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Parmi celles-ci se trouvent les contrées que la Carretera Austral permet de découvrir. Sa construction fut entreprise en 1980 pour relier des villages de pionniers isolés au reste du continent. La route effleure des forêts impénétrables surnommées le « désert vert » par le célèbre naturaliste anglais, Charles Darwin, lorsque celui-ci sillonnait ces régions sur le navire le Beagle. Elle contourne des volcans grandioses aux sommets recouverts de neige éternelle et aux pieds baignés par d’innombrables torrents tumultueux et de grands lacs couleur émeraude. Elle frôle des fjords vertigineux creusés par les immenses glaciers de la Cordillère. La Carretera est une aubaine pour les cyclotouristes amoureux de la nature. La contrée est dotée de paysages enchanteurs, au charme à la fois sauvage et paisible. De plus, elle est épargnée, aujourd’hui encore, de l’invasion et de l’agression des hordes de touristes qui dénaturent bon nombre de sites prestigieux de notre planète. 9 Une solennelle solitude bercée par le sifflement du vent accompagne le voyageur pendant son long cheminement. À l’extrémité de cette route se trouve Villa O’Higgins… un hameau au bout du monde. D’ici, aucune possibilité de continuer plus au sud. Seuls les traversées de lacs et les sentiers permettent d’atteindre El Chalten, en Argentine, au pied du majestueux Fitz Roy qui culmine à 3 405 m, avec, comme seuls moyens de locomotion, le bateau et la marche ou le cheval. La Carretera Austral, appelée aussi Ruta 7, mène l’aventurier au cœur de sa passion. L’essence de celle-ci est la liberté. Où peut-il mieux aller à sa rencontre ? Aventure et liberté sont enracinées dans les profondeurs originelles du Chili. Son histoire, à l’instar de sa géographie, ne manque pas d’intérêt. Des premiers navigateurs qui ont approché l’actuel détroit de Magellan jusqu’à « l’expérience chilienne » et l’élection du président Allende, en passant par la lutte des valeureux Indiens mapuches contre les envahisseurs incas et espagnols, la guerre de l’Indépendance et l’arrivée des émigrants provenant de nombreuses régions du globe, ces épisodes symbolisent un passé où courage et bravoure représentent la fondation même de l’identité chilienne. Mais on ne peut hélas oublier que son histoire est également entachée de périodes dramatiques et traumatisantes pour cette jeune nation. Des peuples amérindiens décimés par la cruauté et le mépris des hommes « venus d’ailleurs » aux victimes des dictatures, je désire aussi rendre hommage, avec ce livre, à tous ceux qui, persécutés dans cette partie du monde, périrent pour le seul fait d’avoir voulu défendre leur propre liberté. Sur un rocher, on souhaite un bon voyage (feliz viaje) aux touristes de passage. 10 Première partie : Mon premier contact avec le Chili Analyse sommaire sur le chili d’aujourd’hui Un peu d’histoire patagónica… Pourquoi à bicyclette ? Préambule au voyage Une histoire de cœur T OUT jeune, trompant mon ennui pendant la période scolaire grâce aux livres d’histoire et de géographie, les rares matières auxquelles je manifestais quelque intérêt, un chapitre allait particulièrement attirer mon attention et influer inéluctablement sur ma destinée. Il existait, sur un autre continent, un pays étrange, d’une étroitesse et d’une longueur incroyables, coincé entre les hauts sommets de la cordillère des Andes et les fosses profondes de l’océan Pacifique, avec au nord le désert le plus aride du monde et en bas l’Antarctique. De plus, il possédait trois îles aux noms mystérieux : la Terre de Feu, l’île de Pâques et l’île Robinson. Avant l’arrivée des conquistadors, les Indiens peuplaient ces contrées… De quoi éveiller la passion d’un garçonnet à l’imagination exaltée. Je découvris le Chili en 1983, parcourant en bus pendant trois semaines la Panaméricaine – route qui traverse une grande partie de l’Amérique du Sud – de Puerto Montt à La Serena, deux villes distantes d’environ 1 500 km, en passant par les inévitables Santiago et Valparaíso. Effleurement bref mais inoubliable avec ce pays qui revêt un aspect physique insolite. En effet, au cours de ce voyage, j’allais rencontrer celle qui allait devenir ma compagne, Janet, sage-femme depuis peu à Coquimbo, un port important situé à 450 km au nord de la capitale. 11 Andacollo Janet exerçait auparavant sa profession de matrona dans un village minier de la Précordillère (Cordillera de la Costa), Andacollo, nom inspiré de l’aymara1 anda (cuivre), collo (colline). Elle occupait une maison près de l’hôpital avec deux jeunes collègues, Patricia et Ximena, qui se sont mariées depuis avec deux enfants de la commune, Juan et Lelo. C’est aussi ici qu’elle rencontra nos autres amis, Margayoli et son époux Pedro, travaillant également tous deux dans l’hospital rural. Cette cité minière, forte de 10 000 âmes, est réputée au Chili pour sa basilique et ses deux pèlerinages annuels attirant 100 000 dévots. Pour assister aux festivités, nous avons effectué, en 1985, la montée de nuit par un chemin de terre médiocrement carrossable jusqu’au village situé à plus de 1 000 m de hauteur. Au cours de cette ascension j’ai découvert un spectacle pitoyable et affligeant. À la lumière des phares, nous percevions dans l’obscurité les pèlerins vêtus misérablement, mal chaussés, devant affronter La basilique d’Andacollo. 1. Dix millions d’Indiens parlent le quechua. L’aymara, langue officielle des Incas avant l’arrivée des conquistadors, compte aujourd’hui deux millions de locuteurs. Parmi eux se trouvent les Indiens peuplant les hauts plateaux du nord chilien. 12 la froideur d’une nuit d’octobre amplifiée par l’altitude, cheminant sur des sentiers abrupts et escarpés. Certains, épuisés, s’allongeaient sur le sol, enveloppés dans des couvertures. Les plus chanceux exprimaient ainsi leur reconnaissance envers la Vierge. Les infirmes et autres infortunés allaient, quant à eux, à la « rencontre » du miracle tant espéré. Après une soixantaine de kilomètres – voire plus pour certains –, un passage à près de 1 300 m offrant une vue imprenable sur Andacollo, suivi d’une des rares descentes du parcours adoucissant les ultimes efforts, les pèlerins atteignaient enfin leur destination située au fond d’une gorge entourée de collines désertiques. L’imposante basilique édifiée par un architecte italien dominait la ville dont la tonalité se confondait avec la couleur ocre des rocailles. Cette platitude apportait néanmoins une dimension surréaliste et touchante au paysage et contrastait avec les costumes de fête diaprés des ensembles de danses folkloriques. Ce pèlerinage attirait aussi une population plus aisée, même si elle m’avait semblé bien moins nombreuse. Deux de nos amis cités plus haut, Pedro, chirurgien-dentiste, et Lelo, dirigeant d’entreprise, effectuèrent la difficile montée dédiée à la Vierge. Le lendemain, sans prendre le temps de se reposer, Lelo assistait aux festivités et me fit visiter l’humble village et les mines situées aux alentours, crapahutant encore sur les raidillons ardus. Avec son 1,90 m et son allure sportive, il me parut infatigable. « Tandis qu’une mine s’illumina, une voix interpella l’Indien Collo : "Il y a, autour de toi, des richesses inestimables. Trouve-les, anda Collo (vas-y Collo)." Celui-ci, préoccupé, raconta à son maître ce qu’il avait vu et entendu. L’Espagnol lui dit : "Vas-y et découvre cette richesse, mais si tu reviens avec les mains vides, je te coupe les oreilles !" Collo partit et, peu de temps après, il réapparut, apportant entre ses bras le buste de bois de la Madone grossièrement sculpté. » Cette légende illustre l’origine de la Vierge d’Andacollo. La statue la représentant, telle une imposante poupée vêtue d’un habit de lumière, quitta l’ancienne église et déambula dans la ville, avant d’être replacée au même endroit où de nombreuses offrandes avaient été déposées en guise de remerciements pour les soi-disant miracles. Les plus « surprenants » furent exaucés – « affabulations des temps anciens ne se vérifient point » – antérieurement au XXe siècle ; comme cette femme qui serait morte noyée et qui aurait ressuscité après avoir effectué un passage de plus de trois jours dans l’au-delà ! Les danses religieuses, hautes en couleur, mêlaient des rituels inspirés des traditions coloniales et indigènes et animaient la ville durant un long week-end lors des fêtes de fin décembre. 13 Andacollo était connue avant l’arrivée des conquistadors par les Indiens molles2, diaguitas3 et incas4 qui exploitaient déjà les minerais d’or et de cuivre. Les premiers Espagnols à arriver dans cet univers aride furent les orpailleurs. La cité atteignit son apogée en 1933 quand elle abritait plus de 16 000 pirquineros (chercheurs d’or), alors que seulement 150 subsistent aujourd’hui. En 1985, les gros propriétaires de mines côtoyaient ces mineurs besogneux qui descendaient par d’étroites et périlleuses cavités à la recherche de la représentation emblématique de la richesse, « l’or », source de revenu néanmoins très aléatoire. Les conditions de travail et la misère provoquaient, inlassablement, des séries de suicides, les orpailleurs utilisant ainsi une ultime fois l’outil associé à leur infortune : le bâton de dynamite. Ces Andacollo. – Cavités permettant de descendre dans les profondeurs de la mine : descente en enfer au pays de la Madone ? 2. Les Indiens molles, groupe de chasseurs, cueilleurs et éleveurs, ont peuplé la région du IIe siècle au VIIe siècle de notre ère. Des pictographies (figures dessinées), pétroglyphes (figures gravées) et piedras tacitas (trous creusés) sont visibles sur les roches du site archéologique de la valle del Encanto, à 88 km au sud de La Serena. 3. Les Indiens diaguitas arrivèrent dans le nortino « petit nord » chilien vers les Ve et VIe siècles, remplaçant la culture Molle. Ils excellèrent dans l’art de la céramique dont une étonnante collection se trouve au musée de La Serena. L’agriculture et l’élevage étaient leurs principales ressources, grâce aux terres fertiles jusqu’à l’arrivée des Espagnols qui incendièrent leur territoire afin d’affamer les Indiens durant la guerre qui les opposa. La désertification fut la terrible conséquence immédiate de l’invasion hispanique. 4. Les Incas envahirent la région à partir de l’année 1460, sous le règne de Túpac Yupanqui. 14 tragédies cessaient quelques mois et reprenaient ensuite, une autodestruction encourageant d’autres tentatives telles un maléfice réglé comme une horloge. Ma dernière visite dans cette ville, la première effectuée à bicyclette, date de l’année 2000. La route était alors asphaltée. La plus grande mine avait été vendue à une importante société nord-américaine, qui, sans aucun scrupule, exploitait le gisement de cuivre avec des travailleurs venant des États-Unis. "Los gringos", vociférait Alejandro que j’avais rencontré alors, un Andacollino vivotant grâce à de petits boulots, accentuant ce mot d’une grimace pleine de rancœur. Depuis leur arrivée, les entreprises minières ne proposaient plus d’embauche pour les autochtones… de quoi attiser la haine de toute une ville ! Janet a vécu quatre ans dans ce village. Régulièrement, elle visitait, dans le cadre professionnel, les hameaux des alentours et entrait ainsi dans l’intimité des familles, notamment celle des femmes qui subissaient le machisme ordinaire, coutumier… Un vaste programme éducatif avait été mis en place pour éviter les trop nombreuses grossesses souvent précoces. La vie miséreuse des Andacollinos faisait partie de son quotidien. Heureusement, pour déjouer une existence morose, des liens d’amitié très forts se sont tissés avec Patricia, Ximena, Margayoly, ses anciennes colocataires, que nous retrouvons avec plaisir lors de nos voyages outreAtlantique. Le lycée Gregorio Cordoves à La Serena. 15 "¡Anda Collo, quita tu maestro !" (« Vas-y Collo, quitte ton maître ! ») aurait dû dire la voix céleste à l’Indien comme à ses pairs. Ceux-ci, lorsqu’ils n’étaient pas assujettis à l’esclavage, enduraient l’exploitation et la spoliation. La Serena et Coquimbo Quand j’ai pris le car à Viña del Mar pour découvrir La Serena, Janet travaillait depuis peu à l’hôpital de Coquimbo. Ce port, avec son petit air de Valparaíso, touche La Serena. Malgré cette proximité, tout l’oppose à l’importante cité balnéaire, de la même manière que la célébrissime ville portuaire contraste avec sa voisine, Viña del Mar. Les quartiers de Coquimbo et de Valparaíso s’élèvent à flancs de collines sur lesquels on accède par d’étroites ruelles pentues ou des escaliers aux innombrables marches. Cette dernière, que Pablo Neruda se plaisait à nommer « la Fiancée du Pacifique », avec ses quarante-quatre collines et ses fameux funiculaires, fait partie des images d’Épinal les plus renommées d’Amérique du Sud. Bon nombre de nos cousins et amis vivent à La Serena, capitale de la IVe région (160 148 hab.), située à 450 km au nord de Santiago, comme Patricia et Juan qui nous rejoindront à Puerto Montt. Son centre-ville témoigne d’un important passé colonial qui lui confère un charme architectural, attrait touristique qui ne caractérise généralement pas les agglomérations chiliennes. Cette ville, aux hivers et aux étés doux mais souvent couverte de nuages, est sise à quelques encablures du désert qui s’étend jusqu’à la frontière péru- La Croix du Troisième Millénaire domine Coquimbo. 16 vienne sous un ciel d’une clarté qui n’existe nulle part ailleurs ! « Chili, terre des contrastes » prend ici tout son sens. Comment imaginer que nous allons bientôt nous trouver dans une des régions les plus nuageuses et les plus pluvieuses de notre planète, alors que quelques gouttes de pluie, plus au nord du pays, résonnent comme un air de fête ! La Serena, une des plus anciennes cités de cette jeune nation, fut fondée en 1544. Elle a connu une croissance importante au cours des dernières décennies pour devenir aujourd’hui la plus fréquentée des stations balnéaires chiliennes, voire sud-américaines, supplantant la très prisée Viña del Mar et son alter ego argentin, Mar del Plata. En contrepartie, des grands édifices destinés aux estivants appartenant aux classes sociales privilégiées ainsi que toute l’infrastructure que nécessite ce genre de tourisme comme le casino, les pubs, les dancings et autres parcs d’attraction, détériorent le littoral. Cela sans compter les centres commerciaux qui se sont développés avec un empressement intéressé. Malgré cela, une petite visite s’impose dans le centre-ville pour admirer ses imposantes bâtisses de style colonial, le captivant musée où sont exposées des momies, des têtes réduites d’Indiens jivaros, une multitude d’objets provenant de la culture diaguita, et un moai qui se dressait jadis en pleine ville. Une excursion s’avère également nécessaire. En passant par Vicuña, où naquit la poétesse Gabriela Mistral, prix Nobel de littérature chilienne – précédant à cette prestigieuse distinction le poète Pablo Neruda –, puis Monte Grande, localité où elle exerça son métier d’institutrice, nous pénétrons dans un site exceptionnel : La vallée d’Elqui. Les montagnes pelées aux rochers gris recouverts de quelques cactus offrent un contraste saisissant avec les vignes qui produisent le fameux pisco, l’eau-de-vie locale, et d’autres cultures comme celle de la papaye. Au fond de cette vallée qui apparaît comme un havre de paix avec son ciel perpétuellement bleu, surgit le village de Cochiguaz. On y trouve quelques sectes communautaires convaincues que ce lieu enchanteur concentre de l’énergie cosmique. Des chercheurs de la Nasa ont, en effet, mesuré, sur ce territoire, une des plus grandes concentrations d’énergie électromagnétique mondiales. Les jeunes de la région aiment y passer des week-ends, en pleine nature, en proie à un imaginaire exacerbé par l’inhalation de marijuana, et espérant découvrir, dans cette beauté céleste, un ovni égaré. Ceux-ci ne sont pas les seuls à être persuadés d’en avoir observé, les médias régionaux, eux-mêmes, y font fréquemment allusion. La clarté permanente du ciel a permis la construction d’observatoires qui comptent parmi les plus gigantesques de notre planète. 17 Opposition entre deux mondes qui se méprisent et s’indisposent : les pauvres, les riches. Ci-dessus : Quartier de Valparaíso. Ci-dessous : La luxueuse Viña del Mar. 18 Analyse sommaire sur le Chili d’aujourd’hui Un pays où les inégalités s’accentuent A COQUIMBO, on peut difficilement imaginer que l’on se trouve à deux pas de La Serena. Pour ma part, je préfère l’authenticité et l’humilité des villes portuaires à leurs fières demi-sœurs. Promiscuité où, d’un côté, paradent habitants et touristes aisés, alors que, tout près de là, une grande partie de la population subsiste péniblement. Opposition entre deux mondes qui se méprisent et s’indisposent : les pauvres, les riches ; les chanceux et les infortunés. Portrait naïf d’une société sordide… Bien sûr, cela n’existe pas seulement au Chili, mais comment ne pas l’évoquer ici où les inégalités des revenus (d’après le coefficient de Gini 2005) sont plus marquées qu’ailleurs (112e sur 124 nations recensés) malgré un PIB par habitant (5 832 $) plus important que celui des autres États d’Amérique du Sud. Les classes sociales défavorisées ne cessent d’augmenter, les couches moyennes s’étiolent, même si elles accèdent davantage au système du crédit bancaire… servitude économique et sociale des temps modernes. À qui profitent les bénéfices ? Toujours aux mêmes, depuis des siècles… véritables décideurs de ce pays. L’univers carcéral en porte les séquelles : misère = délinquance. Le problème de la criminalité se règle davantage par la répression que par la prévention. Le taux de détention, en 2005, dépassait 238 pour 100 000 habitants, contre 90 en France où les prisons sont cependant surchargées. Le salaire moyen en vigueur n’excède pas les 300 euros et je lisais, sur un blog animé par des Français installés au Chili, que 1 000 euros par mois leur étaient nécessaires pour vivre « décemment ». Les étrangers européens immigrent maintenant plus pour créer des entreprises que pour travailler la terre ou effectuer des travaux de prolétaires. Ils s’habituent généralement 19 difficilement au mode de vie des Chiliens. L’existence quotidienne ne ressemble jamais à l’idée que l’on s’en fait en villégiature. Ce déracinement déçoit beaucoup d’entre eux qui reviennent avec empressement. J’eus l’occasion de discuter, à Caleta Tortel, village situé au Sud de la Carretera près de l’estuaire du río Baker, avec un professeur d’université de Santiago. Il admit que la classe sociale dominante n’avait pas changé depuis des lustres. Finalement, les gens fortunés qui détiennent l’essentiel des capitaux nationaux continuent à gouverner le pays comme ils l’ont toujours fait, excepté pendant la courte transition du gouvernement d’Allende et de l’Unité populaire. Le pouvoir économique règne. Les Chiliens connaissent des difficultés à imposer les changements nécessaires aux « lois constitutionnelles » qui cadrent la démocratie. Protestations et répressions Un mouvement de protestation – pourtant interdit par les autorités – a rassemblé 500 000 manifestants en août 2007 à Santiago. La violence avec laquelle elle fut réprimée démontre la lenteur des transformations de la société chilienne et l’impatience de la population. On se contente de panser les plaies sociales. Je vais citer deux exemples significatifs de cette politique « de bricolage » : – un système de couverture de santé, certes gratuit pour les plus nécessiteux, mais lent et peu efficace ; – une fois dans leur existence, les plus démunis sont à même d’accéder à de petites et modestes maisons en bois pour remplacer leur bicoque aux murs rafistolés avec de vieilles planches et du carton. Ce « don » gouvernemental existait déjà avant la chute de la dictature. Une cousine, Hortensia, habitant dans un bidonville de la poblacione de Pudahuel située à la périphérie ouest de la capitale, put bénéficier de ce dispositif. Cela ne fait que conforter l’aspect ghetto dans les villes puisque ces humbles habitations sont toutes groupées dans les mêmes quartiers. Le système scolaire, dont le Chili était auparavant en situation de vanter l’efficacité et qui permettait aux étudiants d’atteindre un niveau comparable à ceux en vigueur dans les pays les plus industrialisés, a commencé son déclin après le coup d’État de 1973. La carrière d’enseignants intéressait alors peu de monde, les salaires et les conditions de travail s’étant considérablement dégradés. Le coût des études supérieures a rejoint celui des nations où il s’avère le plus onéreux, comme aux États-Unis, en Corée du Sud et au Japon. 20 Un professeur, en 1983, me confia qu’il avait préféré arrêter d’enseigner l’anglais pour devenir chauffeur de camion, profession bien mieux rétribuée. Son visage n’exprimait aucune résignation, mais une profonde amertume, pour ne pas dire une colère manifeste. Pendant tout le trajet que j’effectuai à ses côtés, il cracha son venin sur les sbires d’Augusto Pinochet et sur Henry Kissinger. Ce dernier, connu comme l’organisateur de milliers de massacres en Amérique latine, a obtenu le prix Nobel de la paix en 1973, année du coup d’État au Chili qu’il a lui-même commandité… Comme quoi la ténacité dans l’inhumanité peut payer ! Il restera, dans les annales militaires et historiques de l’impérialisme américain, comme un des meurtriers sanguinaires et aussi comme un des défenseurs de la paix… Triste contradiction d’un monde absurde. Vint ensuite le retour à la démocratie avec un gouvernement de centre gauche représenté actuellement par Michelle Bachelet, fille d’un général de l’armée de l’air issu d’une famille de vignerons bourguignons. Celui-ci fut incarcéré, torturé, et décéda dans les geôles de Pinochet en 1974. La présidente et sa mère ont subi, elles-mêmes, les sévices de tortionnaires dans un centre de détention de Santiago. Malgré cela, des prisonniers politiques de la junte militaire étaient toujours emprisonnés en 2005, alors qu’on parlait depuis des années de pardon et de réconciliation nationale à l’intention des nostalgiques du régime nazi. Les quartiers miséreux qui ceinturent les villes trahissent une grande pauvreté. 21 Territoire mapuche 22 Plus que jamais, la résistance mapuche : « Dix fois nous vaincrons ! » P OUR en finir avec ce sombre tableau, je me dois d’évoquer la résistance des valeureux Mapuches. Le régime démocratique actuel persécute toujours ces Indiens peuplant les régions situées à plusieurs centaines de kilomètres au sud de Santiago. Malgré la tentative de l’Unité populaire d’accélérer le processus de la réforme agraire qui consistait en un partage équitable des terres, ces éternels rebelles luttent avec opiniâtreté pour récupérer les terres fertiles que se sont appropriées de riches latifundistes. Toqui Lautaro En effet, Pinochet avait instauré une nouvelle invasion de leur territoire. D’importantes entreprises forestières et des particuliers nantis se sont installés dans la contrée et ont prospéré, certains parvenant même à se hisser au fameux classement Forbes des grandes fortunes de la planète, et ceci sous la protection de l’armée et avec la complicité des politiciens corrompus. Des projets devraient bientôt éclore dans le but de développer l’activité touristique de la région, notamment la construction d’une autoroute côtière, ainsi que l’édification de futures centrales hydroélectriques. Ceux-ci ne font qu’accentuer la détermination des indigènes à recouvrer leurs terres. En 1988, après avoir effectué 12 000 km de l’île de Chiloé jusqu’au désert d’Atacama, je fus stupéfait de constater que, hormis de rares lieux de villégiatures, les principaux sites touristiques ne disposaient guère d’infrastructure pour recevoir les estivants. Aujourd’hui cela change, mais le littoral sud demeure encore préservé. Que deviendrait, dans quelques années, cette 23 Source TVN, journal el Gong d’Araucanie, Indymedia. côte sauvage chilienne s’ils cessaient leur combat ? L’homme s’emploie avec grande désinvolture à anéantir les attraits de notre planète… Heureusement, la lutte continue, plus que jamais, fidèle à leur devise : "¡Diez veces venceremos !" « Dix fois nous vaincrons ! » Une résistance éternelle… Dans ces régions, les barrages et les contrôles incessants des carabineros rappellent la répression menée par l’armée aux heures sombres de la dictature. Aujourd’hui, des Indiens purgent des peines de plus de dix ans d’emprisonnement pour incendies terroristes… nouveaux prisonniers politiques chiliens du gouvernement Bachelet ! « Le mot terrorisme permet tous les amalgames », souligne Alain Joxe, président du Centre international pour la paix et les études stratégiques. Quand cessera-t-on d’utiliser ce qualificatif pour désigner ceux qui défendent chèrement leurs droits et leur liberté ! Comme celle de certains indigènes d’Amazonie et de nombreuses autres minorités contraints à guerroyer continuellement, l’histoire mapuche comporte son lot de martyrs. Le 3 janvier – 10 jours avant mon départ de Puerto Montt –, lors d’une occupation de terres et au milieu de violents incidents, Matías Catrileo-Quezada, âgé de 22 ans, a été exécuté d’une balle dans le dos, tirée par un sbire de Jorge Luchsinger à qui appartenait le fundo. De descendance allemande, cet homme possède la plus grande fortune de la IXe région. Comme d’autres Matías Catrileo-Quezada confrères, il a engagé une véritable milice pour défendre « son » domaine. « La propriété c’est le vol », écrivait Proudhon. Cet adage prend ici tout son sens. L’organisation sociale indigène dépendait d’un régime communautaire et, depuis l’apparition de l’humain sur le continent, le mot « propriété » n’avait aucune signification. Il a fallu l’arrivée des conquistadors guidés par leur appétence à amasser des fortunes et à assouvir leur ambition démesurée pour voir s’imposer l’individualisme. Leur domination engendrera un génocide de plus de 60 millions de personnes dans les Amériques. Même si l’on ne doit pas idéaliser telle ou telle communauté ethnique, quand laissera-t-on enfin vivre paisiblement ce qui reste des vrais natifs du continent américain ? Le Chili, terre de plusieurs peuplades amérindiennes, dont certaines ont disparu au cours du XXe siècle, n’a toujours pas pris la peine de parapher l’unique traité international des peuples indigènes, la 24 Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Par sarcasme, on traite encore aujourd’hui une personne faisant preuve de balourdise d’Indio. Enlisés dans le mépris, ils passent, aux yeux d’une grande partie de la population, pour des personnes malfaisantes et alcooliques. Deux cyclistes ayant parcouru le Chili au début des années quatre-vingt, s’appuyant, pour réaliser leur voyage, sur les autorités chiliennes et ceci en pleine dictature, ont publié un livre de leur épopée dans lequel ils manifestaient à leur égard des propos irrévérencieux et médisants. J’ai découvert le pays mapuche à la même époque et j’ai ressenti exactement l’opposé : des gens dignes mais affichant une méfiance éloquente envers le winca1. Ces voyageurs à vélo avaient dédaigné leur accorder le moindre intérêt, se laissant aveugler par les calomnies émises envers ceux qu’on nommait jadis Araucans2. Vas-y et trouve cette richesse, mais si tu reviens les mains vides, je te coupe les oreilles ! disait le maître Blanc à Collo, son esclave indien. À 3 000 km plus au sud, sur la Terre de Feu, les riches propriétaires terriens éleveurs de mouton désirant se débarrasser des indigènes rétribuaient les chasseurs d’hommes au nombre d’oreilles ramenées. Je l’évoquerai plus tard dans le récit de mon voyage. Décidément, l’organe auditif des Indiens tenait à peu de chose ! Ce serait faire offense aux Mapuches que de retracer l’histoire, la culture, l’organisation politique de ce peuple connu pour sa bravoure et sa ténacité en seulement quelques lignes, tant celles-ci relèvent d’une grande complexité. Paradoxalement, les études sérieuses, pour une ethnie constituée de nombreux individus, ne commencèrent qu’au début des années quatre-vingt. Six groupes territoriaux composent les Mapuches3 : les Picunches (gens du nord), les Nagches (gens du bas), les Huilliches (gens du sud), les Huenteches (gens des plaines), les Lafkenches (gens de la mer) et les Pehuenches (gens du Pehuen, situé sur les hauteurs inhospitalières de la Cordillère). On les dissociait jadis aisément, leurs modes de vie présentant des aspects très différents, certains nomades, d’autres sédentaires. 1. Les Mapuches désignaient ainsi l’homme Blanc. 2. Araucan signifie ennemi en langue aymara. Le mot fut vulgarisé par les Espagnols qui désignaient ainsi les Mapuches peuplant les contrées entre les fleuves Biobío et Toltén. Les deux appellations furent ensuite prises pour synonymes et confondues à partir du XIXe siècle. 3. Voir la carte sur la population indienne au Chili page 22. 25 Néanmoins, leur unité au niveau linguistique, leurs systèmes symboliques presque semblables ainsi que leur aptitude à se côtoyer et à s’allier contre les Espagnols, malgré leurs fréquentes querelles, témoignent de leur même appartenance à l’ethnie mapuche. Cependant, il me semble important de souligner la résistance de ce peuple indien face aux grands conquérants du continent, à commencer par les Incas qui imposèrent leur présence de la Colombie au río Biobío, ce fleuve traçant la limite nord du territoire mapuche. Le fait historique le plus marquant de la guerre d’Araucanie demeure le combat de Tucapel, en 1553, qui opposa Pedro de Valdivia – l’homme qui entreprit la conquête du Chili et qui fonda Santiago – à Lautaro, l’emblématique guerrier cacique. Celui-ci fut capturé en 1547 par les conquistadors et fut réduit en esclavage. Il profita de cette proximité avec l’ennemi, feignant de ne pas comprendre la langue hispanique, pour étudier les différentes stratégies utilisées. Il s’évada en 1552 et acquit rapidement, près des siens, une stature de chef. Le 25 décembre 1553, Valdivia et ses soldats quittèrent Concepción pour se rendre au fort de Tucapel. Les Indiens, dépourvus de chevaux, attaquèrent et mirent en déroute les Espagnols. Le gouverneur du Chili parvint à s’enfuir mais fut rattrapé et succomba après plusieurs jours de torture. Le royaume d’Espagne ne put venir à bout de ces guerriers autochtones qui résisteront plus de 200 ans et signeront, en 1641, le pacte de Quillin reconnaissant l’indépendance du territoire mapuche depuis le río Biobío jusqu’au sud du pays. Une lutte unique dans les Amériques : une peuplade aborigène, installée dans une zone accessible, s’insurgeant contre les conquistadors et réussissant à préserver son autonomie pendant plus de deux siècles ! Éclatèrent ensuite les guerres d’indépendance, contre la couronne d’Espagne, qui se propagèrent sur le continent sud-américain sous l’impulsion de Bolivar. L’armée chilienne se modernisa et l’avènement de l’État chilien en 1810 rendit caduque le pacte signé avec les Espagnols. La nouvelle république mit en place alors une politique de colonisation. Rien à voir avec l’arrivée des modestes colons européens arrivant dans les endroits vierges de Patagonie, au bout du monde, mais des colonisateurs moins scrupuleux débarquèrent, privant ainsi, à peu de frais, les natifs de leurs biens. En 1883, après une guerre brutale, les Mapuches, à l’instar des Indiens d’Amérique du Nord, sont confinés dans des réserves exiguës jusqu’en 1925 et sont ensuite « parqués » dans la région Cautín. 26 Village et campagne en pays mapuche, près de Los Sauces. Le Wenufoye, drapeau adopté par diverses organisations mapuches depuis 1991. Au centre figure le cultrún (tambour). Sur sa surface plane qui représente la superficie de la terre sont dessinés les quatre points cardinaux séparés par le soleil, la lune et les étoiles. Il symbolise la sagesse universelle. 27 28 Un peu d’histoire patagónica Les peuples indigènes La Carretera Austral a permis le désenclavement de la Patagonie chilienne, notamment de la XIe région, fort méconnue et peu peuplée jusqu’à la construction de la route. Avant l’arrivée des Espagnols, plusieurs ethnies aborigènes nomades occupaient partiellement cet immense territoire. Les « nomades de la mer » – Les Chonos se situaient entre le golfe de Peñas jusqu’à l’île de Chiloé. – Les Alakalufs ou Kawéskars parcouraient les canaux de l’extrémité australe du continent jusqu’au golfe de Peñas. – Les Yámanas ou Yahgans sillonnaient le sud de la Terre de Feu. On qualifie ces deux dernières peuplades de canotières car elles vivaient dans les canots qui transportaient des familles entières ainsi que le feu si précieux. Dans les terres, on distingue trois ethnies – La Tierra de Fuego était primitivement occupée par les Haushs ou Manekenks. Peu nombreux, ils disparurent totalement au cours du XIXe siècle avant qu’on ait pu étudier avec précision leur mode de vie. On sait néanmoins qu’ils s’exprimaient dans une langue distincte de leurs voisins Selk’nams. – Les Selk’nams ou Onas, indiens plus belliqueux que les précédents, ils arrivèrent après les Haushs et les refoulèrent à l’extrémité est de l’île. – Dans la pampa et dans les endroits accessibles de la cordillère se trouvaient les Tehuelches nommés aussi Aónikenks. De grande taille, ils furent à l’origine du mythe des géants Patagons1. 29 Une disparition implacable et impitoyable Cette population amérindienne existait depuis des temps immémoriaux car aucune légende ne semble relater une quelconque migration. On pense que celle-ci est venue d’Asie en passant par le détroit de Béring avant qu’il ne soit recouvert par l’océan, puis s’est répandue jusqu’au sud du continent. Les ethnies les moins évoluées furent absorbées par les peuples rivaux ou repoussées dans des contrées moins hospitalières. Plus personne ne vit aujourd’hui dans les archipels que sillonnaient les Yámanas et les Alakalufs dans des conditions de vie extrêmes. Ces « civilisations », à cause du climat et de leur caractère primitif, ne laissèrent guère de vestiges. Cependant, quelques sites archéologiques subsistent. Certains ont pu être datés : yámanas entre 9 500 et 7 600 ans ; alakalufs entre 8 000 et 10 000 ans ; de 10 000 à 12 000 ans pour les gisements selk’nams et haushs. On dénombrait environ 11 000 Amérindiens en Terre de Feu vers les années 1880, quand se manifestèrent les prémices d’un inéluctable génocide provoqué par la confrontation de deux mondes tellement dissemblables. Les Indiens vivant à l’intérieur de l’île, habiles chasseurs de guanacos et de nandous, robustes et coureurs infatigables, furent massacrés par les éleveurs de bétail et les aventuriers en quête d’or dans une lutte inégale, flèches et frondes contre fusils. Les survivants se réfugièrent chez les missionnaires salésiens qui cherchèrent à les protéger. Pourtant armés d’intentions pacifiques, ils les achevèrent à coup de « civilisation ». Le changement radical de vie, l’alcool et les maladies eurent vite raison de leur existence. Triste réalité dont les faits sont éloquents : – L’ethnie Chonos ne survécut pas au XIXe siècle. Immigrant vers le nord, ces Indiens finirent par se fondre totalement avec les Chilotes. – Les Haushs et les Tehuelches disparurent au début du xxe siècle. – L’ultime Yámana pure race, Cristina Calderón, s’éteignit en 2000 à Ukika, sur l’île Navarino près de Puerto Williams où sa communauté avait été 1. Le mot Patagonie vient de Patagones, nom donné aux Tehuelches par les membres de l’expédition de Magellan, inspirés par un roman épique de l’époque, Prima León, dans lequel on relate la capture du géant Patagon. Les membres de cette ethnie indienne avaient, en effet, impressionné les Européens en raison de leurs grands gabarits et de la taille de leurs pieds. 2. Quiero contarte un cuento (Je veux vous raconter une histoire). 30 reléguée et où elle vivait avec sa sœur demi-Indienne, Ursula Calderón. Cette dernière, avec la petite-fille de Cristina, Cristina Zarraga, a publié en 2005 un recueil d’histoires Yámanas appelé Hai Kur Mamashu Shis2. – En 1931, les Alakalufs furent confinés dans le petit village de Puerto Edén, sur l’île Wellington. Une dizaine d’individus seulement survit aujourd’hui. Désœuvrés, ils doivent supporter le mépris, la curiosité malsaine de bon nombre de touristes et de journalistes, ce qui les cantonne dans une « solitude sidérale », comme le décrit Jean Raspail dans son excellent ouvrage Adiós, Tierra del Fuego. – Lola Kiepja, une des dernières représentantes des Selk’nams, est morte en 1966 en laissant un chant funeste, ultime témoignage d’agonie des Fuégiens3 à qui le Blanc avait tout pris : terres, coutumes, religions, langues, traditions, liberté… vie. Les seuls Indiens qui subsistent encore sont ceux qui peuplent le nord de la Patagonie à hauteur des IXe et Xe régions. Indiennes yámanas. 3. Terme ambigu pour désigner certains Amérindiens de l’extrême sud, à prendre ici dans le sens littéraire le plus simple : habitants de la Terre de Feu (Selk’nams, Haushs et Yámanas). 31 32 Les expéditions maritimes En 1501, Americo Vespucci parvenait au 50° de latitude sud des côtes aujourd’hui argentines. Il ouvrait ainsi la voie aux explorations et aux conquêtes de la Patagonie. Magellan, lors de son fameux tour du monde, s’engagea pour la première fois en 1520 dans l’Estrecho de Todos los Santos, renommé plus tard Estrecho de Magellanes. L’éclat de grands feux révélait la présence d’indigènes. L’île située à gauche de l’étroit passage fut baptisée Terra del Fueco, traduit par erreur Terre de Feu au lieu de Terre du Feu. Arrivé à l’ouest du détroit, il remonta l’océan Pacifique jusqu’au golfe de Penas avant de s’éloigner vers le continent asiatique. En novembre 1525, Charles Ier d’Espagne1 équipa six navires sous le commandement de Garcia Jofré de Loaysa, avec, comme chef en second, un des dix-neuf survivants de l’expédition de Magellan, Sebastian Elcano. Après de nombreuses péripéties, ils accédèrent au côté occidental du détroit de Magellan et ils furent les premiers à apercevoir, le 22 avril 1526, des Indiens Alakaluf naviguant dans leurs canots. Simon de Alcaçoba partit en 1535 avec deux bâtiments, le San Pedro et la Madre de Dios. Il trouva la croix plantée par Magellan ainsi qu’une épave de la précédente mission de Garcia Jofré, mais victime du mauvais temps, il ne parvint pas à dépasser le détroit. En 1553, Francisco de Valdivia entreprit la conquête du territoire austral et dépêcha deux expéditions, l’une terrestre, l’autre maritime. La première, sous le commandement de Villagran, devait emprunter la Cordillère. Confrontée à la résistance mapuche, elle ne put aller au-delà de la région du lac Villarica. L’expédition navale commandée par Francisco de Ulloa quitta la ville de Valdivia en octobre 1553. Elle découvrit les archipels de Chiloé et Guaitecas et mentionna la présence pour la première fois des Indiens chonos. Il voulut débarquer vers le 47e parallèle, à la hauteur où se situe l’actuel village de Puerto Bertrand, mais sa tentative fut repoussée par les 33 indigènes. Ils reprirent leur route vers le sud à la recherche du détroit de Magellan, mais ne purent le trouver et furent contraints à rebrousser chemin. En 1557, le San Juan avec le capitaine Ladrillero, et le San Sebastian sous le commandement de Francisco Cortés de Ojea, furent délégués pour reconnaître et prendre possession de l’Estrecho de Magellanes au nom de la couronne espagnole. Ils parvinrent à la baie de Nuestra Señora, sur la côte ouest de l’île Byron, où les équipages firent connaissance avec les Indiens alakalufs et élaborèrent les premiers documents historiques sur les naturels des archipels. Une fâcheuse tempête sépara les deux navires. Ladrillero reprit sa navigation vers le sud et explora avec minutie le dédale des fjords en mentionnant sur son journal de bord les moindres détails géographiques et hydrographiques. Après plusieurs tentatives, il accéda au détroit de Magellan et prospecta les deux rives jusqu’au premier goulet voisin de l’Atlantique. Avant de poursuivre sa route vers Concepción, il prit solennellement possession du détroit et des terres australes selon le cérémonial approprié. En 1562, don Garcia Hurtado de Mendoza, gouverneur du Chili et viceroi d’Espagne, mit sur pied une expédition commandée par Arias Pardo Maldonado pour conquérir le mystérieux « royaume de Trapananda » qui était censé renfermer la mythique Cité de los Césares. Maldonado laissa des écrits plus ou moins farfelus sur lesquels il affirmait avoir rencontré les fameux habitants de l’eldorado, êtres monstrueux, grands et velus, qui se servaient de leurs énormes oreilles comme couverture pour s’abriter du froid. En réalité, on ne sut jamais si le navigateur, quelque peu fabulateur, foula la terre au-dessous de l’estuaire de Reloncavi, mais il contribua à renforcer le mystère lié à cette partie de la Patagonie colonisée seulement au début du XXe siècle, ainsi que le charme de ses légendes. Pour mettre un frein à l’insolence des pirates qui sévissaient dans le sud du continent et empêcher les étrangers de s’établir sur les côtes chiliennes, don Antonio de Vea quitta Lima avec trois bâtiments pour une expédition qui dura de 1675 à 1676. Ils durent revenir sur leurs pas après avoir atteint le 49e parallèle. En 1674, Bartolomé Diaz Gallardo mentionna pour la première fois la laguna San Rafael lors d’une mission militaire réalisée avec sept embarcations chilotes ayant pour motivations les mêmes que celles d’Antonio de Vea. La première carte de cette région est conçue par José Moraleda, en 1793, après avoir exploré le canal menant à l’actuelle ville de Puerto Aysén, passage qui porte aujourd’hui son nom. 34 En 1828, Pringle Stokes parcourut les chenaux de Patagonie pour une expédition scientifique sur le voilier le Beagle, rencontra les Indiens chonos, alakalufs et yámanas. Il se suicida cette même année et fut remplacé par le capitaine Fitz Roy qui décida d’embarquer trois jeunes Yámanas pour Londres – dont le principal antagoniste des Anglais désirant s’implanter dans la région, Jemmy Button – qu’il ramena plus tard avec, à son bord, le naturaliste anglais, Charles Darwin. Les premières explorations terrestres dans la région d’Aysén La part des Allemands sur l’étude du sol de la Patagonie s’avéra des plus importantes, et ce depuis la vague d’immigration de 1848. Hans Steffen, contracté par la Commission Chilienne des Limites, a réalisé des explorations capitales dans l’actuelle XIe région. Accompagné d’un autre ingénieur, De Fischer, et de deux officiers germaniques, instructeurs de l’armée du Chili, il partit de Puerto Montt le 2 janvier 1897 pour remonter le río Aysén et se diriger vers le Nahuel Huapi. Ils revinrent le 2 mai avec un retard d’un mois dû à la difficulté de la marche et au mauvais temps. Un peu plus tard, il explora le fjord Baker et les embouchures des trois fleuves qui s’y jettent. Il donna des indications précises sur le relief, les traces de recul et de progression des glaciers, étudia le río Baker jusqu’au lac Cochrane. Certains lieux géographiques rappellent l’intérêt qu’ont suscité les explorations, qui se déroulèrent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, en portant le nom de géographes, comme ceux d’Enrique Simpson (rivière Simpson et parc national río Simpson), d’Alejandro Bertrand (Puerto Bertrand) et de Luis Risopatrón (lac et mont Risopatrón). 1. Grand ennemi de François Ier, couronné empereur en 1521 sous le nom de Charles Quint, il abandonna les territoires allemands et autrichiens des Habsbourg ainsi que la régence de l’Empire à son frère Ferdinand en 1522 et retourna vivre en Espagne. 35 36 Pourquoi à bicyclette ? C OMMENT m’est venue l’idée d’effectuer ce périple en vélo ? C’est un peu une histoire familiale. Mes parents s’adonnaient à la bicyclette et la marche à pied et j’ai hérité de leur passion pour la « petite reine ». Affiliés tous les deux à la Fédération Française de Cyclotourisme et licenciés à l’Union des Audax Français, je les imitai bientôt et nous participâmes, avec ma sœur, à maintes randonnées en famille. Le mouvement Audax fut fondé dans l’Hexagone par Henri Desgrange en 1904, une année après qu’il créa le Tour de France. Il prônait alors la pratique des sports d’endurance comme le tourisme à vélo pour le plus grand nombre en rejetant tout esprit de compétition. Les premiers brevets furent alors réalisés dans notre pays, l’allure régulée par des « capitaines de route » ; d’où l’adage de notre organisation sportive : « Partir ensemble, revenir ensemble. » Mes vacances à bicyclette datent de mon adolescence, une des possibilités accessibles à un jeunot de 16 ans pour « s’évader » du cocon familial et vivre un semblant d’aventure. C’est sans doute grâce à cette initiative précoce que le voyage à vélo m’attire toujours autant à plus de cinquante printemps. Pérégriner à bicyclette en autonomie complète à la découverte des régions françaises ou d’autres continents, c’est utiliser le moyen de locomotion offrant la plus grande liberté. Cela permet de s’imprégner totalement de la nature qui nous entoure, tout en progressant à bonne allure, le meilleur compromis entre vitesse et tourisme. La pratique régulière de ce sport permet aussi de ne pas s’abandonner à une existence trop sédentaire imposée généralement par la vie professionnelle d’aujourd’hui. Certes, le voyage à vélo éreinte davantage ses adeptes qu’une excursion motorisée, quelle que soit la difficulté du parcours, et nécessite souvent beaucoup de volonté et de courage ; mais le plaisir qu’on éprouve au fur et 37 à mesure qu’on découvre de nouveaux paysages se trouve accentué par la sensation de les avoir d’autant plus mérités. Quelle félicité ! Une autre bonne raison pour privilégier cette pratique : relever le grand défi du XXIe siècle, assainir notre planète. La bicyclette est assurément la « petite reine » de l’écologie… Parc Pumalín 38 Préambule au voyage L ES préparatifs se terminaient « enfin ». L’impatience amplifiait l’émoi qui m’habitait depuis que j’avais pris la décision de réaliser mon escapade au pays de la solitude, du vent et des glaciers gigantesques… Que d’énergie dépensée pour concrétiser un périple décidé tardivement ! En réalité, l’adverbe « enfin » s’avère excessif. Même si l’achèvement de la préparation procure la satisfaction d’atteindre l’objectif premier : « la transition attendue entre une représentation confuse et la concrétisation du voyage » ; les moments exaltants précédant la réalisation d’une aventure tant désirée font partie intégrante de celle-ci. Ce d’autant plus que ce dessein m’apparaissait auparavant comme une chimère. À cela, deux raisons essentielles : La première, liée à mes obligations paternelles qui ne rendaient ce rêve accessible qu’après de longues années de patience, une fois que mes deux enfants, Adrien et Lautaro, soient devenus des gaillards indépendants. La seconde, mais non la moindre, concerne l’aspect uniquement financier de l’expédition. Quand le moment opportun se présenta, je ne ressentis nul besoin de concevoir un stratagème compliqué pour concrétiser ce projet, il me fallut simplement trouver une solution pouvant satisfaire Janet, mon épouse, qui souhaitait visiter cette même région tout en voulant, naturellement, profiter le plus possible de sa famille. La providence se fit mon alliée. En confiant à des amis chiliens notre désir de parcourir la Carretera Austral, ils nous proposèrent d’effectuer ce voyage en leur compagnie, l’ayant eux-mêmes déjà réalisé jusqu’à Coyhaique, capitale de la XIe région. Nous convînmes donc de louer ensemble un tout-terrain dans lequel nos deux amis, ma compagne et ses proches circulèrent, tandis que, de mon côté, je négociai facilement mon départ pour un périple en solitaire, à bicyclette. Excès d’égoïsme ? Certainement, mais même si j’en rêvais depuis deux décennies, cela correspondait surtout à une profonde aspiration du moment : m’immerger dans un monde de silence, de paix et de solitude… 39 Nous décidâmes de partir pour le Chili à trois ; Renée, ma mère, et Janet effectuèrent également les traversées de l’Atlantique et du continent sudaméricain. À Santiago, nous retrouvâmes Emilia, ma belle-mère ; Kico (diminutif d’Enrique), mon beau-frère ; ses deux enfants, encore adolescents, José Manuel et Sebastian, eux-mêmes très motivés par cette aventure tout aussi insolite pour deux Santiaguinos (habitants de la capitale) que pour des étrangers débarquant du bout du monde. Mes neveux vécurent cela avec un enthousiasme touchant. Ils supportèrent avec constance les vicissitudes de ce mode de tourisme dans des positions guère confortables qui échoient souvent aux plus jeunes tout en s’employant avec efficacité dans les tâches les plus pénibles après de longues journées de cheminement. Leur bonheur provenait du fait que la grande majorité des Chiliens voyagent peu, faute de moyens financiers, et sillonner la Patagonie équivaut financièrement, pour eux, à parcourir d’autres pays éloignés des Amériques. L’isolement de ces contrées inhospitalières rend très onéreuses les denrées indispensables comme l’alimentation et le carburant. Pendant que je me promenais la route australe, ils visitèrent une partie de la région en auto et continuèrent ensuite leur virée en car vers le nord en passant par Santiago, Valparaíso et La Serena. Ce dernier mode de transport permet d’accéder aux principales villes du Chili sans grever excessivement son budget, tout en bénéficiant d’un grand confort nécessaire pour couvrir les distances interminables qui les séparent. Le survol de la Cordillère, peu avant notre arrivée à Santiago. 40 Carnet de voyage… Paris Santiago Puerto Montt P EU de jours avant notre départ, nous apprenions que notre avion décollerait avec une journée de retard. Ce contretemps, même s’il n’engendrait guère de conséquence, me contrariait. J’aurais dû ressentir cet incident comme un signe prémonitoire, mais je ne savais pas encore qu’une accumulation d’imprévus allait entraver mon tableau de marche et m’obligerait à modifier l’itinéraire de mon retour. Après 17 heures de vol et une escale des plus folkloriques à São Paulo où régnait un désordre indescriptible à la mesure de l’extravagante cité latino-américaine, nous atterrissions à Santiago. Le survol de la Cordillère, avec ses sommets culminant à plus de 6 000 m voire 7 000 m comme l’Aconcagua, m’apparut aussi saisissant que lors de mes voyages précédents. Cependant, les grands glaciers qui la revêtaient jadis me semblaient avoir fondu comme neige au soleil. La chaleur, dans la capitale, plombait l’atmosphère. Je pensais alors aux températures souvent négatives que j’avais endurées au cours de mes dernières semaines d’entraînement. L’arrivée fut plus que laborieuse : une journée et deux heures de retard ; trois valises manquantes sur cinq, perte due certainement à l’organisation anarchique qui perdure dans l’aéroport de la gigantesque métropole brésilienne ! Malgré la fatigue et la déception, nous parvînmes à garder notre calme et fîmes le nécessaire pour que Tam Airlines daigne les transiter vers notre prochaine destination, Puerto Montt, avec l’aide d’une autre compagnie sud-américaine, Lan Chile… si par bonheur nous les retrouvions. ¡Ojala ! (espérons !) 41 En dépit de cet incident, nous reprîmes comme prévu l’avion dès le lendemain. Je perdais ainsi l’opportunité de passer une journée dans l’importante ville où j’avais escompté rencontrer bon nombre de parents et amis. Le vol pour Puerto Montt nous offrit aussi des paysages de toute beauté sur la cordillère des Andes, mais au cours de notre progression vers le sud, des nuages apparurent et prirent bientôt l’aspect d’un gros tapis cotonneux. Nous aperçûmes néanmoins le volcan Llaima dont le sommet fumant s’élevait au-dessus des cumulus. Nous l’avions vu entrer en éruption dix jours plus tôt dans un journal télévisé français. En soirée, les infos chiliennes nous apprenaient que la terre avait tremblé 35 fois dans la journée aux alentours de cette montagne colérique ! Je reconnus difficilement l’importante agglomération de Puerto Montt (153 000 habitants contre 84 000 en 1988), point de départ de la Carretera Austral, que j’avais visitée en 1983 et 1988. Les centres commerciaux avilissent maintenant cette ville qui ne présente aujourd’hui guère d’intérêt touristique. Comme de nombreuses autres appellations toponymiques, celle-ci porte le nom d’un personnage célèbre, Manuel Montt, ancien président du Chili, dont le fils occupa également la fonction nationale suprême. À vingt kilomètres de là, située sur les rives du lac Llanquihue, une localité bien moins importante mais au charme plus accueillant se nomme Puerto Varas (33 000 habitants), en hommage à Antonio Varas, ministre de l’Intérieur et des Affaires extérieures de Manuel Montt. Ces deux cités furent fondées en 1853, alors que ces derniers officiaient au plus haut rang de l’État. Cette année marquait aussi le début de la colonisation de cette contrée. Au lieu des Suisses attendus, arrivèrent de nombreux Prussiens – soutenus par le consul de Prusse à Valparaíso – déçus par l’échec de la révolution bourgeoise de 1948. Souvent, lors de mes voyages, je me surprends à fredonner une mélodie se rapportant à l’endroit où je me trouve. Ici, ce fut un air du chanteur populaire chilien Victor Jara. L’auteur-compositeur, torturé et exécuté par les militaires au Stade National cinq jours après le coup d’État de Pinochet, écrivait en 1969 Preguntas por Puerto Montt. Véritable témoignage historique, cette chanson évoque la répression qui suivit l’appropriation par des familles sans logis de terrains inoccupés dans cette ville le 9 mars 1969, qui se solda par neuf morts dont un nouveau-né, et plus de quarante blessés, hommes, femmes et enfants. Cet événement dramatique fut imputé au gouvernement démocrate-chrétien d’Eduardo Frei, notamment au ministre de l’Intérieur, Edmundo Pérez Zujovic, à son tour assassiné par une organisation d’extrême gauche, la Vanguardia Organizada del Pueblo (VOP), en 1971. 42 Amarré près du rivage, le Puerto Edén, exhibait sa vieille carcasse. Ce navire effectuait d’interminables navettes empruntant les chenaux entre Puerto Natales et Puerto Montt. Après avoir longé le bord de mer de la capitale de la Xe région, pris notre déjeuner à Angelmo – port connu pour son marché au poisson – et procédé aux derniers préparatifs, nous retrouvions avec soulagement nos valises manquantes à l’aéroport. Une sensation de liberté parcourut aussitôt tout mon être : « Demain, je commencerai enfin mon aventure vélocipédique… » Pêcheur de moules P U E R T O M O N T T La cathédrale. 43 Au pont Lenca, début du ripio et première averse. En longeant l’estuaire de Reloncavi. 44 Puerto Montt Contao A une journée de retard par rapport à mes prévisions, j’équipai enfin ma bicyclette pour mon périple. La pauvre se trouvait ainsi chargée de 25 kg de bagages, sans compter son compagnon qui avait grossi de 7 à 8 kg depuis le dernier Paris-Brest-Paris effectué au mois d’août. Dimanche 13 janvier 2008, cela faisait exactement 15 ans que mon père décédait, en plein effort, lors d’un entraînement sportif. Malgré le ciel couvert, la chaleur me parut suffocante, sans doute à cause du manque d’habitude de supporter cette température en cette période de l’année. J’esquissai mes premiers coups de pédale sur une chaussée asphaltée en longeant les rivages de l’estuaire de Reloncavi. Je progressai pendant 25 km sur une route digne de nos Nationales. Je ne me serais jamais imaginé cela après avoir sillonné la Xe région vingt ans auparavant. Heureusement, ma soif de dépaysement fut bientôt assouvie avec le commencement du ripio, revêtement caillouté sur un fond sablonneux, truffé de nids de poules et de tôle ondulée, arborant un profil en V inversé et un accotement non stabilisé. La route vallonnée se faufilait à travers des panoramas mirifiques à mille lieux des bords de mer ravagés où des hordes de touristes entassés s’abandonnent au soleil. Quelques estivants et autochtones profitaient de la chaleur, pourtant menacée par la venue de gros nuages orageux, pour se baigner dans l’eau fraîche de l’océan. Le début de la piste incommode se présenta juste après le pont Lenca, sous un ciel bas accompagné d’une averse diluvienne. Je me réfugiai quelques minutes dans un abribus… Quelle absurdité, vouloir m’abriter de la pluie alors que je me trouvais dans une des régions les plus humides du monde ! Je repartis avec, comme principale préoccupation, protéger mon VEC 45 appareil photo. Cela durera tout au long voyage, pour le préserver d’éventuels dommages que pourraient provoquer l’humidité et la redoutable poussière. Je progressai avec une lenteur inhabituelle… La difficulté, en plus de l’état de la piste et du relief accidenté, provenait du poids du vélo qui, avec les bagages, dépassait amplement les 37 kg espérés. Néanmoins, le facteur le plus antinomique au raid rapide fut le nombre important d’arrêts consacrés à la photographie, mais cela procure un attrait tellement ludique pour le cycliste solitaire ! Avec la pluie et la soudaine fraîcheur, je pris conscience de ce à quoi je m’étais préparé avec lucidité mais que le temps radieux qui régnait depuis mon arrivée au Chili m’avait un peu fait oublier… Je voyageais en Patagonie chilienne, même si je pédalais au nord de celle-ci. J’en avais tellement rêvé ! Le philosophe latin, Sénèque le Jeune écrivait : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Belle leçon d’humilité pour moi qui avais non pas le courage mais une chance extraordinaire de me trouver dans cette région mystérieuse et fascinante. J’atteignis le petit port de pêche de Caleta Arena juste à temps pour prendre le ferry qui m’amena à Caleta Puelche. Je quittai alors le territoire mapuche délimité au nord par la côte de Reloncavi. Sur le quai étaient entassés de grands sacs de moules, une des ressources maritimes exportées à travers le monde. Celles-ci se vendaient à des prix dérisoires comparés à ceux en vigueur chez nous ! Je payai rapidement pour cette première traversée – autrefois gratuite pour les cyclistes – qui ne durait qu’une quarantaine de minutes mais me permit de contempler des dauphins venus à notre rencontre, plongeant et replongeant sous le regard émerveillé des enfants. Moi aussi je me sentis observé ; ma présence suscitait, en effet, la curiosité des autres passagers. J’aperçus bientôt la côte de la comuna1 de Hualaihué, de la province de Palena qui s’étend de l’estuaire de Reloncavi jusqu’à Hornopirén. Après la navigation, une dizaine de kilomètres me séparait de la petite ville de Contao qui marquait le terme de mon étape. Caleta Puelche pourvoyait 1. Division territoriale chilienne. Le Chili se compose de 13 régions scindées en provinces qui sont elles-mêmes divisées en communes. 46 surtout au transport des touristes souhaitant parcourir la Carretera Austral. Peu de pêcheurs exploitaient le modeste port. En continuant ma route, je remarquai dans la campagne les habitations devenues très éparses. Les automobiles me dépassaient de plus en plus rarement. J’éprouvai, sur ce bout de piste isolé, le sentiment de commencer réellement mon voyage solitaire. À mi-chemin se trouvait un surprenant hameau, Mañihuelco. Bien que minuscule, j’aperçus un cimetière ainsi qu’une école et une église, ce que l’on ne rencontre guère dans un village aussi peu conséquent. Près de l’édifice religieux, de nombreuses personnes étaient rassemblées. Ma curiosité me poussa à questionner le chauffeur du car stationné devant le petit attroupement. Ils préparaient un enterrement pour le lendemain et il me raconta que ce pueblito d’apparence anodine, composé de cinq ou six maisons, revêtait néanmoins une certaine importance car il possédait le seul établissement scolaire et le seul cimetière des environs. Sa présence s’avérait donc indispensable pour les autres villages côtiers. Je demandai à un jeune garçon s’il habitait ici. – Oh non ! S’exclama-t-il. Je viens de Calbuco, de l’autre côté du golfe de Reloncavi, à 25 km à vol d’oiseau mais à plus de 100 km en voiture… Peu après, j’aperçus une véritable lancha chilote2 que des villageois achevaient de construire. Je me souvenais que l’on appelait aussi cette région découverte par les Cahuachanos3 et proche de l’île de Chiloé, le « Chiloé continental ». J’arrivai à Contao sous une pluie battante, complètement trempé. Pas question d’installer ma tente avec ce temps plus que maussade, je préférai chercher un hospedaje4. Mon vélo bénéficia d’un abri fermé à clé, le seul de tout le voyage. Il s’est en effet révélé, au cours de mon périple, qu’il était tout à fait inutile de se méfier d’éventuels malfaiteurs. Apparemment, ces derniers ne semblaient guère attirés par la Patagonie chilienne. Quel plaisir pour le voyageur de pouvoir se promener dans la région et dormir au bord de la route sans la hantise de voir disparaître sa chère bicyclette et sans la crainte d’être victime d’une fâcheuse rencontre ! 2. Embarcation à voile typique de l’île de Chiloé. 3. Indiens huilliches originaires de l’île de Quinchao, près de la côte est de Chiloé. 4. Gîte chez l’habitant qui permet de manger, de se loger, et de côtoyer – même parfois de se lier d’amitié – avec la population, tout cela à moindre frais. 47 De la fenêtre de l’hospedaje, j’aperçus le majestueux volcan Yates… La place de Contao. 48 Contao Hornopirén E N attendant que les propriétaires de l’hospedaje commencent leur journée et préparent mon petit déjeuner, je contemplai le majestueux volcan Yates (2 111 m) tout enneigé, de la fenêtre de ma chambre. Dès mon départ, aux environs de 10 heures, deux cyclistes apparurent au loin, de jeunes étudiants de l’Alliance française à Santiago qui maîtrisaient parfaitement notre langue. Le premier collège de l’Alliance française au Chili fut créé à Traiguen en 1915, en Araucanie1, où arrivèrent aux XIXe et XXe siècles de nombreux colons. Le Chili est ainsi, une nation où se mélangent maintes communautés d’origine étrangère qui aspiraient à une existence prospère. Ainsi la Patagonie, avec notamment Punta Arenas – ville la plus australe du continent sud-américain – et Porvenir – la principale agglomération chilienne de la Terre de Feu –, comporte beaucoup de descendants croates. L’arrivée de nos compatriotes dans la localité située au cœur du pays mapuche ainsi que d’autres européens a rendu ceux-ci non seulement complices mais aussi exécutants de la spoliation des Indiens de leurs terres, organisée par l’État chilien. À l’inverse, les pionniers qui s’installèrent dans la XIe région se retrouvèrent dans des contrées inhabitées, comme la communauté belge2 venue s’établir en bordure du magnifique lac Carrera, ou les immigrants désertant la province des Sudètes qui fondèrent le village de Puyuhuapi3. Les migrants espagnols, italiens et allemands ne furent pas en reste. À Valdivia et à Frutillar, l’architecture germanique prédomine et leurs habitants s’expriment souvent, aujourd’hui encore, dans leur langue d’origine. 1. Araucanie, IXe région du Chili, cœur du pays mapuche. 2. Ils prirent souvent possession, quelque peu abusés par le gouvernement chilien, de terres stériles. Voir page 153. 3. Lire page 93. 49 Plus tard arrivèrent ceux fuyant le nazisme, suivis par les nazis s’échappant de leur pays pour s’extraire à la vindicte populaire après la défaite du IIIe Reich. Même s’ils furent moins nombreux que leurs prédécesseurs, ces derniers se révélèrent d’une dangerosité extrême, notamment ceux établis dans la Colonia Dignidad, secte mal nommée (colonie de la dignité), fondée sous couvert de « bienfaisance » en 1961 par un ancien brancardier de la Wehrmacht, Paul Schaefer. Bon nombre d’entre eux se sont réfugiés dans cette sinistre communauté avec la complicité du gouvernement. Klaus Barbie y passait régulièrement ses vacances, ainsi que d’autres criminels de la Seconde Guerre mondiale, sans oublier Augusto Pinochet, le dictateur local. Les autochtones ne pouvaient pénétrer dans ce camp, véritable État dans l’État, équipé notamment d’un aérodrome et d’un hôpital… Près de la colonie, la veille du putsch militaire du 10 septembre 1973, des hommes parlant allemand et habillés d’uniformes nazis commencèrent à arrêter les malheureux citoyens chiliens soutenant le gouvernement en place incarné par le socialiste Salvador Allende. Il servit de centre de torture au service de la dictature où sévissaient des tortionnaires de toutes nationalités dont les Français ne furent pas exclus. Luis Sepúlveda raconte, dans son ouvrage Le Neveu d’Amérique, comment un juif chilien qui éprouvait une fascination extrême pour Israël se laissa mourir de faim le jour où il apprit qu’il avait été supplicié par un agent du Mossad, durant l’incarcération de l’écrivain dans la prison de Temuco, capitale du pays mapuche. Soutenue par l’État chilien et l’Allemagne depuis le retour de la démocratie, la colonie a su faire obstacle aux procédures lancées contre elle. Paul Schaefer Schneider fut néanmoins emprisonné après six ans de cavale pour enlèvements de mineurs et actes de pédophilie. La Colonia Dignidad se situe à deux pas de Parral où naquit le prix Nobel de littérature, Pablo Neruda. J’ai pu trouver, en 1985, l’endroit où avait été bâtie l’ancienne maison du poète aujourd’hui remplacée par une demeure quelconque. Pour en finir avec les nostalgiques du nazisme, une dépêche parue cet été 2008 m’apprenait que le dernier grand criminel de guerre de l’armée allemande, l’Autrichien Aribert Heim, dit « le Boucher de 50 Mauthausen », vivait certainement des jours heureux dans le sud du Chili ou de l’Argentine, grâce à la complicité de sa fille qui résidait à Puerto Montt et à Viña del Mar. Pour revenir à mon voyage, j’abandonnai mes jeunes compagnons pour visiter Contao, toujours sous une pluie diluvienne. De cette ville, deux possibilités s’offraient à moi : longer l’Océan et rallonger ainsi considérablement le parcours sur un chemin difficilement praticable, ou passer par l’intérieur et traverser d’immenses forêts. Je choisissais la seconde solution. Cette étape fut révélatrice des difficultés auxquelles je fus confronté tout au long de mon itinéraire : le mauvais état de la piste ainsi qu’une succession de côtes assez courtes – hormis la première de la journée – mais souvent très pentues. Je rattrapai les Chiliens francophiles et les accompagnai pendant quelques kilomètres. Nous devions atteindre Hornopirén, ville se trouvant au fond d’un fjord où un deuxième transbordeur, moyen de transport indispensable pour continuer plus au sud, quittait le port à 15 heures. Un seul bateau effectuait la traversée quotidiennement de janvier à fin mars, ce qui rendait ce périple irréalisable les autres mois de l’année. Les deux jeunes arrivèrent à temps après avoir eu recours à un pick-up, comme la plupart des cyclistes qui désiraient parvenir le jour même à Caleta Gonzalo, lieu de destination du transbordador. Les automobilistes semblaient habitués à secourir les retardataires. Alors que je montais péniblement une côte, une voiture s’immobilisa et le chauffeur me demanda si je souhaitais qu’il me conduise jusqu’à l’embarcadère. Malgré son attitude chaleureuse, non par orgueil mais plutôt pour profiter du voyage et de ses précieux paysages, je pris la décision de continuer à mon rythme, m’arrêtant souvent pour immortaliser grâce au support numérique cette aventure. Je restais ainsi fidèle à l’adage des cyclistes chiliens : « Qui se presse sur la Carretera Austral perd son temps ! » Mon avancée était cadencée par les ponts qui traversaient les nombreuses rivières, portant tous une appellation. Je photographiai une voiture sur l’un d’entre eux lorsque je fus surpris de voir les occupants de du véhicule me saluer avec exultation. Je reconnus ma famille et mes amis, heureux de me retrouver après seulement deux jours de séparation. Malgré une météo pluvieuse, un petit arrêt s’imposait. Regarder les huit personnes entassées comme des sardines sortir de l’auto m’amusa. Les pauvres… Voyager ainsi comprenait également quelques difficultés ! La pluie m’accompagna avec insistance toute la matinée mais quelques éclaircies apparurent dans l’après-midi. Elles me permirent d’admirer, du 51 haut des collines, les rives de l’Océan, les fjords et les hameaux de pêcheurs. Devant moi se dévoilaient les sommets coiffés d’un blanc éclatant, notamment celui du volcan Hornopirén. Je pris la décision de faire un détour pour visiter Pichicolo, un paisible port de pêche. Excepté quelques personnes s’affairant sur leurs petites embarcations, des chiens et des porcelets errant dans les rues, le village semblait déserté. Je repris mon vélo et j’arrivai à Hornopirén, la plus importante des agglomérations situées entre Puerto Montt et Chaitén avec ses 1 122 habitants. Sur la route qui menait au terrain de camping, j’assistai à une coutume surprenante, le déplacement d’une maison construite en bois comme toutes les habitations de la région. Des femmes, hommes et enfants la faisaient rouler sur des rondins avec l’aide des vaches. Les propriétaires de ce logis ambulant avaient décidé de la transporter trois rues plus loin. Ce déménagement peu éloigné nécessita pourtant une journée et demie de dur labeur. J’avais ce jour contourné le territoire de la communauté autochtone rupulafken4. Située près du lago Cabrera, son existence remontait à 1930, lorsque des Indiens huilliches commencèrent à s’installer dans cette province alors inhospitalière. Les Chilotes avaient l’habitude de se déplacer en canot d’île en île jusqu’aux côtes montagneuses du côté continental de Déplacement de maison à Hornopirén. 4. Traduction littérale : « chemin du lac » en mapudungún. 52 Chiloé à la recherche d’une vie meilleure. Ils subsistaient ici grâce au travail des alerces millénaires5 qu’ils échangeaient contre toutes sortes de produits dans la principale contrée de l’archipel. La communauté indigène ne comptait guère plus de 200 membres. La famille indienne rupulafken la plus proche se trouvait à environ cinq kilomètres du centre-ville mais le territoire de la communauté s’étendait du pied du Hornopirén jusqu’au sud de volcan Yates dans des espaces cependant exigus. Arrivant au camping municipal bordé par le río Negro, nom que portait encore récemment cette ville, j’eus encore la surprise de retrouver ma famille et mes amis. Ils avaient préféré m’attendre pour que l’on prenne, le lendemain, le ferry ensemble. J’en profitai pour passer une joyeuse soirée en leur compagnie sur un terrain agréable et retiré. Les emplacements réservés aux campeurs s’avéraient peu fréquentés, même en pleine saison estivale, et s’intégraient toujours parfaitement dans les paysages aux charmes authentiques, voire enchanteurs. Les coups de soleil attrapés malgré le temps maussade et le ciel couvert ne me permirent pas de m’abandonner pleinement dans les bras de Morphée. L’astre du jour possède, dans le sud du continent américain, un pouvoir destructeur dû à l’inconscience ou à la bêtise de l’homme. Effectivement, la région souffre de l’amincissement de l’ozonosphère, ce qui provoque de nombreux cancers de la peau. Le résumé d’un rapport rédigé par plus de 250 experts internationaux et publié en 2006 fait ressortir que la couche d’ozone stratosphérique qui protège les organismes vivant des effets nocifs du rayonnement solaire ne se reconstituera pas dans cette partie du globe avant 2065. Pauvres Patagones chilenos qui supportent tout au long de l’année les colères d’Ayayema, le dieu des Alakalufs qui déclenche tempêtes et pluies, et subissent aussi les méfaits de l’étoile de notre système planétaire… Éternels souffre-douleur des caprices climatiques. L’archipel de Chiloé Je me trouvais à quelques encablures de Chiloé qui forme un archipel avec les nombreux îlots qui l’entourent. Les Chilotes effectuent souvent des traversées d’île en île avec leurs maisons flottant sur l’océan. Ces déplace- 5. Fitzroya cupressoides est un conifère découvert en 1834, originaire des forêts humides du Chili et d’Argentine. 53 ments comportent des manœuvres délicates où les risques de perdre leurs biens sont permanents. Tous les proches sont là, l’entraide étant un gage de réussite nécessaire pour cette opération périlleuse. Quand des travaux de toutes sortes s’avèrent importants, la fraternité et la solidarité, héritages des premiers pionniers, deviennent indispensables. On appelle cela la minga (mot provenant de la langue inca, le quechua) et elle se termine par un bon repas ponctué souvent de musiques et de danses, le folklore chilote étant un des plus populaires du Chili. Ceux qui parcourent le pays sans visiter Chiloe manquent l’opportunité de connaître une région chilienne atypique et très étonnante, de par ses coutumes, son histoire et la particularité de ses habitants, successeurs des Chonos. Ceux-ci vivaient exclusivement des ressources de la mer. Leur ethnie a disparu au contact des colons européens au XVIIIe siècle après avoir peuplé l’île pendant plus de 10 000 ans. Plus récemment, les Huilliches, une peuplade mapuche, dont les descendants subsistent, ont transmis des apports d’une importance cruciale à la culture de l’archipel. Les Chilotes sont réputés pour leur courage, travailleurs infatigables, très sollicités mais malheureusement toujours surexploités. Sous certains de ses aspects, Chiloé me fait penser à la Bretagne d’autrefois : la confrontation quotidienne de ses habitants à la dangerosité de l’Océan ; son âme invitant au fantastique et au surnaturel avec la persistance de ses légendes ; ses paysages vallonnés. Comme les chouans et les vendéens qui luttèrent pour le rétablissement de la royauté pendant la Révolution française, les Chilotes furent les ultimes partisans de la couronne d’Espagne à résister avant de se soumettre au gouvernement républicain. Les vallons, arborant une verdure à rendre jaloux nos collines normandes et bretonnes, témoignent d’une pluviosité annuelle importante. Ses chemins escarpés et ses nombreux îlots souvent visibles des rivages lui confèrent un charme exceptionnel et précieux. L’architecture de ses habitations et de ses églises séduit aussi bon nombre de touristes. Ces dernières sont même classées au « patriReprésentation du Trauco moine de l’humanité ». au musée d’Ancud. 54 Cette région est aussi dotée d’une mythologie très riche. Je ne citerai que deux de ces mythes populaires : – le Trauco, nain affreux mesurant environ 90 cm, vêtu d’une peau d’animal, poursuit les jeunes filles et les oblige à avoir des relations sexuelles. Il a le pouvoir de les engrosser pendant leur sommeil. N’est-ce pas une excellente excuse pour éviter de s’exposer aux foudres parentales et aux médisances du voisinage ? Il vit avec son épouse, la Fiura. Il se protège de la pluie et du soleil coiffé d’un chapeau conique ; – le Caleuche est aussi une des légendes les plus connues de l’île. Bateau fantôme qui navigue la nuit, il apparaît et disparaît instantanément grâce à sa faculté à se mouvoir avec une grande rapidité aussi bien sous l’eau qu’à la surface de la mer et également grâce à sa particularité de se transformer en rocher, tronc d’arbre ou simplement en algue, lorsqu’il est chassé par des navires. Ceux qui estiment l’avoir aperçu racontent qu’il est illuminé et que son équipage, composé de sorciers et de prisonniers, fait entendre une musique enchanteresse attirant les navigateurs qui deviennent ensuite leurs esclaves. Certains Chilotes croient encore à ces nombreux mythes et il est préférable d’éviter de sourire quand l’un d’entre eux évoque le sujet, persuadé que son ancêtre fut victime du bateau fantôme, du Trauco, ou autre créature légendaire. Les principales punitions, pour ceux qui osent regarder le Caleuche, consistent à leur déformer la bouche, le visage jusqu’au dos, ou à leur ôter la vie. Hélas, une malédiction plus crédible touche actuellement les îliens. Leur ressource première provenait autrefois de l’exploitation des produits de la mer. Des sociétés « piscivores » multinationales se sont installées et ont, sans aucun scrupule, vidé l’océan de sa faune marine en utilisant des bateaux usines. Les habitants survivent aujourd’hui en conjuguant la pêche, l’élevage de cochons, de volailles, et la culture. J’eus la chance, au cours de mon voyage initial, de rencontrer un Chilote authentique qui semblait sortir d’une nouvelle de Francisco Coloane. J’ai passé une journée entière avec ce personnage attachant et me suis ainsi approché un peu de son univers. Domingo, le demi-frère de l’écrivain, a vécu à Puerto Aguirre, village localisé sur une île dans les archipels situés plus au sud, près de Puerto Aysén. Il découvrit les œuvres littéraires du « frangin » à l’âge de 60 ans, après avoir appris seul à lire. Comme bon nombre de Chilotes, il s’expatria en Argentine pour exercer divers métiers : maçon, convoyeur de troupeaux de vaches, gardien de moutons, mineur, bûcheron, pêcheur et chasseur de phoques. Il revendiquait avec obstination ses origines huilliches. 55 Francisco, quant à lui, est devenu un des écrivains chiliens incontournables. Il naquit à Quemchi, sur la côte est de l’île de Chiloé, et il vécut une grande partie de sa vie avec los Patagones, qui l’inspirèrent profondément. Il parcourut en canot l’immense labyrinthe constitué d’innombrables chenaux séparés par de hauts rochers aux pieds immergés dans l’océan. Il alla à la rencontre des âmes énigmatiques et solitaires peuplant quelques îlots de Puerto Montt à Puerto Natales. Une aventure extraordinaire et risquée, au cours de laquelle il empruntait ainsi le même mode de transport que les Indiens « nomades de la mer ». Ses récits attisèrent ma fascination pour Chiloé, et plus globalement pour la Patagonie chilienne. Je conseille aux cyclistes de passage dans l’archipel de passer par les localités situées à l’ouest de l’île et d’éviter ainsi la route moins attrayante et plus fréquentée qui relie les deux villes importantes, Ancud et Castro, tout en visitant cependant cette dernière pour observer ses fameuses habitations sur pilotis. Il m’était impossible de ne pas rapporter, même succinctement, un peu d’histoire et de culture chilotes, ainsi que des anecdotes relatives à ces autochtones, tant leur présence est liée au développement et à l’histoire de toute la région. Une lancha chilote. 56 Le volcan Hornopirén se dévoile. Peu avant Hornopirén, le panneau indiquant le centième kilomètre de la Carretera Austral. 57 La place de Hornopirén. Hornopirén au pied de volcan portant le même nom. 58 Hornopirén Caleta Gonzalo I avait plu une bonne partie de la nuit. Mon premier bivouac s’était avéré bien humide ! Une grosse et hardie limace osa s’aventurer à l’intérieur de mon duvet, mais ayant choisi la solitude, je la délogeai de ce lieu intime. L’horaire tardif de départ du transbordeur me permit de visiter la ville sans empressement ; j’en profitais même pour effectuer quelques courses au marché installé en bordure de l’esplanade. Je pus ainsi constater que les charrettes des commerçants tirées par les chevaux n’avaient nullement changé depuis plus de vingt-cinq ans, revêtant toujours les mêmes couleurs jaune et rouge ternies. Le volcan Hornopirén1 (1 572 m) exhibait sa cime enneigée qui coiffait un cône parfait. Les nuages clairsemés se dégageaient des sommets des montagnes environnantes. La jolie place aérée ne me laissa pas indifférent. Elle abritait une coquette église rose thé. Des rues non bitumées partaient en direction d’une plage d’où apparaissaient de hauts rochers qui émergeaient de l’Océan, notamment la isla de los Ciervos (l’île aux Cerfs). De petits bateaux de pêche colorés avivaient le port. D’Hornopirén émanait une atmosphère paisible et rassurante malgré les hauts massifs qui la ceinturaient. Dans une ruelle, au-dessus d’un portail entrouvert qui dévoilait une végétation dense traversée par un séduisant sentier, je lisais : Lugar de reflexión, vista al paraíso2. La ville enclavée entre les fjords possédait assurément un charme envoûtant, propice à la méditation et à l’inspiration. Une route pentue menait vers le nord-est au parc national Hornopirén, zone de protection des alerces, malheureusement difficilement cyclable pour les voyageurs à vélo. L 1. Horno signifie four en espagnol, et pirén, neige en mapudungún. 2. Lieu de réflexion, vue sur le paradis. 59 Vers 15 heures, de nombreux véhicules s’entassaient près de l’embarcadère. Parmi les automobiles, quelques cyclistes et motards attendaient le ferry, notamment un motocycliste suisse parti de Santiago en direction d’Ushuaia que j’avais rencontré la veille sur le bord de la piste où il s’était arrêté pour bavarder. Je distinguai également Ana et Richard, un couple en tandem avec qui j’eus le plaisir de voyager quelques jours plus tard, près de Puyuhuapi. Ils vivaient à Osorno, une ville importante située à un peu plus d’une centaine de kilomètres au nord de Puerto Montt. Je trouvai la navigation jusqu’à Caleta Gonzalo des plus fascinantes. Malgré la brise glaciale, les passagers demeuraient à l’extérieur pour admirer les paysages qui défilaient, majestueux. Après cinq heures de traversée, nous arrivâmes dans un lieu fantastique bordé de montagnes : le fjord Reñihue, d’où apparaissait le premier ventisquero (glacier). J’eus alors la profonde sensation de pénétrer dans un univers nouveau, proche de celui qui avait si bien inspiré Francisco Coloane. Caleta Gonzalo annonçait le début du parc Pumalín. Comme dans toutes les réserves naturelles du pays, les campings sont soumis à une réglementation stricte afin de préserver leur charme et leur tranquillité propices à une halte réparatrice. Ma tente installée, je dînai dans l’unique restaurant où je connus la première rencontre mémorable de mon séjour avec la fameuse hospitalité chilienne. Une famille de Santiago, accompagnée de touristes allemands, était attablée près de moi. Le père, remarquant ma solitude, me proposa de manger avec eux. Après une soirée sympathique agrémentée d’une conversation intéressante sur le pays, il insista pour payer mon repas. Néanmoins, une appréhension altéra ma sérénité : mon visage s’enflait à vue d’œil, brûlé par le soleil dissimulé insidieusement derrière les nuages ! Je n’avais pas pris suffisamment de précaution pour abriter ma frimousse. L’élastique qui retenait mon chapeau n’avait pu résister au vent océanique. Il m’avait fallu patienter jusqu’à Hornopirén, où je disposai d’un peu de temps libre, pour fixer un cordon à mon couvre-chef. Mais les rayons solaires m’avaient déjà meurtri… Les pêcheurs que l’on croise sur l’Océan appartiennent à l’univers de Coloane. 60 Nous pénétrons dans le fjord Reñihue. Café-restaurant à Caleta Gonzalo. 61 Le terrain de camping à Caleta Gonzalo. Le pont suspendu pour accéder au terrain de camping. 62 Pumalín : un désert de verdure A petit matin, dès mon réveil, une vive inquiétude me saisit. L’œdème s’était aggravé, déformant mon visage du haut du front jusqu’au bas des yeux. Mes paupières s’entrouvraient à peine. Je rangeai cependant mes affaires et arrimai mes sacoches sur la bicyclette avec l’espoir de recouvrer une vision suffisante pour effectuer la traversée du parc Pumalín. L’esprit tourmenté, j’en oubliai les escaliers précédant l’accès à la route. Je m’apprêtais à ôter mes bagages de ma monture quand un motard, dont l’engin vrombissait déjà, remarqua mon embarras et m’aida à hisser mon vélo lourdement chargé jusqu’à la piste. Je retrouvai le restaurant de la veille pour prendre le petit déjeuner. Je ne pouvais presque plus ouvrir mes yeux et mon entrée fit sensation, je trébuchais dans la salle dès qu’un obstacle se présentait. Milena, la chaleureuse patronne, me témoigna de la compassion. Elle remua ciel et terre pour trouver un automobiliste acceptant de me conduire à l’hôpital de Chaitén. Par chance, le surintendant du parc se rendait à la capitale provinciale. J’eus à peine le temps d’avaler le café offert par la maison avant que celui-ci n’arrive. Milena sollicita l’aide d’un homme pour ranger ma bicyclette dans un hangar afin que je parte l’esprit tranquille. À quelque chose malheur est bon, et Dagoberto, pour qui Pumalín ne dissimilait plus aucun secret, me transporta dans son univers peu exploré. Personnage insolite, très jeune malgré la responsabilité qu’il assumait avec une apparente aisance, il ressemblait étrangement à Thierry Lhermitte dans ses débuts au cinéma. Même sa voix rappelait celle de l’acteur, mais à l’opposé du Popeye des Bronzés, je pus constater qu’il avait acquis une réputation de travailleur sérieux, infatigable, et était doué d’une compétence professionnelle irréprochable. U 63 Un parc magnifique sujet à polémique Je découvris alors cet immense désert de verdure qui, malgré sa latitude, me faisait penser aux régions tropicales avec ses plantes gigantesques. Hormis les sentiers aménagés, la forêt semblait impénétrable, bordée d’interminables fougères et d’autres arbustes aux feuilles tout aussi impressionnantes. Certains m’accompagneront pendant une grande partie de mon périple, comme les superbes fuchsias sauvages et les panguis, atteignant jusqu’à deux mètres de haut, qui s’étalaient avec audace. Ses tiges, appelées nalcas, ou plus exactement ses pétioles, cueillis jeunes et accommodés avec des condiments, sont culinairement appréciés pour leur fraîcheur. Dago me montra les rares alerces se trouvant au bord de la route, arbres millénaires rappelant les séquoias d’Amérique du Nord. Malgré leur croissance très lente, certains dépassaient la hauteur de 80 mètres, bénéficiant d’une espérance de vie peu commune : plus de 3 000 ans. Ce conifère au bois facile à travailler fut exploité à profusion depuis le XVIIe siècle. L’alerce est maintenant classé « monument national » afin d’en assurer la sauvegarde, ce qui n’enraye pas radicalement les coupes illégales, notamment dans le secteur de Contao. Cette jungle arrosée d’une pluie quasi permanente (pluviométrie supérieure à 6 mètres par an), disposait de quelques sentiers de randonnée et de terrains de camping. La route qui la traversait n’était qu’une piste de pénétration, souvent limitée à 30 km/h. Mon chauffeur éclairé m’apprit que plus de 40 % de la Patagonie chilienne demeurait totalement vierge. Même les Indiens ne s’étaient guère aventurés au-delà de leurs territoires situés dans les vallées accessibles. Nous interrompîmes notre progression pour admirer les lacs Río Blanco et Río Negro. Pumalín a fait couler beaucoup d’encre au Chili. Un Américain, Douglas Tompkins, a acheté 320 000 hectares de forêt pluviale pour les transformer en une immense réserve naturelle, un des rares parcs gratuits du pays et le plus grand site privé de la planète. Les militaires et les industriels virent d’un mauvais œil l’intrusion de ce milliardaire yankee qui brisait ainsi la continuité du territoire chilien. Il semblait cependant que celui-ci désirait le restituer à l’État à condition qu’il le maintienne comme un lieu protégé. Douglas Tompkins ambitionne d’acquérir de vastes espaces plus au sud, près de Cochrane. Mais à la différence de Pumalín, ces derniers s’étendent dans une région d’élevage. Ce nouveau projet d’essence écologique 64 provoque apparemment quelques réticences parmi la population locale même si, globalement, la présence de l’Américain en Patagonie est plutôt appréciée. Vêtu avec simplicité et coiffé d’un béret sombre, ce personnage atypique qui a fait fortune avec la ligne de vêtements américaine Esprit, lassé d’une existence d’homme d’affaire, décida d’abandonner un univers trépidant pour s’installer dans cette contrée sauvage. Cela ne l’empêchait pas de participer activement à la vie politique de la région, d’appeler à voter notamment pour les candidats sociaux-démocrates aux élections présidentielles. Il était considéré comme un des acteurs principaux qui s’opposaient aux projets de construction des centrales hydroélectriques, investissant sans compter dans les campagnes pour une "¡Patagonia sin represas !" (Patagonie sans centrales). Même si cette expérience a démontré son intérêt écologique, les Chiliens et les Argentins devraient néanmoins se méfier des gringos qui achètent des milliers, voire des millions d’hectares, au détriment des Indiens. Benetton symbolise mieux que quiconque cette intrusion étrangère ; il a pris possession de presque 1 000 000 d’hectares pour l’élevage de moutons afin de confectionner ses célèbres vêtements en laine. La lutte des Mapuches pour récupérer leurs terres paraît chimérique face à de telles puissances industrielles. Benetton n’est malheureusement pas un cas isolé. Ce lointain bout du monde est devenu le paradis pour milliardaires de pays industrialisés. L’équivalent de la moitié de la superficie de la France appartient à des importuns de nationalités autres que chilienne ou argentine. Ted Turner, fondateur de la chaîne CNN, possède 45 000 hectares pour le seul plaisir de pêcher la truite. Joseph Lewis, un des hommes les plus riches de Grande-Bretagne, passe l’été austral sur ses 14 000 hectares. Le Belge Huber Grosse a acheté 11 000 hectares dans la province de Río Negro, où des touristes nantis s’adonnent au polo et au golf. Arrivé à l’hôpital, le docteur en chef m’examina et m’injecta un antiallergique. Une infirmière attentionnée me conduisit dans une chambre où je restai quelque temps en observation. Je m’abandonnai sereinement à un sommeil profond. J’appris, plus tard, que le médecin entretenait des liens d’amitié avec un de mes amis de La Serena avec lequel il avait étudié la science d’Hippocrate. Même ici, le monde semble petit. Dès que ma gardemalade fut rassurée sur mon état de santé, elle me rendit ma liberté. Il était presque 15 heures, je n’avais pas mangé depuis la veille au soir et je sentais mon estomac se précipiter dans mes talons… Je me retrouvai bientôt attablé avec, comme interlocutrice, une jeune serveuse qui, hormis la période estivale, suivait des études de puéricultrice à Puerto Montt. Elle 65 manifestait un grand attachement pour sa ville d’origine, et elle me confia que sa grand-mère faisait partie des premiers colons arrivés à Chaitén, en 1933, année où seulement deux ou trois habitations constituaient un semblant d’agglomération. Le hameau était devenu le centre urbain le plus important de la province avec 3 258 habitants (2 429 en 1988). Après le repas, je pris des photos du magnifique et singulier volcan Corcovado qui pointait dans l’azur du ciel tel le mont Cervin. Après avoir travaillé toute la journée au siège social du parc, Dago me ramena à Caleta Gonzalo en effectuant un détour près d’une maison forestière d’où se dégageait une vue imprenable sur le volcan Michinmahuída. Il me proposa de visiter le lendemain une hacienda située dans le parc ; hélas, l’accumulation des incidents freinant ma progression ne me le permettait pas. Il me parut alors évident que ce voyage aurait mérité quelques semaines de plus ! Je passai encore une nuit à Caleta Gonzalo. Une journée supplémentaire de retard, la troisième depuis mon départ de Paris… Un des rares alerces visibles de la route. 66 L’artère du bord de l’Océan de Chaitén avec, au fond, le volcan Corcovado. L’hôpital de Chaitén. 67 La route parsemée de courbes et de côtes traverse Pumalín. Les stigmates des incendies datant de plus de soixante-dix ans. 68 Caleta Gonzalo Chaitén L ES soins promulgués la veille avaient désenflé un peu mon visage. Je pus enfin repartir pour Chaitén, et cette fois-ci en vélo ! Avant de petit-déjeuner au restaurant où Milena et Daniela me réservèrent un accueil chaleureux, je rencontrai trois jeunes étudiantes de Santiago qui s’apprêtaient à donner leurs premiers tours de pédale pour un voyage les conduisant jusqu’à Coyhaique. J’étais loin d’imaginer, dans cette contrée paisible, que nous allions nous retrouver bien plus tard, dans la capitale de la XIe région, et surtout dans des circonstances festives que je décrirai au moment opportun. J’éprouvai un profond plaisir à traverser avec lenteur cet éden de verdure seulement interrompu par le rouge vif des fuchsias et autres arbustes colorés. De nombreux colibris voltigeaient au-dessus des fleurs pour s’abreuver de leur divin nectar. Les chants des oiseaux, telle une symphonie ininterrompue, retentissaient de tous côtés. Je profitai des sentiers aménagés pour m’imprégner encore davantage de l’ambiance qui émanait de l’épaisse forêt. Je pris même le temps de me promener sur des parcours pédestres sublimes, comme el sendero de los alerces où la stature imposante de ces arbres millénaires émergeait parmi une nature luxuriante. Des passerelles en bois parsemées d’escaliers revêtaient souvent les chemins et permettaient aux visiteurs les moins adroits de pénétrer dans les profondeurs du domaine boisé. En revanche, la piste demeurait toujours aussi incommode, recouverte souvent d’une grosse épaisseur de pierre qui nécessitait une vigilance de tous les instants. Le ciel nuageux m’empêcha d’apercevoir les sommets que j’avais admirés la veille. Finalement, mon aller et retour imprévu en voiture pour me rendre à l’hôpital de Chaitén fut une chance inespérée, le parc Pumalín et la ville devenue aujourd’hui une cité fantôme méritaient assurément ce séjour prolongé. 69 À 10 km du terme de mon étape, je tombai lourdement en bas d’une descente où les cailloux s’étaient entassés ; ma première chute à bicyclette depuis vingt ans ! Je souffrais de multiples contusions, la peau de la main droite arrachée, mais des douleurs intercostales m’inquiétèrent davantage que les autres blessures. Je dus, en effet, les endurer tout au long de mon voyage sur le ripio qui m’affligeait d’incessantes trépidations. Chaque vibration me rappelait mon infortune, tout comme mes nuits de sommeil souvent interrompues par la souffrance. L’incident ne m’empêcha pas d’effectuer un détour pour me rendre sur la plus grande plage de la région, à Caleta Santa Bárbara. Le petit hameau était composé de quelques maisons de pêcheurs et offrait une belle vue sur l’océan et le morro Vilcùn. La grève au sable noir s’étendait jusqu’au pied de cette éminence éloignée des autres mamelons volcaniques. Chaitén, comparativement aux villes importantes du Chili, n’avait guère évolué et conservait le caractère pionnier d’un village de Patagonie. Je décidai de m’arrêter au premier hospedaje venu, le même où j’avais déjeuné la veille. Au restaurant, j’eus le plaisir de rencontrer de sympathiques voyageurs : un Italien, un Allemand, des Argentins, une Belge avec un Français et un Brésilien qui se déplaçaient en stop ou en car. La soirée se prolongea agréablement, chacun relatant avec engouement les péripéties vécues au cours de son voyage, excepté mon compatriote. En effet, ce dernier, peu bavard, me parut plus hautain alors que sa compagne engageait plus volontiers la discussion. En retrouvant ma chambre, un miroir reflétait la laideur de mon visage due notamment au soleil destructeur. Il ne me restait plus qu’à trouver la position qui me permettrait de dormir malgré mes douleurs dorsales… Le parc Pumalín abrite des sentiers aménagés accessibles à tous, comme ici, le sentier des alerces. 70 Colère à Chaitén Le volcan Chaitén est entré en éruption après un sommeil de 9 500 ans Une chaîne de volcans appelée « la Ceinture de feu » entoure l’océan Pacifique en passant par l’Asie, l’Amérique et l’Océanie. Les régions les plus sensibles se localisent au Japon et au Chili. Ce dernier n’abrite pas moins de 2 000 volcans dont un peu moins d’une cinquantaine sont encore actifs. Le pays s’étire à la jointure de deux nappes tectoniques, les plaques Nazca et sa subduction, sous la bordure ouest du continent sud-américain, provoquant une déformation rapide marquée par la formation des Andes. Cinq mois après l’avoir approché, le volcan situé à moins de 10 km de la capitale provinciale entrait en éruption. Dominé par le majestueux volcan Michinmahuída (2 404 m), le volcan Chaitén, au sommet toujours enneigé malgré ses 1 000 mètres d’altitude, semblait pourtant bien inoffensif. Effectivement, rien n’augurait qu’il allait déclencher une telle tragédie alors qu’il paraissait endormi pour l’éternité. La piste qui l’effleurait demeurera fermée pendant de longues années, le temps de sa reconstruction et du réaménagement du parc Pumalín. Cinq mois plus tard, il m’aurait été impossible de parcourir la Carretera Austral sur toute sa longueur. J’ai pu réaliser mon aventure grâce aux quelques semaines de sursis qui achevaient les 9 500 ans de profond sommeil du volcan ! La réserve naturelle expose depuis des paysages ravagés, d’une grande désolation, de même que Chaitén avec ses nombreux édifices engloutis et ses rues inondées. Les coulées de lave ont détourné le río Blanco de son lit qui, au passage, a emporté des habitations et a détruit les canalisations. Combien d’années seront nécessaires pour que la ville redevienne une localité digne de ce nom ? Celle-ci ne ressemblera plus jamais à ce qu’elle fut jadis ; sept mois après le drame, les autorités étudiaient la possibilité de la reconstruire dans le parc Pumalín, mais pas avant 2012. La matière en fusion a également endommagé la route jusqu’à Villa Santa Lucía et près de la frontière argentine, notamment à Futaleufú et Palena. J’ai bénéficié d’une chance inouïe mais je ne peux m’empêcher de songer aux malheureux habitants qui ont perdu tous leurs biens, ces gens qui ont débarqué dans ce port au cours du XXe siècle à la recherche d’une vie paisible et qui ont vu disparaître ce qu’ils avaient laborieusement bâti. Un tapis de cendre d’une épaisseur de plus d’un centimètre a revêtu plus de 116 380 km² au Chili et en Argentine, un cinquième de la superficie de la France, condamnant à la famine une grande partie de la population animale. 71 Un alerce millénaire. La nuit précédant la catastrophe, on a dénombré plus de 60 secousses d’une amplitude moyenne. Cette contrée de la Patagonie semble être la plus sujette au monde à subir ces phénomènes naturels. Déjà, quelques semaines plus tôt, le volcan Llaima avait défrayé la chronique. J’ai pu aussi constater au cours de ce voyage les importants stigmates laissés par le volcan Hudson après son éruption en 1991. J’ai une pensée amicale pleine de tristesse envers les personnes rencontrées ici, qui m’ont aidé ou encouragé, à ceux qui m’ont hébergé et m’ont témoigné de la bienveillance. J’éprouve aujourd’hui encore une compassion sincère pour toutes les victimes de la montagne colérique. La plage de Caleta Bárbara s’étend jusqu’au pied du morro Vilcùn. C’est dans cette baie boisée que l’on va bâtir la ville qui remplacera Chaitén. Située seulement à cinq kilomètres de la cité inondée. 72 Maison à vendre dans la ville promise à une destinée tragique. Chaitén au début de l’éruption volcanique. 73 La place de Chaitén. Première intervention mécanique sur ma bicyclette à Chaitén. 74 Chaitén Puerto Cárdenas E reprenant ma bicyclette, je m’aperçus que la tête de vis de la potence manquait. Avec les pluies fréquentes, je ne voulais prendre le risque de m’en priver, d’autant que le prochain vélociste se trouvait à Coyhaique, ville que je ne pouvais pas atteindre avant huit jours de route. Je partais donc à la recherche d’un réparateur de vélo. En passant près de la pompe à essence, j’entendis Milena me souhaiter un bienveillant "buena suerte, Patrice…". Une femme me reçut parmi un désordre constitué de cadres, de roues, de machines plus ou moins démontées. Elle m’invita à patienter jusqu’à ce que son mari revienne de chez un client. Celui-ci ne se présenta qu’à 11 h 30. Cette demi-journée d’immobilisation allait accroître mon retard. Je décidai de faire étape à Puerto Cárdenas au lieu de Villa Santa Lucía, trop éloignée vu mon départ tardif, surtout qu’entre ces deux villes se trouvait la montée du col de Moraga. À la sortie de Chaitén, je retrouvai les routards italien et allemand rencontrés la veille au restaurant. Las de l’auto-stop, ils souhaitaient se renseigner sur les horaires des bus qui partaient pour l’Argentine. Sans doute m’enviaient-ils en me voyant repartir libre, sans contraintes, sans attendre qu’une bonne âme daigne m’emmener. Puerto Cárdenas existait depuis le début des années quarante, tout comme la route qui permettait jadis d’accéder au petit port, pour effectuer la traversée du lac Yelcho, et emprunter ensuite des sentiers menant enfin à Palena, près de la frontière. Indiquée asphaltée sur la carte routière pendant 25 km, elle s’avérait effectivement très roulante… Poussé par le vent d’ouest, je me surpris à dépasser allègrement les 20 km/h. Je longeai le río Negro dans sa vallée bordée de hautes montagnes aux sommets couverts de glaciers. Au km 24 se trouvait El Amarillo (75 habitants), un bourg comportant peu d’habitations mais qui possédait néanmoins une école. Ce bâtiment N 75 public pourvoyait à l’éducation des enfants de la population rurale claustrée dans la vallée. Curieusement, à côté d’une maison, la vieille carcasse d’un fuselage d’avion résistait tant bien que mal au temps. La vue sur le volcan Michinmahuída que j’avais déjà admiré sur son autre versant, entre Caleta Gonzalo et Chaitén, offrait là aussi un spectacle grandiose : la montagne resplendissait avec le reflet brillant de son imposant glacier. Du hameau, un détour de 20 km aller et retour m’aurait permis de me baigner dans une piscine naturelle alimentée par une source d’eau chaude. Je rencontrai d’ailleurs quelques cyclistes impatients d’atteindre le bassin thermal pour récupérer des efforts concédés face à la première grosse chaleur de l’été. Hélas, je ne pouvais m’autoriser à les accompagner et je poursuivis ma route redevenue semblable à la piste malaisée qui m’avait conduit jusqu’à Chaitén. Je parvins, après 20 km de chemin escarpé, à Puerto Cárdenas. Situé sur les rives du lac Yelcho, le village comptait seulement 73 habitants. À la différence d’El Amarillo, il ne possédait aucune infrastructure, excepté celle destinée au tourisme, dont un camping, un hospedaje et des cabañas. La superbe étendue d’eau d’origine glaciaire était enclavée entre les hauts massifs montagneux. Les douleurs intercostales contractées la veille m’incitèrent à choisir le lit plutôt que le bivouac. L’idée se révéla judicieuse, celui-ci étant bon marché malgré l’excellent repas composé d’un saumon de rivière, fruit d’une pêche traditionnelle. Luzmira, mon hôtesse, me confia qu’un spécimen de 17 kg avait été attrapé près d’ici, ce qui correspondait au record national. Dans ce coin du monde, cet aliment coûte bien moins cher que la viande. Malgré l’apparente timidité qui caractérise les gens de la région, l’accueil de Luzmira fut des plus affables. Son fils, étudiant à Punta Arenas, passait ses vacances chez ses parents en compagnie d’un camarade d’école. Tout en conversant, il pianotait sur son ordinateur. Pour profiter du beau temps providentiel, je chevauchai ma monture et pris quelques photos au bord du lac. Près de l’hospedaje, un recinto de carabineros (local des carabiniers) délabré trahissait l’ancienneté du petit port. La carcasse d’un fuselage d’avion gisant à El Amarillo. 76 Le versant sud du volcan Michinmahuída. Maison de colons sur les bords du río Negro. 77 Le plus long pont suspendu de la région, le puente Yelcho. Vue sur les glaciers à Puerto Cárdenas. 78 Puerto Cárdenas Villa Vanguardia A avoir remercié Luzmira pour son copieux petit déjeuner, je rangeai mes affaires, descendis mes sacoches, les fixai fermement sur leurs supports, besogne à laquelle je sacrifiais quotidiennement une bonne heure. Enfin prêt, je me dirigeai vers le plus long pont suspendu de la Carretera, qui traversait le río Yelcho, lequel poursuivait sa course jusqu’au golfe de Chaitén. Les montagnes recouvertes par d’immenses glaciers offraient un décor majestueux. Les ventisqueros s’étendaient sur les massifs à partir d’une altitude moyenne de 600 mètres, je me situais pourtant à une latitude qui, dans l’hémisphère nord, correspondait à celle de Châteauroux, la préfecture de l’Indre ! On m’avait raconté qu’il existait, en Patagonie, un paradis pour les riches amateurs de pêche à la mouche. J’estimais y être parvenu. Des cabañas et des hôtels luxueux réservés à cette clientèle aisée côtoyaient les lieux propices à cette activité sportive. Au douzième kilomètre, un écriteau signalait agua (eau) mineral. Ayant déjà avalé mon premier bidon, je décidai d’emprunter l’étroit chemin sillonnant l’épaisse forêt jusqu’à la précieuse source pour faire le plein avec le frais breuvage, effervescent et minéral… Une rude journée m’attendait, la chaleur dépassait les 30°, mais la voûte azurée, dépourvue de nuages, offrait les conditions idéales pour jouir des paysages magnifiques. En effet, les arbustes colorés jonchaient le bord de la chaussée tout en me laissant profiter des belles vues sur le lac aux eaux vert émeraude et les pentes abruptes des massifs montagneux. Le glacier Yelcho étincelait sur la droite de la piste. Après une bonne heure de route, près du pont Ventisquero, un sentier long de trois kilomètres permettait d’accéder à un joli panorama PRÈS 79 sur l’imposant amas de glace. J’attaquai ensuite les premières rampes de la cuesta Moraga. La montée se révéla régulière, assez facile malgré le soleil impitoyable et les assauts incessants des taons. Un cavalier escorté de deux chiens surgit d’un chemin en tirant un second cheval par sa bride. Je les accompagnai jusqu’au sommet du col qui culminait à 650 m d’altitude. Une antenne élancée dominait le lieu. J’avais parcouru les trente premiers kilomètres à la vitesse plus que satisfaisante de 9 km/heure, allure que je ne dépassai guère dans la descente périlleuse qui suivit, freiné par les douleurs costales toujours très vives que j’endurais depuis ma chute. La moindre vibration me rappelait ma fâcheuse blessure. La moyenne de la journée n’excéda pas les 11 km/heure. Du portezuelo, un escalier en bois aux marches délabrées menait à la station réceptrice. Sur les hauteurs, la vue s’étendait, au nord, sur les glaciers proches du lac Yelcho, et, au sud, sur la longue vallée du río Frío. Il me manquait neuf kilomètres pour arriver à Villa Santa Lucía, bourg fondé en 1982. Anciennement, ce lieu abritait un escadron de cavalerie. Une grande palissade l’entourait à la manière d’un fort. Elle disparut quand le village se développa. Il comptait maintenant 407 habitants. À l’entrée de la localité, une route transversale se dirigeait vers l’est pour atteindre les villes frontalières de Futaleufú (777 hab.) et Palena (1 053 hab.) qui avait donné son nom à la province. Futulaefú a été une des principales victimes de la colère du volcan Chaitén. La population s’est totalement sentie abandonnée par l’État chilien, tant les secours organisés par celui-ci arrivèrent tardivement. Heureusement, l’aide argentine parvint plus rapidement. Fait étonnant quand on connaît les différends concernant la frontière qui opposent ces deux pays au patriotisme exacerbé. Par bonheur, la solidarité, dans ces régions où la solitude règne sur les âmes, ne se limite pas aux bornes posées par l’homme suite à des décisions arbitraires. Dans cette contrée, les deux nations ont recouru, en 1966, à l’arbitrage d’un tribunal international désigné par la reine d’Angleterre pour définir cette démarcation frontalière. My god ! Cette fois-ci, ils ne firent appel à la médiation de la souveraineté pontificale comme cela s’est souvent présenté… Juste après ce carrefour, la route provenant de la ville d’Elquen, en Argentine, rejoignait la Carretera Austral tout près de Villa Santa Lucía. Le village s’avérait souvent salutaire pour les touristes se déplaçant à bicyclette ou en auto-stop à la recherche d’un abri pour la nuit. Je reconnus, devant une des premières habitations, les deux chevaux avec qui j’avais effectué la fin de l’ascension du col. 80 Je dus quitter la Ruta 7 pour visiter la bourgade parée d’une jolie place, de maisons fleuries et d’hospedajes accueillants. J’arrivai avec une soif à en avaler ma langue. Je m’installai à une table jouxtant une épicerie qui octroyait un peu d’ombre et où j’achetai une bonne cerveza (bière), avant de parcourir le pueblo à pied. Les villes récentes que je traversais, souvent délaissées par les touristes considérant celles-ci par trop inintéressantes, revêtaient pourtant un charme empreint d’humilité. De plus, l’architecture traditionnelle de certaines demeures et des églises m’attirait. Une grande caserne militaire qui servait jadis de centre de formation agricole avait été désertée. À l’instar des autres villages bâtis entre Chaitén et Puyuhuapi pour asseoir la souveraineté chilienne et justifier ainsi la présence de la Carretera Austral, celui-ci semblait ne pas s’être développé comme l’avait espéré l’État chilien. Une plaque commémorative rappelait le jour de sa fondation, le 24 février 1982, avec la femme d’Augusto Pinochet. Voilà pourquoi la ville portait le prénom de la veuve du sinistre dictateur ! Un hommage incongru mais non fortuit pour dame péronnelle. Les pro-pinochétistes – il en existe encore… – saluent le fait que la route australe fut construite sous « l’ère Pinochet ». Ce projet était pourtant à l’étude depuis des décennies. On peut cependant encore s’interroger sur l’intérêt que constitue la construction de cette piste, sinon pour assouvir un nationalisme démesuré ou pour le plaisir du randonneur à vélo. Je me sens mal placé pour en débattre, moi qui l’ai adorée, mais la Carretera a coûté si cher au peuple chilien, que ce soit financièrement ou en vie humaine. Plus de 10 000 militaires participèrent à son édification qui a coûté plus de 200 millions de dollars et tant de sacrifices humains. Après Villa Santa Lucía, la route pratiquement droite, longeait le río Frío (rivière froide) qui descendait du glacier du même nom que j’apercevais tout près. D’un pont se dégageait une belle vue sur les monts del Cordon Barros Arana. Un kilomètre plus loin, j’atteignis Villa Vanguardia en même temps qu’un cycliste hollandais, Michael, qui Seul un petit panneau confectionné par les habitants indique la présence de Villa Vanguardia à quelques encablures de la Carretera. 81 arriva à l’arrière d’un pick-up. Là encore, je constatai la bonne réputation de l’hospitalité locale. Pour 9 000 pesos (environ 12 euros), Nayela, la propriétaire de l’unique hospedaje, m’offrit le gîte dans une maison que j’occupais seul et dans laquelle j’appréciai la propreté des chambres, salle à manger et salle de bain. Je ne pouvais aspirer à meilleurs vivres et couvert. Mon hôtesse me prépara un excellent dîner, et me servit le lendemain un repas matinal consistant… Même s’il n’était pas équipé en eau chaude, ce gîte fut le plus douillet et le plus coquet de mon voyage. Le hameau, perdu dans la large vallée du río Frío, avait été construit par l’armée. L’État pensait certainement qu’il deviendrait un village prospère, mais il n’attira que peu de familles. Huit maisons seulement abritaient 40 habitants. Nayela espérait que l’on goudronne bientôt la Carretera de Chaitén jusqu’à la capitale de la XIe région, Coyhaique, ce qui ne manquerait pas de susciter davantage l’intérêt des touristes et lui procurerait une existence plus aisée. Le malheur des uns fait le bonheur des autres ! Pour la population, les ressources sont limitées et la vie onéreuse : les denrées, le transport… et elle n’obtint aucune aide du gouvernement qui l’avait pourtant incitée à s’installer dans ce monde de solitude toujours dans le but de sauvegarder la souveraineté chilienne dans ces provinces. Mala suerte (pas de chance), Villa Vanguardia se trouvait à l’écart de la Carretera et seul un petit panneau confectionné par les habitants indiquait sa présence. Peu de gens y passaient, ceux-ci préférant s’arrêter à Villa Santa Lucía ou à La Junta situées toutes deux à 40 km, surtout la seconde qui dispose de nombreux hospedajes, hôtels et restaurants. La radio, unique lien avec la civilisation, ne cessait pas d’adresser des messages à la population locale. Nayela me raconta que son fils était parti à la campagne à cheval ; le paradoxe m’amusa, les quelques demeures se trouvaient dans un tel isolement ! Les enfants étudiaient à Villa Santa Lucía en pensionnat où ils résidaient la semaine entière. Les habitations, construites à l’identique et à l’architecture austère – elles furent bâties par les militaires –, se situaient toutes du même côté de la seule rue qui traversait Villa Vanguardia ; l’autre était destiné aux pâturages pour les quelques bêtes à cornes et équidés… Comme tous les Patagones chilenos (Chiliens de Patagonie), la maîtresse de maison et sa fille me parurent réservées, mais elles se révélèrent rapidement avenantes et chaleureuses. Seule sa petitefille, intimidée, n’osait à peine me regarder. Nayela vient du prénom d’origine arabe, Nayla, qui veut dire « celle dont le travail est fructueux ». Je souhaitais de tout cœur que pour elle cela devienne un jour réalité. « Le diable ne demeure pas toujours à la porte des pauvres hommes. » 82 Descente de la cuesta Moraga. Le centre de formation agricole tenu par l’armée à Villa Santa Lucía symbolise le vœux de l’État chilien de peupler cette région. 83 Les quelques maisons qui composent le village de Villa Vanguardia. Michael posant devant le panneau indiquant l’entrée dans la XIe région. 84 Villa Vanguardia Lago Risopatrón M sortait à peine de sa tente lorsque j’ouvris la fenêtre de ma chambre. "¡Holà ! Dormiste bien." Le cycliste hollandais rencontré la veille au soir fait partie de ces voyageurs qui rêvent de parcourir le monde à bicyclette. Il sillonnait depuis plusieurs mois l’Argentine et le Chili où il pratiquait aussi d’autres activités sportives comme le trekking et le deltaplane. En plus de son parler natal, il s’exprimait dans un anglais et un allemand parfaits. Hélas, ses connaissances linguistiques ne favorisaient guère ses relations avec la population patagónica… Comme de nombreux baroudeurs arrivant en Amérique latine, il avait suivi des cours accélérés d’espagnol à Bariloche, ville importante située au sud de l’Argentine. En effet, visiter la région sans posséder de bonnes notions de cette langue ne peut engendrer qu’une accumulation de frustrations pour celui qui désire s’imprégner de la partie la plus méconnue et la plus sauvage du Chili en côtoyant les autochtones. Avant de quitter Villa Vanguardia, je fis mes adieux aux rares mais chaleureux habitants de cette petite bourgade, notamment aux enfants qui manifestaient un grand intérêt envers les touristes à vélo. J’en profitai pour offrir quelques porte-clés représentant la tour Eiffel, idée inspirée de mes précédents voyages. « Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l’on vient de donner », écrivait La Bruyère. Voir les visages rayonner après avoir remis ce cadeau inattendu, aussi minime soit-il, accentuait, il est vrai, mon bonheur. Je partis, accompagné de Michael qui, d’une patience à toute épreuve, daigna m’attendre toute la journée pendant mes nombreuses prises photographiques. Peu après le départ, nous atteignîmes la XIIe région au confluent de la rivière Frío et du fleuve Palena. Sur les treize régions continentales ICHAËL 85 chiliennes, du fait de sa situation géographique et de sa récente accessibilité, elle était la seule que je n’avais jamais encore visitée. Mon rêve commençait à devenir réalité, connaître toutes les provinces de ce pays extraordinairement étendu. Nous passâmes près d’un petit hameau, Playa Blanca, où seules deux ou trois habitations, parmi des bâtiments en ruine qui servaient de hangar, semblaient oubliées dans la campagne. L’indication sur la carte routière de ce lieu-dit où ne vivaient guère plus de deux familles avait dû leurrer de nombreux voyageurs en quête d’un gîte. Les beaux paysages se succédaient malgré le temps maussade avec des vues magnifiques sur les monts del Cordon Barros Arana, sur le río Rosselot et sur le lac du même nom. Nous arrivâmes sous une pluie diluvienne à La Junta (427 habitants), une ville assez importante malgré son faible nombre de résidants, la première de la région quand on se dirige vers le sud. Elle avait été nommée ainsi car deux rivières, le fleuve Palena et le Rosselot, ainsi que deux vallées s’y joignent (se juntan). Néanmoins, je ne peux m’ôter de l’idée que les autorités de l’époque avaient certainement souhaité honorer leur junte militaire1. L’appellation qu’affichait un panneau à l’approche de l’agglomération, el Pueblo del Encuentro2, devait paraître par trop poétique aux partisans du général Pinochet. Il se trouve malheureusement toujours quelque chose pour évoquer les années sombres de l’aprèsAllende. Ici, ce sont les noms des villes : Villa Santa Lucía, Villa Vanguardia3, La Junta… Le pont Rosselot. 1. Junta en espagnol, gouvernement militaire pendant la dictature. 2. Traduction littérale : le village de la rencontre. 86 Une piste en construction se dirigeait vers la côte pacifique en longeant le río Palena, mais il restait une vingtaine de kilomètres à réaliser pour pouvoir rallier le petit village portuaire de Raúl Marín Balmaceda, atteignable seulement par bateau. Le port avait été ainsi nommé en l’honneur d’un député et sénateur de la région de Coquimbo qui mourut d’une crise cardiaque au cours d’une réunion du conseil d’administration du Parti libéral alors qu’il prononçait un discours enflammé en faveur de la candidature présidentielle de Jorge Alessandri, en 1957. Alors que je prenais des photos à l’entrée de la ville, je perdis de vue Michael. Il cherchait sans doute à se protéger de l’averse torrentielle qui s’abattait sur nous. Comme pour les communes précédentes, il fallait quitter la Carretera et bifurquer à droite pour pénétrer dans l’agglomération. Un restaurant des plus accueillants pour un cycliste trempé et frigorifié se présenta doté d’un appentis pour abriter ma fidèle monture. Je craquai pour un bistec a lo pobre (bifteck du pauvre). À l’inverse de la teneur de son appellation, ce mets riche en calories s’avérait fort coûteux, d’autant plus en Patagonie chilienne, région la plus dispendieuse d’Amérique latine. Pendant que je dégustais mon plat accompagné d’un bon vin du pays, mon compagnon de route arriva, lui aussi, complètement mouillé. Nous goûtâmes ensemble une excellente mousse au calafate, arbuste épineux, caractéristique de l’Amérique australe, qui produit des fruits bleu noir. Rassasié, je pris le temps, pour la première fois depuis le début de mon voyage, de donner de mes nouvelles à ma famille et à mes amis par l’intermédiaire d’Internet. Je mémorisai aussi avec mon appareil numérique les photos indispensables pour conserver le souvenir de cette contrée sauvage avant qu’elle ne subisse les dommages irréparables causés par les caprices de l’être humain. En effet, des projets sérieux compromettent le charme et la tranquillité de la Patagonie. Les plus médiatisés sont ceux concernant les probables centrales hydroélectriques que souhaitent construire d’importantes sociétés étrangères. Le Canada, notamment, songe à édifier une usine d’aluminium qui nécessiterait une grande quantité d’eau et de la bauxite qu’il faudrait importer de pays lointains. J’ai constaté, tout au long de la route, l’existence d’une campagne conséquente contre ces réalisations, financée par des associations écologiques de toutes nations, et aussi par Douglas Tompkins, le propriétaire du parc Pumalín. Hélas, sans vouloir me montrer trop pessi- 3. Avant-garde, terme militaire. 87 miste, les expériences à travers le monde ont toujours démontré que, face aux profits colossaux, l’espérance de conserver la nature intacte semble bien minime. De grosses entreprises de pêche japonaises et espagnoles sont là pour l’attester. Avec leurs bateaux usines, ils massacrent les animaux marins, ne laissant aux pêcheurs chiliens que leur seule misère. Autre sujet à controverse, la course automobile Paris-Dakar, épreuve où s’exhibent stars et frimes. Si celle-ci a connu certaines initiatives visant, paraît-il, à humaniser la compétition, elles ne doivent en réalité leurs existences que pour donner bonne conscience aux organisateurs et aux chauffards, assassins dans le désert (47 morts depuis sa création dont 8 enfants). Les victimes sont, bien entendu, les Sabine, Balavoine et les pilotes décédés, tandis que l’on pointe d’un doigt suspicieux les spectateurs imprudents… Le rallye hante maintenant la Patagonie et les compétiteurs inconscients ou insouciants polluent la nature indomptée, saccagent la flore, la faune, les pistes et exposent les malheureux autochtones aux risques de leur course folle. L’après-midi, les averses se firent plus rares. Nous avions perdu beaucoup de temps dans cette ville typique de la contrée et nous savions que nous ne pourrions plus atteindre le prochain village, Puyuhuapi, situé en bordure du Pacifique. Après La Junta, la Carretera traversait des prairies, mais elle s’approcha bientôt d’une chaîne montagneuse et le paysage devint des plus sauvages, embelli par de hautes cascades. Vers 20 heures, mon compagnon, bon pédaleur mais lassé de rouler sur la piste qui requiert une attention de tous les instants, décida de bivouaquer dans un pré. Ayant pris beaucoup de retard sur mes prévisions, je préférai continuer ma route pendant plus d’une heure. Hélas, les pâturages permettant un bivouac se raréfièrent. Je remarquai finalement un panneau indiquant cabañas y camping. Après quelques négociations, j’installai ma tente dans un complexe touristique en pleine forêt qui comprenait piscine, restaurant, cours d’eau et lagune. L’endroit m’apparut très chic, idéal pour les pêcheurs fortunés, mais bien trop luxueux pour moi. Je ne saurais recommander ce lieu aux baroudeurs qui préfèrent les endroits sauvages à la nature façonnée méticuleusement par l’homme. Avant de préparer mon dîner, je me suis promené au bord de l’étang où quelques touristes pêchaient. Un tero-tero (vanneau téro) au sifflement criard, m’apercevant, donna aussitôt l’alerte. Le crépuscule du jour dévoilait un décor fascinant, avec la lagune dans la brume, entouré d’une verdure luxuriante bordée de lupins roses, sous un ciel nuageux. Je restai longtemps à contempler ce tableau envoûtant. 88 La Junta. – Sa place… … et sa charmante église fondée par le padre Ronchi (page 197). 89 À défaut de découvrir la fantasmatique Ciudad de los Césares… la rivière. Entrée dans le parc Queulat. 90 Lago Risopatrón Ventisquero Colgante A mon départ pour la Patagonie, des amis m’avaient recommandé de me munir d’un GPS. Je leur avais répondu que je n’en voyais pas l’utilité, estimant qu’il fallait être vraiment étourdi pour s’égarer dans la région, vu le peu de routes existantes. Mais s’il y a une personne qui possède una caja de pollo1 sur terre, je suis celle-là. Je repartis en effet dans la mauvaise direction, me dirigeant vers La Junta. Heureusement, après une dizaine de kilomètres, je croisai Michael, tout surpris de me trouver là ! Plus de deux heures de perdues… mais cela ne me chagrinait guère. Une idée commençait à germer dans mon esprit… Si je prolongeais mon voyage d’une semaine ! Je pris donc la décision de ne pas modifier mon parcours initial malgré le retard accumulé, en visitant Puerto Cisnes et Caleta Tortel, toutes deux situées à une trentaine de kilomètres de la Carretera Austral. Je repassais le pont César traversant le río de los Césares auquel je n’avais guère porté d’attention la veille. Je me remémorai la mythique Ciudad de los Césares (ville des Césars), connue aussi sous le nom de Ciudad Encantada de la Patagonia (ville enchantée de la Patagonie), lieu imaginaire qui fit rêver beaucoup d’aventuriers qui se la représentaient tel un petit paradis sur terre, pavée de lingots d’or et détenant le secret de l’éternelle jeunesse. Certains pensaient que des explorateurs ou des naufragés, qui ne réapparurent jamais, l’avaient sans doute trouvée et avaient décidé d’y rester ; d’autres croyaient que les Incas, vaincus par les Indiens mapuches, avaient préféré s’installer au sud de l’estuaire de Reloncavi et VANT 1. Une tête de poule, expression qui désigne une personne étourdie. 91 construire la cité fantasmatique plutôt que retourner vivre sur leur territoire. Maintes croyances s’étaient manifestées du XVIe siècle au XVIIIe siècle, comme celle contant que la ville se déplaçait. Des navigateurs estimaient l’avoir rencontré sur un récif, mais plus ils s’approchaient, plus celui-ci s’éloignait. D’aucuns considéraient que cette légende se confondait avec celle du fameux Caleuche, le bateau fantôme de Chiloé. Nul doute que le nom de ce pont à cet endroit précis avait une signification, mais laquelle ? En contrebas de la route, nous aperçûmes bientôt le lac Risopatrón, aux rives difficilement accessibles, que nous longeâmes pendant 12 km. Le lac a été ainsi nommé en honneur au géographe Luis Risopatrón qui découvrit ce lieu et représenta le Chili lors des conflits frontaliers avec l’Argentine. Les haies de fuchsias magellanicas aux fleurs rouge vif et les lupins roses formaient une composition florale naturelle et harmonieuse. Là commençait l’important parc national Queulat. Ce vaste espace protégé (154 093 hectares) revêtait un grand intérêt de par ses glaciers, ses rivières tumultueuses, mais surtout avec son immense forêt quasiment vierge, qu’aucun sentier ne traversait avant la construction de la Carretera Austral. D’ici à Mañihuales, excepté le détour pour atteindre Puerto Cisnes, je croisai une bonne dizaine de cyclistes par jour. À chaque fois, nous profitions de cette opportunité pour converser en castillan, sauf avec quelques Français, Wallons et Québécois. Les rencontres s’avéraient toujours sympathiques et intéressantes. Nous parlions de l’état de la route, du vent, des lieux où l’on pouvait se ravitailler, sans oublier nos impressions et anecdotes résultant de nos voyages. Ces aventuriers hors du commun, nomades infatigables, ne recherchaient pas l’exploit sportif mais seulement vivre une aventure humaine exceptionnelle. Deux d’entre eux, croisés en cette matinée, me marquèrent particulièrement. Le premier, d’origine sarthoise, était parti de Mamers – ville me rappelant mon récent Paris-Brest-Paris – depuis plus de deux ans. Il me parla avec enthousiasme de ses randonnées à vélo dans le Perche, notamment dans le canton de Pervenchères où mes racines demeurent profondément ancrées… À plus de 13 000 km de là. Mais son visage, portant les stigmates du vrai baroudeur, ne manifestait aucune nostalgie. Le second, un Belge, avait quitté Liège depuis cinq longues années pour découvrir le monde à bicyclette. Quelle déraison peut pousser l’homme à parcourir notre planète ainsi ? Je n’en voyais aucune. Je partageais la même envie de laisser libre cours au hasard, même goût pour l’autonomie, la même folie, la même attirance pour cette vie de nomade, genèse de l’aventure moderne. Voyageant la plupart du temps seuls, ils nous confièrent les 92 difficultés auxquelles ils avaient été confrontés depuis leur arrivée sur le continent américain, à Ushuaia. Cette ville, bien connue des Français depuis qu’elle a donné son nom à une émission télévisuelle, ne présente vraisemblablement guère d’intérêt : à éviter, affirmèrent-ils… Leur galère avait commencé en Terre de Feu où le vent violent et ininterrompu les condamnait presque à des séances de surplace. En Argentine, parcourir la pampa à bicyclette devient vite un enfer. Ils empruntèrent d’interminables lignes droites désertiques où les rares arbres poussent horizontalement, rudoyés par la colère d’Éole. La plupart des cyclistes que j’ai croisés furent souvent contraints à prendre le car ou faire du stop pour poursuivre leur route. Dès qu’ils le purent, ils passèrent du côté chilien. Ils avaient entendu parler des paysages harmonieux qui ornaient la Carretera Austral. Mais ces malchanceux avaient dû supporter le froid et une pluie incessante et n’avaient guère profité des panoramas majestueux qui caractérisent le sud de la région d’Aysén. Ils avaient enduré deux mois d’averses continuelles. Le climat patagón est souvent ainsi… Le ciel se montrait comme le jour précédent, très nuageux. Nous aperçûmes bientôt l’Océan et Puerto Puyuhuapi (950 habitants), village qui naquit grâce à quatre jeunes Sudètes, germanophones de l’ancienne Tchécoslovaquie, qui s’installèrent à cet endroit en 1935. Initiative qui s’avéra judicieuse, leur pays étant une des premières victimes du grand conflit mondial qui s’annonçait à la veille de la guerre de 1939-1945, à l’époque même de leur émigration. En effet, les Sudètes fondèrent, en 1933, le Parti des Allemands des Sudètes, qui devint le porte-parole des revendications hitlériennes en demandant, en 1938, le rattachement de leur région à l’Allemagne. Sous la pression des Britanniques et des Français qui espéraient ainsi éviter l’affrontement, le gouvernement de Prague dut accepter d’abandonner certains territoires. Le démantèlement de la Tchécoslovaquie commença, mais cela n’empêcha pas le Seconde Guerre mondiale. En 1945, la population fut chassée de cette province bordant la Bohême et la Moravie ; sur 3 millions d’habitants, elle n’en comptait plus que 150 000. Carlos et Ernesto Ludwig, Otto Uebel, et Walther Hopperdietzel arrivèrent donc en 1935. Otto faisait partie du clan qui organisa l’émigration et il prit rapidement l’essentiel des responsabilités du petit groupe. Il était issu, tout comme Walther, d’une famille travaillant dans l’industrie textile. Ces hommes désiraient s’installer dans la région d’Aysén où, d’après les récits d’Hans Steffen – l’explorateur qui découvrit cette contrée (voir carte 93 page 32) –, les paysages et le climat leur paraissaient conformes à ceux qu’ils connaissaient dans leur chaîne montagneuse des Sudètes, mais avec une pluviosité plus importante. Ils élaborèrent une planification pour les différents départs et sélectionnèrent un grand nombre de personnes, notamment des charpentiers, des mécaniciens, ainsi que des gens pourvus de connaissance de l’industrie du bois, capables de travailler dans une scierie. La région était alors complètement inhabitée, la forêt arrivait jusqu’à la plage, de sorte qu’ils durent défricher la terre et construire un ranch. Malheureusement, celui-ci subit deux incendies et un glissement de terrain, ce qui eut pour effet de retarder l’arrivée des autres colons, prévue en 1938 ou 1939. Mais après le plébiscite de 1938 et les accords de Munich, et avec l’imminence de la Seconde Guerre mondiale, l’immigration devint impossible. Ils firent venir, en 1939, des travailleurs chilotes, excellents défricheurs, éleveurs, constructeurs et navigateurs ; une main-d’œuvre adéquate pour les quatre Européens. La première étape consistait à pratiquer l’élevage, la région se révélant trop humide pour l’agriculture. En 1942, ils décidèrent de fonder une scierie. En 1947, les autres colons purent enfin arriver, ainsi que d’autres habitants de Chiloé, de l’archipel de Guaitecas et de Puerto Montt. Pour fournir du travail à toute la population, ils créèrent une industrie textile. La fabrique de tapis, Alfombras Puyuhuapi, est dirigée de nos jours par le fils d’Helmut Le Café Rossbach symbolise la réussite des colons venus s’installer dans une région inhabitée. 94 Hopperdietzel, frère de Walther tandis que sa mère est la propriétaire de la hostería Alemana. Les plus grands hôtels et restaurants portent le nom des anciens pionniers (Casa Ludwig), ou celui de leur ville d’origine (Café Rossbach). Une forte complicité unie encore ces familles qui ont su prospérer et, grâce à qui, le village d’apparence insignifiante attire bon nombre de touristes. J’ai même rencontré, dans ce lieu perdu, des compatriotes qui descendaient d’un car frété par un organisme de tourisme français. Les manufactures ainsi que le plus luxueux complexe thermal du pays font aujourd’hui la renommée de la localité. Avant notre déjeuner pris au Café Rossbach, j’offris à Michael un pisco sour, je ne voulais pas qu’il termine son voyage sans avoir goûté à l’apéritif local, mélange de pisco (alcool de raisin), citron, blanc d’œuf, sucre et glaçons. Repus, nous aperçûmes nos amis chiliens, Richard et Ana, que j’avais rencontrés à Hornopirén et à Caleta Gonzalo, et avec qui mon compagnon avait partagé de nombreux kilomètres. Le jeune couple d’Osorno montrait une grande volonté et beaucoup de hardiesse en osant s’aventurer ainsi sur la Carretera Austral en tandem, le seul que j’ai observé. Nous repartîmes ensemble sur une piste détériorée par des travaux. Nous avions été prévenus, la route devenait, par endroits, difficilement praticable, et son accès était interdit entre 10 heures et 14 heures. Durant ce laps de temps, les artificiers faisaient sauter les explosifs pour arracher à la montagne de gros rochers et élargir ainsi la chaussée. Un peu plus loin se trouvait l’embarcadère pour la traversée vers les fameux thermes de Puyuhuapi, situés de l’autre côté du chenal. La région n’attirait pas seulement les voyageurs en quête d’aventure mais également des touristes s’offrant de fastueuses vacances dans des complexes touristiques. Je discernais facilement ces riches estivants européens ou nordaméricains, passionnés de pêche sportive, ou fervents amateurs de stations thermales. Ces deux mondes possédant une philosophie de vie totalement distincte, voire opposée, ne se côtoyaient guère. Les seconds se cantonnaient souvent dans un espace restreint et fréquentaient rarement les globetrotters et les gens du cru. Sur cette partie de la Carretera, les nombreux ouvriers munis de pioches, de marteaux-piqueurs et de pelles nous encouragèrent avec des signes amicaux ; ils méritaient pourtant plus que nous ces congratulations. Je pris alors pleinement conscience de l’entreprise faramineuse qu’avait constitué la construction d’une telle route et pourquoi il avait fallu attendre autant d’années pour que la région soit enfin accessible. 95 Comme dans tous les parcs et réserves nationaux, le camping sauvage à Queulat était formellement interdit. Nous pensions planter la tente dans un des rares terrains situés dans cet espace protégé, près d’un glacier renommé, le Ventisquero Colgante (le glacier suspendu) qui surmonte une belle cascade. Malheureusement, aucune place n’était disponible, bien que le camping ne nous ait paru guère surchargé ! Le nombre de campeurs, dans les parcs naturels, est strictement limité, ce qui fait le charme des espaces mis à la disposition des touristes, mais ce qui suscita, pour nous, une contrariété inattendue et soudaine. Quelques auto-stoppeurs s’étaient aussi vus interdire l’accès au terrain. Il aurait été plus judicieux de réserver, mais les imprévus auxquels le voyageur refusant les contraintes se trouve confronté ne l’autorisent guère. Seul le propriétaire de cabañas, un peu plus loin, nous proposa des chambres, mais au prix trop élevé pour un budget de routard. Pour 3,50 euros (tarif pour étrangers), un chemin de 2,5 km de long nous aurait permis d’accéder à proximité du surprenant glacier, mais nous n’avions hélas plus de temps à consacrer aux visites. Il nous fallait dégoter rapidement un coin pour camper, malgré les nombreux panneaux d’interdiction. Le jour déclinait à vue d’œil. Plus nous nous approchions de la cuesta Queulat, moins les rochers laissaient de place aux espaces herbeux. Pourtant, après quelques kilomètres, un terrain clôturé nous apparut comme une opportunité inespérée. Je franchis la barrière, accompagné de Richard, malgré la présence d’un taureau. Mais à l’instar des autres bêtes cornues de Patagonie, il semblait paisible et peu inquiétant. Je m’étais d’ailleurs habitué, au cours de mes voyages précédents, à m’installer la nuit sans me soucier de ce mammifère, de plus, ne nous fallait-il pas « prendre le taureau par les cornes » pour nous en sortir ? En revanche, des tonnes d’explosifs destinés à la réfection de la piste étaient entreposées sur le terrain, ce qui nous contraignit à poursuivre notre recherche. Un petit monument en l’honneur de San Lorenzo, le saint patron des mineurs, rappelait le courage de ces travailleurs et la dangerosité de leur métier. Nous reprîmes notre route et nous nous engageâmes, dans l’obscurité, sur un chemin qui menait près d’une rivière. Nous pénétrâmes dans un chantier où l’on fabriquait le fameux ripio, les pierres sur lesquelles nous peinions quotidiennement. Malgré l’avertissement du propriétaire des cabañas qui nous avait mis en garde contre les risques dus aux crues rapides des eaux, la décision de nous installer fut vite prise, d’autant que la montée du col s’annonçait. Nous plantâmes nos tentes à même la boue, conscients que les ouvriers avec leurs camions ou autres engins ne manqueraient pas de nous réveiller de bon matin. 96 Station d’essence providentielle pour remplir le réchaud de Michael. Un bivouac pas tellement « top », mais qui ne réussit pas à altérer notre bonne humeur… 97 À gauche, un cycliste belge parti depuis plus de cinq ans à la découverte du monde à bicyclette en grande discussion avec Michael. Ricardo et Ana suivis par Michael. 98 Énième crevaison pour le tandem chilien. La Carretera Austral peu après Puerto Puyuhuapi. 99 Lacets de la cuesta Moraga. Michael en haut du col. 100 Ventisquero Colgante Puerto Cisnes L ES ouvriers arrivèrent effectivement dès potron-minet. Ces derniers ne semblaient guère surpris par notre présence et nous saluèrent chaleureusement. Le bruit des pierres projetées dans une trieuse nous incita à lever le camp sans tarder. Après 3 kilomètres de route, nous aperçûmes le parc national de l’île Magdalena. Le dopage au maté absorbé avant notre départ se devait de prouver son efficacité car bientôt allait commencer l’ascension la plus difficile de la Carretera, la cuesta Queulat, une montée inoubliable pour les cyclo-campeurs chargés comme des baudets ; très belle escalade au demeurant, avec ses 9 km, ses 17 lacets et des vues magnifiques sur une grande vallée et sur les glaciers d’où dégringolaient une multitude de cascades. La chute d’eau la plus impressionnante se nommait el salto Padre Garcia et mesurait 30 mètres de haut. Le père José Garcia Alsué, jésuite arrivé en 1650 dans la mission de Cailín, sur l’île de Chiloé, décida de prospecter les régions inexplorées de la Patagonie et rencontra les Indiens Chonos. Les natifs lui parlèrent de la Ciudad de los Césares qu’il tenta alors de trouver. Je ne reviendrai pas sur cette ville enchantée qui exacerbait l’imagination des gens de l’époque pour son or et ses soi-disant sources de jouvence. Par bonheur, le temps avait changé et la clarté du ciel nous permit de jouir davantage du paysage que la veille. Même si la chaleur ne tarda pas à devenir torride, Richard et Michael firent preuve d’une grande audace en se douchant sous une cascade qui dévalait d’un épais glacier. Malgré leur insistance pour que je les accompagne, le courage me manqua ! L’eau ne devait guère dépasser les 8-10°. En revanche, la piste présentait des pourcentages élevés et son piteux revêtement nous obligea à mettre souvent pied à terre, mais cela n’affecta nullement notre moral ni notre ego, le sport étant avant tout l’école de l’humilité, de la volonté et de l’endurance. 101 Le portezuelo Queulat, avec ses 500 m de hauteur, nous permit de rejoindre la vallée du río Cisnes. Le panneau indiquant le sommet du col, tout comme ses semblables, affichait une altitude très approximative. Dans la descente, l’état de la route me parut bien pire que dans la montée et ne m’autorisa pas à dépasser les 10 km/heure… quand je ne mettais pas pied à terre ! Arrivé en bas, au pont Steffen, je me séparai de mes amis, non sans émotion, en leur souhaitant "buen viaje y suerte"1. Cela n’apporta pas la réussite escomptée à mes camarades en tandem, ils durent terminer leur périple en bus, le système de freinage ayant rendu l’âme. Je quittai pour la première fois la Carretera Austral pour bifurquer en direction de l’Océan où se trouvait Puerto Cisnes2, à trente-cinq kilomètres de là. Deux heures et demie de route se révélèrent nécessaires pour atteindre la ville. Depuis mon départ de Puerto Montt, le dénivelé dépassait souvent les 800 mètres pour une distance de 50 km ; avec une bicyclette pesant 40 kg et l’état déplorable de la piste, ma progression ne fut guère aisée et surtout très lente, aussi, je dus sans cesse être attentif à ce que mes provisions ne s’épuisent pas. J’avais commis l’erreur de ne pas acheter suffisamment de nourriture à Puyuhuapi et aucun commerce ne se situait entre ce village visité la veille et la fin de mon étape. La montée du col et la descente effectuée en grande partie à pied avaient eu raison de mes réserves énergétiques. Le jour précédent, j’avais pris le temps de m’approvisionner dans une ferme en me procurant d’excellents fromages épicés de divers condiments3. J’avais espéré en rencontrer une pour me ravitailler, hélas, elles se terraient toutes sur l’autre rive du río Cisnes. Je ne tardai pas à ressentir les premiers symptômes de l’hypoglycémie. La vitesse qu’affichait mon compteur ne me rassura pas : 10 à 12 km/h. Comment allais-je tenir des heures sans manger ? Après 1 h 30 de progression durant lesquelles mes forces m’abandonnaient tangiblement, un cortège incessant de camions se mit à me doubler et me croiser, m’envoyant des tonnes de poussière en pleine figure. Malgré la beauté de la vallée et le charme du fleuve, l’envie de repartir à bicyclette le lendemain sur cette même route se dissimula au plus profond de mon âme. Je me promis d’aller quérir le soir même un car pour rallier le pont Steffen 1. « Bon voyage et bonne chance », expression dont l’usage est familier sur les routes d’Amérique latine. 2. Littéralement « port des cygnes », les magnifiques cygnes à col noir d’Amérique du Sud s’observent jusqu’au sud de la Patagonie. 3. Fait assez rare au Chili où il ne jouit pas d’une grande réputation, souvent insipide. 102 où j’avais quitté mes amis chiliens et hollandais. Affligé par les kilomètres qui défilaient avec lenteur, je m’arrêtai pour demander à un agriculteur qui transportait du bois dans une charrette traînée par des bœufs, s’il me restait encore beaucoup de chemin pour arriver à destination. – Quatre bornes, me rassura-t-il, vous allez bientôt parvenir à bon port ! Ma surprise fut des plus agréables, j’examinai attentivement mon compteur et je constatai que celui-ci indiquait les distances en miles. Mon allure, finalement, n’avait pas été aussi dérisoire qu’elle m’avait semblé. L’homme, avec qui je conversais, s’étonna qu’un cycliste puisse supporter une chaleur accablante. La température dépassait les 30°. – Je n’ai jamais vu ça ! déclarait-il, bien que les traits de son visage témoignaient de son âge avancé. – Le temps se détraque de plus en plus… Cette phrase, décidément, ne connaît pas les frontières. Je lui proposai de le prendre en photo avec son équipage qui, pour nous Européens, date d’une autre époque. – Pas de problème pour moi, mais demandez donc à mes vaches ! lançat-il avec un grand sourire malicieux. Ce brave et heureux homme plein d’humilité et de gentillesse me fit regretter de devoir reprendre aussitôt ma route. Transport de bois. 103 Puerto Cisnes est une des villes les plus arrosées au monde avec une pluviométrie supérieure à 6 mètres par an. Je m’étais maintes fois imaginé arrivant dans le fjord complètement trempé, après avoir longtemps roulé sous « un ciel si bas qu’un canal… », comme le chantait Jacques Brel à propos de son plat pays. En effet, la côte pacifique de la Patagonie regorge de canales, les passages maritimes séparant les innombrables îlots qui composent les archipels de la Patagonie chilienne. Ce port dévoile d’emblée son importance, avec ses beaux édifices publics. Les premiers colons ne s’y installèrent pourtant qu’en 1952. Mon envie de connaître cette localité remontait au début des années quatre-vingt. Elle n’allait pas me décevoir. Puerto Cisnes comptait aujourd’hui 2 507 habitants, croissance due, notamment, à une Italienne cultivée et tenace, Doña Eugenia Pirzio-Biroli de Godoy, qui arriva en 1957. Elle occupa la fonction d’alcalde (mairesse), et contribua au développement de la région en fondant une école avec internat pour inciter les jeunes du centre du Chili à venir y suivre leurs études et à s’installer ici. J’aperçus Puerto Cisnes vers 20 heures, et malgré l’imminence du crépuscule, des enfants et adolescents profitaient encore de cette température exceptionnelle pour se baigner ou prendre un bain de soleil. Je ne goûtai pas l’ambiance surnaturelle de ce fjord voilé, une grande partie de l’année, Maisons face à l’Océan à Puerto Cisnes. 104 par un épais rideau pluvieux, mais les éminences s’élevant des îlots clairsemés apparaissaient comme un spectacle mystérieux dont je ne me lassais pas. J’appris, quelques jours plus tard, que Janet et ses compagnons de route, après avoir demandé à de nombreux cyclistes s’ils avaient vu un Français qui se prénommait Patrice, avaient rencontré Ana, Richard et Michael qui leur avaient informé que je me dirigeais vers Puerto Cisnes. Michael lui montra une photo sur laquelle je figurais. Déjà de retour, ils espéraient me retrouver avant de continuer leur voyage plus au nord. Ils se rendirent dans la petite ville portuaire le jour même, mais ne me trouvant pas, ils regagnèrent Villa Amengual, non sans frustration, pour y passer la nuit. Nous nous sommes effleurés sans nous voir ! Après m’être renseigné sur l’horaire de départ du car, je décidai de repartir le lendemain en vélo, celui-ci décampant à 6 heures du matin, bien trop tôt pour un lève-tard. Je m’arrêtai face à l’Océan dans un hospedaje, tenu par doña Rosa, femme habitée d’une simplicité qui n’avait d’égal que sa convivialité, et je m’installai enfin pour dévorer le repas tant attendu. Le jeune garçon de la famille me prit aussitôt en affection… – Tío1, raconte-moi d’où tu viens… – Tío, demain nous nous promènerons ensemble. Je connais tout le monde ici. – Bonne nuit tío ! Je disposais, chose peu commune, de la même salle de bain que les propriétaires. Heureusement que nous n’étions pas nombreux ! Après le dîner, je visitai la ville et cherchai une connexion Internet. La particularité de Puerto Cisnes tient du fait qu’elle est scindée en deux par l’estuaire Nuevo Reino. L’agglomération me parut composée de deux parties distinctes. Je pris le temps de m’asseoir sur la plaza Ismael Pereira où des adolescents, munis d’un important équipement audio, diffusaient, malgré l’heure tardive, une musique effrénée. Je restais sur un banc, profitant du ciel étoilé, de la température douce et observant avec mansuétude la jeunesse rassemblée au centre de ce village tant isolé. Je regagnai mon gîte et, comme chaque nuit avant de m’endormir, je supprimai de ma carte mémoire les photos inintéressantes, persuadé que les seize gigas emmenés ne me suffiraient pas. Vers minuit, une surprise m’attendait. Un jeune homme d’une vingtaine d’années qui occupait la pièce 4. Tonton en français, avec une connotation cependant plus large. 105 voisine pénétra dans ma chambre et s’allongea sur l’autre lit pour bavarder. Cela donna lieu à une conversation intéressante avec ce futur loup de mer qui parcourait les sinueux et dangereux chenaux de Patagonie, la région du Chili qui, du fait de son éloignement de la civilisation citadine et de la rudesse du climat, lui permettait de mieux gagner sa vie que dans le reste du pays. Il me parlait de ses navigations, de ses rencontres avec les gens qui choisissaient l’inébranlable solitude comme mode d’existence, et aussi de la population marine qu’il côtoyait avec intérêt comme les dauphins, les phoques et les baleines. Après une très longue discussion, il partit se coucher dans sa chambre. Le réveil, vers 6 heures, dut lui être pénible. Il levait l’encre tôt le matin pour naviguer jusqu’à Melinka, port situé sur une petite île de l’archipel de las Guaitecas, connu pour ses cyprès très résistants à l’humidité et à la pluie. Les passerelles remplaçant les rues dans les hameaux coincés au fond des fjords, comme la localité typique de Caleta Tortel, sont construites avec ce bois fort précieux. Tortel possède un point commun avec Puerto Cisnes : ce sont les deux villages du continent les plus pluvieux. Seuls les îlots inaccessibles émergeant un peu plus au sud-ouest supportent une plus grande pluviométrie, notamment l’île Navarino, où s’installèrent les derniers Indiens alakalufs, arrosée chaque année par près de huit mètres de pluie. Pourtant, à environ 250 km de là, vingt à cinquante centimètres de précipitations par an se déversent dans la pampa ! Pour donner une idée plus précise de ce que cela représente, il ne tombe annuellement, en Bretagne, guère plus d’un mètre d’eau et en Normandie pas plus de 70 centimètres. À une latitude qui, dans l’hémisphère nord, correspond à celle de Vichy, les fronts de certains glaciers glissent dans les profondeurs de l’Océan ! Les conditions de vie très rudes s’expliquent ainsi aisément. Deux petits bateaux de pêche sur la plage de Puerto Cisnes. 106 L’église de Puerto Cisnes. 107 La media luna de Puerto Cisnes. Grande luge pour le transport du bois. 108 Puerto Cisnes Villa Amengual D le petit déjeuner avalé, je parcourus la ville portuaire avec mon vélo déjà muni de ses sacoches. De grands hortensias bleus et roses décoraient les façades des maisons colorées. Je m’attardai dans le centre-ville pour observer plus attentivement les belles bâtisses dont Puerto Cisnes peut s’enorgueillir : la municipalidad (mairie), une bibliothèque de facture antique et l’église à l’architecture traditionnelle bordaient harmonieusement le parvis. Derrière l’édifice religieux se dressait l’hôpital construit en 2006 dans un style contemporain audacieux pour la région. La plaza Ismael Pereira arborait les bustes incontournables du libertador Bernardo O’Higgins, héros de la guerre de l’Indépendance contre la couronne d’Espagne, et Arturo Prat, qui s’illustra pendant la guerre du Pacifique où le Chili déposséda le Pérou et la Bolivie d’une partie de leurs territoires, notamment cette dernière qui perdit son accès à l’Océan. Les statues de ces deux « personnages » de l’histoire chilienne sont érigées sur la plupart des places du pays, surtout celle de l’inévitable Bernardo O’Higgins qui symbolise, à mes yeux, davantage le nationalisme exalté des Chiliens que leur libération face au despotisme espagnol. Au début du XIXe siècle, tandis que s’éveillait le sentiment nationaliste sur le vieux continent, les colonies latino-américaines aspiraient à se délivrer du joug hispanique. Simón Bolívar rêvait d’une grande nation hispano-américaine et les guerres enflammaient une Amérique latine dépourvue de traditions, de culture propre, peuplée de migrants venus de différentes régions d’Europe. L’idée première de la révolution consistait à se libérer d’une Espagne trop accaparée par l’occupation napoléonienne pour gouverner convenablement ses colonies. L’essentiel était donc, pour Bernardo O’Higgins, comme pour la plupart des individus représentant la bourgeoisie, de bâtir un nouvel État encadré par un pacte social pour réguler la ÈS 109 société avec une démocratie très limitée où la seule population plébiscitée serait composée d’hommes riches et instruits. L’identité chilienne ne s’est constituée progressivement qu’après la guerre d’Indépendance. Il est intéressant de noter que Bernardo était le rejeton naturel d’Ambrosio O’Higgins. Ce dernier officiait comme soldat irlandais au service de la couronne espagnole. Il devint gouverneur du Chili et fut nommé vice-roi du Pérou, distinction des plus prestigieuses, qu’il garda pratiquement jusqu’à sa mort, en 1801. Il tarda à reconnaître Bernardo comme fils, et il l’obligea à quitter la demeure familiale à l’âge de quatre ans pour aller vivre chez un paysan de Talca. Ensuite, il l’inscrit au Colegio de Naturales, à Chillán, un établissement réservé aux enfants illégitimes. Futce par dépit envers son père qu’il choisit plus tard la voie de l’émancipation de l’Amérique espagnole ? Parmi ces bustes s’élevait celui de l’ancienne mairesse doña Eugenia Pirzio-Biroli de Godoy. Je fis un détour pour passer près du stade de football qui portait le nom prestigieux de Colo-Colo à l’instar d’une des formations de Santiago les plus titrées du pays. Je quittai ensuite définitivement la ville, empruntant nécessairement la même route que la veille, mais dans le sens inverse. Celle-ci effleurait l’Océan, serpentant pendant trois kilomètres en bas du fjord. La vallée atteinte, quelques habitations côtoyaient le cimetière joliment fleuri et la media luna, le temple du rodéo chilien. Ce sport traditionnel demeure le plus populaire au Chili avec le football. On le pratique souvent chevauchant un críollo, cheval réputé pour sa rapidité et sa docilité. Les huasos (paysans) des environs, en concourant, y comparent leur habileté de cavalier. Rencontrer une media luna en ce lieu si retiré me surprit, mais cela ne faisait que confirmer la popularité inaltérable de cette discipline sportive. J’abandonnai ma bicyclette pour escalader l’enceinte et pénétrer à l’intérieur. Bien sûr, son importance ne pouvait se mesurer aux medias lunas des grandes villes situées au sud de Santiago, comme à Rancagua où se dispute, chaque année, le championnat national. Je m’éloignai ensuite de la côte en longeant le río Cisnes jusqu’au pied du col Queulat. La route me parut plus plaisante que la veille. Avant mon départ, je redoutais les traversées de nuages de poussière qui m’avaient tant affecté à l’aller, mais ce début de parcours promettait une étape calme que les véhicules ne troublèrent guère. Une solitude quasi permanente qu’aucun cycliste ne vint entraver m’accompagna toute la journée. Seul un incident technique freina ma progression. Après avoir effectué une vingtaine de kilomètres, la pédale gauche lâcha. Je la remis plusieurs fois mais elle retombait 110 aussitôt. Un rouleau de fil de nylon me sauva de cette infortune, j’en mis une large épaisseur autour du filetage et repartis, rassuré. 4 km après la bifurcation, je passai au pied d’un rocher abrupt d’une hauteur de 150 m, taillé par l’homme après un travail titanesque et au prix de vies humaines pour permettre l’édification de la Carretera. L’ancienne piste demeurait accessible et apparaissait impressionnante de par son étroitesse et avec le grondement incessant du río Cisnes qui dévalait en contrebas tel un torrent impétueux. Des vestiges de sa construction, vieux morceaux de nacelles gravis jadis par les ouvriers pour élargir le goulet, avaient été abandonnés sur la paroi verticale. La Piedra del Gato (la pierre du chat) méritait d’autant plus son nom qu’il fallait vraiment être doté d’une agilité féline pour s’y hisser et mutiler cette nature au passé virginal sur de simples petites échelles rustiques. Trois croix blanches se dressaient devant la roche austère à la mémoire des travailleurs décédés accidentellement pendant la réalisation périlleuse du passage aujourd’hui remplacé par un large pont sécurisant. La Carretera avait été récemment revêtue d’une importante couche de ripio, ce qui facilitait sans doute la conduite de l’automobiliste mais ne faisait qu’accentuer la pénibilité de la piste pour les voyageurs à vélo. Heureusement, les panoramas splendides sur les sommets environnants me réconfortaient et m’enchantèrent pendant de nombreux kilomètres. En face se dressait le cerro Picacho (2 095 m), et à l’ouest s’étalait la vallée du río Grande, cultivée par les pionniers qui remontèrent le río Cisnes dans les années cinquante. Un troupeau d’alpacas retint mon attention, le seul que je pus observer. Contrairement aux bovins et autres animaux domestiques, les camélidés irrévérencieux, moins craintifs, me snobèrent effrontément. Après 60 km, je passai le pont Cisnes. De l’ancien sentier, utilisé par les colons venus d’Argentine vers 1940 pour accéder à l’Océan, il ne subsistait que les ruines de l’antique passerelle suspendue. Une nouvelle piste, sept kilomètres plus loin, permettait d’atteindre aisément la frontière via La Tapera. Il ne me restait plus que cinq kilomètres de route asphaltée pour parvenir à Villa Amengual, charmant village situé sur un plateau enclavé par de hauts massifs montagneux. J’avais espéré profiter d’une fin de parcours facile pour augmenter la moyenne horaire réalisée en cette journée et arriver suffisamment tôt pour prendre des photos du pueblo, mais j’avais oublié qu’un col de cinq bornes parachevait mon étape, dont les multiples lacets offraient des points de vue spectaculaires sur la vallée du río Cisnes. Le bourg bâti sur les hauteurs fut fondé en 1983 pour permettre aux colons de se ravitailler. Il m’apparut au loin comme un village miniature. Je 111 me trouvais à l’endroit le plus étroit du Chili, une soixantaine de kilomètres séparait seulement le pays voisin du Pacifique. Cette proximité expliquait la présence de nombreux visiteurs argentins dans cette bourgade de 200 habitants. Mais pourquoi s’arrêtaient-ils ici, dans ce hameau insignifiant que la route ne faisait qu’effleurer ? Pourquoi Villa Amengual, qui en était qu’aux balbutiements de son histoire, comprenait autant de gîtes, une connexion Internet ainsi qu’un centre d’exposition et de vente de produits locaux ? Sûrement que le calme qui habitait le site et son charme discret attiraient les touristes de passage et les conviaient à prolonger leurs séjours. Je fus surpris d’apprendre que cette agglomération, située à 5 km d’une importante rivière et dans une région très humide, souffrait d’un manque d’eau. En effet, celle-ci ne suffisait pas pour alimenter les turbines fournissant l’électricité, ce qui occasionnait quotidiennement des coupures de 21 heures à 9 heures et de midi à 14 heures. Je repérai un hospedaje avoisinant l’église. Deux à trois mètres, devant le seuil de cette dernière, se trouvait un terrain de football de fortune où un match venait de s’achever. Le gîte comprenait une bonne dizaine de petites chambres que l’on atteignait par un étroit couloir. La promiscuité ne semblait déranger personne car tous les ouvriers avec qui je partageais la pension dormaient la porte grande ouverte, donnant libre cours à un récital de ronflements. Épuisé par une journée de pédalage, j’apportai bientôt ma contribution à ce concert impromptu. Un corral dans la vallée du río Cisnes. 112 La Piedra del Gato En haut, l’ancienne route avec les croix érigées au pied de la paroi abrupte. À droite, le nouveau passage. 113 La petite église de Villa Amengual et devant, le terrain qui sert de stade de football. Juste avant la chevauchée. 114 Villa Amengual Villa Mañihuales A PRÈS une nuit musicale, je quittai ma chambre pour installer mes sacoches sur la bicyclette. Une femme laissa son ménage pour me servir le petit déjeuner ; tous les autres pensionnaires avaient déjà déserté le gîte. Elle prit une pause pour s’asseoir à mes côtés et discuter tout en buvant son maté. Native de la région, elle résidait dans le village depuis sa fondation. Elle me parla de Daguito, un personnage atypique incontournable si on décide de séjourner en cet endroit. Il arriva ici il y a une bonne dizaine d’années et ne voulut jamais repartir. Simple d’esprit, il s’est peut-être senti apaisé par la tranquillité du lieu et aussi de vivre parmi ces Patagones qui le considérèrent aussitôt comme un des leurs, alors qu’en ville on l’ignorait ou le méprisait. À plusieurs reprises, des membres de sa famille ont tenté de le ramener, mais toujours sans succès. Il subsistait grâce à des petits travaux de voirie qu’il exerçait pour la commune et aussi en rendant divers services aux particuliers. Je pensais bavarder un peu avec lui si l’opportunité m’était donnée de le rencontrer. En quittant Villa Amengual, devant une des dernières maisons du village, je l’aperçus… Mais j’eus la désagréable sensation que ce genre de curiosité était déplacé, malsain. Ses gestes et ses propos incohérents m’inspirèrent de la pitié et je crus plus judicieux de lui adresser un signe de la main et de poursuivre ma route. Il me vint alors en mémoire une chanson que chantait Serge Reggiani : L’exilé… le naufragé. Il n’existe exilé plus solitaire, naufragé plus égaré que l’être écarté de la société des hommes parce qu’il ne pense pas comme les autres, parce qu’il ne peut vivre comme les autres… Je parcourus les premiers kilomètres avec indolence. Une étape plus courte m’attendait, et elle commençait par une longue et belle descente asphaltée. En Patagonie chilienne, les bovins, jouissant d’une grande liberté, 115 broutaient l’herbe sur les bas-côtés de la piste. Craintifs et peu nombreux, ils n’occasionnaient aucune gêne. Mais sur cette route, je surpris un troupeau composé d’une vingtaine de bêtes ; fâcheuse rencontre pour ces pauvres animaux qui se mirent à courir à un rythme effréné. Je fus contraint d’imiter les cow-boys sur plus d’un kilomètre. Les taureaux peinaient à l’arrière du « peloton », piètres représentants de la gente masculine, et abandonnèrent la course prématurément, alors que leurs compagnes et leurs progénitures semblaient parties pour un marathon olympique. Je longeai ensuite la réserve nationale Lago las Torres. Dans le lac magnifique se reflétait le sommet du cerro Blanco, coiffé d’un couvre-chef nivéen. Peu après, la route redevint une piste pareille à celle de la veille, large, mais où l’épaisse couche de pierres me contraignit à une vitesse n’excédant pas les 14 km/h. J’eus le plaisir, au cours de cette étape, de rencontrer d’autres voyageurs à vélo. Les premiers, un jeune couple français, voyageaient sur des bicyclettes identiques à ma monture et équipées des mêmes sacoches. Ils me confièrent qu’ils avaient beaucoup souffert depuis leur départ d’Ushuaia, victimes du mauvais temps et pâtissant de leur manque d’expérience. Ils avaient, à maintes occasions, profité de la compassion d’automobilistes en pick-up ou de la présence d’autocars pour échapper aux interminables lignes droites de la pampa argentine balayées par le souffle du vent furibond. Le découragement faillit les gagner entre El Chaltén et Villa O’Higgins où ils connurent les pires difficultés pour arriver au bout du sentier de mulet que les pluies incessantes avaient transformé en une rivière de boue et où ils durent souvent déposer leurs bagages pour que leurs bicyclettes puissent avancer. Fort heureusement, d’autres cyclistes plus endurcis les aidèrent. Ces derniers, je ne tardai pas à les croiser. C’était un autre couple composé d’une Argentine et d’un Espagnol, tous deux étudiants à Madrid. Ils pédalaient avec une facilité déconcertante malgré l’état de la chaussée et extériorisaient une gaieté relevée d’une dose d’insouciance. Nous prîmes le temps de bavarder longuement et ils me racontèrent comment ils avaient prêté main-forte à mes deux jeunes compatriotes en portant leurs chargements volumineux sur l’interminable piste boueuse. Les quatre sympathiques voyageurs me signalèrent la présence de cyclistes grenoblois qui me précédaient d’un jour ou deux, eux aussi équipés de bicyclettes Surly et de sacoches Ortlieb. Bientôt se présenta devant moi le cerro Catedral (2 064 m). C’est ici qu’avait commencé la construction de la Carretera Austral vers le nord, et c’est également là que débutait la plus grande portion macadamisée du 116 parcours (218 km) dont je ne profitai guère, préférant le côté sauvage et les paysages plus attrayants de l’ancienne voie. Une route à gauche conduisait à une centrale hydroélectrique et à la mine souterraine El Toqui où on exploitait un important gisement de zinc et d’or, véritable manne pour les habitants des environs. Par chance, de par leur éloignement, elles ne détérioraient aucunement la campagne qui rayonnait sous l’azur étincelant. Je suivis le tracé de la piste dans la vallée Campo Grande jusqu’au lac Pedro Aguirre Cerda près duquel une plage indomptée invitait à la baignade. L’endroit me parut idéal pour pique-niquer et installer une toile de tente, mais il se trouvait, hélas, trop éloigné de Villa Mañihuales, ville que je désirais atteindre le soir même. Cinq kilomètres plus loin, je passai près d’une pisciculture et la chaussée devint alors étroite, pénétrant dans des gorges ceinturées de hautes parois. En regardant derrière moi, je découvris le cerro del Porton (1 628 m) qui m’accompagna jusqu’au terme de l’étape. Contraste entre la piste bitumée et le ripio. Au fond, le Cerro Alto Nevado (2 095 m). 117 J’arrivai bientôt dans la vallée du río Mañihuales, belle région d’élevage et de cultures céréalières et maraîchères. Avant d’entrer dans l’agglomération, je m’arrêtai à la vue d’un coléoptère d’une grandeur que j’estimai à 7 ou 8 cm. Une longue mandibule prolongeait sa tête et lui donnait une allure de monstre hideux tout droit sorti d’un film de science-fiction. J’en aperçus d’autres en ville, j’en profitai pour demander comment se nommait cet animal hétéroclite. – Un ciervo volante1, me répondit un jeune homme qui se réjouissait qu’un étranger s’intéressât à l’étrange insecte. – Ici, personne ne lui ferait de mal, nous l’aimons beaucoup. Celui-ci est un mâle, on le reconnaît à ses grandes mandibules, mais il est inoffensif, elles ne servent qu’à impressionner ses éventuels prédateurs. Cela me rassura. Villa Mañihuales fut fondée en 1935 par des colons qui ouvrirent un passage à travers la sylve épaisse à coup de hache et de machette. Ses 1 400 habitants lui conféraient le statut d’importante ville malgré la proximité de la capitale de la XIe région, Coyhaique. Malheureusement, les premiers courageux à oser s’installer ici utilisèrent le feu en plus du coupecoupe et la nature se remet difficilement des anciens incendies, un des plus grands désastres écologiques. Les flammes mirent de nombreuses années pour s’éteindre définitivement, détruisant des milliers et des milliers d’hectares de forêt. Tout au long de la Carretera Austral, les stigmates de cette catastrophe demeuraient intégrés aux prairies qui s’étendaient au pied des montagnes. Je trouvais même que les arbres calcinés, allongés sur le flanc des collines, les gratifiaient d’un charme rustique et inhabituel. L’activité principale de la contrée, malgré la présence d’agriculteurs, reposait surtout sur la mine El Toqui, située pourtant à 44 km. Comme pour l’ensemble des municipalités traversées, j’ai beaucoup apprécié Villa Mañihuales et l’accueil de mes hôtes. La curiosité et la loquacité de la jeune étudiante en commerce qui me reçut détonnaient avec l’attention timide et humble de ses parents. La seule ombre qui obscurcissait mes pensées était de ne pas disposer de suffisamment de temps pour visiter la réserve nationale de 1 200 hectares qui côtoyait la ville. Une grande partie du parc était consacrée aux études de reforestation, mais ce dernier permettait aussi d’observer la faune dans son milieu naturel, notamment les huemuls qui peuplaient ses hauteurs. 1. Cerf volant et non cerf-volant qui se dit volantín. 118 Arrivée à Mañihuales. Ma chambre à l’hospedaje Dorita. 119 En face, Villa Ortega ; à droite, la route pour Puerto Aysén. Le puente Malo (le méchant) qui traverse le Dañino (le mauvais). 120 Villa Mañihuales Coyhaique A VANT de quitter Mañihuales, je parcourus la ville, déambulant dans les rues au gré de ma curiosité. Elle revêtait le charme des agglomérations de la Patagonie, sans autres attraits particuliers. Un monument, dans un petit espace vert, représentait un mendiant ou un vagabond loqueteux jouant de la guitare, assis sur un gros tronc d’arbre, barbu à la moustache souriante coiffé d’un haut chapeau. Je cherchai vainement ce qu’il pouvait signifier, mais le personnage me plut et j’aspirai à ce qu’il fut érigé en hommage à un de ces singuliers trimardeurs qui dispensaient rêves et utopies aux colons isolés. Une femme, me voyant immortaliser un araucaria fraîchement planté, m’invita à découvrir son jardin avec une fierté guère dissimulée. Un beau conifère de cette espèce dominait de sa hauteur le quartier près d’un cerisier aux fruits aguichants. À la sortie du village, deux cyclistes santiaguinos me rattrapèrent. Comme les autres Chiliens voyageant à bicyclette, ils n’envisageaient pas de parcourir toute la Carretera Austral, mais seulement atteindre Coyhaique. Pobrecitos Chilenos (pauvres Chiliens), leurs deux semaines légales de congés annuels ne leur permettaient pas d’accomplir plus longs périples. À Puerto Montt, ils choisirent judicieusement de longer le lac Llanquilhue en passant par Puerto Varas et de rejoindre Contao par le sud de l’estuaire de Reloncavi. Même s’ils étaient parvenus à la dernière étape de leur aventure, leurs sourires malicieux trahissaient un caractère facétieux. Hélas, nos parcours respectifs allaient bientôt nous séparer. Ils se rendaient à Coyhaique en empruntant la belle route asphaltée qui menait à Puerto Aysén. Quant à moi, j’avais décidé de continuer sur une piste plus ancienne et moins fréquentée, détériorée par les nombreux passages d’engins agricoles, mais que je subodorais plus pittoresque. Avant de laisser la chaussée bitumée, un petit sanctuaire retint mon attention. Des offrandes sous forme de bouteilles d’eau ouvertes avaient été déposées sur le modeste monument 121 sur lequel je lus l’inscription difunta Correa. Antonia Deolinda Correa vivait à San Juan, en Argentine, proche de la ville chilienne de La Serena. Depuis l’indépendance de ce pays, en 1816, les Fédéralistes et ceux qui s’opposaient à la concentration des pouvoirs s’affrontaient dans une guerre fratricide. Vers 1840, son mari fut enrôlé de force dans l’armée fédéraliste. La femme, affligée par la séparation et craignant pour la santé fragile de son époux, décida de suivre la garnison coûte que coûte à travers le désert de San Juan, en emportant dans ses bras son nouveau-né. Ses vivres consommés, accablée par le soleil et par le manque d’eau, elle tomba d’épuisement. Dans un ultime effort, elle approcha son bébé de sa poitrine avant de rendre son dernier souffle. Plus tard, des muletiers trouvèrent son corps et eurent la surprise de constater que le nourrisson avait survécu en tétant le sein de sa mère morte. Ils enterrèrent les restes d’Antonia Deolinda, surmontant sa dernière demeure d’une grande croix pour honorer ce miracle, et emmenèrent le petit enfant avec eux. La nouvelle se propagea et plusieurs bergers ayant perdu des moutons les retrouvèrent sains et saufs après avoir prié sur la sépulture de la difunta Correa. Aujourd’hui, cette croyance populaire s’est répandue dans les moindres recoins de l’Argentine et même dans les pays limitrophes. Bien qu’elle n’ait jamais été reconnue par le Vatican, elle suscite une dévotion assidue depuis la fin du XIXe siècle et la difunta est considérée comme une sainte à qui on sollicite protection. Les camionneurs ont érigé sur toutes les routes des petits sanctuaires à sa gloire où ils déposent régulièrement des bouteilles d’eau. Bouteilles déposées au sanctuaire de la difunta Correa. 122 La plupart des gens aiment croire aux belles histoires et cette légende où l’héroïne représente l’épouse fidèle et la mère qui, même morte, continue à alimenter son enfant, incite plus de 200 000 personnes à effectuer chaque année le pèlerinage qui mène jusqu’à son tombeau. Une des journées les plus difficiles de mon périple m’attendait, avec une distance de 75 km à parcourir pourvue du dénivelé le plus important de mon voyage. « La peine et le plaisir se suivent » ou « le plaisir et la peine se suivent » sont des dictons qui exprimaient on ne peut mieux mes sensations ressenties ce jour. « Peine » due aux nombreuses ascensions abruptes, à la qualité de la piste, bien sûr, mais aussi au soleil qui brûlait ma peau et à la chaleur qui m’asphyxiait. Et quelle solitude ! Je n’ai vu pratiquement personne de la journée, hormis quelques huasos (paysans) qui travaillaient dans leurs champs et les rares promeneurs aperçus dans le seul village traversé, Villa Ortega. Ah si ! J’allais oublier une rencontre inattendue… Alors que je souffrais dans une longue montée, une voiture de carabineros venant en sens inverse s’immobilisa à ma hauteur. Je pensais essuyer le reproche de rouler à gauche de la chaussée, côté le plus praticable. Loin d’eux l’idée de me réprimander, ils m’encouragèrent et m’invitèrent à me reposer et à me ravitailler dans leur caserne située dans la bourgade la plus proche. Même si je pressentais qu’il me serait peu envisageable de m’y arrêter, cela me fit plaisir et me réconforta alors que la canicule m’accablait. Un homme qui remplaçait une vieille clôture m’affirma n’avoir jamais connu une chaleur comparable à celle qui sévissait depuis mi-janvier. J’appris plus tard qu’une température de 36° fut enregistrée le même jour à l’aéroport de Balmaceda, près de Coyhaique. De malheureux moutons se protégeaient du soleil derrière le moindre tronc d’arbre calciné allongé sur le sol depuis l’époque des grands incendies, tandis que les feuillus encore debout abritaient les veaux, vaches et taureaux attroupés sous leurs branches salvatrices. Heureusement, les rivières irriguaient abondamment les terres fertiles. Les nombreux ponts me signalaient leurs présences qui exhalaient une fraîcheur fort opportune et me permettaient de m’approvisionner régulièrement en eau. Leurs noms étaient souvent évocateurs comme le puente Malo (le méchant) qui traversait le Dañino (le mauvais) que j’empruntai au moment même où je maudissais la piste sur un secteur éprouvant. Le puente Emperador Guillermo II, peu après, rappelait les colons allemands arrivés ici au début du XIXe siècle. Un cimetière d’aspect champêtre annonçait enfin la proximité de Villa Ortega, village de 400 âmes. Près des tombes regroupées dans une prairie, 123 un écriteau où était gravé Familia Márquez Muñoz attira mon regard. Pourquoi une famille avait-elle réservé un espace distant des autres monuments funéraires, comme si l’isolement leur était devenu essentiel pour l’éternité ? Je parvins dans la localité agricole complètement éreinté et je profitai de cette faiblesse pour m’arrêter longuement et visiter le bourg qui portait fièrement le nom du premier colon arrivé dans la province. Je m’étais imaginé un hameau composé de cinq ou six maisons et je fus étonné de découvrir un pueblo doté d’un cimetière, d’une église, d’un square pour les enfants, d’une école et même d’un gymnase en construction. Un musée honorait la mémoire des pionniers. Il abritait des outils et autres objets ayant appartenu aux descendants des villageois. Un tracteur à vapeur, une batteuse presque centenaire et diverses autres vieilles machines agricoles ornaient la place. La commune et ses alentours émanaient un charme bucolique et représentaient admirablement la plus ancienne et principale zone agraire de la région d’Aysén. Ce jour-là, peu d’habitants s’aventuraient dans les rues, je me trouvai presque seul à arpenter le village sous un soleil brillant de mille feux. Toutefois, près de la caserne des carabiniers, un des leurs se dirigea timidement vers moi. Malgré la proximité de la frontière, les Chiliens, se différencient des Argentins de par leur caractère réservé qui s’apparente à une grande timidité, surprenante dissimilitude entre deux voisins, l’Argentine libertine et le Chili pudique, mais dès le contact établit, ces gens humbles s’ouvraient et se montraient des plus attentionnés. Celui-ci m’invita à tomar la once1 avec lui, comme ses collègues rencontrés auparavant me l’avaient suggéré. Je refusai l’invitation à contrecœur mais en raison de l’heure tardive, il m’était hélas impossible de m’attarder plus longtemps. En effet, les vingt-trois derniers kilomètres me semblèrent interminables. Je perdis souvent le contrôle de ma machine sur la piste exécrable, mis maintes fois pied à terre dans les pentes descendantes comme dans les montées qui se révélaient de plus en plus douloureuses. J’éprouvai une grande lassitude malgré les paysages admirables. Pourtant, si je devais recommencer cette descente de la Patagonie, je choisirai à nouveau d’emprunter cette route délaissée des touristes, tant la campagne faite de collines dominées souvent par de hautes cimes me parut d’une beauté indéfinissable. 1. Prendre une collation. Les Chiliens se contentent souvent de ce repas avant de se coucher. 124 Sur le flanc de quelques montagnes je remarquai des tentatives de reforestation. Les estancias, comparées à celles cloîtrées dans les vallées étriquées, occupaient ici des espaces immenses. Des ballots de paille cylindriques paraient, quelquefois, les champs affectés à la culture de céréales, affichant ainsi la relative aisance des agriculteurs. Par bonheur, j’atteignis en pente descendante effectuée à faible allure le seul col de la journée et par la même occasion la chaussée macadamisée la plus empruntée de la Carretera, celle qui relie les deux principales villes, Puerto Aysén et Coyhaique. Je m’arrêtai une dernière fois, malgré l’heure tardive, pour contempler le paysage du haut d’un mirador dressé au bord de la Ruta 7. La vue plongeante sur Coyhaique et sa vallée naissante laissaient entrevoir une route à forte déclivité. Le fait de quitter la piste malaisée et de me retrouver sur une voie asphaltée m’autorisait espérer pédaler à vive allure et éviter ainsi d’arriver de nuit, malheureusement, un camion roulant à peine à 30 km/h sur la pente sinueuse contraria mon expectative. Encore quelques bosses et je pénétrai dans Coyhaique où je me pressai pour trouver rapidement un gîte. Cette ville de 37 000 âmes fut fondée en 1929 par le gouverneur provincial dans la vallée formée par les rivières Simpson et Coyhaique d’où elle tire son nom aborigène : « hameau entre les eaux ». Municipalité en 1948, le gouvernement chilien incita de nombreux colons à venir s’y installer pour peupler cette contrée, ce qui contribua à son essor rapide. Elle remplaça Puerto Aysén (13 000 habitants) en tant que capitale de la XIe région en 1974. Je m’approchai de la plaza de Armas pour trouver un hospedaje tout près du centre. Un carabinier désirant m’être agréable me conseilla un des hôtels les plus somptueux de la ville, réflexe conditionné sans doute aussi par un certain orgueil patriotique. Ceux-ci ne sont pas toujours de bon conseil pour le voyageur souhaitant éviter le luxe pour se rapprocher du citoyen lambda. Une jeune femme eut l’excellente idée de me conduire chez don Rocco. Je décelai d’emblée chez mon hôte un personnage haut en couleur… Pour dîner, il me déconseilla le restaurant situé en face et il m’indiqua un lieu « bien moins cher et plus sympa », chez los bomberos (les pompiers). J’allai voir, intrigué. En effet, un coin de leur local faisait aussi office de réfectoire. Je ne regrettai pas l’ambiance chaleureuse qui y régnait. En retournant à l’hospedaje, je saluai deux hommes qui s’affairaient sur le moteur Don Rocco d’un car. 125 – Avec l’état de vos routes, je ne suis pas étonné que vous ayez des problèmes ! risquai-je. Une discussion d’une heure s’engagea. Les deux chauffeurs arrivèrent ici dès la construction de la Carretera pour y réaliser leur rêve, créer la société Baker, une des premières compagnies de car de la région. – Ce n’est pas pour l’argent que nous restons, mais nous ne pourrions pas quitter cet endroit tant nous nous y sommes attachés. Malgré la rudesse du climat, de nombreuses personnes originaires d’autres contrées éloignées m’ont confié leur même attachement pour ces terres australes. Ils me parlèrent des péripéties qui marquèrent le début de leur expérience en Patagonie, me renseignèrent sur la faune. Ils me contèrent l’histoire de ce touriste venu pratiquer le trekking à El Chalten et à Villa O’Higgins. On lui avait conseillé, s’il rencontrait un puma, d’exécuter de grands gestes accompagnés d’énormes cris pour le chasser. Le matin, au réveil, le félin se trouvait à quelques longueurs de son bivouac. Il fit consciencieusement ce qu’on lui avait enseigné, mais le lion des montagnes l’observa de longues minutes avec apitoiement… Il est cinglé ce mec ! semblait penser le fauve. Ils riaient de bon cœur en me racontant cela. L’humeur enjouée paraissait contagieuse à Coyhaique. J’aurais dû me douter, à ce moment-là, qu’il me serait difficile de quitter la ville. Je me présentai tard au gîte, don Rocco attendait patiemment mon arrivée pour aller se coucher. 126 L’entrée du cimetière de Villa Ortega. Paysage champêtre entre Mañihuales et Villa Ortega. 127 Un hospedaje des plus sympathiques à Coyhaique : Lo de Rocco. Virginie, Nelly, Jérôme et Michel. 128 Pause à Coyhaique A U petit matin, je fis connaissance avec les autres personnes qui logeaient ici : des travailleurs de Punta Arenas, l’importante ville située au sud du continent ; un Santiaguino retenu à cause d’une panne et qui devait attendre qu’une pièce parvienne de la capitale ; un professeur de gymnastique. Don Rocco, plus très jeune, ne laissait pourtant pas paraître son âge tant il s’activait pour satisfaire toute la clientèle. Je ne pus dissimuler ma surprise à la vue de trois cyclistes français attablés dehors : Jérôme et Nelly venaient d’Ushuaia, et Michel se dirigeait comme moi vers Villa O’Higgins pour atteindre ensuite l’extrême sud de la Terre de Feu. Virginie, sa compagne, nous rejoignit peu après, réveillée par la conversation enjouée dont les intervenants usaient de la langue de Voltaire. – Tu t’es crue en plein cauchemar, déjà de retour en France ? lui lança Nelly. Michel et Virginie étaient mes deux compatriotes grenoblois – voyageant sur des bicyclettes identiques à la mienne – que l’on m’avait signalés peu après Villa Amengual. Ces derniers repartaient dans la matinée alors que Jérôme et Nelly désiraient se reposer quelques jours à cause d’une tendinite contractée par la jeune femme, blessure due à son manque de pratique cyclotouriste. La pauvre, elle avait débuté son périple à Ushuaia et s’était retrouvée aussitôt sur un vélo accablé sous le poids des sacoches et face à un vent continuel et violent. Mais ces couples étaient pourvus d’un grand courage et rien ne semblait être en mesure d’endiguer leur soif d’aventure ! Lui était informaticien, Nelly avait suivi des études d’anthropologie. Près de Cuzco, au Pérou, des bandits armés les attaquèrent en pleine nuit. Il leur fallut ruser, batailler et négocier vigoureusement pendant des heures pour s’en sortir sans trop de dommages. Devenue voyageuse « sans-papiers », Nelly dut attendre un nouveau passeport à Lima avant de continuer sa route. Nous racontant nos voyages respectifs, Virginie me demanda si je n’étais 129 pas le cyclotouriste dont la famille visitait la Patagonie en tout-terrain. Ils avaient rencontré Janet qui les avait questionnés pour savoir s’ils n’avaient pas vu un cycliste français se prénommant Patrice. Espérant me croiser pendant son retour, elle interrogeait tous les cyclo-campeurs qu’elle apercevait. Ma compagne, peu experte à l’ordinateur, n’avait pu accéder à mon blog et n’avait aucune nouvelle de moi. Elle s’inquiétait pour ma santé depuis que je l’avais quittée à Caleta Gonzalo avec le visage bouffi ! Je visitai ensuite la « mégalopole » de cette partie de la Patagonie. Toute l’animation gravitait autour de la plaza de Armas, une des rares places au Chili ne présentant pas une forme rectangulaire. De celle-ci, pentagonale et arborée, rayonnent dix rues, ce qui trouble généralement l’orientation des touristes, ce dont je ne pus me soustraire. Sur celle-ci trônaient des statues dont le sempiternel buste du libertador O’Higgins. Je la trouvai aussitôt agréable, avec ses bassins, ses fontaines et ses divertissements pour enfants. Tout près, dans un petit marché exposant divers objets traditionnels destinés aux visiteurs, j’achetai des cartes postales, les seules qu’il me fut permis de voir durant tout mon voyage. Tout près, une sculpture représentait une Alakaluf, Indienne nomade des chenaux australs dont l’ethnie a aujourd’hui quasiment disparu. Je m’installai à la terrasse du Café Ricer. J’appréciai beaucoup cette journée de repos et la douce quiétude qui régnait près la place. De temps en temps, j’observai le passage de cyclo-campeurs dont la présence démontrait la popularité de cette route malgré la Ruta 40, sa célèbre concurrente argentine qui longe la frontière non loin de là, de l’autre côté de la Cordillère. Un couple de cyclistes belges s’assit près de moi. Ces baroudeurs venaient, eux aussi, d’Ushuaia. Lui était un vététiste confirmé, tandis qu’elle, néophyte au départ, s’était révélée excellente pédaleuse. Ils se prénommaient Valérie et Renaud et « avançaient », ce qui signifie, en pays wallon, progresser à une vitesse rapide. Après mon retour en France, en consultant leurs photos sur leur site Internet, j’appris que Renaud – véritable sosie de l’acteur Jean Dujardin – pratiquait le VTT en compétition et qu’il avait profité de l’entraînement accumulé depuis des mois pour remporter, en juillet, une course renommée, à Tucuman, près de la capitale argentine. L’épreuve rassemblait plus de 300 concurrents qui s’affrontèrent dans le froid et la boue, avec un « mur » à monter de nombreuses fois… 18 km en 2 heures pour le vainqueur ! Malgré son profil de cycliste de haut niveau, il me confia que ce périple, sur la Carretera, s’avérait vraiment difficile et nécessitait une bonne préparation, tant pour le voyage, proprement dit, que physiquement. Cela me rassurait quant à ma forme physique… 130 Je mis à profit le temps libre dont je disposais au cours de l’après-midi pour emmener ma bicyclette chez le vélociste. Le verdict tomba, désappointant, brutal ; je devais changer le pédalier. Je décidai de remplacer aussi toutes les vis manquantes qui assuraient la fixation des sacoches sur le vélo. Les journées passées à sautiller sur les cailloux avaient malmené le matériel. Avec le recul, il me paraît opportun de vérifier régulièrement les serrages de celles-ci. Depuis plusieurs jours, des tendeurs se substituaient aux vis perdues. De retour à l’hospedaje, je rencontrai un de mes voisins de chambre qui me proposa de manger le soir avec eux un asado de cordero parrado (un mouton grillé). J’acceptai avec joie cette invitation à dîner dans une ambiance chaleureuse, à déguster un plat typique en m’imprégnant totalement de la convivialité de los patagones. Une moitié d’agneau, pattes écartées, fut fixée sur un asadero, croix verticale en métal placée, en fonction du sens et de la force du vent, à proximité d’un feu. L’animal cuisit pendant plus de quatre heures, arrosé régulièrement de marinade faîte d’un mélange d’épices et de bière. Je ne regrettai pas cette excellente soirée, ou plus exactement, cette excellente nuit qui se prolongea avec des parties de truco, un jeu de cartes ressemblant un peu au poker menteur. Le vin coula à flot. Je remarquai souvent certains de mes compagnons s’en aller dans l’obscurité et revenir avec quelques bouteilles de vino tinto (vin rouge) achetées je ne sais où. Après quelques verres, toutes les phrases se terminaient par un huevon (c…) cocasse… de vrais poètes ! Et, oh surprise, les trois jeunes femmes cyclistes qui avaient quitté pratiquement en même temps que moi Caleta Gonzalo arrivèrent en plein milieu de la nuit, habillées en civil, attirées sans doute par le vacarme nocturne ! Elles arrosèrent la réussite de leur périple avec nous. Je me couchai parmi les premiers, vers 4 heures… L’asado de cordero pajado, plat typiquement patagón. 131 Coyhaique sous un soleil radieux : une atmosphère qui invite à la flânerie. À la sortie de la ville, à gauche de la route, un rempart rocailleux appelé « muraille de Chine ». 132 Coyhaique El Blanco M ALGRÉ les excès commis durant la nuit, je me levai tôt, souhaitant disposer de suffisamment de temps pour écrire quelques lignes sur mon blog et y ajouter quelques photos. J’espérais aussi parcourir une cinquantaine de kilomètres avant d’installer ma toile de tente. Mes compagnons de fête se taquinaient et s’apostrophaient à haute voix, les cartes dans une main, le verre à portée de l’autre, sauf Rocco que je vis aller se coucher un peu éméché… Mais les grands éclats de rire suivaient, ne laissant aucun doute sur l’ambiance toujours festive. Ce matin-là, sa femme dut préparer toute seule les petits déjeuners. Elle apporta mon linge qu’elle avait gentiment accepté de laver. Je retrouvai Nelly et Jérôme qui s’apprêtaient à faire un tour en ville. Nous conversâmes longuement avant de nous souhaiter mutuellement « buen viaje et suerte ». Mais l’envie de flâner, après une nuit de fête, me conduisit jusqu’à la terrasse du Café Ricer. Comme la veille, j’y rencontrai à nouveau Renaud et Valérie, attablés, puis Michael, l’ami hollandais que je n’avais pas revu depuis le bas du portezuelo Queulat, ainsi que deux Américains… et encore Nelly et Jérôme. À chaque fois nous partions dans des palabres interminables. L’après-midi était bien avancée quand je me décidai enfin à me rendre au cybercafé. Avec le recul, pour un voyage d’un mois en Patagonie, je déconseille au voyageur de s’occuper de son site Internet, de son blog et même de ses mèls. Cela Rencontre au Café Ricer : Valérie et Renaud. prend trop de temps et 133 Bivouac sympa, au bord d’une rivière, à El Blanco. il y a tellement d’autres choses à faire ! Même si de nombreux villages isolés bénéficiaient d’une connexion gratuite sur la Toile via le satellite, celle-ci s’avérait toujours extrêmement lente. Après presque deux journées passées dans la capitale, j’éprouvai fortement l’envie de retrouver la solitude, la liberté… Le soir arriva quand je me libérai de ma « cyber-contrainte ». Je pus enfin mettre les voiles. À la sortie de Coyhaique, j’aperçus encore deux de mes compagnons de fête. Ils me proposèrent de les accompagner chez des amis pour un autre asado… mais là, malgré leur sollicitude spontanée, je refusai énergiquement. Sur la route au revêtement impeccable, je croisai les nombreux citadins qui revenaient d’une journée paisible passée à la campagne, au bord des innombrables cours d’eau où des campeurs étaient installés, à une quinzaine de kilomètres de la ville. Je continuai ma progression jusqu’aux environs de 22 heures. Le crépuscule qui précédait une nuit étoilée me préconisait de chercher rapidement un endroit pour bivouaquer. Après quelques tentatives infructueuses, je trouvai un emplacement près du petit village El Blanco, sur un tapis de verdure qui revêtait la rive d’une rivière. Je savourai le plaisir d’avoir recouvré la quiétude que deux jours de vie citadines m’avaient un peu privé. Seule la visite d’un chien errant troubla mon apparente solitude juste avant que j’aie pu m’enfoncer dans mon duvet et m’immerger au pays des rêves. 134 El Blanco Villa Cerro Castillo S OLITUDE en effet apparente car, à mon réveil, je découvris près de moi des chevaux quelque peu perturbés par ma présence. Ce village anodin se situait à 6 km d’une importante bifurcation. D’un côté, la route menait au portezuelo Ibañez, le plus haut col de la Carretera Austral, avec ses 1 120 m d’altitude ; de l’autre, vers l’Argentine, en passant par Balmaceda où se trouve l’unique aérodrome pouvant accueillir de gros avions en provenance de Santiago, de Puerto Montt ou de Punta Arenas. La proximité de la frontière expliquait sûrement pourquoi la bourgade possédait un musée du maté où se trouvait exposée une multitude de calebasses, récipients où l’on sert cette infusion qui remplace le café ou le thé et que l’on ingurgite avec une bombilla de la même manière que l’on utiliserait d’une paille. Même si le maté tient une place importante dans la culture argentine, il est apprécié aussi dans une grande partie d’Amérique du Sud comme au Chili, au Paraguay, en Uruguay et au Brésil. Dans toute la Patagonie, il s’avère incontournable. Contre toute attente, je n’eus pas trop à souffrir du vent sur ce bout de route qui pénétrait dans la pampa, balayée quotidiennement par l’inévitable souffle d’Éole. Que l’on aille tout droit vers Balmaceda ou que l’on bifurque vers Cochrane, la carretera aux lignes impeccables se déploie dans un paysage placide d’où émane une douceur communicative. Je commençai la montée du col Ibañez. Au fur et à mesure que je m’élevais, le panorama sur la steppe qui s’étendait jusqu’en Argentine devenait prodigieux. Le hameau suivant, Vista Hermosa (jolie vue), portait son nom à merveille. J’accédai bientôt dans la réserve nationale du cerro Castillo et le lac Chigay apparut au détour d’un virage. Ses rives abritaient des aires de campings à l’aspect sauvage. La route continuait, bordée par des montagnes et des pointes rocheuses, et croisait une grande vallée glaciaire avec de très beaux rochers qui paraissaient être des statues, notamment la Piedra del Conde près de laquelle je 135 m’accordai un petit arrêt. J’arrivai au sommet du portezuelo sans avoir à produire des efforts excessifs. La principale difficulté de la montée fut de supporter la température toujours torride. Une magnifique descente m’attendait, appelée la cuesta del Diablo (côte du diable). Malgré son inquiétante appellation, elle ne présentait aucun danger depuis que les autorités régionales avaient décidé de l’asphalter. Je dus néanmoins décélérer fermement pour m’arrêter près d’un mirador qui exposait une vue grandiose sur la route aux courbes parfaitement dessinées, et, en toile de fond, les montagnes en bas desquelles se faufilait le tumultueux río Ibañez. Villa Cerro Castillo (mont château) se trouve au pied d’un massif nommé ainsi pour sa ressemblance à une forteresse médiévale. Le village se remettait doucement d’un week-end de fête qui avait attiré grand nombre d’estivants et d’autochtones. Les deux patrons des Bus Becker m’avaient parlé, dès mon arrivée à Coyhaique, de ces festivités annuelles suscitant l’intérêt de quelques touristes, mais surtout de nombreux régionaux qui n’hésitaient pas à effectuer de longs voyages en voiture ou en car pour cette occasion. Les divertissements ne sont pas légion et, quelques semaines plus tard, la froidure, les pluies et les tempêtes ne permettraient plus les rassemblements champêtres, et cela pendant de nombreux et inter- Petite pause devant la Piedra del Conde. 136 minables mois. Quelques amateurs de trekking, chargés de sacs à dos, traversaient le village. Les restaurants étaient tous fermés. Je trouvai un hospedaje engageant où don Anulfo Parra Unmaña et son épouse, deux braves personnes aux visages marqués par les années, amis de la maison, me reçurent. Ils me proposèrent de patienter en attendant que les propriétaires arrivent. Une peau de puma ornait le mur d’entrée. Je déchargeai mon vélo et, plutôt que de rester inactif, je profitai de cette attente pour dénicher un lieu offrant le couvert. Quand je revins, les patrons du gîte n’avaient toujours pas apparu, mais don Anulfo me suggéra de m’installer dans une des chambres. Je vis la patronne plus tard, en coup de vent, mais, avec ses salutations peu chaleureuses, je me félicitai d’avoir obtenu l’hospitalité du couple âgé. Un garçon de la famille me proposa, pour le lendemain, une promenade en cheval. Ma réponse négative lui déplut et il repartit comme il était venu, sans sourire et sans mot d’adieu. Je profitai ensuite d’un peu de temps de libre pour me connecter à Internet, chez doña Juanita Barrientos Torres. L’accueil affable de celle-ci me fit regretter de ne pas pouvoir m’attarder chez ces gens sympathiques pour en connaître davantage sur leur village et ses habitants. Le nombre important de touristes israéliens rencontrés dès mon entrée dans la bourgade m’avait surpris. Ils attendaient qu’une voiture daigne les emmener vers l’Argentine en passant par Balmaceda ou en se dirigeant vers Puerto Ibañez pour traverser le lac Carrera jusqu’à Chile Chico, ville proche de la frontière. De Villa Cerro Castillo jusqu’au sud du lac, je constatai qu’ils représentaient la grande majorité des estivants présents. J’avais lu, quelques années auparavant, Adiós Tierra del Fuego de Jean Raspail, dans lequel il rapportait la présence de militaires de ce pays du Moyen-Orient venus étudier l’hydrographie en Patagonie. L’auteur n’hésitait pas à soupçonner l’État israélien de son intention de vouloir s’installer ici. Je n’y avais guère prêté attention, pensant que l’écrivain s’était laissé aller à ses propres élucubrations. Je questionnai quelques villageois sur la signification de leur affluence dans la région. – Pour eux, la Patagonie représente la terre promise, me répondit une femme assise derrière la caisse de son épicerie. C’est sûrement pour cela, après leurs deux années de service militaire obligatoire, ils voyagent chez nous un peu comme on réalise un pèlerinage ! Il s’ensuivit quelques mots désobligeants à leur égard. Ils ne sont, en effet, guère appréciés par la population locale qui les considère souvent 137 comme des gens prétentieux, les « méprisant et négociant toujours leurs achats ». Raúl Piñeira, un chauffeur de minibus transportant des groupes de touristes m’avoua, à Cochrane, qu’il évitait coûte que coûte à travailler pour eux. Les fréquenter s’avérait laborieux, même pour un voyageur à vélo pour qui ils ne décochaient guère qu’un bref salut, et encore… J’eus néanmoins la chance de sympathiser avec un jeune couple de confession juive. Nous avons navigué ensemble pendant plus d’une heure à Puerto Río Tranquilo, dans une petite embarcation ; des personnes très sympathiques mais peu explicitent quand j’ai voulu connaître leur version sur la présence considérable de leurs concitoyens dans ce village. Il faut toutefois faire preuve de prudence sur les différentes analyses concernant cette intrusion. L’extrême droite chilienne accusait aussi Douglas Tompkins, le propriétaire du parc Pumalín, d’être un agent sioniste cherchant à créer une colonie juive en Patagonie, ce qui s’est révélé grotesque. Ma chambre m’attendait pour une bonne nuit réparatrice, avant de repartir sur le secteur le moins aisé de tout le voyage. Dès la fin de la partie goudronnée que j’avais aperçue à la sortie du village, la piste laissait présager une journée difficile. Quel contraste avec le beau bitume sur lequel je progressais depuis deux jours ! Avant de m’endormir, je m’efforçai à ne pas y penser. À chaque jour suffit sa peine… Le petit hameau de Vista Hermosa. 138 Le point culminant de la Carretera Austral. La belle descente de la cuesta del Diablo. 139 Montée éprouvante sur la route menant aux peintures rupestres. Vue sur le Cerro Castillo. 140 Villa Cerro Castillo Bosque Muerto C E matin-là, au réveil, j’entendis don Anulfo et son épouse qui s’affairaient tout en discutant dans la cuisine. Dès que je fus levé, ils me proposèrent de boire un maté avec eux. Quel plaisir de me retrouver avec ces gens dont l’humilité n’avait d’égale que la gentillesse. Avant de les quitter, je les photographiai, en promettant de leur envoyer un tirage à l’adresse de la boutique tenue par doña Juanita Barrientos Torres, où je m’étais connecté à Internet la veille au soir. Ils prenaient le car en début d’après-midi pour Puerto Murta. – Peut-être vous verra-t-on sur la route en train de pédaler ? Mais mon départ tardif et une visite m’obligeant à effectuer un détour me retardèrent trop pour que cela se concrétise. Je souhaitais découvrir les peintures rupestres qui se trouvaient sur des rochers à cinq ou six kilomètres, témoignages de la présence des Indiens tehuelches dans la région il y a plus de 10 000 ans. Je fis un saut chez doña Juanita pour la prévenir que je lui enverrai quelques photos dès mon retour en France, et aussi pour qu’elle note son adresse et écrive clairement le nom que don Anulfo avait griffonné d’une écriture maladroite. Je savais que la journée qui m’attendait serait des plus difficiles, la route comportant un dénivelé important et recouverte, sur plus de trente kilomètres, du plus mauvais revêtement de toute la Carretera Austral, m’obligeant à poser souvent le pied à terre. Je pris la décision de me débarrasser de quelques bagages superflus qui encombraient mes sacoches et ralentissaient mon allure. Pas grand-chose : quelques vêtements, outils et autres babioles. Emmener le strict nécessaire s’avère essentiel sur un tel parcours. Les gadgets sont tout à fait inutiles, 141 tout comme l’altimètre qui possédait également la fonction d’anémomètre, et le purificateur d’eau. Même si je n’avais pas emporté une pléthore d’objets inutilisés, je réussis à me délester néanmoins de deux ou trois kilos. Ne sachant pas combien de temps je disposerai au retour, je décidai de demander, à l’office de tourisme, s’il était possible de me les garder, l’arrêt de bus se situant tout proche, au lieu de les laisser à l’hospedaje ou chez doña Juanita qui aurait bien volontiers accepté de les entreposer quelques jours chez elle. Deux sympathiques jeunes filles, souriantes, avec qui je discutai longuement, consentirent sans difficulté à les ranger à l’abri des regards. La journée s’annonçait encore cuisante. Je m’attardai en parcourant à bicyclette dans la petite bourgade. – Où peut-on poster le courrier ? demandai-je. – Vous êtes en Patagonie, ici, vous ne trouverez rien avant Cochrane ! me répondit un villageois, le sourire aux lèvres. Un car arriva et stationna sur l’artère principale. Les passagers descendirent et montèrent dans un autre bus qui appartenait aux propriétaires d’une maison située tout près. Cet ancien autocar demeurait à jamais immobilisé A gauche, le car affrété pour la restauration. 142 et servait de restaurant pour sustenter les touristes. Voir ceux-ci changer de véhicule pour manger me parut une scène cocasse, voire burlesque. Pour ma part, je décidai de petit-déjeuner là où j’avais dîné la veille et de profiter de la boutique qui s’y trouvait pour me ravitailler en nourriture. Plus de cent kilomètres me séparaient de Puerto Murta et « onze heures » allaient bientôt sonner. J’avais prévu de camper à mi-parcours, mais je pressentais qu’il me serait impossible d’y parvenir avant la nuit. La patronne me reçut avec un large sourire. Pendant mon repas, une jeune fille arriva, je ne savais pas encore que la charmante demoiselle était l’enfant de doña Juanita et qu’elle se préparait pour aller travailler dans le site touristique abritant les peintures rupestres où elle tenait la caisse. Elle venait chercher un des garçons de la maison qui lui, malgré son apparence juvénile, faisait office de guide pour les quelques visiteurs. Les observer en train de s’éloigner sur leurs bicyclettes me rappela que je ne devais pas non plus trop tarder à chevaucher ma monture. La route s’élevait dès la sortie du village et se frayait un chemin à travers les rochers, laissant apparaître les gorges profondes et étroites du tumultueux río Ibáñez. Des vues exceptionnelles se dégageaient de tous côtés, notamment sur le majestueux cerro Castillo et sur la vallée que j’empruntai bientôt, sur la gauche, pour me rendre au site où se trouvaient les vestiges préhistoriques. La petite piste pierreuse traversait des champs, des prairies et flirtait avec quelques haciendas. Après une impressionnante ultime montée qui mit mon vélo à terre, je pénétrai dans une salle pour m’acquitter des droits d’entrée. Les visages graves et tristes qui m’accueillirent trahissaient une ambiance morose. M’approchant de la fille de doña Juanita, je vis des larmes qui ruisselaient sur ses joues. Lui présentant un billet, elle me confia qu’elle avait perdu tout son argent et la recette de la veille et ne pouvait me rendre la monnaie. Je lui laissai volontiers quelques lucas1 en plus, espérant que ceux-ci apaisent un peu sa peine. Je partis seul sur un sentier bordé de nombreux et divers arbustes de la région, à la découverte des rochers où figuraient des mains peintes en positif et en négatif. Une autre peinture représentait une femelle guanaco et son petit, mais celle-ci se trouvait plus loin, dans un domaine privé et inacces- 1. Dans le langage familier chilien, une luca signifie mille pesos. 143 sible. Une famille colombienne de Medellin accompagnée du guide me rejoignit. Une demoiselle prit un apparent plaisir à converser avec moi. À la fin de la visite, le jeune guide s’attarda pour discuter, lui aussi, avec le franchute2. Sa curiosité était grande et il me posa quelques questions sur les fresques rupestres en Europe. Je lui parlai des grottes du sud-ouest de la France. Après avoir descendu prudemment la côte à pied, je refis la piste dans l’autre sens pour regagner la Carretera. Je croisai doña Juanita et sa fille en automobile qui me saluèrent avec des gestes et un sourire qui me firent comprendre que l’argent perdu avait, par bonheur, été retrouvé. La Ruta 7 se présentait avec le plus incommode de ses revêtements. Mais la vitesse très lente à laquelle je fus contraint d’avancer me permit d’admirer la magnifique vallée du río Ibáñez. Les sommets enneigés dominaient les forêts et prairies qui exposaient toutes sortes de nuances de vert. Au fond se dressait le cerro Palo dont la paroi rocheuse verticale devait attirer bon nombre d’amateurs d’escalades. La route s’élevait ensuite en lacets parfois abrupts. En haut, je redécouvris l’immense val recouvert d’étangs semblables à des cratères inondés d’une belle eau bleu turquoise. Sous la chaleur accablante, j’ingurgitai ma provision de « château la pompe » tambour battant. Malheureusement, les rivières devinrent bientôt trop peu accessibles pour pouvoir y remplir mes bidons et bouteilles. La présence d’un terrain de camping se présenta telle une aide providentielle. Une femme me vit entrer et vint à ma rencontre. Elle alla me chercher une précieuse bouteille qu’elle gardait au frais. Je sus quelques jours plus tard que mes amis français, Virginie et Michel, avaient auparavant également rendu visite à ma bienfaitrice pour étancher leur soif. Le Bosque Muerto À quelques lieues, un autre véritable petit col m’attendait qui me permit de surplomber à ma gauche la laguna Verde, d’une belle couleur émeraude, entourée d’une forêt épaisse. Derrière moi, j’apercevais au loin une curieuse montagne qui arborait une forme ondulée rappelant un coquillage fossilisé. 2. Sobriquet avec lequel on désigne avec familiarité le Français. 144 J’avais déjà observé cette fantaisie géologique la veille, avant mon arrivée à Villa Cerro Castillo. Je découvris bientôt un spectacle surnaturel : le río Ibáñez inondait la vallée. Les multiples éruptions du volcan Hudson qui eurent lieu de 1971 à 1991, notamment celle d’août 1991, avaient façonné un paysage funeste où une multitude d’arbres morts émergeaient de la rivière qui s’étendait négligemment. William Henry Hudson, un des plus grands naturalistes du XIXe siècle, donna son nom à cette montagne. Doté d’une érudition et d’une compétence incontestables, je ne sais cependant si on doit le qualifier de naturaliste aventurier ou d’aventurier naturaliste, tant sa vie d’errance et de chevauchées en Patagonie, muni de sa seule carabine pour survivre, suscite l’admiration des bourlingueurs de tout poil. Vu l’heure tardive, il ne me restait plus qu’à descendre au bord du río Ibáñez et de chercher un coin pour bivouaquer. La piste était parfois bordée par des scories volcaniques. Un panneau annonçait le mirador Bosque Muerto. J’observai ces troncs calcinés, inertes, vaincus par l’action de la cendre et de l’eau. J’eus envie de profiter davantage de ce site insolite et je décidai de m’installer tout près de là pour la nuit, à une cinquantaine de mètres de la rivière. La laguna Verde. 145 Pause dans la vallée du río Ibañez ravagée par le volcan Hudson. Laissez nos rivières libres ! Revendication omniprésente… 146 Bosque Muerto Puerto Murta L A nuit ne fut pas des plus paisibles, le lieu où j’avais planté ma tente comportait des protubérances qui intensifiaient les douleurs intercostales que je ressentais toujours depuis ma chute avant Chaitén. La blessure rendit mes premiers coups de pédale des plus pénibles. Un cycliste avait dormi non loin de moi. Je m’arrêtai pour saluer l’unique pédaleur rencontré depuis mon départ de Coyhaique. Cet Américain me fit comprendre qu’il voyageait en compagnie d’amis mais qu’il avait choisi de camper dans un espace minuscule au bord de la route alors que les autres avaient préféré continuer pour trouver un lieu plus approprié. Avec ses camarades, il militait contre les centrales hydroélectriques en Patagonie. Avant de nous quitter, il me demanda un peu de crème solaire, le soleil promettait encore une journée caniculaire. Je repartis à l’assaut du portezuelo Río Cajón-Cofré qui s’élevait à 600 mètres d’altitude, la seule grande difficulté de l’étape, suivi d’une multitude de taons qui tournoyaient en attendant l’instant fatidique de leur offensive. Le col me parut plus facile que les côtes montées la veille, je bénéficiais assurément d’un ripio en meilleur état. En haut, je fus même très surpris de rouler sur le revêtement le plus confortable que pouvait offrir la Carretera Austral, certes pas longtemps, sur seulement deux cents ou trois cents mètres, mais quel revêtement ! Celui-ci me procurait même plus d’aisance que le beau bitume appliqué sur la voie entre Coyhaique et Villa Cerro Castillo. La piste s’était en effet parée d’une poudre volcanique qui la rendait roulante et très agréable. Ce confort s’avéra hélas de courte durée, et la route, avec ses pierres saillantes et sa tôle ondulée, retrouva sont aspect pernicieux, même périlleux pour les automobilistes. De petits monuments funéraires rappelaient d’ailleurs son extrême dangerosité. Le panneau annonçant le portezuelo Río Cajón-Cofré se présenta sur une partie plane. Le nom du col me fit fredonner la chansonnette A la ronda ronda de l’ex- 147 cellente chanteuse, Charo Cofré, ambassadrice de la chanson folklorique et enfantine chilienne. J’avais été impressionné par son admirable interprétation de la Ausencia (l’absence), remarquable composition de Violeta Parra. Je disposais de nombreux succès d’artistes chiliens et argentins sur mon MP3, mon autre fidèle compagnon de voyage, comme ceux cités précédemment, mais aussi Victor Jara, Atahualpa Yupanqui et Mercedes Sosa. En tant que variété francophone, j’avais choisi d’emmener des chansons de François Béranger, Anne Sylvestre, Julos Beaucarne, Tryo, Michelle Bernard, Frederik Mey, Bernard Lavilliers et Henri Tachan. Sept kilomètres après le portezuelo, je m’arrêtai pour jouir de la belle vue sur la vallée du río Murta. La descente du col semblait fort dangereuse. Un monument, entouré d’une palissade, abritait des ours en peluche, la photo d’une enfant et de nombreux bouquets de fleurs artificielles. Des parents l’avaient érigé à la mémoire de leur petite fille disparue accidentellement sur cette route. Une importante excavation rétrécissait la chaussée. J’appris, à mon retour, qu’elle était due à un accident : un car avait récemment chuté au fond du ravin. Arrivé en bas, je longeai la large rivière dont les eaux allaient bientôt se confondre avec celles du lac Carrera. J’aperçus les cyclistes américains, regroupés qui se préparaient à pénétrer dans le cours d’eau invitant à la baignade. Moi-même, je m’arrêtai un peu plus loin pour m’immerger dans la rivière glaciale, profitant de cette pause réfrigérante pour laver mon linge que je fis ensuite sécher sur mon vélo. Je pris du plaisir à finir mon parcours dans la magnifique vallée malgré l’exténuante tôle ondulée. À six kilomètres de Puerto Murta se trouvait la bifurcation où je devais emprunter, sur la gauche, la piste menant au village ; la Carretera, quant à elle, continuait tout droit. Une petite route traversait des prairies jusqu’à un pont qui, comme sur le río Cisnes en contrebas de Villa Amengual, jouxtait l’ancienne passerelle suspendue délabrée. La ville se situait tout près. Je m’arrêtai au premier hospedaje aperçu. Un couple âgé me reçut et m’emmena vers une bâtisse qui comprenait une grande salle, une cuisine, des toilettes et cinq ou six chambres, le tout assez modeste mais très propre et agréable. Les chamailleries de mes deux hôtes m’amusèrent ; leurs querelles incessantes devaient meubler leur quotidien… Ils me proposèrent de prendre la once avec eux mais mon estomac criait famine et je désirais me nourrir plus copieusement. Je décidai d’inspecter le village pour trouver un endroit où manger. Dans un hospedaje, tout près, une femme me suggéra du saumon accompagné de pommes de terre. 148 J’acceptai avec plaisir. Je fis un tour, après le dîner, à l’extrémité de Puerto Murta pour découvrir enfin l’incomparable lac Carrera, le deuxième plus grand d’Amérique du Sud avec une superficie de 1 850 km2, et le septième plus profond au monde avec des fonds allant jusqu’à 590 m qui lui octroyaient un bleu abyssal contrastant avec les quelques baies aux eaux émeraude. Le lac se prolonge aussi en Argentine sous le nom de lago Buenos Aires. Si la partie chilienne est profondément encaissée, de l’autre côté de la frontière il s’étale sur le plateau qui constitue le début de la Pampa. Le panorama sur l’immense étendue d’eau qui s’étirait au pied des montagnes m’éblouissait. Je me réjouissais à l’idée de la contourner en effleurant ses rivages les deux jours suivants. La région des lacs, au nord de Puerto Montt, contribue amplement à la richesse touristique du pays, je me remémorais notamment les lacs Llanquihue, Ranco, Villarica et La Laja, mais le lac Carrera, pour son aspect sauvage, m’impressionna plus encore que les précédents. 149 Le lac Carrera. Le vieux cimetière de Puerto Murta. 150 Puerto Murta Puerto Río Tranquilo L grondement des moteurs des débroussailleuses me réveilla. Vu la chaleur, les employés municipaux avaient commencé tôt leur travail pour ne pas souffrir pendant les heures où la prudence incitait à ne pas s’exposer trop au soleil. Parmi ceux-ci, une femme empoignait avec force et grande dextérité l’engin. Je vécus cette scène comme un pied de nez au machisme, idéologie qui influence toujours et partout les comportements dans nos sociétés. Après avoir pris congé des propriétaires de l’hospedaje, je partis petitdéjeuner à l’endroit même où j’avais dîné la veille. Je sentis que j’allais déranger le quotidien routinier de la maison car je ne perçus âme qui vive. Je frappai avec insistance, une jeune fille ouvrit la porte et me proposa de patienter à l’intérieur, la patronne venant tout juste de se lever. Sans doute n’avaient-ils guère l’habitude d’être bousculés par les touristes, ces derniers se faisant plus rares cet été, alors que le soleil extériorisait, depuis quelques jours, sa grande générosité. Mais le temps exécrable qui avait sévi l’année antérieure les avait dissuadés, semble-t-il, de passer leurs vacances dans l’extrême sud chilien. Mala suerte (pas de chance) pour ceux que la crainte des intempéries avait découragés à parcourir la Patagonie, cet été offrant l’opportunité exceptionnelle de profiter de la clémence d’Ayayema, le dieu qui tourmentait le quotidien des Indiens alakalufs en provoquant les intempéries. J’avais prévu une petite étape, Puerto Río Tranquilo se situant seulement à 30 km de Puerto Murta. Cela me permit de visiter minutieusement ce village de moins de 600 habitants. Là aussi, je fus surpris de la taille de l’école, un édifice tout en longueur et de construction récente. Une avenue excessivement large traversait la modeste agglomération. Quelques chèvres erraient dans les rues et, comme dans les autres bourgades de Patagonie, des E 151 chevaux, attachés aux clôtures, arboraient leurs selles typiquement patagónicas, recouvertes de l’inévitable peau de mouton. Il est vrai que les ovins peuplent abondamment la Patagonie. D’ailleurs, certains pâturaient, libres, sur les bas-côtés de la route qui conduisait aux dernières maisons ; l’élevage demeure l’activité principale dans la région. Avant de quitter le pueblito, je me souvins avoir bu, la veille, un coca-cola à l’hospedaje et avoir oublié de le payer. Je retournai chez mes hôtes mais je dus insister énergiquement pour qu’ils consentent à empocher l’argent. Je repris ma route et retrouvai la Carretera Austral. Au croisement, je vis approcher une cycliste seule. La jeune femme profita de ma présence pour s’enquérir sur Puerto Murta et ses commerces. Elle précédait son mari et d’autres compagnons de voyage. Je me rappelai les avoir aperçus sur la place de Coyhaique pendant que je me désaltérais à la terrasse du Café Ricer. La campagne vallonnée parée de mille fleurs m’invita à flâner. Un panneau indiquant l’ancien cimetière de Puerto Murta aiguisa ma curiosité. Je pris le petit sentier et traversai des prairies où paissaient des troupeaux de bovins. Je découvris bientôt de nombreuses maisons miniatures construites avec des planches de bois à l’instar des demeures de la contrée. Elles faisaient office de monuments funéraires. Isolée, située en haut d’une colline à une dizaine de kilomètres du village, la concentration de sépulture m’apparut telle un décor imaginaire émanant de la veine poétique d’un artiste peintre inspiré. Tout près, d’épais glaciers recouvraient les sommets. En bas, le lac Carrera dévoilait toujours son bleu abyssal. J’étais comme dans un rêve, j’en perdis la notion du temps. Je décidai d’emprunter tous les sentiers rencontrés sur la route. L’un d’entre eux me conduisit vers une petite chapelle, égarée dans ce paysage mirifique. J’avançais lentement, savourant chaque instant. Je ne voulais manquer une bribe de cette nature sauvage. Mon esprit, indépendamment de ma carcasse, vagabondait. Malgré ces vagabondages, j’aurais aimé que quelque chose me retienne prisonnier en cet endroit pour profiter interminablement de sa splendeur. Je pensai aux qualificatifs élogieux que m’insufflait mon voyage depuis mon départ, louanges qui submergeaient déjà mon blog, et je me souvins des paroles d’une chanson d’Henri Tachan : Qui trop embrasse mal étreint… le verbe. Comment faire partager le charme harmonieux de cet univers retiré sans exprimer un enthousiasme excessivement encenseur ? Seul un vanneau téro osa me sortir de ma torpeur tandis que je m’émerveillais devant des arrayanes fleuris, magnifiques arbres dont les larges troncs plissés accentuaient leur beauté rustique. 152 J’écoutais chantonner Julos Beaucarne lorsque je franchis le puente El Belga. Chanteur wallon, mais surtout citoyen du monde, sa poésie m’accompagnait souvent durant mon périple et ses musiques berçaient quotidiennement mon esprit. Je m’arrêtai pour observer une ferme près d’une rivière tumultueuse et prendre quelques photographies. J’appris plus tard qu’un voyageur avec qui je correspondais, Bernard « le Pantouflard », avait bien connu les gens qui vivaient ici. Une importante colonie belge s’est installée aux alentours du lac, comme à Chile Chico qui côtoie la pampa Argentine. Cette ville peut s’enorgueillir d’une histoire étonnante. Sa population initiale, venue de l’autre côté de la frontière, s’établit dans la première décade du XXe siècle, attirée par le microclimat, et ils occupèrent les vallées les plus fertiles. Mais les sinistres familles Braun, Menendez ou Campos, riches propriétaires terriens du sud de la Patagonie, avaient acquis des titres de propriété grâce à des arrangements financiers peu scrupuleux et voulurent les déloger. Ils obtinrent l’aide de l’État chilien, mais les colons s’organisèrent ; ils affrontèrent vigoureusement l’armée et réussirent à conserver leurs exploitations. Cet épisode historique a marqué l’histoire du pays sous le nom de « guerre de Chile Chico ». La majorité des émigrants belges fut moins chanceuse, disposant de terres peu fertiles. Un sentier me conduisit vers une petite chapelle, égarée dans un paysage mirifique. 153 Je fus bientôt rattrapé par la jeune femme à bicyclette accompagnée cette fois-ci d’une autre voyageuse. Nous conversâmes et le reste du groupe se présenta. Il était composé de leurs compagnons respectifs. Le premier couple, suisse, était parti d’Anchorage en Alaska et se dirigeait vers Ushuaia, le second était hollandais. Je les laissai repartir mais leur bonne humeur contagieuse m’habita longuement. À l’entrée de Puerto Río Tranquilo, de nombreux Israéliens attendaient qu’une voiture les conduise vers d’autres lieux. Dès mon arrivée, je cherchai une embarcation pour visiter une des curiosités du lac, la chapelle de marbre, une formation géologique intéressante produite par l’érosion. Une barque m’emmena en compagnie de sept ou huit personnes voir ces blocs minéraux blancs et bleus dont les veines ondulées reflétaient l’apparence du cipolin. Un rocher revêtant l’aspect d’un chien semblait incarner un animal mythique à qui l’on aurait confié la protection du fabuleux lac. Nous croisâmes d’autres bateaux dans lesquelles des touristes s’appliquaient à prendre les photos insolites et précieuses qu’ils montreront fièrement à leur retour. Partis d’Anchorage en Alaska, il ne manquait plus que quelques semaines à Rahel et Jürg pour atteindre Ushuaia. 154 Je sympathisai avec deux Israéliens et un Chilien de Concepción. Après avoir posé pied à terre, je m’attardai avec eux pour écouter leurs péripéties de voyage. Je cherchai ensuite un hospedaje, tout en visitant ce village de 460 habitants. Une bâtisse des plus modestes faisait office de lieu de prière pour les voyageurs d’obédience juive. La principale attraction touristique, non loin de Puerto Río Tranquilo, demeure l’excursion au parc national laguna San Rafael. Son coût, malheureusement, la rend difficilement accessible pour la plupart des touristes, surtout pour ceux qui parcourent le monde à bicyclette et qui disposent d’un budget restreint. Encore peu d’infrastructures permettent d’y accéder. Il n’est possible d’admirer ses paysages que par avion ou par bateau. Celui-ci fait partie du Campo de Hielo Norte. Un peu plus au sud se trouve son grand cousin, le Campo de Hielo Sur. Ils recouvrent respectivement une superficie de 4 500 km2 et 13 500 km2, et représentent les masses de glaces les plus volumineuses après le Groënland et l’Antarctique. Elles datent de la période de fort refroidissement qui caractérise le quaternaire. En raison de ses ressources naturelles, ce parc qui est le plus étendu de la région d’Aysén, fut déclaré réserve mondiale de la biosphère par l’Unesco, en 1979. Son relief se distingue par la présence de nombreux sommets parmi les plus hauts des Andes australes qui donnent naissance à d’importantes langues glaciaires. Le glacier San Rafael descend du mont San Valentín, le point culminant de la Patagonie avec ses 4 058 m. Arrivés au niveau de l’Océan, d’énormes blocs de glace se détachent et tombent dans les eaux dans un fracas terrible. J’appris que le bateau qui parcourait la lagune était victime d’une avarie, et qu’il risquait d’être immobilisé pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Pas de chance pour les touristes qui souhaitaient absolument explorer le parc qui comporte aussi toute la faune et la flore de la XIe région. Une piste sort du village pour effleurer les glaciers et permettra d’accéder bientôt à Puerto Grosse, situé sur la bahía Exploradores. Enfin un passage vers l’Océan et l’éden majestueux… Je m’arrêtai dans un modeste cybercafé pour me renseigner sur ses horaires d’ouverture et aussi pour que l’on me conseille un hospedaje. Carla Pamela me reçut et me suggéra une pension confortable, le residencial Darka. Je le trouvai sans difficulté et m’installai rapidement avant de retourner dans la boutique octroyant l’accès sur le Net et écrire quelques lignes sur mon blog que j’illustrai avec des photos. À mon retour au gîte, une femme parlant français me raconta qu’elle avait fait un tour en voiture avec son mari pour s’approcher du Campo de 155 Hielo Norte, au pied du glacier qui descend du mont San Valentín, mais que leur automobile était tombée en panne. Son époux attendait son remorquage. Ne maîtrisant guère l’espagnol, elle désirait que j’explique cela à la patronne de la pension et que je l’informe qu’ils risquaient de manger tard. Mais son compagnon arriva bientôt. Avec une grande gentillesse, le couple m’invita à dîner à leur table. Elle, était Italienne, lui, Allemand, et tous deux vivaient à Zurich, en Suisse. Nous passâmes ensemble une excellente soirée des plus conviviales, que nous achevions en fredonnant des chansons de Frederik Mey, un auteur-compositeur berlinois qui a enregistré de nombreux disques en langue française et que j’écoutais depuis mon adolescence. Nous nous séparâmes à une heure avancée et je commis, là, une erreur qui aura des répercussions sur le reste de mon voyage… J’évoquerai cette mésaventure par la suite. Je ne tardai pas à me laisser choir dans les bras exquis de ma déesse préférée, la douce Morphée. 156 Un rocher revêtant l’aspect d’un chien semblait incarner un animal mythique à qui l’on aurait confié la protection du fabuleux lac. La Chapelle de Marbre. 157 Avec son ambiance paisible, Puerto Río Tranquilo mérite bien son appellation. Le cimetière de Puerto Río Tranquilo avec ses petites maisons rappelant les cimetières chilotes. 158 Puerto Río Tranquilo Puerto Bertrand J retrouvai mes nouveaux amis zurichois attablés, attendant leur petit déjeuner. Prenant de la hardiesse, je m’invitai cette fois-ci à leur table. Cependant, je ne devais pas m’éterniser, il me fallait parcourir 61 km sur une route escarpée parsemée de côtes parfois longues, souvent très raides, avant d’atteindre Puerto Bertrand. D’ailleurs, dès la sortie du village, la carretera montait longuement et passait juste devant le cimetière de Puerto Río Tranquilo. À l’instar de Murta, on avait enterré les trépassés sous des maisons miniatures, de différentes tailles, comme si on avait voulu construire un hameau pour abriter et divertir les âmes défuntes… Comme si on espérait se convaincre que la vie et la mort font partie d’un même divertissement se prolongeant dans l’éternité, contestant ainsi l’inéluctable fin de l’existence en suggérant un ultime sommeil infini. Le lac, en contrebas, divulguait toujours son bleu profond. Dame Nature exhibait déjà toute sa générosité avec ses plus beaux appâts : l’onde paresseuse, ses montagnes, sa flore, ses nuages… La montée me parut interminable mais la vue, assurément, en valait la peine. Je découvris au loin la route qui serpentait entre les collines verdoyantes et fleuries et les rives étriquées du lac, les massifs abrupts plongeant dans les eaux. Les troncs calcinés allongés sur le sol et les fuchsias bordaient invariablement la piste. De nombreux troupeaux et quelques fundos clairsemés agrémentaient mon parcours. Devant l’un d’entre eux, un panneau indiquait vente de fromage et de manjar (confiture de lait). Je ne pus résister à la tentation, non pas pour le fromage mais pour le doux dessert, ma gourmandise s’imposant à la raison. Je m’engageai sur un chemin qui jouxtait un champ de sénevé d’un jaune éclatant, et mis pied à terre devant la ferme. En face, des crânes d’animaux divers recouvraient le pan d’un bâtiment. Je fus accueilli par une E 159 femme sympathique qui manifesta son étonnement quand elle me vit alourdir mes sacoches du pot rempli de deux kilos du laitage superflu. Avant de repartir, je m’attardai, abasourdi, devant le cadavre suspendu d’un tatou, vidé de sa chair. Ma surprise provenait du fait que je savais que l’insectivore, trop souvent chassé, figurait parmi les espèces extrêmement protégées. Sa carcasse était utilisée pour la fabrication des charangos1. Après tout, peut-être avaient-ils découvert l’animal gisant sur leurs terres. Il séchait, pendu par la queue, à l’entrée de la maison, au soleil. Sans demander la permission et défiant les regards réprobateurs, je le photographiai sous tous les angles pour le montrer à mes deux fils, flûtiste et guitariste, mais aussi, à l’occasion, charanguistes. Je repris ma route, ma petite reine alourdie. Les côtes se succédaient sans interruption, dévoilant à chaque instant des vues magnifiques. Au bord du chemin qui menait à la piste, deux bandurrias au long bec et au cou couleur de feu s’égosillaient en poussant leurs cris nasillards. Avec ces ibis à face noire et les vanneaux téros, passer inaperçu constituait une véritable gageure. Des crânes d’animaux ornent les fundos de Patagonie. 1. Petits instruments à corde endossant la carapace osseuse et cornue du tatou, incontournables dans les groupes musicaux des hauts plateaux andins. 160 Les kilomètres qui suivirent défilèrent lentement jusqu’à ce que j’atteigne le sommet d’une colline où, à l’entrée d’un sentier descendant jusqu’au lac, des panneaux indiquaient en espagnol et en hébreu un terrain de camping naturel où l’on pouvait se baigner et partir en excursion pour observer la Cathédrale de Marbre. De petits îlots rocailleux apparaissaient çà et là, accentuant le caractère sauvage du paysage. Mais les panoramas charmeurs se méritent : les vibrations, provoquées par la tôle ondulée, ajoutées aux difficiles montées freinaient sérieusement ma progression. De plus, je succombais à chaque instant à la tentation de prendre des photographies. Puis la route devint moins tortueuse, moins accidentée. Près de moi une langue épaisse du Campo de Hielo Norte trahissait la présence toute proche du cerro Nyades qui culminait à 3 078 m. Je m’approchai du puente Leone en me dirigeant légèrement vers l’ouest et ce fut au tour de la brise de ralentir mon allure. Heureusement qu’aucun leone (le puma, lion des Andes) ne me filait le train ! Après le pont, je repris vers le sud et le vent me poussa sur une partie plate et, oh miracle, la carretera tapissée de poudre volcanique que j’avais eu l’occasion de tester après le Bosque Muerto entre Villa Cerro Castillo et Puerto Murta, remplaçait la tôle ondulée pierreuse qui recouvrait jusqu’à maintenant la piste. Mon compteur affichait 25 km/heure, et cela dura plus de cinq kilomètres ! Je passai près d’un cimetière minuscule, renfermant cinq ou six monuments funéraires dont l’originalité, là encore, retint mon attention. Nul besoin d’imposantes pierres tombales de marbre pour honorer les morts, seulement un peu d’imagination, une âme d’artiste dans sa plus grande modestie. Le long pont suspendu Général Carrera marquait l’extrémité sud du lac. De l’autre côté de l’ouvrage, des cabañas cossues pour estivants fortunés passionnés de la pêche sportive bordaient le lac Bertrand. Je rencontrai Rahel, la Suissesse aperçue la veille, et son amie hollandaise, conversant avec des touristes motorisés. En contrebas, au bord de la rive, je découvris leurs compagnons accompagnés de Michael que je n’avais plus revu depuis Coyhaique et un Australien, Stephen. Ce dernier remplissait les nombreux bidons avec son purificateur d’eau. Heureuses retrouvailles qui me permirent de bavarder un peu. Peu après, j’arrivais à la cruce El Maitén. Sur la gauche, la carretera menait à la frontière Argentine en passant par Chile Chico, distante de 122 km, par une charmante piste en corniche, proposant souvent des spectacles impressionnants, vertigineux. Mais celle-ci sera pour un autre voyage, je continuai en tournant à droite vers Cochrane. Il me restait dix- 161 huit kilomètres à parcourir avant de parvenir à Puerto Bertrand : deux heures de cheminement. Aussitôt, la route s’éleva offrant un paysage magnifique sur les lacs Negro et Carrera, séparés seulement par un étroit banc de terre et de rocailles revêtu d’arbres. Cette côte montée à pied en poussant ma bicyclette me permit d’admirer longuement la juxtaposition des deux grandes étendues d’eau d’origine glaciaire entourées des montagnes dont les blancs sommets se confondaient avec les nuages qui se déplaçaient à basse altitude. Avec toutes ces splendeurs, je n’imaginais pas encore que le plus beau restait à venir : Le lac Bertrand légèrement agité, recouvert de nébulosités qui enveloppaient d’une couleur surnaturelle les cimes drapées d’épais glaciers, laissant cependant apparaître un voile nacré. La piste me parut plus défectueuse avec ses pierres disparates et proéminentes côtoyant de profondes excavations. Sur les rives du lac, des prairies blotties contre les pentes rocheuses abritaient quelques rares fundos. Je me demandais ce que pouvaient ressentir les autochtones qui vivaient là en se levant et s’endormant chaque jour dans ce décor fabuleux. Je pensai soudain à mon lieu de travail, en plein Paris, et j’imaginais ce que deviendraient ces gens s’ils devaient s’habituer à une existence par trop matérialiste, loin de leurs repères naturels. Perdu dans mes songes, je pédalai d’une traite jusqu’au puente Catalan. Mes compagnons cyclistes s’étaient installés en bordure de rivière. Je m’arrêtai et les saluai du haut du pont. Ils m’invitèrent à les rejoindre, mais je tenais à atteindre Puerto Bertrand avant la nuit, souhaitant me trouver dès mon réveil sur place pour parcourir le village. Il fut créé en 1916 pour recevoir la production de bois avant que celle-ci ne traverse les lacs Bertrand et Carrera pour gagner enfin l’Argentine. Je pris une route à droite pour pénétrer dans le hameau de 150 âmes. Je passai devant quelques habitations et des voix connues me hélèrent. Je tournai la tête et vis Virginie et Michel, deux des cyclistes français rencontrés à Coyhaique, me gratifier de leurs sourires. – Pourquoi ne t’arrêterais-tu pas ici ? L’hospedaje est vraiment sympa, un peu comme celui de don Rocco… J’acceptai bien volontiers. Leur toile de tente était plantée dans le jardin devant le gîte. La maîtresse de maison me reçut avec beaucoup de gentillesse et me proposa de dîner. J’avais pédalé toute la journée sans rien avaler de solide et la faim me tenaillait. Pendant mon repas, je pensais à des amis francochiliens qui ne devaient pas se douter qu’un endroit enchanteur perdu en pleine Patagonie portait la même appellation qu’eux, nom emprunté à 162 Alejandro Bertrand, géographe chilien qui a publié une étude technique sur la délimitation de la frontière avec l’Argentine et des ouvrages sur la région d’Atacama. Avant de m’endormir, je regardai les photos prises durant l’étape, me remémorant ainsi les impressions fortes suscitées par les paysages sublimes. 163 L’église de Puerto Bertrand. Doña Ester devant son hospedaje. 164 Puerto Bertrand Cochrane A levé, je me dirigeai vers la salle de bain et j’aperçus Virginie et Michel déjà attablés devant leur petit déjeuner. Je me dépêchai pour les rejoindre mais je ne pus qu’assister à leur départ pour Cochrane. Deux touristes de Santiago conversaient avec doña Ester, la patronne de l’hospedaje. L’intimité avec laquelle ils s’entretenaient laissait transparaître un attachement sincère et profond. Le relationnel, dans ces contrées isolées, ne peut se comparer avec celui que nous connaissons dans les régions plus fréquentées. Les sentiments prennent ici rapidement de l’ampleur et les personnes semblent toujours promptes à se lier d’amitié, la sensibilité à fleur de peau. Cela provient certainement du fait que les gens manifestent une grande bienveillance les uns pour les autres, et même une certaine compassion pour les plus infortunés, mais rarement de l’indifférence. Dans nos pays, on éprouve souvent le besoin de se justifier quant à son niveau culturel, sa profession ou sa classe sociale… Cela fausse les rapports entre les individus et entretient souvent le mépris, la jalousie, voire la discrimination. Le mari de doña Ester était décédé depuis peu. Elle me confia qu’elle résiderait une partie de l’hiver chez sa fille, dans la capitale chilienne, pour ne pas se retrouver seule quand le climat se fera rude et que sa tristesse deviendra excessive. Mais elle me conseilla de passer un jour en cette saison dans son village pour jouir de ses magnifiques paysages enneigés. Avant de poursuivre leur voyage, le couple santiaguino vint converser avec moi, intéressé par le mode de tourisme que je pratiquais et qui leur paraissait peu banal. – Nous allons peut-être vous voir sur la route car nous allons visiter Caleta Tortel et Villa O’Higgins. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à nous le demander ! PEINE 165 Leur aimable proposition me toucha même si l’opportunité de les rencontrer ne se représenta pas. Après avoir pris une dernière photographie de doña Ester devant son hospedaje, j’entrepris de me promener dans le village. Tout près, se trouvait une chapelle coquette et originale, lieu de culte enluminé édifié tout en largeur. Un attelage de bœufs tirant une charrette à bois pénétra dans le terrain en face de l’édifice religieux. Le stade de football bordait le pueblito et des jeux d’enfants aux couleurs vives ornaient la place. Je quittai le sector alto (secteur haut) par une descente raide qui me conduisit jusqu’à des escaliers. Je laissai mon vélo et parvenais au sector bajo (secteur bas), là où naissait le río Baker. Le hameau avait été bâti à flanc de colline. Des officines proposaient des activités touristiques variées : du trekking jusqu’au glacier Neff, du rafting et la pêche à la mouche. Je fis connaissance avec Felipe, une des personnes qui travaillaient du tourisme. Il guidait les touristes audacieux sur les rivières et les ventisqueros. Il me confia qu’il avait récemment emmené un couple français qui désirait voir les glaciers. Là-haut, alors qu’il débitait son savoir, il comprit qu’il avait affaire à des scientifiques qui, en fait, maîtrisaient cette nature bien mieux que lui. – Ils m’en ont appris davantage que ce que je connaissais jusque-là ! ditil le sourire aux lèvres, comme s’il se moquait de lui-même. J’aime ces gens dont la simplicité et l’humilité m’inspirent un grand respect. Un splendide críollo chileno de robe alezane et l’inévitable chien patagón, dans les rues de Puerto Bertrand. 166 Il allait bientôt se rendre au parc Pumalín, près de Chaitén. Je lui racontai les péripéties que j’avais endurées là-bas au début de mon voyage et mes rencontres avec Milena, Daniela et Dagoberto. Justement, il devait me quitter pour téléphoner à ce dernier, surintendant de la réserve naturelle. Je lui demandai de leur donner le bonjour et de les rassurer sur ma santé et sur le bon déroulement de mon périple. Je poursuivis ma visite et vis, sur le bord de la route, un homme qui ferrait son cheval, flanqué de ses deux chiens, vêtu de véritables habits patagones et coiffé du béret qui caractérise les gens de la campagne. Il démontrait, en garnissant le sabot, une dextérité de gaucho. Je pensais à l’anachronisme qui différencie les activités touristiques modernes du quotidien traditionnel des autochtones. Un peu plus loin, je conversai avec un autre descendant de colons qui, après quelques minutes de discussion, me demanda si j’étais venu pour acheter des terres. – Non, je suis un simple voyageur à bicyclette, lui répondis-je, un peu vexé qu’il me prenne pour un de ces nantis qui élisent domicile sur divers continents. Bon nombre d’écriteaux indiquait « se vende terreno » (terrain à vendre). À mon retour, je consultai un site Internet qui en proposait un d’une superficie de 250 hectares pour le prix de 285 000 euros. Ce petit hameau, qui possédait déjà quelques complexes touristiques, deviendra certainement bientôt un lieu de villégiatures attirant de riches Américains et Européens. Le lac Bertrand. Au fond débute le cours du río Baker. 167 Je repris la route vallonnée dans la vallée découverte en 1899 par l’explorateur Hans Steffens, premier aventurier à remonter le río Baker. Je longeai la rivière, tantôt la surplombant, tantôt accédant à son rivage. Dès qu’une occasion de m’approcher du fleuve se présentait, je descendais de ma bicyclette pour prendre quelques photographies et admirer le large et tumultueux cours d’eau qui possède le débit le plus important du Chili. Un monument, érigé à la mémoire de Fernando Almendra, militaire mort lors de la construction de la Carretera, arborait la maxime au sens plus que contestable et à mon avis absolument absurde : "La sangre de un soldado nunca ha sido derramada en vano" (le sang d’un soldat n’a jamais été versé en vain). Avec la chaleur pesante, la tentation de me rafraîchir au bord de la rivière fut irrépressible. Je baguenaudais avec mon appareil photo pendu à mon cou quand j’aperçus Cristofer, un jeune garçon d’une dizaine d’années chevauchant une belle jument alezane à la crinière claire. Il m’accompagna pendant mes nombreuses prises de vue, me parlant avec une maturité peu commune pour un enfant de son âge. Son apparente retenue trahissait une certaine timidité. Avant de le quitter, je lui offris un de mes porte-clés représentant la tour Cristofer, enfant d’Aysén. 168 Eiffel. Apparemment, la miniature du célébrissime monument parisien lui procura un réel plaisir ; il me proposa ensuite de monter sur son cheval extrêmement docile. Puis nous nous éloignâmes, chacun de notre côté, regrettant réciproquement la brièveté de notre rencontre. Tandis que je prenais quelques photographies un peu plus loin, il réapparut pour m’inviter chez lui, m’assurant que ses parents seraient aussi très heureux de me recevoir. Malheureusement, il m’était impossible de m’attarder plus longtemps, ne disposant que du temps nécessaire pour parvenir à la localité suivante. – Au retour alors ? insista-t-il. – Je ne sais pas si je repasserai par ici. – Alors ce sera pour la prochaine fois que vous reviendrez dans la région ? Je lui promis, en effet, que si je réempruntais un jour cette route, je ne manquerais pas de lui rendre visite. Je lui demandai son adresse pour lui envoyer une carte postale de France. Il repartit cependant un peu déçu que je ne puisse répondre favorablement à sa sollicitation. Un peu plus loin, je m’arrêtai de nouveau pour observer un vanneau téro qui semblait m’apostropher devant une ferme. Une femme ne tarda pas à sortir, alertée de ma présence par le cri strident de l’oiseau. La dueña de casa m’affirma que le volatile, qui nichait près de la maison, prévenait toujours avant son chien lorsqu’un individu s’approchait. Elle voulut aussi me faire entrer dans sa demeure, mais je fus encore contraint de décliner l’invitation. Décidément, les gens se montraient tous très accueillants. Au quatorzième kilomètre, la route se mit à grimper durement, j’arrivais à la Confluencia, appelée ainsi car le río Neff, avec ses eaux laiteuses provenant du glacier portant le même nom, se jetait dans le Baker aux eaux turquoise. Ce dernier s’engageait ensuite dans des gorges encaissées. Je laissai mon vélo et m’en allai pour une randonnée pédestre, empruntant un sentier qui menait un peu plus bas près d’une cascade du río Baker. Les collines, très peu boisées mais recouvertes d’arbustes steppiques, offraient un paysage qui se différenciait totalement de ceux dont j’avais l’habitude d’observer depuis mon départ. Le bleu du fleuve tranchait avec la couleur ocre des rochers et de la végétation. Tout en cheminant, je contemplais la nature si généreuse. Hélas, il me fallut faire demi-tour avant d’arriver à la chute d’eau pour ne pas me retarder davantage, et je repris ma bicyclette. La route vallonnée continuait dans un décor montagneux, creusée parfois dans les épaisses masses rocheuses qui laissaient néanmoins entrevoir, en contrebas, la rivière suivant son cours dans le canyon sinueux et profond. 169 Seize kilomètres plus loin, je traversai le río Chacabuco dont la vallée recélait une partie des terres les plus propices à l’élevage avec le fromage de brebis comme spécialité locale. À gauche, soixante-douze kilomètres de piste menaient à l’estancia Baker. Je ne pus m’empêcher de penser que cela correspondait à plus d’une journée de route à vélo. La notion des distances subit ô combien l’influence du moyen de locomotion utilisé ! Dans la contrée, des conflits faisaient couler beaucoup d’encre. Le principal concernait les projets de construction de centrales hydroélectriques dans cette immensité naturelle pratiquement intacte, notamment par les entreprises Endesa et Colbun, ce qui inquiétait les habitants des environs. Le gouvernement chilien insistait sur l’importance d’augmenter la production d’électricité du Chili, comme le confirmait Jorge Rodríguez Rossi, ministre de l’Économie et de l’Énergie, dans le quotidien Diario Financiero : « Si ces usines, qui produiront 2,4 milliards de watts, ne sont pas construites dans la région d’Aysén, il faudra le faire ailleurs dans le pays. Sinon, la croissance économique nationale serait en péril. » Les détracteurs de ces projets qui entraîneraient inéluctablement l’inondation de plusieurs milliers d’hectares, ont trouvé en Douglas Tompkins un leader charismatique qui a déclaré au journal La Segunda : « Nous sommes solidaires du grand nombre d’habitants des provinces environnantes qui 170 s’inquiète des conséquences de ce dessein monstrueux. Et j’ai la certitude que, grâce aux campagnes qui se mettent en place, des millions de Chiliens partageront cette inquiétude. » Les opposants bénéficiaient également du soutien de puissants secteurs économiques comme ceux du tourisme, de l’élevage et de la pisciculture. Paradoxalement, cette dernière se trouvait constamment critiquée par les associations de protection de l’environnement en raison des dégâts qu’elle entraîne, tels que la pollution des cours d’eau ou la diffusion de maladies. Cette agitation a amené le gouvernement et l’entreprise Endesa à organiser, dans la ville de Cochrane, une réunion d’information dont rend compte El Diario de Aysén, le quotidien régional : « Les personnes présentes ont parlé de leurs inquiétudes, qui vont de l’impact que les centrales pourraient avoir sur le tourisme local à leurs conséquences sur les traditions culturelles auxquelles les habitants de la zone rurale de Cochrane sont très attachés. Et c’est dans cette ambiance que les représentants d’Endesa ont ouvertement assuré que si le projet se concrétisait, le coût de l’énergie devrait baisser considérablement, au point qu’il deviendrait possible de remplacer l’utilisation du bois de chauffage par l’électricité dans notre région. Cela contribuerait ainsi à diminuer les dégâts écologiques provoqués par la combustion. » Un autre débat s’invitait : centrales hydroélectriques contre feux de cheminée. Sur le bord de la route des panneaux de propagande fleurissaient aux slogans très concis : « Cochrane sin represas », « No a la inundación de la Patagonia », « Aysén reserva de vida ». Autre sujet d’inquiétude, la probable obtention, à l’endroit même où je me trouvais, de milliers d’hectares allant de la Carretera jusqu’à la frontière argentine, par Douglas Tompkins. Si son acquisition d’un important territoire au sud de Chaitén avait suscité de l’enthousiasme parmi les militants écologistes, les données s’avéraient ici quelque peu différentes car elles modifieraient considérablement l’écosystème de cette région où l’élevage prédomine et est indispensable pour préserver la faune sauvage, prédatrice de moutons ou se nourrissant de leurs cadavres ainsi que ceux des bovins, comme me le confiait Raúl Piñeira, un homme qui me conduisit de Cochrane à Villa Río Tranquilo, à mon retour. Puis la route s’éloigna du Baker pour longer le río Cochrane. Laissant encore ma bicyclette seule, j’empruntai un escalier qui menait en haut d’une petite colline dominée par une croix. J’apercevais Cochrane tout proche. Je vis soudain mes amis suisses Rahel et Jürg passer à toute vitesse, il est vrai que le crépuscule pointait déjà. Ils avaient été retardés par des journalistes 171 rencontrés dans un restaurant qui leur avaient proposé de raconter, avec maintes anecdotes, leur long périple, afin de rédiger un article sur leur publication mensuelle. J’arrivai enfin dans la ville de 2 930 habitants, fondée en 1930, le dernier endroit où parvenait la civilisation sur la route australe. Plus au sud commençait la grande aventure… Il me fallait absolument profiter de cette halte pour acheter suffisamment de nourriture pour subsister plusieurs jours. Vu l’heure tardive, je pris la direction de l’hôtel-restaurant Lago Esmeralda. Hôtel modeste où des champignons occupaient la salle de bain en garnissant le rebord de la baignoire, mais dont la télévision me permit de voir, pendant que je dînais, un match du championnat d’Argentine de football avec les fameuses équipes de Boca Juniors et River Plate. Le nom de la ville provient de l’amiral Thomas Cochrane qui se rendit célèbre en se distinguant dans les guerres napoléoniennes, où il faillit incendier la flotte française à Rochefort. Napoléon Bonaparte le surnomma le Loup des Mers. Rayé des rangs de la marine britannique en 1814 pour avoir répandu de fausses nouvelles dans un but de spéculation financières indélicates, il servit à l’étranger. Il commanda en 1818 les forces navales du Chili contre l’Espagne, devenant, pour ses faits d’armes, un libertador, avant de participer ensuite à la guerre d’Indépendance grecque. Deux gauchos à cheval. 172 Le canyon sinueux et profond du río Baker. la Confluencia, où le río Neff se jette dans le Baker. 173 La charmante petite cathédrale de Cochrane. Le local de l’association des défenseurs de l’esprit de la Patagonie. 174 Cochrane Caleta Tortel U couple de motards, peu loquace, prenait son petit déjeuner près de moi. Ce dimanche matin, Cochrane ressemblait à une cité fantôme. C’était pourtant la dernière ville digne de ce nom sur la Carretera Austral, et un soleil radieux invitait à flâner. Même les hôteliers avaient déserté leur établissement. J’avais été prévenu : le patron m’avait demandé de régler l’addition la veille au soir et m’avait laissé un thermos rempli de café. J’achetai ensuite des provisions dans une épicerie et me dirigeai vers le centre-ville. Des coupures de journaux s’étalaient sur la devanture du local de l’Agrupación de los Defensores del Espíritu de la Patagonia (association des défenseurs de l’esprit de la Patagonie). Elles relataient plusieurs manifestations contre la construction de barrages par l’entreprise hydroélectrique Endesa. Le siège du gouvernement provincial, la mairie, la poste, l’indispensable Banco del Estado, le bureau de la CONAF (équivalent de nos Eaux et Forêts) et la sobre et jolie cathédrale bordaient la plaza. Je fus surpris par l’absence d’hôtels et de restaurants ainsi que par le petit nombre de commerces sur cette place centrale. Une statue datant de 1968 représentait le buste du lieutenant Hernan Merino Correa, honoré comme un héros national et considéré comme le dernier carabinier chilien martyr. Il commandait une garnison près du lac del Desierto quand il fut tué, lors d’une altercation avec des militaires argentins, en 1965. Le conflit frontalier était alors au summum de son absurdité ; le secteur du lago del Desierto fut attribué au pays voisin par un tribunal international en 1994 ! Quatre ou cinq ibis à face noire se promenaient sur la place, l’un derrière l’autre, poussant inlassablement leurs jacassements tapageurs ; plus loin se trouvait un vanneau téro. La présence de ces oiseaux que j’avais si souvent observés en pleine campagne illustrait bien, même si cela peut paraître paradoxal, le caractère paisible et silencieux de Cochrane. Je délestai le distributeur de la banque de quelques pesos et me dirigeai vers la sortie de la N 175 ville, direction Caleta Tortel, empruntant les rues désertes qui ne firent qu’accentuer ma sensation de solitude et mon indolence. La seule opportunité de converser un peu se présenta avec une femme qui se rendait à la iglesia de Dios Pentecostal pour préparer l’office dominical. Je m’arrêtai encore pour visiter le club de rodéo qui se trouvait à l’extrémité de l’agglomération. Celui-ci se situait dans un espace alloué aux festivités et aux activités sportives. Deux équipes locales s’opposaient sur le terrain de football. Des veaux et vaches enfermés dans un corral jouxtant la media luna semblaient préoccupés par ma présence et par celle de mon appareil photo numérique. Je me décidai à quitter la ville. Après avoir parcouru quelques hectomètres, j’aperçus Virginie et Michel qui me suivaient et m’adressaient de grands signes. Cette rencontre accentua ma bonne humeur, j’avais enfin l’occasion de rouler en leur compagnie. Le début du parcours révélait un relief tourmenté et annonçait une étape épuisante. Illico, la route s’éleva sévèrement. Après cinq kilomètres, le lago Esmeralda (lac émeraude) se présenta devant moi et je vis Michetnini (Michel et Virginie) qui venaient tout juste de s’installer sur sa rive pour déjeuner. Malgré mon départ tardif, leur présence plus qu’agréable m’incita à prendre mon repas avec eux. La quiétude de l’endroit, le charme du lac et la douceur du soleil nous conviaient à passer un moment délectable. OK Corral ? 176 Nous reprîmes nos bicyclettes, traversâmes un torrent qui descendait dans la vallée et se jetait dans les eaux du lac colorées d’un bleu intense. Une petite chapelle sise sur le bord de la route rendait hommage à la visite du pape Jean-Paul II au Chili en avril 1987. Une rencontre singulière et sinistre nous laissa perplexes : un animal, inerte, était pendu par les pattes arrières à un arbre, certainement un renard d’une taille impressionnante. L’après-midi fut conforme à ce dont je m’attendais : une succession de côtes sur une piste revêtue d’un ripio incommode, en haut desquelles apparaissaient les lacs Juncal, Chacabuco et Larga dont les eaux miroitaient le reflet des chaînes montagneuses aux sommets recouverts par les ventisqueros. Les superficies de ces étendues d’eau ne pouvaient certes pas être comparées avec celle du lago Cochrane, situé à l’est de la ville, le troisième plus grand de la région d’Aysén après les lacs Carrera et O’Higgins, mais leur proximité fit que nous pédalâmes des kilomètres durant tout en jouissant de leurs attraits. Un monument érigé à la mémoire de trois soldats victimes de la périlleuse construction de la route arborait l’inévitable devise incongrue qui m’avait quelque peu choqué la veille. Une rude montée me hissa à une altitude me permettant de découvrir la piste qui dévalait la montagne pour rejoindre la vallée, ainsi que Michetnini arrivés en bas de son tracé abrupt et sinueux. Juste avant de traverser le río Barrancoso, un panneau indiquait un terrain de camping. Virginie et Michel décidèrent de s’arrêter là. Bien Mitchetnini 177 que courte, l’étape s’était avérée exténuante. Malheureusement, je ne pouvais pas accepter leur invitation à m’installer près d’eux, je désirais pédaler jusqu’à la tombée de la nuit pour être certain d’accéder à Caleta Tortel le lendemain. Inopinément, après la rivière, la piste devint soudainement facile, peu pentue et au revêtement plus roulant. Je profitai de cette opportunité et de « l’absence de radars » pour atteindre des vitesses peu conventionnelles vu le tracé de la Carretera Austral, et aussi à l’égard de mon aptitude physique. Je traversai de belles forêts sur une route bordée de petits ruisseaux. J’aperçus de nombreux endroits propices à l’installation de ma toile de tente mais je poursuivis ma progression avec entêtement jusqu’à ce que l’obscurité m’incite à m’arrêter sur la rive d’une lagune. Caleta Tortel me semblait enfin accessible. Pendant que je dégustais mon assiettée de pâtes, quelques voitures passèrent. Curieusement, elles circulaient toujours par deux ou par trois, comme si s’aventurer seul la nuit sur cette route représentait une gageure. Mon dîner avalé, je lavai ma vaisselle et la rangeai, ainsi que les aliments, dans mes sacoches que je fermai soigneusement pour ne pas attirer les rats et éviter ainsi à s’exposer au virus Hanta, mortel dans 50 % des cas… Prudence est mère de sûreté ! Le marchand de sable, ce soir-là, ne se fit guère attendre, aussitôt couché, je m’endormis d’un profond sommeil. Les bandurrias ne se soucient guère de la présence humaine sur la place de Cochrane. 178 La vertigineuse descente du col. Le monument érigé à la mémoire des soldats tués lors de la réalisation de la route. 179 Bivouac entre Cochrane et Caleta Tortel. La Carretera ne semble-t-elle pas une petite route de rêve ? 180 La première chose qui me frappa, à mon réveil, fut le cerro Truneo (2 164 m) enveloppé de son important glacier qui semblait descendre jusqu’en bas de la vallée. Il paraissait tout près mais l’obscurité vespérale, la veille, l’avait rendu à peine visible. Ce matin-là, un doute m’assaillit jusqu’à torturer mon esprit : où se trouvaient les cartes mémoires qui contenaient les photographies du début de mon voyage ? Deux cartes où étaient stockés quatre gigas de souvenirs numérisés chacune ! Je vidai une à une mes sacoches, explorant leurs moindres recoins. J’examinai avec attention chaque sac où s’entassaient mes affaires. Rien n’y fit. La crainte se métamorphosa en une certitude implacable : je les avais bel et bien égarées. Je repartis l’âme tourmentée par la perte de plus de 2 000 photos, réfléchissant aux divers moyens qui me permettraient, avec une chance inouïe, de les récupérer. La solution me paraissant la plus sage consistait à modifier mon itinéraire du retour pour repasser dans les mêmes villages et retourner dans tous les gîtes et les centres Internet où je m’étais rendu. Heureusement, Dame Nature, toujours aussi gracieuse, m’invitait, malgré ma mauvaise fortune et ma grande déception, à continuer de la photographier. La route redevenue escarpée et accidentée serpentait près de belles prairies rocailleuses où paissaient des moutons. Les palissades qui délimitaient les champs insufflaient au décor un charme rustique. Les chaînes montagneuses étalaient leurs glaciers qui constituaient l’extrémité sud du Campo de Hielo Norte. Après avoir passé de nombreuses rivières trépidantes, je parvins au lago Vargas. Un panneau indiquait un terrain de camping et, plus loin, une bifurcation menait à un embarcadère où s’amarraient les lanchas qui effectuaient la traversée du lac. Près d’une maison, une charrette, caractéristique de la région, conçue pour le transport du bois, attira mon attention. Un camion contenait quelques stères de cyprès des Guaitecas, principale ressource des colons vivant dans la province. Les parcelles boisées d’un vert luxuriant contrastaient avec les grandes superficies incendiées, tout comme la couleur rouille du río del Paso détonnait au regard des eaux limpides du Baker avec lequel il confluait. La route longeait maintenant le pétulant fleuve chilien jusqu’à Puerto Vagabundo, hameau composé seulement de quatre ou cinq maisons. Dans cet endroit désolé, je rencontrai un cycliste américain qui avançait avec hâte. Son périple avait commencé à Santiago et il disposait de trois mois pour rallier Ushuaia, trop peu de temps pour une telle distance. Bien qu’il réalisât une expédition que je souhaitais aussi un jour m’offrir, je ne l’enviai pas ; passer si près d’un des villages les plus typiques de Patagonie 181 sans pouvoir le visiter me parut comme une offense à l’esprit propre du cyclo-camping où le caractère sportif et le défi ne doivent jamais se substituer à la motivation première : le voyage touristique et d’aventure. À Puerto Vagabundo, je quittai la Carretera Austral pour emprunter la piste menant à Caleta Tortel, bourgade si singulière nichée au creux des flancs d’un fjord. Avant la construction de cette voie de 22 kilomètres qui datait de mars 2003, le village n’était accessible que par bateau de Puerto Yungay ou d’autres ports plus éloignés comme Puerto Edén ou Puerto Chacabuco. La route, bien que récente, se trouvait déjà dans un état lamentable, détériorée par les pluies diluviennes qui arrosent la contrée tout au long de l’année. Si les nuages, depuis longtemps, avaient fait preuve d’une grande clémence, le ciel s’assombrit soudain et la température chuta subitement. Je m’arrêtai pour me vêtir tout en gore-tex – pantalon, veste, gants et chaussures – et je repartis sous un véritable déluge, luttant contre un vent vigoureux. Je pensais arriver à destination sans suer sang et eau ; il en fut tout autrement… Le mauvais ripio et les montées m’obligèrent à poser maintes fois le pied à terre. Mitchetnini, à l’intérieur d’un pick-up, les vélos arrimés à l’arrière, me dépassèrent tout sourire en gesticulant. Quelques maisons se dressaient sur l’autre rive, le río Baker les maintenant dans un isolement immuable. Sans doute les colons qui vivaient là n’avaient-ils jamais subodoré qu’un jour une carretera relierait Caleta Tortel au reste du monde et qui, de surcroît, passerait tout près de chez eux. Puis j’aperçus au loin la piste qui s’élevait, m’astreignant à gravir une côte interminable. Je ne m’étais pas encore imaginé que mon parcours se terminerait en haut du fjord, et que je devrai ensuite descendre de longs escaliers, abandonnant ma monture, pour atteindre l’océan. Arrivé au parking auquel la route aboutissait, je me dirigeai vers l’office de tourisme où j’obtins des renseignements sur le site ainsi qu’un plan du village indiquant les pensions, restaurants et édifices publics. Vu les efforts à fournir Le ripio pour accéder aux hospe- 182 dajes, je laissai dans l’officine quelques sacoches de façon à n’emmener que le strict nécessaire. J’attachai ma bicyclette à une balustrade et partis à la recherche d’une chambre. Les passerelles aux innombrables marches paraissaient interminables. Bien que capitale de province fondée en 1955, guère plus de 400 personnes peuplaient Caleta Tortel qui, depuis la construction de la route, attirait plus de 4 000 touristes par an, mais c’était incontestablement le plus long village qui m’ait été donné de voir. En effet, s’étalant sur plus de deux kilomètres, huit kilomètres de passerelles sillonnent ce pueblito de bûcherons, un petit microcosme sur pilotis. Il était entièrement édifié avec le cyprès des Guaitecas : les habitations lacustres, les chaloupes, et les passerelles qui remplacent les rues de la localité. Ce conifère pousse dans les zones marécageuses. Doté d’une robustesse exceptionnelle, il s’est révélé très résistant aux intempéries permanentes. L’économie du lieu ne tourne qu’autour de ce bois noble. On débite les arbres morts depuis l’époque des grands incendies (1920-1955) et un bateau de la marine chilienne vient chercher la cargaison tous les quatre mois depuis la fondation du petit port pour l’emmener à destination de Punta Arenas. Caleta Caleta Tortel, village pittoresque de Patagonie. 183 Tortel a été déclaré, en 2001, monument national, patrimoine culturel du Chili. Un martin-pêcheur posé sur une clôture, à ma vue, s’envola. Je me rendis à l’hospedaje Don Adán où je fus reçu par la señora Norma Zurita Márquez. Je fis un tour dans la ville et rencontrai Michetnini qui sortaient de leur pension. Nous nous donnâmes rendez-vous dans un restaurant situé sur les hauteurs, El Rincón de mi Chico. J’ai beaucoup apprécié cette soirée entre amis qui s’éternisa tard dans la nuit. Quand je revins au gîte, tout le monde dormait. Je restai un moment assis près d’une fenêtre pour admirer le village illuminé se reflétant dans les eaux obscures du Pacifique. Souhaitant profiter plus longtemps de ce lieu insolite, je décidai de ne partir que le surlendemain matin… Jean-Joseph Tortel-Maschet naquit en 1763 à La Seyne, près de Toulon, en France. Il arriva au Chili en 1802 en qualité de pilote de la frégate espagnole. En 1804, il s’établit à Valparaíso, se maria avec une Chilienne et devint commerçant maritime. Il offrit ses services à l’armée indépendantiste pendant la guerre contre l’Espagne au cours de laquelle on le gratifia du surnom de « Premier Corsaire Chilien » pour ces glorieux faits d’arme. Dernier effort pour atteindre l’hospedaje, la montée des escaliers. 184 Les cyprès brûlés, principale ressource de la région. Toujours un décor sauvage, rustique. 185 Caleta Tortel. 186 Caleta Tortel J me levai tôt avec la ferme intention de profiter pleinement de cette journée pour m’imprégner de l’atmosphère de ce village de bûcherons et de pêcheurs. Une excursion me tenait particulièrement à cœur : la visite de la isla de los Muertos (l’île aux Morts). Pour cela, je devais trouver une embarcation. Cheminant sur les passerelles, je croisai de nombreux chiens. Je songeai à la raison de leur présence : aider l’homme à traverser les interminables et glaciales saisons battues par la pluie, fouettées par le vent. Même les Indiens alakalufs ne possèdent comme seul bien, excepté les usuels et modestes objets domestiques, que leurs amis à quatre pattes pour soulager leur mélancolie lancinante qui taraude leur existence. Peut-être même contribuent-ils à leur survie malgré le marasme dans lequel on les a confinés. Relégués sur l’île Wellington, seul le chien anime un peu leur univers claustral. Il les accompagnait déjà quand l’Européen découvrit le continent ; il les aidait alors à chasser la loutre qui leur fournissait peau et nourriture. Aujourd’hui il s’est, hélas, sédentarisé, à l’instar de ses compagnons d’infortune : ses maîtres. Je croisai une jeune femme et lui demandai où je pouvais trouver un bateau pour m’emmener sur l’île. – Décidément, vous me posez toujours des questions ! me dit-elle avec un sourire radieux. Vous ne vous rappelez pas ? Vous m’aviez interpellée pour que je vous conseille un hospedaje sympa à Coyhaique… Bien sûr, je me souvenais maintenant de son visage. Étrange coïncidence dans l’immense Patagonie ! La capitale se situait à plus de 400 km de là. Elle m’indiqua l’adresse de señor Ortega, organisateur d’excursions. Celui-ci manœuvrait son navire, prêt à partir. Il m’aida à monter et s’arrêta près du centre du village pour prendre les autres touristes. Caleta Tortel s’éloigna, dévoilant toute son étendue et ses passerelles intermiE 187 nables. Nous contournâmes le fjord, empruntâmes un canal étroit et accostâmes sur l’île au nom rappelant la célèbre série de tableaux du peintre suisse Arnold Böcklin. Un petit sentier nous conduisit à l’endroit où avaient été enterrés une centaine de Chilotes pendant l’hiver 1906, transformant le lieu en un cimetière lugubre. Ils étaient employés de la Société d’exploitation du río Baker, et la mort de l’ensemble des travailleurs reste encore aujourd’hui un mystère. Plusieurs théories divergentes coexistent tentant d’expliquer la cause des décès : une épidémie de scorbut ; un empoisonnement par ingestion de farines contaminées à l’arsenic ; ou un massacre ayant pour seul but de ne pas payer les salaires. Cette dernière hypothèse semblait davantage convenir aux touristes chiliens présents, certainement influencés par l’antipathie qu’inspirent généralement les Braun et autres grandes familles de Punta Arenas, gens peu scrupuleux qui exploitèrent non seulement la misère ouvrière mais qui contribuèrent aussi à l’extinction des Indiens selk’nams en Terre de Feu. Il n’existe pas de version définitive et officielle, ce qui donne à cet événement une dimension mystérieuse. Le cimetière, étendu sur 248 m2, est le plus ancien site de la région occidentale d’Aysén, et les 33 croix demeurent les seuls témoins de cette sinistre tragédie à avoir résisté au siècle dans un silence sépulcral. L’île aux Morts. 188 Nous remontâmes dans la chaloupe et notre guide nous emmena randonner à travers une végétation luxuriante et sauvage par un sentier escarpé permettant d’approcher l’impressionnante cascade de Pisagua. Nous naviguâmes ensuite dans l’embouchure du río Baker, passâmes près de l’aérodrome et, de l’autre côté du fjord, nous perçûmes Caleta Tortel. Je songeais aux Alakalufs qui se déplaçaient jadis dans l’immense dédale maritime de Puerto Natales jusqu’ici. Ces nomades de la mer ont survécu des milliers d’années dans une des régions les plus inhospitalières du globe. Ils vivaient en petits comités dans des canots et bravaient quotidiennement le froid, la pluie, le terrible vent du nord-ouest et la faim. Leur quotidien était semé de dangers et risques permanents comme plonger dans les eaux glaciales de l’Océan à près de 12 mètres de profondeur pour pêcher les cholgas1, ou le feu, toujours présent dans leur étroit tchelo2. Cette pauvreté existentielle faisait qu’ils ne croyaient qu’en des esprits malfaisants, équivalents de nos princes des ténèbres bibliques. Aucun dieu protecteur pour veiller sur leurs âmes, ou alors ceux-ci les avaient abandonnés depuis si longtemps qu’ils avaient fini par sombrer dans l’oubli éternel. Ayayema était leur grande divinité, le principal esprit du mal. C’est lui qui déclenchait les tempêtes dévastatrices, incendiait leur campement pendant leur sommeil. C’est encore lui qui leur transmettait les maladies. Pour se protéger de leur dieu tyran, une seule solution… fuir… fuir toujours, nus, le corps enduit de graisse de phoque pour se prémunir contre le froid. Quelle chance pour moi d’être né dans une région où les colères d’Ayamema, comme celles de Kawtcho ou de Mwono, autres divinités malfaisantes, ne parviendront jamais… Non pas que la misère épargne nos pays, mais chez nous la lutte nourrit l’espoir, eux nullement ! Dans son livre Les Nomades de la mer, L’ethnologue français José Emperaire évoquait l’histoire de Terwa Koyo (bras raide) qui, enfant, avait été recueilli par les deux soldats du poste reculé de Puerto Edén. Ces derniers, décelant chez lui une intelligence et un éveil peu commun, l’avaient destiné, avec l’appuie de l’État chilien, à une expérience intéressée. Ils envoyèrent, début 1940, le jeune et talentueux Alakaluf étudier dans une école aéronautique militaire. Lautaro Edén Wellington, selon sa 1. Grandes moules au goût exquis. Adultes, elles prennent la couleur noir violacé et mesurent entre 12 et 14 cm. 2. Hutte recouverte de peau de phoques, de sacs, d’habits et de tôles. 189 nouvelle appellation, filleul du Président de la République, passa son diplôme de sous-officier mécanicien d’aviation, épousa une infirmière de Santiago, et fut sollicité, en 1949, pour occuper les fonctions d’opérateur de radiotélégraphie à la station de Puerto Edén, avec le désir guère dissimulé qu’il « civilise » ses frères d’ethnie. Dès son arrivée, il ne manifesta que mépris à leur égard, allant même jusqu’à renier ses parents. Non, lui, propriétaire d’une femme blanche et d’une petite auto dans la capitale ne pouvait pas être le fils de ces gens crasseux, hideux et incultes. Il ne se rendait jamais dans la hutte familiale. Peu à peu, son esprit torturé par ce qu’il vivait intérieurement le poussa à forcer sur l’alcool. Au bout de deux mois, il partit un soir, ivre et nu, retrouver les siens. Il revint le lendemain matin, ce qui stupéfia l’autre sergent qui se demanda où il avait passé la nuit. Mais la puanteur qu’il dégageait en disait assez. Plus tard, il rejoignit définitivement les siens, décida de repartir dans les canots avec ses deux nouvelles épouses Indiennes. Pendant trois années, les Alakalufs de Puerto Edén reprirent leur vie de nomade, leur liberté, mais aussi les travers qu’ils avaient contractés au contact de la civilisation comme l’abus d’alcool et la prostitution… Début 1953, à l’endroit même où je me trouvais, le canot de Lautaro se retourna un jour de tempête et il périt noyé avec ses deux femmes et deux compagnons. Je connaissais cette tragédie depuis longtemps et j’étais là, naviguant dans les mêmes eaux… guidé par ma bonne étoile, heureux prodige de la destinée. Deux autres excursions attiraient un grand nombre de visiteurs de ce village situé entre le Campo Hielo Norte et Campo Hielo Sur, le glacier Steffen pour le premier cité, et le glacier Montt pour le second. Ceux-ci se jettent dans les eaux glacées de l’Océan. Un touriste venu de Coyhaique qui avait approché le ventisquero Montt dans les années quatre-vingt, déplorait que le changement climatique ait désagrégé le glacier sur trois ou quatre kilomètres. Nous débarquâmes près de l’étriquée plaza de Armas, certainement une des plus petites places du Chili. Un buste de Bernardo O’Higgins s’élevait solennellement face au Pacifique. Une belle et récente bâtisse municipale avait été édifiée sur les hauteurs du fjord. Je quittai les sympathiques vacanciers avec qui j’avais passé une bonne partie de la journée et cherchai une cabine téléphonique pour joindre le cybercafé de Puerto Río Tranquilo dont je détenais le numéro de téléphone. Je conservais l’espoir de retrouver mes photos perdues. Hélas, l’homme qui me répondit me proposa de renouveler mon appel bien plus tard, son épouse s’étant retirée quelques jours chez des parents à Coyhaique. Tant pis, je ferai le nécessaire à Villa O’Higgins. 190 Dans ces villages reclus, les habitants sont reliés au reste du monde grâce à des connexions Internet gratuites disponibles dans les bibliothèques, limitées à 30 minutes de communication pour satisfaire chaque utilisateur. J’en profitai pour aligner quelques mots sur mon blog et continuai ma promenade sur les passerelles dont la douce odeur de cyprès embaumait le moindre recoin. Sur un promontoire, près d’une croix, j’aperçus mes amis cyclistes : Michael, Rahel, Jürg, Stephen qui venaient d’arriver, accompagnés de Virginie et Michel que la visite du village si caractéristique avait enchantés et retenus plus qu’ils ne l’avaient envisagé. Ils étaient en quête d’un bateau pour se rendre le lendemain matin à Puerto Yungay, petit hameau côtier où un transbordeur effectuait la navette menant au dernier tronçon de la Carretera Austral. Ils me proposèrent de me joindre à eux. Je fus aussitôt intéressé par cette traversée fréquentée récemment par les autochtones, avant la construction de la route. Nous trouvâmes notre bonheur pour 60 000 pesos (70 euros) chez Jorge Aguila, habitué aux promenades de touristes sur sa lancha, le Santa Fé. Le La petite place de los Armas. 191 prix, partagé par huit passagers cyclistes, nous parut convenable. Rendezvous fut pris pour le lendemain matin à 7 h 30. J’achetai des provisions dont quelques empanadas pour les deux derniers jours de route avant d’arriver au terme de mon voyage, Villa O’Higgins. Après le dîner, je conversai dans l’hospedaje avec des voyageurs allemands et chiliens sur la situation sociale et économique du Chili altérée par les années de dictature, puis contemplai le village illuminé. À Caleta Tortel, la commune fournit gratuitement l’électricité, mais plus pour longtemps, les élus locaux estimant désormais plus équitable que chacun paie selon sa propre consommation. Vue de l’hospedaje Adán Zurita, Caleta Tortel est un village très… « sportif » ! 192 … avec ses passerelles qui semblent serpenter indéfiniment. 193 Le chargement des bicyclettes. Un moment inoubliable : la navigation dans les chenaux. 194 Caleta Tortel Villa O’Higgins P OUR ne pas faire attendre mes camarades et petit-déjeuner sans me presser, je décidai de me réveiller à 6 heures. Bien m’en pris car lorsque j’arrivai au lieu de rendez-vous, mes compagnons cyclistes commençaient déjà à charger les vélos et les bagages sur le Santa Fé. Cette opération nécessitait une bonne cohésion et aussi d’une certaine application car l’embarcation s’avérait peu spacieuse. Heureusement que nous n’avions pas comme pilote un « capitaine de bateau-lavoir » ! Nous nous éloignâmes du fjord vêtu de planches de cyprès pour descendre l’Estuaire Mitchell. D’épais nuages effleuraient les cimes des montagnes pourtant peu élevées, mais dont on découvrait quelques ventisqueros. Nous aperçûmes même un petit névé à guère plus de 50 mètres d’altitude. À la vue des passages étroits, je mesurai la difficulté à laquelle avaient été confrontés ceux qui, jadis, cherchaient une voie navigable dans l’immense labyrinthe constitué des sommets de la cordillère des Andes qui émergeaient de la profondeur des eaux à travers la brume opaque. Combien d’entre eux se sont-ils échoués sur de malencontreux rochers ? Combien ont dû rebrousser chemin sur des chenaux ne menant nulle part ? Martin Behaim, un négociant flamand né à Nuremberg au milieu du XVe siècle, passionné d’astronomie, se mit au service du roi du Portugal, Jean II, en tant que conseiller en matière d’exploration maritime. Ses connaissances incitèrent les grands navigateurs de l’époque à atteindre l’Asie par l’ouest et ainsi découvrir l’Amérique. Il réalisa le premier globe terrestre en 1492 sur lequel ne figurait évidemment pas le continent américain. L’Afrique et l’Asie y étaient habilement élargies, de sorte que le Japon se trouvait bien plus proche de l’Europe qu’en réalité. Tous les enseignements des marins qu’il avait soigneusement collectés permirent à Vespucci et à Christophe Colomb d’accéder à la côte atlantique sud-américaine ; mais 195 après celle-ci se dessillait un monde totalement inexploré, imprévisible et ô combien périlleux, jusque-là source de mystères et d’affabulations. Terra incognita… Après plus d’une heure de navigation, Puerto Yungay se dévoilait. Le Valparaíso, qui effectuait trois fois par jour la traversée jusqu’au río Bravo, était déjà à quai et les automobilistes prêts pour l’embarquement. Comme je le signalais au début de mon voyage, de nombreuses villes de Patagonie rappellent des personnages ou événements historiques, ce village ne dérogeait pas à la règle. Après les guerres d’Indépendance qui secouèrent le continent américain, les jeunes États firent face à une importante instabilité politique intérieure et à de multiples conflits extérieurs. Ceux qui concernèrent le Pérou, la Bolivie et le Chili, commencèrent dans les années 1830 pour ne terminer qu’en 1894 avec la guerre du Pacifique. Après cette dernière, le Chili s’agrandira, privant de la Bolivie d’un accès sur l’Océan et le Pérou de sa région de Tarapaca jusqu’à Arica. Le 20 janvier 1839 eut lieu la bataille de Yungay, ville située au Pérou, à 450 km au nord de Lima, qui marqua la victoire décisive du Chili face à la confédération Pérou-Bolivie, lors d’un conflit qui les opposa à partir de 1836. Deux personnages s’illustrèrent pendant cet épisode sanglant : Le général Bulnes, qui devint plus tard président du Chili, et une infirmière, Candelaria Pérez, qui d’autorité prit part au combat et obtint, de par son courage, le grade de sergent. Mais ce fait de guerre s’avéra des plus impitoyables de l’histoire américaine. Parmi les 12 000 soldats qui s’affrontèrent, on dénombra près de 4 500 morts et blessés. Les touristes qui espéraient trouver un village avec épicerie et hospedaje devaient être bien déçus ! Quelques maisons abandonnées s’élevaient derrière des arbustes, semblables à celles qui m’avaient paru si austères, à Villa Vanguardia : même aspect, même couleur, à peine plus petites. Seules des cages de gardiens de but de fortune délaissées dans la cour de la sobre caserne du Campamento Militar del Trabajo pouvaient se souvenir que le hameau avait connu jadis quelques animations. Un panneau indiquait un héliport si précaire et si vétuste que, sans la signalisation, il m’aurait été impossible d’imaginer sa présence dans l’emplacement pierreux revêtu de planches étroites. Un monument, face à une chapelle et à l’estuaire, était érigé en hommage à onze soldats « martyrs qui contribuèrent, au détriment de leur vie, à l’intégration régionale et la souveraineté nationale ». Le drapeau chilien flottait fièrement devant le petit édifice religieux. Cette dernière, à l’instar des cinq ou six maisons, avait été 196 construite grâce à l’opiniâtreté d’Antonio Ronchi, prêtre italien né près de Milan, qui consacra une grande partie de son existence au développement social de la région. Il fonda maintes églises de La Junta à Caleta Tortel, des écoles dans des hameaux îliens au large de Puerto Puyuhuapi et de Puerto Cisnes. Mais Puerto Yungay, victime de son isolement et de son climat, n’avait su retenir les familles venues s’y installer. Je n’aperçus âme qui vive, les touristes se contentant de patienter près de l’embarcadère près duquel une petite échoppe proposait quelques aliments. En compagnie de Michael, je conversais avec la sympathique vendeuse lorsque des appels pressants nous sortirent de notre torpeur. Le Valparaíso avait déjà largué les amarres ! Nous courûmes et sautâmes de justesse sur l’extrémité de la plateforme arrière qui commençait à se lever. À cinq secondes près, il nous aurait fallu attendre quelques heures pour que le bateau revienne avec nos vélos… Un camion tout-terrain, immatriculé en Allemagne, capta mon attention. Ses propriétaires l’avaient judicieusement aménagé en camping-car et équipé de panneaux solaires, le transformant en véhicule motorisé idéal pour parcourir le monde ; moins économique que la bicyclette, moins écologique, mais tellement plus accessible et plus rapide. Maison abandonnée à Puerto Yungay. 197 Nous accostâmes sur l’autre rive de l’estuaire Mitchell, près du río Bravo. Je vis mes compagnons s’éloigner tandis que je prenais quelques photographies : le cycliste allemand, seul ; Jürg, Rahel, Stephen et Michael, peu après ; Virginie et Michel, et enfin, votre narrateur, éternel traînard. L’insignifiant port d’embarquement de Caleta Bravo n’incitait pourtant pas à s’attarder, seul un panneau annonçait Villa O’Higgins à 99 km. La route, au début escarpée, longeait ensuite le large fleuve. Sur le Santa Fé, en contemplant les montagnes abruptes, j’avais estimé que chaque kilomètre qui me restait à parcourir serait long et ardu. Cependant, les quinze premiers furent aisés, la piste arborant un bon revêtement et ne présentant guère de dénivelé. Sur le río Bravo, deux petits bateaux de pêche et un navire un peu plus imposant, appartenant certainement aux rares colons installés dans les environs, se balançaient dans une crique étroite située à l’entrée de l’estuaire. Deux ou trois maisons disséminées, revêtant un aspect très humble, se délabraient au bord de la route. Devant l’une d’entre elles, un écriteau indiquait « vente de jus de fruit », une façon comme une autre pour gagner un peu plus d’argent dans cette région aux ressources limitées, mais si peu… Près d’un panneau qui annonçait un aérodrome s’élevait le monument traditionnel réservé aux soldats morts pendant la réalisation de la Carretera Austral. Peu après se trouvait la seule bifurcation de ce secteur. En Au bord du río Bravo. 198 effet, l’État chilien souhaite poursuivre son ambition de construire un passage routier pour se rendre à l’extrême sud du continent sans l’obligation de passer par l’Argentine. Ce projet insensé contraint à tracer une voie à travers le gigantesque Campo de Hielo Sur, tâche incommensurable. La piste en construction permettra aux touristes d’accéder dans un avenir proche au ventisquero Montt, à 84 km de là. Reprenant ma route, je vis au loin Michel qui revenait sur ses pas. Le pauvre, il avait oublié sa canne à pêche à l’embarcadère, outil indispensable pour cet insatiable pêcheur. Quand il s’aperçut de sa bévue, il avait déjà parcouru plus de dix kilomètres. Virginie l’attendait à quelques centaines de mètres. Quant à moi, je flânais, posant mon vélo çà et là pour photographier les paysages ou marcher au bord du río Bravo. Tant et si bien que mes malchanceux amis me dépassèrent peu après. La piste m’apparut si commode que j’installai, pour la première fois de tout mon voyage, l’appareil photo sur la sacoche du guidon, et filmai mon avancée sur les longues lignes droites bordées d’arbres. J’éprouvai un grand bonheur, un tel sentiment de liberté, que j’aurai souhaité que cette aventure ne s’achève… Mais j’arrivais hélas au terme de mon périple. La route prit ensuite de la hauteur, dominant la vallée où je découvrais de temps à autre quelques maisons de colons. Les grosses pierres irrégulières et malaisées remplacèrent le ripio sur lequel je m’étais régalé quelques instants auparavant. Le contraste fut saisissant : je me trouvai maintenant sur une des parties les plus ardues de la Carretera Austral. Après 23 km, au puente del Arco, je retrouvai mes amis suisses, australien et hollandais qui s’accordaient une pause. C’est précisément à cet endroit que commençait l’ascension d’un col aux lacets abrupts. La nature me parut encore plus sauvage qu’ailleurs, avec ses inévitables panguis, fuchsias, calafates et taiques qui ornaient le bord de la route. Les carcasses d’arbres calcinés exposaient leurs formes souvent excentriques ou harmonieuses, parfois les deux. La piste, taillée profondément dans la roche, rappelait les nombreux accidents que la réalisation des goulets étroits avait provoqués. De temps à autre, "la sangre de un soldado nunca has sido derramada en vano" nous le rappelait. Elle se faufilait, zigzaguait entre les montagnes en haut desquelles apparaissaient bientôt les premiers glaciers du Campo de Hielo Sur. Des panneaux indiquaient des zones où se trouvaient des huemuls, malheureusement ils ne devaient pas être pléthore et je n’en vis aucun. D’innombrables cascades dévalaient des hauteurs en exhibant leur belle eau limpide, transparente. 199 Après avoir escaladé une côte interminable, je fis une halte contemplative au mirador Entre Ríos. En contrebas, une rivière confluait avec le río Bravo qui avait tracé, dans une épaisse forêt vierge, de nombreux méandres. Du sommet, la route se dessinait loin devant, laissant subodorer une longue descente. Je passai près du campamento Entre Ríos, apparemment déserté, mais dont les palissades demeuraient intactes, tout comme le drapeau chilien qui ondoyait et extériorisait l’orgueil patriotique si présent au Chili. J’atteignis la laguna del Padre Ronchi. Le lac s’étendait sur des terres marécageuses qui occupent, par ailleurs, une grande partie des zones abordables des archipels. Je connaissais la technique utilisée par les Alakalufs pour installer leurs tchelos en ces endroits ingrats tout en se protégeant du sol imprégné d’eau. Mais il aurait été trop présomptueux de penser que cela puisse s’improviser alors que les Indiens bénéficient de plusieurs siècles d’expérience. Le crépuscule pointait et je ne rencontrais guère de lieux propices pour dresser ma toile de tente. Le seul emplacement facilement accessible était occupé par un camping-car. Des gens me faisaient signes, je répondis à leurs sollicitations par de grands gestes. Je sus le lendemain que ces personnes n’étaient autres que Virginie et Michel qui avaient décidé de profiter du voisinage affable de touristes allemands qu’ils connaissaient déjà et dont ils avaient pu apprécier l’agréable compagnie. Ils m’invitaient à venir les rejoindre, mais la voix de François Béranger qui sortait des écouteurs de mon lecteur MP3 couvrait leurs appels. Michel saisi l’occasion de ce bivouac au bord du lac pour taquiner le goujon et ramener une belle truite pour le souper. Je m’arrêtai un peu plus tard, quand je vis mes autres amis étrangers installés près de la route, sur de la caillasse. Ils avaient dîné et s’apprêtaient à aller se coucher. Je montai ma petite toile de tente, fis cuire quelques pâtes et les imitai en m’enfonçant dans mon duvet. La température était descendue à 5° et annonçait une nuit Charrette typique. glaciale. 200 La Carretera vers Villa O’Higgins, à droite vers le ventisquero Montt. Le dernier col avec ses lacets abrupts. 201 Mitchetnini conversant avec les amis québécois. ¡Cuidado con los oyos! (Attention aux trous!), une nécessité sur la Carretera. 202 Dernière journée de vélo Je me réveillai en même temps que Michael ; Rahel et Jürg chargeaient déjà leurs bicyclettes, impatients d’en découdre avec les derniers kilomètres de la Carretera. En prenant notre petit déjeuner, nous les regardâmes s’éloigner, tandis que Stephen donnait à son tour signe de vie. Nous partîmes tous les trois sur un rythme soutenu, bien plus élevé que celui que je m’étais fixé durant ce voyage. Près d’une habitation désertée, je m’arrêtai, cédant à ma propension pour la photographie. Derrière elle, j’aperçus deux silhouettes ; porté par ma curiosité, je décidai de m’approcher. Un couple québécois avait élu domicile pour la nuit près de la bâtisse. Leur tente était installée à l’abri des regards sur un terrain recouvert d’herbes épaisses. Des bancs leur permettaient de poser leurs affaires et un petit ruisseau leur fournissait l’eau pure pour la boisson, la cuisine et la toilette. Un endroit sublime à mi-chemin entre Caleta Bravo et Villa O’Higgins ! Je restai longtemps à converser avec ces cyclistes canadiens. Ils avaient prévu de parcourir le monde mais, au gré des rencontres, ils s’éternisaient dans certaines villes, comme à Punta Arenas où ils se lièrent d’amitié avec leurs hôtes. Avec philosophie, ils s’étaient détournés de leur objectif premier pour un lent voyage d’une durée indéterminée entrecoupé de brefs retours dans leur pays afin d’épargner l’argent nécessaire à la poursuite de l’aventure. Je discutais avec eux quand je distinguai, au loin, Mitchetnini pédalant dans notre direction. Arrivés à notre hauteur, ils mirent pied à terre et nous passâmes une bonne partie de la matinée à converser tous les cinq, notamment de la faune et de la flore de la Patagonie, si dissemblables de celles du Canada. Pourtant, quelques années auparavant, les autorités argentines avaient décidé qu’on introduise en Terre de Feu des castors provenant du nord du continent. Mais leur intégration dans un autre écosystème dépourvu de prédateurs s’est révélée catastrophique, ces derniers proliférant et ravageant les forêts de l’île. Je poursuivis sur la piste étroite coincée entre la laguna et les parois des montagnes. Une impressionnante quantité d’eau dévalait des glaciers que je percevais tout près, en larges cascades ou en une multitude de petits torrents. Je m’arrêtai à nouveau devant une cabane dissimulée derrière des hautes herbes et des arbustes. Une fumée s’échappait de la cheminée et deux chevaux broutaient devant la porte. Sur le bord de la route, une charrette destinée au transport de bois côtoyait quelques vaches. Des abris, constitués de branchages et de fines planches, me firent penser à ceux que construisaient les Yámanas, Indiens 203 nomades de la mer comme les Alakalufs, mais qui fréquentaient les environs du cap Horn avant de s’éteindre définitivement au crépuscule du XXe siècle. Le Yámana le plus connu fut incontestablement celui qu’on appela Jemmy Button, enlevé en compagnie de trois autres adolescents par le capitaine Fitz Roy contre quelques boutons de nacre au cours de la deuxième expédition du Beagle. On les emmena à Londres où ils séjournèrent pendant trois ans. Ils apprirent l’anglais, les bonnes manières et furent même présentés au roi d’Angleterre Guillaume IV et à la reine Adélaïde. Ils devinrent la coqueluche de l’aristocratie londonienne qui les combla de cadeaux. Puis Fitz Roy les ramena, profitant d’une mission scientifique dans ces contrées lointaines. Un jeune savant se joignit à l’équipage : Charles Darwin. Nos voisins d’outre-Manche avaient misé sur l’intelligence de Jemmy Button pour « civiliser » cette région stratégique au nom de l’Angleterre. Quelle fut leur surprise lorsque ce dernier, au bout de quelques jours, ôta ses habits et effaça soudainement les trois années passées loin des siens ne conservant qu’une rancœur contre ceux qui dédaignaient les comprendre ! J’arrivai au fundo El Parrillal qui s’étendait sur une des rares prairies, à 30 km de Villa O’Higgins. La route continuait ensuite en corniche. Deux ouvriers, à l’aide de leurs pelles, comblaient les trous qui constellaient la chaussée. L’état de la piste rendait le travail fastidieux. Ils m’expliquèrent que celle-ci était recouverte d’une épaisse couche de neige durant de longs mois et chaque fonte provoquait inéluctablement les mêmes dégâts. Un peu plus loin, je m’arrêtai pour observer d’autres travailleurs œuvrant à la réalisation d’un pont. On avait introduit, à l’intérieur de grandes et profondes cavités, une importante armature antisismique pour consolider la construction en vue de la protéger des perpétuels tremblements de terres qui, du nord au sud, secouent le pays. Le lac Cisnes se présenta Cormorans au bord comme un dernier présent qu’audu lac Cisnes. rait voulu m’offrir Mère Nature pour m’inciter à revenir dans cette région sublime. Malgré l’altitude modeste, la sensation de me trouver au bord d’un magnifique plan d’eau situé à plus de 2 000 m dans nos montagnes d’Europe occidentale m’impres- 204 sionna. Les glaciers se reflétaient dans les ondes paisibles et cristallines. Le parcours depuis Caleta Bravo m’avait fasciné par sa beauté sauvage, tout à la fois simple et majestueuse. Je ne pus m’empêcher de m’arrêter longuement sur le banc du mirador lago Cisnes pour m’immerger dans cet univers secret, à peine exploré, n’osant dévoiler toute sa magnificence au commun des mortels. Je demeurai là, à rêver… à méditer. Je repris ma route et j’aperçus bientôt Villa O’Higgins. L’ultime village précédant la barrière de glace infranchissable semblait proche, il me restait pourtant dix-sept kilomètres à parcourir. Les terres marécageuses imposaient un long détour. Je retrouvai Michel pêchant près d’une rivière qui se déversait dans le lac, à son extrémité sud. Virginie paraissait également enthousiasmée par le paysage. Deux cyclistes se joignirent à nous, Cyril et Jérôme, Français eux aussi dont un Grenoblois, tout comme Michel et Virginie… Cinq cyclos voyageurs issus de l’Hexagone se trouvaient réunis quelques instants au fin fond de la Patagonie australe, à la porte de l’immense glacier, le Campo Hielo Sur ! Je parcourus les derniers kilomètres qui marquaient le dénouement de ce voyage submergé par une émotion profonde, appréciant les ultimes coups de pédale sur la route qui m’avait tant fait rêver, et ce depuis de longues années. 205 Un carancho m’observa longuement puis s’envola. Je franchis le nouveau pont suspendu longiligne qui traversait le río Mayer, puis Villa O’Higgins se présenta, à gauche de la piste, tel un village insolite, perdu aux confins du monde des hommes, en plein Far South. À droite, se trouvait l’aérodrome où l’avion de la compagnie Don Carlos – la seule à proposer des vols réguliers vers Cochrane ou Coyhaique – paraissait sommeiller tel un oiseau solitaire. Sur un terrain de camping, les tentes de mes amis cyclistes suisses, australien et hollandais étaient déjà installées. Je me rendis à l’hospedaje Cascada, tenu par Adina et Judith, les mère et tante de Carla Pamela, la propriétaire du cybercafé de Villa Río Tranquilo… Immense Patagonie où chacun semble se connaître malgré les distances considérables qui séparent souvent la population. Villa O’Higgins, ville de moins de 500 habitants, fut fondée en 1966 pour sécuriser militairement la zone. La Carretera n’arriva au village qu’en 1999. L’explorateur Francesco Petito Moreno, qui donna son nom à un célèbre glacier argentin, découvrit le lac en 1877. Arrivée à Villa O’Higgins. 206 Pont suspendu sur le río Mayer. La région regorge de marécages, domaine d’Ayayema, dieu alakaluf. 207 Vue générale de Villa O’Higgins. L’hospedaje La Cascada. 208 Villa O’Higgins P dans le village le vélo délesté de ses sacoches me procura une sensation de légèreté inhabituelle. Villa O’Higgins ressemblait un peu à ces petites villes de western, avec ses rues quadrillées et ses chevaux attachés aux clôtures. Pour relever ce décor, une vieille charrette aux deux roues gigantesques était exposée devant une des deux églises édifiées côte à côte dans une prairie entourée de basses palissades. Elles côtoyaient le bâtiment de la radio locale, Madipro, devant lequel s’élevait un grand perron bordé de bancs qui devait sporadiquement s’animer lors d’événements radiophoniques particuliers. Les deux édifices religieux représentaient la principale curiosité de la place ; l’un d’entre eux abritait le musée de la Patagonie appelé Museo del Padre Ronchi à la mémoire du curé bienfaiteur de la région d’Aysén1. C’est aussi autour de celle-ci que se trouvaient la municipalidad, la bibliothèque, l’école et le gymnase. Les constructions récentes et imposantes des trois derniers bâtiments confirmaient toute l’importance que revêt l’éducation au Chili, notamment dans cette contrée. La mairie, à l’opposé, était une vieille bâtisse en préfabriqué. Deux bustes trônaient fièrement : celui du sergent Hernan Merino Correa, le combattant héroïque de la laguna del Desierto2, et celui du libertador, Bernardo O’Higgins, ô combien inévitable, a fortiori dans un village à qui l’on avait donné ce nom. Un petit kiosque s’élevait face à des gradins dressés en arc sur une butte de terre, près de lui un cabanon faisait office de syndicat d’initiative. J’effectuai au plus tôt les démarches administratives : téléphoner aux hospedajes et aux centres Internet pour tenter de récupérer mes cartes ÉDALER 1. Voir page 197. 2. Lire page 175. 209 mémoire perdues ; me renseigner afin de savoir s’il était encore possible de prendre le bateau pour se rendre à El Chalten, en Argentine ; aller à la bibliothèque pour lire et taper des messages sur mon blog quelque peu délaissé. Après plusieurs coups de fil infructueux, je décidai de joindre Janet à Santiago pour qu’elle m’aide à trouver, en consultant les bottins téléphoniques, les coordonnées des gîtes et des cybercafés où j’étais passé et dont je n’avais noté ni l’adresse ni le numéro de téléphone. Après, je me dirigeai dans le local de Villa O’Higgins Expediciones. J’étais contrarié à l’idée de devoir laisser mes amis cyclistes traverser le lac O’Higgins, emprunter les sentiers, voguer sur la laguna del Desierto. Derrière cette dernière s’élevaient de prestigieuses montagnes comme le Fitz Roy (3 405 m), le cerro Torre (3 102 m) – dont l’ascension est considérée comme une des plus périlleuses au monde – et les aiguilles SaintExupéry (2 558 m), Mermoz (2 732 m) et Guillaumet (2 579 m), ainsi nommées pour honorer les aviateurs de l’aéropostale des années 1930. Ces pilotes avaient travaillé pour l’Aeropostal Argentina et avaient ouvert les lignes de Patagonie. J’espérais encore un peu voir tout cela, au cas où mes cartes mémoires seraient définitivement égarées, et pouvoir réaliser le retour comme je l’avais planifié : tenter le difficile passage jusqu’à El Chalten ; prendre le bus Les deux églises de Villa O’Higgins sises côte à côte. 210 pour arriver à Chile Chico ; le bateau pour franchir le lac Carrera jusqu’à Puerto Ibañez ; reprendre ma bici1 jusqu’à Puerto Chacabuco ; atteindre Puerto Montt, après une navigation captivante de 24 heures dans les archipels ; et enfin rallier Santiago en car. Depuis Puyuhuapi, l’idée de prolonger mes vacances d’une semaine avait fait plus que vagabonder dans mon esprit. Hélas, j’avais accumulé beaucoup de retard. Embarquer le lendemain représentait mon ultime chance de poursuivre ma route plus au sud mais seulement deux allers et retours hebdomadaires permettaient d’effectuer ce voyage. L’agence s’avérait désespérément déserte ; don Perincho était parti pour une excursion près des glaciers. Un voisin m’informa que la prochaine navette affichait complet. Mes dernières illusions disparaissaient définitivement. Depuis des lustres, le marin naviguait tous les étés sur l’étendue d’eau mais il avait su préserver son extrême prudence et embarquait uniquement par temps clément. En effet, le cinquième lac au monde de par ses profondeurs abyssales atteignant jusqu’à 840 m, n’était pas dépourvu de dangers. Le capitaine estimait la navigation ici bien plus difficile que sur l’Océan. Quelques années auparavant, il assista, impuissant, au naufrage de son bateau la Sultana. Celui-ci s’insinua dans un tourbillon et disparut dans les abîmes. Bien que situé à guère plus de 200 m d’altitude, les glaciers plongent dans les flots tandis que des icebergs émergent des eaux glaciales. Les montagnes des alentours offrent une parure gigantesque au lac à la notoriété éclipsée par d’autres plus accessibles de la Patagonie. Selon ses dires, dans sa prime jeunesse de marin, Perincho aurait rencontré l’écrivain Francisco Coloane. Ce dernier écrivait tant la nuit que le jour, tout en participant à la chasse aux phoques, aux tâches collectives rendues pénibles par le froid et la faim. Il le considéra comme une personne un peu nigaude, mais se fit rapidement une tout autre opinion du célèbre romancier. – Il a publié ce qu’il a vécu… C’est pourquoi les petites gens, les pêcheurs l’apprécient. Coloane, c’est ma vie ! À la bibliothèque, spacieuse et très bien ordonnée, cinq ou six ordinateurs étaient alloués au public. Au nombre de personnes qui attendaient leur tour, je constatai que l’outil informatique jouissait d’un réel succès. Pour accéder à un moteur de recherche, je devais m’enregistrer sur le site des 1. Diminutif de bicicleta utilisé couramment. 211 bibliothèques chiliennes. Même si cette astreinte me parut fastidieuse pour seulement une demi-heure de connexion, elle revêtait néanmoins son importance, moult inscrits démontrant la réussite de cette heureuse initiative de fournir une liaison Internet gratuite pour désenclaver les localités les plus isolées. Je décidai ensuite d’emprunter un chemin qui, derrière le bureau de la CONAF, menait jusqu’à un belvédère. Je rencontrai Stephen et Michael qui se dirigeaient aussi vers le mirador. Je les accompagnai sur le sentier escarpé qui nous offrait, au fur et à mesure que nous montions, une vue exceptionnelle sur le village avec, comme toile de fond, les montagnes sombres coiffées de glaciers blanc sombre. Un quartier se dissociait du reste de Villa O’Higgins. Ses maisons exiguës, toutes revêtues de bleu, avaient été attribuées gratuitement aux plus défavorisés qui, au Chili, bénéficient une fois dans leur vie de cette opportunité2. La beauté de la région mais aussi la rigueur du climat et l’isolement font que les gens deviennent indéracinables Le Mirador de Villa O’Higgins offre une vue magnifique sur la ville, les lacs et les montagnes environnantes. 2. Lire page 20. 212 ou alors finissent par haïr l’existence austère que confère le lieu. Quelle aventure risquée pour ces Chiliens tentant leur chance dans cette contrée lointaine avec la bénédiction de l’État mais pas à l’abri d’un éventuel coup de déprime ! Puis je rendis visite à Mitchetnini dans le terrain où ils avaient choisi de camper. Nous décidâmes de nous retrouver le soir même dans mon hospedaje pour dîner. Au retour dans ma chambre, je m’aperçus qu’il me manquait encore une carte mémoire, la troisième sur les quatre emmenées… Décidément, quel distrait ! Je l’avais oubliée à la bibliothèque dans le lecteur de l’ordinateur. Je m’y précipitai mais la porte était close et le bâtiment public n’ouvrait que le lundi matin alors que j’étais résolu à partir le lendemain. Je requis aussitôt l’adresse de l’alcalde. Hélas, celui-ci était absent. Son épouse me demanda où j’étais hébergé et me promis de me prévenir dès que son mari rentrerait. En compagnie de Virginie et de Michel, je passai une excellente soirée qui s’éternisa jusqu’à tant que señora Adina, la patronne, manifestât clairement son envie de retrouver son lit. Il était plus d’une heure et mes amis devaient s’en aller à 7 heures en vélo pour effectuer les 7 km les menant jusqu’à l’embarcadère du lago O’Higgins, à bahía Bahamondes, baie qui porte le nom d’une des premières familles venues s’installer sur les rives du lac dans les années 1920. Malheureusement, aucune nouvelle de ma carte mémoire ne me parvint. Le lendemain matin, je retournai chez le maire qui m’accompagna jusqu’à la bibliothèque dont il avait la clé. La chance me souriait, je découvris l’objet égaré posé sur un bureau. Je pris ensuite la décision de quitter Villa O’Higgins pour tenter l’aventure en auto-stop. J’attendis quelque temps, jusqu’à ce que l’heure tardive ne me permette plus d’espérer l’apparition d’un véhicule. Je revins sur mes pas, rencontrai un carancho, à l’endroit même où j’en avais aperçu un avant mon arrivée au point extrême de la Carretera Austral. Ce rapace rusé et perfide s’attaque habituellement aux animaux blessés et aux nouveau-nés, leur arrache les yeux et les dévore après les avoir Mon ami carancho. mutilés. Pourtant, celui-ci me parut bien 213 sympathique. Nous parcourûmes plus d’un kilomètre ensemble, à environ cinq mètres l’un de l’autre. Je profitai de cette proximité pour le photographier sans compter. Il ne semblait nullement gêné par ma présence intrusive… Je m’arrêtai un peu plus loin, près d’une petite rivière, pour laver mes sacoches et ma bicyclette, les préparant ainsi pour le retour. Je retournai à l’hospedaje pour reprendre possession de ma chambre. Devant, je remarquai la nièce d’Adena, la propriétaire du gîte, s’affairer sur son vélo défaillant. Je décidai de lui prêter main-forte. C’est alors qu’une personne travaillant au téléphone public vint à ma rencontre. Un beau sourire éclairait son visage : – Votre femme a appelé tout à l’heure pour que vous prévenir qu’elle a retrouvé les cartes mémoire de votre appareil photo… J’exultai ! Je les avais oubliées au residencial Darka, à Villa Río Tranquilo. Je donnai tout de suite un coup de fil à Janet pour la remercier vivement et nous convînmes alors de faire le possible pour rentrer ensemble à Paris, même si cela paraissait une gageure. Il me fallait arriver à Santiago deux jours plus tard et je me trouvais à 2 500 km de la capitale. Janet réserva un billet d’avion à l’aéroport de Balmaceda pour le lundi à 16 heures. Je décidai de prendre le minibus El Mosco qui partait le dimanche matin à 11 heures pour Caleta Tortel. De là, un autre bus ralliait Cochrane en fin d’après-midi. J’espérais aussi rencontrer une voiture sur le ferry menant à Puerto Yungay, pouvant me rapprocher au plus près de l’aéroport… Emporté par l’euphorie engendrée par l’heureuse nouvelle, je déambulai dans le village, l’esprit habité d’une sérénité magistrale qui me conviait à savourer et à profiter pleinement de la dernière soirée passée aux confins de la XIe région. Je m’engageai sur le bout de route qui conduisait au lac O’Higgins. J’atteignis, après un quart d’heure de marche, la media luna et le terrain de football, lieux de distraction indispensables pour la population australe. À l’égard des conditions climatiques, les deux enceintes sportives se trouvaient fort bien entretenues, comme le démontraient les planches et les madriers en bois neufs de la charpente ceinturant l’arène équestre. Une importante tribune bordait le stade. D’épais nuages assombrissaient le ciel, ce qui amplifiait l’aspect ténébreux des collines environnantes et confortait le caractère énigmatique et impénétrable de cet endroit perdu. La soirée à l’hospedaje La Cascada s’annonçait joyeuse. 214 Le mari de Judith arriva à l’improviste d’Arica – surnommée « la ville à l’éternel printemps » – où il était né et où il résidait. Celle-ci se situait certes dans le même pays, mais à 4 300 km de là, près de la frontière péruvienne, baignée par le Pacifique qui lui adoucissait l’air en lui apportant sa fraîcheur salvatrice. Sa fille ne put dissimuler sa joie immense en se blottissant longuement entre les bras paternels. Native de la Patagonie, Judith ne s’était pas habituée au doux climat du nord. Elle n’avait pas apprécié les températures… Elle avait souffert qu’aucune goutte de pluie ne lui rappelle son quotidien austral… Elle n’avait pas supporté l’indifférence qui caractérise les grandes cités. Elle avait alors décidé de regagner sa région pour aider sa sœur à accueillir les touristes. – Jamais je ne retournerai vivre là-bas, loin de mes amis, de ma famille, de mes montagnes et de mes glaciers. Hélas, pour ma fille, c’est différent, elle n’a pas assez vécu ici ; le climat lui pèse et elle ne ressent pas la même quiétude que j’ai retrouvée depuis mon retour. À la rentrée, elle rejoindra son père pour étudier à Arica… Je découvrais une famille décomposée à cause de la géographie si particulière du Chili, l’un et l’autre provenant de contrées excessivement opposées. Les émouvantes retrouvailles semblaient le confirmer. Je m’attablai près de don José, un électricien de Coyhaique qui effectuait des travaux à l’école du village. Il paraissait enchanté de converser avec un Français. Il s’intéressait depuis longtemps à l’Hexagone, à son histoire… Ce brave homme m’apprit le mariage fantasque de Sarkozy avec la people Carla Bruni. Il m’interrogea sur ce que je pensais du « petit président » qui tranchait avec le sérieux qu’inspiraient, à mon interlocuteur, les autres chefs d’État de la Ve République. Dès mon arrivée au Chili, j’avais été surpris de l’intérêt que témoignait la presse locale pour les frasques de notre dirigeant dont la caricature inondait les quotidiens nationaux. Des touristes hollandais avaient pris place à la table voisine. Ils avaient organisé et participé à une régate au large de l’île de Chiloé. Un des leurs exerçait la profession de journaliste et il avait convaincu ses amis à parcourir la Carretera Austral afin de rédiger un article sur cette route insolite et méconnue. Malgré leur véhicule tout-terrain, ils considéraient ce voyage comme une aventure extrêmement éprouvante. À la fin du repas, nous nous installâmes autour de la télévision pour visualiser l’épreuve annuelle de rodéo qu’Adena avait filmé. Les commentaires allaient bon train, nos hôtes connaissant presque tous les compétiteurs, qu’ils fussent venus de Caleta Tortel ou de Cochrane. Les regards s’enflammaient, la passion était bien présente. 215 Don Mosco fixant les bicyclettes sur son minibus. De longs et effilés nuages bas fendaient les collines. 216 Retour vers Villa Río Tranquilo L E matin suivant, je fis définitivement mes adieux à Adina et à Judith. Je me dirigeai vers le terrain de camping tenu par Mosco devant lequel son minibus stationnait. Quelques personnes étaient déjà assemblées autour du véhicule. Parmi eux, deux cyclistes, allemand et brésilien, se quittaient non sans émotion, après avoir bourlingué ensemble plusieurs semaines durant. Des randonneurs pédestres prenaient aussi la route entre deux trekkings. Mosco semblait fier de sa nationalité espagnole et il n’hésita pas à me reprocher d’utiliser des expressions typiquement chiliennes à la place du castillan usité sur la péninsule ibérique. Mais c’est avec une grande dextérité qu’il arrima les vélos et les bagages sur le toit de son minibus et qu’il nous conduisit jusqu’à Caleta Tortel. Un passager suisse me conta ses fabuleuses randonnées près des gigantesques ventisqueros. Il me confia que son seul regret consistait à ne pas avoir eu l’opportunité d’observer un huemul. En 1885, au sud du Campo de Hielo Sur, le capitaine allemand Eberhard découvrit, dans une vaste grotte, les restes d’un paresseux géant qu’on appela milodón. La peau, les ossements et les griffes apparurent dans un tel état de conservation, que l’on crut se trouver face à un animal mort récemment. Des chercheurs de monde entier se précipitèrent en Patagonie à la recherche du gigantesque mammifère, bravant la nature sauvage et le climat glacial. Fort de cette certitude, le Daily Express, un quotidien londonien, finança une expédition pour offrir en exclusivité des photos du colosse à ses lecteurs. Mais le milodón ne se montra pas. Après des analyses au carbone 14, il se révéla que la bête avait plus de 10 000 ans et avait donc vécu aux temps préhistoriques. Le huemul me parut comme le milodón, un animal disparu que l’on cherchait encore. Je rapportais cette hypothèse fantaisiste à mon voisin qui 217 sourit. À peine un quart d’heure plus tard, Mosco stoppa son véhicule et nous indiqua, au loin, la présence d’un de ces cervidés si secrets. Dans une sévère descente, nous croisâmes un énorme toutou, aux poils très longs, suivi par un cyclo voyageur qui s’éreintait en gravissant la côte. Le chien globe-trotter ne pouvait tomber sur meilleur maître ni se trouver en meilleurs lieux. La liberté, l’espace, le climat et la vitesse lui convenaient manifestement à merveille. Ses congénères, si nombreux dans les villages, devaient l’accueillir comme une star lors des haltes urbaines. Nous nous approchions de l’estuaire Mitchell. À Villa O’Higgins, j’avais prévenu mon chauffeur que je solliciterai les passagers du transbordeur nous ramenant à Puerto Yungay pour aller quérir une bonne âme susceptible de me rapprocher au maximum de Coyhaique, d’où je pourrais gagner facilement l’aéroport de Balmaceda. Je retrouvai, près de l’embarcadère, deux hommes avec qui j’avais sympathisé à l’aller sur le même navire. Ils travaillaient à la construction de la route qui allait permettre, bientôt, d’atteindre le glacier Montt1 par voie de terre. Ils me confièrent qu’ils languissaient de vivre très loin de leur famille. L’un, jeune papa, habitait à Vallenar, à 150 km de La Serena, 2 800 km plus au sud ! Ils consultèrent leurs collègues conducteurs de camionnettes en mesure de me venir en aide. Un d’entre eux répondit favorablement, mais sa voiture débarquée du Valparaíso, il partit à vive allure en évitant mon regard. Mosco s’exclama : – ¡El huevon ! Ils ne prennent jamais personne, ils doivent avoir des ordres, mais ils n’ont même pas le courage de le dire franchement… La route, après Puerto Yungay, s’éleva brutalement. Tortueuse, elle s’engagea dans les étroites et profondes excavations pour retrouver la vallée du río Baker, près de Puerto Vagabundo. Je n’avais jamais emprunté ce bout de piste, ayant choisi, à l’aller, de naviguer sur le Santa Fé de Caleta Tortel à Puerto Yungay, avec mes autres camarades cyclistes. Nous nous approchions de l’Océan en longeant le fleuve. De longs et effilés nuages bas fendaient les collines, apportant, là encore, un décor sombre et mystérieux. À Caleta Tortel, nous prîmes un autre minibus en partance pour Cochrane. Pour moi, utiliser maintenant cet autre moyen de locomotion représentait un réel intérêt, une expérience différente qui me plongeait à nouveau dans les profondeurs de l’atmosphère patagónica. Les passagers étaient, pour la plupart, des autochtones, et le conducteur connaissait presque chacun d’entre eux. Certains, même parmi les plus jeunes, avaient revêtu leurs habits propres et lisses du dimanche, et s’étaient coiffés de l’incontournable béret noir. 218 Cependant, le particularisme traditionnel se différenciait totalement au caractère folklorique que l’on perçoit dans les régions touristiques. Ici, tout demeurait authentique. Souvent, au bord de la route et près d’un fundo, des hommes, des femmes et même parfois des enfants, attendaient patiemment notre passage. Rares furent ceux qui montèrent dans notre véhicule, mais le minibus s’arrêtait toujours… Les gens étaient là pour converser ou pour déposer un paquet, une lettre, destinés à des personnes vivant plus loin. Leurs bienveillantes solidarité, camaraderie et sympathie me touchèrent profondément. Nous arrivâmes dans l’après-midi à Cochrane. Je me renseignai aussitôt sur les horaires des bus qui se dirigeaient le lendemain matin vers le nord. Le premier partait à 10 heures, il s’avérait donc impossible de me présenter à 15 heures à l’aéroport, comme prévu, d’autant plus que je devais récupérer mes cartes mémoire égarées à Puerto Río Tranquilo. Je décidai de tenter ma chance en auto-stop à la sortie de la ville, en face de la station-service, malgré la chaleur caniculaire et l’absence d’ombre. Mais les automobilistes évitaient généralement de circuler tard, afin de ne pas se trouver seuls, en pleine nuit, à la merci du moindre incident mécanique. Les rares conducteurs qui me remarquèrent me firent comprendre que leur parcours ne se prolongeait pas au-delà de l’agglomération. Un carabinier, accompagné d’une jeune femme, passa près de moi. J’en profitai pour lui demander s’il connaissait un taxi pour me conduire à Villa Río Tranquilo. Sa réponse négative renforça mon inquiétude. Je confiai alors, à l’employé de la station-service, la nécessité de poursuivre ma route le soir même et ma crainte de ne pas y arriver. Il m’expliqua alors qu’un de ses amis avait un tout-terrain avec lequel il transportait les visiteurs. Il l’appela. Ce dernier, fatigué de sa journée de travail, hésitait à la prolonger, mais quand le pompiste insista en lui précisant ma situation, il accepta et vint aussitôt. Le prix qu’il proposa me parut trop raisonnable pour le négocier. En plus, le personnage se montra affable et causant. Il me parla de Douglas Tompkins qui désirait acheter des milliers d’hectares près de Cochrane, de ses relations souvent inamicales avec les touristes israéliens. Malgré l’heure tardive, il s’arrêta à la vue de jeunes gens qui faisaient de l’auto-stop dans l’autre sens, loin de toute ville. – Où allez-vous ? – À Puerto Bertrand… – Attendez-moi, je vous prendrai à mon retour. Nous arrivâmes vers 23 heures à Villa Río Tranquilo. Je déchargeai rapidement ma bicyclette et roulai dans la nuit en direction du residencial 219 Darka. Je fus accueilli joyeusement par la propriétaire qui me présenta aussitôt les cartes mémoire tant désirées, tant espérées. Je dînai seul, pensant aux deux touristes zurichois avec lesquels j’avais passé une soirée à converser, à rire et à chanter, dans ce même gîte, quelques jours auparavant. Ma solitude ne fut troublée que par les éclats de voix qui retentissaient de l’autre côté du mur, vers la cuisine, et qui trahissaient les prémices d’un repas festif. La patronne me confia alors que sa fille, Maria Eugenia, regagnait son lieu de résidence, Coyhaique, le lendemain matin, avec son compagnon, Jaime, et les parents de celui-ci. Ils me proposaient, moyennant quelques pesos, de me déposer à une vingtaine de kilomètres de l’aéroport. La chance, assurément, continuait à me sourire… Je quittai ma table, complètement rasséréné, ce qui facilita, indéniablement, la tâche du marchand de sable. Pourtant, au petit jour, un fâcheux pressentiment vint altérer ma sérénité. À 9 heures, le profond silence qui régnait encore dans le residencial et les cadavres de bouteilles entassés dans la cuisine me rappelèrent la fiesta de la veille au soir. Vers 10 heures, la maîtresse des lieux apparut enfin, à peine éveillée, suivie de Jaime. Ils se remettaient difficilement de leur soirée copieusement arrosée. Elle me servit mon repas matinal et m’informa qu’un contretemps allait retarder un peu notre départ. Ses enfants devaient, en Mon vélo en bonne compagnie ? 220 effet, regrouper des veaux et vaches dans un corral pour les charger dans une bétaillère, et rejoindre ensuite les environs de la capitale régionale. Le troupeau quittait les pâturages verdoyants qui bordaient le lac Carrera pour la vallée non moins verte du río Simpson. Elle me proposa de partir en bicyclette, m’assurant que l’on ne manquerait pas de me prendre dès qu’on me rattraperait. – Non ! Je préfère les accompagner, insistai-je. Cet imbroglio m’inspira une grande méfiance. – D’accord, mais vous risquez d’attendre assez longtemps… me répondit-elle. Nous installâmes mon vélo à l’arrière d’un spacieux pick-up et le père de Jaime le fixa solidement avec des cordes épaisses. Ils m’emmenèrent dans un fundo situé au bord du lac, à quelques encablures du puente El Belga que j’avais remarqué à l’aller. Ma monture, dans l’auto, devait s’accommoder de la présence d’un jeune veau qui, blessé, paraissait trop fragile pour être transporté avec les autres bêtes. Un incident survint qui accentua ma crainte de ne pas arriver à l’heure à l’aéroport. Maria Eugenia avait égaré sa carte bancaire. Illico, elle repartit avec Jaime à Villa Río Tranquilo pour tenter de la retrouver. En attendant leur retour, Magdalena, la fille de Maria Eugenia, me fit visiter les moindres recoins de l’estancia. De magnifiques arrayanes, ces arbres étonnants au tronc rustique, décoraient les prairies vallonnées. La patronne de la ferme vint nous saluer. Elle s’apprêtait à tuer un mouton et nous proposa d’assister au spectacle macabre. Elle égorgea l’animal et commença à le dépecer avec un couteau qu’elle Les arrayanes rustiques. maniait avec habileté. 221 Le chat lapait goulûment le sang qui coulait sur le sol. De nombreuses peaux, déployées sur une palissade, séchaient au soleil. – Où sont partis Maria Eugenia et Jaime ? me demanda la dame. La douceur des traits de son visage et l’éclat lumineux de son regard offraient un contraste saisissant avec la sombre besogne qu’elle effectuait. Je lui expliquai leur mésaventure. – Si vous les attendez, vous allez rater votre avion ! À votre place, je décamperais maintenant et tenterais ma chance en auto-stop. Mais peu de véhicules circulaient sur la Carretera, et le temps qui s’était écoulé rendait cette alternative trop hasardeuse. Le couple revint une heure plus tard, après avoir retrouvé la précieuse carte, mais les yeux larmoyants de Maria Eugenia trahissaient une souffrance provoquée par une sévère altercation. Je les suivis jusqu’au corral avec l’espoir de leur donner un coup de main et de prendre la route au plus vite. Après avoir isolé le jeune bovin éclopé du reste du troupeau, nous conduisîmes le bétail dans l’enclos dont l’extrémité était pourvue d’une passerelle qui s’élevait, permettant aux bêtes de monter facilement dans le camion. Malheureusement, la bétaillère ne vint pas… Les hommes chargèrent le veau dans le pick-up, à côté de ma bicyclette. 222 Il était plus de midi, il nous restait 240 km à parcourir, dont 150 de piste malaisée… et l’avion décollait à 16 heures. – Vous êtes certain que j’arriverai à temps ? demandai-je à plusieurs reprises. – Si, si, voy a meter la pata (oui, oui, je vais mettre la gomme), affirma Jaime. Vamos a esperar cinco minutos (attendons encore cinq minutes). Pour en finir avec cette situation embarrassante, Maria Eugenia se proposa de patienter seule et de s’en retourner avec le camion. Je la remerciai pour cette proposition des plus obligeantes. Aussitôt parti, Jaime m’offrit une escudo, une bière chilienne, que j’acceptai volontiers, et en distribua aussi à ses parents. Au croisement qui menait à Puerto Murta, il tourna en direction du village dans lequel son père n’avait jamais mis les pieds. Aïe ! L’inquiétude vint à nouveau me torturer l’esprit. Je croisai les doigts pour que la promenade ne s’éternisât point… ¡Ojala ! Je compris, dans le bourg, que la motivation première de mon chauffeur consistait davantage à se rapprovisionner en bière que le faire connaître à son père. Il se dirigea vers une épicerie. Je décidai de l’accompagner pour acheter quelques canettes à mes compagnons, mais aussi quelques gâteaux et jus de fruit pour la pauvre Magdalena, qui paraissait oubliée. Le peu de Magdalena 223 mots qu’elle échangea avec Jaime et les parents de celui-ci trahissaient des sentiments, à leur égard, complètement dépourvus d’affection… et cette indifférence palpable était assurément partagée. Je pensai à la dernière image que je gardais de sa maman, le visage marqué par la tristesse… Je ressentais de la peine pour cette jeune fille de dix ans qui, en revanche, me témoignait de la gentillesse, et la sympathie que j’éprouvais pour elle semblait réciproque. Jaime, habitué à ce trajet, maîtrisait parfaitement chaque tournant. Il conduisait à grande vitesse, ce qui, paradoxalement, m’apaisa. – Tu te souviens, papa, d’Ernesto Cárdenas ? Il vit dans ce fundo avec son fils et sa bru depuis le décès de sa femme. Il connaissait tous les habitants des vallées Murta et Ibáñez, ses parents aussi, au moins de par leurs noms. Tous les quarts d’heure, mes compagnons avalaient leurs « escudo ». Jaime pilotait en tenant la canette de la main gauche et le volant de la main droite. Une fois les boîtes vidées, ils abaissaient leurs vitres et les jetaient sur le bas-côté de la piste. La scène, ainsi répétée, se révélait choquante, mais aussi cocasse. D’autant plus qu’un autocollant collé sur le pare-brise affichait le slogan écologique : Patagonia sin represas. Vu l’heure tardive, mon chauffeur m’amena jusqu’à l’aéroport que nous atteignîmes à 15 h 30. Heureux d’arriver à temps, je laissai à Jaime un billet de 10 000 pesos (environ 11 euros) au lieu des 8 000 euros convenus la veille au soir. Je devais cependant me hâter, les autres passagers commençaient à embarquer. Je demandai au vendeur du kiosque à journaux s’il pouvait me passer quelques cartons pour emballer ma bicyclette, et j’entrepris de démonter les pédales. Hélas, la tâche s’avéra impossible. Me voyant dans l’embarras, le personnel de la compagnie aérienne accepta mon vélo qui partit dans la soute sans aucune protection. Ouf ! Il s’en fallut de peu pour que le Boeing prît son envol, dans la pampa ventée qui caractérise la province de Balmaceda, en me laissant cloué au sol. À l’aéroport de Santiago, un chaleureux comité d’accueil m’attendait. Je ne me doutais pas encore que la soirée se prolongerait tard dans la nuit, chez des amis de Las Rejas, quartier d’enfance de Janet. Nous profitions ainsi une dernière fois de la convivialité chilienne. Je préparai ensuite mes valises, désarmai et protégeai ma bicyclette pour me coucher complètement épuisé à plus de 3 heures. L’avion décollait le lendemain matin pour Paris à midi. 224 Les adieux représentent le pire moment du voyage. Tristesse et émotion s’emparent de ces instants solennels. Quelques années s’écoulent avant de nous retrouver. Durant cet intervalle les plus jeunes grandissent, les uns se marient, les autres découvrent de nouveaux horizons. Nous sommes confrontés à l’épreuve de la maladie, à la mort… Ainsi va la vie ! On aimerait tant, pendant ce laps de temps, que l’horloge s’arrête et revenir sans que rien ni personne n’aient changé. ¡Adiós Emilia, Kico, Clara, José Manuel, Sebastian… Hasta luego ! Je constatai, à l’aéroport, que le transport d’une bicyclette de grande taille peut s’avérer, quelquefois, laborieux. Les cartons qui l’abritaient se révélèrent trop imposants. Il fallut les ôter et l’envelopper, recouverte de mousse, avec du film transparent adhésif spécialement conçu pour protéger les bagages. Mon vélo, après avoir emprunté la Carretera Austral, méritait un bien meilleur traitement que de voyager dans les conditions qui avaient été les siennes entre Balmaceda et Santiago. Ma chère petite reine de Patagonie… Oui, reine, qu’il n’en déplaise à la mémoire des deux pays qui se partagent ce territoire et qui n’ont guère apprécié l’épisode historique qui va suivre ! Mon vélo chez Emilia, prêt pour le retour. 225 En 1857, un jeune avoué de Périgueux, Antoine de Tounens, s’embarqua pour le Chili avec l’ambition de fonder son propre royaume, à l’autre bout du monde. Il avait lu les récits d’Alonso de Ercilla relatant le courage et l’insoumission des Indiens mapuches face aux conquérants Espagnols. De plus, les événements pas très éloignés qui ont vu Murat, palefrenier, devenir roi de Naples, et Bernadotte, clerc d’avoué à Pau, devenir roi de Suède et de Norvège sous le nom de Charles XIV, ne faisaient qu’exacerber les ambitions du jeune Périgourdin. Il arriva le 22 août 1858 au port de Coquimbo. Dans cette ville, il apprit l’espagnol. Il étudia le pays et chercha tous les renseignements sur la région australe qu’il désirait visiter. Fort de son assurance, il réalisa la rédaction de la constitution de sa future monarchie. En 1860, il pénétra en terre araucane, alors que le conflit qui opposait l’État chilien aux Mapuches faisait rage. Les aborigènes se divisaient en groupes éparpillés et ne se regroupaient qu’en cas de guerre. Il profita de ce que l’armée était sur le point d’écraser la résistance mapuche pour se présenter en sauveur. Après un discours enflammé sur les bienfaits de la monarchie, Tounens s’intronisa Roi de Patagonie et d’Araucanie, avec l’assentiment des caciques mapuches présents. Il argumenta son plaidoyer que, pour vaincre l’armée chilienne, les Indiens devaient se trouver un souverain qui unifierait tous les clans. Il décréta aussitôt la Constitution, nomma des ministres, annexa les territoires compris entre le 42° sud et le Cap Horn. Il promit monts et merveilles aux Indiens nouvellement assujettis, faisant miroiter l’avènement d’un grand royaume. Mais les Mapuches n’aspiraient qu’à leur indépendance face à l’État chilien et ils n’attendaient du Français qu’un chef capable de les mener à la victoire en leur fournissant les armes nécessaires. Antoine de Tounens voulut s’établir à Angol, dans la IXe région, mais il fut capturé en route, le matin dans son bivouac, par quatre militaires chiliens. Jugé, il fut déclaré fou et embarqué dans un navire en partance pour Brest. Par deux fois, il tenta de reconquérir son royaume imaginaire, par deux fois, il revint défait. Le roi « fantoche » n’exista plus que pour divertir les gens qu’il côtoyait. J’aurais dû reprendre mon travail le mercredi, ce qui s’avérait impossible, l’avion ne décollant de la capitale chilienne que le mardi matin. Lors de ma préparation du voyage j’avais quelque peu négligé mon retour et je m’étais trompé de date ! Erreur heureusement commise en ma faveur, j’avais prolongé mes vacances d’une journée… Méprise involontaire, mais mon subconscient était-il si innocent que cela ? 226 Des humitas (spécialité chilienne) préparées par Emilia pour fêter mon arrivée. L’emballage final. 227 228 Troisième partie : La faune australe L’aspect technique du voyage La faune australe L faune et la flore de la Patagonie chilienne furent les principales victimes des vastes incendies provoqués par les premiers colons. Pour cette raison, les animaux sauvages s’avèrent peu nombreux, aussi trop souvent chassés, mais une importante politique de protection a été mise en place par la CONAF (Corporación Nacional Forestal), l’équivalent de nos Eaux et Forêts. Il faut aller plus au sud pour surprendre les nandous, oiseaux de la même famille que l’autruche, et les guanacos, lamas primitifs, les seuls qui crachent un liquide visqueux pour se défendre contre leurs prédateurs. Les pumas et les couguars ne se montrent guère, même si un mâle a été capturé près des pistes de l’aéroport de Puerto Montt la veille de mon arrivée dans cette ville. Ces félins font partie, eux aussi, des espèces protégées. Il en est de même pour le tatou, insectivore chassé pour sa carapace dont on se sert pour fabriquer le charango, instrument à cordes utilisé pour les musiques andines, et le huemul, petit cervidé qui figure avec le condor sur l’écu chilien. Il m’aurait fallu visiter longuement les parcs nationaux pour observer cette faune. Une journée s’écoulait souvent sans que je puisse voir un seul animal sauvage, hormis quelques lièvres et renards, et principalement les êtres ailés. Ces derniers, fort nombreux, égaieront tout mon cheminement. Même si, en traversant une forêt dense sur une piste exiguë, je ne les apercevais pas toujours, leurs gazouillis et pépiements, eux, m’accompagnaient inlassablement. Après quelque temps, des intonations m’étaient même devenues famiA 229 lières, souvent stridentes et surprenantes, quelquefois disgracieuses comme celle du bandurria (ibis à face noire), curieux volatile bruyant et démonstratif arborant un long bec, dont son clamp, cri nasal puissant et fréquent, rappelle la corne d’un camion. Il en est de même pour le tero-tero (vanneau téro), toujours le premier à donner l’alerte avec ses raclements gutturaux lorsqu’un intrus pénètre sur son territoire, bien avant le chien lorsqu’il niche près d’une habitation, avec ses braillements : tero-tero-tero. Souvent, les gens le domestiquent pour les services qu’il rend, notamment contre les animaux nuisibles. L’oiseau querelleur provoque des disputes avec toutes les autres espèces de la même prairie. J’ai remarqué aussi la présence de nombreux colibris dans les régions boisées ainsi que de martins-pêcheurs dans les villages côtiers. Les rapaces, eux aussi, abondent. Les aguiluchos (petits aigles), les faucons tiuques, les condors et les caranchos1 (caracara commun), me sont devenus familiers. L’insecte le plus curieux qu’il m’ait été donné de rencontrer se présenta sous la forme d’un grand coléoptère, le lucane, d’une grandeur de 7 à 8 cm, appelé le ciervo volante. Malgré l’aspect belliqueux du mâle dont la tête se prolonge de longues mandibules, il s’avère totalement inoffensif, celles-ci ne servant qu’à impressionner ses éventuels prédateurs. J’ai apprécié le fait de traverser une région dont l’élevage demeure une des principales ressources. Les bêtes apportent leur contribution à l’enchantement que procure le voyage. Elles interrompent agréablement la solitude du voyageur. Les bovins paissent souvent en liberté, au bord de la Carretera. Dans les prés, les moutons profitaient du moindre tronc d’arbre pour s’abriter du soleil. Je fus très surpris de la nature craintive de ces animaux domestiques qui déguerpissent dès que l’on tente de les approcher. Il en est de même pour les deux inévitables compagnons du gaucho, le cheval et le chien. Ce dernier, souvent craint des pédaleurs, ne manifeste ici aucune agressivité à leur égard. 1. Voir page 213. Faucons portant une houppe sur la tête qui, quand ils ne chassent pas, se nourrissent en picorant comme une volaille. Carancho se dit traro en langue mapuche, d’où l’origine du nom du célèbre chef indien Lautaro (carancho chauve), vainqueur du conquistador fondateur de Santiago du Chili, Pedro de Valdivia. 230 Mais celui qui règne en maître sur ce territoire n’est pas l’ami du cycliste… mais le taon. Le randonneur doit batailler ferme pour éviter les douloureuses piqûres de l’insecte. Lutte inégale où le tueur, aussi habile soit-il, sortira toujours perdant face au nombre important d’ennemis… Les vilaines bêtes se déplaçaient à la même vitesse que moi, telles un peloton désorganisé. Les amateurs de courses sur route savent que les nombreuses attaques perturbent la bonne entente au sein d’un peloton, ce fut le souvent le cas ! De tous les lieux sauvages de la planète, la Patagonie est certainement celui qui désormais concrétise parfaitement le rêve du pêcheur européen. La multitude de ses lacs et de ses cours d’eau en fait un véritable éden pour les amoureux de la pêche sportive. Les truites et les saumons y abondent. Sur la côte pacifique, l’enfer remplace le paradis pour les pauvres dauphins, phoques, otaries, éléphants de mer privés de pâtures. En effet, ceux-ci souffrent de la surpêche causée par de grandes entreprises étrangères, notamment japonaises et espagnoles, due également à l’élevage intensif de saumon. Celui-ci nécessite par animal jusqu’à cinq livres de nourritures grasses comme le hareng, le lançon, la sardine et le maquereau, pour les transformer en alimentation. Ils sont littéralement aspirés dans l’Océan, ce qui dérègle l’équilibre des écosystèmes marins. Les élevages aquatiques envahissent la côte chilienne. 231 La forte concentration de ces poissons dans les piscicultures favorise la transmission des maladies que l’on tente d’endiguer en leur administrant régulièrement des antibiotiques. Un élevage de saumon typique de 200 000 unités produit environ la même quantité de matière fécale qu’une ville de 62 000 habitants. La libération de ce mélange nocif dans les eaux environnantes des piscicultures menace la survie des salmonidés natifs, plus petits, les prédateurs qui s’en nourrissent et l’avenir des pratiques de pêche durables, ainsi que les communautés qui dépendent de la propreté et de la salubrité des océans. Malgré cela, la Patagonie chilienne s’avère fondamentalement accueillante : pas de reptiles vénéneux, guère d’animaux dangereux. Cependant il est conseillé, pour ceux qui s’adonnent au camping sauvage, d’enfermer leurs aliments de façon hermétique, de ne pas laisser traîner de vaisselles sales, de ne pas camper près d’un tas de bois coupés, de ne pas dormir à même le sol sans tapis, pour se prémunir du virus mortel Hanta. Il est transmis par le rat des campagnes et le contact avec la salive et les déjections de l’animal contaminé. Rando-Cycles invite le cyclo à assister au montage du vélo afin qu’il se familiarise avec sa nouvelle monture. 232 L’aspect technique du voyage Le vélo Le cadre est en acier (facile à souder au cas où il se briserait), classique (pas un cadre de VTT), équipé en Shimano Deore XT triple plateaux, sans fourche suspendue ni freins à disque (facteurs de problèmes). Les roues sont de 26 pouces (format le plus standard dans le monde entier) avec des jantes Rigida Grizzly Carbide, réputées pour leur solidité, avec des pneus Schwalbe Marathon XR (pratiquement increvables). Le vélo est muni de porte-bagages avant Tubus Tara surbaissés en tube d’acier et porte-bagages arrière Tubus Cargo en tube d’acier brasé, avec des sacoches Ortlieb étanches et parfaitement hermétiques de 2 x 12,5 l à l’avant et de 2 x 20 l à l’arrière. La sacoche de guidon de 9 l, étanche elle aussi, s’avère suffisamment grande pour ranger les papiers, l’appareil photo, une paire de jumelles, l’anémomètre et la carte routière. J’ai ôté les garde-boue, trop gênants pour le transport en car et pour les chemins boueux. J’ai mis une vieille selle en cuir sur laquelle je suis habitué et une tige de selle suspendue. Le guidon, en forme de corne, permet plusieurs positions et s’est révélé confortable. La béquille me paraît plus que nécessaire pour stationner facilement. Sous une guidoline ordinaire j’ai posé une mousse pour plus de confort et atténuer les vibrations dues aux pistes caillouteuses. Les pédales Shimano PD-M324 allient, d’un côté, l’efficacité du système SPD, et, de l’autre, la commodité d’une pédale à plate-forme. J’ai mis un porte-bouteilles, un porte bidon, ainsi qu’une grande pompe suffisamment performante pour gonfler des pneus de 26'. Les accessoires comme le rétroviseur et la sonnette sont inutiles dans cette partie du monde peu habitée et où les automobiles se font rares. Pour demeurer visible dans l’obscurité, je suis doté d’un double éclairage à pile à l’arrière et une lampe 233 frontale pour éclairer devant. J’ai proscrit la dynamo, sujette à des coupures de fils lors des éventuels transports en car. Dernier détail, mais non le moins important, j’ai prévu des plateaux de 42, 32 et 22 et des pignons de 12 à 32 à l’arrière. Il ne faut pas mésestimer les nombreuses difficultés auxquelles on se trouve en permanence confrontés sur la Carretera Austral. Matériel emmené avec le vélo 1 bouteille vide et 1 bidon (75 cl) ; 1 grande pompe ; 1 pneu à tringle souple ; 3 démonte-pneus ; 3 chambres à air ; rustines, colle, papier à poncer ; câble de rechange pour le dérailleur et pour les freins ; 4 patins de frein ; 1 morceau de chaîne ; 2 antivols ; 1 tendeur ; 2 éclairages arrière ; 1 baudrier ; clés Allen ; tournevis ; clé à rayons ; 4 rayons de rechange ; dérive chaîne ; petite clé à molette ; 1 compteur avec altimètre, cumul des dénivelées, thermomètre ; lampe frontale ; piles de rechange ; chiffon ; huile ; 1 ruban de guidoline ; fil de fer ; 1 protège carte ; fil de nylon ; sangles ; sacoches. Camping Tente 1 place 3 saisons avec abside pour ranger les sacoches ; tapis de sol ; sac de couchage (– 7°) ; matelas auto gonflant ; cuvette pliante ; petite casserole ; tasse ; ensemble couverts et couteau multifonctions ; bâche ; réchaud, combustible, briquet que j’achèterai au Chili pour être certain que je trouverai la cartouche de gaz facilement (il est, bien sûr, impossible de prendre l’avion avec le combustible et le briquet). Photo Appareil photo numérique bridge avec grand-angle et un zoom important ; manuel ; mon ancien appareil photo APS, au cas ou… ; 4 batteries et 2 chargeurs ; 4 cartes mémoires 4 gigas ; housse ; sachet étanche ; petit trépied ; mousse pour mettre au fond de la sacoche pour amortir les chocs dus à la route non goudronnée et pierreuse ; lingettes nettoyantes. Divers Petites jumelles ; anémomètre-altimètre-thermomètre ; pompe pour filtrer l’eau (s’est révélé superflu dans cette région où les rivières 234 abondent) ; cartes routières ; bloc-notes et stylos ; carnet d’adresse ; souvenirs de France pour offrir lors des rencontres ; mini-dictionnaire françaisespagnol ; lampe frontale (très utile car elle peut être utilisée aussi bien sur le vélo que pour le camping) ; nécessaire de couture ; 2 mouchoirs en tissus ; papier toilette ; lecteur MP3 avec radio ; photocopies des guides touristiques. Habillement 1 vêtement pour dormir ; 2 shorts adaptés pour la pratique cycliste ; 1 pantacourt en velours ; 1 pantalon gore-tex ; 2 T-shirt ; 1 jaquette ; maillot de bain ; baudrier ; 1 veste gore-tex ; 1 paire de gants courts vélo ; 1 paire de gants gore-tex ; 1 bonnet coupe-vent en micropolaire ; 2 paires de chaussettes hiver et 2 paires basses ; chaussures cyclistes Shimano servant aussi pour la randonnée à pied ; sandales cyclistes Shimano ; 1 paire de guêtres ; 1 paire de manchettes. Pharmacie Pansements adhésifs (Élastoplaste largeur 6 cm) ; désinfectant ; kit solaire ; couverture de survie ; antibiotiques (contre diarrhée, infections respiratoires, ORL et cutanées) ; aspirine ; anti-inflammatoire (comprimés et pommade) ; antidiarrhéique ; spray antimoustique et spirales. Toilette Gant de toilette ; savon ; shampoing qui servira aussi de gel douche ; épingles à nourrice ; petits ciseaux coupe-ongles ; pince à épiler ; brosse à dent ; dentifrice ; serviette auto-séchante ; rasoirs à main ; cotons-tiges ; lingettes ; petite brosse ; petit miroir ; peigne ; lessive. Les documents administratifs et les formalités Passeport ; carte bancaire ; documents pour les réservations virtuelles ; Pour un séjour touristique de plus de trois mois, pas de visa mais il est nécessaire d’aller à Consulat pour la prolongation de l’autorisation de séjour ; permis international (on ne sait jamais…) ; carte de groupe sanguin ; photos d’identité ; photocopie du passeport et les billets pour les transports et des cartes de visite peuvent se révéler également utiles. 235 Représentation en France : Ambassade du Chili 2, avenue de la Motte-Picquet, 75007 Paris Tél. : 01 44 18 59 60 – Fax : 01 44 18 59 61 Aucune vaccination n’est obligatoire pour visiter le Chili. Néanmoins, les vaccins recommandés sont les suivants : hépatites virales A et B ; diphtérie ; tétanos ; poliomyélite ; typhoïde. Si la Patagonie ne comporte peu de danger, il est important de se prémunir du virus mortel Hanta ! (Lire page 231.) La préparation physique Il ne faut pas occulter l’aspect sportif du voyage à vélo. On peut cependant l’appréhender différemment selon sa durée, la difficulté du parcours et le kilométrage. Pour un périple de plusieurs mois, un entraînement spécifique me semble inutile. Il suffit d’aborder son voyage par des petites étapes assez faciles, la forme arrivera progressivement. Pour une aventure plus courte comme celle que j’ai effectuée, il est nécessaire d’avoir un peu d’entraînement et une bonne condition physique. 236 Les cyclistes, randonneurs et coureurs de fond chevronnés, habitués à pratiquer leur sport d’endurance en toute saison, seront les plus rodés pour endurer les caprices du temps (vent, pluie, chaleur), ainsi que les difficultés du parcours (répétition de côtes et cols). Néanmoins, le néophyte peu ou pas expérimenté mais doté d’une grande motivation surpassera ces obstacles sans problème. Pour ma part, je termine l’année avec 12 000 km de vélo, ayant préparé et réalisé de longues épreuves, dont le célèbre Paris-Brest-Paris. Début novembre, j’ai pris possession de ma bicyclette choisie au Salon du cycle. Jusqu’à mon départ, j’utiliserai le plus possible celle-ci pour m’y adapter. En effet, il n’est pas aisé de troquer sont vélo de 11 kg pour un autre pesant 5 kg de plus. S’accoutumer aux vitesses nettement moins rapides, aux braquets inhabituels, nécessite une période d’adaptation psychologique. Avec une charge de 20 kg en plus du poids de sa bicyclette et sur une piste de qualité médiocre, l’allure atteinte peut-être deux fois inférieure à celle réalisée communément ! Il en est de même pour apprivoiser sa monture récente : s’habituer à la conduire avec dextérité et au maniement du nouveau dérailleur ; ajuster la hauteur et le recul de selle ainsi que la hauteur et la longueur de potence pour retrouver au plus près la position à laquelle on est familiarisé ; roder éventuellement les chaussures neuves, etc. Il est donc préférable de s’entraîner avec sa bicyclette au moins deux mois avant le départ, sans faire obligatoirement de grandes distances. Cela permettra de tester aussi tout son matériel ainsi que les vêtements récemment acquis. 237 Glossaire Ripio = revêtement caillouté sur un fond sablonneux de la piste Hospedaje = pension chez l’habitant Residencial = entre l’hôtel et l’hospedaje Cabañas = chalets pour touristes Carretera = route Sendero = sentier Camino = chemin Viaje = voyage Buena suerte = bonne chance Lago = lac Río = rivière Cerro = mont Cuesta = côte Portezuelo = col Ventisquero = glacier Hielo = glacier Campo = champ Fundo ou hacienda = ferme Huaso = paysan Ciudad = ville Pueblo = village Pueblito = petit village Poblacione = quartier Comuna = division politique de la région Agua = eau Isla = île Salto = chute d’eau Puerto = port Transbordador = ferry Lancha = petit bateau Dueña de casa = maîtresse de maison Holà = salut Ojala = espérons, vivement Cerveza = bière Vino tinto = vin rouge ¿Dormiste bien? = As-tu bien dormi? Municipalidad = mairie Media luna = arène pour le rodéo. Mapudungún = langue mapuche Indio = indien Winca = homme blanc Gringo = Nord Américain Chilote = habitant de Chiloé Santiaguino = habitant de Santiago Andacollino = habitant d’Andacollo Patagon = Indiens tehuelches (vieilli) Patagón = habitant de la Patagonie Patagonia = Patagonie 238 Patagónica = patagonienne Pirquineros = orpailleurs Encuentro = rencontre Difunta = défunte La once = repas du soir Asado = grillades Libertador = libérateur Bandurrias = ibis à face noir Tero-tero = vanneau téro Huemul = petit cervidé Carancho = petit faucon Bombilla = paille en métal pour boire le maté Bibliographie Sources et, simplement, plaisir de lire José Emperaire, « Les Nomades de la mer », éditions Le Serpent de Mer. Anne Chapman, « Quand le Soleil voulait tuer la lune », rituels et théâtre chez les Selk’nam de Terre de Feu, éditions Métailié. Marie-Noëlle Sarget, « Histoire du Chili », de la conquête à nos jours, éditions L’Harmattan. Philippe Grenier, « Des tyrannosaures dans le paradis », la ruée des transnationales sur la Patagonie chilienne, éditions L’Atalante. Jean Raspail, « Qui se souvient des Hommes… », roman, éditions Robert Laffont ; Jean Raspail, « Adiós, Tierra del Fuego », éditions Albin Michel ; « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie », éditions Albin Michel. Sylvia Iparraguirre, « La Terre de Feu », éditions Métailié. Luis Sepulveda, « La folie de Pinochet », éditions Métailié ; « Le Neveu d’Amérique », éditions Métailié. Francisco Coloane, « Cap Horn », nouvelles, éditions Phébus ; « Tierra del Fuego », nouvelles, Éditions Phébus ; « El Guanaco », roman, Éditions Phébus. Bruce Chatwin, « En Patagonie », éditions Grasset. Jean-Pierre Blancpain, « Francia y los Franceses en Chile », 1700-1980, éditions Hachette ; « Les Araucans et le Chili », des origines aux XIXe siècle, éditions L’Harmattan. José Manuel Zavala, « Les Indiens mapuche du Chili », dynamiques interethniques et stratégies de résistance, XVIIIe siècle, éditions L’Harmattan. Alain Delvapo, « Voyage au pays des Mapuches », éditions Cartouche. William Henry Hudson, « Un flâneur en Patagonie ». Fous de Patagonie, « Quatre découvreurs du bout du monde », récits, 1856-1897, Auguste Guinnard, Docteur Paul Hyades, Comte Henry de La Vaulx, Otto Nordenskjöld, Les Éditions des Riaux. Olivier Page, « Les Terres de décembre », voyage en Patagonie chilienne, récit, éditions Lucien Souny. Grands livres illustrés Alain et Sylvain Mahuzier, « Magellanie, Patagonie, Terre de Feu », voyage dans le Grand Sud, éditions Vigot. Grégoire Korganow, « Patagonie », histoires du bout du monde, éditions Solar. Hervé Haon, « Patagonie Chili », à la poursuite du vent, Anako Éditions. Alvaro Barros, « La tierra en que vivimos », Editorial Antartica S.A. Guides Jac Forton, « Le Chili », éditions Peuples du Monde Le Petit Futé, Patagonie, éditions Country Guide Chili, éditions Ulysse Ces trois guides bien documentés sont en langue française. Davantage pour trouver où manger et dormir, Le guide du routard « Chili Argentine » aux éditions Hachette. Pour peu que l’on connaisse l’espagnol, je conseille de se procurer le « Turistel », excellent guide mais aussi indispensable pour sa cartographie. Sources journaux : Les quotidiens Diario Financiero, La Segunda et El Diario de Aysén. 239 Au bord du lac Blanco. 240 exÅxÜv|xÅxÇàá M `xÜv| õ àÉâá vxâå Öâ| áx áÉÇà |Çà°Üxáá°á õ ÅÉÇ äÉçtzx? õ vxâå Öâ| ÅËÉÇà áÉâàxÇâá xà xÇvÉâÜtz°á wtÇá ÅÉÇ ÑÜÉ}xà w˰vÜ|àâÜxA `xÜv| õ ]tÇxà ÑÉâÜ áÉÇ áÉâà|xÇ ÑxÜÅtÇxÇàA `xÜv| õ TÇ|àt xà WtÇ|xÄ ÑÉâÜ ÄxâÜ t|wx Ñܰv|xâáxA `xÜv| õ ÅtÅtÇ ÑÉâÜ áÉÇ táá|áàtÇvx |Çxáà|ÅtuÄxA ]x ÜxÅxÜv|x v{tÄxâÜxâáxÅxÇà Ät ÑÉÑâÄtà|ÉÇ v{|Ä|xÇÇx xÇ z°Ç°ÜtÄ ÑÉâÜ áÉÇ tvvâx|Ä? át z°Ç°ÜÉá|à° xà át zxÇà|ÄÄxááx? täxv âÇx ÑxÇá°x ÑtÜà|vâÄ|¢Üx ÑÉâÜ Äxá ⁄ ctàtzÉÇxá Ó ÑÉâÜ ÄxâÜ á|ÅÑÄ|v|à° xà ÄxâÜ ÜxáÑxvàtu|Ä|à° Öâ| ÑxÜÅxà tâå äÉçtzxâÜá wx ÑtÜvÉâÜ|Ü Ät ܰz|ÉÇ xÇ àÉâàx vÉÇy|tÇvxA `xÜv| õ etÇwÉ@VçvÄxá ÑÉâÜ ÄxâÜ vÉÅѰàxÇvx xà ÄxâÜ t|wxA 241 Table des matières Préface Le pays aux « mille beautés » Première partie Une histoire de cœur Un pays où les inégalités s’accentuent Résistance mapuche : « Dix fois nous vaincrons ! » Un peu d’histoire patagónica – Les peuples indigènes – Les expéditions maritimes Les premières explorations terrestres dans la région d’Aysén Pourquoi à bicyclette ? Préambule au voyage p. 9 p. 11 p. 19 p. 23 p. 29 p. 33 p. 35 p. 37 p. 39 Carnet de voyage… Paris - Santiago - Puerto Montt Puerto Montt - Contao Contao - Hornopirén Hornopirén - Caleta Gonzalo Pumalín : un désert de verdure Caleta Gonzalo - Chaitén Colère à Chaitén Chaitén - Puerto Cárdenas Puerto Cárdenas - Villa Vanguardia Villa Vanguardia - Lago Risopatrón Lago Risopatrón - Ventisquero Colgante Ventisquero Colgante - Puerto Cisnes Puerto Cisnes - Villa Amengual Villa Amengual - Villa Mañihuales Villa Mañihuales - Coyhaique Pause à Coyhaique Coyhaique - El Blanco El Blanco - Villa Cerro Castillo Villa Cerro Castillo - Bosque Muerto Bosque Muerto - Puerto Murta Puerto Murta - Puerto Río Tranquilo Puerto Río Tranquilo - Puerto Bertrand Puerto Bertrand - Cochrane Cochrane - Caleta Tortel Caleta Tortel Caleta Tortel - Villa O’Higgins Villa O’Higgins Retour vers Villa Río Tranquilo p. 41 p. 45 p. 49 p. 59 p. 63 p. 69 p. 71 p. 75 p. 79 p. 85 p. 91 p. 101 p. 109 p. 115 p. 121 p. 129 p. 133 p. 135 p. 141 p. 147 p. 151 p. 159 p. 165 p. 175 p. 187 p. 195 p. 209 p. 217 Troisième partie La faune australe Aspect technique du voyage Glossaire Bibliographie Remerciements p. 229 p. 233 p. 238 p. 239 p. 241 242 243 Achevé d’imprimer par Imprimerie Jouve Décembre 2009 Imprimé en France 244 1 1. Au fond, Chaitén. 2. L’église de La Junta, fondée par le père Ronchi. 2 3 3. Le lac Yelcho. 4. Maison de colons sur les bords du río Cisnes. 4 5 5. Don Anulfo et son épouse : le charme, la gentillesse et l’humilité des colons de Patagonie. 6. Collines dénudées depuis les grands incendies. 6 7 7. Gaucho devant le musée du maté à El Blanco. 8. Le lac Bertrand. 8 9 9. Le Bosque Muerto. 10. Le lac Carrera entre Puerto Murta et Villa Río Tranquilo. 10 11 11. Charme patagón sur la route de Villa O’Higgins. 12. La Chapelle de Marbre sur le lac Carrera. 12 13 13. Le lac Carrera entre Puerto Río Tranquilo et Puerto Bertrand. 14 et 15. Témoins indélébiles des grands incendies. 14 15 16 16. Le village pittoresque de Caleta Tortel. 17. Cimetière champêtre de Villa Ortega. 17 18 18. Paysage du bout du monde. 19. « Huaso » ferrant son cheval à Puerto Bertrand. 19 20 20. Cimetière de Villa Río Tranquilo. 21. Chariot sur rail pour le transport de bois. 22. Le vieux pont suspendu à Puerto Murta. 21 22 23 23. Le Santa Fé dans l’estuaire Mitchell. 24. Carancho. 25. Vanneau tero. 26. Aguilucho. 28. Bandurria. 25 24 26 27 % $ !% *% & ! % !( ! $ !# %!% * ( $ ! % *! ! ' %! % % * !% $ *! & * ( ! $ + # , ( % %" * * * (