cit., p. 265.
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texte polémique et épidictique, qui n’est sans doute pas la pièce la plus
subtile de la Querelle. Il reprend néanmoins des principes essentiels
– le progrès et l’égale capacité des esprits au fil du siècle –, auxquels
Fontenelle donne une consistance et une cohérence philosophiques,
débarrassées de l’allégeance au roi, dans sa Digression sur les Anciens
et les Modernes, rédigée juste après le discours de Perrault. S’il existe
une différence des esprits, elle ne dépend nullement du temps mais des
circonstances historiques et culturelles, ce que Perrault exprime sur le
mode du dithyrambe pour rendre compte de l’exceptionnelle situation
des artistes sous le règne de Louis XIV. Cependant, du point de vue
de leur constitution naturelle, rien n’empêche que les esprits soient
égaux, Fontenelle le dit très clairement : « Nous voilà tous parfaitement
égaux, Anciens et Modernes, Grecs, Latins et Français 3 . » C’est la
manière de raisonner, fondée sur l’esprit d’examen, qui distinguerait
alors les penseurs et artistes modernes, profitant de l’accumulation
des connaissances des siècles passés. La promotion de la raison gagne
également les arts et les Lettres, ce que les Anciens refuseront toujours
d’admettre. Perrault affirme, par exemple, dans Le Siècle de Louis le Grand
que la musique du xviie siècle touche le cœur mais « va passant plus
loin, par sa beauté suprême, / Au plus haut de l’esprit charmer la raison
même 4 ».
Outre la contestation de la valeur absolue des modèles de l’Antiquité,
le discours de Perrault, la Digression de Fontenelle puis les volumes
du Parallèle des Anciens et des Modernes, publiés entre 1688 et 1697,
défendent une conception de l’histoire fondée sur le progrès, qui s’oppose à la conception cyclique prévalant dans l’Antiquité. Sans entrer
dans le détail, il faut néanmoins rappeler que si Perrault se réfère au
progrès pour faire l’éloge des écrivains du siècle de Louis XIV, il considère néanmoins ce siècle comme un point culminant indépassable 5 .
Houdar de La Motte puis Marivaux, dans les années 1714-1716, iront
plus loin que Perrault et affirmeront plus nettement l’idée d’un progrès
linéaire, au moins pour les idées, la question s’avérant bien plus délicate
pour le goût. Cette question du progrès des arts et des lettres, complexe
et débattue au sein du parti des Modernes, permet d’aborder la spécificité
de la renaissance de la Querelle dans le dernier tiers du règne de
Louis XIV et au début du xviiie siècle. En effet, ce qui oppose finalement
3. Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, dans La Querelle, op. cit., p. 298.
4. Charles Perrault, Le Siècle de Louis le Grand, op. cit., p. 269.
5. Voir par exemple, Parallèle des Anciens et des Modernes, J.-B. Coignard, 1688, t. I,
p. 99-100 : « Je me réjouis de voir notre siècle parvenu en quelque sorte au sommet
de la perfection. »
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Introduction
Boileau et Perrault, c’est peut-être moins la considération du passé
que le rapport au présent 6 . Marc Fumaroli explique que Boileau refuse
d’aliéner le jugement de goût et la littérature à l’actualité ; les critères
du jugement doivent être transcendants, anhistoriques, ce qui garantit
leur universalité et leur indépendance : l’actualité ne saurait s’ériger en
juge d’elle-même 7 . Le présent se comprend-il mieux en regardant en
arrière, en s’autorisant, au sens fort du terme de la vision, nécessairement
primitive, originaire, des Anciens ? C’est bien, cette question du rapport
au présent et du rapport du présent avec le legs du passé qui a suscité
le plus de caricatures au cœur de la Querelle, dans les deux camps,
mais aussi dans la critique qui, se fondant peut-être trop sur la lettre
des discours polémiques, a pu fausser la perception des deux thèses en
présence.
Le miroir déformant de la polémique
On pourrait rendre compte de la question par une métaphore optique
que l’on trouve très fréquemment sous la plume des polémistes de
l’époque. Perrault invite ses contemporains à « voir les Anciens sans
ployer les genoux », à « ôter le voile spécieux / Que la prévention
nous met devant les yeux » afin de « voir clairement » les mérites
des scientifiques, penseurs et artistes du siècle de Louis le Grand 8 .
La Fontaine, au contraire, affirme dans sa lettre à Pierre-Daniel Huet
qu’Horace lui « dessilla les yeux » alors qu’il allait être « gâté » par un
certain auteur au trop bel esprit 9 . Et dans son Discours sur les Anciens,
également paru en 1687 en réponse au discours de Perrault, Longepierre
s’exclame : « Quel étrange entêtement, quel renversement injuste de
vouloir tout ramener à son siècle, sans pouvoir se résoudre à le perdre
un seul moment de vue 10 ! » L’image revient dans la seconde Querelle,
en 1714-1715. Anne Dacier accuse La Motte, voulant condamner
Homère, d’être « allé son chemin dans l’espérance que sa censure
6. François Hartog définit la position des Modernes comme une sorte de « présentisme » (Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005).
7. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », art. cité, p. 132. Voir également
l’article de Delphine Reguig dans ce volume, à propos de Réflexions critiques sur
Longin, inscrites dans la polémique contre Perrault, mais défendant une permanence
des principes poétiques héritées de l’Antiquité (Longin).
8. Charles Perrault, Le Siècle de Louis le Grand, op. cit., p. 257.
9. La Fontaine, « À Monseigneur l’évêque de Soissons », dans La Querelle, op. cit.,
p. 276.
10. Longepierre, Discours sur les Anciens, dans La Querelle, op. cit., p. 291.
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jetterait de la poudre aux yeux des ignorants 11 ». Marivaux s’élève lui
aussi contre l’admiration aveugle des Anciens pour Homère et propose
d’adopter le « point de vue de notre siècle » pour juger d’une œuvre, en
faisant confiance au public contemporain 12 . En 1711, en marge de la
Querelle, Dufresny paraissait moins confiant, proposant un « point de
vue » qui préserverait un « éloignement » nécessaire, autre mot clef des
discours polémiques : « Un point de vue que je placerai encore vingt ou
trente ans après la mort d’un auteur afin que dégagé des préventions [. . .]
on puisse juger de toutes les beautés de l’ouvrage par rapport au goût,
aux mœurs, aux usages, aux propriétés de la langue 13 . » Pour résumer,
à l’accusation d’aveuglement ou de prévention, les Anciens répondent
par celle de myopie.
Cette optique du présent et du passé touche aussi le discours critique,
qui, lorsqu’il se penche sur cette Querelle prend parfois au pied de la
lettre la représentation allégorique du « champ littéraire », pour utiliser
une notion anachronique mais commode, en champ de bataille 14 . Au
cœur de la polémique, la caricature peut être une arme dont ne se sont
pas privés les polémistes d’alors, c’est de bonne guerre. Marc Fumaroli
relève ces caricatures, notamment celle de l’Ancien comme pédant,
brandie comme un étendard par les Modernes. Mais il faut rappeler
que le pédant est aussi le repoussoir des partisans des Anciens : si les
Modernes peignent aisément l’Ancien en pédant c’est peut-être pour
lui renvoyer l’image de ce que ce dernier ne veut pas être, cela permet
en même temps de nier la « modernité » gênante de certains écrivains
dits Anciens qui, précisément, refusent d’être pédants 15 . Or quand Marc
Fumaroli fait le portrait des Modernes, « laudateurs inconditionnels de
11. Anne Dacier, Des Causes de la corruption du goût, dans La Querelle, op. cit., p. 504.
12. Marivaux, Le Spectateur français, Septième feuille, Journaux et œuvres diverses, Paris,
Classiques Garnier, 1988, p. 148.
13. Dufresny, Le Parallèle d’Homère et de Rabelais, Œuvres de M. Dufresny, Paris,
Briasson, 1731, t. V, p. 281.
14. François de Callières reprend cette allégorie en 1688, dans son Histoire poétique de la
guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes. Voir Claudine Nédelec,
« Penser l’héritage dans l’Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre
les Anciens et les Modernes de François de Callières (1688) », Littératures classiques,
no 75, Penser l’héritage à l’âge classique, 2011, p. 183-196.
15. Voir, sur cette question du pédantisme, la réponse de Boileau à Perrault citée par
Delphine Reguig dans son article : « Voilà l’idée du Pédant qu’il paraît que Mr P.
s’est formée. Il serait donc bien surpris si on lui disait : qu’un Pédant est presque
tout le contraire de ce tableau : qu’un Pédant est un homme plein de lui-même, qui,
avec un médiocre savoir décide hardiment de toutes choses : qui se vante sans cesse
d’avoir fait de nouvelles découvertes ; qui traite de haut en bas Aristote, Épicure,
Hippocrate, Pline ; qui blâme tous les Auteurs anciens » (Réflexions critiques sur
Longin, Réflexion v).
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Introduction
l’actualité », on a l’impression de lire un portrait polémique de l’époque.
La caricature perce de manière assez retorse au cœur du portrait du
« véritable » Ancien, brossé par opposition aux « poncifs accumulés
au sujet des adversaires des Modernes » : « Érudit sans être pédant,
ingénieux et virtuose sans dépendre de la mode, vivant et amusant
sans être superficiel, d’autant plus libre et indépendant qu’il cherche
encore moins à provoquer qu’à aduler 16 . » On comprend donc que le
Moderne, par opposition, pourrait bien être un pédant d’un nouveau
genre, dépendant de la mode, superficiel, provocateur, traits que l’on
peut comparer avec un extrait des Huetiana, cité par Béatrice Guion
dans sa contribution au numéro de Littératures classiques consacré aux
époux Dacier :
Il se forme une cabale d’Apédeutes, de gens ignares et non lettrés, qui sentant
leur incapacité, et ne pouvant se résoudre à une étude assidue de plusieurs
années, parce qu’elle les obligerait à sortir de leur crasse, à quitter leur
vie molle, les douceurs de leur fainéantise, le verbiage et les fadaises de
leurs cafés, ont cherché un chemin plus court pour réparer leur défaut, et
se mettre au-dessus de ceux auxquels ils se reconnaissent si inférieurs, et
dont la comparaison les rendrait méprisables. Ils ont entrepris de se faire un
métier de leur incapacité, de ridiculiser l’érudition, et de traiter la science
de pédanterie. Ils se sont constitués arbitres du génie, du bon goût et du
véritable savoir 17 .
En faisant des Modernes des « laudateurs inconditionnels de l’actualité », obligeant « les contemporains à se solidariser mécaniquement
avec leur propre époque et à la tenir obligatoirement, avec un enthousiasme de commande, pour la dernière perfection du progrès des
Lumières 18 », Marc Fumaroli en vient à attribuer la conception de
l’histoire défendue par les Modernes aux Anciens, en se fondant notamment sur l’image des abeilles et le travail de Montaigne. Or ce sont
bien les Modernes, et notamment Fontenelle dans sa Digression, qui
font reposer l’acuité de la pensée des contemporains sur l’accumulation des progrès et des connaissances, et même des aveuglements et
tâtonnements, des siècles précédents. Les Modernes sont plus grands
que les auteurs du passé, parce qu’ils sont juchés sur des épaules de
géants. Le problème réside davantage dans la conséquence qu’ils tirent
de cette « supériorité » : se défaire des modèles antiques pour prôner la
16. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », art. cité, p. 52.
17. Béatrice Guion, « Le savoir et le goût : être philologue dans la France classique »,
Littératures classiques, no 72, Les Époux Dacier, 2010, p. 79.
18. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », art. cité, p. 60.
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nouveauté, l’invention. Jean-Paul Sermain l’a bien montré 19 : ce sont
les Modernes, du fait de cette logique du progrès et de l’invention,
qui « ont rendu possible la transformation des auteurs du xviie siècle
en classiques, alors même qu’ils contestent leurs principes ». Perrault
invite en effet les contemporains à considérer la « nouveauté » apportée
par les écrivains du siècle de Louis XIV, en s’efforçant de les distinguer
de leurs modèles antiques. On peut l’interpréter comme un contresens,
mais, sous la plume de Perrault, c’est de l’ordre de la logique. Il affirme
par exemple que Molière est supérieur à Ménandre (Le Siècle de Louis
le Grand), que « l’invention » de Boileau rend ses satires supérieures à
celles d’Horace 20 , ou encore que La Fontaine met « la dernière main »
à la poésie léguée par les Anciens, les dépassant et devenant en quelque
sorte modèle à leur place 21 .
La question se déplace au xviiie siècle, tant sur l’axe du temps que
dans l’évaluation d’un « siècle de Louis XIV » dont l’héritage pèse
inévitablement. Si la seconde Querelle dite « Querelle d’Homère »
semble revenir à la source du problème – la question du rapport à
l’Antiquité, avec, dans le rôle de l’admiratrice « aveuglée », Anne
Dacier et, dans celui du provocateur laudateur du présent, La Motte –,
les enjeux sont en fait beaucoup plus complexes. Rappelons simplement
que Dacier comme La Motte doivent bel et bien composer avec
l’héritage de la première Querelle et qu’ils défendent, tous les deux,
l’idée d’une traduction du texte antique qui réponde au « goût du
siècle », notamment au goût de ce public mondain féru de traits d’esprit
mais aussi, on le dit moins, avide de connaissances. Toute proportion
gardée, tous deux proposent, une traduction « élégante » et bienséante
de l’épopée d’Homère, à leur manière et avec un discours d’escorte
approprié. On voit, comme en perspective, se profiler la question de
l’héritage des Modernes du siècle de Louis XIV par ceux qui reprendront
et interrogeront leurs principes, à la Régence et au siècle de Louis XV 22 ,
puis de ces derniers par les philosophes des années 1750, embarrassés
19. Jean-Paul Sermain, « Les modèles classiques : aux origines d’une ambiguïté et de ses
effets », Dix-septième siècle, no 223, 2004-2, p. 174.
20. Parallèle des Anciens et des Modernes, t. III, p. 230.
21. Ibid., p. 309. Voir Ludivine Goupillaud, « Un chef d’œuvre encombrant : les Fables
de La Fontaine dans le Parallèle des Anciens et des Modernes », Cahiers parisiens /
Parisian Notebooks, no 4, 2008, p. 221. Cette question de la construction d’un
modèle dit « classique », indissociable de la Querelle telle qu’elle ressurgit à la fin du
xviie siècle, est interrogée par rapport à la pensée de l’héritage à l’œuvre aux xviie
et xviiie siècles dans le no 75 de Littératures classiques, op. cit.
22. Voir l’article de Régine Jomand-Baudry dans ce volume pour la situation de
Crébillon fils par rapport à ses aînés, Fontenelle et La Motte notamment.
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par cet héritage et préférant le nier, ou le minorer. Si, comme le
rappellent Claudine Poulouin et Stéphanie Genand, le xviiie siècle est
en constante crise d’identité 23 , la Querelle représente sans doute sa crise
d’adolescence, parfois hystérique mais indéniablement fondatrice.
Polémique, poétique et dialectique
Un certain nombre d’articles du credo moderne : la singularité, l’autonomie du texte littéraire, le plaisir comme fin de l’œuvre littéraire, le
refus de l’affectation et du pédantisme au profit de la naïveté et d’une
certaine transparence du langage et de la pensée sont des principes à
l’œuvre chez des écrivains que la tradition critique reconnaît plutôt
comme Anciens : Molière, La Fontaine, Boileau ou même Racine. Mais
ce n’est pas parce que les concepts sont les mêmes que leur définition ou
leur application sont comparables. Ce dossier propose donc d’adopter
le point de vue des écrivains engagés, explicitement ou non dans la/les
Querelle/s, réfléchissant, pour suivre la métaphore optique, par et dans
leurs œuvres les débats théoriques et esthétiques de leur temps. Il y a plusieurs manières possibles d’aborder cette rencontre entre polémique et
poétique au cœur même des œuvres littéraires : on peut comparer les affirmations polémiques et le discours des œuvres, interroger la polémicité
de l’œuvre littéraire ou la littérarité de la polémique ou encore confronter les discours et les œuvres des écrivains de camps a priori opposés.
La confrontation des discours polémiques et des œuvres littéraires
révèle un certain art de l’anamorphose. L’éloge du roi, pour revenir au
discours fondateur de Perrault, se voit transféré, quasiment mot à mot,
dans une nouvelle de 1691, à un marquis de Saluces aliéné et aveuglé,
tortionnaire de Grisélidis. L’exorde du Siècle de Louis le Grand s’achevait
sur les vers suivants :
Ciel à qui nous devons cette splendeur immense,
Dont on voit éclater notre siècle et la France,
Poursuis de tes bontés le favorable cours,
Et d’un si digne roi conserve les beaux jours,
D’un roi qui dégagé des travaux de la guerre,
Aimé de ses sujets, craint de toute la Terre,
Ne va plus occuper tous ses soins généreux
Qu’à nous régir en paix, qu’à nous rendre heureux 24 .
23. Stéphanie Genand et Claudine Poulouin (dir.), Parcours dissidents au xviiie siècle.
La marge et l’écart, Paris, Desjonquères, 2011, p. 9-19 (introduction).
24. Le Siècle de Louis le Grand, op. cit., p. 273.
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La nouvelle Grisélidis, lue à l’Académie trois ans plus tard, le 25 août
1691, commence quant à elle par ce portrait du marquis :
Comblée de tous les dons et du corps et de l’âme,
Il fut robuste, adroit, propre au métier de Mars,
Et par l’instinct secret d’une divine flamme
Avec ardeur il aima les beaux Arts.
Il aima les combats, il aima la victoire,
Les grands projets, les actes valeureux,
Et tout ce qui fait vivre un beau nom dans l’histoire ;
Mais son cœur tendre et généreux
Fut encor plus sensible à la solide gloire
De rendre ses Peuples heureux 25 .
La nouvelle commence où s’achevait le discours épidictique ; le récit se
chargera de ternir les couleurs du portrait élogieux : c’est un « prince
capricieux » et cruel qui profite de la « complaisance » aveugle de son
peuple qui achève la nouvelle.
Un dossier intitulé Modernités de Perrault et dirigé par Larry Norman
et Jean-Pierre Van Eslande invitait également à confronter les écrits
théoriques du chef de file des Modernes et la pratique littéraire des
Contes, notamment pour leur représentation du temps 26 . La dialectique
ainsi instituée invite à mesurer la complexité du rapport au passé de
l’écrivain/théoricien, fondateur pourtant, on l’a rappelé, de la dichotomie admise entre Anciens et Modernes. En 1714, Houdar de La Motte
tempête contre l’inconvenance et l’invraisemblance du « tableau mouvant » qu’est le bouclier d’Achille dans l’Iliade d’Homère et le transforme, dans sa propre adaptation, en scène d’opéra pour un lecteur
appelé à se muer en spectateur 27 . On peut aussi étudier la littérarité d’un
discours polémique, ou la polémicité d’une œuvre littéraire notamment
par l’étude du métadiscours, ou l’analyse du travail de l’intertextualité
et de l’énonciation qui permet de mettre en jeu les textes, les thèses et
25. Charles Perrault, Grisélidis, « Nouvelle », dans Contes, Jean-Pierre Collinet (éd.),
Paris, Gallimard, « Folio », 1981, p. 59.
26. Larry Norman, Jean-Pierre Van Eslande (dir.), Modernités de Perrault, Cahiers
parisiens / Parisian Notebook, no 4, 2008.
27. Voir Christelle Bahier-Porte, « Les réécritures modernes du bouclier d’Achille :
l’inavouable pertinence d’un modèle inconvenant (Lesage, La Motte, Marivaux) »,
dans Isabelle Garnier-Mathez et Olivier Leplatre (dir.), Impertinence générique et
genres de l’impertinence du xvie au xviiie siècle, à paraître.
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Introduction
les discours 28 . On gagne indéniablement en complexité et en subtilité.
Les « étiquettes » déjà combattues par Marivaux dans ses Journaux
se révèlent peu satisfaisantes et un certain nombre d’études récentes
n’hésitent pas à les mettre ouvertement en débat : on se demande si
Perrault ne serait pas un Ancien, Boileau ou Anne Dacier, des Modernes
qui s’ignorent 29 . Il s’agit bien de discuter les catégories préconçues, les
« préjugés », pour reprendre un autre mot que se renvoient Anciens
et Modernes dans la polémique, et non d’aboutir à un relativisme qui
nierait les différences de chacun et la spécificité des thèses défendues.
Anne Dacier est indéniablement une érudite, une philologue qui défend
ardemment Homère dans la résurgence de la Querelle en 1714-1715,
mais elle sait aussi, on l’a dit, être attentive au « goût » de son siècle.
En outre, comme l’a montré Jean-Philippe Grosperrin, elle plaide à la
fois pour un « éloignement » essentiel du temps d’Homère et pour une
« politesse » de l’expression qui le fasse goûter des contemporains. Elle
s’adresse notamment à ces gens d’esprit, mondains qui ne connaissent
pas les langues anciennes, argument récurrent et souvent méprisant
sous la plume des Anciens, auxquels elle voudrait « faire entendre »,
sinon « faire sentir », les beautés des textes antiques. Elle rejoint presque
Houdar de La Motte qui avec sa version abrégée, vraisemblable et bienséante de l’Iliade s’adresse à ce même public : presque parce qu’il s’agit
pour La Motte de « faire entendre », par la raison, la supériorité de
l’adaptation moderne (et non le charme du texte antique). Néanmoins,
et sans doute touchons-nous ici la véritable « modernité » de cette adaptation, le poète moderne voudrait aussi « faire sentir », notamment par
le recours à la surprise et au pathétique, la puissance d’un sujet, la colère
d’Achille, que contrairement à certains polémistes modernes, La Motte
reconnaît. En tout état de cause, Dacier et Houdar de La Motte se
rencontrent dans une volonté de « polir » la langue d’Homère, avec plus
de scrupules pour la philologue qui profite des remarques qui suivent
son texte pour se permettre de donner des traductions plus littérales,
28. Les mises en scène énonciatives sont particulièrement étudiées dans ce volume par
Delphine Reguig pour « l’usage » de Longin par Boileau dans les Réflexions critiques,
Jean-Philippe Grosperrin pour les poésies de La Motte. Régine Jomand-Baudry voit
également dans les scénographies énonciatives de Crébillon, un héritage nuancé
des Modernes.
29. Larry Norman se demande si Perrault ne serait pas « juste un peu » un Ancien, dans
le dossier sur les modernités de Perrault (op. cit., p. 278). Les éditeurs du numéro de
Littératures classiques consacré aux époux Dacier (no 72, 2010, p. 19) s’interrogent :
« Mme Dacier, M. Dacier ne furent-ils pas en pratique des Modernes malgré eux ? »
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Christelle Bahier-Porte
mais refusées comme « inconvenantes 30 ». Marivaux regrette ce parti
pris, avec le recul des années, en s’en prenant aux belles infidèles de
Perrot d’Ablancourt dans ses Réflexions sur Thucydide (1744). II explique
que les traductions trop polies nuisent à l’éloignement et nient la
« singularité » de l’auteur traduit : c’est bien le Moderne qui plaide ici
contre son prédécesseur et ami, La Motte, pour une traduction littérale,
respectant le « tour » de la langue ancienne (Marivaux aborde la question de la syntaxe et non celle de la bienséance). On retrouve en tout
cas sous sa plume la métaphore optique : faire « connaître Thucydide
tel qu’il est », « voilà un spectacle qui serait neuf pour nous 31 ». La
« nouveauté » réside ici dans la littéralité, alors que les partisans des
belles infidèles, Perrot d’Ablancourt, mais aussi La Motte et dans une
certaine mesure Anne Dacier, le « travestissent », expression qui ne
manque pas de sel pour celui qui s’est engagé dans la Querelle en
travestissant l’Iliade. Mais il s’agissait de l’Iliade de La Motte. Cet argument linguistique est soutenu par un argument philosophique : faire voir
« l’histoire de l’esprit humain », rendre sensible, comme le souhaitait
finalement Anne Dacier, mais dans un but contraire, l’éloignement
essentiel, ici linguistique, des Anciens 32 .
L’approche croisée des œuvres littéraires, de leur pratique de la
langue et de leurs principes poétiques permet peut-être une plus
juste délimitation des frontières mouvantes du champ de bataille
polémique. Le débat gagne encore en profondeur, lorsque se pose la
question de l’autonomie de l’œuvre littéraire, défendue par les écrivains
des deux camps avec des pratiques différentes, sinon opposées. Marc
Fumaroli le rappelle pour les Anciens, à partir de Boileau : « L’honneur
et la conscience de l’homme de Lettres ont leur fondement propre
et autonome dans une tradition littéraire indépendante de l’actualité
et remontant à l’Antiquité 33 . » L’autonomie se pense vis-à-vis de
toute autorité, de tout modèle ou de toute règle. Ce qui conduit
les Modernes à faire l’éloge d’une parole sans ordre, digressive ou
mineure et à promouvoir, comme une gageure et une démonstration
de force à la fois, des genres sans modèle, comme le conte ou la
30. Voir Jean-Philippe Grosperrin, « “Perdre de vue son siècle” ? L’historicité du
decorum dans les remarques des époux Dacier sur le théâtre et l’épopée antiques »,
Littératures classiques, no 72, 2010, p. 101-120.
31. Marivaux, « Réflexions sur Thucydide », dans Journaux et œuvres diverses, op. cit.,
p. 460.
32. Sur cette question d’un éloignement essentiel qui sépare les auteurs antiques et les
écrivains du xviie siècle, voir Larry Norman, The Shock of the Ancient, Londres, The
University of Chicago Press, 2011, 1re partie, « Historical sensibility ».
33. « Les abeilles et les araignées », op. cit., p. 136.
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feuille périodique telle qu’elle est pratiquée par Marivaux, des textes
qui donnent la parole, une voix littéraire à ceux qui n’y sont pas
« autorisés » : nourrices de l’enfance, marginaux, paysans ou femmes 34 .
La lecture des œuvres littéraires, la confrontation aux textes et des
textes permettent de donner sens et nuance à un argument polémique
brandi comme un étendard, toujours insuffisant et insatisfaisant en
soi. Les approches croisées de La Fontaine et de Perrault se révèlent
toujours éclairantes : que ce soit par le biais de l’œuvre polémique –
la présence de La Fontaine est fort discrète dans le Parallèle mais assez
emblématique de la transformation d’un Ancien en Moderne –, par la
pratique de deux genres indéniablement proches, la fable et le conte 35 ,
mais aussi par une manière d’écrire qui représente pour le polémiste
moderne le comble de la perfection, l’enjouement et la galanterie.
On retrouve d’une autre manière la question de la « situation » des
écrivains modernes de la première génération au cœur de leur siècle :
le seul défaut de La Fontaine semble bien de s’être appuyé sur Ésope,
d’avoir pris la défense de l’Antiquité alors qu’il faisait, objectivement,
du neuf. L’affrontement de plusieurs écrivains modernes avec Boileau
ne reposerait-il pas sur une forme d’hommage indicible, que ce soit chez
La Motte qui a commencé sa carrière sous son égide ou chez Marivaux
qui s’affronte très précisément aux concepts de clarté et de sublime dans
ses premiers écrits ? On retrouve la problématique de la polémique :
Boileau incarne l’Ancien dont il faut absolument se distancier, se
différencier, mais dans la pratique des œuvres, le clivage devient souvent
dialogue. L’éloge de la manière supérieure à la matière se trouve sous la
plume de La Fontaine, de Perrault comme de Marivaux : les « camps »
bougent à être envisagés du point de vue de la poétique. La Motte
dérange Voltaire qui ne peut s’empêcher de pleurer au cinquième acte
d’Inès de Castro et de répondre à son Œdipe par une énergique défense
de la versification, qui va peut-être au-delà de la propre pensée du
philosophe. Le réveil sporadique de la Querelle par les querelles qui
jalonnent la première moitié du xviiie siècle est à chaque fois le signe de
la reconnaissance d’une « nouveauté » qui mérite, comme telle, d’être
affrontée pour être mise à l’épreuve ou contestée.
La Querelle fut souvent représentée, en son temps, par des fictions
qui proposent de confronter Anciens et Modernes : dialogues des morts,
parallèles, évocation de l’ombre d’Homère qui, chez La Motte puis
34. Voir Métafictions. La réflexivité dans la littérature d’imagination (1670-1730), Paris,
Champion, 2002.
35. La confrontation est abordée, à nouveaux frais, dans le no 7 de la revue Féeries.
Études sur le conte merveilleux du xviie au xixe siècle, 2010.
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chez Marivaux, vient s’adresser au poète moderne, artifice d’un miroir
qui permet à Marivaux, en 1755, de faire apparaître sur une même
surface penseurs et écrivains, d’Aristote à Helvétius, en abolissant toute
distance. Ces fictions allégoriques invitent à envisager la « littérature »
alors en constitution comme un dialogue « hétérochronique 36 », voire
uchronique, avec les textes, modèles antiques comme innovations
contemporaines. Nous invitons ainsi, à l’instar de Larry Norman, à relire
la Querelle avec une approche plus dialectique que polémique : « By
adopting a dialectical, rather than purely polemical, reading of the quarrel, I
hope to question, or at least nuance, the very notion of “parties”. More than a
mere polemical conflict opposing two parties, the rich interplay of ideas debated
in the quarrel generated a more complex internal conflict opposing the often
contradictory positions held by each individual partisan 37 . » Larry Norman
relit ainsi la première Querelle, et notamment le duel entre Boileau et
Perrault, en invitant à mieux prendre en considération les thèses des
Anciens et leur effet à long terme sur la littérature. Il nous semble
également important de prendre en compte l’évolution de la longue
Querelle entre 1687 et 1750 et le déplacement des débats. Lorsque l’on
sort du cadre de la polémique, la Querelle des Anciens et des Modernes,
telle qu’elle occupe les écrivains de 1687 à 1750, est moins un principe
« agonistique », selon l’expression de Marc Fumaroli, que dialogique de
la culture moderne.
C’est cette approche méthodologique, dialogique et diachronique,
que ce dossier entend privilégier pour appréhender les écrivains de et
dans la Querelle, une approche favorisant la confrontation des textes
et des thèses, la lecture des œuvres « en leur temps » en refusant les
étiquettes autoritaires et intimidantes, comme y invitent d’ailleurs les
écrivains modernes 38 . Au tournant du xviie siècle, les choix poétiques
servent la polémique littéraire, mais aussi le débat d’idées. Claudine
Poulouin explique comment l’adaptation en français et le changement
radical de forme imposé par Fontenelle au traité en latin de Van Dale
(1683) dans l’Histoire des oracles (1687) relèvent d’une écriture « à
la moderne ». Celle-ci soutient un dessein philosophique rationnel
faisant du traité un nouveau « magistère médiatique » qui bouleverse
36. Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1996.
37. Larry Norman, The Shock of the Ancient, op. cit., p. 16-17. Voir également notre
compte rendu de l’ouvrage ci-après.
38. Sur l’art de lire des Modernes, voir Christine Noille-Clauzade, « Lire en moderne
selon Charles Perrault », Littératures classiques, no 75, 2011, p. 197-216. Voir aussi
la contribution de ce numéro qui tire les conséquences poétiques de ce protocole
de lecture « moderne ».
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le rapport à l’érudition, rejoignant l’ambition de Bayle autour du
Dictionnaire. Antony McKenna montre en effet comment le choix d’une
écriture galante, spirituelle, se jouant des masques énonciatifs permet au
jeune Pierre Bayle de définir les bases d’un débat d’idées « moderne ».
L’équipe éditoriale constituée pour la rédaction du Dictionnaire historique
et critique (1693-1696), constitue une véritable « communauté de
savants » en débat permanent ; une « guerre des esprits » qui permet
la constitution d’un véritable objet de savoir historique. Les Anciens,
mis à contribution par Van Dale, participent pleinement à la polémique
érudite mais la forme choisie par Fontenelle, privilégiant la clarté
et un « usage » de la raison qui change la manière de penser, tout
en ne négligeant pas le trait d’esprit invite à redéfinir le rôle du
philosophe, mais aussi de l’écrivain, dans la société. Dans les Réflexions
critiques sur Longin, étudiées par Delphine Reguig, la polémique est
certes essentiellement littéraire, mais « l’intentionnalité polymorphe »
du texte interdit de le considérer comme un discours « contre Perrault ».
Longin, au même titre que les Anciens de Van Dale pour Fontenelle
dans une certaine mesure, devient une sorte de tiers inclus du débat qui
permet à Boileau de transcender la polémique pour affirmer des principes
poétiques qui s’imposent par leur permanence. Avec la querelle d’Œdipe
(1719), analysée par Laurence Macé, se confirme l’intérêt d’une prise
en compte de l’évolution diachronique des débats. Delphine Reguig le
montre déjà pour Boileau : la polémique circonstancielle avec Perrault,
avec Longin pour arbitre, permet de réaffirmer avec vigueur les principes
défendus vingt ans plus tôt dans le Traité sur le sublime. Avec Œdipe, le
jeune Voltaire, pour sa part, s’affronte conjointement à Sophocle et à
Corneille avec André Dacier, sinon comme arbitre en tout cas comme
garant. Le défi de jeunesse se révèle en effet un « double dépassement
dialectique et dialogique » de l’héritage des Anciens – et du patronage de
Dacier –, comme des idées modernes épousées dans les Lettres sur Œdipe.
La « querelle-éclair » de 1719 se poursuit jusque dans les années 1730 :
le dialogue/débat s’engage désormais avec La Motte, suggérant que la
question d’Œdipe est devenue un débat interne au camp des Modernes,
ce qui montre un déplacement sensible des enjeux avec le temps. La
permanence des débats de la Querelle en 1730, peu étudiée dans la
critique, est confirmée par l’analyse de Régine Jomand-Baudry à propos
de la situation de Crébillon par rapport aux principes des Modernes et
plus précisément à l’occasion du débat avec Marivaux, nouvelle querelle
à l’intérieur de la Querelle.
La deuxième partie du dossier réunit des contributions qui s’intéressent davantage au dialogisme interne des textes, à la « polémicité »
du texte littéraire et à la question essentielle et complexe de l’autorité.
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L’autorité se fonderait moins dans un rapport, plus ou moins agonistique,
entre Anciens et Modernes que dans le texte lui-même qui s’auto-définit
ou qui en appelle à la sagacité du lecteur. Christine Noille-Clauzade
explique ainsi, à partir du Parallèle des Anciens et des Modernes et des
Contes, que Perrault promeut un protocole de lecture qui d’une part
privilégie l’œuvre et d’autre part en appelle à l’autorité du lecteur. Elle
décrit ensuite très précisément comment les contes se présentent comme
des « récits sans autorité », en attente de leur « accréditation » par
le lecteur. Jean-Philippe Grosperrin analyse la réflexivité des poésies
d’Houdar de La Motte, lieu d’une pensée critique de la littérature 39 . Le
poète instaure au sein même de ses œuvres, et non seulement dans
les discours polémiques, une scénographie dialogique et une relation
critique avec le lecteur qui permet également un transfert d’autorité vers
le poème. La critique du poème dans le poème permet à Jean-Philippe
Grosperrin de présenter La Motte comme un « critique enthousiaste »,
qualification employée également par Delphine Reguig pour Boileau.
Partisans de deux « camps » opposés, les deux écrivains se retrouvent
quand il s’agit d’apprécier ce que nous nommons « littérature », et
notamment l’effet poétique, tout en prônant une approche critique
sensiblement différente. La question de l’autorité est encore centrale
dans les débats des années 1730. La préface de Tanzaï et Néadarné
(1734) de Crébillon s’inscrit très nettement dans le sillage des débats
d’une Querelle qui semble toujours vivace. Régine Jomand-Baudry
montre certes que le jeune romancier entend se jouer railleusement
de cette polémique dont il hérite, mais ce sont bien les questions de
« l’ancienneté du texte », de la traduction et de sa nécessaire adaptation
au public et du transfert de l’autorité vers le lecteur qui sont au cœur de
cette préface ludique. Le jeu parodique crée même un certain vertige
qui interroge le lecteur sur les limites de sa crédulité, sur la foi qu’il
doit accorder à la parole énonciatrice ce qui ne nous éloigne pas non
plus de la remise en cause de la superstition dans les écrits fondateurs
de Fontenelle au tournant du xviie siècle. C’est désormais au lecteur,
face à un texte possiblement « illisible », qui se joue jusqu’à la parodie
de ses fondements théoriques et poétiques, à interroger la « crédibilité »
(Christine Noille-Clauzade) de ce qui lui est donné à lire, comme sa
propre crédulité.
Antony McKenna montre que le Dictionnaire historique et critique
de Bayle peut offrir le modèle d’un débat intellectuel au sein d’une
39. Nous regrettons de ne pouvoir présenter la version écrite de la communication
qu’avait présentée Jean-Philippe Grosperrin : il a été empêché de nous la fournir
dans les délais imposés.
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« République des lettres » ouverte à l’échange et à la controverse,
méfiante envers tout excès de « zèle ». Les écrivains débattent et
échangent, s’opposent et se battent au cœur de cet espace polémique
qu’est la Querelle ; mais par leurs œuvres, ils participent, chacun à
leur manière, à l’autonomisation de ce que l’on n’appelle pas encore
« littérature ». Racine puis Longepierre qualifiaient le discours inaugural
de Perrault de « pur jeu d’esprit 40 », pour mieux le discréditer. C’est par
cette même expression, « un pur jeu d’esprit », que Marivaux définit
son Miroir, qui en 1755 fait défiler les productions remarquables de
l’esprit humain de l’Antiquité à 1750 41 . Le jeu de l’esprit, Boileau
et Fontenelle ne l’auraient pas démenti, est celui de la raison et de
la poétique. Entre 1687 et 1750, l’écrivain ne se prétend pas encore
« philosophe », au sens des encyclopédistes, mais fait entendre, au cœur
du débat, sa voix, nécessairement singulière.
40. Longepierre, Discours sur les Anciens, op. cit., p. 281.
41. Marivaux, Le Miroir, dans Journaux et œuvres diverses, op. cit., p. 534.
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