Téléchargez le livre - chile

Transcription

Téléchargez le livre - chile
# ) *
W|ÅtÇv{x DF }tÇä|xÜ ECCK?
}ÉâÜ wx àÜ|áàx tÇÇ|äxÜát|Üx‹
VxÄt yt|át|à Ñܰv|á°ÅxÇà DH tÇá
Öâx ÅÉÇ Ñ¢Üx w|áÑtÜt|áát|àA
YâÇxáàx vÉ®Çv|wxÇvx ǰtÇÅÉ|Çá yÉÜà ÉÑÑÉÜàâÇx‹
]x àÜÉâät|? ÑtÜ Ät ÑxÇá°x? âÇ vÉÅÑtzÇÉÇ xÇ vxÄâ|
Öâ| t áâ Åx àÜtÇáÅxààÜx Ät Ñtáá|ÉÇ wx Ät Ñxà|àx Üx|ÇxA
hÇx ÅtÇ|¢Üx wx Äâ| ÜxÇwÜx âÇ {ÉÅÅtzx
ÑÄx|Ç w˰ÅÉà|ÉÇ xà wx àxÇwÜxááxA
Préface
Le pays
aux « mille beautés »
L
E Chili se distingue par son originalité géographique : un
pays tout en longueur. En effet, 4 330 km séparent Arica,
localité située au nord, de Punta Arenas, la ville la plus
australe du continent sud-américain : la même distance qu’il faut
parcourir pour se rendre de Stockholm à Dakar ou de Lisbonne à
Moscou !
« Terre des contrastes », il incarne un véritable paradis touristique. Du désert d’Atacama – le plus aride du monde – au cap
Horn, sans oublier les fameuses îles de Pâques et Robinson, « mille
beautés » deviennent de plus en plus accessibles.
Parmi celles-ci se trouvent les contrées que la Carretera Austral
permet de découvrir. Sa construction fut entreprise en 1980 pour
relier des villages de pionniers isolés au reste du continent. La route
effleure des forêts impénétrables surnommées le « désert vert » par
le célèbre naturaliste anglais, Charles Darwin, lorsque celui-ci
sillonnait ces régions sur le navire le Beagle. Elle contourne des
volcans grandioses aux sommets recouverts de neige éternelle et
aux pieds baignés par d’innombrables torrents tumultueux et de
grands lacs couleur émeraude. Elle frôle des fjords vertigineux
creusés par les immenses glaciers de la Cordillère.
La Carretera est une aubaine pour les cyclotouristes amoureux de la
nature. La contrée est dotée de paysages enchanteurs, au charme à la fois
sauvage et paisible. De plus, elle est épargnée, aujourd’hui encore, de l’invasion et de l’agression des hordes de touristes qui dénaturent bon nombre
de sites prestigieux de notre planète.
9
Une solennelle solitude bercée par le sifflement du vent accompagne le
voyageur pendant son long cheminement.
À l’extrémité de cette route se trouve Villa O’Higgins… un hameau au
bout du monde. D’ici, aucune possibilité de continuer plus au sud. Seuls les
traversées de lacs et les sentiers permettent d’atteindre El Chalten, en
Argentine, au pied du majestueux Fitz Roy qui culmine à 3 405 m, avec,
comme seuls moyens de locomotion, le bateau et la marche ou le cheval.
La Carretera Austral, appelée aussi Ruta 7, mène l’aventurier au cœur de
sa passion. L’essence de celle-ci est la liberté. Où peut-il mieux aller à sa
rencontre ?
Aventure et liberté sont enracinées dans les profondeurs originelles du
Chili. Son histoire, à l’instar de sa géographie, ne manque pas d’intérêt.
Des premiers navigateurs qui ont approché l’actuel détroit de Magellan
jusqu’à « l’expérience chilienne » et l’élection du président Allende, en
passant par la lutte des valeureux Indiens mapuches contre les envahisseurs
incas et espagnols, la guerre de l’Indépendance et l’arrivée des émigrants
provenant de nombreuses régions du globe, ces épisodes symbolisent un
passé où courage et bravoure représentent la fondation même de l’identité
chilienne.
Mais on ne peut hélas oublier que son histoire est également entachée de
périodes dramatiques et traumatisantes pour cette jeune nation.
Des peuples amérindiens décimés par la cruauté et le mépris des hommes
« venus d’ailleurs » aux victimes des dictatures, je désire aussi rendre
hommage, avec ce livre, à tous ceux qui, persécutés dans cette partie du
monde, périrent pour le seul fait d’avoir voulu défendre leur propre liberté.
Sur un rocher,
on souhaite
un bon voyage
(feliz viaje)
aux touristes
de passage.
10
Première partie :
Mon premier contact avec le Chili
Analyse sommaire sur le chili d’aujourd’hui
Un peu d’histoire patagónica…
Pourquoi à bicyclette ?
Préambule au voyage
Une histoire de cœur
T
OUT jeune, trompant mon ennui pendant la période scolaire grâce aux
livres d’histoire et de géographie, les rares matières auxquelles je
manifestais quelque intérêt, un chapitre allait particulièrement attirer
mon attention et influer inéluctablement sur ma destinée.
Il existait, sur un autre continent, un pays étrange, d’une étroitesse et
d’une longueur incroyables, coincé entre les hauts sommets de la cordillère
des Andes et les fosses profondes de l’océan Pacifique, avec au nord le
désert le plus aride du monde et en bas l’Antarctique. De plus, il possédait
trois îles aux noms mystérieux : la Terre de Feu, l’île de Pâques et l’île
Robinson. Avant l’arrivée des conquistadors, les Indiens peuplaient ces
contrées… De quoi éveiller la passion d’un garçonnet à l’imagination
exaltée.
Je découvris le Chili en 1983, parcourant en bus pendant trois semaines
la Panaméricaine – route qui traverse une grande partie de l’Amérique du
Sud – de Puerto Montt à La Serena, deux villes distantes d’environ
1 500 km, en passant par les inévitables Santiago et Valparaíso.
Effleurement bref mais inoubliable avec ce pays qui revêt un aspect
physique insolite. En effet, au cours de ce voyage, j’allais rencontrer celle
qui allait devenir ma compagne, Janet, sage-femme depuis peu à Coquimbo,
un port important situé à 450 km au nord de la capitale.
11
Andacollo
Janet exerçait auparavant sa profession de matrona dans un village
minier de la Précordillère (Cordillera de la Costa), Andacollo, nom inspiré
de l’aymara1 anda (cuivre), collo (colline). Elle occupait une maison près de
l’hôpital avec deux jeunes collègues, Patricia et Ximena, qui se sont mariées
depuis avec deux enfants de la commune, Juan et Lelo. C’est aussi ici
qu’elle rencontra nos autres amis, Margayoli et son époux Pedro, travaillant
également tous deux dans l’hospital rural.
Cette cité minière, forte de 10 000 âmes, est réputée au Chili pour sa
basilique et ses deux pèlerinages annuels attirant 100 000 dévots. Pour
assister aux festivités, nous avons effectué, en 1985, la montée de nuit par
un chemin de terre médiocrement carrossable jusqu’au village situé à plus
de 1 000 m de hauteur. Au cours de cette ascension j’ai découvert un spectacle pitoyable et affligeant. À la lumière des phares, nous percevions dans
l’obscurité les pèlerins vêtus misérablement, mal chaussés, devant affronter
La basilique d’Andacollo.
1. Dix millions d’Indiens parlent le quechua. L’aymara, langue officielle des Incas avant
l’arrivée des conquistadors, compte aujourd’hui deux millions de locuteurs. Parmi eux se
trouvent les Indiens peuplant les hauts plateaux du nord chilien.
12
la froideur d’une nuit d’octobre amplifiée par l’altitude, cheminant sur des
sentiers abrupts et escarpés. Certains, épuisés, s’allongeaient sur le sol,
enveloppés dans des couvertures. Les plus chanceux exprimaient ainsi leur
reconnaissance envers la Vierge. Les infirmes et autres infortunés allaient,
quant à eux, à la « rencontre » du miracle tant espéré. Après une soixantaine
de kilomètres – voire plus pour certains –, un passage à près de 1 300 m
offrant une vue imprenable sur Andacollo, suivi d’une des rares descentes
du parcours adoucissant les ultimes efforts, les pèlerins atteignaient enfin
leur destination située au fond d’une gorge entourée de collines désertiques.
L’imposante basilique édifiée par un architecte italien dominait la ville dont
la tonalité se confondait avec la couleur ocre des rocailles. Cette platitude
apportait néanmoins une dimension surréaliste et touchante au paysage et
contrastait avec les costumes de fête diaprés des ensembles de danses
folkloriques.
Ce pèlerinage attirait aussi une population plus aisée, même si elle
m’avait semblé bien moins nombreuse. Deux de nos amis cités plus haut,
Pedro, chirurgien-dentiste, et Lelo, dirigeant d’entreprise, effectuèrent la
difficile montée dédiée à la Vierge. Le lendemain, sans prendre le temps de
se reposer, Lelo assistait aux festivités et me fit visiter l’humble village et
les mines situées aux alentours, crapahutant encore sur les raidillons ardus.
Avec son 1,90 m et son allure sportive, il me parut infatigable.
« Tandis qu’une mine s’illumina, une voix interpella l’Indien Collo : "Il
y a, autour de toi, des richesses inestimables. Trouve-les, anda Collo
(vas-y Collo)." Celui-ci, préoccupé, raconta à son maître ce qu’il avait vu
et entendu. L’Espagnol lui dit : "Vas-y et découvre cette richesse, mais si
tu reviens avec les mains vides, je te coupe les oreilles !" Collo partit et,
peu de temps après, il réapparut, apportant entre ses bras le buste de bois
de la Madone grossièrement sculpté. »
Cette légende illustre l’origine de la Vierge d’Andacollo.
La statue la représentant, telle une imposante poupée vêtue d’un habit de
lumière, quitta l’ancienne église et déambula dans la ville, avant d’être
replacée au même endroit où de nombreuses offrandes avaient été déposées
en guise de remerciements pour les soi-disant miracles. Les plus « surprenants » furent exaucés – « affabulations des temps anciens ne se vérifient
point » – antérieurement au XXe siècle ; comme cette femme qui serait morte
noyée et qui aurait ressuscité après avoir effectué un passage de plus de trois
jours dans l’au-delà ! Les danses religieuses, hautes en couleur, mêlaient des
rituels inspirés des traditions coloniales et indigènes et animaient la ville
durant un long week-end lors des fêtes de fin décembre.
13
Andacollo était connue avant l’arrivée des conquistadors par les Indiens
molles2, diaguitas3 et incas4 qui exploitaient déjà les minerais d’or et de
cuivre. Les premiers Espagnols à arriver dans cet univers aride furent les
orpailleurs. La cité atteignit son apogée en 1933 quand elle abritait plus de
16 000 pirquineros (chercheurs d’or), alors que seulement 150 subsistent
aujourd’hui.
En 1985, les gros propriétaires de mines côtoyaient ces mineurs besogneux qui descendaient par d’étroites et périlleuses cavités à la recherche de
la représentation emblématique de la richesse, « l’or », source de revenu
néanmoins très aléatoire. Les conditions de travail et la misère provoquaient, inlassablement, des séries de suicides, les orpailleurs utilisant ainsi
une ultime fois l’outil associé à leur infortune : le bâton de dynamite. Ces
Andacollo. – Cavités
permettant de descendre
dans les profondeurs
de la mine :
descente en enfer
au pays de la Madone ?
2. Les Indiens molles, groupe de chasseurs, cueilleurs et éleveurs, ont peuplé la région
du IIe siècle au VIIe siècle de notre ère. Des pictographies (figures dessinées), pétroglyphes
(figures gravées) et piedras tacitas (trous creusés) sont visibles sur les roches du site
archéologique de la valle del Encanto, à 88 km au sud de La Serena.
3. Les Indiens diaguitas arrivèrent dans le nortino « petit nord » chilien vers les Ve et
VIe siècles, remplaçant la culture Molle. Ils excellèrent dans l’art de la céramique dont une
étonnante collection se trouve au musée de La Serena. L’agriculture et l’élevage étaient leurs
principales ressources, grâce aux terres fertiles jusqu’à l’arrivée des Espagnols qui
incendièrent leur territoire afin d’affamer les Indiens durant la guerre qui les opposa. La
désertification fut la terrible conséquence immédiate de l’invasion hispanique.
4. Les Incas envahirent la région à partir de l’année 1460, sous le règne de Túpac
Yupanqui.
14
tragédies cessaient quelques mois et reprenaient ensuite, une autodestruction encourageant d’autres tentatives telles un maléfice réglé comme une
horloge.
Ma dernière visite dans cette ville, la première effectuée à bicyclette,
date de l’année 2000. La route était alors asphaltée. La plus grande mine
avait été vendue à une importante société nord-américaine, qui, sans aucun
scrupule, exploitait le gisement de cuivre avec des travailleurs venant des
États-Unis. "Los gringos", vociférait Alejandro que j’avais rencontré alors,
un Andacollino vivotant grâce à de petits boulots, accentuant ce mot d’une
grimace pleine de rancœur. Depuis leur arrivée, les entreprises minières ne
proposaient plus d’embauche pour les autochtones… de quoi attiser la haine
de toute une ville !
Janet a vécu quatre ans dans ce village. Régulièrement, elle visitait, dans
le cadre professionnel, les hameaux des alentours et entrait ainsi dans l’intimité des familles, notamment celle des femmes qui subissaient le
machisme ordinaire, coutumier… Un vaste programme éducatif avait été
mis en place pour éviter les trop nombreuses grossesses souvent précoces.
La vie miséreuse des Andacollinos faisait partie de son quotidien.
Heureusement, pour déjouer une existence morose, des liens d’amitié très
forts se sont tissés avec Patricia, Ximena, Margayoly, ses anciennes colocataires, que nous retrouvons avec plaisir lors de nos voyages outreAtlantique.
Le lycée Gregorio Cordoves à La Serena.
15
"¡Anda Collo, quita tu maestro !" (« Vas-y Collo, quitte ton maître ! »)
aurait dû dire la voix céleste à l’Indien comme à ses pairs. Ceux-ci, lorsqu’ils n’étaient pas assujettis à l’esclavage, enduraient l’exploitation et la
spoliation.
La Serena et Coquimbo
Quand j’ai pris le car à Viña del Mar pour découvrir La Serena, Janet
travaillait depuis peu à l’hôpital de Coquimbo. Ce port, avec son petit air de
Valparaíso, touche La Serena. Malgré cette proximité, tout l’oppose à l’importante cité balnéaire, de la même manière que la célébrissime ville
portuaire contraste avec sa voisine, Viña del Mar.
Les quartiers de Coquimbo et de Valparaíso s’élèvent à flancs de collines
sur lesquels on accède par d’étroites ruelles pentues ou des escaliers aux
innombrables marches. Cette dernière, que Pablo Neruda se plaisait à
nommer « la Fiancée du Pacifique », avec ses quarante-quatre collines et ses
fameux funiculaires, fait partie des images d’Épinal les plus renommées
d’Amérique du Sud.
Bon nombre de nos cousins et amis vivent à La Serena, capitale de la
IVe région (160 148 hab.), située à 450 km au nord de Santiago, comme
Patricia et Juan qui nous rejoindront à Puerto Montt. Son centre-ville
témoigne d’un important passé colonial qui lui confère un charme architectural, attrait touristique qui ne caractérise généralement pas les agglomérations chiliennes.
Cette ville, aux hivers et aux étés doux mais souvent couverte de nuages,
est sise à quelques encablures du désert qui s’étend jusqu’à la frontière péru-
La Croix du Troisième
Millénaire domine Coquimbo.
16
vienne sous un ciel d’une clarté qui n’existe nulle part ailleurs ! « Chili, terre
des contrastes » prend ici tout son sens. Comment imaginer que nous allons
bientôt nous trouver dans une des régions les plus nuageuses et les plus
pluvieuses de notre planète, alors que quelques gouttes de pluie, plus au
nord du pays, résonnent comme un air de fête !
La Serena, une des plus anciennes cités de cette jeune nation, fut fondée
en 1544. Elle a connu une croissance importante au cours des dernières
décennies pour devenir aujourd’hui la plus fréquentée des stations
balnéaires chiliennes, voire sud-américaines, supplantant la très prisée Viña
del Mar et son alter ego argentin, Mar del Plata. En contrepartie, des grands
édifices destinés aux estivants appartenant aux classes sociales privilégiées
ainsi que toute l’infrastructure que nécessite ce genre de tourisme comme le
casino, les pubs, les dancings et autres parcs d’attraction, détériorent le
littoral. Cela sans compter les centres commerciaux qui se sont développés
avec un empressement intéressé. Malgré cela, une petite visite s’impose
dans le centre-ville pour admirer ses imposantes bâtisses de style colonial,
le captivant musée où sont exposées des momies, des têtes réduites
d’Indiens jivaros, une multitude d’objets provenant de la culture diaguita, et
un moai qui se dressait jadis en pleine ville.
Une excursion s’avère également nécessaire. En passant par Vicuña, où
naquit la poétesse Gabriela Mistral, prix Nobel de littérature chilienne –
précédant à cette prestigieuse distinction le poète Pablo Neruda –, puis
Monte Grande, localité où elle exerça son métier d’institutrice, nous pénétrons dans un site exceptionnel : La vallée d’Elqui. Les montagnes pelées
aux rochers gris recouverts de quelques cactus offrent un contraste saisissant avec les vignes qui produisent le fameux pisco, l’eau-de-vie locale, et
d’autres cultures comme celle de la papaye.
Au fond de cette vallée qui apparaît comme un havre de paix avec son
ciel perpétuellement bleu, surgit le village de Cochiguaz. On y trouve
quelques sectes communautaires convaincues que ce lieu enchanteur
concentre de l’énergie cosmique. Des chercheurs de la Nasa ont, en effet,
mesuré, sur ce territoire, une des plus grandes concentrations d’énergie
électromagnétique mondiales. Les jeunes de la région aiment y passer des
week-ends, en pleine nature, en proie à un imaginaire exacerbé par l’inhalation de marijuana, et espérant découvrir, dans cette beauté céleste, un ovni
égaré. Ceux-ci ne sont pas les seuls à être persuadés d’en avoir observé, les
médias régionaux, eux-mêmes, y font fréquemment allusion.
La clarté permanente du ciel a permis la construction d’observatoires qui
comptent parmi les plus gigantesques de notre planète.
17
Opposition entre deux mondes qui se méprisent
et s’indisposent : les pauvres, les riches.
Ci-dessus : Quartier de Valparaíso.
Ci-dessous : La luxueuse Viña del Mar.
18
Analyse sommaire sur le Chili d’aujourd’hui
Un pays où les inégalités
s’accentuent
A
COQUIMBO, on peut difficilement imaginer que l’on se trouve à deux
pas de La Serena. Pour ma part, je préfère l’authenticité et
l’humilité des villes portuaires à leurs fières demi-sœurs.
Promiscuité où, d’un côté, paradent habitants et touristes aisés, alors que,
tout près de là, une grande partie de la population subsiste péniblement.
Opposition entre deux mondes qui se méprisent et s’indisposent : les
pauvres, les riches ; les chanceux et les infortunés. Portrait naïf d’une société
sordide… Bien sûr, cela n’existe pas seulement au Chili, mais comment ne
pas l’évoquer ici où les inégalités des revenus (d’après le coefficient de
Gini 2005) sont plus marquées qu’ailleurs (112e sur 124 nations recensés)
malgré un PIB par habitant (5 832 $) plus important que celui des autres
États d’Amérique du Sud. Les classes sociales défavorisées ne cessent
d’augmenter, les couches moyennes s’étiolent, même si elles accèdent
davantage au système du crédit bancaire… servitude économique et sociale
des temps modernes. À qui profitent les bénéfices ? Toujours aux mêmes,
depuis des siècles… véritables décideurs de ce pays.
L’univers carcéral en porte les séquelles : misère = délinquance. Le
problème de la criminalité se règle davantage par la répression que par la
prévention. Le taux de détention, en 2005, dépassait 238 pour 100 000 habitants, contre 90 en France où les prisons sont cependant surchargées.
Le salaire moyen en vigueur n’excède pas les 300 euros et je lisais, sur
un blog animé par des Français installés au Chili, que 1 000 euros par mois
leur étaient nécessaires pour vivre « décemment ». Les étrangers européens
immigrent maintenant plus pour créer des entreprises que pour travailler la
terre ou effectuer des travaux de prolétaires. Ils s’habituent généralement
19
difficilement au mode de vie des Chiliens. L’existence quotidienne ne
ressemble jamais à l’idée que l’on s’en fait en villégiature. Ce déracinement
déçoit beaucoup d’entre eux qui reviennent avec empressement.
J’eus l’occasion de discuter, à Caleta Tortel, village situé au Sud de la
Carretera près de l’estuaire du río Baker, avec un professeur d’université de
Santiago. Il admit que la classe sociale dominante n’avait pas changé depuis
des lustres. Finalement, les gens fortunés qui détiennent l’essentiel des
capitaux nationaux continuent à gouverner le pays comme ils l’ont toujours
fait, excepté pendant la courte transition du gouvernement d’Allende et de
l’Unité populaire. Le pouvoir économique règne. Les Chiliens connaissent
des difficultés à imposer les changements nécessaires aux « lois constitutionnelles » qui cadrent la démocratie.
Protestations et répressions
Un mouvement de protestation – pourtant interdit par les autorités – a
rassemblé 500 000 manifestants en août 2007 à Santiago. La violence avec
laquelle elle fut réprimée démontre la lenteur des transformations de la
société chilienne et l’impatience de la population.
On se contente de panser les plaies sociales. Je vais citer deux exemples
significatifs de cette politique « de bricolage » :
– un système de couverture de santé, certes gratuit pour les plus nécessiteux,
mais lent et peu efficace ;
– une fois dans leur existence, les plus démunis sont à même d’accéder à de
petites et modestes maisons en bois pour remplacer leur bicoque aux murs
rafistolés avec de vieilles planches et du carton. Ce « don » gouvernemental
existait déjà avant la chute de la dictature. Une cousine, Hortensia, habitant
dans un bidonville de la poblacione de Pudahuel située à la périphérie ouest
de la capitale, put bénéficier de ce dispositif. Cela ne fait que conforter
l’aspect ghetto dans les villes puisque ces humbles habitations sont toutes
groupées dans les mêmes quartiers.
Le système scolaire, dont le Chili était auparavant en situation de vanter
l’efficacité et qui permettait aux étudiants d’atteindre un niveau comparable
à ceux en vigueur dans les pays les plus industrialisés, a commencé son
déclin après le coup d’État de 1973. La carrière d’enseignants intéressait
alors peu de monde, les salaires et les conditions de travail s’étant considérablement dégradés. Le coût des études supérieures a rejoint celui des
nations où il s’avère le plus onéreux, comme aux États-Unis, en Corée du
Sud et au Japon.
20
Un professeur, en 1983, me confia qu’il avait préféré arrêter d’enseigner
l’anglais pour devenir chauffeur de camion, profession bien mieux rétribuée. Son visage n’exprimait aucune résignation, mais une profonde
amertume, pour ne pas dire une colère manifeste. Pendant tout le trajet que
j’effectuai à ses côtés, il cracha son venin sur les sbires d’Augusto Pinochet
et sur Henry Kissinger. Ce dernier, connu comme l’organisateur de milliers
de massacres en Amérique latine, a obtenu le prix Nobel de la paix en 1973,
année du coup d’État au Chili qu’il a lui-même commandité… Comme quoi
la ténacité dans l’inhumanité peut payer ! Il restera, dans les annales militaires et historiques de l’impérialisme américain, comme un des meurtriers
sanguinaires et aussi comme un des défenseurs de la paix… Triste contradiction d’un monde absurde.
Vint ensuite le retour à la démocratie avec un gouvernement de centre
gauche représenté actuellement par Michelle Bachelet, fille d’un général de
l’armée de l’air issu d’une famille de vignerons bourguignons. Celui-ci fut
incarcéré, torturé, et décéda dans les geôles de Pinochet en 1974. La présidente et sa mère ont subi, elles-mêmes, les sévices de tortionnaires dans un
centre de détention de Santiago. Malgré cela, des prisonniers politiques de
la junte militaire étaient toujours emprisonnés en 2005, alors qu’on parlait
depuis des années de pardon et de réconciliation nationale à l’intention des
nostalgiques du régime nazi.
Les quartiers
miséreux qui
ceinturent les villes
trahissent une
grande pauvreté.
21
Territoire mapuche
22
Plus que jamais, la résistance mapuche :
« Dix fois nous vaincrons ! »
P
OUR en finir avec ce sombre tableau, je me
dois d’évoquer la résistance des valeureux
Mapuches. Le régime démocratique actuel
persécute toujours ces Indiens peuplant les régions
situées à plusieurs centaines de kilomètres au sud
de Santiago. Malgré la tentative de l’Unité
populaire d’accélérer le processus de la réforme
agraire qui consistait en un partage équitable des
terres, ces éternels rebelles luttent avec opiniâtreté
pour récupérer les terres fertiles que se sont
appropriées de riches latifundistes.
Toqui Lautaro
En effet, Pinochet avait instauré une nouvelle
invasion de leur territoire. D’importantes entreprises forestières et des particuliers nantis se sont installés dans la contrée et ont prospéré, certains parvenant même à se hisser au fameux classement Forbes des grandes fortunes de
la planète, et ceci sous la protection de l’armée et avec la complicité des
politiciens corrompus.
Des projets devraient bientôt éclore dans le but de développer l’activité
touristique de la région, notamment la construction d’une autoroute côtière,
ainsi que l’édification de futures centrales hydroélectriques. Ceux-ci ne font
qu’accentuer la détermination des indigènes à recouvrer leurs terres.
En 1988, après avoir effectué 12 000 km de l’île de Chiloé jusqu’au
désert d’Atacama, je fus stupéfait de constater que, hormis de rares lieux de
villégiatures, les principaux sites touristiques ne disposaient guère d’infrastructure pour recevoir les estivants. Aujourd’hui cela change, mais le littoral
sud demeure encore préservé. Que deviendrait, dans quelques années, cette
23
Source TVN, journal
el Gong d’Araucanie, Indymedia.
côte sauvage chilienne s’ils cessaient leur combat ? L’homme s’emploie
avec grande désinvolture à anéantir les attraits de notre planète…
Heureusement, la lutte continue, plus que jamais, fidèle à leur devise :
"¡Diez veces venceremos !" « Dix fois nous vaincrons ! » Une résistance
éternelle…
Dans ces régions, les barrages et les contrôles incessants des carabineros
rappellent la répression menée par l’armée aux heures sombres de la dictature. Aujourd’hui, des Indiens purgent des peines de plus de dix ans d’emprisonnement pour incendies terroristes… nouveaux prisonniers politiques
chiliens du gouvernement Bachelet !
« Le mot terrorisme permet tous les amalgames », souligne Alain Joxe,
président du Centre international pour la paix et les études stratégiques.
Quand cessera-t-on d’utiliser ce qualificatif pour désigner ceux qui défendent chèrement leurs droits et leur liberté !
Comme celle de certains indigènes d’Amazonie et de nombreuses autres
minorités contraints à guerroyer continuellement, l’histoire mapuche
comporte son lot de martyrs. Le 3 janvier –
10 jours avant mon départ de Puerto Montt –,
lors d’une occupation de terres et au milieu de
violents incidents, Matías Catrileo-Quezada,
âgé de 22 ans, a été exécuté d’une balle dans le
dos, tirée par un sbire de Jorge Luchsinger à
qui appartenait le fundo. De descendance allemande, cet homme possède la plus grande
fortune de la IXe région. Comme d’autres
Matías Catrileo-Quezada
confrères, il a engagé une véritable milice pour
défendre « son » domaine. « La propriété c’est le vol », écrivait Proudhon.
Cet adage prend ici tout son sens. L’organisation sociale indigène dépendait
d’un régime communautaire et, depuis l’apparition de l’humain sur le continent, le mot « propriété » n’avait aucune signification. Il a fallu l’arrivée des
conquistadors guidés par leur appétence à amasser des fortunes et à assouvir
leur ambition démesurée pour voir s’imposer l’individualisme. Leur domination engendrera un génocide de plus de 60 millions de personnes dans les
Amériques.
Même si l’on ne doit pas idéaliser telle ou telle communauté ethnique,
quand laissera-t-on enfin vivre paisiblement ce qui reste des vrais natifs du
continent américain ? Le Chili, terre de plusieurs peuplades amérindiennes,
dont certaines ont disparu au cours du XXe siècle, n’a toujours pas pris la
peine de parapher l’unique traité international des peuples indigènes, la
24
Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Par
sarcasme, on traite encore aujourd’hui une personne faisant preuve de
balourdise d’Indio. Enlisés dans le mépris, ils passent, aux yeux d’une
grande partie de la population, pour des personnes malfaisantes et alcooliques. Deux cyclistes ayant parcouru le Chili au début des
années quatre-vingt, s’appuyant, pour réaliser leur voyage, sur les autorités
chiliennes et ceci en pleine dictature, ont publié un livre de leur épopée dans
lequel ils manifestaient à leur égard des propos irrévérencieux et médisants.
J’ai découvert le pays mapuche à la même époque et j’ai ressenti exactement l’opposé : des gens dignes mais affichant une méfiance éloquente
envers le winca1. Ces voyageurs à vélo avaient dédaigné leur accorder le
moindre intérêt, se laissant aveugler par les calomnies émises envers ceux
qu’on nommait jadis Araucans2.
Vas-y et trouve cette richesse, mais si tu reviens les mains vides, je te
coupe les oreilles ! disait le maître Blanc à Collo, son esclave indien. À
3 000 km plus au sud, sur la Terre de Feu, les riches propriétaires terriens
éleveurs de mouton désirant se débarrasser des indigènes rétribuaient les
chasseurs d’hommes au nombre d’oreilles ramenées. Je l’évoquerai plus
tard dans le récit de mon voyage. Décidément, l’organe auditif des Indiens
tenait à peu de chose !
Ce serait faire offense aux Mapuches que de retracer l’histoire, la
culture, l’organisation politique de ce peuple connu pour sa bravoure et sa
ténacité en seulement quelques lignes, tant celles-ci relèvent d’une grande
complexité. Paradoxalement, les études sérieuses, pour une ethnie constituée de nombreux individus, ne commencèrent qu’au début des
années quatre-vingt.
Six groupes territoriaux composent les Mapuches3 : les Picunches (gens
du nord), les Nagches (gens du bas), les Huilliches (gens du sud), les
Huenteches (gens des plaines), les Lafkenches (gens de la mer) et les
Pehuenches (gens du Pehuen, situé sur les hauteurs inhospitalières de la
Cordillère). On les dissociait jadis aisément, leurs modes de vie présentant
des aspects très différents, certains nomades, d’autres sédentaires.
1. Les Mapuches désignaient ainsi l’homme Blanc.
2. Araucan signifie ennemi en langue aymara. Le mot fut vulgarisé par les Espagnols qui
désignaient ainsi les Mapuches peuplant les contrées entre les fleuves Biobío et Toltén. Les
deux appellations furent ensuite prises pour synonymes et confondues à partir du XIXe siècle.
3. Voir la carte sur la population indienne au Chili page 22.
25
Néanmoins, leur unité au niveau linguistique, leurs systèmes symboliques
presque semblables ainsi que leur aptitude à se côtoyer et à s’allier contre
les Espagnols, malgré leurs fréquentes querelles, témoignent de leur même
appartenance à l’ethnie mapuche.
Cependant, il me semble important de souligner la résistance de ce
peuple indien face aux grands conquérants du continent, à commencer par
les Incas qui imposèrent leur présence de la Colombie au río Biobío, ce
fleuve traçant la limite nord du territoire mapuche.
Le fait historique le plus marquant de la guerre d’Araucanie demeure le
combat de Tucapel, en 1553, qui opposa Pedro de Valdivia – l’homme qui
entreprit la conquête du Chili et qui fonda Santiago – à Lautaro, l’emblématique guerrier cacique. Celui-ci fut capturé en 1547 par les conquistadors
et fut réduit en esclavage. Il profita de cette proximité avec l’ennemi,
feignant de ne pas comprendre la langue hispanique, pour étudier les différentes stratégies utilisées. Il s’évada en 1552 et acquit rapidement, près des
siens, une stature de chef. Le 25 décembre 1553, Valdivia et ses soldats quittèrent Concepción pour se rendre au fort de Tucapel. Les Indiens, dépourvus
de chevaux, attaquèrent et mirent en déroute les Espagnols. Le gouverneur
du Chili parvint à s’enfuir mais fut rattrapé et succomba après plusieurs
jours de torture.
Le royaume d’Espagne ne put venir à bout de ces guerriers autochtones
qui résisteront plus de 200 ans et signeront, en 1641, le pacte de Quillin
reconnaissant l’indépendance du territoire mapuche depuis le río Biobío
jusqu’au sud du pays.
Une lutte unique dans les Amériques : une peuplade aborigène, installée
dans une zone accessible, s’insurgeant contre les conquistadors et réussissant à préserver son autonomie pendant plus de deux siècles !
Éclatèrent ensuite les guerres d’indépendance, contre la couronne
d’Espagne, qui se propagèrent sur le continent sud-américain sous l’impulsion de Bolivar. L’armée chilienne se modernisa et l’avènement de l’État
chilien en 1810 rendit caduque le pacte signé avec les Espagnols.
La nouvelle république mit en place alors une politique de colonisation.
Rien à voir avec l’arrivée des modestes colons européens arrivant dans les
endroits vierges de Patagonie, au bout du monde, mais des colonisateurs
moins scrupuleux débarquèrent, privant ainsi, à peu de frais, les natifs de
leurs biens.
En 1883, après une guerre brutale, les Mapuches, à l’instar des Indiens
d’Amérique du Nord, sont confinés dans des réserves exiguës jusqu’en
1925 et sont ensuite « parqués » dans la région Cautín.
26
Village et campagne en pays mapuche, près de Los Sauces.
Le Wenufoye, drapeau adopté par diverses organisations
mapuches depuis 1991.
Au centre figure le cultrún (tambour). Sur sa surface
plane qui représente la superficie de la terre sont dessinés
les quatre points cardinaux séparés par le soleil, la lune
et les étoiles.
Il symbolise la sagesse universelle.
27
28
Un peu d’histoire patagónica
Les peuples indigènes
La Carretera Austral a permis le désenclavement de la Patagonie
chilienne, notamment de la XIe région, fort méconnue et peu peuplée
jusqu’à la construction de la route.
Avant l’arrivée des Espagnols, plusieurs ethnies aborigènes nomades
occupaient partiellement cet immense territoire.
Les « nomades de la mer »
– Les Chonos se situaient entre le golfe de Peñas jusqu’à l’île de Chiloé.
– Les Alakalufs ou Kawéskars parcouraient les canaux de l’extrémité
australe du continent jusqu’au golfe de Peñas.
– Les Yámanas ou Yahgans sillonnaient le sud de la Terre de Feu.
On qualifie ces deux dernières peuplades de canotières car elles vivaient
dans les canots qui transportaient des familles entières ainsi que le feu si
précieux.
Dans les terres, on distingue trois ethnies
– La Tierra de Fuego était primitivement occupée par les Haushs ou
Manekenks. Peu nombreux, ils disparurent totalement au cours du
XIXe siècle avant qu’on ait pu étudier avec précision leur mode de vie. On
sait néanmoins qu’ils s’exprimaient dans une langue distincte de leurs
voisins Selk’nams.
– Les Selk’nams ou Onas, indiens plus belliqueux que les précédents, ils
arrivèrent après les Haushs et les refoulèrent à l’extrémité est de l’île.
– Dans la pampa et dans les endroits accessibles de la cordillère se trouvaient les Tehuelches nommés aussi Aónikenks. De grande taille, ils
furent à l’origine du mythe des géants Patagons1.
29
Une disparition implacable et impitoyable
Cette population amérindienne existait depuis des temps immémoriaux
car aucune légende ne semble relater une quelconque migration. On pense
que celle-ci est venue d’Asie en passant par le détroit de Béring avant qu’il
ne soit recouvert par l’océan, puis s’est répandue jusqu’au sud du continent.
Les ethnies les moins évoluées furent absorbées par les peuples rivaux ou
repoussées dans des contrées moins hospitalières. Plus personne ne vit
aujourd’hui dans les archipels que sillonnaient les Yámanas et les Alakalufs
dans des conditions de vie extrêmes.
Ces « civilisations », à cause du climat et de leur caractère primitif, ne
laissèrent guère de vestiges. Cependant, quelques sites archéologiques
subsistent. Certains ont pu être datés : yámanas entre 9 500 et 7 600 ans ;
alakalufs entre 8 000 et 10 000 ans ; de 10 000 à 12 000 ans pour les gisements selk’nams et haushs.
On dénombrait environ 11 000 Amérindiens en Terre de Feu vers les
années 1880, quand se manifestèrent les prémices d’un inéluctable génocide
provoqué par la confrontation de deux mondes tellement dissemblables. Les
Indiens vivant à l’intérieur de l’île, habiles chasseurs de guanacos et de
nandous, robustes et coureurs infatigables, furent massacrés par les éleveurs
de bétail et les aventuriers en quête d’or dans une lutte inégale, flèches et
frondes contre fusils. Les survivants se réfugièrent chez les missionnaires
salésiens qui cherchèrent à les protéger. Pourtant armés d’intentions pacifiques, ils les achevèrent à coup de « civilisation ». Le changement radical
de vie, l’alcool et les maladies eurent vite raison de leur existence.
Triste réalité dont les faits sont éloquents :
– L’ethnie Chonos ne survécut pas au XIXe siècle. Immigrant vers le nord,
ces Indiens finirent par se fondre totalement avec les Chilotes.
– Les Haushs et les Tehuelches disparurent au début du xxe siècle.
– L’ultime Yámana pure race, Cristina Calderón, s’éteignit en 2000 à Ukika,
sur l’île Navarino près de Puerto Williams où sa communauté avait été
1. Le mot Patagonie vient de Patagones, nom donné aux Tehuelches par les membres de
l’expédition de Magellan, inspirés par un roman épique de l’époque, Prima León, dans lequel
on relate la capture du géant Patagon. Les membres de cette ethnie indienne avaient, en effet,
impressionné les Européens en raison de leurs grands gabarits et de la taille de leurs pieds.
2. Quiero contarte un cuento (Je veux vous raconter une histoire).
30
reléguée et où elle vivait avec sa sœur demi-Indienne, Ursula Calderón.
Cette dernière, avec la petite-fille de Cristina, Cristina Zarraga, a publié
en 2005 un recueil d’histoires Yámanas appelé Hai Kur Mamashu Shis2.
– En 1931, les Alakalufs furent confinés dans le petit village de Puerto
Edén, sur l’île Wellington. Une dizaine d’individus seulement survit
aujourd’hui. Désœuvrés, ils doivent supporter le mépris, la curiosité
malsaine de bon nombre de touristes et de journalistes, ce qui les cantonne
dans une « solitude sidérale », comme le décrit Jean Raspail dans son
excellent ouvrage Adiós, Tierra del Fuego.
– Lola Kiepja, une des dernières représentantes des Selk’nams, est morte en
1966 en laissant un chant funeste, ultime témoignage d’agonie des
Fuégiens3 à qui le Blanc avait tout pris : terres, coutumes, religions,
langues, traditions, liberté… vie.
Les seuls Indiens qui subsistent encore sont ceux qui peuplent le nord de
la Patagonie à hauteur des IXe et Xe régions.
Indiennes yámanas.
3. Terme ambigu pour désigner certains Amérindiens de l’extrême sud, à prendre ici dans
le sens littéraire le plus simple : habitants de la Terre de Feu (Selk’nams, Haushs et
Yámanas).
31
32
Les expéditions maritimes
En 1501, Americo Vespucci parvenait au 50° de latitude sud des côtes
aujourd’hui argentines. Il ouvrait ainsi la voie aux explorations et aux
conquêtes de la Patagonie.
Magellan, lors de son fameux tour du monde, s’engagea pour la
première fois en 1520 dans l’Estrecho de Todos los Santos, renommé plus
tard Estrecho de Magellanes. L’éclat de grands feux révélait la présence
d’indigènes. L’île située à gauche de l’étroit passage fut baptisée Terra del
Fueco, traduit par erreur Terre de Feu au lieu de Terre du Feu. Arrivé à
l’ouest du détroit, il remonta l’océan Pacifique jusqu’au golfe de Penas
avant de s’éloigner vers le continent asiatique.
En novembre 1525, Charles Ier d’Espagne1 équipa six navires sous le
commandement de Garcia Jofré de Loaysa, avec, comme chef en second,
un des dix-neuf survivants de l’expédition de Magellan, Sebastian Elcano.
Après de nombreuses péripéties, ils accédèrent au côté occidental du détroit
de Magellan et ils furent les premiers à apercevoir, le 22 avril 1526, des
Indiens Alakaluf naviguant dans leurs canots.
Simon de Alcaçoba partit en 1535 avec deux bâtiments, le San Pedro et
la Madre de Dios. Il trouva la croix plantée par Magellan ainsi qu’une épave
de la précédente mission de Garcia Jofré, mais victime du mauvais temps,
il ne parvint pas à dépasser le détroit.
En 1553, Francisco de Valdivia entreprit la conquête du territoire austral
et dépêcha deux expéditions, l’une terrestre, l’autre maritime. La première,
sous le commandement de Villagran, devait emprunter la Cordillère.
Confrontée à la résistance mapuche, elle ne put aller au-delà de la région du
lac Villarica.
L’expédition navale commandée par Francisco de Ulloa quitta la ville
de Valdivia en octobre 1553. Elle découvrit les archipels de Chiloé et
Guaitecas et mentionna la présence pour la première fois des Indiens
chonos. Il voulut débarquer vers le 47e parallèle, à la hauteur où se situe
l’actuel village de Puerto Bertrand, mais sa tentative fut repoussée par les
33
indigènes. Ils reprirent leur route vers le sud à la recherche du détroit de
Magellan, mais ne purent le trouver et furent contraints à rebrousser chemin.
En 1557, le San Juan avec le capitaine Ladrillero, et le San Sebastian
sous le commandement de Francisco Cortés de Ojea, furent délégués pour
reconnaître et prendre possession de l’Estrecho de Magellanes au nom de la
couronne espagnole. Ils parvinrent à la baie de Nuestra Señora, sur la côte
ouest de l’île Byron, où les équipages firent connaissance avec les Indiens
alakalufs et élaborèrent les premiers documents historiques sur les naturels
des archipels. Une fâcheuse tempête sépara les deux navires. Ladrillero
reprit sa navigation vers le sud et explora avec minutie le dédale des fjords
en mentionnant sur son journal de bord les moindres détails géographiques
et hydrographiques. Après plusieurs tentatives, il accéda au détroit de
Magellan et prospecta les deux rives jusqu’au premier goulet voisin de
l’Atlantique. Avant de poursuivre sa route vers Concepción, il prit solennellement possession du détroit et des terres australes selon le cérémonial
approprié.
En 1562, don Garcia Hurtado de Mendoza, gouverneur du Chili et viceroi d’Espagne, mit sur pied une expédition commandée par Arias Pardo
Maldonado pour conquérir le mystérieux « royaume de Trapananda » qui
était censé renfermer la mythique Cité de los Césares. Maldonado laissa des
écrits plus ou moins farfelus sur lesquels il affirmait avoir rencontré les
fameux habitants de l’eldorado, êtres monstrueux, grands et velus, qui se
servaient de leurs énormes oreilles comme couverture pour s’abriter du
froid. En réalité, on ne sut jamais si le navigateur, quelque peu fabulateur,
foula la terre au-dessous de l’estuaire de Reloncavi, mais il contribua à
renforcer le mystère lié à cette partie de la Patagonie colonisée seulement au
début du XXe siècle, ainsi que le charme de ses légendes.
Pour mettre un frein à l’insolence des pirates qui sévissaient dans le sud
du continent et empêcher les étrangers de s’établir sur les côtes chiliennes,
don Antonio de Vea quitta Lima avec trois bâtiments pour une expédition
qui dura de 1675 à 1676. Ils durent revenir sur leurs pas après avoir atteint
le 49e parallèle.
En 1674, Bartolomé Diaz Gallardo mentionna pour la première fois la
laguna San Rafael lors d’une mission militaire réalisée avec sept embarcations chilotes ayant pour motivations les mêmes que celles d’Antonio de
Vea.
La première carte de cette région est conçue par José Moraleda, en
1793, après avoir exploré le canal menant à l’actuelle ville de Puerto Aysén,
passage qui porte aujourd’hui son nom.
34
En 1828, Pringle Stokes parcourut les chenaux de Patagonie pour une
expédition scientifique sur le voilier le Beagle, rencontra les Indiens
chonos, alakalufs et yámanas. Il se suicida cette même année et fut
remplacé par le capitaine Fitz Roy qui décida d’embarquer trois jeunes
Yámanas pour Londres – dont le principal antagoniste des Anglais
désirant s’implanter dans la région, Jemmy Button – qu’il ramena plus
tard avec, à son bord, le naturaliste anglais, Charles Darwin.
Les premières explorations
terrestres dans la région d’Aysén
La part des Allemands sur l’étude du sol de la Patagonie s’avéra des plus
importantes, et ce depuis la vague d’immigration de 1848.
Hans Steffen, contracté par la Commission Chilienne des Limites, a
réalisé des explorations capitales dans l’actuelle XIe région.
Accompagné d’un autre ingénieur, De Fischer, et de deux officiers
germaniques, instructeurs de l’armée du Chili, il partit de Puerto Montt le
2 janvier 1897 pour remonter le río Aysén et se diriger vers le Nahuel Huapi.
Ils revinrent le 2 mai avec un retard d’un mois dû à la difficulté de la marche
et au mauvais temps.
Un peu plus tard, il explora le fjord Baker et les embouchures des trois
fleuves qui s’y jettent. Il donna des indications précises sur le relief, les
traces de recul et de progression des glaciers, étudia le río Baker jusqu’au
lac Cochrane.
Certains lieux géographiques rappellent l’intérêt qu’ont suscité les
explorations, qui se déroulèrent à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe siècle, en portant le nom de géographes, comme ceux d’Enrique
Simpson (rivière Simpson et parc national río Simpson), d’Alejandro
Bertrand (Puerto Bertrand) et de Luis Risopatrón (lac et mont
Risopatrón).
1. Grand ennemi de François Ier, couronné empereur en 1521 sous le nom de Charles
Quint, il abandonna les territoires allemands et autrichiens des Habsbourg ainsi que la
régence de l’Empire à son frère Ferdinand en 1522 et retourna vivre en Espagne.
35
36
Pourquoi à bicyclette ?
C
OMMENT m’est venue l’idée d’effectuer ce périple en vélo ? C’est un
peu une histoire familiale. Mes parents s’adonnaient à la bicyclette
et la marche à pied et j’ai hérité de leur passion pour la « petite
reine ». Affiliés tous les deux à la Fédération Française de Cyclotourisme et
licenciés à l’Union des Audax Français, je les imitai bientôt et nous
participâmes, avec ma sœur, à maintes randonnées en famille.
Le mouvement Audax fut fondé dans l’Hexagone par Henri Desgrange
en 1904, une année après qu’il créa le Tour de France. Il prônait alors la
pratique des sports d’endurance comme le tourisme à vélo pour le plus
grand nombre en rejetant tout esprit de compétition. Les premiers brevets
furent alors réalisés dans notre pays, l’allure régulée par des « capitaines de
route » ; d’où l’adage de notre organisation sportive : « Partir ensemble,
revenir ensemble. »
Mes vacances à bicyclette datent de mon adolescence, une des possibilités accessibles à un jeunot de 16 ans pour « s’évader » du cocon familial
et vivre un semblant d’aventure. C’est sans doute grâce à cette initiative
précoce que le voyage à vélo m’attire toujours autant à plus de cinquante
printemps.
Pérégriner à bicyclette en autonomie complète à la découverte des
régions françaises ou d’autres continents, c’est utiliser le moyen de locomotion offrant la plus grande liberté. Cela permet de s’imprégner totalement
de la nature qui nous entoure, tout en progressant à bonne allure, le meilleur
compromis entre vitesse et tourisme. La pratique régulière de ce sport
permet aussi de ne pas s’abandonner à une existence trop sédentaire
imposée généralement par la vie professionnelle d’aujourd’hui.
Certes, le voyage à vélo éreinte davantage ses adeptes qu’une excursion
motorisée, quelle que soit la difficulté du parcours, et nécessite souvent
beaucoup de volonté et de courage ; mais le plaisir qu’on éprouve au fur et
37
à mesure qu’on découvre de nouveaux paysages se trouve accentué par la
sensation de les avoir d’autant plus mérités. Quelle félicité !
Une autre bonne raison pour privilégier cette pratique : relever le grand
défi du XXIe siècle, assainir notre planète.
La bicyclette est assurément la « petite reine » de l’écologie…
Parc Pumalín
38
Préambule au voyage
L
ES préparatifs se terminaient « enfin ». L’impatience amplifiait l’émoi
qui m’habitait depuis que j’avais pris la décision de réaliser mon
escapade au pays de la solitude, du vent et des glaciers
gigantesques… Que d’énergie dépensée pour concrétiser un périple décidé
tardivement ! En réalité, l’adverbe « enfin » s’avère excessif. Même si
l’achèvement de la préparation procure la satisfaction d’atteindre l’objectif
premier : « la transition attendue entre une représentation confuse et la
concrétisation du voyage » ; les moments exaltants précédant la réalisation
d’une aventure tant désirée font partie intégrante de celle-ci.
Ce d’autant plus que ce dessein m’apparaissait auparavant comme une
chimère. À cela, deux raisons essentielles : La première, liée à mes obligations paternelles qui ne rendaient ce rêve accessible qu’après de longues
années de patience, une fois que mes deux enfants, Adrien et Lautaro, soient
devenus des gaillards indépendants. La seconde, mais non la moindre,
concerne l’aspect uniquement financier de l’expédition.
Quand le moment opportun se présenta, je ne ressentis nul besoin de
concevoir un stratagème compliqué pour concrétiser ce projet, il me fallut
simplement trouver une solution pouvant satisfaire Janet, mon épouse, qui
souhaitait visiter cette même région tout en voulant, naturellement, profiter
le plus possible de sa famille. La providence se fit mon alliée. En confiant
à des amis chiliens notre désir de parcourir la Carretera Austral, ils nous
proposèrent d’effectuer ce voyage en leur compagnie, l’ayant eux-mêmes
déjà réalisé jusqu’à Coyhaique, capitale de la XIe région. Nous convînmes
donc de louer ensemble un tout-terrain dans lequel nos deux amis, ma
compagne et ses proches circulèrent, tandis que, de mon côté, je négociai
facilement mon départ pour un périple en solitaire, à bicyclette. Excès
d’égoïsme ? Certainement, mais même si j’en rêvais depuis deux décennies,
cela correspondait surtout à une profonde aspiration du moment : m’immerger dans un monde de silence, de paix et de solitude…
39
Nous décidâmes de partir pour le Chili à trois ; Renée, ma mère, et Janet
effectuèrent également les traversées de l’Atlantique et du continent sudaméricain. À Santiago, nous retrouvâmes Emilia, ma belle-mère ; Kico
(diminutif d’Enrique), mon beau-frère ; ses deux enfants, encore adolescents, José Manuel et Sebastian, eux-mêmes très motivés par cette aventure
tout aussi insolite pour deux Santiaguinos (habitants de la capitale) que pour
des étrangers débarquant du bout du monde. Mes neveux vécurent cela avec
un enthousiasme touchant. Ils supportèrent avec constance les vicissitudes
de ce mode de tourisme dans des positions guère confortables qui échoient
souvent aux plus jeunes tout en s’employant avec efficacité dans les tâches
les plus pénibles après de longues journées de cheminement.
Leur bonheur provenait du fait que la grande majorité des Chiliens
voyagent peu, faute de moyens financiers, et sillonner la Patagonie équivaut
financièrement, pour eux, à parcourir d’autres pays éloignés des Amériques.
L’isolement de ces contrées inhospitalières rend très onéreuses les denrées
indispensables comme l’alimentation et le carburant.
Pendant que je me promenais la route australe, ils visitèrent une partie de
la région en auto et continuèrent ensuite leur virée en car vers le nord en
passant par Santiago, Valparaíso et La Serena.
Ce dernier mode de transport permet d’accéder aux principales villes du
Chili sans grever excessivement son budget, tout en bénéficiant d’un grand
confort nécessaire pour couvrir les distances interminables qui les séparent.
Le survol de la Cordillère,
peu avant notre arrivée
à Santiago.
40
Carnet de voyage…
Paris ­ Santiago ­
Puerto Montt
P
EU de jours avant notre départ, nous apprenions que notre avion
décollerait avec une journée de retard. Ce contretemps, même s’il
n’engendrait guère de conséquence, me contrariait. J’aurais dû
ressentir cet incident comme un signe prémonitoire, mais je ne savais pas
encore qu’une accumulation d’imprévus allait entraver mon tableau de
marche et m’obligerait à modifier l’itinéraire de mon retour.
Après 17 heures de vol et une escale des plus folkloriques à São Paulo
où régnait un désordre indescriptible à la mesure de l’extravagante cité
latino-américaine, nous atterrissions à Santiago. Le survol de la Cordillère,
avec ses sommets culminant à plus de 6 000 m voire 7 000 m comme
l’Aconcagua, m’apparut aussi saisissant que lors de mes voyages précédents. Cependant, les grands glaciers qui la revêtaient jadis me semblaient
avoir fondu comme neige au soleil. La chaleur, dans la capitale, plombait
l’atmosphère. Je pensais alors aux températures souvent négatives que
j’avais endurées au cours de mes dernières semaines d’entraînement.
L’arrivée fut plus que laborieuse : une journée et deux heures de retard ;
trois valises manquantes sur cinq, perte due certainement à l’organisation
anarchique qui perdure dans l’aéroport de la gigantesque métropole brésilienne ! Malgré la fatigue et la déception, nous parvînmes à garder notre
calme et fîmes le nécessaire pour que Tam Airlines daigne les transiter vers
notre prochaine destination, Puerto Montt, avec l’aide d’une autre compagnie sud-américaine, Lan Chile… si par bonheur nous les retrouvions.
¡Ojala ! (espérons !)
41
En dépit de cet incident, nous reprîmes comme prévu l’avion dès le
lendemain. Je perdais ainsi l’opportunité de passer une journée dans l’importante ville où j’avais escompté rencontrer bon nombre de parents et amis.
Le vol pour Puerto Montt nous offrit aussi des paysages de toute beauté
sur la cordillère des Andes, mais au cours de notre progression vers le sud,
des nuages apparurent et prirent bientôt l’aspect d’un gros tapis cotonneux.
Nous aperçûmes néanmoins le volcan Llaima dont le sommet fumant s’élevait au-dessus des cumulus. Nous l’avions vu entrer en éruption dix jours
plus tôt dans un journal télévisé français. En soirée, les infos chiliennes nous
apprenaient que la terre avait tremblé 35 fois dans la journée aux alentours
de cette montagne colérique !
Je reconnus difficilement l’importante agglomération de Puerto Montt
(153 000 habitants contre 84 000 en 1988), point de départ de la Carretera
Austral, que j’avais visitée en 1983 et 1988. Les centres commerciaux
avilissent maintenant cette ville qui ne présente aujourd’hui guère d’intérêt
touristique. Comme de nombreuses autres appellations toponymiques,
celle-ci porte le nom d’un personnage célèbre, Manuel Montt, ancien président du Chili, dont le fils occupa également la fonction nationale suprême.
À vingt kilomètres de là, située sur les rives du lac Llanquihue, une localité
bien moins importante mais au charme plus accueillant se nomme Puerto
Varas (33 000 habitants), en hommage à Antonio Varas, ministre de
l’Intérieur et des Affaires extérieures de Manuel Montt. Ces deux cités
furent fondées en 1853, alors que ces derniers officiaient au plus haut rang
de l’État. Cette année marquait aussi le début de la colonisation de cette
contrée. Au lieu des Suisses attendus, arrivèrent de nombreux Prussiens –
soutenus par le consul de Prusse à Valparaíso – déçus par l’échec de la révolution bourgeoise de 1948.
Souvent, lors de mes voyages, je me surprends à fredonner une mélodie
se rapportant à l’endroit où je me trouve. Ici, ce fut un air du chanteur populaire chilien Victor Jara. L’auteur-compositeur, torturé et exécuté par les militaires au Stade National cinq jours après le coup d’État de Pinochet, écrivait
en 1969 Preguntas por Puerto Montt. Véritable témoignage historique, cette
chanson évoque la répression qui suivit l’appropriation par des familles sans
logis de terrains inoccupés dans cette ville le 9 mars 1969, qui se solda par
neuf morts dont un nouveau-né, et plus de quarante blessés, hommes,
femmes et enfants. Cet événement dramatique fut imputé au gouvernement
démocrate-chrétien d’Eduardo Frei, notamment au ministre de l’Intérieur,
Edmundo Pérez Zujovic, à son tour assassiné par une organisation d’extrême
gauche, la Vanguardia Organizada del Pueblo (VOP), en 1971.
42
Amarré près du rivage, le Puerto Edén, exhibait sa vieille carcasse. Ce
navire effectuait d’interminables navettes empruntant les chenaux entre
Puerto Natales et Puerto Montt. Après avoir longé le bord de mer de la
capitale de la Xe région, pris notre déjeuner à Angelmo – port connu pour
son marché au poisson – et procédé aux derniers préparatifs, nous
retrouvions avec soulagement nos valises manquantes à l’aéroport.
Une sensation de liberté parcourut aussitôt tout mon être : « Demain, je
commencerai enfin mon aventure vélocipédique… »
Pêcheur de moules
P
U
E
R
T
O
M
O
N
T
T
La cathédrale.
43
Au pont Lenca, début du ripio et première averse.
En longeant l’estuaire de Reloncavi.
44
Puerto Montt ­ Contao
A
une journée de retard par rapport à mes prévisions, j’équipai
enfin ma bicyclette pour mon périple. La pauvre se trouvait ainsi
chargée de 25 kg de bagages, sans compter son compagnon qui
avait grossi de 7 à 8 kg depuis le dernier Paris-Brest-Paris effectué au mois
d’août.
Dimanche 13 janvier 2008, cela faisait exactement 15 ans que mon père
décédait, en plein effort, lors d’un entraînement sportif.
Malgré le ciel couvert, la chaleur me parut suffocante, sans doute à cause
du manque d’habitude de supporter cette température en cette période de
l’année. J’esquissai mes premiers coups de pédale sur une chaussée
asphaltée en longeant les rivages de l’estuaire de Reloncavi. Je progressai
pendant 25 km sur une route digne de nos Nationales. Je ne me serais jamais
imaginé cela après avoir sillonné la Xe région vingt ans auparavant.
Heureusement, ma soif de dépaysement fut bientôt assouvie avec le
commencement du ripio, revêtement caillouté sur un fond sablonneux,
truffé de nids de poules et de tôle ondulée, arborant un profil en V inversé
et un accotement non stabilisé.
La route vallonnée se faufilait à travers des panoramas mirifiques à mille
lieux des bords de mer ravagés où des hordes de touristes entassés s’abandonnent au soleil. Quelques estivants et autochtones profitaient de la
chaleur, pourtant menacée par la venue de gros nuages orageux, pour se
baigner dans l’eau fraîche de l’océan.
Le début de la piste incommode se présenta juste après le pont Lenca,
sous un ciel bas accompagné d’une averse diluvienne. Je me réfugiai
quelques minutes dans un abribus… Quelle absurdité, vouloir m’abriter de
la pluie alors que je me trouvais dans une des régions les plus humides du
monde ! Je repartis avec, comme principale préoccupation, protéger mon
VEC
45
appareil photo. Cela durera tout au long voyage, pour le préserver d’éventuels dommages que pourraient provoquer l’humidité et la redoutable poussière.
Je progressai avec une lenteur inhabituelle… La difficulté, en plus de
l’état de la piste et du relief accidenté, provenait du poids du vélo qui, avec
les bagages, dépassait amplement les 37 kg espérés. Néanmoins, le facteur
le plus antinomique au raid rapide fut le nombre important d’arrêts consacrés à la photographie, mais cela procure un attrait tellement ludique pour le
cycliste solitaire !
Avec la pluie et la soudaine fraîcheur, je pris conscience de ce à quoi je
m’étais préparé avec lucidité mais que le temps radieux qui régnait depuis
mon arrivée au Chili m’avait un peu fait oublier… Je voyageais en
Patagonie chilienne, même si je pédalais au nord de celle-ci. J’en avais tellement rêvé ! Le philosophe latin, Sénèque le Jeune écrivait : « Ce n’est pas
parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que
nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Belle leçon d’humilité pour moi
qui avais non pas le courage mais une chance extraordinaire de me trouver
dans cette région mystérieuse et fascinante.
J’atteignis le petit port de pêche de Caleta Arena juste à temps pour
prendre le ferry qui m’amena à Caleta Puelche. Je quittai alors le territoire
mapuche délimité au nord par la côte de Reloncavi. Sur le quai étaient
entassés de grands sacs de moules, une des ressources maritimes exportées
à travers le monde. Celles-ci se vendaient à des prix dérisoires comparés à
ceux en vigueur chez nous ! Je payai rapidement pour cette première
traversée – autrefois gratuite pour les cyclistes – qui ne durait qu’une
quarantaine de minutes mais me permit de contempler des dauphins venus
à notre rencontre, plongeant et replongeant sous le regard émerveillé des
enfants.
Moi aussi je me sentis observé ; ma présence suscitait, en effet, la curiosité des autres passagers.
J’aperçus bientôt la côte de la comuna1 de Hualaihué, de la province de
Palena qui s’étend de l’estuaire de Reloncavi jusqu’à Hornopirén. Après la
navigation, une dizaine de kilomètres me séparait de la petite ville de
Contao qui marquait le terme de mon étape. Caleta Puelche pourvoyait
1. Division territoriale chilienne. Le Chili se compose de 13 régions scindées en
provinces qui sont elles-mêmes divisées en communes.
46
surtout au transport des touristes souhaitant parcourir la Carretera Austral.
Peu de pêcheurs exploitaient le modeste port.
En continuant ma route, je remarquai dans la campagne les habitations
devenues très éparses. Les automobiles me dépassaient de plus en plus
rarement. J’éprouvai, sur ce bout de piste isolé, le sentiment de commencer
réellement mon voyage solitaire.
À mi-chemin se trouvait un surprenant hameau, Mañihuelco. Bien que
minuscule, j’aperçus un cimetière ainsi qu’une école et une église, ce que
l’on ne rencontre guère dans un village aussi peu conséquent. Près de l’édifice religieux, de nombreuses personnes étaient rassemblées. Ma curiosité
me poussa à questionner le chauffeur du car stationné devant le petit attroupement. Ils préparaient un enterrement pour le lendemain et il me raconta
que ce pueblito d’apparence anodine, composé de cinq ou six maisons,
revêtait néanmoins une certaine importance car il possédait le seul établissement scolaire et le seul cimetière des environs. Sa présence s’avérait donc
indispensable pour les autres villages côtiers. Je demandai à un jeune garçon
s’il habitait ici.
– Oh non ! S’exclama-t-il. Je viens de Calbuco, de l’autre côté du golfe
de Reloncavi, à 25 km à vol d’oiseau mais à plus de 100 km en voiture…
Peu après, j’aperçus une véritable lancha chilote2 que des villageois
achevaient de construire. Je me souvenais que l’on appelait aussi cette
région découverte par les Cahuachanos3 et proche de l’île de Chiloé, le
« Chiloé continental ».
J’arrivai à Contao sous une pluie battante, complètement trempé. Pas
question d’installer ma tente avec ce temps plus que maussade, je préférai
chercher un hospedaje4.
Mon vélo bénéficia d’un abri fermé à clé, le seul de tout le voyage. Il
s’est en effet révélé, au cours de mon périple, qu’il était tout à fait inutile de
se méfier d’éventuels malfaiteurs. Apparemment, ces derniers ne semblaient
guère attirés par la Patagonie chilienne. Quel plaisir pour le voyageur de
pouvoir se promener dans la région et dormir au bord de la route sans la
hantise de voir disparaître sa chère bicyclette et sans la crainte d’être
victime d’une fâcheuse rencontre !
2. Embarcation à voile typique de l’île de Chiloé.
3. Indiens huilliches originaires de l’île de Quinchao, près de la côte est de Chiloé.
4. Gîte chez l’habitant qui permet de manger, de se loger, et de côtoyer – même parfois
de se lier d’amitié – avec la population, tout cela à moindre frais.
47
De la fenêtre de l’hospedaje, j’aperçus le majestueux volcan Yates…
La place de Contao.
48
Contao ­ Hornopirén
E
N attendant que les propriétaires de l’hospedaje commencent leur
journée et préparent mon petit déjeuner, je contemplai le majestueux
volcan Yates (2 111 m) tout enneigé, de la fenêtre de ma chambre.
Dès mon départ, aux environs de 10 heures, deux cyclistes apparurent au
loin, de jeunes étudiants de l’Alliance française à Santiago qui maîtrisaient
parfaitement notre langue. Le premier collège de l’Alliance française au
Chili fut créé à Traiguen en 1915, en Araucanie1, où arrivèrent aux XIXe et
XXe siècles de nombreux colons. Le Chili est ainsi, une nation où se mélangent maintes communautés d’origine étrangère qui aspiraient à une existence prospère. Ainsi la Patagonie, avec notamment Punta Arenas – ville la
plus australe du continent sud-américain – et Porvenir – la principale agglomération chilienne de la Terre de Feu –, comporte beaucoup de descendants
croates. L’arrivée de nos compatriotes dans la localité située au cœur du
pays mapuche ainsi que d’autres européens a rendu ceux-ci non seulement
complices mais aussi exécutants de la spoliation des Indiens de leurs terres,
organisée par l’État chilien. À l’inverse, les pionniers qui s’installèrent dans
la XIe région se retrouvèrent dans des contrées inhabitées, comme la
communauté belge2 venue s’établir en bordure du magnifique lac Carrera,
ou les immigrants désertant la province des Sudètes qui fondèrent le village
de Puyuhuapi3. Les migrants espagnols, italiens et allemands ne furent pas
en reste. À Valdivia et à Frutillar, l’architecture germanique prédomine et
leurs habitants s’expriment souvent, aujourd’hui encore, dans leur langue
d’origine.
1. Araucanie, IXe région du Chili, cœur du pays mapuche.
2. Ils prirent souvent possession, quelque peu abusés par le gouvernement chilien, de
terres stériles. Voir page 153.
3. Lire page 93.
49
Plus tard arrivèrent ceux fuyant le nazisme, suivis par les nazis s’échappant de leur pays pour s’extraire à la vindicte populaire après la défaite du
IIIe Reich. Même s’ils furent moins nombreux que leurs prédécesseurs, ces
derniers se révélèrent d’une dangerosité extrême, notamment ceux établis
dans la Colonia Dignidad, secte mal nommée (colonie de la dignité), fondée
sous couvert de « bienfaisance » en 1961 par un ancien brancardier de la
Wehrmacht, Paul Schaefer. Bon nombre d’entre eux se sont réfugiés dans
cette sinistre communauté avec la complicité du gouvernement. Klaus
Barbie y passait régulièrement ses vacances, ainsi que d’autres criminels de
la Seconde Guerre mondiale, sans oublier Augusto Pinochet, le dictateur
local. Les autochtones ne pouvaient pénétrer dans ce camp, véritable État
dans l’État, équipé notamment d’un aérodrome et d’un hôpital… Près de la
colonie, la veille du putsch militaire du 10 septembre 1973, des hommes
parlant allemand et habillés d’uniformes nazis commencèrent à arrêter les
malheureux citoyens chiliens soutenant le gouvernement en place incarné
par le socialiste Salvador Allende.
Il servit de centre de torture au service de la dictature où sévissaient des
tortionnaires de toutes nationalités dont les Français ne furent pas exclus.
Luis Sepúlveda raconte, dans son ouvrage Le Neveu d’Amérique, comment
un juif chilien qui éprouvait une fascination extrême pour Israël se laissa
mourir de faim le jour où il apprit qu’il avait été supplicié par un agent du
Mossad, durant l’incarcération de l’écrivain dans la prison de Temuco,
capitale du pays mapuche.
Soutenue par l’État chilien et l’Allemagne depuis le retour de la démocratie, la colonie a su faire obstacle aux procédures lancées contre elle. Paul
Schaefer Schneider fut néanmoins emprisonné après six ans de cavale pour enlèvements de mineurs et actes de pédophilie.
La Colonia Dignidad se situe à deux pas de
Parral où naquit le prix Nobel de littérature,
Pablo Neruda. J’ai pu trouver, en 1985, l’endroit où avait été bâtie l’ancienne maison du
poète aujourd’hui remplacée par une demeure
quelconque.
Pour en finir avec les nostalgiques du
nazisme, une dépêche parue cet été 2008
m’apprenait que le dernier grand criminel de
guerre de l’armée allemande, l’Autrichien
Aribert Heim, dit « le Boucher de
50
Mauthausen », vivait certainement des jours heureux dans le sud du Chili ou
de l’Argentine, grâce à la complicité de sa fille qui résidait à Puerto Montt
et à Viña del Mar.
Pour revenir à mon voyage, j’abandonnai mes jeunes compagnons pour
visiter Contao, toujours sous une pluie diluvienne.
De cette ville, deux possibilités s’offraient à moi : longer l’Océan et
rallonger ainsi considérablement le parcours sur un chemin difficilement
praticable, ou passer par l’intérieur et traverser d’immenses forêts. Je choisissais la seconde solution. Cette étape fut révélatrice des difficultés
auxquelles je fus confronté tout au long de mon itinéraire : le mauvais état
de la piste ainsi qu’une succession de côtes assez courtes – hormis la
première de la journée – mais souvent très pentues.
Je rattrapai les Chiliens francophiles et les accompagnai pendant
quelques kilomètres. Nous devions atteindre Hornopirén, ville se trouvant
au fond d’un fjord où un deuxième transbordeur, moyen de transport
indispensable pour continuer plus au sud, quittait le port à 15 heures. Un
seul bateau effectuait la traversée quotidiennement de janvier à fin mars, ce
qui rendait ce périple irréalisable les autres mois de l’année.
Les deux jeunes arrivèrent à temps après avoir eu recours à un pick-up,
comme la plupart des cyclistes qui désiraient parvenir le jour même à Caleta
Gonzalo, lieu de destination du transbordador. Les automobilistes
semblaient habitués à secourir les retardataires. Alors que je montais péniblement une côte, une voiture s’immobilisa et le chauffeur me demanda si
je souhaitais qu’il me conduise jusqu’à l’embarcadère. Malgré son attitude
chaleureuse, non par orgueil mais plutôt pour profiter du voyage et de ses
précieux paysages, je pris la décision de continuer à mon rythme, m’arrêtant
souvent pour immortaliser grâce au support numérique cette aventure. Je
restais ainsi fidèle à l’adage des cyclistes chiliens : « Qui se presse sur la
Carretera Austral perd son temps ! »
Mon avancée était cadencée par les ponts qui traversaient les
nombreuses rivières, portant tous une appellation. Je photographiai une
voiture sur l’un d’entre eux lorsque je fus surpris de voir les occupants de
du véhicule me saluer avec exultation. Je reconnus ma famille et mes amis,
heureux de me retrouver après seulement deux jours de séparation. Malgré
une météo pluvieuse, un petit arrêt s’imposait. Regarder les huit personnes
entassées comme des sardines sortir de l’auto m’amusa. Les pauvres…
Voyager ainsi comprenait également quelques difficultés !
La pluie m’accompagna avec insistance toute la matinée mais quelques
éclaircies apparurent dans l’après-midi. Elles me permirent d’admirer, du
51
haut des collines, les rives de l’Océan, les fjords et les hameaux de pêcheurs.
Devant moi se dévoilaient les sommets coiffés d’un blanc éclatant, notamment celui du volcan Hornopirén. Je pris la décision de faire un détour pour
visiter Pichicolo, un paisible port de pêche. Excepté quelques personnes
s’affairant sur leurs petites embarcations, des chiens et des porcelets errant
dans les rues, le village semblait déserté. Je repris mon vélo et j’arrivai à
Hornopirén, la plus importante des agglomérations situées entre Puerto
Montt et Chaitén avec ses 1 122 habitants.
Sur la route qui menait au terrain de camping, j’assistai à une coutume
surprenante, le déplacement d’une maison construite en bois comme toutes
les habitations de la région. Des femmes, hommes et enfants la faisaient
rouler sur des rondins avec l’aide des vaches. Les propriétaires de ce logis
ambulant avaient décidé de la transporter trois rues plus loin. Ce déménagement peu éloigné nécessita pourtant une journée et demie de dur labeur.
J’avais ce jour contourné le territoire de la communauté autochtone
rupulafken4. Située près du lago Cabrera, son existence remontait à 1930,
lorsque des Indiens huilliches commencèrent à s’installer dans cette
province alors inhospitalière. Les Chilotes avaient l’habitude de se déplacer
en canot d’île en île jusqu’aux côtes montagneuses du côté continental de
Déplacement de maison à Hornopirén.
4. Traduction littérale : « chemin du lac » en mapudungún.
52
Chiloé à la recherche d’une vie meilleure. Ils subsistaient ici grâce au travail
des alerces millénaires5 qu’ils échangeaient contre toutes sortes de produits
dans la principale contrée de l’archipel. La communauté indigène ne
comptait guère plus de 200 membres.
La famille indienne rupulafken la plus proche se trouvait à environ cinq
kilomètres du centre-ville mais le territoire de la communauté s’étendait du
pied du Hornopirén jusqu’au sud de volcan Yates dans des espaces cependant exigus.
Arrivant au camping municipal bordé par le río Negro, nom que portait
encore récemment cette ville, j’eus encore la surprise de retrouver ma
famille et mes amis. Ils avaient préféré m’attendre pour que l’on prenne, le
lendemain, le ferry ensemble. J’en profitai pour passer une joyeuse soirée
en leur compagnie sur un terrain agréable et retiré. Les emplacements
réservés aux campeurs s’avéraient peu fréquentés, même en pleine saison
estivale, et s’intégraient toujours parfaitement dans les paysages aux
charmes authentiques, voire enchanteurs.
Les coups de soleil attrapés malgré le temps maussade et le ciel couvert
ne me permirent pas de m’abandonner pleinement dans les bras de
Morphée. L’astre du jour possède, dans le sud du continent américain, un
pouvoir destructeur dû à l’inconscience ou à la bêtise de l’homme.
Effectivement, la région souffre de l’amincissement de l’ozonosphère, ce
qui provoque de nombreux cancers de la peau. Le résumé d’un rapport
rédigé par plus de 250 experts internationaux et publié en 2006 fait ressortir
que la couche d’ozone stratosphérique qui protège les organismes vivant des
effets nocifs du rayonnement solaire ne se reconstituera pas dans cette partie
du globe avant 2065. Pauvres Patagones chilenos qui supportent tout au
long de l’année les colères d’Ayayema, le dieu des Alakalufs qui déclenche
tempêtes et pluies, et subissent aussi les méfaits de l’étoile de notre système
planétaire… Éternels souffre-douleur des caprices climatiques.
L’archipel de Chiloé
Je me trouvais à quelques encablures de Chiloé qui forme un archipel
avec les nombreux îlots qui l’entourent. Les Chilotes effectuent souvent des
traversées d’île en île avec leurs maisons flottant sur l’océan. Ces déplace-
5. Fitzroya cupressoides est un conifère découvert en 1834, originaire des forêts humides
du Chili et d’Argentine.
53
ments comportent des manœuvres délicates où les risques de perdre leurs
biens sont permanents. Tous les proches sont là, l’entraide étant un gage de
réussite nécessaire pour cette opération périlleuse. Quand des travaux de
toutes sortes s’avèrent importants, la fraternité et la solidarité, héritages des
premiers pionniers, deviennent indispensables. On appelle cela la minga
(mot provenant de la langue inca, le quechua) et elle se termine par un bon
repas ponctué souvent de musiques et de danses, le folklore chilote étant un
des plus populaires du Chili.
Ceux qui parcourent le pays sans visiter Chiloe manquent l’opportunité
de connaître une région chilienne atypique et très étonnante, de par ses
coutumes, son histoire et la particularité de ses habitants, successeurs des
Chonos. Ceux-ci vivaient exclusivement des ressources de la mer. Leur
ethnie a disparu au contact des colons européens au XVIIIe siècle après avoir
peuplé l’île pendant plus de 10 000 ans. Plus récemment, les Huilliches, une
peuplade mapuche, dont les descendants subsistent, ont transmis des apports
d’une importance cruciale à la culture de l’archipel.
Les Chilotes sont réputés pour leur courage, travailleurs infatigables, très
sollicités mais malheureusement toujours surexploités.
Sous certains de ses aspects, Chiloé me fait penser à la Bretagne d’autrefois : la confrontation quotidienne de ses habitants à la dangerosité de
l’Océan ; son âme invitant au fantastique et
au surnaturel avec la persistance de ses
légendes ; ses paysages vallonnés. Comme
les chouans et les vendéens qui luttèrent pour
le rétablissement de la royauté pendant la
Révolution française, les Chilotes furent les
ultimes partisans de la couronne d’Espagne à
résister avant de se soumettre au gouvernement républicain.
Les vallons, arborant une verdure à rendre
jaloux nos collines normandes et bretonnes,
témoignent d’une pluviosité annuelle importante. Ses chemins escarpés et ses nombreux
îlots souvent visibles des rivages lui confèrent un charme exceptionnel et précieux.
L’architecture de ses habitations et de ses
églises séduit aussi bon nombre de touristes.
Ces dernières sont même classées au « patriReprésentation du Trauco
moine de l’humanité ».
au musée d’Ancud.
54
Cette région est aussi dotée d’une mythologie très riche. Je ne citerai que
deux de ces mythes populaires :
– le Trauco, nain affreux mesurant environ 90 cm, vêtu d’une peau
d’animal, poursuit les jeunes filles et les oblige à avoir des relations
sexuelles. Il a le pouvoir de les engrosser pendant leur sommeil. N’est-ce
pas une excellente excuse pour éviter de s’exposer aux foudres parentales et
aux médisances du voisinage ? Il vit avec son épouse, la Fiura. Il se protège
de la pluie et du soleil coiffé d’un chapeau conique ;
– le Caleuche est aussi une des légendes les plus connues de l’île. Bateau
fantôme qui navigue la nuit, il apparaît et disparaît instantanément grâce à
sa faculté à se mouvoir avec une grande rapidité aussi bien sous l’eau qu’à
la surface de la mer et également grâce à sa particularité de se transformer
en rocher, tronc d’arbre ou simplement en algue, lorsqu’il est chassé par des
navires. Ceux qui estiment l’avoir aperçu racontent qu’il est illuminé et que
son équipage, composé de sorciers et de prisonniers, fait entendre une
musique enchanteresse attirant les navigateurs qui deviennent ensuite leurs
esclaves.
Certains Chilotes croient encore à ces nombreux mythes et il est préférable d’éviter de sourire quand l’un d’entre eux évoque le sujet, persuadé
que son ancêtre fut victime du bateau fantôme, du Trauco, ou autre créature
légendaire. Les principales punitions, pour ceux qui osent regarder le
Caleuche, consistent à leur déformer la bouche, le visage jusqu’au dos, ou
à leur ôter la vie.
Hélas, une malédiction plus crédible touche actuellement les îliens. Leur
ressource première provenait autrefois de l’exploitation des produits de la
mer. Des sociétés « piscivores » multinationales se sont installées et ont,
sans aucun scrupule, vidé l’océan de sa faune marine en utilisant des
bateaux usines. Les habitants survivent aujourd’hui en conjuguant la pêche,
l’élevage de cochons, de volailles, et la culture. J’eus la chance, au cours de
mon voyage initial, de rencontrer un Chilote authentique qui semblait sortir
d’une nouvelle de Francisco Coloane. J’ai passé une journée entière avec ce
personnage attachant et me suis ainsi approché un peu de son univers.
Domingo, le demi-frère de l’écrivain, a vécu à Puerto Aguirre, village
localisé sur une île dans les archipels situés plus au sud, près de Puerto
Aysén. Il découvrit les œuvres littéraires du « frangin » à l’âge de 60 ans,
après avoir appris seul à lire. Comme bon nombre de Chilotes, il s’expatria
en Argentine pour exercer divers métiers : maçon, convoyeur de troupeaux
de vaches, gardien de moutons, mineur, bûcheron, pêcheur et chasseur de
phoques. Il revendiquait avec obstination ses origines huilliches.
55
Francisco, quant à lui, est devenu un des écrivains chiliens incontournables. Il naquit à Quemchi, sur la côte est de l’île de Chiloé, et il vécut une
grande partie de sa vie avec los Patagones, qui l’inspirèrent profondément.
Il parcourut en canot l’immense labyrinthe constitué d’innombrables
chenaux séparés par de hauts rochers aux pieds immergés dans l’océan. Il
alla à la rencontre des âmes énigmatiques et solitaires peuplant quelques
îlots de Puerto Montt à Puerto Natales. Une aventure extraordinaire et
risquée, au cours de laquelle il empruntait ainsi le même mode de transport
que les Indiens « nomades de la mer ». Ses récits attisèrent ma fascination
pour Chiloé, et plus globalement pour la Patagonie chilienne.
Je conseille aux cyclistes de passage dans l’archipel de passer par les
localités situées à l’ouest de l’île et d’éviter ainsi la route moins attrayante
et plus fréquentée qui relie les deux villes importantes, Ancud et Castro, tout
en visitant cependant cette dernière pour observer ses fameuses habitations
sur pilotis.
Il m’était impossible de ne pas rapporter, même succinctement, un peu
d’histoire et de culture chilotes, ainsi que des anecdotes relatives à ces
autochtones, tant leur présence est liée au développement et à l’histoire de
toute la région.
Une lancha chilote.
56
Le volcan Hornopirén se dévoile.
Peu avant Hornopirén, le panneau indiquant le centième kilomètre de la Carretera Austral.
57
La place de Hornopirén.
Hornopirén au pied de volcan portant le même nom.
58
Hornopirén ­ Caleta Gonzalo
I
avait plu une bonne partie de la nuit. Mon premier bivouac s’était
avéré bien humide ! Une grosse et hardie limace osa s’aventurer à
l’intérieur de mon duvet, mais ayant choisi la solitude, je la délogeai de
ce lieu intime. L’horaire tardif de départ du transbordeur me permit de
visiter la ville sans empressement ; j’en profitais même pour effectuer
quelques courses au marché installé en bordure de l’esplanade. Je pus ainsi
constater que les charrettes des commerçants tirées par les chevaux
n’avaient nullement changé depuis plus de vingt-cinq ans, revêtant toujours
les mêmes couleurs jaune et rouge ternies.
Le volcan Hornopirén1 (1 572 m) exhibait sa cime enneigée qui coiffait
un cône parfait. Les nuages clairsemés se dégageaient des sommets des
montagnes environnantes.
La jolie place aérée ne me laissa pas indifférent. Elle abritait une
coquette église rose thé. Des rues non bitumées partaient en direction d’une
plage d’où apparaissaient de hauts rochers qui émergeaient de l’Océan,
notamment la isla de los Ciervos (l’île aux Cerfs).
De petits bateaux de pêche colorés avivaient le port. D’Hornopirén
émanait une atmosphère paisible et rassurante malgré les hauts massifs qui
la ceinturaient.
Dans une ruelle, au-dessus d’un portail entrouvert qui dévoilait une
végétation dense traversée par un séduisant sentier, je lisais : Lugar de
reflexión, vista al paraíso2. La ville enclavée entre les fjords possédait assurément un charme envoûtant, propice à la méditation et à l’inspiration.
Une route pentue menait vers le nord-est au parc national Hornopirén,
zone de protection des alerces, malheureusement difficilement cyclable
pour les voyageurs à vélo.
L
1. Horno signifie four en espagnol, et pirén, neige en mapudungún.
2. Lieu de réflexion, vue sur le paradis.
59
Vers 15 heures, de nombreux véhicules s’entassaient près de l’embarcadère. Parmi les automobiles, quelques cyclistes et motards attendaient le
ferry, notamment un motocycliste suisse parti de Santiago en direction
d’Ushuaia que j’avais rencontré la veille sur le bord de la piste où il s’était
arrêté pour bavarder. Je distinguai également Ana et Richard, un couple en
tandem avec qui j’eus le plaisir de voyager quelques jours plus tard, près de
Puyuhuapi. Ils vivaient à Osorno, une ville importante située à un peu plus
d’une centaine de kilomètres au nord de Puerto Montt.
Je trouvai la navigation jusqu’à Caleta Gonzalo des plus fascinantes.
Malgré la brise glaciale, les passagers demeuraient à l’extérieur pour
admirer les paysages qui défilaient, majestueux. Après cinq heures de
traversée, nous arrivâmes dans un lieu fantastique bordé de montagnes : le
fjord Reñihue, d’où apparaissait le premier ventisquero (glacier). J’eus alors
la profonde sensation de pénétrer dans un univers nouveau, proche de celui
qui avait si bien inspiré Francisco Coloane.
Caleta Gonzalo annonçait le début du parc Pumalín. Comme dans toutes
les réserves naturelles du pays, les campings sont soumis à une réglementation stricte afin de préserver leur charme et leur tranquillité propices à une
halte réparatrice. Ma tente installée, je dînai dans l’unique restaurant où je
connus la première rencontre mémorable de mon séjour avec la fameuse
hospitalité chilienne. Une famille de Santiago, accompagnée de touristes
allemands, était attablée près de moi. Le père, remarquant ma solitude, me
proposa de manger avec eux. Après une soirée sympathique agrémentée
d’une conversation intéressante sur le pays, il insista pour payer mon repas.
Néanmoins, une appréhension altéra ma sérénité : mon visage s’enflait à
vue d’œil, brûlé par le soleil dissimulé insidieusement derrière les nuages !
Je n’avais pas pris suffisamment de précaution pour abriter ma frimousse.
L’élastique qui retenait mon chapeau n’avait pu résister au vent océanique.
Il m’avait fallu patienter jusqu’à Hornopirén, où je disposai d’un peu de
temps libre, pour fixer un cordon à mon couvre-chef. Mais les rayons
solaires m’avaient déjà meurtri…
Les pêcheurs que l’on croise
sur l’Océan appartiennent
à l’univers de Coloane.
60
Nous pénétrons dans le fjord Reñihue.
Café-restaurant à Caleta Gonzalo.
61
Le terrain de camping à Caleta Gonzalo.
Le pont suspendu pour accéder au terrain de camping.
62
Pumalín :
un désert de verdure
A
petit matin, dès mon réveil, une vive inquiétude me saisit.
L’œdème s’était aggravé, déformant mon visage du haut du front
jusqu’au bas des yeux. Mes paupières s’entrouvraient à peine. Je
rangeai cependant mes affaires et arrimai mes sacoches sur la bicyclette
avec l’espoir de recouvrer une vision suffisante pour effectuer la traversée
du parc Pumalín. L’esprit tourmenté, j’en oubliai les escaliers précédant
l’accès à la route. Je m’apprêtais à ôter mes bagages de ma monture quand
un motard, dont l’engin vrombissait déjà, remarqua mon embarras et
m’aida à hisser mon vélo lourdement chargé jusqu’à la piste.
Je retrouvai le restaurant de la veille pour prendre le petit déjeuner. Je
ne pouvais presque plus ouvrir mes yeux et mon entrée fit sensation, je
trébuchais dans la salle dès qu’un obstacle se présentait. Milena, la chaleureuse patronne, me témoigna de la compassion. Elle remua ciel et terre
pour trouver un automobiliste acceptant de me conduire à l’hôpital de
Chaitén. Par chance, le surintendant du parc se rendait à la capitale provinciale. J’eus à peine le temps d’avaler le café offert par la maison avant que
celui-ci n’arrive. Milena sollicita l’aide d’un homme pour ranger ma bicyclette dans un hangar afin que je parte l’esprit tranquille.
À quelque chose malheur est bon, et Dagoberto, pour qui Pumalín ne
dissimilait plus aucun secret, me transporta dans son univers peu exploré.
Personnage insolite, très jeune malgré la responsabilité qu’il assumait avec
une apparente aisance, il ressemblait étrangement à Thierry Lhermitte dans
ses débuts au cinéma. Même sa voix rappelait celle de l’acteur, mais à
l’opposé du Popeye des Bronzés, je pus constater qu’il avait acquis une
réputation de travailleur sérieux, infatigable, et était doué d’une compétence professionnelle irréprochable.
U
63
Un parc magnifique
sujet à polémique
Je découvris alors cet immense désert de verdure qui, malgré sa latitude,
me faisait penser aux régions tropicales avec ses plantes gigantesques.
Hormis les sentiers aménagés, la forêt semblait impénétrable, bordée d’interminables fougères et d’autres arbustes aux feuilles tout aussi impressionnantes. Certains m’accompagneront pendant une grande partie de mon
périple, comme les superbes fuchsias sauvages et les panguis, atteignant
jusqu’à deux mètres de haut, qui s’étalaient avec audace. Ses tiges,
appelées nalcas, ou plus exactement ses pétioles, cueillis jeunes et accommodés avec des condiments, sont culinairement appréciés pour leur fraîcheur. Dago me montra les rares alerces se trouvant au bord de la route,
arbres millénaires rappelant les séquoias d’Amérique du Nord. Malgré leur
croissance très lente, certains dépassaient la hauteur de 80 mètres, bénéficiant d’une espérance de vie peu commune : plus de 3 000 ans. Ce conifère
au bois facile à travailler fut exploité à profusion depuis le XVIIe siècle.
L’alerce est maintenant classé « monument national » afin d’en assurer la
sauvegarde, ce qui n’enraye pas radicalement les coupes illégales, notamment dans le secteur de Contao.
Cette jungle arrosée d’une pluie quasi permanente (pluviométrie supérieure à 6 mètres par an), disposait de quelques sentiers de randonnée et de
terrains de camping. La route qui la traversait n’était qu’une piste de pénétration, souvent limitée à 30 km/h. Mon chauffeur éclairé m’apprit que plus
de 40 % de la Patagonie chilienne demeurait totalement vierge. Même les
Indiens ne s’étaient guère aventurés au-delà de leurs territoires situés dans
les vallées accessibles. Nous interrompîmes notre progression pour
admirer les lacs Río Blanco et Río Negro.
Pumalín a fait couler beaucoup d’encre au Chili. Un Américain,
Douglas Tompkins, a acheté 320 000 hectares de forêt pluviale pour les
transformer en une immense réserve naturelle, un des rares parcs gratuits
du pays et le plus grand site privé de la planète. Les militaires et les industriels virent d’un mauvais œil l’intrusion de ce milliardaire yankee qui
brisait ainsi la continuité du territoire chilien. Il semblait cependant que
celui-ci désirait le restituer à l’État à condition qu’il le maintienne comme
un lieu protégé.
Douglas Tompkins ambitionne d’acquérir de vastes espaces plus au sud,
près de Cochrane. Mais à la différence de Pumalín, ces derniers s’étendent
dans une région d’élevage. Ce nouveau projet d’essence écologique
64
provoque apparemment quelques réticences parmi la population locale
même si, globalement, la présence de l’Américain en Patagonie est plutôt
appréciée. Vêtu avec simplicité et coiffé d’un béret sombre, ce personnage
atypique qui a fait fortune avec la ligne de vêtements américaine Esprit,
lassé d’une existence d’homme d’affaire, décida d’abandonner un univers
trépidant pour s’installer dans cette contrée sauvage.
Cela ne l’empêchait pas de participer activement à la vie politique de la
région, d’appeler à voter notamment pour les candidats sociaux-démocrates aux élections présidentielles. Il était considéré comme un des acteurs
principaux qui s’opposaient aux projets de construction des centrales
hydroélectriques, investissant sans compter dans les campagnes pour une
"¡Patagonia sin represas !" (Patagonie sans centrales).
Même si cette expérience a démontré son intérêt écologique, les
Chiliens et les Argentins devraient néanmoins se méfier des gringos qui
achètent des milliers, voire des millions d’hectares, au détriment des
Indiens. Benetton symbolise mieux que quiconque cette intrusion étrangère ; il a pris possession de presque 1 000 000 d’hectares pour l’élevage de
moutons afin de confectionner ses célèbres vêtements en laine. La lutte des
Mapuches pour récupérer leurs terres paraît chimérique face à de telles
puissances industrielles. Benetton n’est malheureusement pas un cas isolé.
Ce lointain bout du monde est devenu le paradis pour milliardaires de pays
industrialisés. L’équivalent de la moitié de la superficie de la France appartient à des importuns de nationalités autres que chilienne ou argentine.
Ted Turner, fondateur de la chaîne CNN, possède 45 000 hectares pour le
seul plaisir de pêcher la truite. Joseph Lewis, un des hommes les plus
riches de Grande-Bretagne, passe l’été austral sur ses 14 000 hectares. Le
Belge Huber Grosse a acheté 11 000 hectares dans la province de Río
Negro, où des touristes nantis s’adonnent au polo et au golf.
Arrivé à l’hôpital, le docteur en chef m’examina et m’injecta un antiallergique. Une infirmière attentionnée me conduisit dans une chambre où je
restai quelque temps en observation. Je m’abandonnai sereinement à un
sommeil profond. J’appris, plus tard, que le médecin entretenait des liens
d’amitié avec un de mes amis de La Serena avec lequel il avait étudié la
science d’Hippocrate. Même ici, le monde semble petit. Dès que ma gardemalade fut rassurée sur mon état de santé, elle me rendit ma liberté. Il était
presque 15 heures, je n’avais pas mangé depuis la veille au soir et je sentais
mon estomac se précipiter dans mes talons… Je me retrouvai bientôt
attablé avec, comme interlocutrice, une jeune serveuse qui, hormis la
période estivale, suivait des études de puéricultrice à Puerto Montt. Elle
65
manifestait un grand attachement pour sa ville d’origine, et elle me confia
que sa grand-mère faisait partie des premiers colons arrivés à Chaitén, en
1933, année où seulement deux ou trois habitations constituaient un
semblant d’agglomération. Le hameau était devenu le centre urbain le plus
important de la province avec 3 258 habitants (2 429 en 1988).
Après le repas, je pris des photos du magnifique et singulier volcan
Corcovado qui pointait dans l’azur du ciel tel le mont Cervin.
Après avoir travaillé toute la journée au siège social du parc, Dago me
ramena à Caleta Gonzalo en effectuant un détour près d’une maison forestière d’où se dégageait une vue imprenable sur le volcan Michinmahuída.
Il me proposa de visiter le lendemain une hacienda située dans le parc ;
hélas, l’accumulation des incidents freinant ma progression ne me le
permettait pas. Il me parut alors évident que ce voyage aurait mérité
quelques semaines de plus ! Je passai encore une nuit à Caleta Gonzalo.
Une journée supplémentaire de retard, la troisième depuis mon départ de
Paris…
Un des rares alerces visibles de la route.
66
L’artère du bord de l’Océan de Chaitén avec, au fond, le volcan Corcovado.
L’hôpital de Chaitén.
67
La route parsemée de courbes et de côtes traverse Pumalín.
Les stigmates des incendies datant de plus de soixante-dix ans.
68
Caleta Gonzalo ­ Chaitén
L
ES soins promulgués la veille avaient désenflé un peu mon visage. Je
pus enfin repartir pour Chaitén, et cette fois-ci en vélo ! Avant de
petit-déjeuner au restaurant où Milena et Daniela me réservèrent un
accueil chaleureux, je rencontrai trois jeunes étudiantes de Santiago qui
s’apprêtaient à donner leurs premiers tours de pédale pour un voyage les
conduisant jusqu’à Coyhaique. J’étais loin d’imaginer, dans cette contrée
paisible, que nous allions nous retrouver bien plus tard, dans la capitale de
la XIe région, et surtout dans des circonstances festives que je décrirai au
moment opportun.
J’éprouvai un profond plaisir à traverser avec lenteur cet éden de verdure
seulement interrompu par le rouge vif des fuchsias et autres arbustes
colorés. De nombreux colibris voltigeaient au-dessus des fleurs pour
s’abreuver de leur divin nectar. Les chants des oiseaux, telle une symphonie
ininterrompue, retentissaient de tous côtés. Je profitai des sentiers aménagés
pour m’imprégner encore davantage de l’ambiance qui émanait de l’épaisse
forêt. Je pris même le temps de me promener sur des parcours pédestres
sublimes, comme el sendero de los alerces où la stature imposante de ces
arbres millénaires émergeait parmi une nature luxuriante. Des passerelles en
bois parsemées d’escaliers revêtaient souvent les chemins et permettaient
aux visiteurs les moins adroits de pénétrer dans les profondeurs du domaine
boisé.
En revanche, la piste demeurait toujours aussi incommode, recouverte
souvent d’une grosse épaisseur de pierre qui nécessitait une vigilance de
tous les instants.
Le ciel nuageux m’empêcha d’apercevoir les sommets que j’avais
admirés la veille. Finalement, mon aller et retour imprévu en voiture pour
me rendre à l’hôpital de Chaitén fut une chance inespérée, le parc Pumalín
et la ville devenue aujourd’hui une cité fantôme méritaient assurément ce
séjour prolongé.
69
À 10 km du terme de mon étape, je tombai lourdement en bas d’une
descente où les cailloux s’étaient entassés ; ma première chute à bicyclette
depuis vingt ans ! Je souffrais de multiples contusions, la peau de la main
droite arrachée, mais des douleurs intercostales m’inquiétèrent davantage
que les autres blessures. Je dus, en effet, les endurer tout au long de mon
voyage sur le ripio qui m’affligeait d’incessantes trépidations. Chaque
vibration me rappelait mon infortune, tout comme mes nuits de sommeil
souvent interrompues par la souffrance.
L’incident ne m’empêcha pas d’effectuer un détour pour me rendre sur
la plus grande plage de la région, à Caleta Santa Bárbara. Le petit hameau
était composé de quelques maisons de pêcheurs et offrait une belle vue sur
l’océan et le morro Vilcùn. La grève au sable noir s’étendait jusqu’au pied
de cette éminence éloignée des autres mamelons volcaniques.
Chaitén, comparativement aux villes importantes du Chili, n’avait guère
évolué et conservait le caractère pionnier d’un village de Patagonie. Je
décidai de m’arrêter au premier hospedaje venu, le même où j’avais déjeuné
la veille.
Au restaurant, j’eus le plaisir de rencontrer de sympathiques voyageurs :
un Italien, un Allemand, des Argentins, une Belge avec un Français et un
Brésilien qui se déplaçaient en stop ou en car. La soirée se prolongea agréablement, chacun relatant avec engouement les péripéties vécues au cours de
son voyage, excepté mon compatriote. En effet, ce dernier, peu bavard, me
parut plus hautain alors que sa compagne engageait plus volontiers la
discussion. En retrouvant ma chambre, un miroir reflétait la laideur de mon
visage due notamment au soleil destructeur. Il ne me restait plus qu’à
trouver la position qui me permettrait de dormir malgré mes douleurs
dorsales…
Le parc Pumalín
abrite
des sentiers
aménagés
accessibles
à tous, comme ici,
le sentier
des alerces.
70
Colère à Chaitén
Le volcan Chaitén est entré en éruption
après un sommeil de 9 500 ans
Une chaîne de volcans appelée « la Ceinture de feu » entoure l’océan
Pacifique en passant par l’Asie, l’Amérique et l’Océanie. Les régions les
plus sensibles se localisent au Japon et au Chili. Ce dernier n’abrite pas
moins de 2 000 volcans dont un peu moins d’une cinquantaine sont encore
actifs. Le pays s’étire à la jointure de deux nappes tectoniques, les plaques
Nazca et sa subduction, sous la bordure ouest du continent sud-américain,
provoquant une déformation rapide marquée par la formation des Andes.
Cinq mois après l’avoir approché, le volcan situé à moins de 10 km de
la capitale provinciale entrait en éruption. Dominé par le majestueux volcan
Michinmahuída (2 404 m), le volcan Chaitén, au sommet toujours enneigé
malgré ses 1 000 mètres d’altitude, semblait pourtant bien inoffensif.
Effectivement, rien n’augurait qu’il allait déclencher une telle tragédie alors
qu’il paraissait endormi pour l’éternité. La piste qui l’effleurait demeurera
fermée pendant de longues années, le temps de sa reconstruction et du
réaménagement du parc Pumalín. Cinq mois plus tard, il m’aurait été impossible de parcourir la Carretera Austral sur toute sa longueur. J’ai pu réaliser
mon aventure grâce aux quelques semaines de sursis qui achevaient les
9 500 ans de profond sommeil du volcan !
La réserve naturelle expose depuis des paysages ravagés, d’une grande
désolation, de même que Chaitén avec ses nombreux édifices engloutis et
ses rues inondées. Les coulées de lave ont détourné le río Blanco de son lit
qui, au passage, a emporté des habitations et a détruit les canalisations.
Combien d’années seront nécessaires pour que la ville redevienne une
localité digne de ce nom ? Celle-ci ne ressemblera plus jamais à ce qu’elle
fut jadis ; sept mois après le drame, les autorités étudiaient la possibilité de
la reconstruire dans le parc Pumalín, mais pas avant 2012. La matière en
fusion a également endommagé la route jusqu’à Villa Santa Lucía et près de
la frontière argentine, notamment à Futaleufú et Palena. J’ai bénéficié d’une
chance inouïe mais je ne peux m’empêcher de songer aux malheureux habitants qui ont perdu tous leurs biens, ces gens qui ont débarqué dans ce port
au cours du XXe siècle à la recherche d’une vie paisible et qui ont vu disparaître ce qu’ils avaient laborieusement bâti. Un tapis de cendre d’une épaisseur de plus d’un centimètre a revêtu plus de 116 380 km² au Chili et en
Argentine, un cinquième de la superficie de la France, condamnant à la
famine une grande partie de la population animale.
71
Un alerce
millénaire.
La nuit précédant la catastrophe, on a
dénombré plus de 60 secousses d’une amplitude moyenne. Cette contrée de la Patagonie
semble être la plus sujette au monde à subir ces
phénomènes naturels. Déjà, quelques semaines
plus tôt, le volcan Llaima avait défrayé la chronique.
J’ai pu aussi constater au cours de ce voyage
les importants stigmates laissés par le volcan
Hudson après son éruption en 1991. J’ai une
pensée amicale pleine de tristesse envers les
personnes rencontrées ici, qui m’ont aidé ou
encouragé, à ceux qui m’ont hébergé et m’ont
témoigné de la bienveillance. J’éprouve aujourd’hui encore une compassion sincère pour
toutes les victimes de la montagne colérique.
La plage de Caleta Bárbara s’étend jusqu’au pied du morro Vilcùn.
C’est dans cette baie boisée que l’on va bâtir la ville qui remplacera Chaitén.
Située seulement à cinq kilomètres de la cité inondée.
72
Maison à vendre dans la ville promise à une destinée tragique.
Chaitén au début de l’éruption volcanique.
73
La place de Chaitén.
Première intervention mécanique sur ma bicyclette à Chaitén.
74
Chaitén ­ Puerto Cárdenas
E
reprenant ma bicyclette, je m’aperçus que la tête de vis de la
potence manquait. Avec les pluies fréquentes, je ne voulais prendre
le risque de m’en priver, d’autant que le prochain vélociste se
trouvait à Coyhaique, ville que je ne pouvais pas atteindre avant huit jours
de route. Je partais donc à la recherche d’un réparateur de vélo. En passant
près de la pompe à essence, j’entendis Milena me souhaiter un bienveillant
"buena suerte, Patrice…".
Une femme me reçut parmi un désordre constitué de cadres, de roues, de
machines plus ou moins démontées. Elle m’invita à patienter jusqu’à ce que
son mari revienne de chez un client. Celui-ci ne se présenta qu’à 11 h 30.
Cette demi-journée d’immobilisation allait accroître mon retard. Je décidai
de faire étape à Puerto Cárdenas au lieu de Villa Santa Lucía, trop éloignée
vu mon départ tardif, surtout qu’entre ces deux villes se trouvait la montée
du col de Moraga.
À la sortie de Chaitén, je retrouvai les routards italien et allemand
rencontrés la veille au restaurant. Las de l’auto-stop, ils souhaitaient se
renseigner sur les horaires des bus qui partaient pour l’Argentine. Sans
doute m’enviaient-ils en me voyant repartir libre, sans contraintes, sans
attendre qu’une bonne âme daigne m’emmener.
Puerto Cárdenas existait depuis le début des années quarante, tout
comme la route qui permettait jadis d’accéder au petit port, pour effectuer
la traversée du lac Yelcho, et emprunter ensuite des sentiers menant enfin à
Palena, près de la frontière. Indiquée asphaltée sur la carte routière pendant
25 km, elle s’avérait effectivement très roulante… Poussé par le vent
d’ouest, je me surpris à dépasser allègrement les 20 km/h. Je longeai le río
Negro dans sa vallée bordée de hautes montagnes aux sommets couverts de
glaciers.
Au km 24 se trouvait El Amarillo (75 habitants), un bourg comportant
peu d’habitations mais qui possédait néanmoins une école. Ce bâtiment
N
75
public pourvoyait à l’éducation des enfants de la population rurale claustrée
dans la vallée. Curieusement, à côté d’une maison, la vieille carcasse d’un
fuselage d’avion résistait tant bien que mal au temps. La vue sur le volcan
Michinmahuída que j’avais déjà admiré sur son autre versant, entre Caleta
Gonzalo et Chaitén, offrait là aussi un spectacle grandiose : la montagne
resplendissait avec le reflet brillant de son imposant glacier.
Du hameau, un détour de 20 km aller et retour m’aurait permis de me
baigner dans une piscine naturelle alimentée par une source d’eau chaude.
Je rencontrai d’ailleurs quelques cyclistes impatients d’atteindre le bassin
thermal pour récupérer des efforts concédés face à la première grosse
chaleur de l’été. Hélas, je ne pouvais m’autoriser à les accompagner et je
poursuivis ma route redevenue semblable à la piste malaisée qui m’avait
conduit jusqu’à Chaitén.
Je parvins, après 20 km de chemin escarpé, à Puerto Cárdenas. Situé sur
les rives du lac Yelcho, le village comptait seulement 73 habitants. À la
différence d’El Amarillo, il ne possédait aucune infrastructure, excepté celle
destinée au tourisme, dont un camping, un hospedaje et des cabañas. La
superbe étendue d’eau d’origine glaciaire était enclavée entre les hauts
massifs montagneux.
Les douleurs intercostales contractées la veille m’incitèrent à choisir le
lit plutôt que le bivouac. L’idée se révéla judicieuse, celui-ci étant bon
marché malgré l’excellent repas composé d’un saumon de rivière, fruit
d’une pêche traditionnelle. Luzmira, mon hôtesse, me confia qu’un
spécimen de 17 kg avait été attrapé près d’ici, ce qui correspondait au record
national. Dans ce coin du monde, cet aliment coûte bien moins cher que la
viande. Malgré l’apparente timidité qui caractérise les gens de la région,
l’accueil de Luzmira fut des plus affables. Son fils, étudiant à Punta Arenas,
passait ses vacances chez ses parents en compagnie d’un camarade d’école.
Tout en conversant, il pianotait sur son ordinateur.
Pour profiter du beau temps providentiel, je chevauchai ma monture et
pris quelques photos au bord du lac. Près de l’hospedaje, un recinto de carabineros (local des carabiniers) délabré trahissait l’ancienneté du petit port.
La carcasse d’un fuselage d’avion
gisant à El Amarillo.
76
Le versant sud du volcan Michinmahuída.
Maison de colons sur les bords du río Negro.
77
Le plus long pont suspendu de la région, le puente Yelcho.
Vue sur les glaciers à Puerto Cárdenas.
78
Puerto Cárdenas ­
Villa Vanguardia
A
avoir remercié Luzmira pour son copieux petit déjeuner, je
rangeai mes affaires, descendis mes sacoches, les fixai fermement
sur leurs supports, besogne à laquelle je sacrifiais quotidiennement
une bonne heure. Enfin prêt, je me dirigeai vers le plus long pont suspendu
de la Carretera, qui traversait le río Yelcho, lequel poursuivait sa course
jusqu’au golfe de Chaitén.
Les montagnes recouvertes par d’immenses glaciers offraient un décor
majestueux. Les ventisqueros s’étendaient sur les massifs à partir d’une
altitude moyenne de 600 mètres, je me situais pourtant à une latitude qui,
dans l’hémisphère nord, correspondait à celle de Châteauroux, la préfecture
de l’Indre !
On m’avait raconté qu’il existait, en Patagonie, un paradis pour les riches
amateurs de pêche à la mouche. J’estimais y être parvenu. Des cabañas et
des hôtels luxueux réservés à cette clientèle aisée côtoyaient les lieux
propices à cette activité sportive.
Au douzième kilomètre, un écriteau signalait agua (eau) mineral. Ayant
déjà avalé mon premier bidon, je décidai d’emprunter l’étroit chemin sillonnant l’épaisse forêt jusqu’à la précieuse source pour faire le plein avec le
frais breuvage, effervescent et minéral…
Une rude journée m’attendait, la chaleur dépassait les 30°, mais la voûte
azurée, dépourvue de nuages, offrait les conditions idéales pour jouir des
paysages magnifiques.
En effet, les arbustes colorés jonchaient le bord de la chaussée tout en me
laissant profiter des belles vues sur le lac aux eaux vert émeraude et les
pentes abruptes des massifs montagneux. Le glacier Yelcho étincelait sur la
droite de la piste. Après une bonne heure de route, près du pont Ventisquero,
un sentier long de trois kilomètres permettait d’accéder à un joli panorama
PRÈS
79
sur l’imposant amas de glace. J’attaquai ensuite les premières rampes de la
cuesta Moraga. La montée se révéla régulière, assez facile malgré le soleil
impitoyable et les assauts incessants des taons. Un cavalier escorté de deux
chiens surgit d’un chemin en tirant un second cheval par sa bride. Je les
accompagnai jusqu’au sommet du col qui culminait à 650 m d’altitude. Une
antenne élancée dominait le lieu. J’avais parcouru les trente premiers kilomètres à la vitesse plus que satisfaisante de 9 km/heure, allure que je ne
dépassai guère dans la descente périlleuse qui suivit, freiné par les douleurs
costales toujours très vives que j’endurais depuis ma chute. La moindre
vibration me rappelait ma fâcheuse blessure. La moyenne de la journée
n’excéda pas les 11 km/heure. Du portezuelo, un escalier en bois aux
marches délabrées menait à la station réceptrice. Sur les hauteurs, la vue
s’étendait, au nord, sur les glaciers proches du lac Yelcho, et, au sud, sur la
longue vallée du río Frío.
Il me manquait neuf kilomètres pour arriver à Villa Santa Lucía, bourg
fondé en 1982. Anciennement, ce lieu abritait un escadron de cavalerie. Une
grande palissade l’entourait à la manière d’un fort. Elle disparut quand le
village se développa. Il comptait maintenant 407 habitants. À l’entrée de la
localité, une route transversale se dirigeait vers l’est pour atteindre les villes
frontalières de Futaleufú (777 hab.) et Palena (1 053 hab.) qui avait donné
son nom à la province.
Futulaefú a été une des principales victimes de la colère du volcan
Chaitén. La population s’est totalement sentie abandonnée par l’État chilien,
tant les secours organisés par celui-ci arrivèrent tardivement.
Heureusement, l’aide argentine parvint plus rapidement. Fait étonnant
quand on connaît les différends concernant la frontière qui opposent ces
deux pays au patriotisme exacerbé. Par bonheur, la solidarité, dans ces
régions où la solitude règne sur les âmes, ne se limite pas aux bornes posées
par l’homme suite à des décisions arbitraires. Dans cette contrée, les deux
nations ont recouru, en 1966, à l’arbitrage d’un tribunal international
désigné par la reine d’Angleterre pour définir cette démarcation frontalière.
My god ! Cette fois-ci, ils ne firent appel à la médiation de la souveraineté
pontificale comme cela s’est souvent présenté…
Juste après ce carrefour, la route provenant de la ville d’Elquen, en
Argentine, rejoignait la Carretera Austral tout près de Villa Santa Lucía. Le
village s’avérait souvent salutaire pour les touristes se déplaçant à bicyclette
ou en auto-stop à la recherche d’un abri pour la nuit. Je reconnus, devant une
des premières habitations, les deux chevaux avec qui j’avais effectué la fin
de l’ascension du col.
80
Je dus quitter la Ruta 7 pour visiter la bourgade parée d’une jolie place,
de maisons fleuries et d’hospedajes accueillants. J’arrivai avec une soif à en
avaler ma langue. Je m’installai à une table jouxtant une épicerie qui
octroyait un peu d’ombre et où j’achetai une bonne cerveza (bière), avant de
parcourir le pueblo à pied. Les villes récentes que je traversais, souvent
délaissées par les touristes considérant celles-ci par trop inintéressantes,
revêtaient pourtant un charme empreint d’humilité. De plus, l’architecture
traditionnelle de certaines demeures et des églises m’attirait. Une grande
caserne militaire qui servait jadis de centre de formation agricole avait été
désertée. À l’instar des autres villages bâtis entre Chaitén et Puyuhuapi pour
asseoir la souveraineté chilienne et justifier ainsi la présence de la Carretera
Austral, celui-ci semblait ne pas s’être développé comme l’avait espéré
l’État chilien. Une plaque commémorative rappelait le jour de sa fondation,
le 24 février 1982, avec la femme d’Augusto Pinochet. Voilà pourquoi la
ville portait le prénom de la veuve du sinistre dictateur ! Un hommage
incongru mais non fortuit pour dame péronnelle.
Les pro-pinochétistes – il en existe encore… – saluent le fait que la route
australe fut construite sous « l’ère Pinochet ». Ce projet était pourtant à
l’étude depuis des décennies. On peut cependant encore s’interroger sur
l’intérêt que constitue la construction de cette piste, sinon pour assouvir un
nationalisme démesuré ou pour le plaisir du randonneur à vélo. Je me sens
mal placé pour en débattre, moi qui l’ai adorée, mais la Carretera a coûté si
cher au peuple chilien, que ce soit financièrement ou en vie humaine. Plus de 10 000 militaires participèrent à son édification qui a
coûté plus de 200 millions de dollars et tant de
sacrifices humains.
Après Villa Santa Lucía, la route pratiquement droite, longeait le río Frío (rivière froide)
qui descendait du glacier du même nom que
j’apercevais tout près.
D’un pont se dégageait une belle vue sur les
monts del Cordon Barros Arana. Un kilomètre
plus loin, j’atteignis Villa Vanguardia en même
temps qu’un cycliste hollandais, Michael, qui
Seul un petit panneau confectionné par les habitants
indique la présence de Villa Vanguardia
à quelques encablures de la Carretera.
81
arriva à l’arrière d’un pick-up. Là encore, je constatai la bonne réputation de
l’hospitalité locale. Pour 9 000 pesos (environ 12 euros), Nayela, la propriétaire de l’unique hospedaje, m’offrit le gîte dans une maison que j’occupais
seul et dans laquelle j’appréciai la propreté des chambres, salle à manger et
salle de bain. Je ne pouvais aspirer à meilleurs vivres et couvert. Mon
hôtesse me prépara un excellent dîner, et me servit le lendemain un repas
matinal consistant… Même s’il n’était pas équipé en eau chaude, ce gîte fut
le plus douillet et le plus coquet de mon voyage.
Le hameau, perdu dans la large vallée du río Frío, avait été construit par
l’armée. L’État pensait certainement qu’il deviendrait un village prospère,
mais il n’attira que peu de familles. Huit maisons seulement abritaient
40 habitants. Nayela espérait que l’on goudronne bientôt la Carretera de
Chaitén jusqu’à la capitale de la XIe région, Coyhaique, ce qui ne manquerait pas de susciter davantage l’intérêt des touristes et lui procurerait une
existence plus aisée. Le malheur des uns fait le bonheur des autres ! Pour la
population, les ressources sont limitées et la vie onéreuse : les denrées, le
transport… et elle n’obtint aucune aide du gouvernement qui l’avait
pourtant incitée à s’installer dans ce monde de solitude toujours dans le but
de sauvegarder la souveraineté chilienne dans ces provinces. Mala suerte
(pas de chance), Villa Vanguardia se trouvait à l’écart de la Carretera et seul
un petit panneau confectionné par les habitants indiquait sa présence. Peu de
gens y passaient, ceux-ci préférant s’arrêter à Villa Santa Lucía ou à La
Junta situées toutes deux à 40 km, surtout la seconde qui dispose de
nombreux hospedajes, hôtels et restaurants.
La radio, unique lien avec la civilisation, ne cessait pas d’adresser des
messages à la population locale. Nayela me raconta que son fils était parti à
la campagne à cheval ; le paradoxe m’amusa, les quelques demeures se trouvaient dans un tel isolement ! Les enfants étudiaient à Villa Santa Lucía en
pensionnat où ils résidaient la semaine entière. Les habitations, construites
à l’identique et à l’architecture austère – elles furent bâties par les militaires
–, se situaient toutes du même côté de la seule rue qui traversait Villa
Vanguardia ; l’autre était destiné aux pâturages pour les quelques bêtes à
cornes et équidés… Comme tous les Patagones chilenos (Chiliens de
Patagonie), la maîtresse de maison et sa fille me parurent réservées, mais
elles se révélèrent rapidement avenantes et chaleureuses. Seule sa petitefille, intimidée, n’osait à peine me regarder. Nayela vient du prénom d’origine arabe, Nayla, qui veut dire « celle dont le travail est fructueux ». Je
souhaitais de tout cœur que pour elle cela devienne un jour réalité. « Le
diable ne demeure pas toujours à la porte des pauvres hommes. »
82
Descente de la cuesta Moraga.
Le centre de formation agricole tenu par l’armée à Villa Santa Lucía
symbolise le vœux de l’État chilien de peupler cette région.
83
Les quelques maisons qui composent le village de Villa Vanguardia.
Michael posant devant le panneau indiquant l’entrée dans la XIe région.
84
Villa Vanguardia ­
Lago Risopatrón
M
sortait à peine de sa tente lorsque j’ouvris la fenêtre de
ma chambre. "¡Holà ! Dormiste bien." Le cycliste hollandais
rencontré la veille au soir fait partie de ces voyageurs qui rêvent
de parcourir le monde à bicyclette. Il sillonnait depuis plusieurs mois
l’Argentine et le Chili où il pratiquait aussi d’autres activités sportives
comme le trekking et le deltaplane. En plus de son parler natal, il
s’exprimait dans un anglais et un allemand parfaits. Hélas, ses
connaissances linguistiques ne favorisaient guère ses relations avec la
population patagónica… Comme de nombreux baroudeurs arrivant en
Amérique latine, il avait suivi des cours accélérés d’espagnol à Bariloche,
ville importante située au sud de l’Argentine. En effet, visiter la région sans
posséder de bonnes notions de cette langue ne peut engendrer qu’une
accumulation de frustrations pour celui qui désire s’imprégner de la partie
la plus méconnue et la plus sauvage du Chili en côtoyant les autochtones.
Avant de quitter Villa Vanguardia, je fis mes adieux aux rares mais
chaleureux habitants de cette petite bourgade, notamment aux enfants qui
manifestaient un grand intérêt envers les touristes à vélo. J’en profitai pour
offrir quelques porte-clés représentant la tour Eiffel, idée inspirée de mes
précédents voyages. « Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui
l’on vient de donner », écrivait La Bruyère. Voir les visages rayonner après
avoir remis ce cadeau inattendu, aussi minime soit-il, accentuait, il est vrai,
mon bonheur.
Je partis, accompagné de Michael qui, d’une patience à toute épreuve,
daigna m’attendre toute la journée pendant mes nombreuses prises photographiques. Peu après le départ, nous atteignîmes la XIIe région au confluent
de la rivière Frío et du fleuve Palena. Sur les treize régions continentales
ICHAËL
85
chiliennes, du fait de sa situation géographique et de sa récente accessibilité, elle était la seule que je n’avais jamais encore visitée. Mon rêve
commençait à devenir réalité, connaître toutes les provinces de ce pays
extraordinairement étendu.
Nous passâmes près d’un petit hameau, Playa Blanca, où seules deux ou
trois habitations, parmi des bâtiments en ruine qui servaient de hangar,
semblaient oubliées dans la campagne. L’indication sur la carte routière de
ce lieu-dit où ne vivaient guère plus de deux familles avait dû leurrer de
nombreux voyageurs en quête d’un gîte.
Les beaux paysages se succédaient malgré le temps maussade avec des
vues magnifiques sur les monts del Cordon Barros Arana, sur le río Rosselot
et sur le lac du même nom. Nous arrivâmes sous une pluie diluvienne à La
Junta (427 habitants), une ville assez importante malgré son faible nombre
de résidants, la première de la région quand on se dirige vers le sud. Elle
avait été nommée ainsi car deux rivières, le fleuve Palena et le Rosselot,
ainsi que deux vallées s’y joignent (se juntan). Néanmoins, je ne peux
m’ôter de l’idée que les autorités de l’époque avaient certainement souhaité
honorer leur junte militaire1. L’appellation qu’affichait un panneau à l’approche de l’agglomération, el Pueblo del Encuentro2, devait paraître par trop
poétique aux partisans du général Pinochet. Il se trouve malheureusement
toujours quelque chose pour évoquer les années sombres de l’aprèsAllende. Ici, ce sont les noms des villes : Villa Santa Lucía, Villa
Vanguardia3, La Junta…
Le pont Rosselot.
1. Junta en espagnol, gouvernement militaire pendant la dictature.
2. Traduction littérale : le village de la rencontre.
86
Une piste en construction se dirigeait vers la côte pacifique en longeant
le río Palena, mais il restait une vingtaine de kilomètres à réaliser pour
pouvoir rallier le petit village portuaire de Raúl Marín Balmaceda, atteignable seulement par bateau. Le port avait été ainsi nommé en l’honneur
d’un député et sénateur de la région de Coquimbo qui mourut d’une crise
cardiaque au cours d’une réunion du conseil d’administration du Parti
libéral alors qu’il prononçait un discours enflammé en faveur de la candidature présidentielle de Jorge Alessandri, en 1957. Alors que je prenais des
photos à l’entrée de la ville, je perdis de vue Michael. Il cherchait sans doute
à se protéger de l’averse torrentielle qui s’abattait sur nous. Comme pour les
communes précédentes, il fallait quitter la Carretera et bifurquer à droite
pour pénétrer dans l’agglomération. Un restaurant des plus accueillants pour
un cycliste trempé et frigorifié se présenta doté d’un appentis pour abriter
ma fidèle monture. Je craquai pour un bistec a lo pobre (bifteck du pauvre).
À l’inverse de la teneur de son appellation, ce mets riche en calories s’avérait fort coûteux, d’autant plus en Patagonie chilienne, région la plus dispendieuse d’Amérique latine. Pendant que je dégustais mon plat accompagné
d’un bon vin du pays, mon compagnon de route arriva, lui aussi, complètement mouillé. Nous goûtâmes ensemble une excellente mousse au calafate,
arbuste épineux, caractéristique de l’Amérique australe, qui produit des
fruits bleu noir.
Rassasié, je pris le temps, pour la première fois depuis le début de mon
voyage, de donner de mes nouvelles à ma famille et à mes amis par l’intermédiaire d’Internet. Je mémorisai aussi avec mon appareil numérique les
photos indispensables pour conserver le souvenir de cette contrée sauvage
avant qu’elle ne subisse les dommages irréparables causés par les caprices
de l’être humain.
En effet, des projets sérieux compromettent le charme et la tranquillité
de la Patagonie. Les plus médiatisés sont ceux concernant les probables
centrales hydroélectriques que souhaitent construire d’importantes sociétés
étrangères. Le Canada, notamment, songe à édifier une usine d’aluminium
qui nécessiterait une grande quantité d’eau et de la bauxite qu’il faudrait
importer de pays lointains. J’ai constaté, tout au long de la route, l’existence
d’une campagne conséquente contre ces réalisations, financée par des associations écologiques de toutes nations, et aussi par Douglas Tompkins, le
propriétaire du parc Pumalín. Hélas, sans vouloir me montrer trop pessi-
3. Avant-garde, terme militaire.
87
miste, les expériences à travers le monde ont toujours démontré que, face
aux profits colossaux, l’espérance de conserver la nature intacte semble bien
minime. De grosses entreprises de pêche japonaises et espagnoles sont là
pour l’attester. Avec leurs bateaux usines, ils massacrent les animaux
marins, ne laissant aux pêcheurs chiliens que leur seule misère.
Autre sujet à controverse, la course automobile Paris-Dakar, épreuve où
s’exhibent stars et frimes. Si celle-ci a connu certaines initiatives visant,
paraît-il, à humaniser la compétition, elles ne doivent en réalité leurs existences que pour donner bonne conscience aux organisateurs et aux chauffards, assassins dans le désert (47 morts depuis sa création dont 8 enfants).
Les victimes sont, bien entendu, les Sabine, Balavoine et les pilotes
décédés, tandis que l’on pointe d’un doigt suspicieux les spectateurs imprudents… Le rallye hante maintenant la Patagonie et les compétiteurs inconscients ou insouciants polluent la nature indomptée, saccagent la flore, la
faune, les pistes et exposent les malheureux autochtones aux risques de leur
course folle.
L’après-midi, les averses se firent plus rares. Nous avions perdu
beaucoup de temps dans cette ville typique de la contrée et nous savions que
nous ne pourrions plus atteindre le prochain village, Puyuhuapi, situé en
bordure du Pacifique. Après La Junta, la Carretera traversait des prairies,
mais elle s’approcha bientôt d’une chaîne montagneuse et le paysage devint
des plus sauvages, embelli par de hautes cascades.
Vers 20 heures, mon compagnon, bon pédaleur mais lassé de rouler sur
la piste qui requiert une attention de tous les instants, décida de bivouaquer
dans un pré. Ayant pris beaucoup de retard sur mes prévisions, je préférai
continuer ma route pendant plus d’une heure.
Hélas, les pâturages permettant un bivouac se raréfièrent. Je remarquai
finalement un panneau indiquant cabañas y camping. Après quelques négociations, j’installai ma tente dans un complexe touristique en pleine forêt qui
comprenait piscine, restaurant, cours d’eau et lagune. L’endroit m’apparut
très chic, idéal pour les pêcheurs fortunés, mais bien trop luxueux pour moi.
Je ne saurais recommander ce lieu aux baroudeurs qui préfèrent les endroits
sauvages à la nature façonnée méticuleusement par l’homme.
Avant de préparer mon dîner, je me suis promené au bord de l’étang où
quelques touristes pêchaient. Un tero-tero (vanneau téro) au sifflement
criard, m’apercevant, donna aussitôt l’alerte. Le crépuscule du jour dévoilait un décor fascinant, avec la lagune dans la brume, entouré d’une verdure
luxuriante bordée de lupins roses, sous un ciel nuageux. Je restai longtemps
à contempler ce tableau envoûtant.
88
La Junta. – Sa place…
… et sa charmante église fondée par le padre Ronchi (page 197).
89
À défaut de découvrir la fantasmatique Ciudad de los Césares… la rivière.
Entrée dans le parc Queulat.
90
Lago Risopatrón ­
Ventisquero Colgante
A
mon départ pour la Patagonie, des amis m’avaient
recommandé de me munir d’un GPS. Je leur avais répondu que je
n’en voyais pas l’utilité, estimant qu’il fallait être vraiment étourdi
pour s’égarer dans la région, vu le peu de routes existantes. Mais s’il y a une
personne qui possède una caja de pollo1 sur terre, je suis celle-là. Je repartis
en effet dans la mauvaise direction, me dirigeant vers La Junta.
Heureusement, après une dizaine de kilomètres, je croisai Michael, tout
surpris de me trouver là ! Plus de deux heures de perdues… mais cela ne me
chagrinait guère. Une idée commençait à germer dans mon esprit… Si je
prolongeais mon voyage d’une semaine ! Je pris donc la décision de ne pas
modifier mon parcours initial malgré le retard accumulé, en visitant Puerto
Cisnes et Caleta Tortel, toutes deux situées à une trentaine de kilomètres de
la Carretera Austral.
Je repassais le pont César traversant le río de los Césares auquel je
n’avais guère porté d’attention la veille. Je me remémorai la mythique
Ciudad de los Césares (ville des Césars), connue aussi sous le nom de
Ciudad Encantada de la Patagonia (ville enchantée de la Patagonie), lieu
imaginaire qui fit rêver beaucoup d’aventuriers qui se la représentaient tel
un petit paradis sur terre, pavée de lingots d’or et détenant le secret de l’éternelle jeunesse. Certains pensaient que des explorateurs ou des naufragés,
qui ne réapparurent jamais, l’avaient sans doute trouvée et avaient décidé
d’y rester ; d’autres croyaient que les Incas, vaincus par les Indiens
mapuches, avaient préféré s’installer au sud de l’estuaire de Reloncavi et
VANT
1. Une tête de poule, expression qui désigne une personne étourdie.
91
construire la cité fantasmatique plutôt que retourner vivre sur leur territoire.
Maintes croyances s’étaient manifestées du XVIe siècle au XVIIIe siècle,
comme celle contant que la ville se déplaçait. Des navigateurs estimaient
l’avoir rencontré sur un récif, mais plus ils s’approchaient, plus celui-ci
s’éloignait. D’aucuns considéraient que cette légende se confondait avec
celle du fameux Caleuche, le bateau fantôme de Chiloé. Nul doute que le
nom de ce pont à cet endroit précis avait une signification, mais laquelle ?
En contrebas de la route, nous aperçûmes bientôt le lac Risopatrón, aux
rives difficilement accessibles, que nous longeâmes pendant 12 km. Le lac
a été ainsi nommé en honneur au géographe Luis Risopatrón qui découvrit
ce lieu et représenta le Chili lors des conflits frontaliers avec l’Argentine.
Les haies de fuchsias magellanicas aux fleurs rouge vif et les lupins roses
formaient une composition florale naturelle et harmonieuse. Là commençait
l’important parc national Queulat. Ce vaste espace protégé
(154 093 hectares) revêtait un grand intérêt de par ses glaciers, ses rivières
tumultueuses, mais surtout avec son immense forêt quasiment vierge,
qu’aucun sentier ne traversait avant la construction de la Carretera Austral.
D’ici à Mañihuales, excepté le détour pour atteindre Puerto Cisnes, je
croisai une bonne dizaine de cyclistes par jour. À chaque fois, nous profitions de cette opportunité pour converser en castillan, sauf avec quelques
Français, Wallons et Québécois. Les rencontres s’avéraient toujours sympathiques et intéressantes. Nous parlions de l’état de la route, du vent, des
lieux où l’on pouvait se ravitailler, sans oublier nos impressions et anecdotes résultant de nos voyages. Ces aventuriers hors du commun, nomades
infatigables, ne recherchaient pas l’exploit sportif mais seulement vivre une
aventure humaine exceptionnelle.
Deux d’entre eux, croisés en cette matinée, me marquèrent particulièrement. Le premier, d’origine sarthoise, était parti de Mamers – ville me
rappelant mon récent Paris-Brest-Paris – depuis plus de deux ans. Il me
parla avec enthousiasme de ses randonnées à vélo dans le Perche, notamment dans le canton de Pervenchères où mes racines demeurent profondément ancrées… À plus de 13 000 km de là. Mais son visage, portant les
stigmates du vrai baroudeur, ne manifestait aucune nostalgie.
Le second, un Belge, avait quitté Liège depuis cinq longues années pour
découvrir le monde à bicyclette. Quelle déraison peut pousser l’homme à
parcourir notre planète ainsi ? Je n’en voyais aucune. Je partageais la même
envie de laisser libre cours au hasard, même goût pour l’autonomie, la
même folie, la même attirance pour cette vie de nomade, genèse de l’aventure moderne. Voyageant la plupart du temps seuls, ils nous confièrent les
92
difficultés auxquelles ils avaient été confrontés depuis leur arrivée sur le
continent américain, à Ushuaia. Cette ville, bien connue des Français depuis
qu’elle a donné son nom à une émission télévisuelle, ne présente vraisemblablement guère d’intérêt : à éviter, affirmèrent-ils…
Leur galère avait commencé en Terre de Feu où le vent violent et ininterrompu les condamnait presque à des séances de surplace. En Argentine,
parcourir la pampa à bicyclette devient vite un enfer. Ils empruntèrent d’interminables lignes droites désertiques où les rares arbres poussent horizontalement, rudoyés par la colère d’Éole. La plupart des cyclistes que j’ai
croisés furent souvent contraints à prendre le car ou faire du stop pour poursuivre leur route.
Dès qu’ils le purent, ils passèrent du côté chilien. Ils avaient entendu
parler des paysages harmonieux qui ornaient la Carretera Austral. Mais ces
malchanceux avaient dû supporter le froid et une pluie incessante et
n’avaient guère profité des panoramas majestueux qui caractérisent le sud
de la région d’Aysén. Ils avaient enduré deux mois d’averses continuelles.
Le climat patagón est souvent ainsi…
Le ciel se montrait comme le jour précédent, très nuageux. Nous aperçûmes bientôt l’Océan et Puerto Puyuhuapi (950 habitants), village qui
naquit grâce à quatre jeunes Sudètes, germanophones de l’ancienne
Tchécoslovaquie, qui s’installèrent à cet endroit en 1935. Initiative qui
s’avéra judicieuse, leur pays étant une des premières victimes du grand
conflit mondial qui s’annonçait à la veille de la guerre de 1939-1945, à
l’époque même de leur émigration.
En effet, les Sudètes fondèrent, en 1933, le Parti des Allemands des
Sudètes, qui devint le porte-parole des revendications hitlériennes en
demandant, en 1938, le rattachement de leur région à l’Allemagne. Sous la
pression des Britanniques et des Français qui espéraient ainsi éviter l’affrontement, le gouvernement de Prague dut accepter d’abandonner certains
territoires. Le démantèlement de la Tchécoslovaquie commença, mais cela
n’empêcha pas le Seconde Guerre mondiale. En 1945, la population fut
chassée de cette province bordant la Bohême et la Moravie ; sur 3 millions
d’habitants, elle n’en comptait plus que 150 000.
Carlos et Ernesto Ludwig, Otto Uebel, et Walther Hopperdietzel arrivèrent donc en 1935. Otto faisait partie du clan qui organisa l’émigration et il
prit rapidement l’essentiel des responsabilités du petit groupe. Il était issu,
tout comme Walther, d’une famille travaillant dans l’industrie textile. Ces
hommes désiraient s’installer dans la région d’Aysén où, d’après les récits
d’Hans Steffen – l’explorateur qui découvrit cette contrée (voir carte
93
page 32) –, les paysages et le climat leur paraissaient conformes à ceux
qu’ils connaissaient dans leur chaîne montagneuse des Sudètes, mais avec
une pluviosité plus importante. Ils élaborèrent une planification pour les
différents départs et sélectionnèrent un grand nombre de personnes, notamment des charpentiers, des mécaniciens, ainsi que des gens pourvus de
connaissance de l’industrie du bois, capables de travailler dans une scierie.
La région était alors complètement inhabitée, la forêt arrivait jusqu’à la
plage, de sorte qu’ils durent défricher la terre et construire un ranch.
Malheureusement, celui-ci subit deux incendies et un glissement de terrain,
ce qui eut pour effet de retarder l’arrivée des autres colons, prévue en 1938
ou 1939. Mais après le plébiscite de 1938 et les accords de Munich, et avec
l’imminence de la Seconde Guerre mondiale, l’immigration devint impossible. Ils firent venir, en 1939, des travailleurs chilotes, excellents défricheurs, éleveurs, constructeurs et navigateurs ; une main-d’œuvre adéquate
pour les quatre Européens. La première étape consistait à pratiquer l’élevage, la région se révélant trop humide pour l’agriculture. En 1942, ils décidèrent de fonder une scierie.
En 1947, les autres colons purent enfin arriver, ainsi que d’autres habitants de Chiloé, de l’archipel de Guaitecas et de Puerto Montt. Pour fournir
du travail à toute la population, ils créèrent une industrie textile. La fabrique
de tapis, Alfombras Puyuhuapi, est dirigée de nos jours par le fils d’Helmut
Le Café
Rossbach
symbolise
la réussite
des colons
venus
s’installer
dans
une région
inhabitée.
94
Hopperdietzel, frère de Walther tandis que sa mère est la propriétaire de la
hostería Alemana. Les plus grands hôtels et restaurants portent le nom des
anciens pionniers (Casa Ludwig), ou celui de leur ville d’origine (Café
Rossbach).
Une forte complicité unie encore ces familles qui ont su prospérer et,
grâce à qui, le village d’apparence insignifiante attire bon nombre de
touristes. J’ai même rencontré, dans ce lieu perdu, des compatriotes qui
descendaient d’un car frété par un organisme de tourisme français. Les
manufactures ainsi que le plus luxueux complexe thermal du pays font
aujourd’hui la renommée de la localité.
Avant notre déjeuner pris au Café Rossbach, j’offris à Michael un pisco
sour, je ne voulais pas qu’il termine son voyage sans avoir goûté à l’apéritif
local, mélange de pisco (alcool de raisin), citron, blanc d’œuf, sucre et
glaçons. Repus, nous aperçûmes nos amis chiliens, Richard et Ana, que
j’avais rencontrés à Hornopirén et à Caleta Gonzalo, et avec qui mon
compagnon avait partagé de nombreux kilomètres. Le jeune couple
d’Osorno montrait une grande volonté et beaucoup de hardiesse en osant
s’aventurer ainsi sur la Carretera Austral en tandem, le seul que j’ai observé.
Nous repartîmes ensemble sur une piste détériorée par des travaux. Nous
avions été prévenus, la route devenait, par endroits, difficilement praticable,
et son accès était interdit entre 10 heures et 14 heures. Durant ce laps de
temps, les artificiers faisaient sauter les explosifs pour arracher à la
montagne de gros rochers et élargir ainsi la chaussée.
Un peu plus loin se trouvait l’embarcadère pour la traversée vers les
fameux thermes de Puyuhuapi, situés de l’autre côté du chenal. La région
n’attirait pas seulement les voyageurs en quête d’aventure mais également
des touristes s’offrant de fastueuses vacances dans des complexes touristiques. Je discernais facilement ces riches estivants européens ou nordaméricains, passionnés de pêche sportive, ou fervents amateurs de stations
thermales. Ces deux mondes possédant une philosophie de vie totalement
distincte, voire opposée, ne se côtoyaient guère. Les seconds se cantonnaient souvent dans un espace restreint et fréquentaient rarement les globetrotters et les gens du cru.
Sur cette partie de la Carretera, les nombreux ouvriers munis de pioches,
de marteaux-piqueurs et de pelles nous encouragèrent avec des signes
amicaux ; ils méritaient pourtant plus que nous ces congratulations. Je pris
alors pleinement conscience de l’entreprise faramineuse qu’avait constitué
la construction d’une telle route et pourquoi il avait fallu attendre autant
d’années pour que la région soit enfin accessible.
95
Comme dans tous les parcs et réserves nationaux, le camping sauvage à
Queulat était formellement interdit. Nous pensions planter la tente dans un
des rares terrains situés dans cet espace protégé, près d’un glacier renommé,
le Ventisquero Colgante (le glacier suspendu) qui surmonte une belle
cascade. Malheureusement, aucune place n’était disponible, bien que le
camping ne nous ait paru guère surchargé ! Le nombre de campeurs, dans
les parcs naturels, est strictement limité, ce qui fait le charme des espaces
mis à la disposition des touristes, mais ce qui suscita, pour nous, une contrariété inattendue et soudaine. Quelques auto-stoppeurs s’étaient aussi vus
interdire l’accès au terrain. Il aurait été plus judicieux de réserver, mais les
imprévus auxquels le voyageur refusant les contraintes se trouve confronté
ne l’autorisent guère. Seul le propriétaire de cabañas, un peu plus loin, nous
proposa des chambres, mais au prix trop élevé pour un budget de routard.
Pour 3,50 euros (tarif pour étrangers), un chemin de 2,5 km de long nous
aurait permis d’accéder à proximité du surprenant glacier, mais nous
n’avions hélas plus de temps à consacrer aux visites. Il nous fallait dégoter
rapidement un coin pour camper, malgré les nombreux panneaux d’interdiction. Le jour déclinait à vue d’œil. Plus nous nous approchions de la
cuesta Queulat, moins les rochers laissaient de place aux espaces herbeux.
Pourtant, après quelques kilomètres, un terrain clôturé nous apparut comme
une opportunité inespérée. Je franchis la barrière, accompagné de Richard,
malgré la présence d’un taureau. Mais à l’instar des autres bêtes cornues de
Patagonie, il semblait paisible et peu inquiétant. Je m’étais d’ailleurs
habitué, au cours de mes voyages précédents, à m’installer la nuit sans me
soucier de ce mammifère, de plus, ne nous fallait-il pas « prendre le taureau
par les cornes » pour nous en sortir ? En revanche, des tonnes d’explosifs
destinés à la réfection de la piste étaient entreposées sur le terrain, ce qui
nous contraignit à poursuivre notre recherche. Un petit monument en l’honneur de San Lorenzo, le saint patron des mineurs, rappelait le courage de ces
travailleurs et la dangerosité de leur métier. Nous reprîmes notre route et
nous nous engageâmes, dans l’obscurité, sur un chemin qui menait près
d’une rivière. Nous pénétrâmes dans un chantier où l’on fabriquait le
fameux ripio, les pierres sur lesquelles nous peinions quotidiennement.
Malgré l’avertissement du propriétaire des cabañas qui nous avait mis en
garde contre les risques dus aux crues rapides des eaux, la décision de nous
installer fut vite prise, d’autant que la montée du col s’annonçait.
Nous plantâmes nos tentes à même la boue, conscients que les ouvriers
avec leurs camions ou autres engins ne manqueraient pas de nous réveiller
de bon matin.
96
Station d’essence
providentielle pour
remplir le réchaud
de Michael.
Un bivouac pas tellement « top »,
mais qui ne réussit pas à altérer
notre bonne humeur…
97
À gauche, un cycliste belge parti depuis plus de cinq ans à la découverte du monde
à bicyclette en grande discussion avec Michael.
Ricardo et Ana suivis par Michael.
98
Énième crevaison pour le tandem chilien.
La Carretera Austral peu après Puerto Puyuhuapi.
99
Lacets de la cuesta Moraga.
Michael en haut du col.
100
Ventisquero Colgante ­
Puerto Cisnes
L
ES ouvriers arrivèrent effectivement dès potron-minet. Ces derniers
ne semblaient guère surpris par notre présence et nous saluèrent
chaleureusement. Le bruit des pierres projetées dans une trieuse nous
incita à lever le camp sans tarder.
Après 3 kilomètres de route, nous aperçûmes le parc national de l’île
Magdalena. Le dopage au maté absorbé avant notre départ se devait de
prouver son efficacité car bientôt allait commencer l’ascension la plus difficile de la Carretera, la cuesta Queulat, une montée inoubliable pour les
cyclo-campeurs chargés comme des baudets ; très belle escalade au demeurant, avec ses 9 km, ses 17 lacets et des vues magnifiques sur une grande
vallée et sur les glaciers d’où dégringolaient une multitude de cascades.
La chute d’eau la plus impressionnante se nommait el salto Padre Garcia
et mesurait 30 mètres de haut. Le père José Garcia Alsué, jésuite arrivé en
1650 dans la mission de Cailín, sur l’île de Chiloé, décida de prospecter les
régions inexplorées de la Patagonie et rencontra les Indiens Chonos. Les
natifs lui parlèrent de la Ciudad de los Césares qu’il tenta alors de trouver.
Je ne reviendrai pas sur cette ville enchantée qui exacerbait l’imagination
des gens de l’époque pour son or et ses soi-disant sources de jouvence.
Par bonheur, le temps avait changé et la clarté du ciel nous permit de
jouir davantage du paysage que la veille. Même si la chaleur ne tarda pas à
devenir torride, Richard et Michael firent preuve d’une grande audace en se
douchant sous une cascade qui dévalait d’un épais glacier. Malgré leur insistance pour que je les accompagne, le courage me manqua ! L’eau ne devait
guère dépasser les 8-10°. En revanche, la piste présentait des pourcentages
élevés et son piteux revêtement nous obligea à mettre souvent pied à terre,
mais cela n’affecta nullement notre moral ni notre ego, le sport étant avant
tout l’école de l’humilité, de la volonté et de l’endurance.
101
Le portezuelo Queulat, avec ses 500 m de hauteur, nous permit de
rejoindre la vallée du río Cisnes. Le panneau indiquant le sommet du col,
tout comme ses semblables, affichait une altitude très approximative.
Dans la descente, l’état de la route me parut bien pire que dans la montée
et ne m’autorisa pas à dépasser les 10 km/heure… quand je ne mettais pas
pied à terre !
Arrivé en bas, au pont Steffen, je me séparai de mes amis, non sans
émotion, en leur souhaitant "buen viaje y suerte"1. Cela n’apporta pas la
réussite escomptée à mes camarades en tandem, ils durent terminer leur
périple en bus, le système de freinage ayant rendu l’âme.
Je quittai pour la première fois la Carretera Austral pour bifurquer en
direction de l’Océan où se trouvait Puerto Cisnes2, à trente-cinq kilomètres
de là. Deux heures et demie de route se révélèrent nécessaires pour atteindre
la ville. Depuis mon départ de Puerto Montt, le dénivelé dépassait souvent
les 800 mètres pour une distance de 50 km ; avec une bicyclette pesant 40 kg
et l’état déplorable de la piste, ma progression ne fut guère aisée et surtout
très lente, aussi, je dus sans cesse être attentif à ce que mes provisions ne
s’épuisent pas. J’avais commis l’erreur de ne pas acheter suffisamment de
nourriture à Puyuhuapi et aucun commerce ne se situait entre ce village
visité la veille et la fin de mon étape. La montée du col et la descente effectuée en grande partie à pied avaient eu raison de mes réserves énergétiques.
Le jour précédent, j’avais pris le temps de m’approvisionner dans une ferme
en me procurant d’excellents fromages épicés de divers condiments3. J’avais
espéré en rencontrer une pour me ravitailler, hélas, elles se terraient toutes
sur l’autre rive du río Cisnes. Je ne tardai pas à ressentir les premiers symptômes de l’hypoglycémie. La vitesse qu’affichait mon compteur ne me
rassura pas : 10 à 12 km/h. Comment allais-je tenir des heures sans manger ?
Après 1 h 30 de progression durant lesquelles mes forces m’abandonnaient tangiblement, un cortège incessant de camions se mit à me doubler et
me croiser, m’envoyant des tonnes de poussière en pleine figure. Malgré la
beauté de la vallée et le charme du fleuve, l’envie de repartir à bicyclette le
lendemain sur cette même route se dissimula au plus profond de mon âme.
Je me promis d’aller quérir le soir même un car pour rallier le pont Steffen
1. « Bon voyage et bonne chance », expression dont l’usage est familier sur les routes
d’Amérique latine.
2. Littéralement « port des cygnes », les magnifiques cygnes à col noir d’Amérique du
Sud s’observent jusqu’au sud de la Patagonie.
3. Fait assez rare au Chili où il ne jouit pas d’une grande réputation, souvent insipide.
102
où j’avais quitté mes amis chiliens et hollandais. Affligé par les kilomètres
qui défilaient avec lenteur, je m’arrêtai pour demander à un agriculteur qui
transportait du bois dans une charrette traînée par des bœufs, s’il me restait
encore beaucoup de chemin pour arriver à destination.
– Quatre bornes, me rassura-t-il, vous allez bientôt parvenir à bon port !
Ma surprise fut des plus agréables, j’examinai attentivement mon
compteur et je constatai que celui-ci indiquait les distances en miles. Mon
allure, finalement, n’avait pas été aussi dérisoire qu’elle m’avait semblé.
L’homme, avec qui je conversais, s’étonna qu’un cycliste puisse supporter
une chaleur accablante. La température dépassait les 30°.
– Je n’ai jamais vu ça ! déclarait-il, bien que les traits de son visage
témoignaient de son âge avancé.
– Le temps se détraque de plus en plus…
Cette phrase, décidément, ne connaît pas les frontières. Je lui proposai de
le prendre en photo avec son équipage qui, pour nous Européens, date d’une
autre époque.
– Pas de problème pour moi, mais demandez donc à mes vaches ! lançat-il avec un grand sourire malicieux.
Ce brave et heureux homme plein d’humilité et de gentillesse me fit
regretter de devoir reprendre aussitôt ma route.
Transport de bois.
103
Puerto Cisnes est une des villes les plus arrosées au monde avec une
pluviométrie supérieure à 6 mètres par an. Je m’étais maintes fois imaginé
arrivant dans le fjord complètement trempé, après avoir longtemps roulé
sous « un ciel si bas qu’un canal… », comme le chantait Jacques Brel à
propos de son plat pays. En effet, la côte pacifique de la Patagonie regorge
de canales, les passages maritimes séparant les innombrables îlots qui
composent les archipels de la Patagonie chilienne. Ce port dévoile d’emblée
son importance, avec ses beaux édifices publics. Les premiers colons ne s’y
installèrent pourtant qu’en 1952.
Mon envie de connaître cette localité remontait au début des années
quatre-vingt. Elle n’allait pas me décevoir. Puerto Cisnes comptait aujourd’hui 2 507 habitants, croissance due, notamment, à une Italienne cultivée et
tenace, Doña Eugenia Pirzio-Biroli de Godoy, qui arriva en 1957. Elle
occupa la fonction d’alcalde (mairesse), et contribua au développement de
la région en fondant une école avec internat pour inciter les jeunes du centre
du Chili à venir y suivre leurs études et à s’installer ici.
J’aperçus Puerto Cisnes vers 20 heures, et malgré l’imminence du
crépuscule, des enfants et adolescents profitaient encore de cette température exceptionnelle pour se baigner ou prendre un bain de soleil. Je ne goûtai
pas l’ambiance surnaturelle de ce fjord voilé, une grande partie de l’année,
Maisons face à l’Océan à Puerto Cisnes.
104
par un épais rideau pluvieux, mais les éminences s’élevant des îlots clairsemés apparaissaient comme un spectacle mystérieux dont je ne me lassais
pas.
J’appris, quelques jours plus tard, que Janet et ses compagnons de route,
après avoir demandé à de nombreux cyclistes s’ils avaient vu un Français
qui se prénommait Patrice, avaient rencontré Ana, Richard et Michael qui
leur avaient informé que je me dirigeais vers Puerto Cisnes. Michael lui
montra une photo sur laquelle je figurais. Déjà de retour, ils espéraient me
retrouver avant de continuer leur voyage plus au nord. Ils se rendirent dans
la petite ville portuaire le jour même, mais ne me trouvant pas, ils regagnèrent Villa Amengual, non sans frustration, pour y passer la nuit. Nous nous
sommes effleurés sans nous voir !
Après m’être renseigné sur l’horaire de départ du car, je décidai de
repartir le lendemain en vélo, celui-ci décampant à 6 heures du matin, bien
trop tôt pour un lève-tard. Je m’arrêtai face à l’Océan dans un hospedaje,
tenu par doña Rosa, femme habitée d’une simplicité qui n’avait d’égal que
sa convivialité, et je m’installai enfin pour dévorer le repas tant attendu. Le
jeune garçon de la famille me prit aussitôt en affection…
– Tío1, raconte-moi d’où tu viens…
– Tío, demain nous nous promènerons ensemble. Je connais tout le
monde ici.
– Bonne nuit tío !
Je disposais, chose peu commune, de la même salle de bain que les
propriétaires. Heureusement que nous n’étions pas nombreux !
Après le dîner, je visitai la ville et cherchai une connexion Internet. La
particularité de Puerto Cisnes tient du fait qu’elle est scindée en deux par
l’estuaire Nuevo Reino. L’agglomération me parut composée de deux
parties distinctes. Je pris le temps de m’asseoir sur la plaza Ismael Pereira
où des adolescents, munis d’un important équipement audio, diffusaient,
malgré l’heure tardive, une musique effrénée. Je restais sur un banc, profitant du ciel étoilé, de la température douce et observant avec mansuétude la
jeunesse rassemblée au centre de ce village tant isolé.
Je regagnai mon gîte et, comme chaque nuit avant de m’endormir, je
supprimai de ma carte mémoire les photos inintéressantes, persuadé que les
seize gigas emmenés ne me suffiraient pas. Vers minuit, une surprise m’attendait. Un jeune homme d’une vingtaine d’années qui occupait la pièce
4. Tonton en français, avec une connotation cependant plus large.
105
voisine pénétra dans ma chambre et s’allongea sur l’autre lit pour bavarder.
Cela donna lieu à une conversation intéressante avec ce futur loup de mer
qui parcourait les sinueux et dangereux chenaux de Patagonie, la région du
Chili qui, du fait de son éloignement de la civilisation citadine et de la
rudesse du climat, lui permettait de mieux gagner sa vie que dans le reste du
pays.
Il me parlait de ses navigations, de ses rencontres avec les gens qui choisissaient l’inébranlable solitude comme mode d’existence, et aussi de la
population marine qu’il côtoyait avec intérêt comme les dauphins, les
phoques et les baleines. Après une très longue discussion, il partit se
coucher dans sa chambre. Le réveil, vers 6 heures, dut lui être pénible. Il
levait l’encre tôt le matin pour naviguer jusqu’à Melinka, port situé sur une
petite île de l’archipel de las Guaitecas, connu pour ses cyprès très résistants
à l’humidité et à la pluie. Les passerelles remplaçant les rues dans les
hameaux coincés au fond des fjords, comme la localité typique de Caleta
Tortel, sont construites avec ce bois fort précieux.
Tortel possède un point commun avec Puerto Cisnes : ce sont les deux
villages du continent les plus pluvieux. Seuls les îlots inaccessibles émergeant un peu plus au sud-ouest supportent une plus grande pluviométrie,
notamment l’île Navarino, où s’installèrent les derniers Indiens alakalufs,
arrosée chaque année par près de huit mètres de pluie. Pourtant, à environ
250 km de là, vingt à cinquante centimètres de précipitations par an se
déversent dans la pampa ! Pour donner une idée plus précise de ce que cela
représente, il ne tombe annuellement, en Bretagne, guère plus d’un mètre
d’eau et en Normandie pas plus de 70 centimètres. À une latitude qui, dans
l’hémisphère nord, correspond à celle de Vichy, les fronts de certains
glaciers glissent dans les profondeurs de l’Océan !
Les conditions de vie très rudes s’expliquent ainsi aisément.
Deux petits
bateaux de pêche
sur la plage
de Puerto Cisnes.
106
L’église de Puerto Cisnes.
107
La media luna de Puerto Cisnes.
Grande luge pour le transport du bois.
108
Puerto Cisnes ­
Villa Amengual
D
le petit déjeuner avalé, je parcourus la ville portuaire avec mon
vélo déjà muni de ses sacoches. De grands hortensias bleus et roses
décoraient les façades des maisons colorées. Je m’attardai dans le
centre-ville pour observer plus attentivement les belles bâtisses dont Puerto
Cisnes peut s’enorgueillir : la municipalidad (mairie), une bibliothèque de
facture antique et l’église à l’architecture traditionnelle bordaient
harmonieusement le parvis. Derrière l’édifice religieux se dressait l’hôpital
construit en 2006 dans un style contemporain audacieux pour la région. La
plaza Ismael Pereira arborait les bustes incontournables du libertador
Bernardo O’Higgins, héros de la guerre de l’Indépendance contre la
couronne d’Espagne, et Arturo Prat, qui s’illustra pendant la guerre du
Pacifique où le Chili déposséda le Pérou et la Bolivie d’une partie de leurs
territoires, notamment cette dernière qui perdit son accès à l’Océan.
Les statues de ces deux « personnages » de l’histoire chilienne sont
érigées sur la plupart des places du pays, surtout celle de l’inévitable
Bernardo O’Higgins qui symbolise, à mes yeux, davantage le nationalisme
exalté des Chiliens que leur libération face au despotisme espagnol. Au
début du XIXe siècle, tandis que s’éveillait le sentiment nationaliste sur le
vieux continent, les colonies latino-américaines aspiraient à se délivrer du
joug hispanique. Simón Bolívar rêvait d’une grande nation hispano-américaine et les guerres enflammaient une Amérique latine dépourvue de traditions, de culture propre, peuplée de migrants venus de différentes régions
d’Europe. L’idée première de la révolution consistait à se libérer d’une
Espagne trop accaparée par l’occupation napoléonienne pour gouverner
convenablement ses colonies. L’essentiel était donc, pour Bernardo
O’Higgins, comme pour la plupart des individus représentant la bourgeoisie, de bâtir un nouvel État encadré par un pacte social pour réguler la
ÈS
109
société avec une démocratie très limitée où la seule population plébiscitée
serait composée d’hommes riches et instruits. L’identité chilienne ne s’est
constituée progressivement qu’après la guerre d’Indépendance.
Il est intéressant de noter que Bernardo était le rejeton naturel
d’Ambrosio O’Higgins. Ce dernier officiait comme soldat irlandais au
service de la couronne espagnole. Il devint gouverneur du Chili et fut
nommé vice-roi du Pérou, distinction des plus prestigieuses, qu’il garda pratiquement jusqu’à sa mort, en 1801. Il tarda à reconnaître Bernardo comme
fils, et il l’obligea à quitter la demeure familiale à l’âge de quatre ans pour
aller vivre chez un paysan de Talca. Ensuite, il l’inscrit au Colegio de
Naturales, à Chillán, un établissement réservé aux enfants illégitimes. Futce par dépit envers son père qu’il choisit plus tard la voie de l’émancipation
de l’Amérique espagnole ?
Parmi ces bustes s’élevait celui de l’ancienne mairesse doña Eugenia
Pirzio-Biroli de Godoy. Je fis un détour pour passer près du stade de football
qui portait le nom prestigieux de Colo-Colo à l’instar d’une des formations
de Santiago les plus titrées du pays.
Je quittai ensuite définitivement la ville, empruntant nécessairement la
même route que la veille, mais dans le sens inverse. Celle-ci effleurait
l’Océan, serpentant pendant trois kilomètres en bas du fjord. La vallée
atteinte, quelques habitations côtoyaient le cimetière joliment fleuri et la
media luna, le temple du rodéo chilien. Ce sport traditionnel demeure le
plus populaire au Chili avec le football. On le pratique souvent chevauchant
un críollo, cheval réputé pour sa rapidité et sa docilité. Les huasos (paysans)
des environs, en concourant, y comparent leur habileté de cavalier.
Rencontrer une media luna en ce lieu si retiré me surprit, mais cela ne faisait
que confirmer la popularité inaltérable de cette discipline sportive.
J’abandonnai ma bicyclette pour escalader l’enceinte et pénétrer à l’intérieur. Bien sûr, son importance ne pouvait se mesurer aux medias lunas des
grandes villes situées au sud de Santiago, comme à Rancagua où se dispute,
chaque année, le championnat national.
Je m’éloignai ensuite de la côte en longeant le río Cisnes jusqu’au pied
du col Queulat. La route me parut plus plaisante que la veille. Avant mon
départ, je redoutais les traversées de nuages de poussière qui m’avaient tant
affecté à l’aller, mais ce début de parcours promettait une étape calme que
les véhicules ne troublèrent guère. Une solitude quasi permanente qu’aucun
cycliste ne vint entraver m’accompagna toute la journée. Seul un incident
technique freina ma progression. Après avoir effectué une vingtaine de kilomètres, la pédale gauche lâcha. Je la remis plusieurs fois mais elle retombait
110
aussitôt. Un rouleau de fil de nylon me sauva de cette infortune, j’en mis une
large épaisseur autour du filetage et repartis, rassuré.
4 km après la bifurcation, je passai au pied d’un rocher abrupt d’une
hauteur de 150 m, taillé par l’homme après un travail titanesque et au prix
de vies humaines pour permettre l’édification de la Carretera. L’ancienne
piste demeurait accessible et apparaissait impressionnante de par son étroitesse et avec le grondement incessant du río Cisnes qui dévalait en
contrebas tel un torrent impétueux. Des vestiges de sa construction, vieux
morceaux de nacelles gravis jadis par les ouvriers pour élargir le goulet,
avaient été abandonnés sur la paroi verticale. La Piedra del Gato (la pierre
du chat) méritait d’autant plus son nom qu’il fallait vraiment être doté d’une
agilité féline pour s’y hisser et mutiler cette nature au passé virginal sur de
simples petites échelles rustiques. Trois croix blanches se dressaient devant
la roche austère à la mémoire des travailleurs décédés accidentellement
pendant la réalisation périlleuse du passage aujourd’hui remplacé par un
large pont sécurisant.
La Carretera avait été récemment revêtue d’une importante couche de
ripio, ce qui facilitait sans doute la conduite de l’automobiliste mais ne
faisait qu’accentuer la pénibilité de la piste pour les voyageurs à vélo.
Heureusement, les panoramas splendides sur les sommets environnants me
réconfortaient et m’enchantèrent pendant de nombreux kilomètres. En face
se dressait le cerro Picacho (2 095 m), et à l’ouest s’étalait la vallée du río
Grande, cultivée par les pionniers qui remontèrent le río Cisnes dans les
années cinquante. Un troupeau d’alpacas retint mon attention, le seul que je
pus observer. Contrairement aux bovins et autres animaux domestiques, les
camélidés irrévérencieux, moins craintifs, me snobèrent effrontément.
Après 60 km, je passai le pont Cisnes. De l’ancien sentier, utilisé par les
colons venus d’Argentine vers 1940 pour accéder à l’Océan, il ne subsistait
que les ruines de l’antique passerelle suspendue. Une nouvelle piste, sept
kilomètres plus loin, permettait d’atteindre aisément la frontière via La
Tapera. Il ne me restait plus que cinq kilomètres de route asphaltée pour
parvenir à Villa Amengual, charmant village situé sur un plateau enclavé par
de hauts massifs montagneux. J’avais espéré profiter d’une fin de parcours
facile pour augmenter la moyenne horaire réalisée en cette journée et arriver
suffisamment tôt pour prendre des photos du pueblo, mais j’avais oublié
qu’un col de cinq bornes parachevait mon étape, dont les multiples lacets
offraient des points de vue spectaculaires sur la vallée du río Cisnes.
Le bourg bâti sur les hauteurs fut fondé en 1983 pour permettre aux
colons de se ravitailler. Il m’apparut au loin comme un village miniature. Je
111
me trouvais à l’endroit le plus étroit du Chili, une soixantaine de kilomètres
séparait seulement le pays voisin du Pacifique. Cette proximité expliquait la
présence de nombreux visiteurs argentins dans cette bourgade de 200 habitants. Mais pourquoi s’arrêtaient-ils ici, dans ce hameau insignifiant que la
route ne faisait qu’effleurer ? Pourquoi Villa Amengual, qui en était qu’aux
balbutiements de son histoire, comprenait autant de gîtes, une connexion
Internet ainsi qu’un centre d’exposition et de vente de produits locaux ?
Sûrement que le calme qui habitait le site et son charme discret attiraient les
touristes de passage et les conviaient à prolonger leurs séjours.
Je fus surpris d’apprendre que cette agglomération, située à 5 km d’une
importante rivière et dans une région très humide, souffrait d’un manque
d’eau. En effet, celle-ci ne suffisait pas pour alimenter les turbines fournissant l’électricité, ce qui occasionnait quotidiennement des coupures de
21 heures à 9 heures et de midi à 14 heures.
Je repérai un hospedaje avoisinant l’église. Deux à trois mètres, devant
le seuil de cette dernière, se trouvait un terrain de football de fortune où un
match venait de s’achever. Le gîte comprenait une bonne dizaine de petites
chambres que l’on atteignait par un étroit couloir. La promiscuité ne
semblait déranger personne car tous les ouvriers avec qui je partageais la
pension dormaient la porte grande ouverte, donnant libre cours à un récital
de ronflements. Épuisé par une journée de pédalage, j’apportai bientôt ma
contribution à ce concert impromptu.
Un corral dans la vallée du río Cisnes.
112
La Piedra del Gato
En haut, l’ancienne
route avec les croix
érigées au pied
de la paroi abrupte.
À droite,
le nouveau passage.
113
La petite église de Villa Amengual et devant, le terrain qui sert de stade de football.
Juste avant la chevauchée.
114
Villa Amengual ­ Villa Mañihuales
A
PRÈS une nuit musicale, je quittai ma chambre pour installer mes
sacoches sur la bicyclette. Une femme laissa son ménage pour me
servir le petit déjeuner ; tous les autres pensionnaires avaient déjà
déserté le gîte.
Elle prit une pause pour s’asseoir à mes côtés et discuter tout en buvant
son maté. Native de la région, elle résidait dans le village depuis sa fondation.
Elle me parla de Daguito, un personnage atypique incontournable si on
décide de séjourner en cet endroit. Il arriva ici il y a une bonne dizaine
d’années et ne voulut jamais repartir. Simple d’esprit, il s’est peut-être senti
apaisé par la tranquillité du lieu et aussi de vivre parmi ces Patagones qui
le considérèrent aussitôt comme un des leurs, alors qu’en ville on l’ignorait
ou le méprisait. À plusieurs reprises, des membres de sa famille ont tenté de
le ramener, mais toujours sans succès. Il subsistait grâce à des petits travaux
de voirie qu’il exerçait pour la commune et aussi en rendant divers services
aux particuliers. Je pensais bavarder un peu avec lui si l’opportunité m’était
donnée de le rencontrer. En quittant Villa Amengual, devant une des
dernières maisons du village, je l’aperçus… Mais j’eus la désagréable
sensation que ce genre de curiosité était déplacé, malsain. Ses gestes et ses
propos incohérents m’inspirèrent de la pitié et je crus plus judicieux de lui
adresser un signe de la main et de poursuivre ma route. Il me vint alors en
mémoire une chanson que chantait Serge Reggiani : L’exilé… le naufragé.
Il n’existe exilé plus solitaire, naufragé plus égaré que l’être écarté de la
société des hommes parce qu’il ne pense pas comme les autres, parce qu’il
ne peut vivre comme les autres…
Je parcourus les premiers kilomètres avec indolence. Une étape plus
courte m’attendait, et elle commençait par une longue et belle descente
asphaltée. En Patagonie chilienne, les bovins, jouissant d’une grande liberté,
115
broutaient l’herbe sur les bas-côtés de la piste. Craintifs et peu nombreux,
ils n’occasionnaient aucune gêne. Mais sur cette route, je surpris un
troupeau composé d’une vingtaine de bêtes ; fâcheuse rencontre pour ces
pauvres animaux qui se mirent à courir à un rythme effréné. Je fus contraint
d’imiter les cow-boys sur plus d’un kilomètre. Les taureaux peinaient à l’arrière du « peloton », piètres représentants de la gente masculine, et abandonnèrent la course prématurément, alors que leurs compagnes et leurs
progénitures semblaient parties pour un marathon olympique.
Je longeai ensuite la réserve nationale Lago las Torres. Dans le lac
magnifique se reflétait le sommet du cerro Blanco, coiffé d’un couvre-chef
nivéen. Peu après, la route redevint une piste pareille à celle de la veille,
large, mais où l’épaisse couche de pierres me contraignit à une vitesse n’excédant pas les 14 km/h.
J’eus le plaisir, au cours de cette étape, de rencontrer d’autres voyageurs
à vélo. Les premiers, un jeune couple français, voyageaient sur des bicyclettes identiques à ma monture et équipées des mêmes sacoches. Ils me
confièrent qu’ils avaient beaucoup souffert depuis leur départ d’Ushuaia,
victimes du mauvais temps et pâtissant de leur manque d’expérience. Ils
avaient, à maintes occasions, profité de la compassion d’automobilistes en
pick-up ou de la présence d’autocars pour échapper aux interminables lignes
droites de la pampa argentine balayées par le souffle du vent furibond. Le
découragement faillit les gagner entre El Chaltén et Villa O’Higgins où ils
connurent les pires difficultés pour arriver au bout du sentier de mulet que
les pluies incessantes avaient transformé en une rivière de boue et où ils
durent souvent déposer leurs bagages pour que leurs bicyclettes puissent
avancer. Fort heureusement, d’autres cyclistes plus endurcis les aidèrent.
Ces derniers, je ne tardai pas à les croiser. C’était un autre couple
composé d’une Argentine et d’un Espagnol, tous deux étudiants à Madrid.
Ils pédalaient avec une facilité déconcertante malgré l’état de la chaussée et
extériorisaient une gaieté relevée d’une dose d’insouciance. Nous prîmes le
temps de bavarder longuement et ils me racontèrent comment ils avaient
prêté main-forte à mes deux jeunes compatriotes en portant leurs chargements volumineux sur l’interminable piste boueuse. Les quatre sympathiques voyageurs me signalèrent la présence de cyclistes grenoblois qui me
précédaient d’un jour ou deux, eux aussi équipés de bicyclettes Surly et de
sacoches Ortlieb.
Bientôt se présenta devant moi le cerro Catedral (2 064 m). C’est ici
qu’avait commencé la construction de la Carretera Austral vers le nord, et
c’est également là que débutait la plus grande portion macadamisée du
116
parcours (218 km) dont je ne profitai guère, préférant le côté sauvage et les
paysages plus attrayants de l’ancienne voie.
Une route à gauche conduisait à une centrale hydroélectrique et à la mine
souterraine El Toqui où on exploitait un important gisement de zinc et d’or,
véritable manne pour les habitants des environs. Par chance, de par leur
éloignement, elles ne détérioraient aucunement la campagne qui rayonnait
sous l’azur étincelant.
Je suivis le tracé de la piste dans la vallée Campo Grande jusqu’au lac
Pedro Aguirre Cerda près duquel une plage indomptée invitait à la baignade.
L’endroit me parut idéal pour pique-niquer et installer une toile de tente,
mais il se trouvait, hélas, trop éloigné de Villa Mañihuales, ville que je
désirais atteindre le soir même. Cinq kilomètres plus loin, je passai près
d’une pisciculture et la chaussée devint alors étroite, pénétrant dans des
gorges ceinturées de hautes parois. En regardant derrière moi, je découvris
le cerro del Porton (1 628 m) qui m’accompagna jusqu’au terme de l’étape.
Contraste entre la piste bitumée et le ripio. Au fond, le Cerro Alto Nevado (2 095 m).
117
J’arrivai bientôt dans la vallée du río Mañihuales, belle région d’élevage
et de cultures céréalières et maraîchères. Avant d’entrer dans l’agglomération, je m’arrêtai à la vue d’un coléoptère d’une grandeur que j’estimai à
7 ou 8 cm. Une longue mandibule prolongeait sa tête et lui donnait une
allure de monstre hideux tout droit sorti d’un film de science-fiction. J’en
aperçus d’autres en ville, j’en profitai pour demander comment se nommait
cet animal hétéroclite.
– Un ciervo volante1, me répondit un jeune homme qui se réjouissait
qu’un étranger s’intéressât à l’étrange insecte.
– Ici, personne ne lui ferait de mal, nous l’aimons beaucoup. Celui-ci est
un mâle, on le reconnaît à ses grandes mandibules, mais il est inoffensif,
elles ne servent qu’à impressionner ses éventuels prédateurs.
Cela me rassura.
Villa Mañihuales fut fondée en 1935 par des colons qui ouvrirent un
passage à travers la sylve épaisse à coup de hache et de machette. Ses
1 400 habitants lui conféraient le statut d’importante ville malgré la proximité de la capitale de la XIe région, Coyhaique. Malheureusement, les
premiers courageux à oser s’installer ici utilisèrent le feu en plus du coupecoupe et la nature se remet difficilement des anciens incendies, un des plus
grands désastres écologiques. Les flammes mirent de nombreuses années
pour s’éteindre définitivement, détruisant des milliers et des milliers d’hectares de forêt. Tout au long de la Carretera Austral, les stigmates de cette
catastrophe demeuraient intégrés aux prairies qui s’étendaient au pied des
montagnes. Je trouvais même que les arbres calcinés, allongés sur le flanc
des collines, les gratifiaient d’un charme rustique et inhabituel.
L’activité principale de la contrée, malgré la présence d’agriculteurs,
reposait surtout sur la mine El Toqui, située pourtant à 44 km. Comme pour
l’ensemble des municipalités traversées, j’ai beaucoup apprécié Villa
Mañihuales et l’accueil de mes hôtes. La curiosité et la loquacité de la jeune
étudiante en commerce qui me reçut détonnaient avec l’attention timide et
humble de ses parents.
La seule ombre qui obscurcissait mes pensées était de ne pas disposer de
suffisamment de temps pour visiter la réserve nationale de 1 200 hectares
qui côtoyait la ville. Une grande partie du parc était consacrée aux études de
reforestation, mais ce dernier permettait aussi d’observer la faune dans son
milieu naturel, notamment les huemuls qui peuplaient ses hauteurs.
1. Cerf volant et non cerf-volant qui se dit volantín.
118
Arrivée à Mañihuales.
Ma chambre à l’hospedaje Dorita.
119
En face, Villa Ortega ; à droite, la route pour Puerto Aysén.
Le puente Malo (le méchant) qui traverse le Dañino (le mauvais).
120
Villa Mañihuales ­ Coyhaique
A
VANT de quitter Mañihuales, je parcourus la ville, déambulant dans
les rues au gré de ma curiosité. Elle revêtait le charme des
agglomérations de la Patagonie, sans autres attraits particuliers. Un
monument, dans un petit espace vert, représentait un mendiant ou un
vagabond loqueteux jouant de la guitare, assis sur un gros tronc d’arbre,
barbu à la moustache souriante coiffé d’un haut chapeau. Je cherchai
vainement ce qu’il pouvait signifier, mais le personnage me plut et j’aspirai
à ce qu’il fut érigé en hommage à un de ces singuliers trimardeurs qui
dispensaient rêves et utopies aux colons isolés.
Une femme, me voyant immortaliser un araucaria fraîchement planté,
m’invita à découvrir son jardin avec une fierté guère dissimulée. Un beau
conifère de cette espèce dominait de sa hauteur le quartier près d’un cerisier
aux fruits aguichants.
À la sortie du village, deux cyclistes santiaguinos me rattrapèrent.
Comme les autres Chiliens voyageant à bicyclette, ils n’envisageaient pas
de parcourir toute la Carretera Austral, mais seulement atteindre Coyhaique.
Pobrecitos Chilenos (pauvres Chiliens), leurs deux semaines légales de
congés annuels ne leur permettaient pas d’accomplir plus longs périples. À
Puerto Montt, ils choisirent judicieusement de longer le lac Llanquilhue en
passant par Puerto Varas et de rejoindre Contao par le sud de l’estuaire de
Reloncavi. Même s’ils étaient parvenus à la dernière étape de leur aventure,
leurs sourires malicieux trahissaient un caractère facétieux. Hélas, nos
parcours respectifs allaient bientôt nous séparer. Ils se rendaient à
Coyhaique en empruntant la belle route asphaltée qui menait à Puerto
Aysén. Quant à moi, j’avais décidé de continuer sur une piste plus ancienne
et moins fréquentée, détériorée par les nombreux passages d’engins agricoles, mais que je subodorais plus pittoresque. Avant de laisser la chaussée
bitumée, un petit sanctuaire retint mon attention. Des offrandes sous forme
de bouteilles d’eau ouvertes avaient été déposées sur le modeste monument
121
sur lequel je lus l’inscription difunta Correa. Antonia Deolinda Correa vivait
à San Juan, en Argentine, proche de la ville chilienne de La Serena. Depuis
l’indépendance de ce pays, en 1816, les Fédéralistes et ceux qui s’opposaient à la concentration des pouvoirs s’affrontaient dans une guerre fratricide. Vers 1840, son mari fut enrôlé de force dans l’armée fédéraliste. La
femme, affligée par la séparation et craignant pour la santé fragile de son
époux, décida de suivre la garnison coûte que coûte à travers le désert de
San Juan, en emportant dans ses bras son nouveau-né. Ses vivres
consommés, accablée par le soleil et par le manque d’eau, elle tomba
d’épuisement. Dans un ultime effort, elle approcha son bébé de sa poitrine
avant de rendre son dernier souffle.
Plus tard, des muletiers trouvèrent son corps et eurent la surprise de
constater que le nourrisson avait survécu en tétant le sein de sa mère morte.
Ils enterrèrent les restes d’Antonia Deolinda, surmontant sa dernière
demeure d’une grande croix pour honorer ce miracle, et emmenèrent le petit
enfant avec eux. La nouvelle se propagea et plusieurs bergers ayant perdu
des moutons les retrouvèrent sains et saufs après avoir prié sur la sépulture
de la difunta Correa.
Aujourd’hui, cette croyance populaire s’est répandue dans les moindres
recoins de l’Argentine et même dans les pays limitrophes. Bien qu’elle n’ait
jamais été reconnue par le Vatican, elle suscite une dévotion assidue depuis
la fin du XIXe siècle et la difunta est considérée comme une sainte à qui on
sollicite protection. Les camionneurs ont érigé sur toutes les routes des
petits sanctuaires à sa gloire où ils déposent régulièrement des bouteilles
d’eau.
Bouteilles
déposées
au sanctuaire de
la difunta Correa.
122
La plupart des gens aiment croire aux belles histoires et cette légende où
l’héroïne représente l’épouse fidèle et la mère qui, même morte, continue à
alimenter son enfant, incite plus de 200 000 personnes à effectuer chaque
année le pèlerinage qui mène jusqu’à son tombeau.
Une des journées les plus difficiles de mon périple m’attendait, avec une
distance de 75 km à parcourir pourvue du dénivelé le plus important de mon
voyage. « La peine et le plaisir se suivent » ou « le plaisir et la peine se
suivent » sont des dictons qui exprimaient on ne peut mieux mes sensations
ressenties ce jour. « Peine » due aux nombreuses ascensions abruptes, à la
qualité de la piste, bien sûr, mais aussi au soleil qui brûlait ma peau et à la
chaleur qui m’asphyxiait.
Et quelle solitude ! Je n’ai vu pratiquement personne de la journée,
hormis quelques huasos (paysans) qui travaillaient dans leurs champs et les
rares promeneurs aperçus dans le seul village traversé, Villa Ortega. Ah si !
J’allais oublier une rencontre inattendue… Alors que je souffrais dans une
longue montée, une voiture de carabineros venant en sens inverse s’immobilisa à ma hauteur. Je pensais essuyer le reproche de rouler à gauche de la
chaussée, côté le plus praticable. Loin d’eux l’idée de me réprimander, ils
m’encouragèrent et m’invitèrent à me reposer et à me ravitailler dans leur
caserne située dans la bourgade la plus proche. Même si je pressentais qu’il
me serait peu envisageable de m’y arrêter, cela me fit plaisir et me
réconforta alors que la canicule m’accablait. Un homme qui remplaçait une
vieille clôture m’affirma n’avoir jamais connu une chaleur comparable à
celle qui sévissait depuis mi-janvier. J’appris plus tard qu’une température
de 36° fut enregistrée le même jour à l’aéroport de Balmaceda, près de
Coyhaique. De malheureux moutons se protégeaient du soleil derrière le
moindre tronc d’arbre calciné allongé sur le sol depuis l’époque des grands
incendies, tandis que les feuillus encore debout abritaient les veaux, vaches
et taureaux attroupés sous leurs branches salvatrices.
Heureusement, les rivières irriguaient abondamment les terres fertiles.
Les nombreux ponts me signalaient leurs présences qui exhalaient une fraîcheur fort opportune et me permettaient de m’approvisionner régulièrement
en eau. Leurs noms étaient souvent évocateurs comme le puente Malo (le
méchant) qui traversait le Dañino (le mauvais) que j’empruntai au moment
même où je maudissais la piste sur un secteur éprouvant. Le puente
Emperador Guillermo II, peu après, rappelait les colons allemands arrivés
ici au début du XIXe siècle.
Un cimetière d’aspect champêtre annonçait enfin la proximité de Villa
Ortega, village de 400 âmes. Près des tombes regroupées dans une prairie,
123
un écriteau où était gravé Familia Márquez Muñoz attira mon regard.
Pourquoi une famille avait-elle réservé un espace distant des autres monuments funéraires, comme si l’isolement leur était devenu essentiel pour
l’éternité ?
Je parvins dans la localité agricole complètement éreinté et je profitai de
cette faiblesse pour m’arrêter longuement et visiter le bourg qui portait
fièrement le nom du premier colon arrivé dans la province. Je m’étais
imaginé un hameau composé de cinq ou six maisons et je fus étonné de
découvrir un pueblo doté d’un cimetière, d’une église, d’un square pour les
enfants, d’une école et même d’un gymnase en construction.
Un musée honorait la mémoire des pionniers. Il abritait des outils et
autres objets ayant appartenu aux descendants des villageois. Un tracteur à
vapeur, une batteuse presque centenaire et diverses autres vieilles machines
agricoles ornaient la place. La commune et ses alentours émanaient un
charme bucolique et représentaient admirablement la plus ancienne et principale zone agraire de la région d’Aysén.
Ce jour-là, peu d’habitants s’aventuraient dans les rues, je me trouvai
presque seul à arpenter le village sous un soleil brillant de mille feux.
Toutefois, près de la caserne des carabiniers, un des leurs se dirigea timidement vers moi. Malgré la proximité de la frontière, les Chiliens, se différencient des Argentins de par leur caractère réservé qui s’apparente à une
grande timidité, surprenante dissimilitude entre deux voisins, l’Argentine
libertine et le Chili pudique, mais dès le contact établit, ces gens humbles
s’ouvraient et se montraient des plus attentionnés. Celui-ci m’invita à tomar
la once1 avec lui, comme ses collègues rencontrés auparavant me l’avaient
suggéré. Je refusai l’invitation à contrecœur mais en raison de l’heure
tardive, il m’était hélas impossible de m’attarder plus longtemps.
En effet, les vingt-trois derniers kilomètres me semblèrent interminables.
Je perdis souvent le contrôle de ma machine sur la piste exécrable, mis
maintes fois pied à terre dans les pentes descendantes comme dans les
montées qui se révélaient de plus en plus douloureuses. J’éprouvai une
grande lassitude malgré les paysages admirables. Pourtant, si je devais
recommencer cette descente de la Patagonie, je choisirai à nouveau d’emprunter cette route délaissée des touristes, tant la campagne faite de collines
dominées souvent par de hautes cimes me parut d’une beauté indéfinissable.
1. Prendre une collation. Les Chiliens se contentent souvent de ce repas avant de se
coucher.
124
Sur le flanc de quelques montagnes je remarquai des tentatives de reforestation. Les estancias, comparées à celles cloîtrées dans les vallées étriquées, occupaient ici des espaces immenses. Des ballots de paille cylindriques paraient, quelquefois, les champs affectés à la culture de céréales,
affichant ainsi la relative aisance des agriculteurs.
Par bonheur, j’atteignis en pente descendante effectuée à faible allure le
seul col de la journée et par la même occasion la chaussée macadamisée la
plus empruntée de la Carretera, celle qui relie les deux principales villes,
Puerto Aysén et Coyhaique. Je m’arrêtai une dernière fois, malgré l’heure
tardive, pour contempler le paysage du haut d’un mirador dressé au bord de
la Ruta 7. La vue plongeante sur Coyhaique et sa vallée naissante laissaient
entrevoir une route à forte déclivité. Le fait de quitter la piste malaisée et de
me retrouver sur une voie asphaltée m’autorisait espérer pédaler à vive
allure et éviter ainsi d’arriver de nuit, malheureusement, un camion roulant
à peine à 30 km/h sur la pente sinueuse contraria mon expectative.
Encore quelques bosses et je pénétrai dans Coyhaique où je me pressai
pour trouver rapidement un gîte. Cette ville de 37 000 âmes fut fondée en
1929 par le gouverneur provincial dans la vallée formée par les rivières
Simpson et Coyhaique d’où elle tire son nom aborigène : « hameau entre les
eaux ». Municipalité en 1948, le gouvernement chilien incita de nombreux
colons à venir s’y installer pour peupler cette contrée, ce qui contribua à son
essor rapide. Elle remplaça Puerto Aysén (13 000 habitants) en tant que
capitale de la XIe région en 1974.
Je m’approchai de la plaza de Armas pour trouver un hospedaje tout près
du centre. Un carabinier désirant m’être agréable me conseilla un des hôtels
les plus somptueux de la ville, réflexe conditionné sans doute aussi par un
certain orgueil patriotique. Ceux-ci ne sont pas toujours de bon conseil pour
le voyageur souhaitant éviter le luxe pour se rapprocher du citoyen lambda.
Une jeune femme eut l’excellente idée de me conduire chez don Rocco.
Je décelai d’emblée chez mon hôte un personnage haut en couleur…
Pour dîner, il me déconseilla le restaurant situé en face et il m’indiqua un
lieu « bien moins cher et plus sympa », chez
los bomberos (les pompiers). J’allai voir,
intrigué. En effet, un coin de leur local faisait
aussi office de réfectoire. Je ne regrettai pas
l’ambiance chaleureuse qui y régnait.
En retournant à l’hospedaje, je saluai
deux hommes qui s’affairaient sur le moteur
Don Rocco
d’un car.
125
– Avec l’état de vos routes, je ne suis pas étonné que vous ayez des
problèmes ! risquai-je.
Une discussion d’une heure s’engagea. Les deux chauffeurs arrivèrent
ici dès la construction de la Carretera pour y réaliser leur rêve, créer la
société Baker, une des premières compagnies de car de la région.
– Ce n’est pas pour l’argent que nous restons, mais nous ne pourrions pas
quitter cet endroit tant nous nous y sommes attachés.
Malgré la rudesse du climat, de nombreuses personnes originaires
d’autres contrées éloignées m’ont confié leur même attachement pour ces
terres australes. Ils me parlèrent des péripéties qui marquèrent le début de
leur expérience en Patagonie, me renseignèrent sur la faune. Ils me
contèrent l’histoire de ce touriste venu pratiquer le trekking à El Chalten et
à Villa O’Higgins. On lui avait conseillé, s’il rencontrait un puma, d’exécuter de grands gestes accompagnés d’énormes cris pour le chasser. Le
matin, au réveil, le félin se trouvait à quelques longueurs de son bivouac. Il
fit consciencieusement ce qu’on lui avait enseigné, mais le lion des montagnes l’observa de longues minutes avec apitoiement… Il est cinglé ce mec !
semblait penser le fauve. Ils riaient de bon cœur en me racontant cela.
L’humeur enjouée paraissait contagieuse à Coyhaique. J’aurais dû me
douter, à ce moment-là, qu’il me serait difficile de quitter la ville.
Je me présentai tard au gîte, don Rocco attendait patiemment mon
arrivée pour aller se coucher.
126
L’entrée du cimetière de Villa Ortega.
Paysage champêtre entre Mañihuales et Villa Ortega.
127
Un hospedaje des plus sympathiques à Coyhaique : Lo de Rocco.
Virginie, Nelly, Jérôme et Michel.
128
Pause à Coyhaique
A
U petit matin, je fis connaissance avec les autres personnes qui
logeaient ici : des travailleurs de Punta Arenas, l’importante ville
située au sud du continent ; un Santiaguino retenu à cause d’une
panne et qui devait attendre qu’une pièce parvienne de la capitale ; un
professeur de gymnastique. Don Rocco, plus très jeune, ne laissait pourtant
pas paraître son âge tant il s’activait pour satisfaire toute la clientèle.
Je ne pus dissimuler ma surprise à la vue de trois cyclistes français
attablés dehors : Jérôme et Nelly venaient d’Ushuaia, et Michel se dirigeait
comme moi vers Villa O’Higgins pour atteindre ensuite l’extrême sud de la
Terre de Feu. Virginie, sa compagne, nous rejoignit peu après, réveillée par
la conversation enjouée dont les intervenants usaient de la langue de
Voltaire.
– Tu t’es crue en plein cauchemar, déjà de retour en France ? lui lança
Nelly.
Michel et Virginie étaient mes deux compatriotes grenoblois – voyageant
sur des bicyclettes identiques à la mienne – que l’on m’avait signalés peu
après Villa Amengual. Ces derniers repartaient dans la matinée alors que
Jérôme et Nelly désiraient se reposer quelques jours à cause d’une tendinite
contractée par la jeune femme, blessure due à son manque de pratique
cyclotouriste. La pauvre, elle avait débuté son périple à Ushuaia et s’était
retrouvée aussitôt sur un vélo accablé sous le poids des sacoches et face à
un vent continuel et violent. Mais ces couples étaient pourvus d’un grand
courage et rien ne semblait être en mesure d’endiguer leur soif d’aventure !
Lui était informaticien, Nelly avait suivi des études d’anthropologie. Près de
Cuzco, au Pérou, des bandits armés les attaquèrent en pleine nuit. Il leur
fallut ruser, batailler et négocier vigoureusement pendant des heures pour
s’en sortir sans trop de dommages. Devenue voyageuse « sans-papiers »,
Nelly dut attendre un nouveau passeport à Lima avant de continuer sa route.
Nous racontant nos voyages respectifs, Virginie me demanda si je n’étais
129
pas le cyclotouriste dont la famille visitait la Patagonie en tout-terrain. Ils
avaient rencontré Janet qui les avait questionnés pour savoir s’ils n’avaient
pas vu un cycliste français se prénommant Patrice. Espérant me croiser
pendant son retour, elle interrogeait tous les cyclo-campeurs qu’elle apercevait. Ma compagne, peu experte à l’ordinateur, n’avait pu accéder à mon
blog et n’avait aucune nouvelle de moi. Elle s’inquiétait pour ma santé
depuis que je l’avais quittée à Caleta Gonzalo avec le visage bouffi ! Je
visitai ensuite la « mégalopole » de cette partie de la Patagonie. Toute l’animation gravitait autour de la plaza de Armas, une des rares places au Chili
ne présentant pas une forme rectangulaire. De celle-ci, pentagonale et
arborée, rayonnent dix rues, ce qui trouble généralement l’orientation des
touristes, ce dont je ne pus me soustraire.
Sur celle-ci trônaient des statues dont le sempiternel buste du libertador
O’Higgins. Je la trouvai aussitôt agréable, avec ses bassins, ses fontaines et
ses divertissements pour enfants. Tout près, dans un petit marché exposant
divers objets traditionnels destinés aux visiteurs, j’achetai des cartes
postales, les seules qu’il me fut permis de voir durant tout mon voyage. Tout
près, une sculpture représentait une Alakaluf, Indienne nomade des chenaux
australs dont l’ethnie a aujourd’hui quasiment disparu.
Je m’installai à la terrasse du Café Ricer. J’appréciai beaucoup cette
journée de repos et la douce quiétude qui régnait près la place. De temps en
temps, j’observai le passage de cyclo-campeurs dont la présence démontrait
la popularité de cette route malgré la Ruta 40, sa célèbre concurrente argentine qui longe la frontière non loin de là, de l’autre côté de la Cordillère.
Un couple de cyclistes belges s’assit près de moi. Ces baroudeurs
venaient, eux aussi, d’Ushuaia. Lui était un vététiste confirmé, tandis
qu’elle, néophyte au départ, s’était révélée excellente pédaleuse. Ils se
prénommaient Valérie et Renaud et « avançaient », ce qui signifie, en pays
wallon, progresser à une vitesse rapide. Après mon retour en France, en
consultant leurs photos sur leur site Internet, j’appris que Renaud – véritable
sosie de l’acteur Jean Dujardin – pratiquait le VTT en compétition et qu’il
avait profité de l’entraînement accumulé depuis des mois pour remporter, en
juillet, une course renommée, à Tucuman, près de la capitale argentine.
L’épreuve rassemblait plus de 300 concurrents qui s’affrontèrent dans le
froid et la boue, avec un « mur » à monter de nombreuses fois… 18 km en
2 heures pour le vainqueur ! Malgré son profil de cycliste de haut niveau, il
me confia que ce périple, sur la Carretera, s’avérait vraiment difficile et
nécessitait une bonne préparation, tant pour le voyage, proprement dit, que
physiquement. Cela me rassurait quant à ma forme physique…
130
Je mis à profit le temps libre dont je disposais au cours de l’après-midi
pour emmener ma bicyclette chez le vélociste. Le verdict tomba, désappointant, brutal ; je devais changer le pédalier. Je décidai de remplacer aussi
toutes les vis manquantes qui assuraient la fixation des sacoches sur le vélo.
Les journées passées à sautiller sur les cailloux avaient malmené le matériel.
Avec le recul, il me paraît opportun de vérifier régulièrement les serrages de
celles-ci. Depuis plusieurs jours, des tendeurs se substituaient aux vis
perdues.
De retour à l’hospedaje, je rencontrai un de mes voisins de chambre qui
me proposa de manger le soir avec eux un asado de cordero parrado (un
mouton grillé). J’acceptai avec joie cette invitation à dîner dans une
ambiance chaleureuse, à déguster un plat typique en m’imprégnant totalement de la convivialité de los patagones. Une moitié d’agneau, pattes
écartées, fut fixée sur un asadero, croix verticale en métal placée, en
fonction du sens et de la force du vent, à proximité d’un feu. L’animal cuisit
pendant plus de quatre heures, arrosé régulièrement de marinade faîte d’un
mélange d’épices et de bière.
Je ne regrettai pas cette excellente soirée, ou plus exactement, cette
excellente nuit qui se prolongea avec des parties de truco, un jeu de cartes
ressemblant un peu au poker menteur.
Le vin coula à flot. Je remarquai souvent certains de mes compagnons
s’en aller dans l’obscurité et revenir avec quelques bouteilles de vino tinto
(vin rouge) achetées je ne sais où.
Après quelques verres, toutes les phrases se terminaient par un huevon
(c…) cocasse… de vrais poètes ! Et, oh surprise, les trois jeunes femmes
cyclistes qui avaient quitté pratiquement en même temps que moi Caleta
Gonzalo arrivèrent en plein milieu de la nuit, habillées en civil, attirées sans
doute par le vacarme nocturne ! Elles arrosèrent la réussite de leur périple
avec nous. Je me couchai parmi les premiers, vers 4 heures…
L’asado de
cordero
pajado, plat
typiquement
patagón.
131
Coyhaique sous un soleil radieux : une atmosphère qui invite à la flânerie.
À la sortie de la ville, à gauche de la route, un rempart rocailleux
appelé « muraille de Chine ».
132
Coyhaique ­ El Blanco
M
ALGRÉ les excès commis durant la nuit, je me levai tôt, souhaitant
disposer de suffisamment de temps pour écrire quelques lignes
sur mon blog et y ajouter quelques photos. J’espérais aussi
parcourir une cinquantaine de kilomètres avant d’installer ma toile de tente.
Mes compagnons de fête se taquinaient et s’apostrophaient à haute voix,
les cartes dans une main, le verre à portée de l’autre, sauf Rocco que je vis
aller se coucher un peu éméché… Mais les grands éclats de rire suivaient,
ne laissant aucun doute sur l’ambiance toujours festive. Ce matin-là, sa
femme dut préparer toute seule les petits déjeuners. Elle apporta mon linge
qu’elle avait gentiment accepté de laver. Je retrouvai Nelly et Jérôme qui
s’apprêtaient à faire un tour en ville. Nous conversâmes longuement avant
de nous souhaiter mutuellement « buen viaje et suerte ».
Mais l’envie de flâner, après une nuit de fête, me conduisit jusqu’à la
terrasse du Café Ricer. Comme la veille, j’y rencontrai à nouveau Renaud
et Valérie, attablés, puis Michael, l’ami hollandais que je n’avais pas revu
depuis le bas du portezuelo Queulat, ainsi que deux Américains… et encore
Nelly et Jérôme. À chaque fois nous partions dans des palabres interminables.
L’après-midi était bien avancée quand je me décidai enfin à me rendre au
cybercafé. Avec le
recul, pour un voyage
d’un
mois
en
Patagonie, je déconseille au voyageur de
s’occuper de son site
Internet, de son blog et
même de ses mèls. Cela
Rencontre au Café Ricer :
Valérie et Renaud.
prend trop de temps et
133
Bivouac sympa, au bord d’une rivière, à El Blanco.
il y a tellement d’autres choses à faire ! Même si de nombreux villages isolés
bénéficiaient d’une connexion gratuite sur la Toile via le satellite, celle-ci
s’avérait toujours extrêmement lente.
Après presque deux journées passées dans la capitale, j’éprouvai fortement l’envie de retrouver la solitude, la liberté… Le soir arriva quand je me
libérai de ma « cyber-contrainte ». Je pus enfin mettre les voiles.
À la sortie de Coyhaique, j’aperçus encore deux de mes compagnons de
fête. Ils me proposèrent de les accompagner chez des amis pour un autre
asado… mais là, malgré leur sollicitude spontanée, je refusai énergiquement.
Sur la route au revêtement impeccable, je croisai les nombreux citadins
qui revenaient d’une journée paisible passée à la campagne, au bord des
innombrables cours d’eau où des campeurs étaient installés, à une quinzaine
de kilomètres de la ville. Je continuai ma progression jusqu’aux environs de
22 heures. Le crépuscule qui précédait une nuit étoilée me préconisait de
chercher rapidement un endroit pour bivouaquer. Après quelques tentatives
infructueuses, je trouvai un emplacement près du petit village El Blanco, sur
un tapis de verdure qui revêtait la rive d’une rivière. Je savourai le plaisir
d’avoir recouvré la quiétude que deux jours de vie citadines m’avaient un
peu privé. Seule la visite d’un chien errant troubla mon apparente solitude
juste avant que j’aie pu m’enfoncer dans mon duvet et m’immerger au pays
des rêves.
134
El Blanco ­ Villa Cerro Castillo
S
OLITUDE en effet apparente car, à mon réveil, je découvris près de moi
des chevaux quelque peu perturbés par ma présence. Ce village
anodin se situait à 6 km d’une importante bifurcation. D’un côté, la
route menait au portezuelo Ibañez, le plus haut col de la Carretera Austral,
avec ses 1 120 m d’altitude ; de l’autre, vers l’Argentine, en passant par
Balmaceda où se trouve l’unique aérodrome pouvant accueillir de gros
avions en provenance de Santiago, de Puerto Montt ou de Punta Arenas. La
proximité de la frontière expliquait sûrement pourquoi la bourgade
possédait un musée du maté où se trouvait exposée une multitude de
calebasses, récipients où l’on sert cette infusion qui remplace le café ou le
thé et que l’on ingurgite avec une bombilla de la même manière que l’on
utiliserait d’une paille. Même si le maté tient une place importante dans la
culture argentine, il est apprécié aussi dans une grande partie d’Amérique du
Sud comme au Chili, au Paraguay, en Uruguay et au Brésil. Dans toute la
Patagonie, il s’avère incontournable.
Contre toute attente, je n’eus pas trop à souffrir du vent sur ce bout de
route qui pénétrait dans la pampa, balayée quotidiennement par l’inévitable
souffle d’Éole.
Que l’on aille tout droit vers Balmaceda ou que l’on bifurque vers
Cochrane, la carretera aux lignes impeccables se déploie dans un paysage
placide d’où émane une douceur communicative. Je commençai la montée
du col Ibañez. Au fur et à mesure que je m’élevais, le panorama sur la steppe
qui s’étendait jusqu’en Argentine devenait prodigieux. Le hameau suivant,
Vista Hermosa (jolie vue), portait son nom à merveille. J’accédai bientôt
dans la réserve nationale du cerro Castillo et le lac Chigay apparut au détour
d’un virage. Ses rives abritaient des aires de campings à l’aspect sauvage.
La route continuait, bordée par des montagnes et des pointes rocheuses,
et croisait une grande vallée glaciaire avec de très beaux rochers qui paraissaient être des statues, notamment la Piedra del Conde près de laquelle je
135
m’accordai un petit arrêt. J’arrivai au sommet du portezuelo sans avoir à
produire des efforts excessifs. La principale difficulté de la montée fut de
supporter la température toujours torride.
Une magnifique descente m’attendait, appelée la cuesta del Diablo (côte
du diable). Malgré son inquiétante appellation, elle ne présentait aucun
danger depuis que les autorités régionales avaient décidé de l’asphalter. Je
dus néanmoins décélérer fermement pour m’arrêter près d’un mirador qui
exposait une vue grandiose sur la route aux courbes parfaitement dessinées,
et, en toile de fond, les montagnes en bas desquelles se faufilait le tumultueux río Ibañez. Villa Cerro Castillo (mont château) se trouve au pied d’un
massif nommé ainsi pour sa ressemblance à une forteresse médiévale.
Le village se remettait doucement d’un week-end de fête qui avait attiré
grand nombre d’estivants et d’autochtones. Les deux patrons des Bus
Becker m’avaient parlé, dès mon arrivée à Coyhaique, de ces festivités
annuelles suscitant l’intérêt de quelques touristes, mais surtout de nombreux
régionaux qui n’hésitaient pas à effectuer de longs voyages en voiture ou en
car pour cette occasion. Les divertissements ne sont pas légion et, quelques
semaines plus tard, la froidure, les pluies et les tempêtes ne permettraient
plus les rassemblements champêtres, et cela pendant de nombreux et inter-
Petite pause devant
la Piedra del Conde.
136
minables mois. Quelques amateurs de trekking, chargés de sacs à dos,
traversaient le village.
Les restaurants étaient tous fermés. Je trouvai un hospedaje engageant
où don Anulfo Parra Unmaña et son épouse, deux braves personnes aux
visages marqués par les années, amis de la maison, me reçurent. Ils me
proposèrent de patienter en attendant que les propriétaires arrivent. Une
peau de puma ornait le mur d’entrée.
Je déchargeai mon vélo et, plutôt que de rester inactif, je profitai de cette
attente pour dénicher un lieu offrant le couvert. Quand je revins, les patrons
du gîte n’avaient toujours pas apparu, mais don Anulfo me suggéra de
m’installer dans une des chambres. Je vis la patronne plus tard, en coup de
vent, mais, avec ses salutations peu chaleureuses, je me félicitai d’avoir
obtenu l’hospitalité du couple âgé. Un garçon de la famille me proposa,
pour le lendemain, une promenade en cheval. Ma réponse négative lui
déplut et il repartit comme il était venu, sans sourire et sans mot d’adieu. Je
profitai ensuite d’un peu de temps de libre pour me connecter à Internet,
chez doña Juanita Barrientos Torres. L’accueil affable de celle-ci me fit
regretter de ne pas pouvoir m’attarder chez ces gens sympathiques pour en
connaître davantage sur leur village et ses habitants.
Le nombre important de touristes israéliens rencontrés dès mon entrée
dans la bourgade m’avait surpris. Ils attendaient qu’une voiture daigne les
emmener vers l’Argentine en passant par Balmaceda ou en se dirigeant vers
Puerto Ibañez pour traverser le lac Carrera jusqu’à Chile Chico, ville proche
de la frontière.
De Villa Cerro Castillo jusqu’au sud du lac, je constatai qu’ils représentaient la grande majorité des estivants présents. J’avais lu, quelques années
auparavant, Adiós Tierra del Fuego de Jean Raspail, dans lequel il rapportait la présence de militaires de ce pays du Moyen-Orient venus étudier l’hydrographie en Patagonie. L’auteur n’hésitait pas à soupçonner l’État israélien de son intention de vouloir s’installer ici. Je n’y avais guère prêté attention, pensant que l’écrivain s’était laissé aller à ses propres élucubrations. Je
questionnai quelques villageois sur la signification de leur affluence dans la
région.
– Pour eux, la Patagonie représente la terre promise, me répondit une
femme assise derrière la caisse de son épicerie. C’est sûrement pour cela,
après leurs deux années de service militaire obligatoire, ils voyagent chez
nous un peu comme on réalise un pèlerinage !
Il s’ensuivit quelques mots désobligeants à leur égard. Ils ne sont, en
effet, guère appréciés par la population locale qui les considère souvent
137
comme des gens prétentieux, les « méprisant et négociant toujours leurs
achats ». Raúl Piñeira, un chauffeur de minibus transportant des groupes de
touristes m’avoua, à Cochrane, qu’il évitait coûte que coûte à travailler pour
eux. Les fréquenter s’avérait laborieux, même pour un voyageur à vélo pour
qui ils ne décochaient guère qu’un bref salut, et encore… J’eus néanmoins
la chance de sympathiser avec un jeune couple de confession juive. Nous
avons navigué ensemble pendant plus d’une heure à Puerto Río Tranquilo,
dans une petite embarcation ; des personnes très sympathiques mais peu
explicitent quand j’ai voulu connaître leur version sur la présence considérable de leurs concitoyens dans ce village. Il faut toutefois faire preuve de
prudence sur les différentes analyses concernant cette intrusion. L’extrême
droite chilienne accusait aussi Douglas Tompkins, le propriétaire du parc
Pumalín, d’être un agent sioniste cherchant à créer une colonie juive en
Patagonie, ce qui s’est révélé grotesque.
Ma chambre m’attendait pour une bonne nuit réparatrice, avant de
repartir sur le secteur le moins aisé de tout le voyage. Dès la fin de la partie
goudronnée que j’avais aperçue à la sortie du village, la piste laissait
présager une journée difficile. Quel contraste avec le beau bitume sur lequel
je progressais depuis deux jours ! Avant de m’endormir, je m’efforçai à ne
pas y penser. À chaque jour suffit sa peine…
Le petit hameau de Vista Hermosa.
138
Le point culminant de la Carretera Austral.
La belle descente de la cuesta del Diablo.
139
Montée éprouvante sur la route menant aux peintures rupestres.
Vue sur le Cerro Castillo.
140
Villa Cerro Castillo ­
Bosque Muerto
C
E matin-là, au réveil, j’entendis don Anulfo et son épouse qui
s’affairaient tout en discutant dans la cuisine. Dès que je fus levé, ils
me proposèrent de boire un maté avec eux. Quel plaisir de me
retrouver avec ces gens dont l’humilité n’avait d’égale que la gentillesse.
Avant de les quitter, je les photographiai, en promettant de leur envoyer
un tirage à l’adresse de la boutique tenue par doña Juanita Barrientos Torres,
où je m’étais connecté à Internet la veille au soir. Ils prenaient le car en
début d’après-midi pour Puerto Murta.
– Peut-être vous verra-t-on sur la route en train de pédaler ?
Mais mon départ tardif et une visite m’obligeant à effectuer un détour me
retardèrent trop pour que cela se concrétise. Je souhaitais découvrir les peintures rupestres qui se trouvaient sur des rochers à cinq ou six kilomètres,
témoignages de la présence des Indiens tehuelches dans la région il y a plus
de 10 000 ans.
Je fis un saut chez doña Juanita pour la prévenir que je lui enverrai
quelques photos dès mon retour en France, et aussi pour qu’elle note son
adresse et écrive clairement le nom que don Anulfo avait griffonné d’une
écriture maladroite.
Je savais que la journée qui m’attendait serait des plus difficiles, la route
comportant un dénivelé important et recouverte, sur plus de trente kilomètres, du plus mauvais revêtement de toute la Carretera Austral, m’obligeant
à poser souvent le pied à terre.
Je pris la décision de me débarrasser de quelques bagages superflus qui
encombraient mes sacoches et ralentissaient mon allure. Pas grand-chose :
quelques vêtements, outils et autres babioles. Emmener le strict nécessaire
s’avère essentiel sur un tel parcours. Les gadgets sont tout à fait inutiles,
141
tout comme l’altimètre qui possédait également la fonction d’anémomètre,
et le purificateur d’eau. Même si je n’avais pas emporté une pléthore
d’objets inutilisés, je réussis à me délester néanmoins de deux ou trois kilos.
Ne sachant pas combien de temps je disposerai au retour, je décidai de
demander, à l’office de tourisme, s’il était possible de me les garder, l’arrêt
de bus se situant tout proche, au lieu de les laisser à l’hospedaje ou chez
doña Juanita qui aurait bien volontiers accepté de les entreposer quelques
jours chez elle. Deux sympathiques jeunes filles, souriantes, avec qui je
discutai longuement, consentirent sans difficulté à les ranger à l’abri des
regards.
La journée s’annonçait encore cuisante. Je m’attardai en parcourant à
bicyclette dans la petite bourgade.
– Où peut-on poster le courrier ? demandai-je.
– Vous êtes en Patagonie, ici, vous ne trouverez rien avant Cochrane ! me
répondit un villageois, le sourire aux lèvres.
Un car arriva et stationna sur l’artère principale. Les passagers descendirent et montèrent dans un autre bus qui appartenait aux propriétaires d’une
maison située tout près. Cet ancien autocar demeurait à jamais immobilisé
A gauche, le car affrété pour la restauration.
142
et servait de restaurant pour sustenter les touristes. Voir ceux-ci changer de
véhicule pour manger me parut une scène cocasse, voire burlesque.
Pour ma part, je décidai de petit-déjeuner là où j’avais dîné la veille et
de profiter de la boutique qui s’y trouvait pour me ravitailler en nourriture.
Plus de cent kilomètres me séparaient de Puerto Murta et « onze heures »
allaient bientôt sonner. J’avais prévu de camper à mi-parcours, mais je pressentais qu’il me serait impossible d’y parvenir avant la nuit. La patronne me
reçut avec un large sourire. Pendant mon repas, une jeune fille arriva, je ne
savais pas encore que la charmante demoiselle était l’enfant de doña Juanita
et qu’elle se préparait pour aller travailler dans le site touristique abritant les
peintures rupestres où elle tenait la caisse. Elle venait chercher un des
garçons de la maison qui lui, malgré son apparence juvénile, faisait office
de guide pour les quelques visiteurs. Les observer en train de s’éloigner sur
leurs bicyclettes me rappela que je ne devais pas non plus trop tarder à
chevaucher ma monture.
La route s’élevait dès la sortie du village et se frayait un chemin à travers
les rochers, laissant apparaître les gorges profondes et étroites du tumultueux río Ibáñez. Des vues exceptionnelles se dégageaient de tous côtés,
notamment sur le majestueux cerro Castillo et sur la vallée que j’empruntai
bientôt, sur la gauche, pour me rendre au site où se trouvaient les vestiges
préhistoriques. La petite piste pierreuse traversait des champs, des prairies
et flirtait avec quelques haciendas.
Après une impressionnante ultime montée qui mit mon vélo à terre, je
pénétrai dans une salle pour m’acquitter des droits d’entrée. Les visages
graves et tristes qui m’accueillirent trahissaient une ambiance morose.
M’approchant de la fille de doña Juanita, je vis des larmes qui ruisselaient
sur ses joues. Lui présentant un billet, elle me confia qu’elle avait perdu tout
son argent et la recette de la veille et ne pouvait me rendre la monnaie. Je
lui laissai volontiers quelques lucas1 en plus, espérant que ceux-ci apaisent
un peu sa peine.
Je partis seul sur un sentier bordé de nombreux et divers arbustes de la
région, à la découverte des rochers où figuraient des mains peintes en positif
et en négatif. Une autre peinture représentait une femelle guanaco et son
petit, mais celle-ci se trouvait plus loin, dans un domaine privé et inacces-
1. Dans le langage familier chilien, une luca signifie mille pesos.
143
sible. Une famille colombienne de Medellin accompagnée du guide me
rejoignit. Une demoiselle prit un apparent plaisir à converser avec moi. À la
fin de la visite, le jeune guide s’attarda pour discuter, lui aussi, avec le franchute2. Sa curiosité était grande et il me posa quelques questions sur les
fresques rupestres en Europe. Je lui parlai des grottes du sud-ouest de la
France.
Après avoir descendu prudemment la côte à pied, je refis la piste dans
l’autre sens pour regagner la Carretera. Je croisai doña Juanita et sa fille en
automobile qui me saluèrent avec des gestes et un sourire qui me firent
comprendre que l’argent perdu avait, par bonheur, été retrouvé.
La Ruta 7 se présentait avec le plus incommode de ses revêtements. Mais
la vitesse très lente à laquelle je fus contraint d’avancer me permit d’admirer
la magnifique vallée du río Ibáñez. Les sommets enneigés dominaient les
forêts et prairies qui exposaient toutes sortes de nuances de vert. Au fond se
dressait le cerro Palo dont la paroi rocheuse verticale devait attirer bon
nombre d’amateurs d’escalades. La route s’élevait ensuite en lacets parfois
abrupts. En haut, je redécouvris l’immense val recouvert d’étangs semblables à des cratères inondés d’une belle eau bleu turquoise.
Sous la chaleur accablante, j’ingurgitai ma provision de « château la
pompe » tambour battant. Malheureusement, les rivières devinrent bientôt
trop peu accessibles pour pouvoir y remplir mes bidons et bouteilles. La
présence d’un terrain de camping se présenta telle une aide providentielle.
Une femme me vit entrer et vint à ma rencontre. Elle alla me chercher une
précieuse bouteille qu’elle gardait au frais. Je sus quelques jours plus tard
que mes amis français, Virginie et Michel, avaient auparavant également
rendu visite à ma bienfaitrice pour étancher leur soif.
Le Bosque Muerto
À quelques lieues, un autre véritable petit col m’attendait qui me permit
de surplomber à ma gauche la laguna Verde, d’une belle couleur émeraude,
entourée d’une forêt épaisse. Derrière moi, j’apercevais au loin une curieuse
montagne qui arborait une forme ondulée rappelant un coquillage fossilisé.
2. Sobriquet avec lequel on désigne avec familiarité le Français.
144
J’avais déjà observé cette fantaisie géologique la veille, avant mon arrivée
à Villa Cerro Castillo. Je découvris bientôt un spectacle surnaturel : le río
Ibáñez inondait la vallée. Les multiples éruptions du volcan Hudson qui
eurent lieu de 1971 à 1991, notamment celle d’août 1991, avaient façonné
un paysage funeste où une multitude d’arbres morts émergeaient de la
rivière qui s’étendait négligemment.
William Henry Hudson, un des plus grands naturalistes du XIXe siècle,
donna son nom à cette montagne. Doté d’une érudition et d’une compétence
incontestables, je ne sais cependant si on doit le qualifier de naturaliste
aventurier ou d’aventurier naturaliste, tant sa vie d’errance et de chevauchées en Patagonie, muni de sa seule carabine pour survivre, suscite l’admiration des bourlingueurs de tout poil.
Vu l’heure tardive, il ne me restait plus qu’à descendre au bord du río
Ibáñez et de chercher un coin pour bivouaquer. La piste était parfois bordée
par des scories volcaniques. Un panneau annonçait le mirador Bosque
Muerto. J’observai ces troncs calcinés, inertes, vaincus par l’action de la
cendre et de l’eau. J’eus envie de profiter davantage de ce site insolite et je
décidai de m’installer tout près de là pour la nuit, à une cinquantaine de
mètres de la rivière.
La laguna Verde.
145
Pause dans la vallée du río Ibañez ravagée par le volcan Hudson.
Laissez nos rivières libres ! Revendication omniprésente…
146
Bosque Muerto ­ Puerto Murta
L
A nuit ne fut pas des plus paisibles, le lieu où j’avais planté ma tente
comportait des protubérances qui intensifiaient les douleurs
intercostales que je ressentais toujours depuis ma chute avant
Chaitén. La blessure rendit mes premiers coups de pédale des plus pénibles.
Un cycliste avait dormi non loin de moi. Je m’arrêtai pour saluer l’unique
pédaleur rencontré depuis mon départ de Coyhaique. Cet Américain me fit
comprendre qu’il voyageait en compagnie d’amis mais qu’il avait choisi de
camper dans un espace minuscule au bord de la route alors que les autres
avaient préféré continuer pour trouver un lieu plus approprié. Avec ses
camarades, il militait contre les centrales hydroélectriques en Patagonie.
Avant de nous quitter, il me demanda un peu de crème solaire, le soleil
promettait encore une journée caniculaire.
Je repartis à l’assaut du portezuelo Río Cajón-Cofré qui s’élevait à
600 mètres d’altitude, la seule grande difficulté de l’étape, suivi d’une
multitude de taons qui tournoyaient en attendant l’instant fatidique de leur
offensive. Le col me parut plus facile que les côtes montées la veille, je
bénéficiais assurément d’un ripio en meilleur état. En haut, je fus même très
surpris de rouler sur le revêtement le plus confortable que pouvait offrir la
Carretera Austral, certes pas longtemps, sur seulement deux cents ou trois
cents mètres, mais quel revêtement ! Celui-ci me procurait même plus d’aisance que le beau bitume appliqué sur la voie entre Coyhaique et Villa Cerro
Castillo. La piste s’était en effet parée d’une poudre volcanique qui la
rendait roulante et très agréable. Ce confort s’avéra hélas de courte durée, et
la route, avec ses pierres saillantes et sa tôle ondulée, retrouva sont aspect
pernicieux, même périlleux pour les automobilistes. De petits monuments
funéraires rappelaient d’ailleurs son extrême dangerosité. Le panneau
annonçant le portezuelo Río Cajón-Cofré se présenta sur une partie plane.
Le nom du col me fit fredonner la chansonnette A la ronda ronda de l’ex-
147
cellente chanteuse, Charo Cofré, ambassadrice de la chanson folklorique et
enfantine chilienne. J’avais été impressionné par son admirable interprétation de la Ausencia (l’absence), remarquable composition de Violeta Parra.
Je disposais de nombreux succès d’artistes chiliens et argentins sur mon
MP3, mon autre fidèle compagnon de voyage, comme ceux cités précédemment, mais aussi Victor Jara, Atahualpa Yupanqui et Mercedes Sosa. En
tant que variété francophone, j’avais choisi d’emmener des chansons de
François Béranger, Anne Sylvestre, Julos Beaucarne, Tryo, Michelle
Bernard, Frederik Mey, Bernard Lavilliers et Henri Tachan.
Sept kilomètres après le portezuelo, je m’arrêtai pour jouir de la belle
vue sur la vallée du río Murta. La descente du col semblait fort dangereuse.
Un monument, entouré d’une palissade, abritait des ours en peluche, la
photo d’une enfant et de nombreux bouquets de fleurs artificielles. Des
parents l’avaient érigé à la mémoire de leur petite fille disparue accidentellement sur cette route. Une importante excavation rétrécissait la chaussée.
J’appris, à mon retour, qu’elle était due à un accident : un car avait récemment chuté au fond du ravin.
Arrivé en bas, je longeai la large rivière dont les eaux allaient bientôt se
confondre avec celles du lac Carrera. J’aperçus les cyclistes américains,
regroupés qui se préparaient à pénétrer dans le cours d’eau invitant à la
baignade. Moi-même, je m’arrêtai un peu plus loin pour m’immerger dans
la rivière glaciale, profitant de cette pause réfrigérante pour laver mon linge
que je fis ensuite sécher sur mon vélo.
Je pris du plaisir à finir mon parcours dans la magnifique vallée malgré
l’exténuante tôle ondulée.
À six kilomètres de Puerto Murta se trouvait la bifurcation où je devais
emprunter, sur la gauche, la piste menant au village ; la Carretera, quant à
elle, continuait tout droit. Une petite route traversait des prairies jusqu’à un
pont qui, comme sur le río Cisnes en contrebas de Villa Amengual, jouxtait
l’ancienne passerelle suspendue délabrée. La ville se situait tout près. Je
m’arrêtai au premier hospedaje aperçu. Un couple âgé me reçut et
m’emmena vers une bâtisse qui comprenait une grande salle, une cuisine,
des toilettes et cinq ou six chambres, le tout assez modeste mais très propre
et agréable. Les chamailleries de mes deux hôtes m’amusèrent ; leurs
querelles incessantes devaient meubler leur quotidien…
Ils me proposèrent de prendre la once avec eux mais mon estomac criait
famine et je désirais me nourrir plus copieusement. Je décidai d’inspecter le
village pour trouver un endroit où manger. Dans un hospedaje, tout près,
une femme me suggéra du saumon accompagné de pommes de terre.
148
J’acceptai avec plaisir. Je fis un tour, après le dîner, à l’extrémité de Puerto
Murta pour découvrir enfin l’incomparable lac Carrera, le deuxième plus
grand d’Amérique du Sud avec une superficie de 1 850 km2, et le septième
plus profond au monde avec des fonds allant jusqu’à 590 m qui lui
octroyaient un bleu abyssal contrastant avec les quelques baies aux eaux
émeraude. Le lac se prolonge aussi en Argentine sous le nom de lago
Buenos Aires. Si la partie chilienne est profondément encaissée, de l’autre
côté de la frontière il s’étale sur le plateau qui constitue le début de la
Pampa.
Le panorama sur l’immense étendue d’eau qui s’étirait au pied des
montagnes m’éblouissait. Je me réjouissais à l’idée de la contourner en
effleurant ses rivages les deux jours suivants. La région des lacs, au nord de
Puerto Montt, contribue amplement à la richesse touristique du pays, je me
remémorais notamment les lacs Llanquihue, Ranco, Villarica et La Laja,
mais le lac Carrera, pour son aspect sauvage, m’impressionna plus encore
que les précédents.
149
Le lac Carrera.
Le vieux cimetière de Puerto Murta.
150
Puerto Murta ­
Puerto Río Tranquilo
L
grondement des moteurs des débroussailleuses me réveilla. Vu la
chaleur, les employés municipaux avaient commencé tôt leur travail
pour ne pas souffrir pendant les heures où la prudence incitait à ne
pas s’exposer trop au soleil. Parmi ceux-ci, une femme empoignait avec
force et grande dextérité l’engin. Je vécus cette scène comme un pied de nez
au machisme, idéologie qui influence toujours et partout les comportements
dans nos sociétés.
Après avoir pris congé des propriétaires de l’hospedaje, je partis petitdéjeuner à l’endroit même où j’avais dîné la veille. Je sentis que j’allais
déranger le quotidien routinier de la maison car je ne perçus âme qui vive.
Je frappai avec insistance, une jeune fille ouvrit la porte et me proposa de
patienter à l’intérieur, la patronne venant tout juste de se lever. Sans doute
n’avaient-ils guère l’habitude d’être bousculés par les touristes, ces derniers
se faisant plus rares cet été, alors que le soleil extériorisait, depuis quelques
jours, sa grande générosité. Mais le temps exécrable qui avait sévi l’année
antérieure les avait dissuadés, semble-t-il, de passer leurs vacances dans
l’extrême sud chilien. Mala suerte (pas de chance) pour ceux que la crainte
des intempéries avait découragés à parcourir la Patagonie, cet été offrant
l’opportunité exceptionnelle de profiter de la clémence d’Ayayema, le dieu
qui tourmentait le quotidien des Indiens alakalufs en provoquant les intempéries.
J’avais prévu une petite étape, Puerto Río Tranquilo se situant seulement
à 30 km de Puerto Murta. Cela me permit de visiter minutieusement ce
village de moins de 600 habitants. Là aussi, je fus surpris de la taille de
l’école, un édifice tout en longueur et de construction récente. Une avenue
excessivement large traversait la modeste agglomération. Quelques chèvres
erraient dans les rues et, comme dans les autres bourgades de Patagonie, des
E
151
chevaux, attachés aux clôtures, arboraient leurs selles typiquement patagónicas, recouvertes de l’inévitable peau de mouton. Il est vrai que les ovins
peuplent abondamment la Patagonie. D’ailleurs, certains pâturaient, libres,
sur les bas-côtés de la route qui conduisait aux dernières maisons ; l’élevage
demeure l’activité principale dans la région. Avant de quitter le pueblito, je
me souvins avoir bu, la veille, un coca-cola à l’hospedaje et avoir oublié de
le payer. Je retournai chez mes hôtes mais je dus insister énergiquement
pour qu’ils consentent à empocher l’argent.
Je repris ma route et retrouvai la Carretera Austral. Au croisement, je vis
approcher une cycliste seule. La jeune femme profita de ma présence pour
s’enquérir sur Puerto Murta et ses commerces. Elle précédait son mari et
d’autres compagnons de voyage. Je me rappelai les avoir aperçus sur la
place de Coyhaique pendant que je me désaltérais à la terrasse du Café
Ricer.
La campagne vallonnée parée de mille fleurs m’invita à flâner. Un
panneau indiquant l’ancien cimetière de Puerto Murta aiguisa ma curiosité.
Je pris le petit sentier et traversai des prairies où paissaient des troupeaux de
bovins. Je découvris bientôt de nombreuses maisons miniatures construites
avec des planches de bois à l’instar des demeures de la contrée. Elles
faisaient office de monuments funéraires. Isolée, située en haut d’une
colline à une dizaine de kilomètres du village, la concentration de sépulture
m’apparut telle un décor imaginaire émanant de la veine poétique d’un
artiste peintre inspiré. Tout près, d’épais glaciers recouvraient les sommets.
En bas, le lac Carrera dévoilait toujours son bleu abyssal. J’étais comme
dans un rêve, j’en perdis la notion du temps. Je décidai d’emprunter tous les
sentiers rencontrés sur la route. L’un d’entre eux me conduisit vers une
petite chapelle, égarée dans ce paysage mirifique.
J’avançais lentement, savourant chaque instant. Je ne voulais manquer
une bribe de cette nature sauvage. Mon esprit, indépendamment de ma
carcasse, vagabondait. Malgré ces vagabondages, j’aurais aimé que quelque
chose me retienne prisonnier en cet endroit pour profiter interminablement
de sa splendeur. Je pensai aux qualificatifs élogieux que m’insufflait mon
voyage depuis mon départ, louanges qui submergeaient déjà mon blog, et je
me souvins des paroles d’une chanson d’Henri Tachan : Qui trop embrasse
mal étreint… le verbe. Comment faire partager le charme harmonieux de cet
univers retiré sans exprimer un enthousiasme excessivement encenseur ?
Seul un vanneau téro osa me sortir de ma torpeur tandis que je m’émerveillais devant des arrayanes fleuris, magnifiques arbres dont les larges
troncs plissés accentuaient leur beauté rustique.
152
J’écoutais chantonner Julos Beaucarne lorsque je franchis le puente El
Belga. Chanteur wallon, mais surtout citoyen du monde, sa poésie m’accompagnait souvent durant mon périple et ses musiques berçaient quotidiennement mon esprit. Je m’arrêtai pour observer une ferme près d’une
rivière tumultueuse et prendre quelques photographies. J’appris plus tard
qu’un voyageur avec qui je correspondais, Bernard « le Pantouflard », avait
bien connu les gens qui vivaient ici.
Une importante colonie belge s’est installée aux alentours du lac, comme
à Chile Chico qui côtoie la pampa Argentine. Cette ville peut s’enorgueillir
d’une histoire étonnante. Sa population initiale, venue de l’autre côté de la
frontière, s’établit dans la première décade du XXe siècle, attirée par le
microclimat, et ils occupèrent les vallées les plus fertiles. Mais les sinistres
familles Braun, Menendez ou Campos, riches propriétaires terriens du sud
de la Patagonie, avaient acquis des titres de propriété grâce à des arrangements financiers peu scrupuleux et voulurent les déloger. Ils obtinrent l’aide
de l’État chilien, mais les colons s’organisèrent ; ils affrontèrent vigoureusement l’armée et réussirent à conserver leurs exploitations. Cet épisode
historique a marqué l’histoire du pays sous le nom de « guerre de Chile
Chico ». La majorité des émigrants belges fut moins chanceuse, disposant
de terres peu fertiles.
Un sentier me conduisit vers une petite chapelle,
égarée dans un paysage mirifique.
153
Je fus bientôt rattrapé par la jeune femme à bicyclette accompagnée cette
fois-ci d’une autre voyageuse. Nous conversâmes et le reste du groupe se
présenta. Il était composé de leurs compagnons respectifs. Le premier
couple, suisse, était parti d’Anchorage en Alaska et se dirigeait vers
Ushuaia, le second était hollandais. Je les laissai repartir mais leur bonne
humeur contagieuse m’habita longuement. À l’entrée de Puerto Río
Tranquilo, de nombreux Israéliens attendaient qu’une voiture les conduise
vers d’autres lieux.
Dès mon arrivée, je cherchai une embarcation pour visiter une des curiosités du lac, la chapelle de marbre, une formation géologique intéressante
produite par l’érosion.
Une barque m’emmena en compagnie de sept ou huit personnes voir ces
blocs minéraux blancs et bleus dont les veines ondulées reflétaient l’apparence du cipolin. Un rocher revêtant l’aspect d’un chien semblait incarner
un animal mythique à qui l’on aurait confié la protection du fabuleux lac.
Nous croisâmes d’autres bateaux dans lesquelles des touristes s’appliquaient à prendre les photos insolites et précieuses qu’ils montreront fièrement à leur retour.
Partis d’Anchorage en Alaska, il ne manquait plus que quelques semaines
à Rahel et Jürg pour atteindre Ushuaia.
154
Je sympathisai avec deux Israéliens et un Chilien de Concepción. Après
avoir posé pied à terre, je m’attardai avec eux pour écouter leurs péripéties
de voyage. Je cherchai ensuite un hospedaje, tout en visitant ce village de
460 habitants. Une bâtisse des plus modestes faisait office de lieu de prière
pour les voyageurs d’obédience juive.
La principale attraction touristique, non loin de Puerto Río Tranquilo,
demeure l’excursion au parc national laguna San Rafael. Son coût, malheureusement, la rend difficilement accessible pour la plupart des touristes,
surtout pour ceux qui parcourent le monde à bicyclette et qui disposent d’un
budget restreint. Encore peu d’infrastructures permettent d’y accéder. Il
n’est possible d’admirer ses paysages que par avion ou par bateau. Celui-ci
fait partie du Campo de Hielo Norte. Un peu plus au sud se trouve son grand
cousin, le Campo de Hielo Sur. Ils recouvrent respectivement une superficie
de 4 500 km2 et 13 500 km2, et représentent les masses de glaces les plus
volumineuses après le Groënland et l’Antarctique. Elles datent de la période
de fort refroidissement qui caractérise le quaternaire.
En raison de ses ressources naturelles, ce parc qui est le plus étendu de
la région d’Aysén, fut déclaré réserve mondiale de la biosphère par
l’Unesco, en 1979. Son relief se distingue par la présence de nombreux
sommets parmi les plus hauts des Andes australes qui donnent naissance à
d’importantes langues glaciaires. Le glacier San Rafael descend du mont
San Valentín, le point culminant de la Patagonie avec ses 4 058 m. Arrivés
au niveau de l’Océan, d’énormes blocs de glace se détachent et tombent
dans les eaux dans un fracas terrible.
J’appris que le bateau qui parcourait la lagune était victime d’une avarie,
et qu’il risquait d’être immobilisé pendant plusieurs jours, voire plusieurs
semaines. Pas de chance pour les touristes qui souhaitaient absolument
explorer le parc qui comporte aussi toute la faune et la flore de la XIe région.
Une piste sort du village pour effleurer les glaciers et permettra d’accéder bientôt à Puerto Grosse, situé sur la bahía Exploradores. Enfin un
passage vers l’Océan et l’éden majestueux…
Je m’arrêtai dans un modeste cybercafé pour me renseigner sur ses
horaires d’ouverture et aussi pour que l’on me conseille un hospedaje. Carla
Pamela me reçut et me suggéra une pension confortable, le residencial
Darka. Je le trouvai sans difficulté et m’installai rapidement avant de
retourner dans la boutique octroyant l’accès sur le Net et écrire quelques
lignes sur mon blog que j’illustrai avec des photos.
À mon retour au gîte, une femme parlant français me raconta qu’elle
avait fait un tour en voiture avec son mari pour s’approcher du Campo de
155
Hielo Norte, au pied du glacier qui descend du mont San Valentín, mais que
leur automobile était tombée en panne. Son époux attendait son remorquage. Ne maîtrisant guère l’espagnol, elle désirait que j’explique cela à la
patronne de la pension et que je l’informe qu’ils risquaient de manger tard.
Mais son compagnon arriva bientôt. Avec une grande gentillesse, le couple
m’invita à dîner à leur table. Elle, était Italienne, lui, Allemand, et tous deux
vivaient à Zurich, en Suisse. Nous passâmes ensemble une excellente soirée
des plus conviviales, que nous achevions en fredonnant des chansons de
Frederik Mey, un auteur-compositeur berlinois qui a enregistré de nombreux
disques en langue française et que j’écoutais depuis mon adolescence.
Nous nous séparâmes à une heure avancée et je commis, là, une erreur
qui aura des répercussions sur le reste de mon voyage… J’évoquerai cette
mésaventure par la suite.
Je ne tardai pas à me laisser choir dans les bras exquis de ma déesse
préférée, la douce Morphée.
156
Un rocher revêtant
l’aspect d’un chien
semblait incarner
un animal
mythique
à qui l’on
aurait confié
la protection
du fabuleux lac.
La Chapelle
de Marbre.
157
Avec son ambiance paisible, Puerto Río Tranquilo mérite bien son appellation.
Le cimetière de Puerto Río Tranquilo avec ses petites
maisons rappelant les cimetières chilotes.
158
Puerto Río Tranquilo ­
Puerto Bertrand
J
retrouvai mes nouveaux amis zurichois attablés, attendant leur petit
déjeuner. Prenant de la hardiesse, je m’invitai cette fois-ci à leur table.
Cependant, je ne devais pas m’éterniser, il me fallait parcourir 61 km
sur une route escarpée parsemée de côtes parfois longues, souvent très
raides, avant d’atteindre Puerto Bertrand.
D’ailleurs, dès la sortie du village, la carretera montait longuement et
passait juste devant le cimetière de Puerto Río Tranquilo. À l’instar de
Murta, on avait enterré les trépassés sous des maisons miniatures, de différentes tailles, comme si on avait voulu construire un hameau pour abriter et
divertir les âmes défuntes… Comme si on espérait se convaincre que la vie
et la mort font partie d’un même divertissement se prolongeant dans l’éternité, contestant ainsi l’inéluctable fin de l’existence en suggérant un ultime
sommeil infini. Le lac, en contrebas, divulguait toujours son bleu profond.
Dame Nature exhibait déjà toute sa générosité avec ses plus beaux appâts :
l’onde paresseuse, ses montagnes, sa flore, ses nuages…
La montée me parut interminable mais la vue, assurément, en valait la
peine. Je découvris au loin la route qui serpentait entre les collines
verdoyantes et fleuries et les rives étriquées du lac, les massifs abrupts plongeant dans les eaux. Les troncs calcinés allongés sur le sol et les fuchsias
bordaient invariablement la piste.
De nombreux troupeaux et quelques fundos clairsemés agrémentaient
mon parcours. Devant l’un d’entre eux, un panneau indiquait vente de
fromage et de manjar (confiture de lait). Je ne pus résister à la tentation, non
pas pour le fromage mais pour le doux dessert, ma gourmandise s’imposant
à la raison. Je m’engageai sur un chemin qui jouxtait un champ de sénevé
d’un jaune éclatant, et mis pied à terre devant la ferme. En face, des crânes
d’animaux divers recouvraient le pan d’un bâtiment. Je fus accueilli par une
E
159
femme sympathique qui manifesta son étonnement quand elle me vit
alourdir mes sacoches du pot rempli de deux kilos du laitage superflu. Avant
de repartir, je m’attardai, abasourdi, devant le cadavre suspendu d’un tatou,
vidé de sa chair. Ma surprise provenait du fait que je savais que l’insectivore, trop souvent chassé, figurait parmi les espèces extrêmement protégées. Sa carcasse était utilisée pour la fabrication des charangos1. Après tout,
peut-être avaient-ils découvert l’animal gisant sur leurs terres. Il séchait,
pendu par la queue, à l’entrée de la maison, au soleil. Sans demander la
permission et défiant les regards réprobateurs, je le photographiai sous tous
les angles pour le montrer à mes deux fils, flûtiste et guitariste, mais aussi,
à l’occasion, charanguistes.
Je repris ma route, ma petite reine alourdie. Les côtes se succédaient sans
interruption, dévoilant à chaque instant des vues magnifiques. Au bord du
chemin qui menait à la piste, deux bandurrias au long bec et au cou couleur
de feu s’égosillaient en poussant leurs cris nasillards. Avec ces ibis à face
noire et les vanneaux téros, passer inaperçu constituait une véritable
gageure.
Des crânes d’animaux ornent les fundos de Patagonie.
1. Petits instruments à corde endossant la carapace osseuse et cornue du tatou,
incontournables dans les groupes musicaux des hauts plateaux andins.
160
Les kilomètres qui suivirent défilèrent lentement jusqu’à ce que j’atteigne le sommet d’une colline où, à l’entrée d’un sentier descendant
jusqu’au lac, des panneaux indiquaient en espagnol et en hébreu un terrain
de camping naturel où l’on pouvait se baigner et partir en excursion pour
observer la Cathédrale de Marbre. De petits îlots rocailleux apparaissaient
çà et là, accentuant le caractère sauvage du paysage.
Mais les panoramas charmeurs se méritent : les vibrations, provoquées
par la tôle ondulée, ajoutées aux difficiles montées freinaient sérieusement
ma progression. De plus, je succombais à chaque instant à la tentation de
prendre des photographies.
Puis la route devint moins tortueuse, moins accidentée. Près de moi une
langue épaisse du Campo de Hielo Norte trahissait la présence toute proche
du cerro Nyades qui culminait à 3 078 m. Je m’approchai du puente Leone
en me dirigeant légèrement vers l’ouest et ce fut au tour de la brise de
ralentir mon allure. Heureusement qu’aucun leone (le puma, lion des Andes)
ne me filait le train ! Après le pont, je repris vers le sud et le vent me poussa
sur une partie plate et, oh miracle, la carretera tapissée de poudre volcanique que j’avais eu l’occasion de tester après le Bosque Muerto entre Villa
Cerro Castillo et Puerto Murta, remplaçait la tôle ondulée pierreuse qui
recouvrait jusqu’à maintenant la piste. Mon compteur affichait 25 km/heure,
et cela dura plus de cinq kilomètres ! Je passai près d’un cimetière minuscule, renfermant cinq ou six monuments funéraires dont l’originalité, là
encore, retint mon attention. Nul besoin d’imposantes pierres tombales de
marbre pour honorer les morts, seulement un peu d’imagination, une âme
d’artiste dans sa plus grande modestie.
Le long pont suspendu Général Carrera marquait l’extrémité sud du lac.
De l’autre côté de l’ouvrage, des cabañas cossues pour estivants fortunés
passionnés de la pêche sportive bordaient le lac Bertrand. Je rencontrai
Rahel, la Suissesse aperçue la veille, et son amie hollandaise, conversant
avec des touristes motorisés. En contrebas, au bord de la rive, je découvris
leurs compagnons accompagnés de Michael que je n’avais plus revu depuis
Coyhaique et un Australien, Stephen. Ce dernier remplissait les nombreux
bidons avec son purificateur d’eau. Heureuses retrouvailles qui me permirent de bavarder un peu.
Peu après, j’arrivais à la cruce El Maitén. Sur la gauche, la carretera
menait à la frontière Argentine en passant par Chile Chico, distante de
122 km, par une charmante piste en corniche, proposant souvent des spectacles impressionnants, vertigineux. Mais celle-ci sera pour un autre
voyage, je continuai en tournant à droite vers Cochrane. Il me restait dix-
161
huit kilomètres à parcourir avant de parvenir à Puerto Bertrand : deux heures
de cheminement. Aussitôt, la route s’éleva offrant un paysage magnifique
sur les lacs Negro et Carrera, séparés seulement par un étroit banc de terre
et de rocailles revêtu d’arbres. Cette côte montée à pied en poussant ma
bicyclette me permit d’admirer longuement la juxtaposition des deux
grandes étendues d’eau d’origine glaciaire entourées des montagnes dont les
blancs sommets se confondaient avec les nuages qui se déplaçaient à basse
altitude. Avec toutes ces splendeurs, je n’imaginais pas encore que le plus
beau restait à venir : Le lac Bertrand légèrement agité, recouvert de nébulosités qui enveloppaient d’une couleur surnaturelle les cimes drapées d’épais
glaciers, laissant cependant apparaître un voile nacré.
La piste me parut plus défectueuse avec ses pierres disparates et proéminentes côtoyant de profondes excavations. Sur les rives du lac, des prairies
blotties contre les pentes rocheuses abritaient quelques rares fundos. Je me
demandais ce que pouvaient ressentir les autochtones qui vivaient là en se
levant et s’endormant chaque jour dans ce décor fabuleux. Je pensai soudain
à mon lieu de travail, en plein Paris, et j’imaginais ce que deviendraient ces
gens s’ils devaient s’habituer à une existence par trop matérialiste, loin de
leurs repères naturels.
Perdu dans mes songes, je pédalai d’une traite jusqu’au puente Catalan.
Mes compagnons cyclistes s’étaient installés en bordure de rivière. Je m’arrêtai et les saluai du haut du pont. Ils m’invitèrent à les rejoindre, mais je
tenais à atteindre Puerto Bertrand avant la nuit, souhaitant me trouver dès
mon réveil sur place pour parcourir le village. Il fut créé en 1916 pour
recevoir la production de bois avant que celle-ci ne traverse les lacs
Bertrand et Carrera pour gagner enfin l’Argentine. Je pris une route à droite
pour pénétrer dans le hameau de 150 âmes.
Je passai devant quelques habitations et des voix connues me hélèrent.
Je tournai la tête et vis Virginie et Michel, deux des cyclistes français
rencontrés à Coyhaique, me gratifier de leurs sourires.
– Pourquoi ne t’arrêterais-tu pas ici ? L’hospedaje est vraiment sympa,
un peu comme celui de don Rocco…
J’acceptai bien volontiers. Leur toile de tente était plantée dans le jardin
devant le gîte.
La maîtresse de maison me reçut avec beaucoup de gentillesse et me
proposa de dîner. J’avais pédalé toute la journée sans rien avaler de solide
et la faim me tenaillait. Pendant mon repas, je pensais à des amis francochiliens qui ne devaient pas se douter qu’un endroit enchanteur perdu en
pleine Patagonie portait la même appellation qu’eux, nom emprunté à
162
Alejandro Bertrand, géographe chilien qui a publié une étude technique sur
la délimitation de la frontière avec l’Argentine et des ouvrages sur la région
d’Atacama.
Avant de m’endormir, je regardai les photos prises durant l’étape, me
remémorant ainsi les impressions fortes suscitées par les paysages sublimes.
163
L’église de Puerto Bertrand.
Doña Ester devant son hospedaje.
164
Puerto Bertrand ­ Cochrane
A
levé, je me dirigeai vers la salle de bain et j’aperçus Virginie
et Michel déjà attablés devant leur petit déjeuner. Je me dépêchai
pour les rejoindre mais je ne pus qu’assister à leur départ pour
Cochrane.
Deux touristes de Santiago conversaient avec doña Ester, la patronne de
l’hospedaje. L’intimité avec laquelle ils s’entretenaient laissait transparaître
un attachement sincère et profond. Le relationnel, dans ces contrées isolées,
ne peut se comparer avec celui que nous connaissons dans les régions plus
fréquentées. Les sentiments prennent ici rapidement de l’ampleur et les
personnes semblent toujours promptes à se lier d’amitié, la sensibilité à
fleur de peau. Cela provient certainement du fait que les gens manifestent
une grande bienveillance les uns pour les autres, et même une certaine
compassion pour les plus infortunés, mais rarement de l’indifférence. Dans
nos pays, on éprouve souvent le besoin de se justifier quant à son niveau
culturel, sa profession ou sa classe sociale… Cela fausse les rapports entre
les individus et entretient souvent le mépris, la jalousie, voire la discrimination.
Le mari de doña Ester était décédé depuis peu. Elle me confia qu’elle
résiderait une partie de l’hiver chez sa fille, dans la capitale chilienne, pour
ne pas se retrouver seule quand le climat se fera rude et que sa tristesse
deviendra excessive. Mais elle me conseilla de passer un jour en cette saison
dans son village pour jouir de ses magnifiques paysages enneigés.
Avant de poursuivre leur voyage, le couple santiaguino vint converser
avec moi, intéressé par le mode de tourisme que je pratiquais et qui leur
paraissait peu banal.
– Nous allons peut-être vous voir sur la route car nous allons visiter
Caleta Tortel et Villa O’Higgins. Si vous avez besoin de quoi que ce soit,
n’hésitez pas à nous le demander !
PEINE
165
Leur aimable proposition me toucha même si l’opportunité de les
rencontrer ne se représenta pas.
Après avoir pris une dernière photographie de doña Ester devant son
hospedaje, j’entrepris de me promener dans le village. Tout près, se trouvait
une chapelle coquette et originale, lieu de culte enluminé édifié tout en
largeur. Un attelage de bœufs tirant une charrette à bois pénétra dans le
terrain en face de l’édifice religieux. Le stade de football bordait le pueblito
et des jeux d’enfants aux couleurs vives ornaient la place.
Je quittai le sector alto (secteur haut) par une descente raide qui me
conduisit jusqu’à des escaliers. Je laissai mon vélo et parvenais au sector
bajo (secteur bas), là où naissait le río Baker. Le hameau avait été bâti à
flanc de colline. Des officines proposaient des activités touristiques variées :
du trekking jusqu’au glacier Neff, du rafting et la pêche à la mouche.
Je fis connaissance avec Felipe, une des personnes qui travaillaient du
tourisme. Il guidait les touristes audacieux sur les rivières et les ventisqueros. Il me confia qu’il avait récemment emmené un couple français qui
désirait voir les glaciers. Là-haut, alors qu’il débitait son savoir, il comprit
qu’il avait affaire à des scientifiques qui, en fait, maîtrisaient cette nature
bien mieux que lui.
– Ils m’en ont appris davantage que ce que je connaissais jusque-là ! ditil le sourire aux lèvres, comme s’il se moquait de lui-même. J’aime ces gens
dont la simplicité et l’humilité m’inspirent un grand respect.
Un splendide críollo chileno de robe alezane
et l’inévitable chien patagón,
dans les rues de Puerto Bertrand.
166
Il allait bientôt se rendre au parc Pumalín, près de Chaitén. Je lui racontai
les péripéties que j’avais endurées là-bas au début de mon voyage et mes
rencontres avec Milena, Daniela et Dagoberto. Justement, il devait me
quitter pour téléphoner à ce dernier, surintendant de la réserve naturelle. Je
lui demandai de leur donner le bonjour et de les rassurer sur ma santé et sur
le bon déroulement de mon périple.
Je poursuivis ma visite et vis, sur le bord de la route, un homme qui
ferrait son cheval, flanqué de ses deux chiens, vêtu de véritables habits patagones et coiffé du béret qui caractérise les gens de la campagne. Il démontrait, en garnissant le sabot, une dextérité de gaucho. Je pensais à l’anachronisme qui différencie les activités touristiques modernes du quotidien
traditionnel des autochtones.
Un peu plus loin, je conversai avec un autre descendant de colons qui,
après quelques minutes de discussion, me demanda si j’étais venu pour
acheter des terres.
– Non, je suis un simple voyageur à bicyclette, lui répondis-je, un peu
vexé qu’il me prenne pour un de ces nantis qui élisent domicile sur divers
continents. Bon nombre d’écriteaux indiquait « se vende terreno » (terrain à
vendre). À mon retour, je consultai un site Internet qui en proposait un d’une
superficie de 250 hectares pour le prix de 285 000 euros. Ce petit hameau,
qui possédait déjà quelques complexes touristiques, deviendra certainement
bientôt un lieu de villégiatures attirant de riches Américains et Européens.
Le lac Bertrand. Au fond débute le cours du río Baker.
167
Je repris la route vallonnée dans la vallée découverte en 1899 par l’explorateur Hans Steffens, premier aventurier à remonter le río Baker. Je
longeai la rivière, tantôt la surplombant, tantôt accédant à son rivage. Dès
qu’une occasion de m’approcher du fleuve se présentait, je descendais de
ma bicyclette pour prendre quelques photographies et admirer le large et
tumultueux cours d’eau qui possède le débit le plus important du Chili. Un
monument, érigé à la mémoire de Fernando Almendra, militaire mort lors
de la construction de la Carretera, arborait la maxime au sens plus que
contestable et à mon avis absolument absurde : "La sangre de un soldado
nunca ha sido derramada en vano" (le sang d’un soldat n’a jamais été versé
en vain).
Avec la chaleur pesante, la tentation de me rafraîchir au bord de la rivière
fut irrépressible.
Je baguenaudais avec mon appareil photo pendu à mon cou quand
j’aperçus Cristofer, un jeune garçon d’une dizaine d’années chevauchant
une belle jument alezane à la crinière claire. Il m’accompagna pendant mes
nombreuses prises de vue, me parlant avec une maturité peu commune pour
un enfant de son âge. Son apparente retenue trahissait une certaine timidité.
Avant de le quitter, je lui offris un de mes porte-clés représentant la tour
Cristofer, enfant d’Aysén.
168
Eiffel. Apparemment, la miniature du célébrissime monument parisien lui
procura un réel plaisir ; il me proposa ensuite de monter sur son cheval
extrêmement docile.
Puis nous nous éloignâmes, chacun de notre côté, regrettant réciproquement la brièveté de notre rencontre. Tandis que je prenais quelques photographies un peu plus loin, il réapparut pour m’inviter chez lui, m’assurant
que ses parents seraient aussi très heureux de me recevoir.
Malheureusement, il m’était impossible de m’attarder plus longtemps, ne
disposant que du temps nécessaire pour parvenir à la localité suivante.
– Au retour alors ? insista-t-il.
– Je ne sais pas si je repasserai par ici.
– Alors ce sera pour la prochaine fois que vous reviendrez dans la
région ?
Je lui promis, en effet, que si je réempruntais un jour cette route, je ne
manquerais pas de lui rendre visite. Je lui demandai son adresse pour lui
envoyer une carte postale de France. Il repartit cependant un peu déçu que
je ne puisse répondre favorablement à sa sollicitation.
Un peu plus loin, je m’arrêtai de nouveau pour observer un vanneau téro
qui semblait m’apostropher devant une ferme. Une femme ne tarda pas à
sortir, alertée de ma présence par le cri strident de l’oiseau. La dueña de
casa m’affirma que le volatile, qui nichait près de la maison, prévenait
toujours avant son chien lorsqu’un individu s’approchait. Elle voulut aussi
me faire entrer dans sa demeure, mais je fus encore contraint de décliner
l’invitation. Décidément, les gens se montraient tous très accueillants.
Au quatorzième kilomètre, la route se mit à grimper durement, j’arrivais
à la Confluencia, appelée ainsi car le río Neff, avec ses eaux laiteuses provenant du glacier portant le même nom, se jetait dans le Baker aux eaux
turquoise. Ce dernier s’engageait ensuite dans des gorges encaissées. Je
laissai mon vélo et m’en allai pour une randonnée pédestre, empruntant un
sentier qui menait un peu plus bas près d’une cascade du río Baker. Les
collines, très peu boisées mais recouvertes d’arbustes steppiques, offraient
un paysage qui se différenciait totalement de ceux dont j’avais l’habitude
d’observer depuis mon départ. Le bleu du fleuve tranchait avec la couleur
ocre des rochers et de la végétation. Tout en cheminant, je contemplais la
nature si généreuse. Hélas, il me fallut faire demi-tour avant d’arriver à la
chute d’eau pour ne pas me retarder davantage, et je repris ma bicyclette. La
route vallonnée continuait dans un décor montagneux, creusée parfois dans
les épaisses masses rocheuses qui laissaient néanmoins entrevoir, en
contrebas, la rivière suivant son cours dans le canyon sinueux et profond.
169
Seize kilomètres plus loin, je traversai le río Chacabuco dont la vallée
recélait une partie des terres les plus propices à l’élevage avec le fromage
de brebis comme spécialité locale.
À gauche, soixante-douze kilomètres de piste menaient à l’estancia
Baker. Je ne pus m’empêcher de penser que cela correspondait à plus d’une
journée de route à vélo. La notion des distances subit ô combien l’influence
du moyen de locomotion utilisé !
Dans la contrée, des conflits faisaient couler beaucoup d’encre. Le principal concernait les projets de construction de centrales hydroélectriques
dans cette immensité naturelle pratiquement intacte, notamment par les
entreprises Endesa et Colbun, ce qui inquiétait les habitants des environs. Le
gouvernement chilien insistait sur l’importance d’augmenter la production
d’électricité du Chili, comme le confirmait Jorge Rodríguez Rossi, ministre
de l’Économie et de l’Énergie, dans le quotidien Diario Financiero : « Si ces
usines, qui produiront 2,4 milliards de watts, ne sont pas construites dans la
région d’Aysén, il faudra le faire ailleurs dans le pays. Sinon, la croissance
économique nationale serait en péril. »
Les détracteurs de ces projets qui entraîneraient inéluctablement l’inondation de plusieurs milliers d’hectares, ont trouvé en Douglas Tompkins un
leader charismatique qui a déclaré au journal La Segunda : « Nous sommes
solidaires du grand nombre d’habitants des provinces environnantes qui
170
s’inquiète des conséquences de ce dessein monstrueux. Et j’ai la certitude
que, grâce aux campagnes qui se mettent en place, des millions de Chiliens
partageront cette inquiétude. »
Les opposants bénéficiaient également du soutien de puissants secteurs
économiques comme ceux du tourisme, de l’élevage et de la pisciculture.
Paradoxalement, cette dernière se trouvait constamment critiquée par les
associations de protection de l’environnement en raison des dégâts qu’elle
entraîne, tels que la pollution des cours d’eau ou la diffusion de maladies.
Cette agitation a amené le gouvernement et l’entreprise Endesa à organiser, dans la ville de Cochrane, une réunion d’information dont rend
compte El Diario de Aysén, le quotidien régional : « Les personnes
présentes ont parlé de leurs inquiétudes, qui vont de l’impact que les
centrales pourraient avoir sur le tourisme local à leurs conséquences sur
les traditions culturelles auxquelles les habitants de la zone rurale de
Cochrane sont très attachés. Et c’est dans cette ambiance que les représentants d’Endesa ont ouvertement assuré que si le projet se concrétisait, le
coût de l’énergie devrait baisser considérablement, au point qu’il deviendrait possible de remplacer l’utilisation du bois de chauffage par l’électricité dans notre région. Cela contribuerait ainsi à diminuer les dégâts écologiques provoqués par la combustion. » Un autre débat s’invitait : centrales
hydroélectriques contre feux de cheminée.
Sur le bord de la route des panneaux de propagande fleurissaient aux
slogans très concis : « Cochrane sin represas », « No a la inundación de la
Patagonia », « Aysén reserva de vida ».
Autre sujet d’inquiétude, la probable obtention, à l’endroit même où je
me trouvais, de milliers d’hectares allant de la Carretera jusqu’à la frontière
argentine, par Douglas Tompkins. Si son acquisition d’un important territoire au sud de Chaitén avait suscité de l’enthousiasme parmi les militants
écologistes, les données s’avéraient ici quelque peu différentes car elles
modifieraient considérablement l’écosystème de cette région où l’élevage
prédomine et est indispensable pour préserver la faune sauvage, prédatrice
de moutons ou se nourrissant de leurs cadavres ainsi que ceux des bovins,
comme me le confiait Raúl Piñeira, un homme qui me conduisit de
Cochrane à Villa Río Tranquilo, à mon retour.
Puis la route s’éloigna du Baker pour longer le río Cochrane. Laissant
encore ma bicyclette seule, j’empruntai un escalier qui menait en haut d’une
petite colline dominée par une croix. J’apercevais Cochrane tout proche. Je
vis soudain mes amis suisses Rahel et Jürg passer à toute vitesse, il est vrai
que le crépuscule pointait déjà. Ils avaient été retardés par des journalistes
171
rencontrés dans un restaurant qui leur avaient proposé de raconter, avec
maintes anecdotes, leur long périple, afin de rédiger un article sur leur publication mensuelle.
J’arrivai enfin dans la ville de 2 930 habitants, fondée en 1930, le dernier
endroit où parvenait la civilisation sur la route australe. Plus au sud
commençait la grande aventure… Il me fallait absolument profiter de cette
halte pour acheter suffisamment de nourriture pour subsister plusieurs jours.
Vu l’heure tardive, je pris la direction de l’hôtel-restaurant Lago
Esmeralda. Hôtel modeste où des champignons occupaient la salle de bain
en garnissant le rebord de la baignoire, mais dont la télévision me permit de
voir, pendant que je dînais, un match du championnat d’Argentine de
football avec les fameuses équipes de Boca Juniors et River Plate.
Le nom de la ville provient de l’amiral Thomas Cochrane qui se rendit
célèbre en se distinguant dans les guerres napoléoniennes, où il faillit incendier la flotte française à Rochefort. Napoléon Bonaparte le surnomma le
Loup des Mers. Rayé des rangs de la marine britannique en 1814 pour avoir
répandu de fausses nouvelles dans un but de spéculation financières indélicates, il servit à l’étranger. Il commanda en 1818 les forces navales du Chili
contre l’Espagne, devenant, pour ses faits d’armes, un libertador, avant de
participer ensuite à la guerre d’Indépendance grecque.
Deux gauchos à cheval.
172
Le canyon sinueux et profond du río Baker.
la Confluencia, où le río Neff se jette dans le Baker.
173
La charmante petite cathédrale de Cochrane.
Le local de l’association des défenseurs de l’esprit de la Patagonie.
174
Cochrane ­ Caleta Tortel
U
couple de motards, peu loquace, prenait son petit déjeuner près
de moi. Ce dimanche matin, Cochrane ressemblait à une cité
fantôme. C’était pourtant la dernière ville digne de ce nom sur la
Carretera Austral, et un soleil radieux invitait à flâner. Même les hôteliers
avaient déserté leur établissement. J’avais été prévenu : le patron m’avait
demandé de régler l’addition la veille au soir et m’avait laissé un thermos
rempli de café.
J’achetai ensuite des provisions dans une épicerie et me dirigeai vers le
centre-ville. Des coupures de journaux s’étalaient sur la devanture du local
de l’Agrupación de los Defensores del Espíritu de la Patagonia (association
des défenseurs de l’esprit de la Patagonie). Elles relataient plusieurs manifestations contre la construction de barrages par l’entreprise hydroélectrique
Endesa. Le siège du gouvernement provincial, la mairie, la poste, l’indispensable Banco del Estado, le bureau de la CONAF (équivalent de nos
Eaux et Forêts) et la sobre et jolie cathédrale bordaient la plaza. Je fus
surpris par l’absence d’hôtels et de restaurants ainsi que par le petit nombre
de commerces sur cette place centrale. Une statue datant de 1968 représentait le buste du lieutenant Hernan Merino Correa, honoré comme un héros
national et considéré comme le dernier carabinier chilien martyr. Il
commandait une garnison près du lac del Desierto quand il fut tué, lors
d’une altercation avec des militaires argentins, en 1965. Le conflit frontalier
était alors au summum de son absurdité ; le secteur du lago del Desierto fut
attribué au pays voisin par un tribunal international en 1994 !
Quatre ou cinq ibis à face noire se promenaient sur la place, l’un derrière
l’autre, poussant inlassablement leurs jacassements tapageurs ; plus loin se
trouvait un vanneau téro. La présence de ces oiseaux que j’avais si souvent
observés en pleine campagne illustrait bien, même si cela peut paraître paradoxal, le caractère paisible et silencieux de Cochrane. Je délestai le distributeur de la banque de quelques pesos et me dirigeai vers la sortie de la
N
175
ville, direction Caleta Tortel, empruntant les rues désertes qui ne firent
qu’accentuer ma sensation de solitude et mon indolence. La seule opportunité de converser un peu se présenta avec une femme qui se rendait à la
iglesia de Dios Pentecostal pour préparer l’office dominical. Je m’arrêtai
encore pour visiter le club de rodéo qui se trouvait à l’extrémité de l’agglomération. Celui-ci se situait dans un espace alloué aux festivités et aux activités sportives. Deux équipes locales s’opposaient sur le terrain de football.
Des veaux et vaches enfermés dans un corral jouxtant la media luna
semblaient préoccupés par ma présence et par celle de mon appareil photo
numérique.
Je me décidai à quitter la ville. Après avoir parcouru quelques hectomètres, j’aperçus Virginie et Michel qui me suivaient et m’adressaient de
grands signes. Cette rencontre accentua ma bonne humeur, j’avais enfin
l’occasion de rouler en leur compagnie. Le début du parcours révélait un
relief tourmenté et annonçait une étape épuisante. Illico, la route s’éleva
sévèrement. Après cinq kilomètres, le lago Esmeralda (lac émeraude) se
présenta devant moi et je vis Michetnini (Michel et Virginie) qui venaient
tout juste de s’installer sur sa rive pour déjeuner. Malgré mon départ tardif,
leur présence plus qu’agréable m’incita à prendre mon repas avec eux. La
quiétude de l’endroit, le charme du lac et la douceur du soleil nous
conviaient à passer un moment délectable.
OK Corral ?
176
Nous reprîmes nos bicyclettes, traversâmes un torrent qui descendait
dans la vallée et se jetait dans les eaux du lac colorées d’un bleu intense.
Une petite chapelle sise sur le bord de la route rendait hommage à la visite
du pape Jean-Paul II au Chili en avril 1987. Une rencontre singulière et
sinistre nous laissa perplexes : un animal, inerte, était pendu par les pattes
arrières à un arbre, certainement un renard d’une taille impressionnante.
L’après-midi fut conforme à ce dont je m’attendais : une succession de côtes
sur une piste revêtue d’un ripio incommode, en haut desquelles apparaissaient les lacs Juncal, Chacabuco et Larga dont les eaux miroitaient le reflet
des chaînes montagneuses aux sommets recouverts par les ventisqueros. Les
superficies de ces étendues d’eau ne pouvaient certes pas être comparées
avec celle du lago Cochrane, situé à l’est de la ville, le troisième plus grand
de la région d’Aysén après les lacs Carrera et O’Higgins, mais leur proximité fit que nous pédalâmes des kilomètres durant tout en jouissant de leurs
attraits. Un monument érigé à la mémoire de trois soldats victimes de la
périlleuse construction de la route arborait l’inévitable devise incongrue qui
m’avait quelque peu choqué la veille. Une rude montée me hissa à une
altitude me permettant de découvrir la piste qui dévalait la montagne pour
rejoindre la vallée, ainsi que Michetnini arrivés en bas de son tracé abrupt
et sinueux. Juste avant de traverser le río Barrancoso, un panneau indiquait
un terrain de camping. Virginie et Michel décidèrent de s’arrêter là. Bien
Mitchetnini
177
que courte, l’étape s’était avérée exténuante. Malheureusement, je ne
pouvais pas accepter leur invitation à m’installer près d’eux, je désirais
pédaler jusqu’à la tombée de la nuit pour être certain d’accéder à Caleta
Tortel le lendemain.
Inopinément, après la rivière, la piste devint soudainement facile, peu
pentue et au revêtement plus roulant. Je profitai de cette opportunité et de
« l’absence de radars » pour atteindre des vitesses peu conventionnelles vu
le tracé de la Carretera Austral, et aussi à l’égard de mon aptitude physique.
Je traversai de belles forêts sur une route bordée de petits ruisseaux.
J’aperçus de nombreux endroits propices à l’installation de ma toile de tente
mais je poursuivis ma progression avec entêtement jusqu’à ce que l’obscurité m’incite à m’arrêter sur la rive d’une lagune. Caleta Tortel me semblait
enfin accessible. Pendant que je dégustais mon assiettée de pâtes, quelques
voitures passèrent. Curieusement, elles circulaient toujours par deux ou par
trois, comme si s’aventurer seul la nuit sur cette route représentait une
gageure.
Mon dîner avalé, je lavai ma vaisselle et la rangeai, ainsi que les
aliments, dans mes sacoches que je fermai soigneusement pour ne pas attirer
les rats et éviter ainsi à s’exposer au virus Hanta, mortel dans 50 % des
cas… Prudence est mère de sûreté !
Le marchand de sable, ce soir-là, ne se fit guère attendre, aussitôt
couché, je m’endormis d’un profond sommeil.
Les bandurrias ne se soucient guère de la présence humaine sur la place de Cochrane.
178
La vertigineuse descente du col.
Le monument érigé à la mémoire des soldats tués lors de la réalisation de la route.
179
Bivouac entre Cochrane et Caleta Tortel.
La Carretera ne semble-t-elle pas une petite route de rêve ?
180
La première chose qui me frappa, à mon réveil, fut le cerro Truneo
(2 164 m) enveloppé de son important glacier qui semblait descendre
jusqu’en bas de la vallée. Il paraissait tout près mais l’obscurité vespérale,
la veille, l’avait rendu à peine visible.
Ce matin-là, un doute m’assaillit jusqu’à torturer mon esprit : où se trouvaient les cartes mémoires qui contenaient les photographies du début de
mon voyage ? Deux cartes où étaient stockés quatre gigas de souvenirs
numérisés chacune ! Je vidai une à une mes sacoches, explorant leurs
moindres recoins. J’examinai avec attention chaque sac où s’entassaient
mes affaires. Rien n’y fit. La crainte se métamorphosa en une certitude
implacable : je les avais bel et bien égarées.
Je repartis l’âme tourmentée par la perte de plus de 2 000 photos, réfléchissant aux divers moyens qui me permettraient, avec une chance inouïe,
de les récupérer. La solution me paraissant la plus sage consistait à modifier
mon itinéraire du retour pour repasser dans les mêmes villages et retourner
dans tous les gîtes et les centres Internet où je m’étais rendu.
Heureusement, Dame Nature, toujours aussi gracieuse, m’invitait,
malgré ma mauvaise fortune et ma grande déception, à continuer de la
photographier. La route redevenue escarpée et accidentée serpentait près de
belles prairies rocailleuses où paissaient des moutons. Les palissades qui
délimitaient les champs insufflaient au décor un charme rustique. Les
chaînes montagneuses étalaient leurs glaciers qui constituaient l’extrémité
sud du Campo de Hielo Norte. Après avoir passé de nombreuses rivières
trépidantes, je parvins au lago Vargas. Un panneau indiquait un terrain de
camping et, plus loin, une bifurcation menait à un embarcadère où s’amarraient les lanchas qui effectuaient la traversée du lac.
Près d’une maison, une charrette, caractéristique de la région, conçue
pour le transport du bois, attira mon attention. Un camion contenait
quelques stères de cyprès des Guaitecas, principale ressource des colons
vivant dans la province. Les parcelles boisées d’un vert luxuriant contrastaient avec les grandes superficies incendiées, tout comme la couleur rouille
du río del Paso détonnait au regard des eaux limpides du Baker avec lequel
il confluait. La route longeait maintenant le pétulant fleuve chilien jusqu’à
Puerto Vagabundo, hameau composé seulement de quatre ou cinq maisons.
Dans cet endroit désolé, je rencontrai un cycliste américain qui avançait
avec hâte. Son périple avait commencé à Santiago et il disposait de trois
mois pour rallier Ushuaia, trop peu de temps pour une telle distance. Bien
qu’il réalisât une expédition que je souhaitais aussi un jour m’offrir, je ne
l’enviai pas ; passer si près d’un des villages les plus typiques de Patagonie
181
sans pouvoir le visiter me parut comme une offense à l’esprit propre du
cyclo-camping où le caractère sportif et le défi ne doivent jamais se substituer à la motivation première : le voyage touristique et d’aventure.
À Puerto Vagabundo, je quittai la Carretera Austral pour emprunter la
piste menant à Caleta Tortel, bourgade si singulière nichée au creux des
flancs d’un fjord. Avant la construction de cette voie de 22 kilomètres qui
datait de mars 2003, le village n’était accessible que par bateau de Puerto
Yungay ou d’autres ports plus éloignés comme Puerto Edén ou Puerto
Chacabuco.
La route, bien que récente, se trouvait déjà dans un état lamentable, détériorée par les pluies diluviennes qui arrosent la contrée tout au long de
l’année. Si les nuages, depuis longtemps, avaient fait preuve d’une grande
clémence, le ciel s’assombrit soudain et la température chuta subitement. Je
m’arrêtai pour me vêtir tout en gore-tex – pantalon, veste, gants et chaussures – et je repartis sous un véritable déluge, luttant contre un vent vigoureux.
Je pensais arriver à destination sans suer sang et eau ; il en fut tout autrement… Le mauvais ripio et les montées m’obligèrent à poser maintes fois
le pied à terre. Mitchetnini, à l’intérieur d’un pick-up, les vélos arrimés à
l’arrière, me dépassèrent tout sourire en gesticulant. Quelques maisons se
dressaient sur l’autre rive, le río Baker les maintenant dans un isolement
immuable. Sans doute les colons qui vivaient là n’avaient-ils jamais
subodoré qu’un jour une carretera relierait Caleta Tortel au reste du monde
et qui, de surcroît, passerait tout près de chez eux. Puis j’aperçus au loin la
piste qui s’élevait, m’astreignant à gravir une côte interminable. Je ne
m’étais pas encore imaginé que mon parcours se terminerait en haut du
fjord, et que je devrai ensuite descendre de longs escaliers, abandonnant ma
monture, pour atteindre l’océan.
Arrivé au parking auquel
la route aboutissait, je me
dirigeai vers l’office de
tourisme où j’obtins des
renseignements sur le site
ainsi qu’un plan du village
indiquant les pensions,
restaurants et édifices
publics.
Vu les efforts à fournir
Le ripio
pour accéder aux hospe-
182
dajes, je laissai dans l’officine quelques sacoches de façon à n’emmener que
le strict nécessaire. J’attachai ma bicyclette à une balustrade et partis à la
recherche d’une chambre. Les passerelles aux innombrables marches
paraissaient interminables. Bien que capitale de province fondée en 1955,
guère plus de 400 personnes peuplaient Caleta Tortel qui, depuis la construction de la route, attirait plus de 4 000 touristes par an, mais c’était incontestablement le plus long village qui m’ait été donné de voir. En effet, s’étalant sur plus de deux kilomètres, huit kilomètres de passerelles sillonnent ce
pueblito de bûcherons, un petit microcosme sur pilotis. Il était entièrement
édifié avec le cyprès des Guaitecas : les habitations lacustres, les chaloupes,
et les passerelles qui remplacent les rues de la localité. Ce conifère pousse
dans les zones marécageuses. Doté d’une robustesse exceptionnelle, il s’est
révélé très résistant aux intempéries permanentes. L’économie du lieu ne
tourne qu’autour de ce bois noble. On débite les arbres morts depuis
l’époque des grands incendies (1920-1955) et un bateau de la marine
chilienne vient chercher la cargaison tous les quatre mois depuis la fondation du petit port pour l’emmener à destination de Punta Arenas. Caleta
Caleta Tortel, village pittoresque de Patagonie.
183
Tortel a été déclaré, en 2001, monument national, patrimoine culturel du
Chili.
Un martin-pêcheur posé sur une clôture, à ma vue, s’envola. Je me rendis
à l’hospedaje Don Adán où je fus reçu par la señora Norma Zurita Márquez.
Je fis un tour dans la ville et rencontrai Michetnini qui sortaient de leur
pension. Nous nous donnâmes rendez-vous dans un restaurant situé sur les
hauteurs, El Rincón de mi Chico. J’ai beaucoup apprécié cette soirée entre
amis qui s’éternisa tard dans la nuit. Quand je revins au gîte, tout le monde
dormait. Je restai un moment assis près d’une fenêtre pour admirer le village
illuminé se reflétant dans les eaux obscures du Pacifique. Souhaitant
profiter plus longtemps de ce lieu insolite, je décidai de ne partir que le
surlendemain matin…
Jean-Joseph Tortel-Maschet naquit en 1763 à La Seyne, près de Toulon,
en France. Il arriva au Chili en 1802 en qualité de pilote de la frégate espagnole. En 1804, il s’établit à Valparaíso, se maria avec une Chilienne et
devint commerçant maritime. Il offrit ses services à l’armée indépendantiste
pendant la guerre contre l’Espagne au cours de laquelle on le gratifia du
surnom de « Premier Corsaire Chilien » pour ces glorieux faits d’arme.
Dernier effort pour atteindre l’hospedaje, la montée des escaliers.
184
Les cyprès brûlés, principale ressource de la région.
Toujours un décor sauvage, rustique.
185
Caleta Tortel.
186
Caleta Tortel
J
me levai tôt avec la ferme intention de profiter pleinement de cette
journée pour m’imprégner de l’atmosphère de ce village de bûcherons
et de pêcheurs.
Une excursion me tenait particulièrement à cœur : la visite de la isla de
los Muertos (l’île aux Morts). Pour cela, je devais trouver une embarcation.
Cheminant sur les passerelles, je croisai de nombreux chiens. Je songeai à
la raison de leur présence : aider l’homme à traverser les interminables et
glaciales saisons battues par la pluie, fouettées par le vent. Même les Indiens
alakalufs ne possèdent comme seul bien, excepté les usuels et modestes
objets domestiques, que leurs amis à quatre pattes pour soulager leur mélancolie lancinante qui taraude leur existence. Peut-être même contribuent-ils à
leur survie malgré le marasme dans lequel on les a confinés. Relégués sur
l’île Wellington, seul le chien anime un peu leur univers claustral. Il les
accompagnait déjà quand l’Européen découvrit le continent ; il les aidait
alors à chasser la loutre qui leur fournissait peau et nourriture. Aujourd’hui
il s’est, hélas, sédentarisé, à l’instar de ses compagnons d’infortune : ses
maîtres.
Je croisai une jeune femme et lui demandai où je pouvais trouver un
bateau pour m’emmener sur l’île.
– Décidément, vous me posez toujours des questions ! me dit-elle avec
un sourire radieux. Vous ne vous rappelez pas ? Vous m’aviez interpellée
pour que je vous conseille un hospedaje sympa à Coyhaique…
Bien sûr, je me souvenais maintenant de son visage. Étrange coïncidence
dans l’immense Patagonie ! La capitale se situait à plus de 400 km de là. Elle
m’indiqua l’adresse de señor Ortega, organisateur d’excursions.
Celui-ci manœuvrait son navire, prêt à partir. Il m’aida à monter et
s’arrêta près du centre du village pour prendre les autres touristes. Caleta
Tortel s’éloigna, dévoilant toute son étendue et ses passerelles intermiE
187
nables. Nous contournâmes le fjord, empruntâmes un canal étroit et accostâmes sur l’île au nom rappelant la célèbre série de tableaux du peintre
suisse Arnold Böcklin.
Un petit sentier nous conduisit à l’endroit où avaient été enterrés une
centaine de Chilotes pendant l’hiver 1906, transformant le lieu en un cimetière lugubre. Ils étaient employés de la Société d’exploitation du río Baker,
et la mort de l’ensemble des travailleurs reste encore aujourd’hui un
mystère. Plusieurs théories divergentes coexistent tentant d’expliquer la
cause des décès : une épidémie de scorbut ; un empoisonnement par ingestion de farines contaminées à l’arsenic ; ou un massacre ayant pour seul but
de ne pas payer les salaires. Cette dernière hypothèse semblait davantage
convenir aux touristes chiliens présents, certainement influencés par l’antipathie qu’inspirent généralement les Braun et autres grandes familles de
Punta Arenas, gens peu scrupuleux qui exploitèrent non seulement la misère
ouvrière mais qui contribuèrent aussi à l’extinction des Indiens selk’nams
en Terre de Feu. Il n’existe pas de version définitive et officielle, ce qui
donne à cet événement une dimension mystérieuse. Le cimetière, étendu sur
248 m2, est le plus ancien site de la région occidentale d’Aysén, et les
33 croix demeurent les seuls témoins de cette sinistre tragédie à avoir résisté
au siècle dans un silence sépulcral.
L’île aux Morts.
188
Nous remontâmes dans la chaloupe et notre guide nous emmena
randonner à travers une végétation luxuriante et sauvage par un sentier
escarpé permettant d’approcher l’impressionnante cascade de Pisagua.
Nous naviguâmes ensuite dans l’embouchure du río Baker, passâmes près
de l’aérodrome et, de l’autre côté du fjord, nous perçûmes Caleta Tortel. Je
songeais aux Alakalufs qui se déplaçaient jadis dans l’immense dédale
maritime de Puerto Natales jusqu’ici.
Ces nomades de la mer ont survécu des milliers d’années dans une des
régions les plus inhospitalières du globe. Ils vivaient en petits comités dans
des canots et bravaient quotidiennement le froid, la pluie, le terrible vent du
nord-ouest et la faim. Leur quotidien était semé de dangers et risques permanents comme plonger dans les eaux glaciales de l’Océan à près de 12 mètres
de profondeur pour pêcher les cholgas1, ou le feu, toujours présent dans leur
étroit tchelo2. Cette pauvreté existentielle faisait qu’ils ne croyaient qu’en
des esprits malfaisants, équivalents de nos princes des ténèbres bibliques.
Aucun dieu protecteur pour veiller sur leurs âmes, ou alors ceux-ci les
avaient abandonnés depuis si longtemps qu’ils avaient fini par sombrer dans
l’oubli éternel. Ayayema était leur grande divinité, le principal esprit du mal.
C’est lui qui déclenchait les tempêtes dévastatrices, incendiait leur campement pendant leur sommeil. C’est encore lui qui leur transmettait les
maladies. Pour se protéger de leur dieu tyran, une seule solution… fuir…
fuir toujours, nus, le corps enduit de graisse de phoque pour se prémunir
contre le froid.
Quelle chance pour moi d’être né dans une région où les colères
d’Ayamema, comme celles de Kawtcho ou de Mwono, autres divinités
malfaisantes, ne parviendront jamais… Non pas que la misère épargne nos
pays, mais chez nous la lutte nourrit l’espoir, eux nullement !
Dans son livre Les Nomades de la mer, L’ethnologue français José
Emperaire évoquait l’histoire de Terwa Koyo (bras raide) qui, enfant, avait
été recueilli par les deux soldats du poste reculé de Puerto Edén. Ces
derniers, décelant chez lui une intelligence et un éveil peu commun,
l’avaient destiné, avec l’appuie de l’État chilien, à une expérience intéressée. Ils envoyèrent, début 1940, le jeune et talentueux Alakaluf étudier
dans une école aéronautique militaire. Lautaro Edén Wellington, selon sa
1. Grandes moules au goût exquis. Adultes, elles prennent la couleur noir violacé et
mesurent entre 12 et 14 cm.
2. Hutte recouverte de peau de phoques, de sacs, d’habits et de tôles.
189
nouvelle appellation, filleul du Président de la République, passa son
diplôme de sous-officier mécanicien d’aviation, épousa une infirmière de
Santiago, et fut sollicité, en 1949, pour occuper les fonctions d’opérateur de
radiotélégraphie à la station de Puerto Edén, avec le désir guère dissimulé
qu’il « civilise » ses frères d’ethnie. Dès son arrivée, il ne manifesta que
mépris à leur égard, allant même jusqu’à renier ses parents. Non, lui,
propriétaire d’une femme blanche et d’une petite auto dans la capitale ne
pouvait pas être le fils de ces gens crasseux, hideux et incultes. Il ne se
rendait jamais dans la hutte familiale. Peu à peu, son esprit torturé par ce
qu’il vivait intérieurement le poussa à forcer sur l’alcool. Au bout de deux
mois, il partit un soir, ivre et nu, retrouver les siens. Il revint le lendemain
matin, ce qui stupéfia l’autre sergent qui se demanda où il avait passé la nuit.
Mais la puanteur qu’il dégageait en disait assez. Plus tard, il rejoignit définitivement les siens, décida de repartir dans les canots avec ses deux
nouvelles épouses Indiennes. Pendant trois années, les Alakalufs de Puerto
Edén reprirent leur vie de nomade, leur liberté, mais aussi les travers qu’ils
avaient contractés au contact de la civilisation comme l’abus d’alcool et la
prostitution… Début 1953, à l’endroit même où je me trouvais, le canot de
Lautaro se retourna un jour de tempête et il périt noyé avec ses deux femmes
et deux compagnons. Je connaissais cette tragédie depuis longtemps et
j’étais là, naviguant dans les mêmes eaux… guidé par ma bonne étoile,
heureux prodige de la destinée.
Deux autres excursions attiraient un grand nombre de visiteurs de ce
village situé entre le Campo Hielo Norte et Campo Hielo Sur, le glacier
Steffen pour le premier cité, et le glacier Montt pour le second. Ceux-ci se
jettent dans les eaux glacées de l’Océan. Un touriste venu de Coyhaique qui
avait approché le ventisquero Montt dans les années quatre-vingt, déplorait
que le changement climatique ait désagrégé le glacier sur trois ou quatre
kilomètres.
Nous débarquâmes près de l’étriquée plaza de Armas, certainement une
des plus petites places du Chili. Un buste de Bernardo O’Higgins s’élevait
solennellement face au Pacifique. Une belle et récente bâtisse municipale
avait été édifiée sur les hauteurs du fjord. Je quittai les sympathiques vacanciers avec qui j’avais passé une bonne partie de la journée et cherchai une
cabine téléphonique pour joindre le cybercafé de Puerto Río Tranquilo dont
je détenais le numéro de téléphone. Je conservais l’espoir de retrouver mes
photos perdues. Hélas, l’homme qui me répondit me proposa de renouveler
mon appel bien plus tard, son épouse s’étant retirée quelques jours chez des
parents à Coyhaique. Tant pis, je ferai le nécessaire à Villa O’Higgins.
190
Dans ces villages reclus, les habitants sont reliés au reste du monde grâce
à des connexions Internet gratuites disponibles dans les bibliothèques,
limitées à 30 minutes de communication pour satisfaire chaque utilisateur.
J’en profitai pour aligner quelques mots sur mon blog et continuai ma
promenade sur les passerelles dont la douce odeur de cyprès embaumait le
moindre recoin. Sur un promontoire, près d’une croix, j’aperçus mes amis
cyclistes : Michael, Rahel, Jürg, Stephen qui venaient d’arriver, accompagnés de Virginie et Michel que la visite du village si caractéristique avait
enchantés et retenus plus qu’ils ne l’avaient envisagé.
Ils étaient en quête d’un bateau pour se rendre le lendemain matin à
Puerto Yungay, petit hameau côtier où un transbordeur effectuait la navette
menant au dernier tronçon de la Carretera Austral.
Ils me proposèrent de me joindre à eux. Je fus aussitôt intéressé par cette
traversée fréquentée récemment par les autochtones, avant la construction
de la route.
Nous trouvâmes notre bonheur pour 60 000 pesos (70 euros) chez Jorge
Aguila, habitué aux promenades de touristes sur sa lancha, le Santa Fé. Le
La petite place de los Armas.
191
prix, partagé par huit passagers cyclistes, nous parut convenable. Rendezvous fut pris pour le lendemain matin à 7 h 30. J’achetai des provisions dont
quelques empanadas pour les deux derniers jours de route avant d’arriver au
terme de mon voyage, Villa O’Higgins.
Après le dîner, je conversai dans l’hospedaje avec des voyageurs allemands et chiliens sur la situation sociale et économique du Chili altérée par
les années de dictature, puis contemplai le village illuminé. À Caleta Tortel,
la commune fournit gratuitement l’électricité, mais plus pour longtemps, les
élus locaux estimant désormais plus équitable que chacun paie selon sa
propre consommation.
Vue de
l’hospedaje
Adán Zurita,
Caleta Tortel
est un village
très…
« sportif » !
192
… avec ses passerelles qui semblent serpenter indéfiniment.
193
Le chargement des bicyclettes.
Un moment inoubliable : la navigation dans les chenaux.
194
Caleta Tortel ­ Villa O’Higgins
P
OUR ne pas faire attendre mes camarades et petit-déjeuner sans me
presser, je décidai de me réveiller à 6 heures. Bien m’en pris car
lorsque j’arrivai au lieu de rendez-vous, mes compagnons cyclistes
commençaient déjà à charger les vélos et les bagages sur le Santa Fé. Cette
opération nécessitait une bonne cohésion et aussi d’une certaine application
car l’embarcation s’avérait peu spacieuse. Heureusement que nous n’avions
pas comme pilote un « capitaine de bateau-lavoir » !
Nous nous éloignâmes du fjord vêtu de planches de cyprès pour
descendre l’Estuaire Mitchell. D’épais nuages effleuraient les cimes des
montagnes pourtant peu élevées, mais dont on découvrait quelques ventisqueros. Nous aperçûmes même un petit névé à guère plus de 50 mètres d’altitude.
À la vue des passages étroits, je mesurai la difficulté à laquelle avaient
été confrontés ceux qui, jadis, cherchaient une voie navigable dans l’immense labyrinthe constitué des sommets de la cordillère des Andes qui
émergeaient de la profondeur des eaux à travers la brume opaque. Combien
d’entre eux se sont-ils échoués sur de malencontreux rochers ? Combien ont
dû rebrousser chemin sur des chenaux ne menant nulle part ?
Martin Behaim, un négociant flamand né à Nuremberg au milieu du
XVe siècle, passionné d’astronomie, se mit au service du roi du Portugal,
Jean II, en tant que conseiller en matière d’exploration maritime. Ses
connaissances incitèrent les grands navigateurs de l’époque à atteindre
l’Asie par l’ouest et ainsi découvrir l’Amérique. Il réalisa le premier globe
terrestre en 1492 sur lequel ne figurait évidemment pas le continent américain. L’Afrique et l’Asie y étaient habilement élargies, de sorte que le Japon
se trouvait bien plus proche de l’Europe qu’en réalité. Tous les enseignements des marins qu’il avait soigneusement collectés permirent à Vespucci
et à Christophe Colomb d’accéder à la côte atlantique sud-américaine ; mais
195
après celle-ci se dessillait un monde totalement inexploré, imprévisible et ô
combien périlleux, jusque-là source de mystères et d’affabulations. Terra
incognita…
Après plus d’une heure de navigation, Puerto Yungay se dévoilait. Le
Valparaíso, qui effectuait trois fois par jour la traversée jusqu’au río Bravo,
était déjà à quai et les automobilistes prêts pour l’embarquement.
Comme je le signalais au début de mon voyage, de nombreuses villes de
Patagonie rappellent des personnages ou événements historiques, ce village
ne dérogeait pas à la règle.
Après les guerres d’Indépendance qui secouèrent le continent américain,
les jeunes États firent face à une importante instabilité politique intérieure
et à de multiples conflits extérieurs. Ceux qui concernèrent le Pérou, la
Bolivie et le Chili, commencèrent dans les années 1830 pour ne terminer
qu’en 1894 avec la guerre du Pacifique. Après cette dernière, le Chili
s’agrandira, privant de la Bolivie d’un accès sur l’Océan et le Pérou de sa
région de Tarapaca jusqu’à Arica.
Le 20 janvier 1839 eut lieu la bataille de Yungay, ville située au Pérou, à
450 km au nord de Lima, qui marqua la victoire décisive du Chili face à la
confédération Pérou-Bolivie, lors d’un conflit qui les opposa à partir de
1836. Deux personnages s’illustrèrent pendant cet épisode sanglant : Le
général Bulnes, qui devint plus tard président du Chili, et une infirmière,
Candelaria Pérez, qui d’autorité prit part au combat et obtint, de par son
courage, le grade de sergent. Mais ce fait de guerre s’avéra des plus impitoyables de l’histoire américaine. Parmi les 12 000 soldats qui s’affrontèrent, on dénombra près de 4 500 morts et blessés.
Les touristes qui espéraient trouver un village avec épicerie et hospedaje
devaient être bien déçus ! Quelques maisons abandonnées s’élevaient
derrière des arbustes, semblables à celles qui m’avaient paru si austères, à
Villa Vanguardia : même aspect, même couleur, à peine plus petites. Seules
des cages de gardiens de but de fortune délaissées dans la cour de la sobre
caserne du Campamento Militar del Trabajo pouvaient se souvenir que le
hameau avait connu jadis quelques animations.
Un panneau indiquait un héliport si précaire et si vétuste que, sans la
signalisation, il m’aurait été impossible d’imaginer sa présence dans l’emplacement pierreux revêtu de planches étroites. Un monument, face à une
chapelle et à l’estuaire, était érigé en hommage à onze soldats « martyrs qui
contribuèrent, au détriment de leur vie, à l’intégration régionale et la souveraineté nationale ». Le drapeau chilien flottait fièrement devant le petit
édifice religieux. Cette dernière, à l’instar des cinq ou six maisons, avait été
196
construite grâce à l’opiniâtreté d’Antonio Ronchi, prêtre italien né près de
Milan, qui consacra une grande partie de son existence au développement
social de la région. Il fonda maintes églises de La Junta à Caleta Tortel, des
écoles dans des hameaux îliens au large de Puerto Puyuhuapi et de Puerto
Cisnes. Mais Puerto Yungay, victime de son isolement et de son climat,
n’avait su retenir les familles venues s’y installer. Je n’aperçus âme qui vive,
les touristes se contentant de patienter près de l’embarcadère près duquel
une petite échoppe proposait quelques aliments. En compagnie de Michael,
je conversais avec la sympathique vendeuse lorsque des appels pressants
nous sortirent de notre torpeur. Le Valparaíso avait déjà largué les amarres !
Nous courûmes et sautâmes de justesse sur l’extrémité de la plateforme
arrière qui commençait à se lever. À cinq secondes près, il nous aurait fallu
attendre quelques heures pour que le bateau revienne avec nos vélos…
Un camion tout-terrain, immatriculé en Allemagne, capta mon attention.
Ses propriétaires l’avaient judicieusement aménagé en camping-car et
équipé de panneaux solaires, le transformant en véhicule motorisé idéal
pour parcourir le monde ; moins économique que la bicyclette, moins écologique, mais tellement plus accessible et plus rapide.
Maison abandonnée à Puerto Yungay.
197
Nous accostâmes sur l’autre rive de l’estuaire Mitchell, près du río
Bravo. Je vis mes compagnons s’éloigner tandis que je prenais quelques
photographies : le cycliste allemand, seul ; Jürg, Rahel, Stephen et Michael,
peu après ; Virginie et Michel, et enfin, votre narrateur, éternel traînard.
L’insignifiant port d’embarquement de Caleta Bravo n’incitait pourtant pas
à s’attarder, seul un panneau annonçait Villa O’Higgins à 99 km.
La route, au début escarpée, longeait ensuite le large fleuve. Sur le Santa
Fé, en contemplant les montagnes abruptes, j’avais estimé que chaque kilomètre qui me restait à parcourir serait long et ardu. Cependant, les quinze
premiers furent aisés, la piste arborant un bon revêtement et ne présentant
guère de dénivelé. Sur le río Bravo, deux petits bateaux de pêche et un
navire un peu plus imposant, appartenant certainement aux rares colons
installés dans les environs, se balançaient dans une crique étroite située à
l’entrée de l’estuaire. Deux ou trois maisons disséminées, revêtant un aspect
très humble, se délabraient au bord de la route. Devant l’une d’entre elles,
un écriteau indiquait « vente de jus de fruit », une façon comme une autre
pour gagner un peu plus d’argent dans cette région aux ressources limitées,
mais si peu… Près d’un panneau qui annonçait un aérodrome s’élevait le
monument traditionnel réservé aux soldats morts pendant la réalisation de la
Carretera Austral. Peu après se trouvait la seule bifurcation de ce secteur. En
Au bord du río Bravo.
198
effet, l’État chilien souhaite poursuivre son ambition de construire un
passage routier pour se rendre à l’extrême sud du continent sans l’obligation
de passer par l’Argentine. Ce projet insensé contraint à tracer une voie à
travers le gigantesque Campo de Hielo Sur, tâche incommensurable. La
piste en construction permettra aux touristes d’accéder dans un avenir
proche au ventisquero Montt, à 84 km de là.
Reprenant ma route, je vis au loin Michel qui revenait sur ses pas. Le
pauvre, il avait oublié sa canne à pêche à l’embarcadère, outil indispensable
pour cet insatiable pêcheur. Quand il s’aperçut de sa bévue, il avait déjà
parcouru plus de dix kilomètres. Virginie l’attendait à quelques centaines de
mètres. Quant à moi, je flânais, posant mon vélo çà et là pour photographier
les paysages ou marcher au bord du río Bravo. Tant et si bien que mes
malchanceux amis me dépassèrent peu après. La piste m’apparut si
commode que j’installai, pour la première fois de tout mon voyage, l’appareil photo sur la sacoche du guidon, et filmai mon avancée sur les longues
lignes droites bordées d’arbres. J’éprouvai un grand bonheur, un tel sentiment de liberté, que j’aurai souhaité que cette aventure ne s’achève… Mais
j’arrivais hélas au terme de mon périple.
La route prit ensuite de la hauteur, dominant la vallée où je découvrais
de temps à autre quelques maisons de colons. Les grosses pierres irrégulières et malaisées remplacèrent le ripio sur lequel je m’étais régalé
quelques instants auparavant. Le contraste fut saisissant : je me trouvai
maintenant sur une des parties les plus ardues de la Carretera Austral. Après
23 km, au puente del Arco, je retrouvai mes amis suisses, australien et
hollandais qui s’accordaient une pause.
C’est précisément à cet endroit que commençait l’ascension d’un col aux
lacets abrupts. La nature me parut encore plus sauvage qu’ailleurs, avec ses
inévitables panguis, fuchsias, calafates et taiques qui ornaient le bord de la
route. Les carcasses d’arbres calcinés exposaient leurs formes souvent
excentriques ou harmonieuses, parfois les deux.
La piste, taillée profondément dans la roche, rappelait les nombreux
accidents que la réalisation des goulets étroits avait provoqués. De temps à
autre, "la sangre de un soldado nunca has sido derramada en vano" nous le
rappelait. Elle se faufilait, zigzaguait entre les montagnes en haut desquelles
apparaissaient bientôt les premiers glaciers du Campo de Hielo Sur. Des
panneaux indiquaient des zones où se trouvaient des huemuls, malheureusement ils ne devaient pas être pléthore et je n’en vis aucun.
D’innombrables cascades dévalaient des hauteurs en exhibant leur belle eau
limpide, transparente.
199
Après avoir escaladé une côte interminable, je fis une halte contemplative au mirador Entre Ríos. En contrebas, une rivière confluait avec le río
Bravo qui avait tracé, dans une épaisse forêt vierge, de nombreux méandres.
Du sommet, la route se dessinait loin devant, laissant subodorer une longue
descente.
Je passai près du campamento Entre Ríos, apparemment déserté, mais
dont les palissades demeuraient intactes, tout comme le drapeau chilien qui
ondoyait et extériorisait l’orgueil patriotique si présent au Chili.
J’atteignis la laguna del Padre Ronchi. Le lac s’étendait sur des terres
marécageuses qui occupent, par ailleurs, une grande partie des zones abordables des archipels. Je connaissais la technique utilisée par les Alakalufs
pour installer leurs tchelos en ces endroits ingrats tout en se protégeant du
sol imprégné d’eau. Mais il aurait été trop présomptueux de penser que cela
puisse s’improviser alors que les Indiens bénéficient de plusieurs siècles
d’expérience.
Le crépuscule pointait et je ne rencontrais guère de lieux propices pour
dresser ma toile de tente. Le seul emplacement facilement accessible était
occupé par un camping-car. Des gens me faisaient signes, je répondis à leurs
sollicitations par de grands gestes. Je sus le lendemain que ces personnes
n’étaient autres que Virginie et Michel qui avaient décidé de profiter du
voisinage affable de touristes allemands qu’ils connaissaient déjà et dont ils
avaient pu apprécier l’agréable compagnie. Ils m’invitaient à venir les
rejoindre, mais la voix de François Béranger qui sortait des écouteurs de
mon lecteur MP3 couvrait leurs appels. Michel saisi l’occasion de ce
bivouac au bord du lac pour taquiner le goujon et ramener une belle truite
pour le souper. Je m’arrêtai un peu plus tard, quand je vis mes autres amis
étrangers installés près
de la route, sur de la
caillasse. Ils avaient
dîné et s’apprêtaient à
aller se coucher. Je
montai ma petite toile de
tente, fis cuire quelques
pâtes et les imitai en
m’enfonçant dans mon
duvet. La température
était descendue à 5° et
annonçait une nuit
Charrette typique.
glaciale.
200
La Carretera vers Villa O’Higgins, à droite vers le ventisquero Montt.
Le dernier col avec ses lacets abrupts.
201
Mitchetnini conversant avec les amis québécois.
¡Cuidado con los oyos! (Attention aux trous!), une nécessité sur la Carretera.
202
Dernière journée de vélo
Je me réveillai en même temps que Michael ; Rahel et Jürg chargeaient
déjà leurs bicyclettes, impatients d’en découdre avec les derniers kilomètres
de la Carretera.
En prenant notre petit déjeuner, nous les regardâmes s’éloigner, tandis
que Stephen donnait à son tour signe de vie.
Nous partîmes tous les trois sur un rythme soutenu, bien plus élevé que
celui que je m’étais fixé durant ce voyage. Près d’une habitation désertée, je
m’arrêtai, cédant à ma propension pour la photographie. Derrière elle,
j’aperçus deux silhouettes ; porté par ma curiosité, je décidai de m’approcher. Un couple québécois avait élu domicile pour la nuit près de la bâtisse.
Leur tente était installée à l’abri des regards sur un terrain recouvert
d’herbes épaisses. Des bancs leur permettaient de poser leurs affaires et un
petit ruisseau leur fournissait l’eau pure pour la boisson, la cuisine et la
toilette. Un endroit sublime à mi-chemin entre Caleta Bravo et Villa
O’Higgins ! Je restai longtemps à converser avec ces cyclistes canadiens. Ils
avaient prévu de parcourir le monde mais, au gré des rencontres, ils s’éternisaient dans certaines villes, comme à Punta Arenas où ils se lièrent
d’amitié avec leurs hôtes. Avec philosophie, ils s’étaient détournés de leur
objectif premier pour un lent voyage d’une durée indéterminée entrecoupé
de brefs retours dans leur pays afin d’épargner l’argent nécessaire à la poursuite de l’aventure. Je discutais avec eux quand je distinguai, au loin,
Mitchetnini pédalant dans notre direction. Arrivés à notre hauteur, ils mirent
pied à terre et nous passâmes une bonne partie de la matinée à converser
tous les cinq, notamment de la faune et de la flore de la Patagonie, si dissemblables de celles du Canada. Pourtant, quelques années auparavant, les autorités argentines avaient décidé qu’on introduise en Terre de Feu des castors
provenant du nord du continent. Mais leur intégration dans un autre écosystème dépourvu de prédateurs s’est révélée catastrophique, ces derniers
proliférant et ravageant les forêts de l’île. Je poursuivis sur la piste étroite
coincée entre la laguna et les parois des montagnes. Une impressionnante
quantité d’eau dévalait des glaciers que je percevais tout près, en larges
cascades ou en une multitude de petits torrents. Je m’arrêtai à nouveau
devant une cabane dissimulée derrière des hautes herbes et des arbustes.
Une fumée s’échappait de la cheminée et deux chevaux broutaient devant la
porte. Sur le bord de la route, une charrette destinée au transport de bois
côtoyait quelques vaches. Des abris, constitués de branchages et de fines
planches, me firent penser à ceux que construisaient les Yámanas, Indiens
203
nomades de la mer comme les Alakalufs, mais qui fréquentaient les
environs du cap Horn avant de s’éteindre définitivement au crépuscule du
XXe siècle.
Le Yámana le plus connu fut incontestablement celui qu’on appela
Jemmy Button, enlevé en compagnie de trois autres adolescents par le capitaine Fitz Roy contre quelques boutons de nacre au cours de la deuxième
expédition du Beagle. On les emmena à Londres où ils séjournèrent pendant
trois ans. Ils apprirent l’anglais, les bonnes manières et furent même
présentés au roi d’Angleterre Guillaume IV et à la reine Adélaïde. Ils devinrent la coqueluche de l’aristocratie londonienne qui les combla de cadeaux.
Puis Fitz Roy les ramena, profitant d’une mission scientifique dans ces
contrées lointaines. Un jeune savant se joignit à l’équipage : Charles
Darwin. Nos voisins d’outre-Manche avaient misé sur l’intelligence de
Jemmy Button pour « civiliser » cette région stratégique au nom de
l’Angleterre. Quelle fut leur surprise lorsque ce dernier, au bout de quelques
jours, ôta ses habits et effaça soudainement les trois années passées loin des
siens ne conservant qu’une rancœur contre ceux qui dédaignaient les
comprendre !
J’arrivai au fundo El Parrillal qui s’étendait sur une des rares prairies, à
30 km de Villa O’Higgins. La route continuait ensuite en corniche. Deux
ouvriers, à l’aide de leurs pelles, comblaient les trous qui constellaient la
chaussée. L’état de la piste rendait le travail fastidieux. Ils m’expliquèrent
que celle-ci était recouverte d’une épaisse couche de neige durant de longs
mois et chaque fonte provoquait inéluctablement les mêmes dégâts. Un peu
plus loin, je m’arrêtai pour observer d’autres travailleurs œuvrant à la réalisation d’un pont. On avait introduit, à l’intérieur de grandes et profondes
cavités, une importante armature antisismique pour consolider la construction en vue de la protéger des perpétuels tremblements de terres qui, du nord
au sud, secouent le pays.
Le lac Cisnes se présenta
Cormorans au bord
comme un dernier présent qu’audu lac Cisnes.
rait voulu m’offrir Mère Nature
pour m’inciter à revenir dans
cette région sublime. Malgré l’altitude modeste, la sensation de
me trouver au bord d’un magnifique plan d’eau situé à plus de
2 000 m dans nos montagnes
d’Europe occidentale m’impres-
204
sionna. Les glaciers se reflétaient dans les ondes paisibles et cristallines. Le
parcours depuis Caleta Bravo m’avait fasciné par sa beauté sauvage, tout à
la fois simple et majestueuse. Je ne pus m’empêcher de m’arrêter longuement sur le banc du mirador lago Cisnes pour m’immerger dans cet univers
secret, à peine exploré, n’osant dévoiler toute sa magnificence au commun
des mortels. Je demeurai là, à rêver… à méditer. Je repris ma route et
j’aperçus bientôt Villa O’Higgins. L’ultime village précédant la barrière de
glace infranchissable semblait proche, il me restait pourtant dix-sept kilomètres à parcourir. Les terres marécageuses imposaient un long détour. Je
retrouvai Michel pêchant près d’une rivière qui se déversait dans le lac, à
son extrémité sud. Virginie paraissait également enthousiasmée par le
paysage. Deux cyclistes se joignirent à nous, Cyril et Jérôme, Français eux
aussi dont un Grenoblois, tout comme Michel et Virginie… Cinq cyclos
voyageurs issus de l’Hexagone se trouvaient réunis quelques instants au fin
fond de la Patagonie australe, à la porte de l’immense glacier, le Campo
Hielo Sur !
Je parcourus les derniers kilomètres qui marquaient le dénouement de ce
voyage submergé par une émotion profonde, appréciant les ultimes coups de
pédale sur la route qui m’avait tant fait rêver, et ce depuis de longues
années.
205
Un carancho m’observa longuement puis s’envola. Je franchis le
nouveau pont suspendu longiligne qui traversait le río Mayer, puis Villa
O’Higgins se présenta, à gauche de la piste, tel un village insolite, perdu aux
confins du monde des hommes, en plein Far South. À droite, se trouvait
l’aérodrome où l’avion de la compagnie Don Carlos – la seule à proposer
des vols réguliers vers Cochrane ou Coyhaique – paraissait sommeiller tel
un oiseau solitaire.
Sur un terrain de camping, les tentes de mes amis cyclistes suisses,
australien et hollandais étaient déjà installées. Je me rendis à l’hospedaje
Cascada, tenu par Adina et Judith, les mère et tante de Carla Pamela, la
propriétaire du cybercafé de Villa Río Tranquilo… Immense Patagonie où
chacun semble se connaître malgré les distances considérables qui séparent
souvent la population.
Villa O’Higgins, ville de moins de 500 habitants, fut fondée en 1966
pour sécuriser militairement la zone. La Carretera n’arriva au village qu’en
1999. L’explorateur Francesco Petito Moreno, qui donna son nom à un
célèbre glacier argentin, découvrit le lac en 1877.
Arrivée à Villa O’Higgins.
206
Pont suspendu sur le río Mayer.
La région regorge de marécages, domaine d’Ayayema, dieu alakaluf.
207
Vue générale de Villa O’Higgins.
L’hospedaje La Cascada.
208
Villa O’Higgins
P
dans le village le vélo délesté de ses sacoches me procura
une sensation de légèreté inhabituelle. Villa O’Higgins ressemblait
un peu à ces petites villes de western, avec ses rues quadrillées et ses
chevaux attachés aux clôtures. Pour relever ce décor, une vieille charrette
aux deux roues gigantesques était exposée devant une des deux églises
édifiées côte à côte dans une prairie entourée de basses palissades. Elles
côtoyaient le bâtiment de la radio locale, Madipro, devant lequel s’élevait
un grand perron bordé de bancs qui devait sporadiquement s’animer lors
d’événements radiophoniques particuliers. Les deux édifices religieux
représentaient la principale curiosité de la place ; l’un d’entre eux abritait le
musée de la Patagonie appelé Museo del Padre Ronchi à la mémoire du curé
bienfaiteur de la région d’Aysén1. C’est aussi autour de celle-ci que se
trouvaient la municipalidad, la bibliothèque, l’école et le gymnase. Les
constructions récentes et imposantes des trois derniers bâtiments
confirmaient toute l’importance que revêt l’éducation au Chili, notamment
dans cette contrée. La mairie, à l’opposé, était une vieille bâtisse en
préfabriqué. Deux bustes trônaient fièrement : celui du sergent Hernan
Merino Correa, le combattant héroïque de la laguna del Desierto2, et celui
du libertador, Bernardo O’Higgins, ô combien inévitable, a fortiori dans un
village à qui l’on avait donné ce nom. Un petit kiosque s’élevait face à des
gradins dressés en arc sur une butte de terre, près de lui un cabanon faisait
office de syndicat d’initiative.
J’effectuai au plus tôt les démarches administratives : téléphoner aux
hospedajes et aux centres Internet pour tenter de récupérer mes cartes
ÉDALER
1. Voir page 197.
2. Lire page 175.
209
mémoire perdues ; me renseigner afin de savoir s’il était encore possible de
prendre le bateau pour se rendre à El Chalten, en Argentine ; aller à la bibliothèque pour lire et taper des messages sur mon blog quelque peu délaissé.
Après plusieurs coups de fil infructueux, je décidai de joindre Janet à
Santiago pour qu’elle m’aide à trouver, en consultant les bottins téléphoniques, les coordonnées des gîtes et des cybercafés où j’étais passé et dont
je n’avais noté ni l’adresse ni le numéro de téléphone.
Après, je me dirigeai dans le local de Villa O’Higgins Expediciones.
J’étais contrarié à l’idée de devoir laisser mes amis cyclistes traverser le lac
O’Higgins, emprunter les sentiers, voguer sur la laguna del Desierto.
Derrière cette dernière s’élevaient de prestigieuses montagnes comme le
Fitz Roy (3 405 m), le cerro Torre (3 102 m) – dont l’ascension est considérée comme une des plus périlleuses au monde – et les aiguilles SaintExupéry (2 558 m), Mermoz (2 732 m) et Guillaumet (2 579 m), ainsi
nommées pour honorer les aviateurs de l’aéropostale des années 1930. Ces
pilotes avaient travaillé pour l’Aeropostal Argentina et avaient ouvert les
lignes de Patagonie.
J’espérais encore un peu voir tout cela, au cas où mes cartes mémoires
seraient définitivement égarées, et pouvoir réaliser le retour comme je
l’avais planifié : tenter le difficile passage jusqu’à El Chalten ; prendre le bus
Les deux églises de Villa O’Higgins
sises côte à côte.
210
pour arriver à Chile Chico ; le bateau pour franchir le lac Carrera jusqu’à
Puerto Ibañez ; reprendre ma bici1 jusqu’à Puerto Chacabuco ; atteindre
Puerto Montt, après une navigation captivante de 24 heures dans les archipels ; et enfin rallier Santiago en car. Depuis Puyuhuapi, l’idée de prolonger
mes vacances d’une semaine avait fait plus que vagabonder dans mon esprit.
Hélas, j’avais accumulé beaucoup de retard. Embarquer le lendemain représentait mon ultime chance de poursuivre ma route plus au sud mais seulement deux allers et retours hebdomadaires permettaient d’effectuer ce
voyage.
L’agence s’avérait désespérément déserte ; don Perincho était parti pour
une excursion près des glaciers. Un voisin m’informa que la prochaine
navette affichait complet. Mes dernières illusions disparaissaient définitivement.
Depuis des lustres, le marin naviguait tous les étés sur l’étendue d’eau
mais il avait su préserver son extrême prudence et embarquait uniquement
par temps clément. En effet, le cinquième lac au monde de par ses profondeurs abyssales atteignant jusqu’à 840 m, n’était pas dépourvu de dangers.
Le capitaine estimait la navigation ici bien plus difficile que sur l’Océan.
Quelques années auparavant, il assista, impuissant, au naufrage de son
bateau la Sultana. Celui-ci s’insinua dans un tourbillon et disparut dans les
abîmes. Bien que situé à guère plus de 200 m d’altitude, les glaciers
plongent dans les flots tandis que des icebergs émergent des eaux glaciales.
Les montagnes des alentours offrent une parure gigantesque au lac à la notoriété éclipsée par d’autres plus accessibles de la Patagonie.
Selon ses dires, dans sa prime jeunesse de marin, Perincho aurait
rencontré l’écrivain Francisco Coloane. Ce dernier écrivait tant la nuit que
le jour, tout en participant à la chasse aux phoques, aux tâches collectives
rendues pénibles par le froid et la faim. Il le considéra comme une personne
un peu nigaude, mais se fit rapidement une tout autre opinion du célèbre
romancier.
– Il a publié ce qu’il a vécu… C’est pourquoi les petites gens, les
pêcheurs l’apprécient. Coloane, c’est ma vie !
À la bibliothèque, spacieuse et très bien ordonnée, cinq ou six ordinateurs étaient alloués au public. Au nombre de personnes qui attendaient leur
tour, je constatai que l’outil informatique jouissait d’un réel succès. Pour
accéder à un moteur de recherche, je devais m’enregistrer sur le site des
1. Diminutif de bicicleta utilisé couramment.
211
bibliothèques chiliennes. Même si cette astreinte me parut fastidieuse pour
seulement une demi-heure de connexion, elle revêtait néanmoins son importance, moult inscrits démontrant la réussite de cette heureuse initiative de
fournir une liaison Internet gratuite pour désenclaver les localités les plus
isolées.
Je décidai ensuite d’emprunter un chemin qui, derrière le bureau de la
CONAF, menait jusqu’à un belvédère. Je rencontrai Stephen et Michael qui
se dirigeaient aussi vers le mirador. Je les accompagnai sur le sentier escarpé
qui nous offrait, au fur et à mesure que nous montions, une vue exceptionnelle sur le village avec, comme toile de fond, les montagnes sombres
coiffées de glaciers blanc sombre. Un quartier se dissociait du reste de Villa
O’Higgins. Ses maisons exiguës, toutes revêtues de bleu, avaient été attribuées gratuitement aux plus défavorisés qui, au Chili, bénéficient une fois
dans leur vie de cette opportunité2. La beauté de la région mais aussi la
rigueur du climat et l’isolement font que les gens deviennent indéracinables
Le Mirador de Villa O’Higgins offre une vue magnifique sur la ville,
les lacs et les montagnes environnantes.
2. Lire page 20.
212
ou alors finissent par haïr l’existence austère que confère le lieu. Quelle
aventure risquée pour ces Chiliens tentant leur chance dans cette contrée
lointaine avec la bénédiction de l’État mais pas à l’abri d’un éventuel coup
de déprime !
Puis je rendis visite à Mitchetnini dans le terrain où ils avaient choisi de
camper. Nous décidâmes de nous retrouver le soir même dans mon hospedaje pour dîner. Au retour dans ma chambre, je m’aperçus qu’il me
manquait encore une carte mémoire, la troisième sur les quatre emmenées…
Décidément, quel distrait ! Je l’avais oubliée à la bibliothèque dans le
lecteur de l’ordinateur. Je m’y précipitai mais la porte était close et le
bâtiment public n’ouvrait que le lundi matin alors que j’étais résolu à partir
le lendemain. Je requis aussitôt l’adresse de l’alcalde. Hélas, celui-ci était
absent. Son épouse me demanda où j’étais hébergé et me promis de me
prévenir dès que son mari rentrerait.
En compagnie de Virginie et de Michel, je passai une excellente soirée
qui s’éternisa jusqu’à tant que señora Adina, la patronne, manifestât clairement son envie de retrouver son lit. Il était plus d’une heure et mes amis
devaient s’en aller à 7 heures en vélo pour effectuer les 7 km les menant
jusqu’à l’embarcadère du lago O’Higgins, à bahía Bahamondes, baie qui
porte le nom d’une des premières familles venues s’installer sur les rives du
lac dans les années 1920. Malheureusement, aucune nouvelle de ma carte
mémoire ne me parvint.
Le lendemain matin, je retournai chez le
maire qui m’accompagna jusqu’à la bibliothèque dont il avait la clé. La chance me
souriait, je découvris l’objet égaré posé sur
un bureau. Je pris ensuite la décision de
quitter Villa O’Higgins pour tenter l’aventure en auto-stop. J’attendis quelque temps,
jusqu’à ce que l’heure tardive ne me
permette plus d’espérer l’apparition d’un
véhicule. Je revins sur mes pas, rencontrai
un carancho, à l’endroit même où j’en avais
aperçu un avant mon arrivée au point
extrême de la Carretera Austral. Ce rapace
rusé et perfide s’attaque habituellement aux
animaux blessés et aux nouveau-nés, leur
arrache les yeux et les dévore après les avoir
Mon ami carancho.
mutilés. Pourtant, celui-ci me parut bien
213
sympathique. Nous parcourûmes plus d’un kilomètre ensemble, à environ
cinq mètres l’un de l’autre. Je profitai de cette proximité pour le photographier sans compter. Il ne semblait nullement gêné par ma présence intrusive…
Je m’arrêtai un peu plus loin, près d’une petite rivière, pour laver mes
sacoches et ma bicyclette, les préparant ainsi pour le retour. Je retournai à
l’hospedaje pour reprendre possession de ma chambre. Devant, je remarquai la nièce d’Adena, la propriétaire du gîte, s’affairer sur son vélo
défaillant. Je décidai de lui prêter main-forte. C’est alors qu’une personne
travaillant au téléphone public vint à ma rencontre. Un beau sourire éclairait son visage :
– Votre femme a appelé tout à l’heure pour que vous prévenir qu’elle a
retrouvé les cartes mémoire de votre appareil photo…
J’exultai ! Je les avais oubliées au residencial Darka, à Villa Río
Tranquilo.
Je donnai tout de suite un coup de fil à Janet pour la remercier vivement
et nous convînmes alors de faire le possible pour rentrer ensemble à Paris,
même si cela paraissait une gageure. Il me fallait arriver à Santiago deux
jours plus tard et je me trouvais à 2 500 km de la capitale.
Janet réserva un billet d’avion à l’aéroport de Balmaceda pour le lundi à
16 heures. Je décidai de prendre le minibus El Mosco qui partait le
dimanche matin à 11 heures pour Caleta Tortel. De là, un autre bus ralliait
Cochrane en fin d’après-midi. J’espérais aussi rencontrer une voiture sur le
ferry menant à Puerto Yungay, pouvant me rapprocher au plus près de l’aéroport…
Emporté par l’euphorie engendrée par l’heureuse nouvelle, je déambulai
dans le village, l’esprit habité d’une sérénité magistrale qui me conviait à
savourer et à profiter pleinement de la dernière soirée passée aux confins de
la XIe région.
Je m’engageai sur le bout de route qui conduisait au lac O’Higgins.
J’atteignis, après un quart d’heure de marche, la media luna et le terrain de
football, lieux de distraction indispensables pour la population australe. À
l’égard des conditions climatiques, les deux enceintes sportives se trouvaient fort bien entretenues, comme le démontraient les planches et les
madriers en bois neufs de la charpente ceinturant l’arène équestre. Une
importante tribune bordait le stade. D’épais nuages assombrissaient le ciel,
ce qui amplifiait l’aspect ténébreux des collines environnantes et confortait
le caractère énigmatique et impénétrable de cet endroit perdu.
La soirée à l’hospedaje La Cascada s’annonçait joyeuse.
214
Le mari de Judith arriva à l’improviste d’Arica – surnommée « la ville à
l’éternel printemps » – où il était né et où il résidait. Celle-ci se situait certes
dans le même pays, mais à 4 300 km de là, près de la frontière péruvienne,
baignée par le Pacifique qui lui adoucissait l’air en lui apportant sa fraîcheur
salvatrice. Sa fille ne put dissimuler sa joie immense en se blottissant
longuement entre les bras paternels. Native de la Patagonie, Judith ne s’était
pas habituée au doux climat du nord. Elle n’avait pas apprécié les températures… Elle avait souffert qu’aucune goutte de pluie ne lui rappelle son
quotidien austral… Elle n’avait pas supporté l’indifférence qui caractérise
les grandes cités. Elle avait alors décidé de regagner sa région pour aider sa
sœur à accueillir les touristes.
– Jamais je ne retournerai vivre là-bas, loin de mes amis, de ma famille,
de mes montagnes et de mes glaciers. Hélas, pour ma fille, c’est différent,
elle n’a pas assez vécu ici ; le climat lui pèse et elle ne ressent pas la même
quiétude que j’ai retrouvée depuis mon retour. À la rentrée, elle rejoindra
son père pour étudier à Arica…
Je découvrais une famille décomposée à cause de la géographie si particulière du Chili, l’un et l’autre provenant de contrées excessivement
opposées. Les émouvantes retrouvailles semblaient le confirmer.
Je m’attablai près de don José, un électricien de Coyhaique qui effectuait
des travaux à l’école du village. Il paraissait enchanté de converser avec un
Français. Il s’intéressait depuis longtemps à l’Hexagone, à son histoire… Ce
brave homme m’apprit le mariage fantasque de Sarkozy avec la people
Carla Bruni. Il m’interrogea sur ce que je pensais du « petit président » qui
tranchait avec le sérieux qu’inspiraient, à mon interlocuteur, les autres chefs
d’État de la Ve République. Dès mon arrivée au Chili, j’avais été surpris de
l’intérêt que témoignait la presse locale pour les frasques de notre dirigeant
dont la caricature inondait les quotidiens nationaux.
Des touristes hollandais avaient pris place à la table voisine. Ils avaient
organisé et participé à une régate au large de l’île de Chiloé. Un des leurs
exerçait la profession de journaliste et il avait convaincu ses amis à
parcourir la Carretera Austral afin de rédiger un article sur cette route
insolite et méconnue. Malgré leur véhicule tout-terrain, ils considéraient ce
voyage comme une aventure extrêmement éprouvante.
À la fin du repas, nous nous installâmes autour de la télévision pour
visualiser l’épreuve annuelle de rodéo qu’Adena avait filmé. Les commentaires allaient bon train, nos hôtes connaissant presque tous les compétiteurs, qu’ils fussent venus de Caleta Tortel ou de Cochrane. Les regards
s’enflammaient, la passion était bien présente.
215
Don Mosco fixant les bicyclettes sur son minibus.
De longs et effilés nuages bas fendaient les collines.
216
Retour vers Villa Río Tranquilo
L
E matin suivant, je fis définitivement mes adieux à Adina et à Judith.
Je me dirigeai vers le terrain de camping tenu par Mosco devant
lequel son minibus stationnait. Quelques personnes étaient déjà
assemblées autour du véhicule. Parmi eux, deux cyclistes, allemand et
brésilien, se quittaient non sans émotion, après avoir bourlingué ensemble
plusieurs semaines durant. Des randonneurs pédestres prenaient aussi la
route entre deux trekkings.
Mosco semblait fier de sa nationalité espagnole et il n’hésita pas à me
reprocher d’utiliser des expressions typiquement chiliennes à la place du
castillan usité sur la péninsule ibérique. Mais c’est avec une grande dextérité qu’il arrima les vélos et les bagages sur le toit de son minibus et qu’il
nous conduisit jusqu’à Caleta Tortel.
Un passager suisse me conta ses fabuleuses randonnées près des gigantesques ventisqueros. Il me confia que son seul regret consistait à ne pas
avoir eu l’opportunité d’observer un huemul.
En 1885, au sud du Campo de Hielo Sur, le capitaine allemand Eberhard
découvrit, dans une vaste grotte, les restes d’un paresseux géant qu’on
appela milodón. La peau, les ossements et les griffes apparurent dans un tel
état de conservation, que l’on crut se trouver face à un animal mort récemment. Des chercheurs de monde entier se précipitèrent en Patagonie à la
recherche du gigantesque mammifère, bravant la nature sauvage et le climat
glacial. Fort de cette certitude, le Daily Express, un quotidien londonien,
finança une expédition pour offrir en exclusivité des photos du colosse à ses
lecteurs. Mais le milodón ne se montra pas. Après des analyses au
carbone 14, il se révéla que la bête avait plus de 10 000 ans et avait donc
vécu aux temps préhistoriques.
Le huemul me parut comme le milodón, un animal disparu que l’on cherchait encore. Je rapportais cette hypothèse fantaisiste à mon voisin qui
217
sourit. À peine un quart d’heure plus tard, Mosco stoppa son véhicule et
nous indiqua, au loin, la présence d’un de ces cervidés si secrets.
Dans une sévère descente, nous croisâmes un énorme toutou, aux poils
très longs, suivi par un cyclo voyageur qui s’éreintait en gravissant la côte.
Le chien globe-trotter ne pouvait tomber sur meilleur maître ni se trouver en
meilleurs lieux. La liberté, l’espace, le climat et la vitesse lui convenaient
manifestement à merveille. Ses congénères, si nombreux dans les villages,
devaient l’accueillir comme une star lors des haltes urbaines.
Nous nous approchions de l’estuaire Mitchell. À Villa O’Higgins, j’avais
prévenu mon chauffeur que je solliciterai les passagers du transbordeur nous
ramenant à Puerto Yungay pour aller quérir une bonne âme susceptible de
me rapprocher au maximum de Coyhaique, d’où je pourrais gagner facilement l’aéroport de Balmaceda. Je retrouvai, près de l’embarcadère, deux
hommes avec qui j’avais sympathisé à l’aller sur le même navire. Ils
travaillaient à la construction de la route qui allait permettre, bientôt, d’atteindre le glacier Montt1 par voie de terre. Ils me confièrent qu’ils languissaient de vivre très loin de leur famille. L’un, jeune papa, habitait à Vallenar,
à 150 km de La Serena, 2 800 km plus au sud ! Ils consultèrent leurs collègues conducteurs de camionnettes en mesure de me venir en aide. Un
d’entre eux répondit favorablement, mais sa voiture débarquée du
Valparaíso, il partit à vive allure en évitant mon regard. Mosco s’exclama :
– ¡El huevon ! Ils ne prennent jamais personne, ils doivent avoir des
ordres, mais ils n’ont même pas le courage de le dire franchement…
La route, après Puerto Yungay, s’éleva brutalement. Tortueuse, elle s’engagea dans les étroites et profondes excavations pour retrouver la vallée du
río Baker, près de Puerto Vagabundo. Je n’avais jamais emprunté ce bout de
piste, ayant choisi, à l’aller, de naviguer sur le Santa Fé de Caleta Tortel à
Puerto Yungay, avec mes autres camarades cyclistes.
Nous nous approchions de l’Océan en longeant le fleuve. De longs et
effilés nuages bas fendaient les collines, apportant, là encore, un décor
sombre et mystérieux.
À Caleta Tortel, nous prîmes un autre minibus en partance pour
Cochrane. Pour moi, utiliser maintenant cet autre moyen de locomotion
représentait un réel intérêt, une expérience différente qui me plongeait à
nouveau dans les profondeurs de l’atmosphère patagónica. Les passagers
étaient, pour la plupart, des autochtones, et le conducteur connaissait
presque chacun d’entre eux. Certains, même parmi les plus jeunes, avaient
revêtu leurs habits propres et lisses du dimanche, et s’étaient coiffés de l’incontournable béret noir.
218
Cependant, le particularisme traditionnel se différenciait totalement au
caractère folklorique que l’on perçoit dans les régions touristiques. Ici, tout
demeurait authentique. Souvent, au bord de la route et près d’un fundo, des
hommes, des femmes et même parfois des enfants, attendaient patiemment
notre passage. Rares furent ceux qui montèrent dans notre véhicule, mais le
minibus s’arrêtait toujours… Les gens étaient là pour converser ou pour
déposer un paquet, une lettre, destinés à des personnes vivant plus loin.
Leurs bienveillantes solidarité, camaraderie et sympathie me touchèrent
profondément.
Nous arrivâmes dans l’après-midi à Cochrane. Je me renseignai aussitôt
sur les horaires des bus qui se dirigeaient le lendemain matin vers le nord.
Le premier partait à 10 heures, il s’avérait donc impossible de me présenter
à 15 heures à l’aéroport, comme prévu, d’autant plus que je devais récupérer
mes cartes mémoire égarées à Puerto Río Tranquilo. Je décidai de tenter ma
chance en auto-stop à la sortie de la ville, en face de la station-service,
malgré la chaleur caniculaire et l’absence d’ombre. Mais les automobilistes
évitaient généralement de circuler tard, afin de ne pas se trouver seuls, en
pleine nuit, à la merci du moindre incident mécanique. Les rares conducteurs qui me remarquèrent me firent comprendre que leur parcours ne se
prolongeait pas au-delà de l’agglomération.
Un carabinier, accompagné d’une jeune femme, passa près de moi. J’en
profitai pour lui demander s’il connaissait un taxi pour me conduire à Villa
Río Tranquilo. Sa réponse négative renforça mon inquiétude.
Je confiai alors, à l’employé de la station-service, la nécessité de poursuivre ma route le soir même et ma crainte de ne pas y arriver. Il m’expliqua
alors qu’un de ses amis avait un tout-terrain avec lequel il transportait les
visiteurs. Il l’appela. Ce dernier, fatigué de sa journée de travail, hésitait à
la prolonger, mais quand le pompiste insista en lui précisant ma situation, il
accepta et vint aussitôt. Le prix qu’il proposa me parut trop raisonnable pour
le négocier. En plus, le personnage se montra affable et causant. Il me parla
de Douglas Tompkins qui désirait acheter des milliers d’hectares près de
Cochrane, de ses relations souvent inamicales avec les touristes israéliens.
Malgré l’heure tardive, il s’arrêta à la vue de jeunes gens qui faisaient de
l’auto-stop dans l’autre sens, loin de toute ville.
– Où allez-vous ?
– À Puerto Bertrand…
– Attendez-moi, je vous prendrai à mon retour.
Nous arrivâmes vers 23 heures à Villa Río Tranquilo. Je déchargeai rapidement ma bicyclette et roulai dans la nuit en direction du residencial
219
Darka. Je fus accueilli joyeusement par la propriétaire qui me présenta
aussitôt les cartes mémoire tant désirées, tant espérées.
Je dînai seul, pensant aux deux touristes zurichois avec lesquels j’avais
passé une soirée à converser, à rire et à chanter, dans ce même gîte, quelques
jours auparavant. Ma solitude ne fut troublée que par les éclats de voix qui
retentissaient de l’autre côté du mur, vers la cuisine, et qui trahissaient les
prémices d’un repas festif. La patronne me confia alors que sa fille, Maria
Eugenia, regagnait son lieu de résidence, Coyhaique, le lendemain matin,
avec son compagnon, Jaime, et les parents de celui-ci. Ils me proposaient,
moyennant quelques pesos, de me déposer à une vingtaine de kilomètres de
l’aéroport. La chance, assurément, continuait à me sourire… Je quittai ma
table, complètement rasséréné, ce qui facilita, indéniablement, la tâche du
marchand de sable.
Pourtant, au petit jour, un fâcheux pressentiment vint altérer ma sérénité.
À 9 heures, le profond silence qui régnait encore dans le residencial et les
cadavres de bouteilles entassés dans la cuisine me rappelèrent la fiesta de la
veille au soir. Vers 10 heures, la maîtresse des lieux apparut enfin, à peine
éveillée, suivie de Jaime. Ils se remettaient difficilement de leur soirée
copieusement arrosée. Elle me servit mon repas matinal et m’informa qu’un
contretemps allait retarder un peu notre départ. Ses enfants devaient, en
Mon vélo en bonne compagnie ?
220
effet, regrouper des veaux et vaches dans un corral pour les charger dans une
bétaillère, et rejoindre ensuite les environs de la capitale régionale. Le
troupeau quittait les pâturages verdoyants qui bordaient le lac Carrera pour
la vallée non moins verte du río Simpson. Elle me proposa de partir en bicyclette, m’assurant que l’on ne manquerait pas de me prendre dès qu’on me
rattraperait.
– Non ! Je préfère les accompagner, insistai-je.
Cet imbroglio m’inspira une grande méfiance.
– D’accord, mais vous risquez d’attendre assez longtemps… me
répondit-elle.
Nous installâmes mon vélo à l’arrière d’un spacieux pick-up et le père de
Jaime le fixa solidement avec des cordes épaisses.
Ils m’emmenèrent dans un fundo situé au bord du lac, à quelques encablures du puente El Belga que j’avais remarqué à l’aller. Ma monture, dans
l’auto, devait s’accommoder de la présence d’un jeune veau qui, blessé,
paraissait trop fragile pour être transporté avec les autres bêtes.
Un incident survint qui accentua ma crainte de ne pas arriver à l’heure à
l’aéroport. Maria Eugenia avait égaré sa carte bancaire. Illico, elle repartit
avec Jaime à Villa Río Tranquilo pour tenter de la retrouver.
En attendant leur
retour, Magdalena, la
fille de Maria Eugenia,
me fit visiter les
moindres recoins de
l’estancia. De magnifiques arrayanes, ces
arbres étonnants au
tronc rustique, décoraient
les
prairies
vallonnées. La patronne
de la ferme vint nous
saluer. Elle s’apprêtait à
tuer un mouton et nous
proposa d’assister au
spectacle macabre. Elle
égorgea l’animal et
commença à le dépecer
avec un couteau qu’elle
Les arrayanes rustiques.
maniait avec habileté.
221
Le chat lapait goulûment le sang qui coulait sur le sol. De nombreuses
peaux, déployées sur une palissade, séchaient au soleil.
– Où sont partis Maria Eugenia et Jaime ? me demanda la dame. La
douceur des traits de son visage et l’éclat lumineux de son regard offraient
un contraste saisissant avec la sombre besogne qu’elle effectuait.
Je lui expliquai leur mésaventure.
– Si vous les attendez, vous allez rater votre avion ! À votre place, je
décamperais maintenant et tenterais ma chance en auto-stop.
Mais peu de véhicules circulaient sur la Carretera, et le temps qui s’était
écoulé rendait cette alternative trop hasardeuse.
Le couple revint une heure plus tard, après avoir retrouvé la précieuse
carte, mais les yeux larmoyants de Maria Eugenia trahissaient une souffrance provoquée par une sévère altercation. Je les suivis jusqu’au corral
avec l’espoir de leur donner un coup de main et de prendre la route au plus
vite.
Après avoir isolé le jeune bovin éclopé du reste du troupeau, nous
conduisîmes le bétail dans l’enclos dont l’extrémité était pourvue d’une
passerelle qui s’élevait, permettant aux bêtes de monter facilement dans le
camion. Malheureusement, la bétaillère ne vint pas… Les hommes chargèrent le veau dans le pick-up, à côté de ma bicyclette.
222
Il était plus de midi, il nous restait 240 km à parcourir, dont 150 de piste
malaisée… et l’avion décollait à 16 heures.
– Vous êtes certain que j’arriverai à temps ? demandai-je à plusieurs
reprises.
– Si, si, voy a meter la pata (oui, oui, je vais mettre la gomme), affirma
Jaime. Vamos a esperar cinco minutos (attendons encore cinq minutes).
Pour en finir avec cette situation embarrassante, Maria Eugenia se
proposa de patienter seule et de s’en retourner avec le camion. Je la remerciai pour cette proposition des plus obligeantes.
Aussitôt parti, Jaime m’offrit une escudo, une bière chilienne, que j’acceptai volontiers, et en distribua aussi à ses parents. Au croisement qui
menait à Puerto Murta, il tourna en direction du village dans lequel son père
n’avait jamais mis les pieds. Aïe ! L’inquiétude vint à nouveau me torturer
l’esprit. Je croisai les doigts pour que la promenade ne s’éternisât point…
¡Ojala !
Je compris, dans le bourg, que la motivation première de mon chauffeur
consistait davantage à se rapprovisionner en bière que le faire connaître à
son père. Il se dirigea vers une épicerie. Je décidai de l’accompagner pour
acheter quelques canettes à mes compagnons, mais aussi quelques gâteaux
et jus de fruit pour la pauvre Magdalena, qui paraissait oubliée. Le peu de
Magdalena
223
mots qu’elle échangea avec Jaime et les parents de celui-ci trahissaient des
sentiments, à leur égard, complètement dépourvus d’affection… et cette
indifférence palpable était assurément partagée. Je pensai à la dernière
image que je gardais de sa maman, le visage marqué par la tristesse… Je
ressentais de la peine pour cette jeune fille de dix ans qui, en revanche, me
témoignait de la gentillesse, et la sympathie que j’éprouvais pour elle
semblait réciproque.
Jaime, habitué à ce trajet, maîtrisait parfaitement chaque tournant. Il
conduisait à grande vitesse, ce qui, paradoxalement, m’apaisa.
– Tu te souviens, papa, d’Ernesto Cárdenas ? Il vit dans ce fundo avec
son fils et sa bru depuis le décès de sa femme.
Il connaissait tous les habitants des vallées Murta et Ibáñez, ses parents
aussi, au moins de par leurs noms.
Tous les quarts d’heure, mes compagnons avalaient leurs
« escudo ». Jaime pilotait en tenant la canette de la main gauche et le volant
de la main droite. Une fois les boîtes vidées, ils abaissaient leurs vitres et les
jetaient sur le bas-côté de la piste. La scène, ainsi répétée, se révélait
choquante, mais aussi cocasse. D’autant plus qu’un autocollant collé sur le
pare-brise affichait le slogan écologique : Patagonia sin represas.
Vu l’heure tardive, mon chauffeur m’amena jusqu’à l’aéroport que nous
atteignîmes à 15 h 30. Heureux d’arriver à temps, je laissai à Jaime un billet
de 10 000 pesos (environ 11 euros) au lieu des 8 000 euros convenus la veille
au soir.
Je devais cependant me hâter, les autres passagers commençaient à
embarquer. Je demandai au vendeur du kiosque à journaux s’il pouvait me
passer quelques cartons pour emballer ma bicyclette, et j’entrepris de
démonter les pédales. Hélas, la tâche s’avéra impossible. Me voyant dans
l’embarras, le personnel de la compagnie aérienne accepta mon vélo qui
partit dans la soute sans aucune protection.
Ouf ! Il s’en fallut de peu pour que le Boeing prît son envol, dans la
pampa ventée qui caractérise la province de Balmaceda, en me laissant
cloué au sol.
À l’aéroport de Santiago, un chaleureux comité d’accueil m’attendait. Je
ne me doutais pas encore que la soirée se prolongerait tard dans la nuit, chez
des amis de Las Rejas, quartier d’enfance de Janet. Nous profitions ainsi
une dernière fois de la convivialité chilienne.
Je préparai ensuite mes valises, désarmai et protégeai ma bicyclette pour
me coucher complètement épuisé à plus de 3 heures. L’avion décollait le
lendemain matin pour Paris à midi.
224
Les adieux représentent le pire moment du voyage. Tristesse et émotion
s’emparent de ces instants solennels. Quelques années s’écoulent avant de
nous retrouver. Durant cet intervalle les plus jeunes grandissent, les uns se
marient, les autres découvrent de nouveaux horizons. Nous sommes
confrontés à l’épreuve de la maladie, à la mort… Ainsi va la vie ! On
aimerait tant, pendant ce laps de temps, que l’horloge s’arrête et revenir sans
que rien ni personne n’aient changé. ¡Adiós Emilia, Kico, Clara, José
Manuel, Sebastian… Hasta luego !
Je constatai, à l’aéroport, que le transport d’une bicyclette de grande
taille peut s’avérer, quelquefois, laborieux. Les cartons qui l’abritaient se
révélèrent trop imposants. Il fallut les ôter et l’envelopper, recouverte de
mousse, avec du film transparent adhésif spécialement conçu pour protéger
les bagages.
Mon vélo, après avoir emprunté la Carretera Austral, méritait un bien
meilleur traitement que de voyager dans les conditions qui avaient été les
siennes entre Balmaceda et Santiago.
Ma chère petite reine de Patagonie… Oui, reine, qu’il n’en déplaise à la
mémoire des deux pays qui se partagent ce territoire et qui n’ont guère
apprécié l’épisode historique qui va suivre !
Mon vélo chez Emilia, prêt pour le retour.
225
En 1857, un jeune avoué de Périgueux, Antoine de Tounens, s’embarqua
pour le Chili avec l’ambition de fonder son propre royaume, à l’autre bout
du monde. Il avait lu les récits d’Alonso de Ercilla relatant le courage et l’insoumission des Indiens mapuches face aux conquérants Espagnols. De plus,
les événements pas très éloignés qui ont vu Murat, palefrenier, devenir roi
de Naples, et Bernadotte, clerc d’avoué à Pau, devenir roi de Suède et de
Norvège sous le nom de Charles XIV, ne faisaient qu’exacerber les ambitions du jeune Périgourdin.
Il arriva le 22 août 1858 au port de Coquimbo. Dans cette ville, il apprit
l’espagnol. Il étudia le pays et chercha tous les renseignements sur la région
australe qu’il désirait visiter. Fort de son assurance, il réalisa la rédaction de
la constitution de sa future monarchie. En 1860, il pénétra en terre araucane,
alors que le conflit qui opposait l’État chilien aux Mapuches faisait rage.
Les aborigènes se divisaient en groupes éparpillés et ne se regroupaient
qu’en cas de guerre. Il profita de ce que l’armée était sur le point d’écraser
la résistance mapuche pour se présenter en sauveur.
Après un discours enflammé sur les bienfaits de la monarchie, Tounens
s’intronisa Roi de Patagonie et d’Araucanie, avec l’assentiment des
caciques mapuches présents. Il argumenta son plaidoyer que, pour vaincre
l’armée chilienne, les Indiens devaient se trouver un souverain qui unifierait
tous les clans.
Il décréta aussitôt la Constitution, nomma des ministres, annexa les territoires compris entre le 42° sud et le Cap Horn. Il promit monts et merveilles
aux Indiens nouvellement assujettis, faisant miroiter l’avènement d’un
grand royaume. Mais les Mapuches n’aspiraient qu’à leur indépendance
face à l’État chilien et ils n’attendaient du Français qu’un chef capable de
les mener à la victoire en leur fournissant les armes nécessaires.
Antoine de Tounens voulut s’établir à Angol, dans la IXe région, mais il
fut capturé en route, le matin dans son bivouac, par quatre militaires
chiliens. Jugé, il fut déclaré fou et embarqué dans un navire en partance
pour Brest. Par deux fois, il tenta de reconquérir son royaume imaginaire,
par deux fois, il revint défait. Le roi « fantoche » n’exista plus que pour
divertir les gens qu’il côtoyait.
J’aurais dû reprendre mon travail le mercredi, ce qui s’avérait impossible, l’avion ne décollant de la capitale chilienne que le mardi matin. Lors
de ma préparation du voyage j’avais quelque peu négligé mon retour et je
m’étais trompé de date ! Erreur heureusement commise en ma faveur,
j’avais prolongé mes vacances d’une journée… Méprise involontaire, mais
mon subconscient était-il si innocent que cela ?
226
Des humitas (spécialité chilienne) préparées par Emilia pour fêter mon arrivée.
L’emballage final.
227
228
Troisième partie :
La faune australe
L’aspect technique du voyage
La faune australe
L
faune et la flore de la Patagonie chilienne furent les principales
victimes des vastes incendies provoqués par les premiers colons.
Pour cette raison, les animaux sauvages s’avèrent peu nombreux,
aussi trop souvent chassés, mais une importante politique de protection a été
mise en place par la CONAF (Corporación Nacional Forestal), l’équivalent
de nos Eaux et Forêts.
Il faut aller plus au sud pour surprendre les nandous, oiseaux de la même
famille que l’autruche, et les guanacos, lamas primitifs, les seuls qui
crachent un liquide visqueux pour se défendre contre leurs prédateurs. Les
pumas et les couguars ne se montrent guère, même si un mâle a été capturé
près des pistes de l’aéroport de Puerto Montt la veille de mon arrivée dans
cette ville. Ces félins font partie, eux aussi, des espèces protégées. Il en est
de même pour le tatou, insectivore chassé pour sa carapace dont on se sert
pour fabriquer le charango, instrument à cordes utilisé pour les musiques
andines, et le huemul, petit cervidé qui figure avec le condor sur l’écu
chilien. Il m’aurait fallu visiter longuement les parcs nationaux pour
observer cette faune.
Une journée s’écoulait souvent sans que je puisse voir un seul animal
sauvage, hormis quelques lièvres et renards, et principalement les êtres
ailés. Ces derniers, fort nombreux, égaieront tout mon cheminement. Même
si, en traversant une forêt dense sur une piste exiguë, je ne les apercevais pas
toujours, leurs gazouillis et pépiements, eux, m’accompagnaient inlassablement. Après quelque temps, des intonations m’étaient même devenues famiA
229
lières, souvent stridentes et surprenantes, quelquefois disgracieuses comme
celle du bandurria (ibis à face noire), curieux volatile bruyant et démonstratif arborant un long bec, dont son clamp, cri nasal puissant et fréquent,
rappelle la corne d’un camion. Il en est de même pour le tero-tero (vanneau
téro), toujours le premier à donner l’alerte avec ses raclements gutturaux
lorsqu’un intrus pénètre sur son territoire, bien avant le chien lorsqu’il niche
près d’une habitation, avec ses braillements : tero-tero-tero. Souvent, les
gens le domestiquent pour les services qu’il rend, notamment contre les
animaux nuisibles. L’oiseau querelleur provoque des disputes avec toutes
les autres espèces de la même prairie. J’ai remarqué aussi la présence de
nombreux colibris dans les régions boisées ainsi que de martins-pêcheurs
dans les villages côtiers.
Les rapaces, eux aussi, abondent. Les aguiluchos (petits aigles), les
faucons tiuques, les condors et les caranchos1 (caracara commun), me sont
devenus familiers.
L’insecte le plus curieux qu’il
m’ait été donné de rencontrer se
présenta sous la forme d’un grand
coléoptère, le lucane, d’une grandeur
de 7 à 8 cm, appelé le ciervo volante.
Malgré l’aspect belliqueux du mâle
dont la tête se prolonge de longues
mandibules, il s’avère totalement inoffensif, celles-ci ne servant qu’à
impressionner ses éventuels prédateurs.
J’ai apprécié le fait de traverser une région dont l’élevage demeure une
des principales ressources. Les bêtes apportent leur contribution à l’enchantement que procure le voyage. Elles interrompent agréablement la solitude
du voyageur. Les bovins paissent souvent en liberté, au bord de la Carretera.
Dans les prés, les moutons profitaient du moindre tronc d’arbre pour
s’abriter du soleil. Je fus très surpris de la nature craintive de ces animaux
domestiques qui déguerpissent dès que l’on tente de les approcher. Il en est
de même pour les deux inévitables compagnons du gaucho, le cheval et le
chien. Ce dernier, souvent craint des pédaleurs, ne manifeste ici aucune
agressivité à leur égard.
1. Voir page 213. Faucons portant une houppe sur la tête qui, quand ils ne chassent pas, se
nourrissent en picorant comme une volaille. Carancho se dit traro en langue mapuche, d’où
l’origine du nom du célèbre chef indien Lautaro (carancho chauve), vainqueur du
conquistador fondateur de Santiago du Chili, Pedro de Valdivia.
230
Mais celui qui règne en maître sur ce territoire n’est pas l’ami du
cycliste… mais le taon. Le randonneur doit batailler ferme pour éviter les
douloureuses piqûres de l’insecte. Lutte inégale où le tueur, aussi habile
soit-il, sortira toujours perdant face au nombre important d’ennemis… Les
vilaines bêtes se déplaçaient à la même vitesse que moi, telles un peloton
désorganisé. Les amateurs de courses sur route savent que les nombreuses
attaques perturbent la bonne entente au sein d’un peloton, ce fut le souvent
le cas !
De tous les lieux sauvages de la planète, la Patagonie est certainement
celui qui désormais concrétise parfaitement le rêve du pêcheur européen. La
multitude de ses lacs et de ses cours d’eau en fait un véritable éden pour les
amoureux de la pêche sportive. Les truites et les saumons y abondent.
Sur la côte pacifique, l’enfer remplace le paradis pour les pauvres
dauphins, phoques, otaries, éléphants de mer privés de pâtures. En effet,
ceux-ci souffrent de la surpêche causée par de grandes entreprises étrangères, notamment japonaises et espagnoles, due également à l’élevage
intensif de saumon. Celui-ci nécessite par animal jusqu’à cinq livres de
nourritures grasses comme le hareng, le lançon, la sardine et le maquereau,
pour les transformer en alimentation. Ils sont littéralement aspirés dans
l’Océan, ce qui dérègle l’équilibre des écosystèmes marins.
Les élevages aquatiques envahissent la côte chilienne.
231
La forte concentration de ces poissons dans les piscicultures favorise la
transmission des maladies que l’on tente d’endiguer en leur administrant
régulièrement des antibiotiques. Un élevage de saumon typique de
200 000 unités produit environ la même quantité de matière fécale qu’une
ville de 62 000 habitants. La libération de ce mélange nocif dans les eaux
environnantes des piscicultures menace la survie des salmonidés natifs, plus
petits, les prédateurs qui s’en nourrissent et l’avenir des pratiques de pêche
durables, ainsi que les communautés qui dépendent de la propreté et de la
salubrité des océans.
Malgré cela, la Patagonie chilienne s’avère fondamentalement
accueillante : pas de reptiles vénéneux, guère d’animaux dangereux.
Cependant il est conseillé, pour ceux qui s’adonnent au camping sauvage,
d’enfermer leurs aliments de façon hermétique, de ne pas laisser traîner de
vaisselles sales, de ne pas camper près d’un tas de bois coupés, de ne pas
dormir à même le sol sans tapis, pour se prémunir du virus mortel Hanta. Il
est transmis par le rat des campagnes et le contact avec la salive et les déjections de l’animal contaminé.
Rando-Cycles invite le cyclo à assister au montage du vélo
afin qu’il se familiarise avec sa nouvelle monture.
232
L’aspect technique du voyage
Le vélo
Le cadre est en acier (facile à souder au cas où il se briserait), classique
(pas un cadre de VTT), équipé en Shimano Deore XT triple plateaux, sans
fourche suspendue ni freins à disque (facteurs de problèmes).
Les roues sont de 26 pouces (format le plus standard dans le monde
entier) avec des jantes Rigida Grizzly Carbide, réputées pour leur solidité,
avec des pneus Schwalbe Marathon XR (pratiquement increvables).
Le vélo est muni de porte-bagages avant Tubus Tara surbaissés en tube
d’acier et porte-bagages arrière Tubus Cargo en tube d’acier brasé, avec des
sacoches Ortlieb étanches et parfaitement hermétiques de 2 x 12,5 l à l’avant
et de 2 x 20 l à l’arrière. La sacoche de guidon de 9 l, étanche elle aussi,
s’avère suffisamment grande pour ranger les papiers, l’appareil photo, une
paire de jumelles, l’anémomètre et la carte routière.
J’ai ôté les garde-boue, trop gênants pour le transport en car et pour les
chemins boueux.
J’ai mis une vieille selle en cuir sur laquelle je suis habitué et une tige de
selle suspendue.
Le guidon, en forme de corne, permet plusieurs positions et s’est révélé
confortable.
La béquille me paraît plus que nécessaire pour stationner facilement.
Sous une guidoline ordinaire j’ai posé une mousse pour plus de confort
et atténuer les vibrations dues aux pistes caillouteuses.
Les pédales Shimano PD-M324 allient, d’un côté, l’efficacité du système
SPD, et, de l’autre, la commodité d’une pédale à plate-forme.
J’ai mis un porte-bouteilles, un porte bidon, ainsi qu’une grande pompe
suffisamment performante pour gonfler des pneus de 26'. Les accessoires
comme le rétroviseur et la sonnette sont inutiles dans cette partie du monde
peu habitée et où les automobiles se font rares. Pour demeurer visible dans
l’obscurité, je suis doté d’un double éclairage à pile à l’arrière et une lampe
233
frontale pour éclairer devant. J’ai proscrit la dynamo, sujette à des coupures
de fils lors des éventuels transports en car.
Dernier détail, mais non le moins important, j’ai prévu des plateaux de
42, 32 et 22 et des pignons de 12 à 32 à l’arrière. Il ne faut pas mésestimer
les nombreuses difficultés auxquelles on se trouve en permanence
confrontés sur la Carretera Austral.
Matériel emmené avec le vélo
1 bouteille vide et 1 bidon (75 cl) ; 1 grande pompe ; 1 pneu à tringle
souple ; 3 démonte-pneus ; 3 chambres à air ; rustines, colle, papier à poncer ;
câble de rechange pour le dérailleur et pour les freins ; 4 patins de frein ; 1
morceau de chaîne ; 2 antivols ; 1 tendeur ; 2 éclairages arrière ; 1 baudrier ;
clés Allen ; tournevis ; clé à rayons ; 4 rayons de rechange ; dérive chaîne ;
petite clé à molette ; 1 compteur avec altimètre, cumul des dénivelées,
thermomètre ; lampe frontale ; piles de rechange ; chiffon ; huile ; 1 ruban de
guidoline ; fil de fer ; 1 protège carte ; fil de nylon ; sangles ; sacoches.
Camping
Tente 1 place 3 saisons avec abside pour ranger les sacoches ; tapis de
sol ; sac de couchage (– 7°) ; matelas auto gonflant ; cuvette pliante ; petite
casserole ; tasse ; ensemble couverts et couteau multifonctions ; bâche ;
réchaud, combustible, briquet que j’achèterai au Chili pour être certain que
je trouverai la cartouche de gaz facilement (il est, bien sûr, impossible de
prendre l’avion avec le combustible et le briquet).
Photo
Appareil photo numérique bridge avec grand-angle et un zoom important ; manuel ; mon ancien appareil photo APS, au cas ou… ; 4 batteries et
2 chargeurs ; 4 cartes mémoires 4 gigas ; housse ; sachet étanche ; petit
trépied ; mousse pour mettre au fond de la sacoche pour amortir les chocs
dus à la route non goudronnée et pierreuse ; lingettes nettoyantes.
Divers
Petites jumelles ; anémomètre-altimètre-thermomètre ; pompe pour
filtrer l’eau (s’est révélé superflu dans cette région où les rivières
234
abondent) ; cartes routières ; bloc-notes et stylos ; carnet d’adresse ; souvenirs de France pour offrir lors des rencontres ; mini-dictionnaire françaisespagnol ; lampe frontale (très utile car elle peut être utilisée aussi bien sur
le vélo que pour le camping) ; nécessaire de couture ; 2 mouchoirs en tissus ;
papier toilette ; lecteur MP3 avec radio ; photocopies des guides touristiques.
Habillement
1 vêtement pour dormir ; 2 shorts adaptés pour la pratique cycliste ;
1 pantacourt en velours ; 1 pantalon gore-tex ; 2 T-shirt ; 1 jaquette ; maillot
de bain ; baudrier ; 1 veste gore-tex ; 1 paire de gants courts vélo ; 1 paire de
gants gore-tex ; 1 bonnet coupe-vent en micropolaire ; 2 paires de chaussettes hiver et 2 paires basses ; chaussures cyclistes Shimano servant aussi
pour la randonnée à pied ; sandales cyclistes Shimano ; 1 paire de guêtres ; 1
paire de manchettes.
Pharmacie
Pansements adhésifs (Élastoplaste largeur 6 cm) ; désinfectant ; kit
solaire ; couverture de survie ; antibiotiques (contre diarrhée, infections
respiratoires, ORL et cutanées) ; aspirine ; anti-inflammatoire (comprimés et
pommade) ; antidiarrhéique ; spray antimoustique et spirales.
Toilette
Gant de toilette ; savon ; shampoing qui servira aussi de gel douche ;
épingles à nourrice ; petits ciseaux coupe-ongles ; pince à épiler ; brosse à
dent ; dentifrice ; serviette auto-séchante ; rasoirs à main ; cotons-tiges ;
lingettes ; petite brosse ; petit miroir ; peigne ; lessive.
Les documents administratifs et les formalités
Passeport ; carte bancaire ; documents pour les réservations virtuelles ;
Pour un séjour touristique de plus de trois mois, pas de visa mais il est
nécessaire d’aller à Consulat pour la prolongation de l’autorisation de
séjour ; permis international (on ne sait jamais…) ; carte de groupe sanguin ;
photos d’identité ; photocopie du passeport et les billets pour les transports
et des cartes de visite peuvent se révéler également utiles.
235
Représentation en France :
Ambassade du Chili
2, avenue de la Motte-Picquet, 75007 Paris
Tél. : 01 44 18 59 60 – Fax : 01 44 18 59 61
Aucune vaccination n’est obligatoire pour visiter le Chili. Néanmoins,
les vaccins recommandés sont les suivants : hépatites virales A et B ; diphtérie ; tétanos ; poliomyélite ; typhoïde.
Si la Patagonie ne comporte peu de danger, il est important de se
prémunir du virus mortel Hanta ! (Lire page 231.)
La préparation physique
Il ne faut pas occulter l’aspect sportif du voyage à vélo. On peut cependant l’appréhender différemment selon sa durée, la difficulté du parcours et
le kilométrage.
Pour un périple de plusieurs mois, un entraînement spécifique me semble
inutile. Il suffit d’aborder son voyage par des petites étapes assez faciles, la
forme arrivera progressivement.
Pour une aventure plus courte comme celle que j’ai effectuée, il est
nécessaire d’avoir un peu d’entraînement et une bonne condition physique.
236
Les cyclistes, randonneurs et coureurs de fond chevronnés, habitués à pratiquer leur sport d’endurance en toute saison, seront les plus rodés pour
endurer les caprices du temps (vent, pluie, chaleur), ainsi que les difficultés
du parcours (répétition de côtes et cols).
Néanmoins, le néophyte peu ou pas expérimenté mais doté d’une grande
motivation surpassera ces obstacles sans problème.
Pour ma part, je termine l’année avec 12 000 km de vélo, ayant préparé
et réalisé de longues épreuves, dont le célèbre Paris-Brest-Paris.
Début novembre, j’ai pris possession de ma bicyclette choisie au Salon
du cycle. Jusqu’à mon départ, j’utiliserai le plus possible celle-ci pour m’y
adapter.
En effet, il n’est pas aisé de troquer sont vélo de 11 kg pour un autre
pesant 5 kg de plus. S’accoutumer aux vitesses nettement moins rapides,
aux braquets inhabituels, nécessite une période d’adaptation psychologique.
Avec une charge de 20 kg en plus du poids de sa bicyclette et sur une piste
de qualité médiocre, l’allure atteinte peut-être deux fois inférieure à celle
réalisée communément ! Il en est de même pour apprivoiser sa monture
récente : s’habituer à la conduire avec dextérité et au maniement du nouveau
dérailleur ; ajuster la hauteur et le recul de selle ainsi que la hauteur et la
longueur de potence pour retrouver au plus près la position à laquelle on est
familiarisé ; roder éventuellement les chaussures neuves, etc.
Il est donc préférable de s’entraîner avec sa bicyclette au moins deux
mois avant le départ, sans faire obligatoirement de grandes distances. Cela
permettra de tester aussi tout son matériel ainsi que les vêtements récemment acquis.
237
Glossaire
Ripio = revêtement caillouté sur un fond
sablonneux de la piste
Hospedaje = pension chez l’habitant
Residencial = entre l’hôtel et l’hospedaje
Cabañas = chalets pour touristes
Carretera = route
Sendero = sentier
Camino = chemin
Viaje = voyage
Buena suerte = bonne chance
Lago = lac
Río = rivière
Cerro = mont
Cuesta = côte
Portezuelo = col
Ventisquero = glacier
Hielo = glacier
Campo = champ
Fundo ou hacienda = ferme
Huaso = paysan
Ciudad = ville
Pueblo = village
Pueblito = petit village
Poblacione = quartier
Comuna = division politique de la région
Agua = eau
Isla = île
Salto = chute d’eau
Puerto = port
Transbordador = ferry
Lancha = petit bateau
Dueña de casa = maîtresse de maison
Holà = salut
Ojala = espérons, vivement
Cerveza = bière
Vino tinto = vin rouge
¿Dormiste bien? = As-tu bien dormi?
Municipalidad = mairie
Media luna = arène pour le rodéo.
Mapudungún = langue mapuche
Indio = indien
Winca = homme blanc
Gringo = Nord Américain
Chilote = habitant de Chiloé
Santiaguino = habitant de Santiago
Andacollino = habitant d’Andacollo
Patagon = Indiens tehuelches (vieilli)
Patagón = habitant de la Patagonie
Patagonia = Patagonie
238
Patagónica = patagonienne
Pirquineros = orpailleurs
Encuentro = rencontre
Difunta = défunte
La once = repas du soir
Asado = grillades
Libertador = libérateur
Bandurrias = ibis à face noir
Tero-tero = vanneau téro
Huemul = petit cervidé
Carancho = petit faucon
Bombilla = paille en métal pour boire
le maté
Bibliographie
Sources et, simplement, plaisir de lire
José Emperaire, « Les Nomades de la mer », éditions Le Serpent de Mer.
Anne Chapman, « Quand le Soleil voulait tuer la lune », rituels et théâtre chez les Selk’nam
de Terre de Feu, éditions Métailié.
Marie-Noëlle Sarget, « Histoire du Chili », de la conquête à nos jours, éditions L’Harmattan.
Philippe Grenier, « Des tyrannosaures dans le paradis », la ruée des transnationales sur la
Patagonie chilienne, éditions L’Atalante.
Jean Raspail, « Qui se souvient des Hommes… », roman, éditions Robert Laffont ; Jean
Raspail, « Adiós, Tierra del Fuego », éditions Albin Michel ; « Moi, Antoine de Tounens, roi
de Patagonie », éditions Albin Michel.
Sylvia Iparraguirre, « La Terre de Feu », éditions Métailié.
Luis Sepulveda, « La folie de Pinochet », éditions Métailié ; « Le Neveu d’Amérique »,
éditions Métailié.
Francisco Coloane, « Cap Horn », nouvelles, éditions Phébus ; « Tierra del Fuego »,
nouvelles, Éditions Phébus ; « El Guanaco », roman, Éditions Phébus.
Bruce Chatwin, « En Patagonie », éditions Grasset.
Jean-Pierre Blancpain, « Francia y los Franceses en Chile », 1700-1980, éditions Hachette ;
« Les Araucans et le Chili », des origines aux XIXe siècle, éditions L’Harmattan.
José Manuel Zavala, « Les Indiens mapuche du Chili », dynamiques interethniques et stratégies de résistance, XVIIIe siècle, éditions L’Harmattan.
Alain Delvapo, « Voyage au pays des Mapuches », éditions Cartouche.
William Henry Hudson, « Un flâneur en Patagonie ».
Fous de Patagonie, « Quatre découvreurs du bout du monde », récits, 1856-1897, Auguste
Guinnard, Docteur Paul Hyades, Comte Henry de La Vaulx, Otto Nordenskjöld, Les Éditions
des Riaux.
Olivier Page, « Les Terres de décembre », voyage en Patagonie chilienne, récit, éditions
Lucien Souny.
Grands livres illustrés
Alain et Sylvain Mahuzier, « Magellanie, Patagonie, Terre de Feu », voyage dans le Grand
Sud, éditions Vigot.
Grégoire Korganow, « Patagonie », histoires du bout du monde, éditions Solar.
Hervé Haon, « Patagonie Chili », à la poursuite du vent, Anako Éditions.
Alvaro Barros, « La tierra en que vivimos », Editorial Antartica S.A.
Guides
Jac Forton, « Le Chili », éditions Peuples du Monde
Le Petit Futé, Patagonie, éditions Country Guide
Chili, éditions Ulysse
Ces trois guides bien documentés sont en langue française.
Davantage pour trouver où manger et dormir, Le guide du routard « Chili Argentine » aux
éditions Hachette.
Pour peu que l’on connaisse l’espagnol, je conseille de se procurer le « Turistel », excellent
guide mais aussi indispensable pour sa cartographie.
Sources journaux :
Les quotidiens Diario Financiero, La Segunda et El Diario de Aysén.
239
Au bord du lac Blanco.
240
exÅxÜv|xÅxÇàá M
`xÜv| õ àÉâá vxâå Öâ| áx áÉÇà |Çà°Üxáá°á õ ÅÉÇ äÉçtzx?
õ vxâå Öâ| ÅËÉÇà áÉâàxÇâá xà xÇvÉâÜtz°á
wtÇá ÅÉÇ ÑÜÉ}xà w˰vÜ|àâÜxA
`xÜv| õ ]tÇxà ÑÉâÜ áÉÇ áÉâà|xÇ ÑxÜÅtÇxÇàA
`xÜv| õ TÇ|àt xà WtÇ|xÄ ÑÉâÜ ÄxâÜ t|wx Ñܰv|xâáxA
`xÜv| õ ÅtÅtÇ ÑÉâÜ áÉÇ táá|áàtÇvx |Çxáà|ÅtuÄxA
]x ÜxÅxÜv|x v{tÄxâÜxâáxÅxÇà Ät ÑÉÑâÄtà|ÉÇ v{|Ä|xÇÇx xÇ z°Ç°ÜtÄ ÑÉâÜ áÉÇ
tvvâx|Ä? át z°Ç°ÜÉá|à° xà át zxÇà|ÄÄxááx?
täxv âÇx ÑxÇá°x ÑtÜà|vâÄ|¢Üx ÑÉâÜ Äxá ⁄ ctàtzÉÇxá Ó
ÑÉâÜ ÄxâÜ á|ÅÑÄ|v|à° xà ÄxâÜ ÜxáÑxvàtu|Ä|à°
Öâ| ÑxÜÅxà tâå äÉçtzxâÜá
wx ÑtÜvÉâÜ|Ü Ät ܰz|ÉÇ xÇ àÉâàx vÉÇy|tÇvxA
`xÜv| õ etÇwÉ@VçvÄxá ÑÉâÜ ÄxâÜ vÉÅѰàxÇvx
xà ÄxâÜ t|wxA
241
Table des matières
Préface
Le pays aux « mille beautés »
Première partie
Une histoire de cœur
Un pays où les inégalités s’accentuent
Résistance mapuche : « Dix fois nous vaincrons ! »
Un peu d’histoire patagónica
– Les peuples indigènes
– Les expéditions maritimes
Les premières explorations terrestres
dans la région d’Aysén
Pourquoi à bicyclette ?
Préambule au voyage
p. 9
p. 11
p. 19
p. 23
p. 29
p. 33
p. 35
p. 37
p. 39
Carnet de voyage…
Paris - Santiago - Puerto Montt
Puerto Montt - Contao
Contao - Hornopirén
Hornopirén - Caleta Gonzalo
Pumalín : un désert de verdure
Caleta Gonzalo - Chaitén
Colère à Chaitén
Chaitén - Puerto Cárdenas
Puerto Cárdenas - Villa Vanguardia
Villa Vanguardia - Lago Risopatrón
Lago Risopatrón - Ventisquero Colgante
Ventisquero Colgante - Puerto Cisnes
Puerto Cisnes - Villa Amengual
Villa Amengual - Villa Mañihuales
Villa Mañihuales - Coyhaique
Pause à Coyhaique
Coyhaique - El Blanco
El Blanco - Villa Cerro Castillo
Villa Cerro Castillo - Bosque Muerto
Bosque Muerto - Puerto Murta
Puerto Murta - Puerto Río Tranquilo
Puerto Río Tranquilo - Puerto Bertrand
Puerto Bertrand - Cochrane
Cochrane - Caleta Tortel
Caleta Tortel
Caleta Tortel - Villa O’Higgins
Villa O’Higgins
Retour vers Villa Río Tranquilo
p. 41
p. 45
p. 49
p. 59
p. 63
p. 69
p. 71
p. 75
p. 79
p. 85
p. 91
p. 101
p. 109
p. 115
p. 121
p. 129
p. 133
p. 135
p. 141
p. 147
p. 151
p. 159
p. 165
p. 175
p. 187
p. 195
p. 209
p. 217
Troisième partie
La faune australe
Aspect technique du voyage
Glossaire
Bibliographie
Remerciements
p. 229
p. 233
p. 238
p. 239
p. 241
242
243
Achevé d’imprimer par Imprimerie Jouve
Décembre 2009
Imprimé en France
244
1
1. Au fond, Chaitén.
2. L’église de La Junta, fondée par le père Ronchi.
2
3
3. Le lac Yelcho.
4. Maison de colons sur les bords du río Cisnes.
4
5
5. Don Anulfo et son épouse : le charme, la gentillesse et l’humilité des colons de Patagonie.
6. Collines dénudées depuis les grands incendies.
6
7
7. Gaucho devant le musée du maté à El Blanco.
8. Le lac Bertrand.
8
9
9. Le Bosque Muerto.
10. Le lac Carrera entre Puerto Murta et Villa Río Tranquilo.
10
11
11. Charme patagón sur la route de Villa O’Higgins.
12. La Chapelle de Marbre sur le lac Carrera.
12
13
13. Le lac Carrera entre Puerto Río Tranquilo et Puerto Bertrand.
14 et 15. Témoins indélébiles des grands incendies.
14
15
16
16. Le village pittoresque de Caleta Tortel.
17. Cimetière champêtre de Villa Ortega.
17
18
18. Paysage du bout du monde.
19. « Huaso » ferrant son cheval à Puerto Bertrand.
19
20
20. Cimetière de Villa Río Tranquilo.
21. Chariot sur rail pour le transport de bois.
22. Le vieux pont suspendu à Puerto Murta.
21
22
23
23. Le Santa Fé dans l’estuaire Mitchell.
24. Carancho. 25. Vanneau tero. 26. Aguilucho. 28. Bandurria.
25
24
26
27
% $ !% *% & ! % !(
! $ !# %!% * (
$ ! %
*! ! ' %! % % * !% $ *! & * (
! $ + # , (
% %" * * * (