Perception dynamique au jeu d`échecs
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Perception dynamique au jeu d`échecs
UNIVERSITE DE PROVENCE AIX-MARSEILLE I Laboratoire de Psychologie Cognitive - CNRS Perception dynamique au jeu d’échecs Thèse pour l’obtention du grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE PROVENCE présentée par Vincent Ferrari Sous la direction de Mme. E. Marmèche et M. A. Didierjean JURY Evelyne Marmèche, Chargée de recherche CNRS, LPC, Université de Provence (Directeur) André Didierjean, Maître de Conférences, Université de Provence (Directeur) Fernand Gobet, Professeur, Université de Brunel (Rapporteur) Patrick Lemaire, Professeur, Université de Provence Hubert Ripoll, Professeur, Université de la Méditerranée (Rapporteur) Remerciements Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Evelyne Marmèche et à André Didierjean qui ont dirigé cette thèse. Chaque jour passé à leur côté, j’ai pu bénéficier de leur professionnalisme, de leur enthousiasme, et de leur amitié. Je remercie également Patrick Lemaire et les membres de son équipe pour leurs conseils avisés lors nos réunions. Mes remerciements vont à Fernand Gobet, pour m’avoir accueilli dans son laboratoire à l’Université de Nottingham. Je le remercie, ainsi qu’Hubert Ripoll, d’avoir accepté d’être rapporteur de cette thèse. Merci à Guy Tiberghien de m’avoir initié à la TDS. Je remercie Aline Pelissier pour sa disponibilité et son aide précieuse pour la documentation de cette thèse. Enfin, mes remerciements vont à Jonathan Grainger, à l’ensemble des membres du Laboratoire de Psychologie Cognitive, ainsi qu’aux doctorants de l’UFR à qui je souhaite courage et réussite. à Claire et Emma… Depuis les travaux de Binet (1894), le jeu d’échecs a constitué un terrain privilégié pour étudier l’acquisition de l’expertise. Sous l’impulsion des travaux de de Groot (1965) et de Chase et Simon (1973), les études sur l’expertise se sont principalement intéressées à la perception experte. La thèse présentée ici s’inscrit dans cette ligne de recherche. Dans cette optique, nous avons adapté au jeu d’échecs des paradigmes expérimentaux issus des études sur l’exploration de scènes visuelles. Dans une première série d’expériences, nous étudions le décours temporel de l’exploration de positions de jeu par des joueurs d’échecs. Les résultats montrent que, dans les premières secondes d’exploration, l’attention des experts se focalise sur les éléments familiers d’une position, puis sur les éléments stratégiques. La seconde série d’expériences analyse les aspects anticipatoires de la perception experte. Les résultats montrent que, dès l’encodage d’une position de jeu, les experts activent automatiquement la suite probable. L’ensemble des résultats de cette étude souligne les aspects dynamiques de la perception experte et apportent des éléments de réflexion nouveaux quant à l’évolution des processus perceptifs avec l’expertise. Mots-clés : jeu d’échecs – perception experte – déroulement temporel – anticipation – perception dynamique. SOMMAIRE INTRODUCTION 1 CHAPITRE I Les « chunks»: fondements d’une perception experte 1. Les recherches princeps 5 1.1. De Groot (1946, 1965) 5 1.2. Chase et Simon (1973a) : une définition opérationnelle des chunks 10 2. Des chunks pour structurer la perception 16 2.1. La théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a, 1973b) 16 2.2. Modélisation de la théorie des chunks : MAPP 18 3. Les limites de la théorie des chunks 21 3.1. La théorie des chunks à l’épreuve des tâches interférentes 22 3.2. La “trop” bonne mémoire des experts 24 3.3. Connaissances stratégiques et information de haut niveau 27 4. Résumé 28 CHAPITRE II Vers une perception experte dynamique 5. Avancées théoriques et empiriques dans le domaine de l'expertise échiquéenne 31 5.1. Les travaux de Holding 31 5.2. La théorie des templates (Gobet & Simon, 1996a, 1996b) 35 5.3. Connaissances spécifiques et informations sémantiques 38 6. La résolution de problème 38 7. Une place plus grande accordée à la MLT 39 8. Une modélisation de l’expertise échiquéenne : CHREST 43 9. L’existence d'une “perception experte” 48 9.1. Nature des chunks et type d’encodage 48 9.2. L’empan visuel des experts 51 9.3. Traitements sériels ou parallèles des relations échiquéennes 52 10. Résumé 53 CHAPITRE III Recherches expérimentales Partie 1 L’exploration visuelle de diagrammes de jeu d’échecs par des experts et des novices Expérience 1 62 Méthode 63 Procédure 65 Résultats et Discussion 66 Expérience 2 73 Méthode 74 Procédure 75 Résultats et Discussion 76 Discussion générale des expériences 1 et 2 80 Partie 2 Perception anticipatoire des experts aux échecs Expérience 3 84 Méthode 85 Procédure 87 Résultats et Discussion 88 Expérience 4 95 Méthode 96 Procédure 97 Résultats et Discussion 98 Discussion générale des expériences 3 et 4 102 CONCLUSION 104 REFERENCES 109 INTRODUCTION Il y a plus d’un siècle, sous l’impulsion des travaux de Binet (1894), la mémoire devint l’objet d’étude privilégié de la psychologie expérimentale française. Afin d’appréhender les mécanismes, encore secrets, de la mémoire, Binet remit au goût du jour la méthode introspective pourtant délaissée par les autres écoles de psychologie “moderne”. Pour étudier la mémoire, Binet porta naturellement ses investigations vers les performances exceptionnelles des grands calculateurs, mais il s’intéressa également aux joueurs d’échecs capables de jouer des parties en aveugle (sans voir les échiquiers) et à la nature des représentations mentales qu’élaboraient les joueurs pendant cet exercice. En analysant les protocoles verbaux des joueurs d’échecs jouant en aveugle, Binet montra que la représentation mentale de l’échiquier est, en fait, une reconstruction de la réalité où se combinent l’image réelle de l’échiquier et les connaissances des joueurs. “Cependant, nous ne croyons pas qu’on puisse comparer la représentation mentale, même concrète, de l’échiquier, à ce que peut donner la vision réelle ; nous doutons fort que le parallèle soit juste ; l’image visuelle diffère de la réalité ; elle en diffère comme un portrait diffère d’une photographie, par l’effacement semi-volontaire de détails sans importance ; la plus belle mémoire visuelle ne retient pas les choses telles qu’elles sont pour l’œil, mais opère un choix intelligent qui dépend du but que l’on se propose en évoquant un souvenir.” (Binet, 1894, p.291). Pour Binet, ce résultat souligne à la fois les liens étroits qu’entretiennent la mémoire et la perception et l’intérêt que l’on doit porter aux mécanismes perceptifs des experts. Nous verrons, dans le premier chapitre de l’étude présentée ici, comment cet axe de recherche, amorcé par Binet (1894) a été prolongé par les travaux de de Groot (1946, 1965), qui étudia également les protocoles verbaux de joueurs d’échecs. Puis, nous aborderons les recherches de Chase et Simon (1973a) qui fournissent une description précise de la nature des structures de connaissance en jeu dans la perception des experts. Nous étudierons en particulier le rôle des chunks en détaillant la théorie de Chase et Simon (1973b), son apport dans les travaux sur l’expertise échiquéenne, et sa modélisation dans MAPP (Simon & Gilmartin, 1973). Nous présenterons ensuite les limites explicatives de la théorie du chunking ainsi que les principales critiques faites à son encontre. Le second chapitre aborde les nouvelles avancées théoriques et empiriques qui visent à pallier les défauts du modèle de Chase et Simon (1973b). Nous présenterons tout d’abord les travaux de Holding (1979, 1985, 1989a, 1989b, 1990, 1992), de Gobet et Simon (1996a, 1996b) et de Saariluoma (1990, 1992). Puis nous nous intéresserons précisément à la théorie des templates (Gobet & Simon, 1996a, 1996b) et la LTWM (Ericsson & Kintsch, 1995). Nous détaillerons, par la suite, la modélisation de la théorie des templates : CHREST (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1998, 2000), modèle de l’expertise échiquéenne que nous considérons comme le plus abouti à ce jour. Nous présenterons, ensuite, des études sur les mouvements oculaires des joueurs d’échecs qui fournissent des données intéressantes sur les caractéristiques de la perception experte (Charness, Reingold, Pomplun & Stampe, 2001 ; de Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001a ; Reingold, Charness, Pomplun, & Stampe 2001b). Le troisième chapitre présente les recherches expérimentales que nous avons conduites sur la perception experte. L’objectif de ces recherches, menées auprès de joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise, est d’étudier l’interaction entre la perception et les connaissances expertes. Pour cela, nous avons adapté au jeu d’échecs des paradigmes classiquement utilisés dans les études sur les processus perceptifs, comme des tâches de détection de changement de type “identique/différent” dans lesquelles les items sont présentés pendant quelques secondes ou avec le “Flicker Paradigm” (présentation cyclique d’items modifiés ou non). Il est intéressant de noter que, dans les recherches expérimentales présentées ici, nous appelons “experts” de bons amateurs au jeu d’échecs (dont le niveau de jeu est beaucoup plus faible que celui de grand maîtres ou de maîtres). Le label “expert” est utilisé ici pour contraster le niveau de ces joueurs expérimentés (ils jouent en club plusieurs fois par semaine) avec celui de novices ou de débutants. Avec ce type de participants, nous étudions l’acquisition de l’expertise échiquéenne et non véritablement l’expertise. La première partie des recherches expérimentales (expériences 1 et 2) a pour objectif d’étudier le décours temporel de l’exploration visuelle de positions de jeu mise en œuvre par des joueurs d’échecs de différents niveaux. L’objectif est ici de fournir des arguments empiriques étayant l’hypothèse selon laquelle les joueurs d’échecs expérimentés encodent, grâce aux chunks qu’ils ont stockés en MLT, de manière non détaillée, les patterns de pièces qu’ils considèrent comme “normaux”, et explorent en détail les patterns plus stratégiques. Il s’agit, de plus, d’étudier l’ordre d’exploration des différents patterns présents sur l’échiquier (patterns familiers et patterns “stratégiques”) selon le niveau d’expertise des participants. Nous défendons l’hypothèse selon laquelle les patterns familiers présents sur l’échiquier guident l’exploration visuelle des experts vers les éléments plus stratégiques. L’objectif de la seconde série d’expériences présentées ici (expériences 3 et 4) est d’étudier le caractère anticipatoire de la perception experte. Plus précisément, il s’agit ici de montrer que la reconnaissance d’un extrait d’une scène dynamique aux échecs permet aux experts d’anticiper le prochain coup et de focaliser leur attention sur la zone de l’échiquier où ils pensent que ce coup va être joué. CHAPITRE I Les “chunks” : fondements d’une perception experte « Aucun coup ne doit être joué sans but. » Pedro Damanio 1. Les recherches princeps 1.1. De Groot (1946, 1965) C’est en 1965 qu’est publiée la traduction en anglais d’une version révisée de la thèse de de Groot écrite en 1946. Cet ouvrage relate une série d’études sur des experts au jeu d’échecs. L’objectif des recherches de de Groot est d’arriver à une description généralisée de la structure et de la dynamique des processus de pensée. L’auteur fait remarquer que s’il existe de nombreux ouvrages sur les échecs, très peu s’intéressent aux mécanismes mentaux que mettent en oeuvre les joueurs d’échecs. Dans sa thèse, de Groot se propose d’illustrer la théorie de Selz (1922) qui considère la pensée comme une activité continue pouvant être décrite sous la forme d’une chaîne linéaire d’opérations. De Groot a utilisé deux tâches expérimentales très simples qui ont influencé la plupart des paradigmes expérimentaux utilisés par la suite dans ce domaine de recherche. La première tâche consiste à demander à des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise (de bons amateurs, des experts, des maîtres, des grand maîtres dont deux champions du monde) de réfléchir à voix haute en même temps qu'ils cherchent le meilleur coup à jouer dans une position donnée. La seconde tâche est une tâche de mémorisation de positions de jeu. Pour comprendre les mécanismes mentaux mis en oeuvre par les experts, de Groot analyse les verbalisations d’experts et de débutants à qui il demande d’étudier à voix haute (comme s’ils devaient vraiment jouer) des positions de jeu inconnues des joueurs, pour y trouver le meilleur coup. L’étude des protocoles verbaux montre que le comportement des sujets peut être découpé en épisodes, dont les limites sont marquées par d’abruptes discontinuités d’attention. De Groot (1965) distingue trois phases dans le processus de réflexion menant au choix d’un coup, lesquelles apparaissent de manière assez distincte. Notre présentation reprend, pour l’essentiel, les propres termes de de Groot. 1. L’analyse de la position débute par une phase d’orientation d’environ 15 secondes qui se divise elle-même en trois sous-étapes : a. Une première étape dite “statique” dans laquelle le joueur détecte les traits les plus importants de la position, ainsi que des relations fonctionnelles entre les pièces. L’objectif de cette phase est de définir de quelle catégorie relève la position et d’y repérer certains traits caractéristiques particuliers. Les catégories identifiées renvoient à des méthodes de jeu plus ou moins détaillées qui orientent l’investigation des possibilités à venir et, par conséquent, l’ensemble des mouvements à considérer. b. Succède à la première étape, qui se déroule en quelques secondes, une étape dite “dynamique”. Pendant cette étape, le joueur analyse grossièrement les menaces principales, élabore les premiers plans d’attaque (i.e., les possibilités d’action) sans cependant formuler de solutions. A ce stade, en combinant les différents plans d’attaque qu’il a envisagés, le sujet établit ce que de Groot dénomme “le cœur dynamique” du problème sur l’échiquier. c. Enfin, dans une dernière étape, dite “évaluative”, le joueur porte un jugement sur la position qu’il est en train d’analyser, en termes d’équilibre du matériel (avantage, égalité ou infériorité) et de possibilités d’action. Notons que de Groot envisage qu’il puisse y avoir des aller-retours entre les étapes b et c. 2. Après cette première phase d’orientation, suit une phase d’approfondissement progressif. C’est, selon de Groot, la partie la plus importante de la recherche. Elle consiste pour le joueur à examiner et à réexaminer les différents plans d’attaque envisagés. Pour orienter sa recherche, le joueur construit un échantillon de possibilités (i.e., un échantillon de différents coups possibles à jouer pour la position traitée) ; puis il analyse un des coups à jouer à plusieurs reprises, à chaque fois de manière plus approfondie et en explorant de nouvelles branches dans l’arbre des coups possibles. L’analyse des verbalisations a montré que pour l’ensemble des joueurs, et ce quel que soit leur niveau d’expertise, la recherche des différents coups à jouer est très sélective. Le joueur cherche un coup qui s’ajuste au mieux à la méthode générale de jeu (définie par la catégorie dont relève la position à traiter) et qui contribue à la solution du cœur du problème. S’il n’est dégagé qu’un seul coup intéressant, alors ce coup devient automatiquement le favori. A ce niveau, ce sont donc, à la fois la catégorie à laquelle appartient la position, la méthode de jeu générale, le cœur du problème, et les coups considérés, qui sont importants pour définir la solution du problème présenté sur l’échiquier. 3. Enfin, l’analyse de la position s’achève par une phase de résumé et de vérification. Le joueur fait le résumé de ses recherches, combine certains plans d’attaque et en élimine d’autres. Un coup favori est sélectionné puis le joueur essaie de vérifier si ce coup est vraiment meilleur que les alternatives envisagées. Le problème pour le joueur est alors de savoir s’il faut jouer ou non le coup favori. Comme le remarque l’auteur, tout se passe comme si le joueur cherchait à se convaincre que le coup favori est objectivement le meilleur. L’analyse des verbalisations montre que les joueurs les plus forts ne font pas une évaluation plus exhaustive des différents coups à jouer que les joueurs plus faibles. Tous les joueurs sont très sélectifs dans leur recherche, n’accordant leur attention qu'à une portion réduite des coups et séquences de coups possibles. Pour de Groot, un maître n’envisage pas nécessairement plus de possibilités de jeu, mais les coups qu’il sélectionne sont plus pertinents, ce qui permet une évaluation plus facile, et surtout plus efficace, de la position. L’analyse des protocoles a montré que les joueurs les plus forts saisissent le sens des positions après seulement quelques secondes d’exposition, en intégrant les traits stratégiques principaux et en accédant immédiatement à l’un des meilleurs coups à jouer. Les verbalisations montrent qu’en analysant une position, les maîtres savent très rapidement de quoi il retourne, dans quelle direction ils doivent chercher ; ils “voient” immédiatement le cœur du problème dans la position, là où les joueurs plus faibles le trouvent avec difficulté – ou l’ignorent complètement. De Groot souligne toutefois, que s’il en a besoin pour analyser une position ou extraire un plan d’attaque, un maître peut calculer en profondeur 5, 6, ou 7 coups, ce qui est impossible pour les joueurs moins expérimentés. Cependant, si les verbalisations analysées par de Groot apportent de nombreuses informations, elles conduisent également l’auteur à considérer qu’elles ne peuvent éclairer entièrement les mécanismes en jeu (“chess thinking is typically non-verbal” de Groot, 1965, p. 335). Ainsi de Groot souligne-t-il la nécessité d’élaborer de nouvelles méthodes pour étudier la nature des connaissances expertes. Dans ce sens, il réalise une expérimentation, véritable lancement de toutes les recherches actuelles sur ce thème (Vicente & Brewer, 1993, dans un article sur les erreurs dans les citations des travaux de de Groot, relèvent que le livre de de Groot a été cité en moyenne, entre 1966 et 1988, près de 10,5 fois par an). L’expérience proposée par de Groot est inspirée d’une tâche élaborée par Djakow, Petrowski et Rudik (1927) que de Groot a modifiée sur plusieurs points : le temps de présentation est désormais contrôlé (de 2 sec. à 15 sec.) et les positions sont tirées de parties jouées. La tâche consiste à demander à des joueurs d’échecs de différents niveaux de mémoriser des configurations de jeu présentées pendant un temps bref. La recherche de de Groot est conduite auprès de quatre joueurs experts au jeu d'échecs (dont de Groot lui-même). Après la phase de mémorisation, les joueurs doivent rappeler les configurations mémorisées, soit verbalement pour les deux participants les plus experts, soit en plaçant des pièces sur un échiquier vide pour les deux autres. Le nombre de pièces correctement placées permet l’évaluation des performances de mémorisation des sujets. Les résultats montrent des différences importantes dans le rappel des joueurs de niveaux différents. Les maîtres sont capables de rappeler la quasi-totalité de la position (avec une moyenne de 93% de pièces correctes), alors que de bons amateurs (l’équivalent de joueurs de classe A) ne réalisent que 50% de replacements corrects. L’analyse des protocoles montre également que les différentes zones d’un échiquier réclament des degrés d’attention variables. Les zones les plus familières (e.g., les positions inchangées des pièces, les positions de roi roqué) sont explorées “seulement en passant” – les joueurs les reconnaissent très rapidement – alors que d’autres zones attirent davantage l’attention des sujets. Les caractéristiques inhabituelles, qui échappent à un cadre typique (e.g., une pièce exposée, un pion avancé, une batterie de pièces puissantes), réclament une analyse plus détaillée. A partir de l’analyse des protocoles verbaux recueillis après la tâche de mémoire, de Groot montre aussi que les relations essentielles entre les pièces, leurs mobilités et leurs possibilités de capture, leurs coopérations ou oppositions, sont souvent perçues et retenues mieux que la position des pièces elles-mêmes. Lorsque les maîtres reproduisent des positions, les relations sont continuellement mentionnées, non seulement la nature spatiale des relations (e.g., “la reine est épaulée de deux cavaliers”) mais aussi les relations de nature fonctionnelle et dynamique (e.g., les possibilités de capture par clouage, la mobilité, le contrôle des cases, etc.). Les mouvements possibles ou même des continuations plus profondes sont souvent vus pendant les 5, ou même les 2 ou 3 premières secondes. L’analyse des erreurs de reproduction des positions montre que la perception est souvent d’abord dynamique dans le sens où elle ne consiste pas en la simple récupération de ce qui est perçu mais qu’elle intègre des connaissances additionnelles. Une pièce est souvent placée sur une case où le sujet aimerait qu’elle soit parce qu’elle a une valeur stratégique (e.g., une case centrale ou une case que l’adversaire voulait tenir). Pour rendre compte de la supériorité des joueurs les plus expérimentés, de Groot propose que ces derniers encodent de manière automatique, en quelques secondes, une position donnée grâce à des connaissances particulières en mémoire : les “grands complexes”. Ces grands complexes peuvent être considérés comme des unités de perception et de signification. Ces connaissances – une position de roi roqué, une structure de pions, un nombre de pièces coopérantes – permettraient au joueur d’encoder des ensembles de pièces plutôt que des pièces individuelles. De plus, l’activation de ces grands complexes entraînerait l’activation d’un ensemble de méthodes de jeu possibles. “The chessmaster sees in a few seconds ‘What’s cooking in a certain position’, i.e., which typical playing methods the situation on the board demands, enables him to begin his investigation in a highly specific direction” (de Groot, 1965, p. 297). L’activation de méthodes de jeu permettrait d’orienter la recherche de l’expert vers les développements les plus prometteurs et réduirait considérablement son espace de recherche. Pour de Groot, ces méthodes de jeu associées en mémoire à des configurations particulières représentent, pour un maître, un véritable “arsenal”. “[…] a typical complex of position characteristics actualizes corresponding combinatorial ideas or strategic goals and plans. The extensive and finely differentiated system of such correspondences (linkings) is, so to speak, the arsenal of the chessmaster.” (de Groot, 1965, p. 297). Par exemple, lorsqu’un joueur suffisamment expert reconnaît un type d’ouverture grâce à la disposition des pièces, il peut voir quelles manœuvres il peut commencer sur les ailes, et savoir immédiatement ce qui se passe et ce qui, en principe, devrait se passer selon la configuration typique des pièces – il le sait par expérience. C’est parce que la nature typique de la configuration, les relations fonctionnelles et/ou dynamiques des grandes unités, peuvent être perçues que l’expert est capable, en un court laps de temps, d’appréhender une position complète. Pour de Groot, les résultats obtenus dans ses recherches mettent l’accent sur l’interaction entre les connaissances dont dispose l’expert et leur influence sur la perception. Il est clair pour l’auteur que l’apparition immédiate et rapide des aspects dynamiques d’une position, des calculs combinatoires possibles, des possibilités, sont les fruits de l’expérience d’un maître. Ce qu’un maître active automatiquement, grâce à son expérience, en regardant une position (les buts et moyens stratégiques, les procédures standard associées à cette position), un joueur moins expérimenté doit le reconstruire uniquement à partir de ce qu’il perçoit. Le maître voit, littéralement, d’une manière totalement différente (et plus adéquate) qu’un joueur plus faible. Selon de Groot, la grande différence entre un maître et un joueur plus faible, particulièrement pendant le temps attribué à la recherche du cœur du problème, et pour la découverte de l’action à réaliser sur l’échiquier, est principalement due à des différences de perception. Comme l’avance de Groot (1946, 1965) “Un maître ne cherche pas le bon coup, il le voit”. L’auteur souligne qu'il utilise à dessein le même terme “voir” (seeing) pour désigner à la fois les opérations de nature perceptive et celles, plus abstraites, qui désignent l’élaboration d’hypothèses sur les développements possibles. Ces deux significations lui semblent indissociables. 1.2. Chase et Simon (1973a) : une définition opérationnelle des chunks Si les recherches princeps de de Groot (1946, 1965) ont établi l’importance de la recherche sélective, elles ne permettent pas de définir précisément quelles structures perceptives permettent aux joueurs d’échecs une rapide identification des éléments essentiels d’une situation. Chase et Simon (1973a) ont répliqué la tâche de rappel élaborée par de Groot (1946, 1965) afin d’analyser plus en détail les protocoles de joueurs d’échecs de différents niveaux et de préciser certains points théoriques. L’hypothèse avancée par Chase et Simon (1973a) est la suivante : puisque les maîtres (aux échecs) sont contraints par les limites de la mémoire à court terme (Miller, 1956), leurs performances supérieures (dans des tâches de rappel) doivent être liées à leur capacité à percevoir des structures dans les positions de jeu et à les encoder selon un certain nombre de chunks. Les objectifs de la série d’expériences conduites par Chase et Simon (1973a) sont, d’une part, d’élaborer une théorie de l’acquisition de l’expertise échiquéenne en approfondissant, à travers le concept de chunk, la notion de “grands complexes” proposée par de Groot (1946, 1965), et d’autre part, de modéliser cette théorie. Dans cette série d’expériences, Chase et Simon ont proposé deux tâches expérimentales à des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise. Le nombre de participants à cette étude est très faible puisqu’il n’est constitué que de trois joueurs : une débutante, un joueur de classe A (joueur de niveau intermédiaire), et un maître. Les auteurs ont construit 28 positions de jeu d’échecs : des configurations issues de parties réalistes (20 positions) et des configurations dans lesquelles les pièces sont disposées aléatoirement sur l'échiquier (8 positions). Chaque position comprenait 25 pièces en moyenne. La première tâche est une épreuve de perception dans laquelle les sujets ont à reconstruire 14 positions de jeu (10 positions “réalistes” et 4 positions “aléatoires”). Dans cette tâche, deux échiquiers sont placés devant le participant. L’une des 14 positions élaborées par les auteurs est présentée à gauche du sujet et l’autre échiquier, vide, est placé en face du sujet. Toutes les pièces sont placées à droite de l’échiquier vide (voir figure 1 pour une illustration de la procédure). La tâche du participant est de reconstruire la position sur l’échiquier placé devant lui le plus rapidement et le plus précisément possible en jetant des coups d’œil sur la position à sa gauche aussi souvent qu’il le désire. Figure 1. Illustration de la procédure utilisée dans la tâche de perception (Chase & Simon, 1973a). La seconde épreuve est une tâche de mémoire. La procédure utilisée dans cette tâche est quasi-similaire à celle utilisée par de Groot (1946, 1965), excepté qu’ici plusieurs essais d’une durée contrôlée sont accordés aux participants pour chaque position. Les échiquiers ont été placés exactement comme dans la tâche de perception. Le participant peut regarder la position originale sur sa gauche pendant 5 secondes, puis une séparation est placée entre la position originale et l’échiquier vide. Le participant doit alors placer le plus de pièces possible sur l’échiquier vide en face de lui, en prenant le temps qu’il veut (en moyenne, les sujets n’ont pas pris plus d’une minute). Si toutes les pièces n'ont pas été replacées, les pièces qui ont été positionnées sont retirées de l'échiquier et le joueur réalise un nouvel essai. Sept essais de 5 secondes sont ainsi effectués pour une même configuration (pour les positions aléatoires, le nombre d’essais est généralement inférieur du fait de la difficulté de la tâche). Dans la tâche de mémoire, chaque participant traite 10 positions réalistes et 4 positions aléatoires (voir figure 2 pour un exemple). Configuration “réaliste” Configuration “aléatoire” Figure 2. Exemples de configurations réaliste et aléatoire. Les données ont été analysées en vue de déterminer de combien de pièces est typiquement constitué un chunk, quelle est la taille relative des chunks d’un maître et de joueurs plus faibles, et combien de chunks les joueurs restituent après une brève vision d’une position. Dans les deux tâches expérimentales, les comportements des sujets ont été filmés. Les données recueillies par Chase et Simon (1973a) suggèrent, tout d'abord, que les joueurs de niveaux différents ne se différencient pas par leur capacité de mémoire “pure”. En effet, lorsque les configurations présentées sont aléatoires, les performances de rappel sont équivalentes (environ quatre pièces sont rappelées après 5 secondes de mémorisation). Lorsque les configurations sont issues de parties réalistes, les résultats observés dans la tâche de mémorisation indiquent que les performances de rappel des trois sujets diffèrent considérablement : le maître rappelle beaucoup plus de pièces que le joueur de classe A et la débutante. Après 5 secondes de présentation d'une configuration, la débutante rappelle environ 4 pièces, alors que le joueur de classe A en rappelle environ 8, et le maître autour de 16. Les résultats montrent également que les joueurs ne replacent pas les pièces une par une, mais par groupes. Plus précisément, une pratique générale des joueurs est de placer en premier des groupes de pièces dont ils pensent bien se souvenir, puis de rechercher en mémoire des pièces additionnelles. Notons que lorsque les joueurs ont replacé des groupes de pièces, il y a relativement peu d’erreurs dans leur rappel, alors que quand les joueurs ont posé les pièces une par une (parfois des pions étaient placés par paires ou par triades), il existe un temps de réflexion entre chaque placement de pièce et les erreurs sont plus fréquentes. Un questionnaire post-expérimental a montré que, dans de nombreux cas, les joueurs paraissent plus sûrs de la position que les pièces auraient dû avoir (e.g., les emplacements sur lesquels les pièces sont le plus souvent placées dans des parties réalistes), que de la position qu’elles avaient réellement sur l’échiquier à reconstruire. De plus, les résultats ont montré que le nombre et la taille des regroupements sont liés au niveau d’expertise des joueurs, les joueurs les plus forts replaçant plus de groupes de pièces et des groupes plus grands que les joueurs plus faibles. Pour délimiter précisément la taille et le nombre des groupes de pièces observés dans les protocoles, Chase et Simon ont mesuré la longueur des pauses entre chaque placement de pièce, et ont analysé les relations échiquéennes qu’entretiennent deux pièces placées successivement. Ils ont, ensuite, croisé ces deux variables. Dans un premier temps, l'examen de la distribution des pauses, dans la tâche de perception et dans la tâche de mémoire, a permis aux auteurs de distinguer deux types de pauses, des pauses courtes (inférieures ou égales à 2 secondes) et des pauses longues (de plus de 2 secondes). Cette “frontière” autour de 2 secondes permettrait, selon Chase et Simon, de délimiter les chunks. Une pause inférieure ou égale à 2 secondes entre le placement successif de deux pièces signifierait que ces pièces appartiennent à un même chunk, alors qu’une pause longue indiquerait le début d’un nouveau chunk. Dans un second temps, pour confirmer ce critère de délimitation entre les chunks, Chase et Simon ont étudié conjointement le nombre et la nature des relations échiquéennes qu’entretiennent les pièces séparées par des pauses courtes (supposées appartenir à un même chunk), et les pièces séparées par des pauses longues (supposées appartenir à deux chunks différents). Pour ce faire, les auteurs ont repéré, dans les protocoles des sujets, l’occurrence des 5 relations échiquéennes suivantes : 1- Relation d’attaque : lorsque l’une des deux pièces attaque l’autre ; 2- Relation de défense : lorsque l’une des deux pièces défend l’autre ; 3- Relation de proximité : lorsqu’une pièce se situe sur l’une des huit cases adjacentes à l’autre pièce ; 4- Couleur commune : lorsque les pièces sont de la même couleur ; 5- Type commun : lorsque les pièces sont du même type (toutes sont des pions, des tours, etc.). Les résultats ont montré que les pièces séparées par des pauses courtes entretiennent entre elles beaucoup plus de relations échiquéennes (attaque, défense, proximité, couleur, et type) qu’avec les pièces placées après des pauses longues. Une analyse des données a montré que l’ensemble des chunks placés par les joueurs appartenait à au moins l’une des catégories suivantes (voir figure 3 pour des exemples) : - Une variété de chunks constitués de pions (avec éventuellement une tour ou des pièces mineures) dans des configurations classiques de roi roqué ; - Une variété de chunks constitués de la première rangée inchangée de l’échiquier ; - Une variété de chunks constitués de chaînes de pions, de paires de tours, de configurations associant la reine et l’une des tours ; - Une variété de configurations classiques de pièces attaquantes, spécialement le long d’une ligne, d’une diagonale, ou autour de la position adverse du Roi roqué (ou parfois vers d’autres positions vulnérables). Bien que cette dernière catégorie de chunks ne représente qu’un faible pourcentage de l’ensemble des chunks placés par les sujets et qu’elle n’ait été observée que dans les protocoles du joueur le plus expérimenté, nous verrons comment ces chunks ont joué, pour Chase et Simon, un rôle théorique important. Figure 3. Exemples de chunks. Pour rendre compte de l’ensemble de ces résultats, Chase et Simon proposent que les joueurs les plus expérimentés utilisent leurs nombreuses connaissances échiquéennes pour reconnaître plus rapidement des patterns familiers (des ensembles de pièces rencontrés fréquemment dans des parties ou dans la littérature échiquéenne) et les encoder sous le format de chunks perceptifs. L’activation des chunks permettrait alors une mémorisation plus rapide et plus efficace des positions structurées (i.e., réalistes), mais pas des positions aléatoires. Sur la base des nombreuses données recueillies dans leurs expériences, Chase et Simon vont définir un chunk comme un groupe de pièces, constitué de 2 à 5 pièces, qui entretiennent de nombreuses relations échiquéennes entre elles (des relations perceptives – proximité, couleur et/ou type, et des relations sémantiques – attaque/défense) et peu avec les pièces d’un autre chunk. Selon les auteurs, un chunk est une structure de connaissance à la fois perceptive et sémantique. Un chunk est une unité perceptive qui permet la reconnaissance rapide et efficace de patterns familiers. Cette reconnaissance s’appuie sur l’identification de relations échiquéennes de nature perceptive comme les relations de proximité, de couleur et de type. Mais certains chunks seraient également des unités sémantiques. Les pièces à l’intérieur d’un chunk entretiennent des relations de défense mutuelle, des relations d’attaque sur de petites distances, et des attaques typiques ( e.g., fourchettes, clouages) souvent dirigées vers la position du roi roqué adverse ou vers des positions vulnérables. Dans ce cas, le rôle d’un chunk n’est pas limité à la simple reconnaissance de patterns familiers, mais il peut informer le joueur de la faiblesse ou de la force de la position traitée, et éventuellement lui indiquer le prochain coup à jouer, la stratégie à employer, etc. Selon Chase et Simon, un joueur d’échecs suffisamment expert aurait donc à sa disposition des chunks purement perceptifs et des chunks à la fois perceptifs et “stratégiques” stockés en MLT. Pour les auteurs, la présence de ces deux types de chunks expliquerait la capacité qu’ont les joueurs les plus expérimentés à mettre en œuvre un traitement perceptif rapide leur permettant d’encoder en un coup d’œil l’essence d’une position (i.e., localiser la zone la plus importante ou identifier les positions saillantes) présentée brièvement, lorsque celle-ci est reliée au domaine d’expertise. Tout comme de Groot, Chase et Simon ont supposé que le grand avantage des joueurs experts réside dans l’interaction entre leurs connaissances échiquéennes et les processus perceptifs qu’ils mettent en oeuvre lors de l’exploration d’une position de jeu. Pour identifier les zones importantes d’une position, un maître reconnaîtrait des configurations de pièces qui sont liées à la stratégie immédiate de jeu, des chunks “stratégiques”. Ces chunks seraient utilisés comme des “index” pour l’activation de certaines structures de la MLT permettant le déclenchement des mouvements possibles (la notion de chunks “stratégiques” rejoint directement la proposition de Groot qui suggère que certains grands complexes sont associés, en MLT, à des méthodes typiques de jeu). La recherche du meilleur coup parmi les mouvements possibles activés est orientée vers les branches les plus prometteuses dans l’espace des mouvements possibles d’une position donnée. Ainsi, les joueurs les plus forts peuvent trouver de très bons mouvements en ne générant qu’un petit nombre d’états potentiels. Chase et Simon défendent donc l’idée d’un avantage perceptif et mnésique comme composante fondamentale de l’expertise échiquéenne et décrivent cet avantage principalement en termes de reconnaissance de chunks (perceptifs et stratégiques). Les auteurs vont intégrer l’ensemble des résultats qu’ils ont obtenus et les premières interprétations théoriques qu’ils ont proposées, dans un modèle de l’acquisition de l’expertise aux échecs : la théorie des chunks. 2. Des chunks pour structurer la perception 2.1. La théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a, 1973b) Les recherches de de Groot (1946, 1965) et de Chase et Simon (1973a) ont souligné deux traits fondamentaux de l’expertise liés à la richesse des connaissances du domaine d’expertise : la reconnaissance de patterns et la sélectivité de la recherche. La première tentative pour lier ces deux traits en une seule théorie a été élaborée par Chase et Simon (1973b) dans la théorie des chunks. Pour expliquer comment les joueurs expérimentés sont capables de retenir en mémoire la quasi-totalité des positions présentées pendant quelques secondes, performance qui ne se reproduit pas avec des positions aléatoires (Chase & Simon, 1973a), et comment ils peuvent trouver très rapidement le meilleur coup à jouer (de Groot, 1946, 1965), Chase et Simon (1973b) proposent que, durant l’acquisition de leur expertise, les joueurs d’échecs ont mémorisé implicitement des chunks perceptifs en MLT correspondant à des patterns de pièces souvent rencontrés dans les parties qu’ils ont jouées ou étudiées. La théorie des chunks est une théorie à deux composantes, une composante de reconnaissance de patterns familiers, et une composante qui permet l’association entre les chunks et les coups à jouer (la théorie des chunks est également appelée théorie de reconnaissance-association). Si Chase et Simon (1973b) ont développé ces deux composantes dans leur théorie, ils ont toutefois détaillé davantage le rôle des chunks dans la reconnaissance de patterns familiers. Selon la théorie des chunks, pendant la présentation d’une position issue d’une partie, les nombreux chunks perceptifs stockés dans la MLT vont permettre aux joueurs expérimentés de reconnaître des patterns de pièces familiers sur l’échiquier. Un label désignant chaque chunk activé en MLT sera alors placé en MCT dont la taille est limitée à 7 ± 2 chunks (Miller, 1956). Les chunks sont stockés en MLT et organisés dans un réseau hiérarchique de discrimination Les patterns familiers sont reconnus et activent en MLT les chunks MCT dont la capacité est limitée à 7 ± 2 chunks (Miller, 1956) Chaîne de pions Roi roqué Cavalier Reine Des labels, désignant les chunks activés en MLT, sont placés dans la MCT pour reconstruire la position. Position de jeu présentée pendant 5 secondes Echiquier à remplir Figure 4. Schéma illustrant les mécanismes en jeu dans la tâche de mémorisation. Les labels stockés provisoirement en MCT permettent une localisation et une récupération rapide du contenu des chunks stockés en MLT. Comme les maîtres ont davantage de chunks et que certains de ces chunks sont plus grands que ceux de joueurs plus faibles, il leur est alors plus facile de mémoriser une position. Dans le cas de positions aléatoires, peu de patterns sont reconnus et la supériorité des joueurs expérimentés disparaît quasiment. Nous proposons dans la figure 4 un schéma illustrant les mécanismes en jeu, selon la théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a), dans la tâche de mémorisation. Pour rendre compte du comportement des joueurs d’échecs lors de la résolution de problèmes, Chase et Simon (1973b) ont proposé une extension de la théorie des chunks, le modèle de “l’œil de l’esprit” (Mind’s eye). Dans ce modèle, Chase et Simon expliquent comment la reconnaissance perceptive de patterns familiers mène, dans certains cas, à l’activation de coups ou de plans possibles. Selon les auteurs, un pattern familier est représenté en MLT par un chunk associé à un ensemble d'instructions (permettant de reconstituer une représentation du pattern comme une image interne) qui contient des informations additionnelles sur les coups plausibles. Ainsi, la reconnaissance de patterns présents sur l'échiquier active automatiquement les chunks correspondants en MLT, et déclenche en même temps les coups adéquats qui seront par la suite placés en MCT pour être davantage examinés. Par exemple, aux échecs, la présence d'une colonne ouverte dans une position pourrait activer une production comme : “Si une colonne est ouverte, alors essayer de l'occuper avec une tour”. Le choix d'un coup dépend alors, non d'une recherche approfondie au travers de l'ensemble des possibilités, mais est avant tout basé sur une reconnaissance de patterns et sur une recherche sélective. La théorie des chunks peut être formalisée par un système de production (Newell & Simon, 1972). Les chunks jouent le rôle de “condition” de production : chaque chunk en MLT est une condition qui peut être satisfaite par la reconnaissance de patterns sur l'échiquier, et l'action consiste à évoquer un coup associé aux patterns. Toutefois, cet aspect de la théorie qui tend à montrer que les chunks suggèrent les bons mouvements aux maîtres n’a guère été exploré par les auteurs. 2.2. Modélisation de la théorie des chunks : MAPP Certains aspects de la théorie des chunks ont été implémentés par Simon et Gilmartin (1973) dans un programme informatique dénommé MAPP (Memory-Aided Pattern Perceiver) capable de simuler la MLT de joueurs d’échecs faibles ou celle de maîtres dans des tâches de mémorisation de positions de jeu d’échecs. A l’instar de de Groot (1946, 1965 ) et de Chase et Simon (1973a, 1973b), Simon et Gilmartin (1973) défendent l’idée que l’expertise échiquéenne requiert l’acquisition d’une grande base de chunks et d’un réseau de discrimination approprié. Le programme MAPP intègre une composante “d’apprentissage” et une composante de “performance”. La composante “d’apprentissage” utilise les mécanismes d’apprentissage d’EPAM (Elementary Perceiver And Memorizer ; Feigenbaum, 1963). Le réseau EPAM (un réseau de discrimination) est stocké en mémoire comme une structure de liste organisée selon un arbre hiérarchique. Chaque nœud de la structure indique la position d’un pattern de pièces sur l’échiquier, c’est-à-dire la rangée et la colonne relative à chaque pièce du pattern. EPAM intègre deux types d’apprentissage. Lorsqu’un pattern de pièces est encodé, des tests de comparaison sont exécutés sur la base des traits perceptifs du pattern (le type – un fou, par exemple – et la couleur du pattern – noir par exemple) à chaque nœud du réseau. A ce niveau, deux cas de figure peuvent se présenter. Soit le pattern de pièces encodées est quasi-similaire, d’un point de vue perceptif, à un chunk déjà stocké dans le réseau de discrimination. Dans ce cas, l’image du chunk peut être améliorée par l’intégration des nouvelles caractéristiques du pattern encodé. C’est le mécanisme de familiarisation. Soit le pattern activé ne ressemble pas suffisamment à un chunk pré-existant dans le réseau. Dans ce cas, un nouveau test et un nouveau nœud sont ajoutés au réseau ; le test porte sur l’une des caractéristiques perceptives du pattern permettant de le différencier du chunk le plus similaire d’un point de vue perceptif. Il s’agit là du mécanisme de discrimination. Le réseau de discrimination est donc capable “d’intégrer” de nouveaux patterns. C’est le rôle de “l’appreneur de pattern” (pattern learner). Chaque nœud terminal du réseau d’EPAM correspond au nom d’un chunk. Le réseau de discrimination permet une rapide catégorisation des chunks spécifiques au domaine et rend compte de la vitesse avec laquelle les experts “voient” les patterns sur l’échiquier. La composante de “performance” est constituée de trois parties : le “détecteur de pièces pertinentes” (salient piece detector), le ”discriminateur de patterns” (pattern discriminator), et le “décodeur de chunks” (chunk decoder). Dans un premier temps, le détecteur de pièces pertinentes sélectionne sur l’échiquier les pièces pertinentes en simulant les mouvements oculaires de joueurs d’échecs qui se préparent à reconstruire de mémoire une position de jeu (cette partie de MAPP est dérivée de PERCEIVER qui simule les mouvements oculaires de sujets qui se préparent à jouer un mouvement). Lorsque l’on présente une position, MAPP assigne un niveau de pertinence à chaque pièce. Le niveau de pertinence d’une pièce est fonction de son type, du nombre de pièces adjacentes, et du nombre de pièces avoisinantes qu’elle défend. Dans un second temps, le “discriminateur de pattern” va rechercher dans le réseau de discrimination les patterns qui incluent les pièces pertinentes sélectionnées. La recherche est alors dirigée par le réseau d’EPAM qui sert de MLT et dirige l’attention du “discriminateur de pattern” sur les prochains éléments à considérer. Le “discriminateur” va stocker les labels, ou les noms des patterns reconnus, en MCT. Ce processus se déroule jusqu’à ce que l’attention ait été dirigée sur toutes les pièces pertinentes ou que la MCT soit saturée (la MCT a une capacité limitée, donc seul un petit nombre de ces noms, environ sept, peut être stocké). Enfin, le “décodeur de chunks” reproduit la position originale avec les éléments pouvant être récupérés grâce aux informations maintenues dans la MCT. Le décodeur utilise chaque label stocké dans la MCT comme un point d’entrée dans le réseau d’EPAM, d’où il peut extraire une liste de pièces appartenant au pattern traité (en quelques centaines de millisecondes). Ces pièces sont alors placées sur les cases de l’échiquier vide. La structure de MAPP est décrite dans la figure 5. Pattern de pièces Réseau EPAM Appreneur de patterns (EPAM) Décodeur de chunks Détecteur de pièces pertinentes Position originale I Pièce pertinente Discriminateur de patterns (EPAM) Position reconstruite Chunks en MCT Figure 5. Principaux processus de MAPP. La composante “d’apprentissage” est montrée dans la moitié supérieure de la figure ; les trois parties de la composante de “performance” dans la moitié inférieure (d’après Simon & Gilmartin, 1973). Les performances observées par Simon et Gilmartin montrent des concordances substantielles entre les données de joueurs d’échecs (maître et classe A) et celles de MAPP. Ces corrélations concernent le pourcentage de pièces remémorées après une brève exposition de positions (5 et 10 secondes), le type de pièces replacées, les relations échiquéennes entre des pièces successives dans la reconstruction, l’organisation de ces pièces en chunks, et les séquences avec lesquelles les pièces ont été replacées sur l’échiquier. Simon et Gilmartin ont également évalué la taille du répertoire de patterns familiers que les joueurs d’échecs ont en MLT. Les auteurs ont estimé que l’expertise aux échecs devrait requérir entre 10000 et 100000 chunks en mémoire (dans la littérature, le nombre de 50000 chunks est souvent mentionné). Si ce nombre de chunks a pu sembler surestimé (Holding, 1985), des expériences récentes ont confirmé la plausibilité d’un tel nombre de chunks stockés en MLT (Gobet & Simon, 1996a ; Saariluoma, 1994), qui pourrait même atteindre quelque 300000 chunks (Gobet & Simon, 2000). Nous verrons par la suite le rôle qu’ont joué PERCEIVER, EPAM et MAPP dans l’élaboration du modèle de l’acquisition de l’expertise échiquéenne le plus abouti à ce jour : CHREST (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 2000). Pour résumer, la théorie de Chase et Simon (1973a, 1973b) issue de la psychologie du traitement de l’information, et sa modélisation (MAPP, Simon & Gilmartin, 1973) considèrent que la force d’un maître est basée sur les dizaines de milliers de chunks qu’il a stockés en MLT durant des années de pratique et d’étude des échecs. Pour Chase et Simon, la composante fondamentale de l’expertise échiquéenne réside en un avantage perceptif, avantage que les auteurs décrivent principalement en termes de reconnaissance de patterns familiers, d’activation de chunks perceptifs, mais aussi d’activation de chunks plus stratégiques qui fournissent aux experts un accès rapide aux connaissances sémantiques (mouvements, plans, tactiques). 3. Les limites de la théorie des chunks Si la théorie des chunks de Chase et Simon a constitué une avancée majeure dans la compréhension de la mémoire experte, elle a néanmoins rencontré des difficultés pour expliquer certains résultats expérimentaux. Celles-ci sont principalement de trois types. 1. Le rappel des experts “résiste” à des tâches interférentes ; 2. Les experts ont, dans certaines tâches de mémoire, des performances supérieures à ce que prédit la théorie des chunks ; 3. La théorie des chunks n’accorde pas suffisamment de place aux informations de haut niveau, notamment stratégiques. 3.1. La théorie des chunks à l’épreuve des tâches interférentes Dans une série de quatre expériences conduites auprès de joueurs d’échecs de différents niveaux (des joueurs de classe A considérés comme de bons amateurs et des joueurs de classe C considérés comme débutants), Charness (1976) intercale, entre la présentation des positions de jeu d’échecs et leur rappel, des délais de rétention et/ou des tâches interférentes. Dans une première expérience, Charness étudie les effets de la répétition en introduisant un intervalle de rétention entre la présentation d’un diagramme et le rappel. Trois conditions expérimentales sont contrastées par Charness : un rappel immédiat, un rappel après un intervalle de 30 secondes où les consignes données aux sujets sont de répéter le matériel, et un rappel après une période de 30 secondes où les consignes sont d’éviter la répétition. Les résultats ne montrent pas d’effet du type de condition sur la précision du rappel des sujets. Les performances des joueurs ne chutent, en moyenne, que de 6 à 8%, ce qui est peu comparé à des expériences effectuées avec le même type de paradigme dans d’autres domaines. Cependant, la mesure des latences de réponse montre un effet significatif du type de consigne. Les latences de réponse des sujets (classes A et C) augmentent, en moyenne, de 2.5 secondes quand les consignes indiquent explicitement d’éviter les répétitions pour mémoriser le matériel. Considérant que l’une des caractéristiques du matériel placé en MCT est qu’il est accessible immédiatement, Charness suggère que les longues latences qui suivent les consignes de non-répétition indiquent que les informations extraites des positions de jeu d’échecs ont été placées en MLT. Dans les expériences 2 et 3, Charness élabore plusieurs tâches interférentes variant par leur complexité, comme énoncer ou classer des chiffres, compter à rebours, reproduire des symboles, ou effectuer des rotations mentales. A l’instar des résultats obtenus avec la présence d’intervalles temporels entre la présentation des items et leur rappel, les données des expériences 2 et 3 montrent que les tâches interférentes, lesquelles devaient empêcher la répétition, génèrent un effet important sur le temps de récupération (en le doublant) mais seulement un effet léger (non significatif) sur la précision du rappel (une diminution de 6%). Dans l’expérience 4, Charness utilise une tâche interférente mettant en jeu du matériel échiquéen. Avant de rappeler les pièces qu'ils viennent de mémoriser, les sujets doivent nommer des pièces ou juger du meilleur coup à jouer dans une nouvelle configuration. Les résultats obtenus montrent que ces tâches n'affectent pratiquement pas les performances de rappel. Cette série d’études sur les tâches interférentes remet en question une explication des performances qui s’appuyerait sur une liste de chunks ou de noms de chunks en MCT (Chase & Simon, 1973a, 1973b). Pour Charness, les informations extraites de positions de jeu d’échecs ne sont pas altérées par des traitements interférents et ne sont pas récupérées immédiatement car elles ne sont pas stockées en MCT. Selon l’auteur, les informations extraites durant les quelques secondes de présentation de la position sont rapidement transférées en MLT, ce qui les met à l’abri d’interférences proactives. L’expérience des joueurs déterminerait la rapidité avec laquelle les informations seraient transférées en MLT. “With well-structured or meaningful chess material, […] subjects rapidly fixate the information in LTM. Retroactive and proactive factors merely delay access to that information ” (Charness, 1976, p.653). La même année, Frey et Adesman (1976) conduisent une série d’expériences pour prolonger les résultats obtenus par Chase et Simon (1973a) et Charness (1976). La première expérience a pour objectif de montrer, dans une tâche de mémorisation, une interaction entre le niveau d’expertise des sujets et la quantité d’informations relatives aux échecs intégrées dans les stimulus présentés. Le degré d’information est manipulé, soit par la présentation de positions structurées seules, soit par la présentation successive de tous les coups qui ont mené à ces mêmes positions structurées (condition “séquence de coups”). La tâche des sujets (des novices, des joueurs de classe C et de classe A) est de reconstruire ces différentes positions. Les résultats montrent que les joueurs de classe A obtiennent de meilleures performances de rappel dans la condition “séquence de coups” que dans la condition “positions structurées seules”. Pour Frey et Adesman, la condition “séquence de coups” fournit une démonstration du fait que la prise en compte des informations sémantiques (i.e., l’historique de la position) permet aux joueurs les plus expérimentés de produire un rappel supérieur. Cette hypothèse est également confirmée par les résultats de la seconde expérience dans laquelle la tâche des sujets est de reconstruire des configurations de jeu d’échecs présentées, soit en entier, soit par chunks, soit en colonnes (en commençant par la colonne 1 puis 3, 5, 7, 2, 4, 6, et 8). Les résultats montrent, tout d’abord, de manière classique, que la précision du rappel dépend du niveau d’expertise des sujets, les joueurs de classe A ayant obtenu de meilleures performances que les autres sujets dans toutes les conditions de présentation. De plus, le rappel est meilleur lorsque les configurations sont présentées par chunks que lorsqu’elles sont présentées en entier ou par colonnes (les rappels les moins bons ont été observés dans cette dernière condition). Les résultats des expériences 1 et 2 confirment que la présence d’informations spécifiques aux échecs améliore les performances des joueurs expérimentés dans des tâches de mémoire et sont consistants avec la théorie des chunks (Chase & Simon, 1973b). Selon Frey et Adesman (1976), les experts aux échecs ne se limitent pas à reconnaître plus de chunks ou des chunks plus grands, ils traitent également les informations échiquéennes inhérentes aux chunks. Les informations échiquéennes sont donc traitées “profondément” pendant les quelques secondes d’exposition de la position à reconstruire, et sont directement stockées en MLT (voir aussi Goldin, 1978a ; Lane & Robertson, 1979). “This deeper level of processing may be in fact the key to better retention” (Frey & Adesman, 1976, p.546). Notons que cette notion de “traitement plus profond” des informations échiquéennes n’est pas davantage développée dans cette recherche de Frey et Adesman (1976). 3.2. La “trop” bonne mémoire des experts Selon l'interprétation de Chase et Simon (1973a) évoquée précédemment, si les experts rappellent plus de pièces que les novices dans une tâche de mémorisation des pièces d'une partie réaliste, c'est qu'ils “remplissent” leur mémoire à court terme avec 7 ± 2 chunks alors que les novices la “remplissent” avec 7 ± 2 pièces. Dans leur recherche, ce sont les intervalles temporels dans le positionnement des pièces au cours de la tâche de rappel combinés à la nature et au nombre de relations entre les pièces rappelées successivement, qui sont utilisés pour identifier la nature et le nombre de chunks. Ainsi, si un joueur place très rapidement 3 pièces qui partagent une même couleur, qui entretiennent des relations d'attaque ou de défense, ou bien qui sont voisines sur l'échiquier, puis que le joueur marque une pause avant de placer d'autres pièces qui diffèrent sur ces critères, Chase et Simon considèrent que les trois pièces constituent un chunk. A partir de critères d'analyse de ce type, Chase et Simon ont mesuré le nombre de chunks rappelés par les experts. Ils ont alors observé un résultat curieux : les maîtres rappellent un nombre de chunks qui se situe entre 8 et 9, ce qui ne correspond pas à la capacité potentielle de leur MCT, inférée à partir de leurs résultats dans la version “aléatoire” de la tâche. Un certain nombre de recherches ont confirmé ce résultat et ont montré que la capacité de rappel semble dépasser très largement les capacités de la MCT. Frey et Adesman (1976, exp. 3) demandent à des joueurs d’échecs (des novices, des joueurs de classe C et de classe A) de mémoriser deux positions, présentées successivement pendant 8 secondes chacune. Puis, les joueurs comptent à rebours et à voix haute durant 3 ou 30 sec. Finalement, les sujets reconstruisent la 1ère ou la 2ème position, sans qu’ils aient su préalablement laquelle allait être choisie. En se basant sur le modèle de Chase et Simon (1973b) qui suggère qu’une position de milieu de partie (24 pièces) sature la MCT, il pourrait être prédit dans cette expérience que l’étude de deux positions devrait, non seulement saturer la capacité de la MCT, mais que le rappel de chacune des deux devrait être moins efficace que le rappel avec une seule position. Les données obtenues sont incompatibles avec ces prédictions. Les performances de rappel avec deux positions sont équivalentes aux performances observées avec une seule position et sont supérieures à la capacité de la MCT (voir Holding, 1989, pour des résultats similaires). Gobet et Simon (1996b) ont prolongé l’étude de Frey et Adesman (1976, exp. 3) en proposant à des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise de mémoriser et de reconstruire plusieurs positions de jeu plutôt qu’une seule (voir figure 6). Dans une première expérience (Gobet & Simon, 1996b, exp. 1), des joueurs d’échecs (des maîtres, des experts et des joueurs de classe A) doivent mémoriser de 1 à 5 configurations de jeu présentées successivement avant de devoir les rappeler au mieux. Par ailleurs, les sujets doivent également tenter de reconstruire correctement une position aléatoire. 1 position 2 positions 3 positions 4 positions 5 positions 1 position aléatoire Nombre de pièces correctes 80 60 40 20 0 Maîtres Experts Catégories Classes A Figure 6. Nombre moyen de pièces correctement placées en fonction de l’expertise et du nombre de positions à mémoriser. Nous présentons à titre de comparaison le nombre moyen de pièces pour la position aléatoire (d’après Gobet & Simon, 1996b). Tout d’abord, les données observées pour la position aléatoire montrent que les maîtres obtiennent des résultats légèrement supérieurs à ceux des experts et des classes A. Les résultats montrent également que le nombre de pièces correctement rappelées dépasse largement la capacité de la MCT. Après avoir observé pendant 5 secondes chacun des échiquiers, les maîtres sont capables de rappeler une cinquantaine de pièces. Une seconde expérience (Gobet & Simon, 1996b, exp. 2) montre que des latences plus longues entre les présentations des différents échiquiers facilitent le rappel. Gobet et Simon (1996b, exp. 3) montrent également que si l’on entraîne un maître à réaliser ce type de tâche et à développer des stratégies mnémotechniques, il peut alors rappeler jusqu'à 160 pièces issues de 9 configurations, donc bien plus de 7 chunks, même en admettant qu'un chunk puisse comprendre jusqu'à 5 pièces (voir aussi Cooke, Atlas, Lane, & Berger, 1993). Les auteurs concluent que, pour rendre compte de ces résultats, le modèle de Chase et Simon (1973b) doit être révisé et suggèrent que les joueurs d’échecs, comme des experts dans d’autres domaines, utiliseraient des structures de récupération en MLT (voir aussi Chase & Ericsson, 1982), en plus des chunks, en MCT pour stocker rapidement l’information. Nous verrons dans le chapitre suivant comment Gobet et Simon développeront cette notion de structures de récupération dans la théorie des templates (Gobet & Simon, 1996b). Notons à ce niveau que, comme le suggèrent les données de Gobet et Simon (1996a, 1996b), les résultats selon lesquels les experts et les novices ont des performances équivalentes quand les positions présentées sont aléatoires (Chase & Simon, 1973a ; Jongman,1968) doivent être quelque peu modulés (voir figure 7). Plusieurs auteurs ont montré que si le temps de présentation des configurations aléatoires est augmenté, les experts ont alors des performances légèrement supérieures à celles des novices (Goldin, 1979 ; Lories, 1987 ; Saariluoma, 1989). Gobet et Simon (1998a) montrent même que, contrairement au résultat que Chase et Simon avaient obtenu sur un unique maître, les experts peuvent avoir des performances plus élevées que celles des novices, même avec une durée de présentation courte (voir aussi Gobet & Waters, 2003). Ces résultats tiendraient à ce que même dans les configurations aléatoires, les experts pourraient reconnaître certains chunks familiers (par exemple des alignements particuliers de pions…). Nombre de pièces rappelées correctement Positions structurées Positions aléatoires 20 18 16 14 12 10 8 6 4 2 0 <1600 1600-2000 2000-2350 Niveau d'expertise (en points ELO) >2350 . Figure 7. Nombre moyen de pièces correctement placées selon le type de position (structurées ou aléatoires) et le niveau d’expertise (d’après Gobet & Simon, 1996b). 3.3. Connaissances stratégiques et informations de haut niveau La théorie de Chase et Simon accorde peu de place aux informations de haut niveau, alors qu'il est évident que les experts disposent de connaissances autres que celles de nature perceptive. Ainsi, lorsque l'on demande à des experts de commenter verbalement des parties d'échecs (voir par exemple de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet, 1996), ceux-ci analysent les parties en termes abstraits. Par “terme abstrait” on entend des descriptions relatives à la stratégie et à la tactique (par exemple “c'est la défense hollandaise, ce type de défense prépare une offensive latérale du côté roi…”). De plus, l’existence de concepts échiquéens comme “fourchette”, “clouage”, ou “sacrifice” prouvent que des joueurs suffisamment expérimentés encodent également des patterns utilisant des relations abstraites entre les pièces, sans nécessairement faire référence à des positions spécifiques. Un certain nombre de recherches ont montré que les connaissances des experts ne pouvaient pas se résumer à des connaissances de nature avant tout perceptive (Cooke et al, 1993 ; Goldin, 1978a, 1978b ; Holding, 1985, 1989a, 1989b ; Holding & Pfau, 1985). Lors d’épreuves de rappel et de reconnaissance de positions tirées de parties réalistes, Goldin (1978b) propose à des joueurs d’échecs d’étudier le déroulement de l’ensemble d’une partie. Les résultats montrent que l’étude du déroulement de la partie (les coups qui ont mené à la position à étudier) améliore significativement l’exactitude et la certitude des réponses (pour des résultats similaires, voir Frey & Adesman, 1976, exp. 1). Dans une tâche de rappel, Lane et Robertson (1979) demandent à des joueurs d’échecs d’étudier préalablement les positions de jeu à rappeler, soit en déterminant quel est le meilleur coup à jouer et qui a l’avantage (les blancs ou les noirs), soit en comptant le nombre de pièces sur les cases noires et sur les cases blanches. Les résultats montrent qu’un traitement sémantique approfondi du matériel facilite la reconnaissance par rapport à un traitement superficiel. Cette relation entre la mémorisation et la profondeur du traitement s’observe, tant chez des novices que chez de bons amateurs, ces derniers obtenant globalement de meilleurs résultats. Enfin, Cooke et al. (1993) font passer à des sujets la tâche de Chase et Simon en les faisant bénéficier d'informations verbales abstraites concernant la configuration à rappeler (par exemple : “c'est la défense sicilienne”). Les auteurs contrastent dans leur recherche deux conditions expérimentales : les sujets reçoivent pour la moitié d'entre eux l'information verbale avant la mémorisation, pour l'autre moitié d'entre eux après la phase de mémorisation, mais avant le rappel. Les résultats montrent que les experts rappellent plus de pièces si les informations abstraites sont données avant la phase de mémorisation. Ce résultat montre que les experts disposent de connaissances abstraites sur le jeu, et que ces connaissances peuvent intervenir pour influencer la perception et la mémorisation. 4. Résumé L’ouvrage de de Groot (1946, 1965), puis les recherches de Chase et Simon (1973a, 1973b) ont montré que, contrairement à une idée reçue, ce n'est pas tant la capacité à calculer de nombreux coups à l'avance qui différencie l'expert du novice, mais la capacité à “percevoir” très vite les zones de l'échiquier importantes et les coups pertinents. Les connaissances de l'expert auraient ainsi une double fonction : permettre d'encoder très rapidement la configuration observée, et donner du sens à cette configuration en centrant la réflexion sur les meilleurs coups à jouer. Pour de Groot, les nombreuses connaissances dont dispose un joueur d’échecs expérimenté lui permettent de découvrir rapidement le cœur du problème et d’effectuer une recherche hautement sélective du meilleur coup à jouer pour la position traitée. A travers leurs recherches empiriques et leurs propositions théoriques, Chase et Simon se sont surtout intéressés au rôle des chunks sur la reconnaissance de patterns familiers. Selon les auteurs, les nombreux chunks qu’un joueur d’échecs a accumulés durant les années d’apprentissage de son domaine vont faciliter la reconnaissance de patterns familiers et leur encodage en MCT. De plus, un joueur suffisamment expérimenté aurait à sa disposition des chunks plus stratégiques activés lors de la reconnaissance de patterns de pièces pertinents. Les chunks stratégiques seraient, selon Chase et Simon, associés en MLT à des coups à jouer dans des conditions spécifiques, mais cet aspect de la théorie des chunks demeure le moins exploré jusqu’à présent. Quoi qu’il en soit, pour Chase et Simon (1973a, 1973b), la composante fondamentale de l’expertise échiquéenne réside en un avantage perceptif. Cependant, de nombreuses recherches (Charness, 1976 ; Cooke & al, 1993 ; Frey & Adesman, 1976 ; Gobet & Simon, 1996a, 1996b, 1996c, 1998a ; Goldin, 1978a, 1978b, 1979 ; Holding, 1985, 1989a, 1989b, Holding & Pfau, 1985 ; Lane & Robertson, 1979) ont sérieusement remis en question certains aspects de la théorie des chunks, et l’ensemble de ces recherches a souligné l’intérêt de proposer de nouveaux modèles d’acquisition de l’expertise échiquéenne. Nous verrons dans le chapitre suivant les principales propositions théoriques qui ont débouché sur des révisions du modèle de Chase et Simon (1973b), propositions théoriques qui insistent davantage sur le rôle de la MLT. Nous présenterons ensuite des études récentes, notamment sur les mouvements oculaires des joueurs d’échecs, qui apportent de nouvelles données empiriques sur la perception experte. CHAPITRE II Vers une perception experte dynamique « La tactique, c’est ce que vous faites quand il y a quelque chose à faire ; la stratégie, c’est ce que vous faites quand il n’y rien à faire. » Xavier Tartakover 5. Avancées théoriques et empiriques dans le domaine de l'expertise échiquéenne 5.1. Les travaux de Holding Holding dans un article publié en 1992 se propose, dans un premier temps, de récapituler l’ensemble des critiques adressées à l’encontre de la théorie des chunks (Chase & Simon, 1973b). Puis dans un second temps, l’auteur compare la théorie de reconnaissanceassociation (i.e., la théorie des chunks) avec la théorie SEEK (“SEarch, Evaluation, Knowledge”, Holding, 1985) qu’il propose. Cette théorie s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle la supériorité des joueurs expérimentés sur des joueurs plus faibles s’explique davantage par la profondeur de la recherche que par la reconnaissance de patterns familiers. Holding (1992) avance des arguments à l’encontre du modèle de reconnaissance-association de Chase et Simon. Ceux-ci s’opposent principalement à l’idée que les chunks fonctionneraient comme des systèmes de production (Chase & Simon, 1973b). Pour Holding, cette notion, qui expliquerait comment un chunk peut être associé à un coup plausible en MLT, n’a pas été suffisamment explorée par Chase et Simon, et n’a pas été validée par des preuves empiriques. Chase et Simon (1973a) décrivent les chunks comme des unités constituées de groupements comme, par exemple, des paires de roi opposés, des chaînes de trois ou quatre pions, ou une colonne avec des tours et la reine. Pour Holding, ces chunks (notamment les structures de pions) ne peuvent pas être considérés comme les éléments d’un système de production dans la mesure où ils ne constituent pas des conditions pour lesquelles il y a des actions associées (e.g., un triangle de pions ne génère pas de mouvement). “In other words, the chunks do not embody the dynamic relationships that would evoke potential chess moves.” (Holding, 1992, p. 12). Holding suggère que les chunks pourraient être assemblés dans des patterns plus grands et surtout plus sémantiques. Ces patterns plus grands pourraient alors constituer les conditions du système de production proposé par Chase et Simon (1973b). Une autre critique proposée par Holding concerne l’absence d’effet des tâches interférentes (Charness, 1976 ; Frey & Adesman, 1976). L’auteur souligne que si les informations extraites d’une position de jeu présentée brièvement ne sont pas altérées par des tâches secondaires interposées entre la mémorisation et le rappel, c’est parce qu’elles ont été placées très rapidement en MLT, plus rapidement que cela n’est suggéré dans la théorie des chunks ou le modèle MAPP. Pour Holding, les expériences futures, dont les objectifs seront de prouver empiriquement la validité du modèle de reconnaissance-association, devront donc s’intéresser davantage au rôle de la MLT. Enfin, Holding avance qu’une théorie basée sur la reconnaissance de patterns n’est pas suffisante pour expliquer l’expertise échiquéenne, parce qu’elle ne s’applique que sur les premiers coups à jouer à partir des positions stimuli et ne prend pas en compte les analyses en profondeur. Pour Holding, c’est parce que de Groot (1946, 1965) n’a pas trouvé, dans les protocoles des joueurs d’échecs qu’il a analysés, d’effet significatif du niveau d’expertise pour les critères qui déterminent la profondeur de la recherche (nombre de mouvements de base explorés, nombre total de mouvements explorés, la profondeur de traitement, le nombre de mouvements par minutes, …) qu’il a été supposé, ensuite, que les joueurs les plus forts ne cherchent pas plus profondément dans les séquences de coups à jouer que les joueurs plus faibles. Une explication de cette absence d’effet de l’expertise pourrait se trouver dans le faible nombre de sujets testés par de Groot et dans le fait qu’une seule position ait été utilisée. Une ré-analyse des statistiques de de Groot (Holding, 1992) sur la profondeur de la recherche (voir tableau 1) montre que les grand maîtres dépassent les performances des experts sur tous les critères (voir aussi Charness, 1981), bien que l’effet de l’expertise ne soit significatif que pour le nombre de coups de base évalués par minute (Base/min). Tableau 1. Ré-analyse des statistiques sur les critères de recherche de de Groot (1946, 1965) (d’après Holding, 1992). Score moyen Description Grand maîtres Mann-Whitney Experts p Temps (min.) 9.6 12.8 .27 Mouvements de base 4.2 3.4 .18 Mouvements totaux 35.0 30.8 .35 Mouvements/min. 3.5 2.5 .15 Profondeur moyenne 5.4 4.8 .21 Base/min .49 .29 <.02 Cette nouvelle analyse des résultats de de Groot (1946, 1965) semble être compatible avec l’hypothèse selon laquelle l’expertise échiquéenne dépend de la recherche et de l’évaluation des séquences de coups. Dans le modèle SEEK (Holding, 1985), les trois éléments clés dans l’expertise échiquéenne sont la recherche, l’évaluation et les connaissances. Plus précisément, les différences d’expertise entre les joueurs d’échecs dépendraient, en plus du nombre et de la nature des connaissances dont ils disposent, de l’efficience de leur recherche et de la précision de leurs évaluations. Les grand maîtres évalueraient mieux l’efficacité d’un mouvement parce qu’ils analyseraient plus efficacement l’arbre de recherche que des joueurs plus faibles. De nombreux résultats expérimentaux étayent cette hypothèse (voir Holding, 1989a pour une revue). Holding (1979) propose à des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise d’évaluer plusieurs positions de jeu, en attribuant une note aux possibilités d’action de chacune des positions (par exemple, une note élevée signifie que le joueur estime que la position va évoluer vers une situation avantageuse pour lui). Les résultats montrent une forte corrélation entre les valeurs attribuées par les joueurs les plus forts et l’évolution effective (calculée par ordinateur) des positions (voir Holding & Pfau, 1985, pour des résultats similaires). L’auteur conclut qu’une théorie de l’expertise échiquéenne basée sur les processus d’évaluation pourrait représenter une alternative sérieuse à la théorie de reconnaissance-association de Chase et Simon (1973b). Charness (1981) a montré, qu’en moyenne, un expert met en œuvre une recherche plus profonde que celle d’un joueur moyen (en moyenne, l’expert calcule en profondeur 4.1 coups contre 2.8 pour le joueur moyen). Dans le même sens, Holding (1989b) présente plusieurs positions initiales de jeu, puis dicte des séries de mouvements selon l’évolution possible de chacune des positions. La tâche des sujets, des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise, est d’attribuer une note reflétant l’équilibre du matériel (avantage, égalité ou infériorité) à chaque nouveau mouvement dicté par Holding. Les résultats montrent que les évaluations des joueurs les plus forts sont, à la fois, plus cohérentes tout au long de l’évolution des positions, et plus précises pour l’évaluation des positions finales, que celles des joueurs plus faibles. Considérées ensemble, ces recherches (Charness, 1981 ; Holding, 1979, 1985, 1989a, 1989b ; Holding & Pfau, 1985) soulignent l’importance des processus de recherche et d’évaluation dans l’expertise échiquéenne Le modèle SEEK précise que ces processus (recherche et évaluation) sont assistés par les connaissances expertes, non sous la forme de patterns spécifiques, mais plutôt par des connaissances échiquéennes plus générales comme l’utilisation d’heuristiques simples (e.g., occuper une colonne vide avec une tour, prendre en compte les lignes de force, les trajectoires des pièces). Notons que ce dernier point n’a pas été prouvé expérimentalement. S’opposant au point de vue défendu par Holding, Frey (1977) défend l’hypothèse selon laquelle les cadences de jeu dans les parties rapides aux échecs ne devraient pas permettre aux joueurs de mettre en œuvre des recherches approfondies. En considérant qu’une partie rapide dure en général 5 minutes et que les joueurs jouent en moyenne 39 coups pendant cette période, les joueurs auraient alors environ 8 secondes pour jouer un coup. En réponse à cette hypothèse de Frey, Holding (1990) a conduit une étude auprès de joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise pour évaluer combien de mouvements un joueur considère dans une partie rapide. Les résultats obtenus par Holding (1990) montrent qu’un maître aurait besoin de moins d’une seconde par mouvement et pourrait, de plus, évaluer 10 mouvements en 10 secondes. Le point important, dans cette expérience, est qu’une recherche approfondie semble être possible pendant un jeu rapide. Pour Holding, une explication plausible de ces résultats est que les joueurs pourraient appliquer une technique de “réduction du problème”. Cette technique consisterait, dans un premier temps, en une identification rapide du but à atteindre, par exemple une faiblesse apparente qui peut être surmontée. Puis, dans un second temps, les experts élaboreraient un arbre des possibilités (i.e., des sousespaces problèmes) qui convergerait vers la position-problème en partant du but à atteindre (Church & Church, 1977). Ces résultats semblent, selon l’auteur, lever la dernière barrière pour accepter une théorie basée sur la recherche et l’évaluation. Notons que Gobet et Simon (1998b) soutiennent qu’une grande majorité des critiques présentées par Holding n’est pas fondée empiriquement et est le fruit d’une mauvaise compréhension de la théorie des chunks. Les auteurs affirment également que le modèle SEEK (Holding, 1985) n’a jamais été décrit en termes précis (Gobet, 1993, 1998). Dans cet article, Gobet et Simon avancent que, contrairement à ce que prétend Holding, la reconnaissance de patterns permet la recherche des coups à jouer. Les auteurs reviennent notamment sur le rôle des structures de pions en rappelant que ces structures sont fréquemment évoquées dans les protocoles verbaux de joueurs d’échecs dans des tâches de résolution de problèmes (de Groot, 1946, 1965) et dans des tâches de mémoire (de Groot & Gobet, 1996 ; Gobet, 1993). De plus, Gobet et Simon soutiennent que Holding (1992) se trompe lorsqu’il infère que la reconnaissance-association ne s’applique que sur les mouvements initiaux de chaque position stimulus (i.e., le premier coup joué pour une position donnée). Selon Gobet et Simon, Chase et Simon (1973b) ont établi explicitement que la reconnaissance de patterns est utilisée pour générer à la fois les mouvements de base, mais également les mouvements suivants, à des niveaux plus profonds dans la recherche. Gobet et Simon (1998b) précisent toutefois que, parmi les critiques formulées par Holding, deux d’entre elles leur semble fondées. Tout d’abord, la critique formulée à propos des expériences sur les tâches interférentes (Charness, 1976 ; Frey & Adesman, 1976) qui suggère que les informations extraites de l’exploration d’une configuration de jeu sont placées rapidement en MLT. Puis, le fait que Chase et Simon (1973a, 1973b) ont sous-estimé la taille des chunks (ils ont proposé que les chunks les plus grands ne contiennent que 6 à 7 pièces), une telle estimation de la taille des chunks ne pouvant pas rendre compte des connaissances de haut niveau des maîtres (de Groot, 1946, 1965). Ces deux faiblesses dans la théorie des chunks ont conduit récemment à une nouvelle proposition théorique : la théorie des templates (Gobet & Simon, 1996b). 5.2. La théorie des templates (Gobet & Simon, 1996a, 1996b) D'un point de vue théorique, le modèle de l'expertise échiquéenne le plus élaboré est celui proposé par Gobet et Simon (1996a, 1996b) : la théorie des “templates”, implémentée dans le cadre du modèle CHREST (Gobet, 1993 ; Gobet & Jackson, 2002 ; Gobet & Simon, 1998a, 2000). Cette théorie reprend pour une grande part la notion de réseau de chunks de Chase et Simon, mais propose deux changements majeurs. Nous présenterons ces deux changements ainsi que des travaux empiriques qui étayent ces propositions. Nous présenterons ensuite des travaux récents montrant, dans la lignée des premiers travaux de de Groot et de Chase et Simon, que les experts mettent effectivement en oeuvre des processus perceptifs différents de ceux des novices dès lors qu’il s’agit de configurations de jeu. Un nouveau type de connaissance : les “templates” Pour surmonter les différentes difficultés évoquées précédemment, Gobet et Simon (1996b) avancent l'hypothèse de l'existence dans la mémoire des experts d'autres types de connaissances que les chunks : les “templates” (voir aussi Gobet, 1998). Les templates seraient des “super-chunks” pouvant contenir jusqu'à une douzaine de pièces. Ces structures de connaissance décriraient “l'histoire” d'une position, par exemple l'ouverture dont est issue la configuration actuelle et les mouvements potentiels probables qui lui sont associés. De plus, à la différence des chunks, ces structures de connaissances posséderaient également des slots qui pourraient être remplis pendant l’exploration d’une position, en particulier pour les traits qui ne sont pas stables dans la position traitée (e.g., dans telle ouverture une case donnée peut être remplie soit par une tour, soit par un fou…). La figure 8 présente un exemple de template (d'après Gobet & Simon, 1996b). Outre leur fonction de permettre, comme les chunks, un encodage sélectif et très rapide des configurations de jeu en cours, les templates rempliraient, de par les informations de nature sémantique qu'ils contiennent, une deuxième fonction relative aux orientations du jeu, aux meilleurs coups à jouer, aux aspects tactiques et stratégiques… La théorie des templates propose que les chunks et les templates soient principalement accessibles par des informations visuelles, bien que d’autres moyens d’accès existent, permettant une grande redondance des informations en mémoire. Les chunks et les templates peuvent être accessibles par des informations contextuelles (e.g., reconnaissance de patterns familiers), par les descriptions des traits stratégiques ou tactiques, par les mouvements qui mènent à la position traitée, par le nom de la partie dont est issue la position, ou par les noms des joueurs connus qui emploient souvent ce type de position (de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet, 1996 ; Gobet, 1998). La redondance peut être utilisée dans des tâches difficiles, comme par exemple, dans des tâches de rappel où l’utilisation de descriptions verbales peut compléter l’encodage visuel – les joueurs les plus expérimentés peuvent essayer d’associer la position présentée avec le nom d’une ouverture (Gobet, 1998). a) Noyau du template : Blanc : Noir : c4, c7, d5, d6, e4, e5, f2, g2, f7, g6, g1, h7, c3, e2 g8, c8, f6, g7 Emplacement “variable” des pièces : :h2, h3 :a7, a5 :b8, d7, c5 :f8, e8 :c2, d1 :c1, d2, e3 Pièces variables pour certaines cases : d2 : , , vide e8 : , , vide e1 : , , vide Ouverture instanciée : Défense Indienne du roi Plan d’action instancié : Casser le centre avec f7-f5 Mouvements instanciés : 1…Cf6-e8 1…Cf6-h5 Liens avec d’autres templates : chunks #231 b) Figure 8. (a). Illustration du concept de template (d'après Gobet & Simon, 1996b). Le template contient un “noyau” : des pièces fixes à des emplacements déterminés, et des “variables” relatives aux pièces, cases, ouvertures, plans d'action et mouvements. Il contient également des liens avec d'autres templates. (b). Représentation sous forme de diagramme du même template. Les pièces sur l'échiquier représentent le noyau du template et les croix représentent des cases contenant des variables. 5.3. Connaissances spécifiques et informations sémantiques La notion de template permet de rendre compte du fait que les experts peuvent rappeler plus de 7 chunks et met en avant l'existence de connaissances de haut niveau. Une recherche récente apporte des éléments expérimentaux en faveur de l'existence dans la mémoire experte de connaissances alliant des positions spécifiques et des informations sémantiques. McGregor et Howes (2002) utilisent dans leur recherche une tâche d'amorçage. L'idée sous-jacente est que si un élément A peut amorcer un élément B, c'est qu'il existe en mémoire une structure de connaissance qui les associe. Dans leur recherche, les sujets doivent tout d'abord examiner sur un écran d'ordinateur un certain nombre de configurations d'échecs en jugeant si l'issue semble plutôt favorable aux noirs, aux blancs, ou est neutre. Dans un deuxième temps, ils effectuent une tâche de reconnaissance. Ils doivent juger le plus vite possible si une pièce qui apparaît sur un échiquier faisait partie, ou non, des configurations étudiées. Chaque item est précédé d'une amorce : pendant deux secondes, une autre pièce apparaît sur l'échiquier à la position exacte où elle se trouvait dans les configurations étudiées. Les auteurs font varier les relations entre l'amorce et la cible. Les deux pièces peuvent partager, ou non, une relation de proximité, mais peuvent aussi partager, ou non, des relations d'ordre sémantique par rapport aux configurations vues précédemment (relations d'attaque ou de défense). Les auteurs montrent un effet d'amorçage, mais seulement chez les experts. La reconnaissance est accélérée par la présentation préalable d'une pièce qui partage une relation de proximité, mais aussi par la présentation d'une amorce reliée sémantiquement (voir Bernardo, 1994, pour un résultat similaire en résolution de problèmes). Ce résultat va dans le sens de l'existence, dans la mémoire experte, de connaissances alliant des positions spécifiques et des caractéristiques de nature sémantique, comme ceci est suggéré par la “théorie des templates”. 6. La résolution de problème La mémoire experte contiendrait ainsi, outre des chunks, des connaissances de nature davantage stratégique. Ces connaissances permettraient d'associer à des configurations très prototypiques (par exemple les ouvertures) des séquences de coups qui peuvent être joués rapidement. Ces connaissances permettraient également une recherche très sélective des mouvements à envisager, en focalisant l'exploration sur les zones et les relations les plus pertinentes. Le modèle SEARCH, développé par Gobet (1997), vise à étendre la théorie des templates (conçue à l'origine comme une théorie de la perception et de la mémoire des joueurs d'échecs) à la résolution de problèmes. Dans le cadre de ce modèle, c'est par l’activation de templates que les joueurs experts peuvent accéder, non seulement aux mouvements pertinents, mais à un ensemble de positions-clés (buts) qu'il peut être pertinent d'atteindre. Ces positionsclés permettent de définir un arbre de recherche qui engendre des macro-opérateurs, et non directement des mouvements bien spécifiés. Il s'agit donc à ce niveau d'une “méta-recherche” qui résulte de l'activation coordonnée de différents templates, reliés entre eux. Cette conception est voisine de celle développée par Saariluoma (1990, 1992) qui repose sur le mécanisme “d'apperception”, ou perception de “second ordre”. Le mécanisme d’apperception détermine quelles connaissances sémantiques en mémoire et quelles informations contenues dans le stimulus traité sont intégrées dans la représentation mentale d’un joueur d’échecs. Selon Saariluoma, pour comprendre le mécanisme d’apperception, il faut comprendre comment les joueurs d’échecs sélectionnent les contenus pertinents dans un stimulus parmi toutes les alternatives possibles (Saariluoma, 1990, 1995, 1998). Selon l’auteur, l’apperception des joueurs d’échecs est organisée autour de “modèles de pensée”. Un modèle de pensée consiste en une configuration caractéristique de pièces qui serait reconnue dans la position traitée, et en un ensemble de mouvements associés en MLT. La notion de modèle de pensée renvoie à des “combinaisons” de coups classiques aux échecs comme, par exemple, le mat à l’étouffée, le mat de Damiano, le mat d’Epaulette, etc. (la définition des “modèles de pensée” est assez similaire de celle des templates, Gobet & Simon, 1996b). Lorsqu’un modèle de pensée est reconnu, les joueurs d’échecs disposent alors de plusieurs combinaisons de coups parmi lesquelles ils devront choisir la plus pertinente. Pour trouver le meilleur coup à jouer, les joueurs d’échecs évaluent les contraintes de chaque étape des combinaisons (e.g., les menaces, les attaques possibles), et établissent la pertinence des mouvements possibles. Les contraintes définissent donc ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas dans un réseau de coups. Pour Saariluoma, l’apperception, qui associe l’évaluation des contraintes et les modèles de pensée, explique pourquoi les sujets ne génèrent pas plus de 10 à 100 mouvements pour des positions pour lesquelles un ordinateur pourrait générer des millions d’alternatives. 7. Une place plus grande accordée à la MLT Le deuxième changement majeur apporté à la théorie des chunks est la mise au second plan de la MCT au profit de la mise en avant de “structures de récupération” (“retrieval structures”) en MLT. Cette perspective générale a été développée par Ericsson et Kintsch (1995) dans différents domaines d'expertise. Gobet (Gobet, 1998, 2000a, 2000b, 2000c ; Gobet & Simon, 1996b) a précisé cette perspective dans le cadre spécifique de l'expertise au jeu d'échecs. Ericsson et Kintsch (1995) proposent une modification du modèle de Chase et Ericsson (1982) en mettant en avant l'existence en MLT de structures de récupération, dans le cadre de leur théorie générale de la “Mémoire de Travail à Long Terme”, LTWM (“LongTerm Working Memory”). L'information en LTWM est stockée sous forme stable, mais n'est accessible que grâce à des indices de recherche (“retrieval cues”) présents à un moment donné en mémoire de travail à court terme. Le modèle proposé se situe dans la lignée du modèle EPAM IV (Richman, Staszewski & Simon, 1995) en en retenant les aspects essentiels concernant la présence de structures de recherche schématiques incluant des variables (“slots”) qui peuvent être rapidement instanciées, et des associations de ces variables avec des chunks appris et stockés en mémoire sémantique. Dans l'expertise au jeu d'échecs, les schémas sont constitués de patterns de configurations d'échecs dont les cases peuvent contenir des variables qui peuvent être associées à des pièces, ou à des patterns de pièces (par exemple des ouvertures connues) intégrant différents types d'information. Le modèle de la LTWM d'Ericsson et Kintsch s'appuie sur des données relatives à la mémorisation de très longues séries de chiffres (Hatano, Amaiwa & Shimizu, 1987; Richman, Staszewski & Simon, 1995), au calcul mental (Ericsson, 1985; Jensen, 1990), à la mémoire exceptionnelle des garçons de café (Ericsson & Polson, 1988), à l’expertise dans différents domaines, notamment au jeu d'échecs, et à la compréhension de texte (Recht & Leslie, 1988; Schneider, Körkel & Weinert, 1989; Walker, 1987; Yekovich, Walker, Ogle & Thompson, 1990). Quels que soient les domaines, les experts disposeraient de structures de connaissances leur permettant d'encoder rapidement en MLT de grandes quantités d'information et de les récupérer rapidement lorsque ces informations sont relatives à leur domaine d'expertise. La figure 9 présente une illustration schématique de la LTWM telle qu'elle a été proposée par Ericsson et Kintsch (1995). Structure de récupération Indice 11 Indice 12 Indice 13 Indice 21 Indice 22 Indice 23 Pointeurs de recherche Associations i j k l m n Informations encodées Associations encodées Patterns et schémas Figure 9. Représentation schématique de la LTWM (d'après Ericsson & Kintsch, 1995). Dans ce modèle, deux types de structure de connaissances peuvent permettre un encodage rapide en MLT : les structures de récupération et les schémas. Les structures de récupération sont définies comme “un ensemble d'indices de récupération organisé en une structure stable” (Ericsson & Kintsch, 1995, p. 216). Ericsson et Kintsch mettent l'accent à ce niveau sur des indices tels que les relations spatiales qui lient les différents éléments encodés, les moyens mnémotechniques qui peuvent être utilisés pour intégrer l'information… Les schémas quant à eux constituent une deuxième voie d'encodage. Ils contiendraient, plus que les structures de récupération, des composantes sémantiques et stratégiques liées à un domaine de connaissance spécifique. De plus, avec l'expertise, se développeraient des associations entre les structures de récupération et les schémas. Gobet (2000a, 2000b, 2000c) a adressé un certain nombre de critiques à la théorie de la LTWM telle qu'Ericsson et Kintsch ont proposé de l'appliquer au jeu d'échecs (pour une réponse, voir Ericsson & Kintsch, 2000). Il est notamment réservé vis-à-vis de la LTWM qui ne définit pas précisément ce que sont les patterns et les schémas, et donne une définition trop générale des structures de récupération, qui doivent varier selon les domaines d'application. Nous nous limiterons ici à présenter la LTWM et la théorie des templates, dans le domaine particulier du jeu d'échecs, sachant que ces deux théories ont vocation à avoir une portée plus générale. Dans le cadre de la LTWM, les joueurs d'échecs développeraient avec l'expertise une structure stable en MLT correspondant aux 64 cases de l'échiquier. Cette structure de connaissance leur permettrait, face à une configuration d'échecs, d'encoder très rapidement, dans les cases qu'elle contient, un très grand nombre de pièces. Selon cette conception, une position particulière est ainsi rapidement représentée en MLT dans une structure hiérarchique intégrée reliant les différentes pièces les unes aux autres, toutes les pièces étant associées à leur position sur l'échiquier. Les travaux de Saariluoma et Kalakowski (1998) appuient empiriquement cette modélisation en montrant que les maîtres aux échecs peuvent sélectionner les mouvements pertinents à peu près aussi bien quand la position d'échecs est décrite pièce après pièce que lorsque l'ensemble de la position est présenté d'emblée. Ces résultats montrent la remarquable capacité des maîtres à reconstruire mentalement “l’historique” d'une position à partir d'une information présentée de façon fractionnée et non organisée. Selon Gobet (1998, 2000a, 2000b, 2000c), si l'idée de structure de récupération dans la mémoire experte constitue une avancée majeure, la définition qu'en font Ericsson et Kintsch reste trop vague, et l'idée d'une structure générique correspondant aux 64 cases de l'échiquier ne rend pas bien compte des données sur les positions aléatoires (Chase & Simon, 1973a ; Gobet & Simon, 2000 ; Saariluoma, 1989). Dans le cadre de la théorie des templates, Gobet propose l'existence de deux sortes de structures de récupération dans la mémoire des experts au jeu d'échecs. D'une part, les experts pourraient développer des structures de récupération visant à encoder de manière active, stratégique, des patterns de jeu, par exemple en associant des positions à des dates de parties célèbres, ce qui est la stratégie utilisée par l'un des experts qu'ils ont étudié et qui peut rappeler jusqu'à 160 pièces (Gobet & Simon, 1996b). Ce type de structure apparaît cependant très lié à la tâche utilisée (une tâche de mémoire), et a sans doute peu à voir avec les connaissances expertes utilisées en situation “naturelle”. Un deuxième type de structure de récupération correspond aux templates décrits dans la partie précédente. Les templates sont des structures de récupération plus spécifiques que celles décrites par Ericsson et Kintsch (1995) puisqu'elles allient des positions spécifiques et des variables (cf. Figure 8). Ces connaissances pourraient correspondre au rôle qu’Ericsson et Kintsch (1995) attribuent aux schémas (cf. Figure 9), concept qui n'est cependant pas clairement défini par ces auteurs (Gobet, 2000a, 2000b). Le fonctionnement général des templates est proche de celui des structures de récupération telles qu'elles sont définies par Ericsson et Kintsch : avec l'expertise, les sujets élaborent des structures stables en MLT. Face à une configuration, ces structures de connaissance vont être activées et permettre un encodage très rapide d'éléments dans les “cases” de cette structure. Dans le cas des templates, si une configuration contient des pièces qui correspondent au “noyau” d'un template présent en mémoire, celui-ci est alors activé. Dès l'activation du template sont alors encodées de manière très rapide en MLT les pièces qui correspondent aux “variables” du template. En résumé, les deux conceptions évoquées font l'hypothèse de structures en MLT qui permettraient un encodage direct et rapide en mémoire de travail à long terme de la position en cours. Pour Ericsson et Kintsch certaines structures de récupération pourraient être génériques, n'étant pas fonction de la configuration observée mais reposant sur des regroupements indépendants d'un domaine de connaissance particulier. Pour Gobet au contraire, les templates ne peuvent être utilisés qu'au travers d’indices perceptifs, et ne sont activés que face à des configurations comportant un certain nombre de pièces spécifiques à des positions spécifiques, par exemple quand une ouverture particulière est reconnue. 8. Une modélisation de l’expertise échiquéenne : CHREST La théorie des templates (Gobet & Simon, 1996b) a été incorporée dans le modèle CHREST (Chunk Hierarchy & REtrieval STructures, Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1998a, 2000) afin de pallier les deux principales faiblesses des modèles antérieurs basés sur les mécanismes de chunking, PERCEIVER (Simon & Barenfeld, 1969) et MAPP (Simon & Gilmartin, 1973), à savoir les difficultés à rendre compte de l’existence et de l’utilisation de connaissances schématiques de haut niveau, et de la rapidité d’encodage des informations en MLT. L’organisation générale de CHREST est similaire à celle d’EPAM, à la différence qu’un système de production et un réseau sémantique sont maintenant implémentés dans CHREST. L’information en MLT est indexée dans un réseau de discrimination. L’apprentissage en MLT se produit par des processus de discrimination et de familiarisation, et l’information est stockée dans la MCT, dont la capacité est limitée à 4 chunks (Gobet & Simon, 2000). Tous les paramètres temporels relatifs à l’apprentissage, comme le temps pour fixer un chunk en MLT (8 sec.), ainsi que les mécanismes de recherche (ceux de EPAM IV) ont été retenus. Cependant, CHREST propose que certains chunks soient reliés entre eux par des liens latéraux (des liens sémantiques entre des nœuds de différents réseaux) et deviennent des structures de connaissances plus complexes, appelées templates (Gobet & Simon, 1996a, 1996b, 2000) qui possèdent des propriétés similaires à celles des schémas et à celles des structures de récupération. La figure 10 illustre la fusion des modèles dont est issu CHREST. MAPP EPAM (réseau de discrimination) + CHREST PERCEIVER Structures de récupération Ericsson et Kintsch (95) Figure 10. La genèse de CHREST (d’après Gobet & Simon, 2000). CHREST fonctionne de la manière suivante (voir figure 11 pour une illustration). Plusieurs milliers de positions d’échecs venant de parties jouées par des maîtres ainsi qu’un module de mouvements oculaires (où est stocké l’ensemble des mouvements oculaires recueillis par de Groot & Gobet, 1996) ont été implémentées dans CHREST. Ce couplage entre parties jouées et mouvements oculaires permet au modèle de simuler les mouvements oculaires de joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise. Durant la présentation d’une position à rappeler, “l’œil simulé” de CHREST fixe les cases suivant les saccades spécifiées par le module de mouvements oculaires. Chaque fixation délimite un champ visuel (toutes les cases avec ± 2 cases autour de la case fixée), et les pièces appartenant à ce champ visuel sont triées à travers le réseau de discrimination. Le réseau de discrimination des patterns est constitué de nœuds, lesquels contiennent des images (i.e., la représentation interne des patterns externes), qui correspondent aux chunks de Chase et Simon (1973a, 1973b). Un nœud avec 5 liens de similarité, peut être remplacé par un template Liens de similarité Liens de similarité Template (le cœur du template est constitué du nœud qui a 5 liens de similarité) Slots (pour les informations variables à travers les nœuds) Figure 11. Schéma illustrant la création d’un template dans CHREST. Le réseau de discrimination est élaboré à travers quatre mécanismes d’apprentissage. En commençant par le nœud racine, le modèle classe un nouveau pattern à travers le réseau jusqu’à ce que plus aucun lien-test ne puisse être appliqué. Lorsqu’un nœud est atteint, deux mécanismes d’apprentissage peuvent se produire. Premièrement, le pattern peut être “assimilé” par le chunk atteint (quand il est suffisamment ressemblant) ; dans ce cas, davantage d’informations peuvent être ajoutées au chunk par le pattern (familiarisation). Deuxièmement, le pattern peut être “rejeté” (quand il est trop différent) par le chunk, dans ce cas un autre lien-test et un nouveau nœud sont créés en fonction des traits différents (discrimination). Le troisième mécanisme d’apprentissage construit des liens de similarité entre 2 nœuds quand leurs chunks ont au moins 3 items identiques. Finalement, pour un nœud qui a au moins 5 liens de similarité satisfaisant un critère de recouvrement partiel, le chunk peut être remplacé par un template : c’est le quatrième mécanisme d’apprentissage. Ce template utilise le chunk existant comme son noyau, et les informations variables à travers les autres nœuds comme ses slots. À partir de données empiriques (Gobet & Simon, 2000), il a été estimé que dans le modèle, la familiarisation requiert 2 sec., la discrimination 8 sec. et l’instanciation d’un slot 250 ms. Toutefois, pour que la notion de template rende compte, à la fois, de l’existence des connaissances de haut niveau des joueurs expérimentés et de la rapidité d’encodage de certaines informations en MLT, Gobet et Simon (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 2000) proposent que CHREST intègre trois réseaux de discrimination qui entretiennent des liens entre eux. Les auteurs vont implémenter dans CHREST un réseau de discrimination où sont stockés les chunks et les templates, un réseau de production où sont stockées des actions associées aux chunks et aux templates, et un réseau sémantique où sont stockés des concepts échiquéens. Ainsi, quand plusieurs patterns familiers sont reconnus dans une position de jeu, ils activent les chunks correspondants dans le réseau de discrimination des patterns en MLT, et dans le cas d’une position de jeu prototypique (comme une ouverture par exemple), les chunks activés se combinent en un template. Dans le même temps, le nœud atteint dans le réseau de discrimination, c’est-à-dire le template, active un autre nœud dans le réseau de production (e.g., le réseau des ouvertures). Le lien entre les nœuds de ces deux réseaux est appelé lien de production (on retrouve ici l’idée de système de production de Chase & Simon, 1973b). Enfin, un autre nœud dans le réseau des concepts échiquéens fournit une information additionnelle en nommant le lien de production (l’existence de ce type de réseau pourrait rendre compte des connaissances de haut niveau des joueurs experts). La relation entre trois nœuds de différents réseaux constitue pour les auteurs un lien sémantique. Pour illustrer le concept des liens de production et de liens sémantiques entre les nœuds de différents réseaux, les auteurs proposent l’exemple suivant : “Les pions en d6-e5 sont des pions légèrement faibles dans la variation Najdorf de la défense sicilienne.” Dans le but de représenter cet état, un lien est créé entre le nœud <ad6 ae5> du réseau de patterns de pièces et le nœud <variation Najdorf> du réseau d’ouvertures, et ce lien est qualifié par le nœud <c’est une légère faiblesse> du réseau des concepts échiquéens (voir figure 12 pour une illustration de cet exemple). Ces trois nœuds doivent être simultanément dans la MCT pour qu’un groupe de liens sémantiques soit créé. Dans CHREST, un template est donc constitué d’un ensemble de liens sémantiques. Les templates rendent compte, à la fois, des connaissances de haut niveau des joueurs expérimentés (liens sémantiques) et de la rapidité d’encodage d’informations en MLT (par l’instanciation des slots). Variation Najdorf de la défense sicilienne Réseau d’ouvertures Réseau de patterns Lien de production <ad6-ae5> “Variation Najdorf” Lien sémantique “C’est une légère faiblesse” Réseau des concepts échiquéens Figure 12. Illustration des trois réseaux de discrimination de CHREST. Pour résumer, l’acquisition d’une expertise est modélisée dans CHREST par le développement de plusieurs réseaux, le développement de nœuds redondants dans ces réseaux, et le développement de connexions (liens de production et liens sémantiques) entre ces réseaux, conduisant alors au développement des templates. Selon les auteurs, les novices se concentreraient sur des aspects relationnels relativement simples entre des pièces, comme “le cavalier attaque la pièce qui défend le pion”, et développeraient un réseau de discrimination relié à ces types de traits. Durant l’acquisition de son expertise, un joueur d’échecs augmenterait le nombre de nœuds en MLT et les liens entre les nœuds. Un expert pourrait alors être capable d’atteindre des solutions rapidement par la reconnaissance de patterns et de catégoriser des problèmes plus efficacement, ce qui lui permettrait d’accéder plus rapidement aux informations additionnelles en MLT, et par conséquent, de réduire l’espace de recherche. CHREST simule avec succès le comportement de joueurs d'échecs (de débutant à grand maître) dans toute une série d'expériences sur la mémoire (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1996b ; Gobet & Simon, 2000), reproduit leurs mouvements oculaires durant les 5 premières secondes de la présentation d'une position (de Groot & Gobet, 1996), la taille et le nombre de chunks, le nombre et le type d’erreurs, les rappels de positions réalistes et de positions aléatoires (de Groot & Gobet, 1996 ; Gobet & Simon, 2000) et reproduit certains phénomènes de la résolution de problème aux échecs (Gobet, 1997). Au-delà de l’expertise échiquéenne, les mécanismes de chunking caractéristiques de CHREST et d’EPAM ont pu être adaptés avec succès à des données provenant d’une variété de domaines, comme l’apprentissage explicite et implicite, la formation de concept, l’acquisition de la langue maternelle, et la résolution de problème (Croker, Pine, & Gobet, 2000 ; Gobet, Lane, Croker, Cheng, Jones, Oliver, & Pine, 2001 ; Gobet & Pine, 1997 ; Jones, Gobet, & Pine, 2000 ; Lane, Cheng & Gobet, 2000 ; Richman, Gobet, Staszewski, & Simon, 1996). 9. L’existence d'une “perception experte” Même si les propositions théoriques présentées par de Groot (1946, 1965) et Chase et Simon (1973) ont subi en trente ans un certain nombre de modifications, avec notamment une plus grande place accordée aux informations sémantiques en MLT, les recherches sur l’expertise ont mis l'accent sur une différence fondamentale entre experts et novices : la perception du jeu. Si les experts ont bien des capacités d'exploration des coups possibles supérieures à celles des novices (Holding, 1985, 1989b, 1989c, Holding & Pfau, 1985), la supériorité des experts tient également à ce qu'ils perçoivent différemment des novices les configurations de jeu. 9.1. Nature des chunks et type d’encodage Dans une étude conduite auprès de joueurs d’échecs, l’analyse des mouvements oculaires, réalisée par de Groot et Gobet (1996), a fourni de nombreuses données empiriques quant au déroulement de l’exploration visuelle d’échiquiers par des joueurs expérimentés et quant à la nature des informations traitées pendant cette exploration. La tâche des participants (un grand maître, un maître, un expert et un joueur de classe C) était de reproduire des positions de jeu d’échecs inconnues après une brève exposition de quelques secondes. Les mouvements oculaires et les protocoles verbaux des quatre participants ont été analysés dans cette tâche. Les données recueillies dans cette étude ont permis aux auteurs de distinguer deux “moments” dans l’exploration visuelle mise en œuvre par les joueurs les plus expérimentés (i.e., le grand maître et le maître). L’analyse des mouvements oculaires montre que les toutes premières fixations oculaires correspondent à une phase d’orientation (i.e., “où suis-je sur l’échiquier ?”). Dans cette phase, les zones considérées comme “normales” (i.e., les zones de l’échiquier où sont les patterns de pièces les plus familiers) n’ont fait l’objet que de très peu de fixations oculaires. De plus, ces quelques fixations se situent sur la périphérie des patterns familiers (et non sur les pièces elles-mêmes). Les exemples de zones de l’échiquier considérées comme “normales” par les joueurs sont nombreux dans les protocoles verbaux recueillis par de Groot et Gobet (1996). Les exemples les plus fréquents sont la position du roi roqué et la position des tours. Bien que ces exemples de normalité soient presque toujours bien reconstruits, les joueurs expérimentés prétendent ne pas les avoir regardés. “I did not look at the white King’s wing. That part is normally in order…” (de Groot & Gobet, 1996, p.69). Puis, après les toutes premières secondes de l’exploration visuelle de l’échiquier, les patterns de pièces familiers sont délaissés par les joueurs au profit de zones plus stratégiques (e.g., les cases centrales de l’échiquier). A ce moment, les fixations oculaires sont plus nombreuses sur les zones contenant des pièces stratégiquement pertinentes (i.e., des pièces directement liées à la stratégie de jeu immédiate). “For the first two seconds I saw nothing, only a jumble of pieces. The first thing I saw were those two (White) Knights located rather strangely; then I saw the White Queen’s wing and then the Black King’s wing.” (de Groot & Gobet, 1996, p.93). Pendant l’exploration des zones stratégiques, les fixations oculaires des joueurs expérimentés se situent sur les patterns de pièces stratégiques. Les joueurs tendent à se concentrer sur les pièces pertinentes (des pièces exposées), sur les aspects perceptifs critiques d’une position (des différences de couleur surtout sur les cases centrales de l’échiquier), à un niveau précoce de la recherche perceptive (de Groot & Gobet, 1996 ; Jongman, 1968). Pour rendre compte de l’ensemble des résultats obtenus dans leur étude, de Groot et Gobet (1996) proposent que les ensembles de pièces d’une position puissent être divisés en deux catégories : les patterns familiers et les ensembles de pièces partageant des relations échiquéennes liées à la stratégie de jeu. Dans la première catégorie, les aspects perceptifs comme les similarités de couleur, les contrastes de couleur, et les formes géométriques, prédominent sur les aspects sémantiques. Les patterns familiers activeraient en MLT des chunks perceptifs correspondants, ce qui permettrait aux joueurs suffisamment expérimentés de reconnaître rapidement les patterns familiers sans avoir à encoder spécifiquement toutes les pièces constitutives de ces patterns. En d’autres termes, les chunks perceptifs des joueurs expérimentés leur permettraient un encodage global (non détaillé) des patterns familiers. Pour ce qui est de la seconde catégorie, la référence aux aspects sémantiques, notamment stratégiques, est prédominante, et les traits perceptifs ne sont parfois pas mentionnés du tout. Selon les auteurs, les zones stratégiques n’activeraient pas en MLT de chunks correspondants susceptibles de faciliter leur reconnaissance. Au contraire, le nombre et la répartition des mouvements oculaires des maîtres semblent indiquer que ces derniers mettent en œuvre un encodage analytique, c’est-à-dire un encodage détaillé de chaque élément pertinent des zones stratégiques afin d’assimiler toutes les informations importantes. De Groot et Gobet (1996) proposent que les joueurs les plus expérimentés utilisent, pour optimiser leurs reconstructions, une heuristique générale qui serait: “Ne pas perdre de temps sur ce qui est normal pour se concentrer davantage sur ce qui l’est moins”. S’il peut être attesté que ce genre d’heuristique existe, alors cela fournirait une preuve en faveur d’une recherche perceptive dans laquelle la nature de l’encodage dépendrait, à la fois, du niveau d’expertise du sujet, et de la nature de l’unité perçue, en particulier de son “importance” stratégique dans la position traitée. Une recherche récente de Reingold, Charness, Pomplun & Stampe (2001) illustre également l’idée que les unités perçues par des joueurs d’échecs sont différentes selon leur niveau d’expertise. Ces auteurs font apparaître sur un écran d'ordinateur des échiquiers réduits à 3x3 cases qui contiennent quatre ou cinq pièces. Des joueurs d'échecs (experts ou novices) ont pour consigne de décider le plus rapidement possible si le roi présent sur l'écran est mis en échec, ou non, par les pièces adverses. Les joueurs donnent leur réponse très rapidement sur des dizaines de configurations qui se succèdent à l'écran. Dans cette expérience, les auteurs mesurent les fixations oculaires des joueurs, leur localisation et leur durée. Les résultats montrent que les joueurs experts et les joueurs novices ne regardent pas de la même façon les configurations de jeu. Les novices font des fixations courtes sur chacune des pièces alors que les experts font moins de fixations, mais des fixations plus longues, et surtout des fixations entre les pièces. La figure 13 montre un exemple des fixations cumulées des joueurs selon leur niveau d'expertise (les lettres désignent les pièces : K pour le roi (King) et A pour les pièces adverses (Adversary), chaque point est une fixation). Novices K Experts A K A A A A A A A Figure 13. Fixations cumulées d'experts et de novices face à une configuration réduite d'échecs (d'après Reingold et al, 2001a). Ce résultat apporte ainsi une validation supplémentaire à l’hypothèse selon laquelle les experts disposent en mémoire de “blocs” de pièces, les chunks, qui leur font percevoir comme un “tout” des ensembles de pièces. Ce sentiment d'unité relatif à un ensemble de pièces est tel que les experts n'ont plus besoin de regarder les pièces isolément, mais peuvent se limiter à porter leur regard au centre du chunk (voir aussi Charness & Reingold, 1992; Charness, Reingold, Pomplun & Stampe, 2001; de Groot & Gobet, 1996). 9.2. L’empan visuel des experts Des recherches récentes réalisées par Reingold et coll. (Charness, Reingold, Pomplun & Stampe, 2001 ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001 ; Reingold, Charness, Pomplun, & Stampe 2001) ont apporté de nouveaux éléments qui concordent avec l’idée que la supériorité des experts tient à ce qu'ils perçoivent différemment des novices les configurations de jeu (en particulier pour l’exploration des coups possibles). Ces auteurs montrent notamment que les experts ont un empan visuel plus important que celui des novices (Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001) et qu'ils effectuent un encodage des relations entre les pièces de manière parallèle alors que les novices analysent les relations entre les pièces de manière sérielle. Dans leur recherche, Reingold et coll. utilisent le “flicker paradigm”, paradigme utilisé classiquement dans le domaine de la perception, notamment dans les études sur la cécité au changement (“change blindness”) (voir Simon & Levin, 1997, pour une revue de question). Le “flicker paradigm” consiste à présenter brièvement une première scène visuelle (pendant quelques centaines de millisecondes) puis, après une très brève interruption, une scène modifiée. Ce cycle est répété jusqu'à ce que l'observateur détecte le changement. Dans la recherche de Reingold et al (2001a), la tâche des sujets est de décider à propos de deux configurations présentées successivement s'il s'agit deux fois de la même configuration ou si l'une des pièces a été changée. Les auteurs ajoutent à cette tâche un paradigme de “fenêtrage sous la dépendance du regard” (“gaze-contingent floutage paradigm”) (McConkie & Rayner, 1975 ; voir Rayner, 1998, pour une revue de question). Le principe expérimental utilisé consiste à créer sur un écran une fenêtre circulaire dans laquelle les pièces sont nettes. Autour de cette fenêtre les pièces sont floues, et ni leur identité ni leur couleur ne sont plus perceptibles. Cette technique permet de mesurer la taille de l'empan visuel en faisant varier la taille de la fenêtre au cours des essais et en mesurant quelle est la taille minimum de la fenêtre qui n'affecte pas la performance d'un sujet donné dans la tâche de détection du changement. Les auteurs montrent que, lorsqu'ils sont confrontés à des configurations réalistes, les experts ont un empan visuel plus grand que celui des novices (i.e., la taille de la fenêtre en-deçà de laquelle la performance de détection est perturbée est plus grande pour les experts que pour les novices). Par contre, lorsque les configurations étudiées sont aléatoires, la taille de l'empan est alors équivalente pour les experts et pour les novices. 9.3. Traitements sériels ou parallèles des relations échiquéennes Dans une deuxième recherche parue la même année, Reingold, Charness, Pomplun, et Stampe (2001) utilisent une tâche de détection de mise en échec. Les sujets doivent décider, face à un échiquier réduit à 5x5 cases, si le roi est mis en échec ou non par les pièces blanches. Les auteurs font varier le nombre de pièces blanches (une ou deux) et les essais sont, soit positifs (une des pièces met le roi en échec), soit négatifs (le roi n'est pas mis en échec). Les auteurs montrent que le temps de décision des experts est le même pour les essais négatifs (quand le roi n'est pas menacé) que pour les essais positifs. Par contre, pour les novices, le temps de réponse est plus long pour les essais négatifs que pour les essais positifs. Ce résultat va dans le sens de l’hypothèse selon laquelle les novices traiteraient les aspects relationnels entre les pièces de manière sérielle (ce qui expliquerait que le temps de réponse soit plus court pour les essais positifs car les novices répondraient dès que l'une des pièces qu'ils examinent menace le roi, cette pièce pouvant être la première pièce examinée), alors que les experts traiteraient en parallèle les aspects relationnels. Leurs temps de réponse sont en effet équivalents pour les essais positifs et négatifs. Quand deux pièces sont susceptibles de menacer le roi, les experts encoderaient en même temps la relation de chacune d'elle avec le roi. 10. Résumé Les expériences princeps sur l’expertise échiquéenne (Chase & Simon, 1973a, 1973b ; de Groot, 1946, 1965) ont défini les axes de recherche de ce domaine en soulignant le rôle des processus perceptifs et des connaissances expertes dans l’encodage et la reconnaissance de patterns familiers. La supériorité des experts sur les novices pouvait dès lors s’expliquer par le nombre important de connaissances spécifiques à la disposition des joueurs expérimentés : les chunks. Les chunks permettent de reconnaître des patterns familiers, de déterminer les informations importantes pour réduire l’espace de recherche et de sélectionner rapidement les coups à jouer. Les théories fondées sur le chunking ont abouti à des modèles qui accordent un rôle primordial à la MCT (stockage des labels de chaque chunk activé), et qui intègrent un réseau de discrimination organisant l’ensemble des chunks stockés en MLT. Cependant, de nombreux résultats empiriques (Charness, 1976 ; Frey & Adesman, 1976 ; Gobet & Simon, 1996a, 1996b ; Holding, 1985 ; …) ont montré la nécessité de réviser la théorie des chunks. Les principales critiques ont porté sur les rôles respectifs de la MCT (qui dans les modèles classiques de chunking ne pouvait rendre compte de certains résultats expérimentaux), de la MLT, et des connaissances abstraites (connaissances qui apparaissent souvent dans les protocoles verbaux des maîtres aux échecs mais qui sont absentes de la plupart des modèles). Des propositions théoriques ont été émises pour remédier aux insuffisances de la théorie des chunks comme le modèle SEEK de Holding (1985), la notion d’apperception de Saariluoma (1990, 1992). Mais ces propositions, parfois imprécises, n’ont pas toutes été soutenues par des données empiriques ou implémentées dans des modèles informatiques susceptibles de les valider. La proposition la plus aboutie est sans doute celle de Gobet et Simon (1996b) avec la théorie des templates, implémentée dans CHREST (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 2000). Le modèle CHREST intègre les connaissances de haut niveau des maîtres aux échecs (en introduisant explicitement des liens sémantiques) et rend compte de la vitesse d’encodage des informations en MLT (par l’introduction de “slots”). Les patterns encodés pendant l’exploration visuelle d’une position de jeu ne sont pas simplement stockés en MCT sous forme de chunks, comme le prévoit le modèle de Chase et Simon (1973b), mais ils reçoivent très rapidement des informations additionnelles (via les slots des templates) grâce aux connaissances contenues dans le réseau de production et dans le réseau sémantique en MLT. Ces échanges rapides d’informations entre la MCT et la MLT influencent l’encodage des patterns traités et font de la perception experte une perception dynamique. Des études récentes sur les mouvements oculaires d’experts aux échecs montrent également que les nombreuses structures de connaissances (chunks et/ou templates) que les experts ont à leur disposition en MLT modifient leur perception. Les résultats de ces recherches montrent qu’un joueur suffisamment expérimenté peut rapidement mettre en œuvre un encodage global des patterns familiers et un encodage plus précis et analytique des patterns stratégiques (de Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Pomplun & Stampe, 2001). L’expert possède également un empan visuel plus grand et, est susceptible d’encoder en parallèle certaines relations échiquéennes (Charness, Reingold, Pomplun & Stampe, 2001 ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001 ; Reingold, Charness, Pomplun, & Stampe 2001). Les études récentes sur l’expertise ont donc prolongé l’axe de recherche amorcé par les travaux de de Groot (1946, 1965), puis par ceux de Chase et Simon (1973a, 1973b), en abordant l’expertise échiquéenne par l’étude de la perception et des connaissances des joueurs d’échecs. Dans cette lignée, les recherches expérimentales que nous avons conduites ont pour principal objectif d’étudier l’interaction entre les connaissances et les processus perceptifs des experts. La première série d’expériences présentées ici (expériences 1 et 2) a pour objectif d’étudier le décours temporel de l’exploration visuelle de positions de jeu mis en œuvre par des joueurs d’échecs de différents niveaux. Les résultats obtenus dans les études sur les mouvements oculaires de joueurs d’échecs, suggèrent que les joueurs les plus expérimentés encodent de manière non détaillée les patterns de pièces qu’ils considèrent comme “normaux” sur l’échiquier, et explorent en détail les patterns plus stratégiques. Les expériences 1 et 2 ont pour objectif de fournir des résultats empiriques pour étayer cette hypothèse. Il s’agit, de plus, d’étudier l’ordre d’exploration des différents patterns présents sur l’échiquier (patterns familiers et patterns “stratégiques”) selon le niveau d’expertise des joueurs d’échecs. Nous pourrons ainsi déterminer quel type de patterns guide l’exploration visuelle des experts. Considérés ensemble, les résultats des deux premières expériences permettront d’expliciter la proposition de Chase et Simon (1973a, 1973b) qui présente l’expertise comme un “avantage perceptif”. En accord avec les notions de “grands complexes” (de Groot, 1946, 1965), de “chunks” associés à des systèmes de production (Chase & Simon, 1973b) ou de “templates” (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1996a, 1996b), l’objectif de la seconde série d’expériences présentées ici (expériences 3 et 4), est de montrer que la reconnaissance de certains patterns permet aux joueurs suffisamment expérimentés d’accéder rapidement à des connaissances additionnelles sur les prochains coups à jouer. Plus précisément, il s’agit ici de souligner l’aspect anticipatoire de la perception experte en fournissant des résultats empiriques qui montrent que la reconnaissance d’un extrait d’une scène dynamique classique aux échecs permet aux joueurs suffisamment experts d’anticiper le prochain coup et de focaliser leur attention sur la zone de l’échiquier où ils pensent que ce coup va être joué. CHAPITRE III Recherches expérimentales « Je crois qu’il existe des manières très spécifiques de jouer efficacement contre une machine. Evidemment, nous n’avons aucune chance en technique pure, parce que l’ordinateur calcule de manière parfaite. Mais lorsque nous faisons appel à notre cerveau, en utilisant l’intuition et la compréhension, alors nous restons beaucoup plus forts. » Anatoly Karpov L’objectif principal de la partie expérimentale présentée ici est de souligner l’interaction entre les connaissances et les processus perceptifs des experts, et de montrer que cette interaction est le fondement d’une perception experte dynamique. Les recherches expérimentales sont organisées en deux séries d’expériences : l’objectif de la première série d’expériences est d’étudier le déroulement temporel de l’exploration visuelle de positions de jeu d’échecs de joueurs de différents niveaux. La seconde série d’expériences a pour objectif de souligner les aspects anticipatoires de la perception experte. Dans une première série d’expériences (expériences 1 et 2), nous étudions précisément l’encodage perceptif des différents patterns présents dans une position de jeu, en fonction du niveau d’expertise des joueurs d’échecs et de la plus ou moins grande valeur stratégique des patterns traités. En prenant en considération les données sur les mouvements oculaires (de Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Pomplun & Stampe, 2001), nous testons l’hypothèse selon laquelle l’encodage des patterns familiers est global, c’est-à-dire non détaillé, alors que les patterns plus directement liés à la stratégie de jeu immédiate, sont encodés de façon analytique. De plus, nous faisons l’hypothèse que, pour un expert, l’exploration d’une position de jeu débute par le traitement visuel des patterns familiers puis est rapidement suivie par une analyse précise des patterns stratégiques. Dans l’expérience 1, nous présentons aux participants une tâche de détection de changements dans laquelle est utilisée la technique du “flicker paradigm” (Hollingworth & Henderson, 2000). Les changements introduits portent, soit sur des patterns familiers, soit sur des patterns dont la valeur stratégique est jugée plus importante (de par leur position plus centrale sur l’échiquier et/ou plus proche du camp adverse). L’hypothèse testée dans cette expérience est que si les experts procèdent pendant les premières secondes à un encodage rapide et global à partir de quelques indices des patterns familiers, ils ne devraient détecter que très peu de changements lors des premières secondes. S’ils procèdent ensuite à un encodage analytique des patterns plus stratégiques, les experts devraient être plus sensibles aux changements effectués sur les patterns stratégiques que sur les patterns familiers. L’expérience 2 a pour objectif de préciser la nature de l’encodage effectué dans les premières secondes. Après une présentation, soit de une, soit de cinq secondes, de l’un des diagrammes utilisés dans l’expérience 1, les sujets avaient à porter un jugement de reconnaissance sur un certain nombre de patterns, soit anciens, constitutifs de ces diagrammes, soit nouveaux. Deux hypothèses alternatives ont été testées. Selon la première hypothèse, les experts se focaliseraient d’emblée sur les zones centrales de l’échiquier, ou sur des zones proches du camp adverse, qui ont une forte valeur stratégique. Selon la seconde hypothèse, dans la première seconde d’exploration, les patterns familiers seraient encodés, mais seulement de façon globale, cet encodage étant néanmoins suffisant pour l’évocation de patterns de pièces typiques en MLT, et donc à leur reconnaissance. Dans ce cas, après une seule seconde de présentation, les experts devraient être à même de reconnaître les patterns familiers présents dans les diagrammes explorés. Dans la condition où les diagrammes sont présentés pendant 5 secondes, on peut de toute façon s’attendre à ce que les experts focalisent leur attention sur les patterns les plus stratégiques, et, les ayant analysés précisément, ils devraient être à même de mieux les reconnaître et de mieux les différencier de nouveaux patterns. Mais par ailleurs, il est clair que l’encodage des patterns, familiers ou stratégiques, n’est pas la seule particularité de la perception experte. Une autre caractéristique de la perception experte est sa nature anticipatoire. De Groot (1946, 1965) avait déjà souligné la nature anticipatoire de la perception experte aux échecs. En analysant les verbalisations de joueurs experts, il a noté que les experts semblent activer automatiquement les mouvements impliqués par la scène observée. Cette activation automatique semble être enracinée dans la nature des connaissances expertes. Quand les experts voient une scène visuelle, ils activent les scènes qui pourraient suivre la scène actuelle. Dans le domaine qui nous intéresse ici, le jeu d’échecs, et bien que cette caractéristique fasse partie de la plupart des modèles (Chase & Simon, 1973b ; de Groot, 1946, 1965, 1978 ; Ericsson & Kintsch, 1995 ; Gobet & Simon, 1996b), elle n’a jamais été vraiment étayée expérimentalement. Dans une seconde série de recherches, nous tenterons de fournir des preuves empiriques relatives aux aspects dynamiques de la perception experte. Dans cette seconde série d’expériences (expériences 3 et 4), nous faisons l’hypothèse que l’encodage visuel mis en œuvre par des joueurs d’échecs experts inclut, à la fois, la reconnaissance de patterns familiers, et les relations sémantiques entre les éléments dans une position de jeu, i.e., les aspects dynamiques relatifs au déroulement probable du jeu. Ainsi, lorsqu’ils doivent étudier des extraits de scènes dynamiques (des positions d’ouvertures classiques), les joueurs experts devraient anticiper les coups attendus les plus probables (i.e., les étapes successives de la stratégie à employer pour la partie en cours). Pour tester cette hypothèse, nous avons élaboré dans l’expérience 3 une tâche de comparaison de diagrammes de jeu d’échecs. Des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise avaient à indiquer le plus rapidement possible si deux diagrammes étaient identiques ou différents. Les diagrammes utilisés sont des ouvertures classiques aux échecs. Ces diagrammes ne sont pas seulement associés à de simples séquences de coups, mais expriment des “idées”, des “thèmes” échiquéens (chaque ouverture est, en effet, associée à un plan qui permet d’organiser une attaque ou une configuration qui pourrait mettre l’adversaire dans une position plus faible). Considérées ainsi, les ouvertures sont des manœuvres orientées vers un but. Dans la présente étude, deux diagrammes successifs dans une ouverture sont considérés comme deux étapes d’une scène dynamique. Pour manipuler l’aspect dynamique inhérent à ces “étapes”, deux conditions de présentation ont été construites. Dans une condition, les diagrammes ont été présentés dans l’ordre normal du jeu, et dans l’autre, ils ont été présentés dans l’ordre inverse. De plus, deux types de paires ont été construits. Pour un type de paires, chaque position prototypique d’une ouverture a été associée à la position du coup standard le plus probable dans le déroulement de l’ouverture, et pour l’autre type de paires, chaque ouverture a été associée à la position d’un coup non-standard. Les processus d’anticipation devraient permettre aux joueurs experts d’activer automatiquement la scène suivante (Chase & Simon, 1973a, 1973b ; de Groot, 1946, 1965, 1978) et ainsi de focaliser leur attention sur la zone de l’échiquier où ils s’attendent à ce que le coup le plus probable se produise (de Groot & Gobet, 1996). Par conséquent, la condition où la partie est présentée dans un ordre normal, donc quand les positions prototypiques d’ouverture sont immédiatement suivies des coups attendus standard, devrait être la condition la plus favorable pour les experts. Ainsi, dans cette condition, nous nous attendons à ce que les joueurs experts aient des jugements de comparaisons meilleurs, ou au moins plus rapides, que les joueurs débutants. L’expérience 4 vise à fournir des indices supplémentaires quant à l’aspect anticipatoire des processus d’encodage visuel des experts en utilisant une tâche de reconnaissance à long terme. Dans cette tâche, des experts et des débutants aux échecs ont à étudier une série de diagrammes (première phase) puis à reconnaître les diagrammes étudiés parmi de nouveaux diagrammes (seconde phase). Certains des diagrammes nouveaux sont en fait des versions modifiées des diagrammes anciens. Ils correspondent aux mouvements standard les plus probables des positions prototypiques d’ouverture étudiées dans la première phase. Nous faisons l’hypothèse que, pour chaque position prototypique d’ouverture étudiée dans la première phase, les joueurs experts devraient anticiper un coup standard probable. Par conséquent, dans cette tâche de reconnaissance à long terme, nous faisons l’hypothèse que dans la seconde phase, les joueurs experts devraient faire plus de fausses reconnaissances sur les items nouveaux qui sont cohérents avec leurs anticipations que sur ceux qui ne le sont pas. Les deux séries d’expériences réalisées ont donc pour objectif de souligner l’interaction entre les connaissances et la perception experte. Il s’agit, d’une part (expériences 1 et 2) de montrer que les joueurs expérimentés, qui ont à leur disposition en MLT de très nombreux chunks et templates, mettent en œuvre un traitement visuel différencié selon la valeur stratégique des patterns : un traitement global, immédiat, des patterns familiers, suivi par un traitement analytique des patterns de plus forte valeur stratégique. Il s’agit, d’autre part, de montrer (expériences 3 et 4) que, dès l’encodage des positions de jeu, des caractéristiques anticipatoires, portant sur l’évolution probable du jeu, la stratégie à mettre en œuvre, font partie intégrante de la perception experte. PARTIE I L’exploration visuelle de diagrammes de jeu d’échecs par des experts et des novices Expérience 1 L’objectif de l’expérience 1 est, d’une part, de tester l’hypothèse selon laquelle, pendant l’exploration visuelle d’un diagramme réaliste de jeu d’échecs, les experts mettent en œuvre un encodage global, imprécis, de quelques indices des patterns familiers et un encodage plus analytique, plus détaillé, des éléments stratégiques (de Groot & Gobet, 1996). L’objectif est d’autre part de montrer que les experts se focalisent très rapidement sur les patterns les plus stratégiques. Pour tester ces hypothèses, la technique expérimentale du “flicker paradigm” (Hollingworth & Henderson, 2000) développée depuis quelques années pour l'étude de la cécité au changement (“change blindness”, Rensink, O’Regan, & Clark, 1997) a été utilisée (voir la figure 15 dans la partie procédure pour une illustration de ce paradigme). Cette technique a été appliquée ici à une tâche de comparaison de diagrammes réalistes de jeu d'échecs. La tâche des participants, des “novices” et des “experts” aux échecs, est de décider le plus rapidement et le plus correctement possible si deux diagrammes présentés successivement dans des cycles récurrents sont identiques ou non. Lorsque les diagrammes sont différents, le changement effectué, qui ne porte que sur une seule pièce, appartient, soit à un pattern familier, soit à un pattern plus stratégique. L’importance stratégique des patterns a été manipulée en modifiant leurs positions sur l’échiquier. Un pattern est considéré comme “familier” lorsqu’il occupe une position typique sur l’échiquier (e.g. des positions de départ, des chaînes de pions peu développées). Les patterns “familiers” ne jouent pas un rôle stratégique immédiat dans les positions de jeu présentées ici. Ce même pattern, à savoir la même configuration de pièces, est par contre considéré comme “stratégique” lorsque sa position est très avancée dans le camp adverse (de Groot & Gobet, 1996 ; Jongman, 1968), et qu’il intègre ainsi plus de relations stratégiques. Si, comme les résultats empiriques sur les mouvements oculaires des joueurs d’échecs (de Groot & Gobet, 1996 ; Jongman, 1968) le laissent supposer, les experts mettent en œuvre un encodage initial global à partir de quelques indices des patterns “familiers”, puis un encodage analytique des patterns plus “stratégiques”, on peut s’attendre à ce que les experts détectent mieux et plus vite les changements portant sur des patterns “stratégiques” que ceux portant sur des patterns “familiers”. En effet, les conditions de présentation des diagrammes à explorer, c’est-à-dire la succession rapide de positions qu’exige le “flicker paradigm”, et la discrétion des changements opérés (le changement ne porte que sur une seule pièce) devraient rendre inefficace un encodage non détaillé des patterns familiers. Pour ce qui est des novices, qui ne disposent que de peu de chunks en MLT, on peut s’attendre à ce qu’ils détectent moins bien les changements que les experts. On peut s’attendre aussi, et surtout, à ne pas observer de différences selon que les changements portent sur des patterns familiers ou stratégiques, cette distinction n’étant pas encore signifiante pour les novices. Méthode Participants Quarante participants ont collaboré à cette expérience (âge moyen : 25 ans, écart-type : 6 mois). Vingt participants étaient des joueurs de classe B (nombre moyen de points Elo : 1729, écart-type : 200 Elo), appelés ici “experts”, et 20 participants étaient des “novices” connaissant les règles de jeu et jouant en moyenne 5 fois par an. Il est à noter que si les joueurs de classe B ne sont pas de véritables experts (leur niveau de jeu est beaucoup plus faible que celui des grands maîtres, ou des maîtres), ils sont appelés ici “experts” en comparaison du niveau de jeu des “novices”. Matériel Phase de familiarisation : Le matériel de la phase de familiarisation inclut 6 couples de diagrammes, 4 couples différents et 2 couples identiques. Phase expérimentale : Le matériel de la phase expérimentale inclut 35 couples de diagrammes de jeu d’échecs, 7 couples identiques et 28 couples différents. 7 diagrammes de référence ont été utilisés pour construire tous les couples de diagrammes présentés dans cette expérience. Les diagrammes de référence sont toujours présentés en premier pour chaque couple. Les diagrammes de référence sont des positions de jeu réalistes, après que huit coups en moyenne ont été joués. Les couples identiques ont été réalisés en présentant 2 fois chaque diagramme de référence. Les couples différents ont été élaborés par le changement de l'identité, mais pas de la couleur, d'une seule pièce (e.g. un pion transformé en fou). La pièce modifiée appartient, selon la condition expérimentale, soit à un pattern familier, soit à un pattern plus stratégique (voir figure 14 pour un exemple). L’importance stratégique d’un pattern a été évaluée en fonction de sa position sur l'échiquier. Un pattern est considéré comme familier lorsqu’il occupe une position typique, familière, sur l'échiquier (e.g. une chaîne de pions proche de sa position d’origine, un ensemble de pièces de la même couleur souvent dans leur position d’origine non développée). Cette catégorie de patterns n’intègre que peu d’informations stratégiques pertinentes pour la partie en cours. Un pattern est considéré comme étant plus stratégique lorsqu'il occupe une position moins typique, proche d’une zone adverse (e.g. une chaîne de pions très avancée dans le camp adverse). Tous les diagrammes présentés intègrent des patterns familiers et stratégiques. Pour chacune des sept configurations de départ, la modification d’un pattern (familier ou stratégique) a été effectuée une fois sur les pièces noires et une fois sur les pièces blanches. Diagramme de référence Modification d'un chunk familier Modification d'un chunk “stratégique” Figure 14. Exemple de modifications effectuées sur un chunk familier et sur un chunk stratégique. Procédure L'expérience a été réalisée sur un ordinateur portable Macintosh PowerBook G3. La tâche des participants est de déterminer le plus rapidement et le plus efficacement possible si les paires de diagrammes présentées sont identiques ou non. Les deux diagrammes de chaque paire sont présentés successivement. Toutes les présentations sont cycliques. Avant chaque cycle, le message “Prêt ?” apparaît sur l'écran et les participants doivent appuyer sur une touche pour commencer. Début du cycle Point de fixation (1000 ms) 1er diagramme 1000 ms * Masque 100 ms 2e diagramme 1000 ms Masque 100 ms Retour au premier diagramme Réponse du sujet (T.R.) Fin du cycle Figure 15. Illustration du “flicker paradigm” adapté au jeu d’échecs. Un cycle se décompose de la façon suivante (voir figure 15). Un point de fixation apparaît au centre de l'écran pendant 1000 ms. Le premier diagramme “D” est alors présenté pendant 1000 ms, il est suivi d'un masque présenté pendant 100 ms. Puis, le second diagramme “Dm” est présenté pendant 1000 ms, il est également suivi d'un masque de 100 ms. Le premier diagramme est alors présenté une nouvelle fois sur l'écran, et ainsi de suite. Le cycle “D/masque/Dm/masque” s'achève lorsque les participants ont donné leur réponse en appuyant sur la touche “identique” à gauche du clavier, ou sur la touche “différent” à droite du clavier. Lorsque les participants estiment que les deux diagrammes sont différents, ils doivent alors désigner oralement la pièce qui, à leur avis, a été modifiée. Tous les participants ont réalisé préalablement une phase de familiarisation consistant en 6 essais, 4 essais avec des paires différentes et 2 avec des paires identiques. Les participants ont été informés que leurs temps de réponses ne seraient pas enregistrés pendant cette phase. Dans toutes les conditions, les paires de diagrammes sont présentées dans un ordre aléatoire, différent pour tous les participants. Résultats et Discussion Les comparaisons de paires identiques constituaient, dans cette étude, une condition contrôle. En moyennant les deux types de paires différentes (les paires où la différence porte sur un pattern familier et les paires où un pattern stratégique est modifié), une Anova a été réalisée sur le pourcentage de détections correctes et sur les latences des réponses correctes entre les comparaisons identiques et les comparaisons différentes. Les résultats ont montré un pourcentage de détections correctes significativement plus élevé pour les comparaisons identiques que pour les comparaisons différentes [F(1,38) = 182.76, MSe = 85.48, p < .01]. De plus, les résultats ont montré que les latences des détections correctes sont significativement plus longues pour les comparaisons identiques que pour les comparaisons différentes [F(1,38) = 30.28, MSe = 24.63, p < .01]. Les analyses statistiques suivantes n’ont été conduites que pour les comparaisons différentes. Le tableau 2 présente l’ensemble des résultats. Tableau 2. Pourcentages des détections correctes et latences des détections correctes (en sec.) pour les experts et les novices. Pourcentages des détections correctes Latences des détections correctes Comparaisons Comparaisons Comparaisons Comparaisons Comparaisons différentes Comparaisons différentes différentes différentes Patterns Patterns identiques Patterns Patterns identiques familiers stratégiques familiers stratégiques Experts 74.29% 95.71% 99.29% 8.63 sec. 5.74 sec. 14.35 sec. Novices 57.86% 57.85% 99.29% 8.80 sec. 7.96 sec. 13.33 sec. 1. Pourcentage de détections correctes La figure 16 présente les pourcentages de détections correctes selon le niveau d'expertise Pourcentages de détections correctes (experts vs. novices) et le type de patterns (familier vs. stratégique). Patterns familiers Patterns stratégiques 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Experts Novices Niveau d'expertise . Figure 16. Pourcentages de détections correctes des experts et des novices selon le type de pattern modifié (familier vs. stratégique). Les barres d’erreurs présentent les erreurs types. Les résultats montrent un effet significatif du niveau d'expertise [F(1,38) = 47.58, MSe = 80.09, p < .01] et du type de pattern [F(1,38) = 28.72, MSe = 80.09, p < .01]. Le pourcentage de détections correctes est significativement supérieur pour les experts (85%) que pour les novices (57.86%). Le pourcentage des détections correctes est significativement supérieur pour les patterns stratégiques (76.78%) que pour les patterns familiers (66.07%). Une interaction significative entre le type de patterns et le niveau d'expertise a été trouvée [F(1,38) = 28.72, MS e = 80.09, p < .01]. L’effet du type de patterns n’est significatif que pour les experts [F(1,19) = 86.51, MS e = 53.18, p < .01], pas pour les novices [F(1,19) < 1, MSe = 107]. Le pourcentage de détections correctes observé chez les experts pour les patterns familiers (74.29%) est significativement plus bas que celui observé pour les patterns stratégiques (95.71%). 2. Latences des détections correctes La figure 17 présente les latences des détections correctes. L'effet des latences extrêmes a été minimisé en établissant une coupe de deux écart-types en dessous et au-dessus Latences des détections correctes (en ms) de la moyenne pour chaque sujet. Les valeurs extrêmes ont été écartées des analyses. 10000 Patterns familiers Patterns stratégiques 9000 8000 7000 6000 5000 4000 3000 2000 1000 0 Experts Novices Niveau d'expertise . Figure 17. Latences des détections correctes des experts et des novices selon le type de pattern modifié (familier vs. stratégique). Les barres d’erreurs présentent les erreurs types. Les résultats montrent un effet significatif du type de patterns [F(1,38) = 45.19, MS e = 1.53, p < .01]. Les latences des détections correctes sont significativement plus longues pour les patterns familiers (8.71 sec.) que pour les patterns stratégiques (6.85 sec.). L'effet du niveau d'expertise n'est pas significatif [F(1,38) = 2.31, MSe = 1.53, p > .05], mais il existe une interaction significative entre le type de patterns et le niveau d'expertise [F(1,38) = 13.69, MSe = 1.53, p < .01]. La différence entre les latences correctes des patterns familiers et celles des patterns stratégiques est significative pour les experts [F(1,19) = 65.51, MS e = 1.27, p < .01], et pas pour les novices [F(1,19) = 3.90, MSe = 1.79, p > .05]. Pour les experts, les latences des détections correctes sont plus longues pour les patterns familiers (8.63 sec.) que pour les patterns stratégiques (5.74 sec.). 3. Répartition temporelle des détections correctes Le test non paramétrique de Kolmogorov-Smirnov a été réalisé sur la répartition temporelle des détections correctes selon le type de pattern (familier vs. stratégique) pour les experts et les novices. La figure 18 présente la répartition temporelle des pourcentages de détections observées au fur et à mesure de l’exploration, selon que les changements portent sur des patterns familiers ou stratégiques. Les résultats indiquent une différence significative des distributions des détections correctes des patterns familiers et des patterns stratégiques pour les experts [D = . 364 ; p < .01]. Une analyse, seconde par seconde, de ces distributions des détections correctes des patterns stratégiques et des patterns familiers par les experts (figure 18a), montre que la détection correcte des patterns stratégiques est significativement plus élevée que celle des patterns familiers à 3 secondes [D = .500 ; p < .05] et à 4 secondes [D = .450 ; p < .05]. Ce pattern de résultats s’inverse à 9 secondes où la distribution des détections correctes est marginalement plus grande pour les patterns familiers que pour les patterns stratégiques [D = .40 ; p = .08]. Pour les novices (figure 18b), la répartition temporelle des détections correctes relative aux patterns familiers est très similaire à celle relative aux patterns stratégiques [D = .111 ; p > .05]. La plupart des détections correctes ont lieu entre 4 et 10 secondes. Il est en outre intéressant de remarquer que l’on n’observe pas de détections correctes durant les deux premières secondes, ni pour les experts, ni pour les novices, qu’il s’agisse des patterns familiers ou stratégiques. Détections correctes (en %) 28 Patterns familiers Patterns stratégiques 24 20 16 12 8 4 0 1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 Temps (en sec.) . Figure 18a. Détections correctes (en %) des experts en fonction du temps (en sec.). Détections correctes (en%) 28 Patterns familiers Patterns stratégiques 24 20 16 12 8 4 0 1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 Temps (en sec.) Figure 18b. Détections correctes (en %) des novices en fonction du temps (en sec.). Figure 18. Répartition temporelle des détections correctes (en pourcentages) des experts (en haut) et des novices (en bas) en fonction du temps (en sec.). En résumé, les résultats de cette première expérience font apparaître trois faits marquants : 1. Globalement, les experts détectent mieux et plus rapidement les différences que les novices, où qu’interviennent les changements (dans des patterns familiers ou stratégiques). Ce premier résultat est concordant avec les résultats classiques montrant un avantage perceptif des experts sur les novices. Cet avantage peut être expliqué par l’utilisation par les experts de très nombreux chunks qui permettent d’optimiser l’efficacité de l’exploration visuelle (Chase & Simon, 1973b ; Ericsson & Staszewski, 1989 ; Gobet & Simon, 1996b ; Holding & Reynolds, 1982 ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001). 2. Les experts, mais non les novices, présentent des performances très différenciées selon que les changements portent sur des patterns familiers, ou stratégiques : le pourcentage de détection des changements est plus important pour les patterns stratégiques que pour les patterns familiers, et les détections correctes sont plus rapides pour les patterns stratégiques que pour les patterns familiers. La plupart des détections correctes des patterns stratégiques ont lieu entre 2 et 4 secondes. 3. Durant les deux premières secondes, on n’observe pratiquement pas de détections correctes, ni pour les experts, ni pour les novices, où que soit introduit le changement, dans des patterns familiers ou stratégiques. Ces résultats montrent que la valeur stratégique des patterns joue un rôle prépondérant dans les processus d’exploration développés par les experts. Ces résultats sont compatibles avec l’hypothèse selon laquelle les experts focaliseraient très rapidement leur attention sur les patterns les plus pertinents d’un point de vue stratégique. Ces résultats ne sont cependant pas incompatibles avec l’hypothèse d’un encodage initial global et imprécis des patterns familiers (durant les deux premières secondes d’exploration) ne permettant pas un repérage exact des changements intervenant à ce niveau. Le fait que, dans les secondes suivantes, de très nombreuses détections correctes surviennent lorsque ce sont des patterns stratégiques qui sont modifiés est également compatible avec l’hypothèse d’un encodage plus analytique de ces patterns, permettant de saisir précisément où se situe la différence. Il reste cependant que cette première expérience ne permet pas de trancher entre les deux hypothèses alternatives que nous avions formulées : l’attention des experts est-elle immédiatement focalisée sur les zones de l’échiquier les plus stratégiques, ou les processus d’exploration débutent-ils tout de même par une exploration globale, non détaillée, des zones familières ? L’objectif de l’expérience 2 est de préciser comment sont encodées les configurations de jeu, durant la première seconde d’exploration, puis dans les secondes suivantes. Expérience 2 L’objectif de cette expérience est de préciser comment les diagrammes échiquéens sont encodés par les experts, pendant les toutes premières secondes de l’exploration visuelle. Deux hypothèses alternatives sont testées. Selon la première hypothèse, on suppose que, lors de l’exploration visuelle d’une configuration de jeu, les experts concentrent d’emblée leur attention sur les patterns les plus stratégiques. Selon la deuxième hypothèse, les experts procèderaient initialement à un encodage global des patterns familiers à partir de quelques indices, avant d’encoder ultérieurement de façon analytique les patterns plus stratégiques. Pour tester ces hypothèses, un test de reconnaissance a été élaboré. Des diagrammes de jeu sont présentés successivement. Après la présentation de chacun des diagrammes, 4 petites configurations (de 2 pièces) sont présentées tour à tour et la tâche des participants consiste à déterminer si chacune des configurations était présente ou non dans le diagramme présenté précédemment. Certaines de ces petites configurations sont issues du diagramme présenté, et ont trait, soit à des patterns familiers, soit à des patterns stratégiques. D’autres configurations sont nouvelles, les patterns présentés (familiers ou stratégiques) relevant alors d’autres diagrammes. Pour accéder au déroulement de l’exploration visuelle mise en oeuvre par les experts et les novices, deux conditions de présentation des diagrammes ont été définies. La durée de présentation des diagrammes était, soit d’1 seconde, soit de 5 secondes. Selon la première hypothèse testée, à savoir que, dès les premières secondes de leur exploration visuelle, les experts se focalisent directement sur les patterns stratégiques, les reconnaissances correctes (Hits) devraient être plus élevées pour les patterns stratégiques que pour les patterns familiers, que ce soit après une présentation d’1 ou de 5 secondes. De plus, si l’encodage des patterns stratégiques est analytique, on devrait observer peu de fausses reconnaissances (seul le nombre de reconnaissances correctes devrait augmenter entre la condition “1 seconde” et “5 secondes”). Selon la deuxième hypothèse testée, à savoir que l’exploration visuelle des experts débute par un encodage global des patterns familiers, on peut au contraire s’attendre à ce que, dans la condition “1 seconde”, le nombre de reconnaissances correctes soit plus élevé pour les patterns familiers que pour les patterns stratégiques. Dans la condition “5 secondes de présentation”, on ne devrait plus observer de différences entre les deux types de patterns, l’ensemble des patterns ayant pu être encodés. En ce qui concerne les novices, les résultats ne devraient pas montrer de différence entre les pourcentages de reconnaissances correctes des patterns familiers et des patterns stratégiques, les novices n’étant pas encore à même de prendre en compte cette distinction au niveau des processus d’exploration qu’ils mettent en oeuvre. Avec l’augmentation du temps de présentation des diagrammes, de 1 à 5 secondes, les reconnaissances correctes devraient simplement augmenter, le nombre d’éléments encodés devenant plus important. Méthode Participants Soixante participants ont collaboré à cette expérience (âge moyen : 24 ans et 6 mois, écart-type : 6 ans). Trente participants étaient des joueurs de classe B (nombre moyen de points Elo : 1766, écart-type : 158 Elo), appelés ici “experts”, et 30 participants étaient des “novices” connaissant les règles du jeu et jouant en moyenne 5 fois par an. Matériel Phase de familiarisation : Le matériel de la phase de familiarisation inclut 1 diagramme de jeu d’échecs et 4 configurations de pièces, dont deux appartiennent à ce diagramme. Phase expérimentale : Le matériel de la phase expérimentale inclut 6 diagrammes de jeu d’échecs et 4 configurations de pièces pour chaque diagramme (voir figure 19 pour un exemple). Parmi les 4 configurations de pièces, 2 configurations étaient présentes dans le diagramme et 2 configurations sont issues d’autres diagrammes de jeu. Les 6 diagrammes présentés dans la phase expérimentale sont 6 des 7 diagrammes utilisés dans l’expérience 1 (le 7e diagramme est présenté dans la phase de familiarisation). Toutes les configurations de pièces présentées dans l’expérience 2 sont les patterns familiers et les patterns stratégiques des 6 diagrammes de l’expérience 1. Diagramme présenté 1 ou 5 secondes Chunk perceptif “ancien” Chunk stratégique “ancien” Chunk perceptif “nouveau” Chunk stratégique “nouveau” Figure 19. Exemple d’un diagramme et de quatre configurations présentées dans la phase expérimentale. Procédure Les experts et les novices sont répartis en quatre groupes ; un groupe de 15 experts (nombre moyen de points : 1766 Elo, écart-type : 193 Elo) et un groupe de 15 novices dans la condition expérimentale d’1 seconde de présentation, et un groupe de 15 experts (nombre moyen de points : 1766 Elo, écart-type : 121 Elo) et de 15 novices dans la condition de 5 secondes de présentation. L'expérience a été réalisée sur un ordinateur portable Macintosh PowerBook G3. La tâche proposée aux participants est une tâche de reconnaissance. Il est présenté successivement aux participants, des diagrammes réalistes de jeu qu’ils doivent mémoriser au mieux. Le temps de présentation des diagrammes est d’1 ou de 5 secondes selon la condition expérimentale. Chaque diagramme à mémoriser est suivi de 4 configurations, présentées successivement. Deux de ces 4 configurations sont extraites du diagramme à mémoriser. Nous dénommons ces configurations “items anciens”. Les deux autres configurations sont extraites d’un autre diagramme utilisé dans l’expérience, nous les dénommons ici “items nouveaux”. Deux des quatre configurations sont des patterns familiers, les deux autres sont des patterns stratégiques. Les quatre configurations présentées pour la tâche de reconnaissance sont donc un pattern familier ancien, un pattern familier nouveau, un pattern stratégique ancien et un pattern stratégique nouveau. Notons ici, que les deux “items nouveaux” (un pattern familier et un pattern stratégique) relatifs à un diagramme présenté aux participants appartiennent à un diagramme qui sera présenté dans un autre essai. Ce contrôle permet de s’assurer que, dans cette expérience, les patterns anciens et nouveaux ont un degré de familiarité et un niveau de stratégie équivalents pour tous les diagrammes présentés. La tâche des participants était de déterminer le plus rapidement et le plus précisément possible la présence de chacune des 4 configurations dans le diagramme présenté. Ils devaient également évaluer la certitude de leur réponse en répondant par oui ou par non à la question “Etes-vous sûr de votre réponse ?”. Après cette question, un nouveau diagramme à mémoriser était présenté. Six diagrammes ont été présentés successivement et aléatoirement à l’ensemble des participants. Résultats et Discussion Une analyse en termes de la Théorie de la Détection du Signal (TDS) a été réalisée. Le tableau 3 présente l’ensemble des hits et des fausses alarmes. Tableau 3. Pourcentages de hits et de fausses alarmes selon le niveau d’expertise (experts vs. novices), le temps de présentation (1 vs. 5 secondes) et le type de patterns (familiers vs. stratégiques). 1 seconde Experts Novices 5 secondes Familiers Stratégiques Familiers Stratégiques Hits 92 32 66 77 Fausses alarmes 68 23 46 28 Hits 57 46 64 41 Fausses alarmes 45 24 40 24 Le tableau 4 présente les valeurs moyennes de d’ (mesure de discrimination) et de c (critère de décision) pour les experts et les novices selon le type d’items (Familier vs. Stratégique) et la condition de présentation (1 vs. 5 sec.) (voir figure 20 pour les courbes ROC correspondantes). Tableau 4. d’ et c moyens pour les experts et les novices selon le type d’items (Familier vs. Stratégique) et la condition de présentation (1 vs. 5 sec.). Experts Novices 1 sec. 5 sec. 1 sec. 5 sec. d’ c d’ c d’ c d’ c Familier 1.40 -1.18 .56 -.15 .43 -.02 .76 -.09 Stratégique .32 .86 1.69 -.09 .99 .51 .71 .62 1 1 0,8 0,8 0,6 0,6 0,4 ° patterns familiers l patterns stratégiques 0,4 0,2 0,2 0 0 0 0,2 0,4 0,6 0,8 0 1 0,2 0,4 0,6 0,8 1 Experts dans la condition 5 sec. Familiers : SSE = 0.00074 Stratégiques : SSE = 0.0020 Experts dans la condition 1 sec. Familiers : SSE = 0.0025 Stratégiques : SSE = 0.0025 1 1 0,8 ° patterns familiers l patterns stratégiques 0,6 0,8 0,6 0,4 0,4 0,2 0,2 0 0 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1 Novices dans la condition 1 sec. Familiers :SSE = 0.0045 Stratégiques : SSE = 0.0063 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1 Novices dans la condition 5 sec. Familiers :SSE = 0.0028 Stratégiques : SSE = 0.0020 Figure 20. Courbes ROC (Receiver Operating Characteristics) selon le niveau d’expertise (experts vs novices), la condition de présentation (1 vs 5 sec.), et le type de patterns (familiers vs stratégiques). 1. Experts Les résultats font apparaître que les experts, en 1 seconde, reconnaissent mieux les patterns familiers (d’ = .82) que les patterns stratégiques (d’ = .32). La tendance inverse est observée quand le temps de présentation est de 5 secondes (pour les patterns familiers, d’ = .65, pour les patterns stratégiques, d’ = 1.25). De plus, dans la condition 1 seconde de présentation, le critère de décision des experts, en ce qui concerne les patterns familiers, est très lâche (c = -0.75), ce qui peut traduire le sentiment de familiarité des experts vis-à-vis des configurations présentées : les experts auraient tendance à penser qu’ils ont déjà vu certains patterns, pour peu que ces patterns aient une plausibilité élevée. 2. Novices Les résultats relatifs aux novices sont très différents. Globalement, les novices discriminent moins bien que les experts les items anciens des items nouveaux. En 1 seconde, ce sont les changements sur les patterns stratégiques qui ont tendance à être mieux discriminés que les changements sur les patterns familiers. En 5 secondes, la tendance inverse est observée : ce sont les changements sur les patterns familiers qui sont les mieux discriminés. En résumé L’ensemble de ces résultats est compatible avec la deuxième hypothèse que nous avons faite : l’exploration des experts débuterait par un encodage global et non détaillé des patterns familiers, suivi par un encodage analytique, précis, des patterns plus stratégiques. En effet, après la présentation pendant 1 seconde d’un diagramme de jeu, les experts reconnaissent les patterns familiers présentés mieux que les patterns familiers non présentés, mais font aussi beaucoup de fausses reconnaissances. Cela étaye l’hypothèse d’un encodage initialement global et peu précis des patterns familiers et/ou d’un biais de réponse “oui” pour des patterns pourtant nouveaux mais fréquents dans des positions de jeu d’échecs. La perception de quelques indices (quelques pièces, à certaines localisations…) suffirait pour les experts à activer en MLT des chunks perceptifs. Ce premier mode d’exploration des diagrammes aurait en fait pour fonction de juger de la “normalité” des patterns familiers. Par contre, la reconnaissance des patterns stratégiques durant la première seconde d’exploration est faible. Ceci va dans le sens de l’hypothèse qu’en une seconde les experts sont essentiellement focalisés sur les patterns familiers. Quand les diagrammes sont présentés pendant 5 secondes, ce sont, au contraire, les patterns stratégiques qui sont les mieux reconnus. Ce résultat est concordant avec l’hypothèse selon laquelle l’exploration porte essentiellement sur les patterns stratégiques, lesquels sont explorés de façon analytique précise. En ce qui concerne les novices, comme nous en avions fait l’hypothèse, on observe peu de différences selon que les patterns présentés sont familiers ou stratégiques. On note seulement une augmentation des reconnaissances correctes pour les patterns familiers lorsque la durée de présentation augmente. Discussion générale des expériences 1 et 2 Considérés ensemble, les résultats des expériences 1 et 2 permettent de préciser l’exploration des diagrammes de jeu d’échecs qui est faite par des experts et des novices. Ils montrent que la nature de l’encodage perceptif mis en œuvre par les joueurs d’échecs dépend de la position du pattern traité sur l’échiquier, et permettent de décrire le décours temporel de l’exploration, i.e. les patterns, “familiers” et “stratégiques”, qui sont explorés successivement. Ils permettent également de mettre en évidence les processus d’encodage, global ou analytique, qui sont mis en œuvre, et de préciser certaines caractéristiques de la perception experte. Les résultats de la première expérience, qui utilise la technique du “flicker paradigm”, montrent qu’entre 2 et 4 secondes, ce sont les changements opérés dans les patterns “stratégiques” qui sont les plus rapidement détectés. Ce n’est qu’ultérieurement que des changements intervenant dans des patterns “familiers” sont repérés par les experts. Aucun changement n’est détecté dans les deux premières secondes. Les résultats de la deuxième expérience, qui utilise une tâche de reconnaissance, permettent de préciser les processus d’exploration développés par les experts dans les toutes premières secondes. Après une seule seconde de présentation d’un diagramme de jeu, les experts reconnaissent bien les patterns familiers, mais font aussi beaucoup de fausses reconnaissances à propos de patterns familiers qui ne leur ont pas été présentés lors de l’expérience, mais qu’ils ont très fréquemment rencontrés préalablement. En revanche, après une seule seconde de présentation, les experts reconnaissent peu les patterns stratégiques. Après 5 secondes de présentation, la tendance est inversée : les patterns stratégiques sont mieux reconnus, et plus vite, que les patterns familiers. Cet ensemble de résultats va dans le sens de la seconde hypothèse que nous avions avancée : une exploration initiale rapide, globale, non détaillée des patterns familiers, puis une focalisation sur les patterns stratégiques qui seraient encodés de façon analytique, précise. Ainsi les résultats montrent que, dans les toutes premières secondes de l’exploration d’un diagramme de jeu, les experts semblent encoder de façon globale les patterns familiers. Quelques indices relatifs au diagramme présenté leur suffiraient à identifier ces patterns familiers, en activant en mémoire à long terme les chunks perceptifs correspondants. Cet encodage global, nécessitant peu de prise d’information, s’opèrerait sur une durée très courte (d’1 à 2 secondes) et permettrait très rapidement à l’expert de focaliser son attention sur les patterns dotés d’une plus forte valeur stratégique. Ces patterns stratégiques seraient alors encodés de façon analytique. Les profils de réponse observés chez les novices sont très différents. Les résultats de l’expérience 1 montrent que la détection des changements intervient plus tard chez les novices que chez les experts (la plupart des détections surviennent entre 4 et 11 secondes). De plus, tout se passe comme si les novices exploraient de façon erratique les différentes zones du diagramme présenté (zones centrales ou zones plus périphériques), en se limitant à encoder quelques pièces. Les résultats de l’expérience 2 montrent que si le temps de présentation d’un diagramme de jeu est suffisamment long (5 secondes), le nombre de reconnaissances correctes augmente et ce quel que soit le type de patterns traités. Le nombre relativement faible de fausses alarmes va dans le sens d’un mode d’encodage analytique des patterns, qu’ils soient familiers ou stratégiques. Les résultats obtenus permettent d’expliciter la proposition déjà émise par de Groot (1965, p.306) : “The difference in achievement between master and non-master rests primarily on the fact that the master, basing himself on an enormous experience, can start his operational thinking at a much more advanced stage […].” En effet, l’ensemble des données recueillies dans les deux expériences présentées ici conduit à proposer une description générale de l’exploration visuelle experte. L’exploration d’une scène visuelle, spécifique à un domaine d’expertise donné, débuterait pour les experts, par un encodage global, non exhaustif, de l’ensemble de la scène à analyser. Les experts reconnaîtraient “en un coup d’œil” (Chase & Simon, 1973b) des éléments familiers, fréquents, et activeraient très rapidement en MLT les structures de connaissances perceptives correspondantes à ces patterns, c’est-à-dire des chunks perceptifs. La combinaison des chunks perceptifs entre eux permettrait de fournir de plus en plus d’informations quant à la “normalité” de la scène traitée, et cernerait les éléments plus informatifs. Cette répartition des ressources attentionnelles, résumée par l’heuristique générale “Ne pas perdre de temps avec ce qui est normal” (de Groot & Gobet, 1996), semble être une caractéristique fondamentale de la perception experte et illustre l’hypothèse de “l’avantage perceptif” des experts sur les novices, proposée par Chase et Simon (1973b). La reconnaissance automatique et immédiate d’éléments familiers permettrait également aux experts de réduire considérablement l’espace de recherche, c’est-à-dire les coups de base qu’ils doivent explorer (de Groot, 1965, 1978 ; Chase & Simon, 1973b ; Gobet & Simon, 1996b ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001). En effet, quand un expert reconnaît plusieurs patterns familiers dans une position de jeu, les chunks perceptifs correspondants en MLT peuvent, dans certains cas, se combiner en une structure de connaissance plus large et plus dynamique (Ericsson & Kintsch, 1995 ; Gobet & Simon, 1996b). C’est le cas lorsque la position dans son entier est reconnue par un expert comme faisant partie d’une scène dynamique qu’il a déjà en MLT (e.g., une position extraite d’une ouverture classique aux échecs). Ce dernier dispose alors d’informations sur la stratégie de jeu à employer, sur les séquences de coups à jouer, etc. Ces informations additionnelles en MLT permettraient donc à un joueur suffisamment expérimenté d’anticiper les coups à jouer (Gobet & Simon, 1996b). C’est la nature anticipatoire de la perception experte qui est étudiée dans la seconde série d’expériences. PARTIE II Perception anticipatoire des experts aux échecs Expérience 3 L’objectif de cette seconde série d’expériences (expériences 3 & 4) est de tester l’hypothèse selon laquelle les connaissances expertes sont organisées autour de la dynamique de jeu et de montrer ainsi la nature anticipatoire de la perception experte. Les aspects dynamiques ont été intégrés en utilisant des ouvertures classiques aux échecs comme items (une ouverture était considérée ici comme une scène dynamique), et la dynamique du jeu a été manipulée en présentant deux conditions d’ordre de présentation, un ordre chronologique normal, et un ordre inverse. Dans l’expérience 3, la tâche des sujets est de comparer le plus rapidement et le plus précisément possible des paires de diagrammes (“différents” ou “identiques”) montrant des positions de jeu d’échecs. Deux types de paires “différentes” ont été élaborées. Dans un cas, chaque ouverture a été associée à un coup standard dans le déroulement de la partie ; ce type de paire a été appelé paire “coup standard”. Dans l’autre cas, chaque ouverture a été associée à un coup non-standard (i.e., un coup qui ne devrait pas être joué à cette étape de l’ouverture). Ce type de paire a été appelé paire “coup non-standard”. Pour les deux types de paires, les diagrammes à comparer ont été présentés dans l’ordre normal de présentation dans l’une des conditions, et dans l’ordre inverse pour l’autre condition. Si l’encodage visuel de joueurs d’échecs suffisamment expérimentés est relié à la dynamique de jeu, alors en étudiant une position de jeu d’échecs classique (i.e., une position prototypique d’une ouverture), les joueurs “experts” devraient rapidement anticiper un coup standard suivant la position prototypique de l’ouverture. Ce processus d’anticipation devrait permettre aux joueurs experts de focaliser leur attention sur la zone de l’échiquier où ils s’attendent à ce que le coup standard soit joué. Par conséquent, en ce qui concerne les paires différentes, nous prédisons que les jugements de comparaison des joueurs experts seront meilleurs, ou au moins plus rapides, quand les diagrammes sont présentés dans l’ordre normal que dans l’ordre inverse, mais seulement pour les paires “coup standard” (lesquelles reflètent le déroulement normal d’une ouverture). Il ne devrait pas y avoir d’effet d’ordre de présentation pour les joueurs “débutants”, qui n’ont pas de connaissances facilitant l’anticipation dynamique. Les paires “coup non-standard” ont servi de condition contrôle pour montrer que l’ordre de présentation n’a pas d’effet quand deux diagrammes successifs ne reproduisent pas la dynamique de jeu. En ce qui concerne les paires identiques, nous prédisons, à la fois des pourcentages de réponses correctes plus élevés, et des latences de réponses plus courtes pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants, puisque l’encodage visuel des experts est plus efficace que celui des débutants (Chase & Simon, 1973a ; de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Pomplun, & Stampe, 2001). Méthode Participants Quarante sujets ont participé à cette expérience (âge moyen : 28 ans 6 mois, écarttype : 6 ans 8 mois). Vingt étaient des joueurs de Classe C apprenant les échecs (âge moyen : 27 ans 4 mois ; écart-type : 4 ans 8 mois classement moyen : 1528 Elo, écart-type 69.3 Elo), appelés ici “débutants”, et vingt étaient des joueurs plus expérimentés, de Classe A (âge moyen : 30 ans 4 mois, écart-type : 7 ans 2 mois ; classement moyen :1903.5 Elo, écart-type 78.4 Elo), appelés ici “experts”. Tous les sujets jouaient régulièrement en club. Il est à noter ici que, comme pour les expériences 1 et 2, les joueurs de classe A, qui sont de bon amateurs au jeu d’échecs, sont appelés ici “experts” en comparaison du niveau de jeu des “débutants”. Matériel Tous les diagrammes utilisés sont prototypiques d’ouvertures. Ils ont été extraits d’un ouvrage écrit par J.N. Walker (1975) et édité par la Fédération Française des Echecs. Cet ouvrage, fréquemment utilisé dans les clubs d’échecs français, décrit et commente les ouvertures nécessaires au bon apprentissage du jeu d’échecs. Notons qu’un questionnaire post-expérimental a montré que les débutants et les experts ont reconnu toutes les ouvertures utilisées ici, mais seuls les experts prétendent les utiliser régulièrement lorsqu’ils jouent. Les 13 ouvertures sélectionnées sont des positions après une moyenne de 10 coups. Phase de familiarisation Le matériel de la phase de familiarisation a été construit à partir d’une ouverture nommée la défense Nimzo-indienne. Cette ouverture ne sera pas réutilisée dans la phase expérimentale. Phase expérimentale Quarante-huit paires d’items (24 paires d’items expérimentaux et 24 paires d’items distracteurs) ont été élaborées à partir de 12 diagrammes prototypiques d’ouvertures classiques aux échecs. Les 24 paires expérimentales consistent en 12 paires différentes et 12 paires identiques. Pour les 12 paires différentes, chaque ouverture est associée, soit avec un diagramme de l’une des positions standard suivantes dans la partie (paires “coup standard”), soit avec un diagramme présentant un coup non standard (paires “coup non-standard”). Dans les deux conditions, la seule pièce déplacée est un pion, et elle n’est déplacée que d’une seule case. Le pion déplacé était un pion blanc dans la moitié des cas et un pion noir dans l’autre moitié des cas. Les 12 paires identiques (le même diagramme présenté deux fois) ont été constituées des deux diagrammes modifiés issus de chacune des 6 ouvertures. Les 24 paires “distractives” sont également divisées en 12 paires différentes et 12 paires identiques. Pour les paires différentes, ce n’est pas un pion qui est déplacé mais une tour, un cavalier, ou un fou. Les paires distractives identiques ont été élaborées de la même manière que les paires expérimentales identiques. La figure 21 présente une illustration de l’organisation du matériel. 48 items expérimentaux 24 paires d’items expérimentaux 12 paires différentes ( déplacement d’un pion) 12 paires identiques 24 paires d’items distracteurs 12 paires différentes ( déplacement d’une tour, d’un cavalier ou d’un fou) 12 paires identiques Figure 21. Organisation du matériel. Procédure L’expérience s’est déroulée sur un ordinateur portable Macintosh PowerBook G3. La tâche des sujets consistait à comparer le plus vite et le plus exactement possible des paires de diagrammes de jeu d’échecs. Les deux diagrammes de chaque paire étaient présentés de manière successive. Le premier diagramme, précédé du message “Premier diagramme”, était présenté pendant cinq secondes. Puis, le message “Second diagramme” apparaissait et un bip sonore annoncait la présentation du second diagramme. Les sujets devaient alors décider, en appuyant sur l’un des deux boutons, si ce deuxième diagramme était différent ou identique au premier diagramme présenté. Le second diagramme disparaissait lorsque les sujets avaient donné leur réponse. Tous les sujets passaient une phase de familiarisation comprenant huit essais, quatre avec des paires différentes et quatre avec des paires identiques. Les sujets étaient avertis que leurs temps de réponse n’étaient pas enregistrés pendant cette phase. Les 40 sujets ont été répartis en quatre groupes expérimentaux définis selon le niveau d’expertise et l’ordre de présentation des diagrammes. La moitié des sujets était des experts (Groupe 1, moyenne 1907 points Elo, écart-type : 85.8 points ; Groupe 2, moyenne 1900 points Elo, écart-type : 74.4 points) et l’autre moitié était des débutants (Groupe 3, moyenne 1534 points Elo, écart-type : 64.2 points ; Groupe 4, moyenne 1522 points Elo, écart-type : 77 points). Les groupes 1 et 3 ont été affectés à la condition “ordre normal”, et les groupes 2 et 4 à la condition “ordre inverse”. Dans la condition “ordre normal”, le premier diagramme présenté était une ouverture et le second était soit un coup standard, soit un coup nonstandard. Dans la condition “ordre inverse”, les diagrammes étaient présentés dans l’ordre inverse (voir figure 22 pour une illustration). Dans toutes les conditions, les paires de diagrammes ont été présentées dans un ordre aléatoire différent pour toutes les conditions et tous les sujets. Ouverture Caro-Kann Ordre Normal Ordre Inverse Coup standard Ouverture Caro-Kann Ordre Normal Ordre Inverse Coup non-standard Figure 22. Paires “coup standard” et “coup non-standard”. Résultats et Discussion (le tableau 5 présente l’ensemble des résultats) Tableau 5. Latences (en sec.) des réponses correctes et pourcentages des réponses correctes. Paires “coup standard” Paires différentes Paires “coup non-standard” Paires identiques Ordre normal Ordre inverse 1.35 sec. 2.84 sec. 2.85 sec. 93.3% 85% 2.23 sec. 70% Paires différentes Paires identiques Ordre normal Ordre inverse 3.15 sec. 2.12 sec. 2.51 sec. 2.97 sec. 2.95 sec. 90% 83.2% 98.3% 76.7% 86.6% 94.9% 2.42 sec. 4.19 sec. 3.62 sec. 1.69 sec. 1.90 sec. 3.30 sec. 3.68 sec. 78.4% 88.3% 88.1% 78.3% 84.9% 80.1% 76.6% Experts Débutants 1. Paires identiques vs. paires différentes Deux Anovas ont été conduites sur les pourcentages des réponses correctes et sur les latences des réponses correctes avec comme facteur intra-sujets le type de comparaisons (paires identiques vs. paires différentes), et comme facteur inter-sujets le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants). Le tableau 6 présente les pourcentages et les latences des réponses correctes moyens pour les joueurs experts et débutants selon le type de comparaisons. Tableau 6. Pourcentages et latences moyens des réponses correctes (en sec.) pour les joueurs experts et débutants selon le type de comparaisons (paires identiques vs. paires différentes). Paires identiques Paires différentes Joueurs 88.67% 88.3 % experts 2.98 sec. 2.20 sec. Joueurs 83.27% 77.9 % débutants 3.70 sec. 2.06 sec. Pourcentages de réponses correctes Les résultats indiquent un effet significatif du niveau d’expertise [F(1,38) = 8.40 ; MSe = 148.564 ; p < .01]. Les pourcentages de réponses correctes sont significativement plus élevés pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants (88.49%, écart-type = 11.97 vs. 80.59%, écart-type = 10.87). L’effet du type de comparaison n’est pas significatif [F(1,38) = 1.75 ; MS e = 94.22 ; p > .1]. Les résultats n’indiquent pas d’interaction significative entre le niveau d’expertise et le type de comparaisons [F(1,38) = 1.32 ; MSe = 94.22 ; p > .1]. Latences des réponses correctes L’effet des latences extrêmes a été minimisé en appliquant une coupe de deux écarttypes au-dessous et au-dessus de la moyenne pour chaque sujet. Les latences extrêmes ont été écartées des analyses statistiques. Les résultats indiquent un effet significatif du niveau d’expertise [F(1,38) = 4.79 ; MSe = .347 ; p < .05]. Les latences des réponses correctes sont significativement plus courtes pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants (2.59 sec., écart-type = 0.71 vs. 2.88 sec., écart-type = 0.51). Un effet significatif du type de comparaison a été trouvé [F(1,38) = 125 ; MSe = .234 ; p < .01]. Les latences des paires identiques sont significativement plus longues que celles des paires différentes (3.34 sec., écart-type = 0.58 vs. 2.13 sec., écart-type = 0.52). L’interaction entre le type de comparaisons et le niveau d’expertise est significative [F(1,38) = 15.82 ; MSe = .234 ; p < .01]. Les latences pour les paires identiques sont significativement plus longues que les latences pour les paires différentes pour les joueurs experts [F(1,19) = 35.32, MSe = .343, p < .01] (2.98 sec., écarttype = 0.66 vs. 2.20 sec., écart-type = 0.50) et pour les débutants [F(1,19) = 121.14, MSe = .443, p < .01] (3.77 sec., écart-type = 0.47 vs. 2.06 sec., écart-type = 0.55). Ces résultats, classiques, sont compatibles avec l’hypothèse d’un encodage visuel des configurations meilleur et plus rapide pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants. (Chase & Simon, 1973a ; de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Pomplun, & Stampe, 2001). 2. Paires différentes Deux Anovas ont été conduites sur les pourcentages de réponses correctes et sur les latences des réponses correctes pour les paires différentes, avec comme facteur intra-sujets, le type de paires (paires “coup standard” vs. paires “coup non-standard”), et comme facteurs inter-sujets le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) et l’ordre de présentation des diagrammes (ordre normal vs. ordre inverse). Aucun traitement statistique n’a été effectué sur les stimuli distractifs. Pourcentages de réponses correctes Le tableau 7 présente les pourcentages de réponses correctes selon le niveau d’expertise, l’ordre de présentation, et le type de paires. Tableau 7. Pourcentages moyens de réponses correctes selon le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants), l’ordre de présentation (ordre normal vs. ordre inverse) et le type de paires (paires “coup standard” vs. paires “coup non-standard”). Paires “coup standard” Paires “coup non-standard” Ordre normal Ordre inverse Ordre normal Ordre inverse Joueurs experts 93.3% 85% 98.3% 76.7% Joueurs débutants 70% 78.4% 78.3% 84.9% Les résultats montrent un effet significatif du niveau d’expertise. Le pourcentage de réponses correctes est significativement plus élevé pour les experts (88.3%, écart-type = 12.32) que pour les débutants (77.9%, écart-type = 16.60) [F(1,36) = 7.74, MSe = 279.48, p < .01]. Il n’y a pas d’effet significatif de l’ordre de présentation [F(1,36) = 1.006, MSe = 279.48, p > .1] ni du type de paires [F(1,36) < 1, MSe = 173.80]. Cependant, l’interaction entre le niveau d’expertise et l’ordre de présentation est significative [F(1,36) = 9.05, MSe = 173.80, p < .01]. Les comparaisons planifiées montrent que les pourcentages de réponses correctes dans l’ordre normal de présentation sont significativement plus élevés que dans l’ordre inverse, mais seulement pour les joueurs experts [F(1,18) = 9.02, MS e = 249.24, p < .05] (80.85%, écart-type = 16.05 vs. 95.8%, écart-type = 8.50), et pas pour les joueurs débutants [F(1,18) = 1.81, MSe = 381.72, p > .05]. Cependant, pour les joueurs experts, l’effet de l’ordre n’est observé que pour les comparaisons de paires “coup non-standard” [F(1,18) = 16.44, MSe = 141.90, p < .01], et pas pour les comparaisons de paires “coup standard” [F(1,18) = 1.72, MSe = 204.61, p > .05]. Ce résultat inattendu peut probablement être expliqué ainsi : dans la tâche de comparaison utilisée ici, les participants ont cinq secondes pour encoder la première position (i.e., l’ouverture). Ils regardent alors la seconde position pour essayer de trouver une différence. Dans les deux configurations utilisées pour les paires “coup non-standard”, la position de l’ouverture est plus prototypique que la configuration “coup non-standard”. Nous pouvons faire l’hypothèse que pour les paires “coup non-standard” dans l’ordre inverse, certains experts en regardant la première configuration n’ont pas noté la pièce qui, dans ces configurations, est à une position inhabituelle, encodant la configuration dans sa forme prototypique. De ce fait, lorsqu’ils regardent la seconde configuration (la position de l’ouverture), ils donnent la réponse incorrecte “identique” plus souvent. Latences des réponses correctes La figure 23 présente les latences moyennes des réponses correctes (en secondes) pour les joueurs experts et les joueurs débutants sur les paires “coup standard” et “coup nonstandard” dans l’ordre normal et l’ordre inverse de présentation. ORDRE NORMAL 4,00 ORDRE INVERSE Latences (en sec.) 3,00 2,00 1,00 0,00 Paires “coup standard” Paires “coup non-standard” Experts Paires “coup standard” Paires “coup non-standard” Débutants . Figure 23. Latences moyennes des réponses correctes (en sec.), selon le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants), le type de paires (paires “coup standard” vs. paires “coup non-standard”), et l’ordre de présentation des diagrammes (ordre normal vs. ordre inverse). Les barres d’erreurs présentent les erreurs standard. L’effet des latences extrêmes a été minimisé en appliquant une coupe de deux écarttypes au-dessous et au-dessus de la moyenne pour chaque sujet. Les latences extrêmes ont été écartées des analyses statistiques. Concernant les latences des réponses correctes, les effets du niveau d’expertise [F(1,36) < 1, MSe = .47] et du type de paires [F(1,36) = 3.75, MSe = .12, p >.05] ne sont pas significatifs. Cependant, les résultats indiquent une différence significative entre l’ordre normal et l’ordre inverse [F(1,36) = 13.50, MSe = .47, p < .001]. Les latences de réponses pour l’ordre normal de présentation sont significativement plus courtes que celles relatives à l’ordre inverse (1.85 sec., écart-type = 0.44 vs. 2.42 sec., écart-type = 0.60). Les résultats indiquent une interaction significative entre le niveau d’expertise et le type de paires [F(1,36) = 21.59, MS e = .12, p < .001]. Les latences relatives aux paires “coup standard” sont significativement plus longues que celles relatives aux paires “non-standard” pour les joueurs débutants [F(1,18) = 22.05, MSe = .126, p < .01] (2.33 sec., écart-type = 0.60 vs. 1.80 sec., écart-type = 0.53) mais pas pour les joueurs experts [F(1,18) = 1.68, MSe = .270, p > .05] (2.10 sec., écart-type = 0.85 vs. 2.30 sec., écart-type = 0.63). Ce résultat doit être relié à la différence entre les positions “coup standard” et “coup non-standard”. Pour les positions “coup non-standard”, les modifications concernent toujours un pattern proche de sa position originale non développée (les lignes 1, 2, 7 et 8), alors que ce n’est pas toujours le cas avec les positions “coup standard”. Ce résultat conforte l’idée que les connaissances des débutants incluent des chunks familiers sous la forme de patterns dans leur position originale non développée. Une interaction significative entre l’ordre de présentation et le type de paires [F(1,36) = 11.44, MSe = .12, p <.01] a été trouvée. De plus, une interaction significative a été trouvée entre l’ordre de présentation et le niveau d’expertise [F(1,36) = 5.72, MSe = .12, p < .05]. Les latences relatives à l’ordre normal de présentation sont significativement plus courtes que celles relatives à l’ordre inverse pour les joueurs experts [F(1,18) = 20.75, MSe = .42, p < .01] (1.74 sec., écart-type = 0.51 vs. 2.68 sec., écart-type = 0.51) mais pas pour les joueurs débutants [F(1,18) < 1, MSe = .53] (1.96 sec., écart-type = 0.38 vs. 2.16 sec., écart-type = 0.71). Une triple interaction entre l’ordre de présentation, le niveau d’expertise, et le type de paire a été trouvée [F(1,36) = 12.28, MSe = .12, p < .01]. Pour les joueurs experts, les comparaisons planifiées révèlent que les latences relatives à l’ordre normal de présentation sont significativement plus courtes que celles relatives à l’ordre inverse pour les paires “coup standard” [F(1,18) = 69.01, MSe = .16, p < .01] (1.35 sec., écart-type = 0.34 vs. 2.84 sec., écart-type = 0.45) mais pas pour les paires “coup non-standard” [F(1,18) = 1.90, MSe = .38, p > .05] (2.12 sec., écart-type = 0.67 vs. 2.51 sec., écart-type = 0.56). Pour les débutants, les comparaisons planifiées n’indiquent pas d’effet de l’ordre de présentation pour les paires “coup standard” [F(1,18) < 1, MSe = .37] (2.23 sec., écart-type = 0.48 vs. 2.42 sec., écart-type = 0.72) ni pour les paires “coup non-standard” [F(1,18) < 1, MSe = .29] (1.69 sec., écart-type = 0.30 vs. 1.90 sec., écart-type = 0.70). En résumé, le principal résultat obtenu ici concerne les latences des réponses correctes. Les joueurs experts, mais pas les novices, ont des temps de réponses plus courts quand ils comparent des paires “coup standard” dans l’ordre normal de présentation. L’utilisation de situations dynamiques fournissant les étapes d’une partie (extraits d’ouvertures) nous a permis de montrer que l’encodage visuel des experts inclut les relations entre les éléments d’étapes successives, alors que ce n’est pas le cas de l’encodage des débutants. Ainsi, la reconnaissance d’une position prototypique d’une ouverture semble avoir activé des informations additionnelles dans la mémoire des experts à propos de la dynamique de jeu. Ces informations additionnelles permettraient aux experts de focaliser leur attention sur la zone où la modification du second diagramme pourrait apparaître. L’objectif de l’expérience 4 est d’apporter des arguments supplémentaires en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’encodage visuel des experts serait organisé autour de la dynamique de jeu. Une tâche de reconnaissance a été élaborée dans laquelle les participants étudient, dans une première phase (phase d’étude), une dizaine de configurations dont la moitié est constituée de positions prototypiques d’ouvertures. Dans une seconde phase (phase de reconnaissance), les participants doivent reconnaître les positions de jeu de la première phase parmi une vingtaine de configurations dont les coups qui suivent chacune des positions prototypiques d’ouvertures qu’ils ont étudiées préalablement. Si pour chaque extrait d’ouverture étudié, les experts anticipent le coup suivant, alors ces derniers devraient faire de nombreuses fausses reconnaissances pour les coups suivants présentés dans la seconde phase, pensant les avoir déjà vus dans la phase d’étude. Dans cette tâche de reconnaissance, l’anticipation ne devrait pas favoriser les joueurs les plus expérimentés. Expérience 4 Les résultats de l’expérience 3 semblent montrer que l’encodage visuel de joueurs d’échecs experts serait organisé autour de la dynamique de jeu et intégrerait des informations stratégiques permettant aux joueurs experts d’anticiper un coup standard probable. Pour étayer cette hypothèse, nous avons appliqué une technique expérimentale classiquement utilisée dans les études sur les fausses reconnaissances (e.g. Macrae, Schloerscheidt, Bodenhausen, & Milne, 2002; Neuschatz, Payne, Lampinen, & Toglia, 2001; Roediger & McDermott, 1995). Dans ces études, les participants étudient des listes de mots (e.g. lit, rêve, nuit, etc.), dont tous les mots d’une liste donnée sont reliés à un mot qui n’est pas présenté (e.g. dormir). Dans un second temps, une tâche de reconnaissance de type ancien-nouveau, qui contient les mots étudiés (e.g. lit, rêve) et des mots nouveaux non reliés (e.g. cheval) ou reliés (e.g. dormir) aux mots étudiés est proposée aux participants. Ceux-ci rapportent souvent, de manière erronée, qu’ils ont déjà étudié les nouveaux mots reliés. Les résultats classiquement obtenus montrent que les fausses reconnaissances augmentent quand les nouveaux items sont sémantiquement ou catégoriellement reliés aux anciens Dans cette expérience, nous proposons aux participants (des experts et des novices aux échecs) un test de reconnaissance avec des diagrammes de jeu comme items. Nous avons utilisé 10 positions prototypiques d’ouvertures classiques (O 1,…, O10) et le coup standard, le plus probable, pour chacune de ces ouvertures (O 1+1 ,…, O10+1 ). Dans une phase de mémorisation préliminaire, 5 positions prototypiques d’ouvertures (e.g. O 1,…, O5) et 5 coups suivants, les plus probables, issus d’autres ouvertures (e.g. O6+1 ,…, O 10+1 ) sont présentés aux experts et aux débutants. Dans la phase de reconnaissance, tous les diagrammes de la phase de mémorisation (items anciens) sont présentés mélangés avec de nouveaux items. Parmi les nouveaux items, certains représentent les coups suivants relatifs aux ouvertures déjà présentées (O 1+1 ,…, O5+1 ), d’autres les mouvements ayant pu précéder d’anciens diagrammes (O6,…, O 10). La tâche des sujets, pour chaque item, est de décider s’ils pensent avoir déjà vu ces items pendant la phase de mémorisation. Si la perception des experts est organisée autour de la dynamique de jeu, alors les experts devraient anticiper les coups standard correspondants aux positions prototypiques d’ouverture de la phase d’étude (première phase). Face à une scène à encoder, les processus d’anticipation devraient déclencher l’élaboration automatique d’une trace mnésique “anticipatoire” correspondant au coup standard (e.g., Didierjean & Marmèche, sous-presse ; Freyd, 1983, 1987 ; Freyd & Finke, 1984 ; Vinson & Reed, 2002 ; pour une revue de ce type de phénomène dans le champ de la perception, voir Intraub, 2002). Par conséquent, nous supposons que les joueurs experts, mais non les joueurs débutants, seront enclins à confondre les items nouveaux avec des items anciens quand les nouveaux diagrammes sont les coups standard associés aux positions prototypiques d’ouverture préalablement vues (présentées pendant la phase d’étude). Ainsi, nous faisons l’hypothèse d’un niveau de fausses alarmes plus élevé pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants pour les items nouveaux qui sont les coups standard relatifs aux positions prototypiques d’ouvertures présentées préalablement. Méthode Participants Quarante joueurs d’échecs ont participé à cette expérience (âge moyen : 27 ans 4 mois, écart-type : 11 ans). Vingt sont des joueurs de classe C, appelés ici “débutants” (âge moyen : 24 ans 1 mois, écart-type : 6 ans) apprenant les échecs (nombre moyen de points Elo : 1513.1, écart-type : 68.5 points) et 20 sont des joueurs de classe A appelés ici “experts” (âge moyen : 31 ans 2 mois, écart-type : 10 ans) avec davantage d’expérience (nombre moyen de points Elo : 1879.2, écart-type : 69 points). Tous les participants jouent régulièrement dans un club d’échecs. Matériels Vingt diagrammes de jeu d’échecs ont été utilisés : 10 positions prototypiques d’ouvertures (O1,…, O10) après 10 coups, et 10 diagrammes qui suivent ces ouvertures dans leur déroulement normal (O1+1 ,…, O 10+1 ). Un entretien post-expérimental a montré que les débutants et les experts ont reconnu toutes les ouvertures utilisées dans cette expérience, mais que seuls les experts ont mentionné en faire une utilisation régulière lorsqu’ils jouent. Les ouvertures utilisées dans l’expérience 4 reprennent le matériel de l’expérience 3. Procédure Les sujets ont été divisés en quatre groupes de même effectif (deux groupes d’experts : le groupe 1 dont la moyenne est de 1869 points Elo, écart-type 54 points, le groupe 2 dont la moyenne est de 1890 points Elo, écart-type 83 points ; deux groupes de débutants : le groupe 3 dont la moyenne est de 1511 points Elo, écart-type 79.44 points, le groupe 4 dont la moyenne est de 1515.2 points Elo, écart-type 59.88 points). L’expérience s’est déroulée sur un ordinateur portable Macintosch PowerBook G3. L’expérience comporte deux phases : une phase d’étude et une phase de reconnaissance. La figure 24 présente une illustration de la procédure. PHASE D’ETUDE PHASE DE RECONNAISSANCE Groupes 1 & 3 5 ouvertures : O1 O2 O3 O4 O5 Groupes 1, 2, 3 & 4 + 5 coups suivant 5 autres ouvertures : O6 +1 O7 +1 O8 +1 O9 +1 O10 +1 O1 O2 O3 O4 O5 Figure 24. Schéma récapitulatif de la procédure. Phase 1 : Phase d’étude Dans cette première phase, les participants sont avertis qu’ils doivent tenter de mémoriser 10 diagrammes de jeu d’échecs, présentés successivement pendant 5 secondes chacun, afin de les reconnaître parmi d’autres diagrammes dans une seconde phase. Les quarante sujets ont été divisés en quatre groupes. Pour les groupes 1 et 3, les 10 diagrammes présentés dans la phase d’étude sont 5 positions prototypiques d’ouverture classiques au jeu d’échecs (O1,…, O5) et 5 coups standard relatifs à d’autres ouvertures (O 6+1 ,…, O10+1 ). Les groupes 2 et 4 devaient mémoriser les 5 coups standard relatifs aux 5 positions prototypiques d’ouverture présentées aux groupes 1 et 3 (O1+1 ,…, O5+1 ), et les 5 positions prototypiques d’ouverture précédant les diagrammes présentés à ces groupes (O 6,…, O10). Phase 2 : Phase de reconnaissance Dans la phase de reconnaissance, les participants sont avertis qu’ils devront reconnaître les diagrammes de la première phase parmi 20 diagrammes. Les 20 diagrammes sont présentés successivement, 10 items anciens (qui ont déjà été vus dans la phase de d’étude) et 10 items nouveaux. Les participants ont reçu comme instruction d’appuyer sur un bouton vert pour les diagrammes qu’ils pensent avoir déjà vus dans la phase de mémorisation, et sur un bouton rouge pour les diagrammes dont ils ne se souviennent pas. Les diagrammes disparaissent quand la réponse a été donnée. Les diagrammes sont présentés dans un ordre aléatoire différent pour tous les sujets. Résultats et Discussion Une Anova a été conduite sur le pourcentage de réponses “vu” (hits et fausses alarmes) avec la nouveauté des items (anciens vs. nouveaux) et le type d’item (position prototypique d’ouverture vs. coup standard) comme facteurs intra-sujets, et le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) et les groupes (Groupes 1 et 3 vs. Groupes 2 et 4) comme facteurs inter-sujets. Tout d’abord, les résultats n’indiquent pas d’effet significatif des groupes [F(1,36) = MSe = 245.27, p > .05], et pas d’interaction significative entre les groupes et le niveau d’expertise [F(1,36) < 1, MSe = 245,27], entre les groupes et la nouveauté des items [F(1,36) < 1, MS e = 710.83], et entre les groupes et le type d’items [F(1,36) = 3.40, MSe = 265.27, p > .05]. Les résultats des groupes 1 et 2 et des groupes 3 et 4 ont donc été combinés. La figure 25 présente le pourcentage de réponses positives pour les experts et les débutants selon le type et la nouveauté des items. Position prototypique d'ouverture 100 90 Coup standard Pourcentage de réponses “vu” 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Hits Fausses alarmes Experts Hits Fausses alarmes Débutants Niveau d'expertise Figure 25. Pourcentages de réponses “vu” (Hits et Fausses alarmes), selon le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) et le type d’item (position prototypique d’ouverture vs. coup standard). Les barres d’erreurs présentent les erreurs standard. Reconnaissances correctes (Hits) En ce qui concerne les items “anciens”, il y a un effet significatif du niveau d’expertise [F(1,38) = 9.65, MSe = 466.31, p < .01]. Le pourcentage de reconnaissances correctes est significativement supérieur pour les joueurs experts (74%, écart-type = 21.47) que pour les joueurs débutants (59%, écart-type = 15.39). Les résultats montrent un effet significatif du type d’item [F(1,38) = 23.36, MSe = 247.36, p < .01] et une interaction significative entre le type d’item et le niveau d’expertise [F(1,36) = 6.54, MSe = 247.36, p < .05]. Le pourcentage de reconnaissances correctes est plus élevé pour les positions prototypiques d’ouverture que pour les coups standard, mais cette différence n’est significative que pour les débutants (72%, écart-type = 20.82 vs. 46%, écart-type = 12.33) [F(1,19) = 31.71, MSe = 212.63, p < .01], et pas pour les experts (78%, écart-type = 18.23 vs. 70%, écart-type = 24.70) [F(1,19) = 2.26, MSe = 282.10, p > .05]. Ces résultats sont probablement dus au fait que les joueurs débutants connaissent certainement mieux les positions prototypiques des ouvertures que le déroulement entier des ouvertures. Fausses alarmes Pour les items “nouveaux”, les résultats n’indiquent pas d’effet significatif du niveau d’expertise [F(1,38) < 1, MSe = 477.63]. Les résultats montrent un effet significatif du type d’items [F(1,38) = 8.77, MSe = 251.31, p < .01] et une interaction marginalement significative entre le niveau d’expertise et le type d’items [F(1,36) = 3.36, MSe = 251.31, p = .07]. La différence entre les positions prototypiques d’ouverture et les coups standard est significative pour les joueurs experts (28%, écart-type = 23.75 vs. 45%, écart-type = 17.01) [F(1,19) = 11.18, MSe = 258.42, p < .01] alors qu’elle n’est pas significative pour les débutants (31%, écart-type = 15.12 vs. 35%, écart-type = 17.01) [F(1,19) < 1, MSe = 244.21]. Une analyse en termes de la Théorie de Détection du Signal (TDS) a été réalisée pour fournir des informations complémentaires : les d’ (mesure de discrimination) et c (critère de décision) sont reportés dans le tableau 8. Une Anova a été conduite sur les d’, la mesure de Joueurs experts Joueurs débutants d’ c d’ c Position prototypique d’ouverture 2.55 -0.19 1.71 -0.09 Position “coup standard suivant” 1.27 -0.50 0.42 0.32 discrimination, avec le type d’item (position prototypique d’ouverture vs. coup standard) comme facteur intra-sujets, et le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) comme facteur inter-sujets. Les résultats indiquent un effet marginalement significatif du niveau d’expertise [F(1,38) = 3.01 ; MSe = 4.74 ; p = .09] et un effet significatif du type d’item [F(1,38) = 16.53 ; MSe = 1.92 ; p < .01]. L’interaction entre le niveau d’expertise et le type d’item n’est pas significative [F(1,38) < 1 ; MSe = 1.99]. Il est à noter que les joueurs débutants discriminent difficilement les coups standard nouveaux des coups standard anciens (d’ = 0.42) alors qu’ils sont capables de bien discriminer les positions prototypiques nouvelles des positions prototypiques anciennes (d’ = 1.71) [F(1,19) = 10.09, MSe = 1.66, p < .01]. Ce résultat est également observé pour les joueurs experts qui discriminent très bien les nouvelles positions prototypiques d’ouvertures des anciennes (d’ = 2.55) mais beaucoup moins bien les coups standard nouveaux des anciens (d’ = 1.27) [F(1,19) = 6.96, MSe = 2.32, p < .05]. Tableau 8. Valeurs moyennes des d’ et c pour les joueurs experts et les joueurs débutants en fonction du type de position (position prototypique d’ouverture vs. position “coup standard suivant”). Une seconde Anova a été conduite sur les critères de décision (c), avec le type d’item (position prototypique d’ouverture vs. coup standard) comme facteur intra-sujets, et le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) comme facteur inter-sujets. Les résultats montrent que le critère de décision des joueurs experts est significativement plus bas que celui des joueurs débutants [F(1,38) = 7.86 ; MSe = 0.53 ; p < .01]. L’effet du type d’item n’est pas significatif [F(1,38) < 1 ; MSe = 0.48]. Toutefois, une interaction significative entre le niveau d’expertise et le type d’item a été trouvée [F(1,38) = 5.31 ; MSe = .48 ; p < .05]. Le critère de décision des joueurs experts est significativement plus lâche que le critère des joueurs experts pour les coups standard [F(1,38) = 18.79 ; MSe = .35 ; p < .01] mais pas pour les positions prototypiques d’ouverture [F(1,38) < 1 ; MSe = .66]. Ce biais en faveur de la réponse “déjà vu” est compatible avec l’hypothèse selon laquelle les coups standard sont des positions fréquentes dans les parties que les joueurs experts ont déjà jouées. Ces résultats sont en faveur de l’hypothèse selon laquelle seuls les joueurs experts encodent les diagrammes de jeu d’échecs en intégrant les coups standard les plus probables. Lors de la tâche de reconnaissance, les joueurs experts ont tendance à confondre les positions prototypiques d’ouverture vues dans la phase d’étude (O 1,…, O5) avec de nouveaux diagrammes lorsque ces derniers sont conformes à leurs attentes (O 1+1 ,…, O 5+1 ) (i.e., les coups standard correspondants aux positions prototypiques d’ouverture présentées dans la phase d’étude). Ces confusions sont moins fréquentes avec les positions prototypiques d’ouvertures nouvelles (O6,…, O 10) qui correspondent aux étapes antérieures des diagrammes “coup standard” vus dans la première phase (O6+1 ,…, O 10+1 ). Les résultats de cette expérience 4, comme ceux de l’expérience 3, soulignent donc les aspects dynamiques des processus d’encodage mis en œuvre par les joueurs d’échecs experts, en particulier, les coups qui peuvent être anticipés à partir des positions de jeu traitées. Discussion générale des expériences 3 et 4 L’objectif principal de cette seconde série de recherches était d’expliciter une caractéristique fondamentale de la perception experte : sa nature anticipatoire. L’utilisation de situations dynamiques fournissant des étapes de jeu (des extraits d’ouvertures, ou templates dans la théorie de Gobet & Simon, 1996b) nous a permis de montrer que les connaissances des experts intègrent les relations entre les éléments d’étapes successives. En manipulant l’ordre de présentation dans la tâche de comparaison de sorte que les paires de diagrammes suivent ou ne suivent pas la progression normale de la partie (ordre normal vs ordre inverse), nous avons pu tester ces aspects dynamiques. Le résultat principal de l’expérience 3 est que, dans la condition où le changement concerne une paire “coup standard”, la présentation de cette paire dans l’ordre normal de présentation accélère la découverte du changement par les experts. Cet effet est essentiellement uni-directionnel, guidé par l’évolution temporelle, la plus probable, de la partie. Les données de l’expérience 4, une tâche de reconnaissance à long terme, vont dans le sens de l’hypothèse selon laquelle les joueurs experts accomplissent un encodage visuel dynamique des positions dans une partie. Il apparaît qu’avec l’expertise, le rôle de la perception anticipatoire devient de plus en plus important. Les experts ont un taux de fausses reconnaissances très important pour les items qui représentent les coups standard les plus probables d’anciennes positions, comme si les experts avaient anticipé et mémorisé, en mémoire à long terme, la progression la plus probable du jeu. L’ensemble des résultats obtenus dans ces deux expériences (3 et 4) sont compatibles avec nos prédictions relatives à la mise en œuvre de processus d’anticipation par les joueurs experts. La reconnaissance d’une position de jeu comme étant une étape d’une scène dynamique (e.g., une ouverture), activerait, dans la MLT des experts, des structures de connaissances susceptibles d’intégrer des informations additionnelles sur la stratégie de jeu (e.g., un coup standard et la zone sur l’échiquier où ce coup standard devrait être joué) que ces structures de connaissances s’appellent “grands complexes” (de Groot, 1945, 1965), “chunks” (Chase & Simon, 1973a, 1973b), ou “templates” (Gobet & Simon, 1996b). Alors que la plupart des modèles sur l’expertise échiquéenne ont souligné l’importance de la nature anticipatoire de la perception experte, c’est la théorie des templates de Gobet et Simon (1996b) qui semble être la plus à même de décrire précisément cette caractéristique. Selon la théorie de Gobet et Simon (1996b), la reconnaissance d’un diagramme de jeu permet l’activation d’un template correspondant dans la MLT des experts. Un template est une structure de connaissance qui possède des slots pour l’activation rapide et automatique d’informations additionnelles. Ainsi, lorsqu’un diagramme de jeu est reconnu, un expert pourrait alors disposer d’informations concernant la position d’une douzaine de pièces caractéristiques de ce diagramme, le nom de l’ouverture dont le diagramme est extrait, le coup qui devrait être joué à ce niveau de la partie. Les données recueillies dans les expériences 3 et 4 fournissent des arguments expérimentaux sur ce dernier point : les résultats obtenus avec les experts dans la tâche de comparaison dans l’ordre normal de présentation, tout comme le nombre élevé de fausses alarmes dans la tâche de reconnaissance, montrent que les informations qui sont activées pendant l’exploration visuelle du diagramme incluent les coups les plus probables. CONCLUSION Les travaux princeps de de Groot (1946, 1965) et de Chase et Simon (1973a, 1973b) ont défini une nouvelle approche de l’étude de l’expertise échiquéenne en décrivant la supériorité des experts sur les novices comme un avantage perceptif. En prolongeant cet axe de recherche, de nombreux auteurs ont élaboré des propositions théoriques visant à définir l’influence des connaissances préalables sur les processus perceptifs mis en œuvre par les experts (Gobet & Simon, 1996a, 1996b ; Saariluoma, 1990). L’objectif principal des recherches expérimentales présentées ici était de montrer comment l’interaction entre les connaissances et les processus perceptifs des experts constitue le fondement d’une perception dynamique. Nous présenterons, tout d’abord, un récapitulatif des principaux résultats soulignant les aspects dynamiques de la perception experte, puis nous verrons comment ces données peuvent être interprétées selon la théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a, 1973b) et selon la théorie des templates (Gobet, 1993, Gobet & Simon, 1996a, 1996b). La première série d’expériences (expériences 1 et 2) précise le rôle des chunks dans la perception experte. Selon la théorie de Chase et Simon (1973), les nombreux chunks dont dispose un expert lui permettent de reconnaître plus de patterns familiers dans une position de jeu qu’un novice, et d’accéder à des séquences de coups associées aux chunks en MLT. Les résultats obtenus ici montrent que l’avantage perceptif des experts s’exprime à un niveau très précoce de leur exploration visuelle. En effet, la supériorité des experts sur les novices semble résider dans leur capacité à adapter automatiquement le type d’encodage perceptif mis en jeu (global ou analytique) à la nature des patterns explorés (“familier” ou “stratégique”). En 1 à 2 secondes d’exploration visuelle, les experts auraient encodé les quelques indices suffisant à l’identification des patterns familiers, en activant en mémoire à long terme les chunks perceptifs correspondants. Cet encodage global des patterns familiers permettrait aux experts de ‘‘ne pas perdre de temps” sur les zones de l’échiquier qu’ils considèrent comme “normales” et de se focaliser très rapidement sur celles qui le sont moins. De plus, en activant automatiquement les chunks perceptifs, déjà stockés en MLT, les experts peuvent allouer davantage de ressources attentionnelles aux zones “intéressantes” de l’échiquier, c’est-à-dire aux zones contenant plus d’informations liées à la stratégie immédiate de jeu. Enfin, la reconnaissance automatique d’éléments familiers permettrait également aux experts de réduire considérablement le nombre de coups de base qu’ils doivent explorer. A ce niveau, les experts semblent mettre en œuvre un encodage précis, détaillé, analytique des patterns plus stratégiques pour appréhender les relations échiquéennes pertinentes de la position. Il s’agit ici, pour les experts, d’évaluer “ce qui se joue” sur l’échiquier. En accord avec les résultats des expériences 1 et 2, nous considérons que la perception des experts est dynamique dans le sens où elle ne consisterait pas en la simple récupération de ce qui est réellement perçu (les patterns familiers) mais qu’elle intègrerait les informations contenues dans les connaissances antérieures activées automatiquement (chunks perceptifs). De plus, nous estimons que la capacité qu’ont les experts à adapter très rapidement le type d’encodage perceptif qu’ils mettent en œuvre (encodage global ou analytique) à la nature des patterns traités (familier ou stratégique) peut être considérée comme un autre aspect dynamique de la perception experte. Si les résultats de la première série d’expériences définissent précisément le rôle des chunks perceptifs, les données obtenues soulèvent quelques interrogations à propos du rôle des chunks stratégiques. En effet, d’après la théorie de Chase et Simon (1973a), les experts possèdent en MLT des chunks stratégiques leur permettant d’encoder en “un coup d’œil” les aspects stratégiques d’une position de jeu réaliste présentée brièvement. Selon les auteurs, ces chunks correspondent à une variété de configurations classiques de pièces attaquantes, spécialement le long d’une ligne, d’une diagonale, ou autour de la position adverse du Roi roqué (ou parfois vers d’autres positions vulnérables). Si les experts ont à leur disposition de tels chunks en MLT, alors pourquoi les experts n’ont-ils pas encodé globalement les patterns stratégiques des échiquiers explorés ? Plusieurs hypothèses peuvent être formulées pour tenter de répondre à cette question. L’hypothèse la plus radicale serait de supposer que la notion de chunks stratégiques n’existe pas, et que pour appréhender l’ensemble des relations échiquéennes pertinentes d’une position de jeu, un expert doit identifier précisément chaque pièce impliquée. Si l’analyse des protocoles obtenus dans la recherche de Chase et Simon (1973a) semble montrer que les joueurs d’échecs ont à leur disposition des patterns stratégiques, cette catégorie de chunks ne représente que 10% des chunks reconstruits par les sujets. De plus, l’étude sur les mouvements oculaires conduite par Reingold et al. (2001) qui défend également l’idée que les joueurs d’échecs ont stocké en MLT des chunks stratégiques, utilise un matériel assez peu naturel (des échiquiers réduits avec très peu de pièces) qui montre seulement qu’un joueur d’échecs suffisamment expérimenté peut encoder globalement 3 pièces et une relation échiquéenne très familière (la mise en échec). Une autre hypothèse serait que dans les expériences 1 et 2, aucun pattern stratégique intégré dans les positions présentées ne corresponde aux chunks stockés dans la MLT des experts. Cependant, en accord avec la définition des chunks stratégiques de Chase et Simon (1973a), il semble peu probable que les experts ne possèdent pas de chunks stratégiques correspondant à des chaînes de pions et à des pièces menaçantes, placées sur des zones stratégiques, sur des positions proches des pièces adverses, sur les cases centrales de l’échiquier. Enfin, l’hypothèse la plus probable serait que les joueurs d’échecs qui ont participé aux expériences 1 et 2 (des joueurs de classe B) pourraient ne pas être suffisamment expérimentés pour posséder des chunks stratégiques en MLT. Cela peut sous-entendre que pendant l’acquisition de leur domaine d’expertise, les chunks stratégiques seraient acquis après les chunks perceptifs. La théorie des chunks demeure assez vague quant au rôle des chunks stratégiques dans l’organisation des connaissances expertes, et ce rôle reste encore à préciser. Les résultats de la deuxième série d’expériences (expériences 3 et 4) ont montré qu’en explorant certaines positions de jeu d’échecs (e.g., des positions prototypiques d’ouvertures classiques), les joueurs suffisamment expérimentés ont accès rapidement, et peut-être de manière automatique, à des informations additionnelles qui ne sont pas présentes dans la position traitée. Ainsi, lorsqu’une position est identifiée par un expert comme faisant partie d’une scène dynamique qu’il a déjà en MLT (e.g., une étape dans une ouverture classique), ce dernier peut disposer d’informations sur la stratégie de jeu à employer et anticiper le coup à jouer. L’anticipation des experts est favorisée lorsque deux étapes d’une ouverture sont présentées dans un ordre normal, c’est-à-dire en respectant la dynamique du jeu. Cette capacité d’anticipation est un argument supplémentaire en faveur d’une conception dynamique de la perception experte. Les résultats de la seconde série d’expériences montrent donc que les joueurs d’échecs suffisamment expérimentés ont des connaissances associées à des méthodes de jeu en MLT. Selon la théorie choisie pour interpréter ces résultats, ces connaissances peuvent être considérées, soit comme des chunks stratégiques (Chase & Simon, 1973a, 1973b), soit comme des templates (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1996a, 1996b). Si l’on considère que les connaissances activées sont des chunks stratégiques, alors les résultats des expériences 3 et 4 semblent montrer que des joueurs de classe A disposeraient, en MLT, de ce type de chunks alors que les résultats des expériences 1 et 2 laisseraient supposer que des joueurs de classe B ne possèderaient pas encore de chunks stratégiques. Considérés ensemble, les résultats des deux séries d’expériences semblent indiquer quand, dans l’acquisition de l’expertise échiquéenne, les joueurs ont à leur disposition en MLT des chunks perceptifs et des chunks stratégiques. Toutefois, le fait que, dans les expériences 3 et 4, les joueurs les plus expérimentés ont reconnu les positions présentées comme étant des extraits d’ouvertures classiques aux échecs et qu’ils ont su nommer toutes ces ouvertures, laisse supposer que les structures de connaissances activées lors du traitement des positions de jeu peuvent également correspondre à des templates. Pour déterminer avec certitude si les structures de connaissances activées sont effectivement des templates, il reste à élaborer un paradigme expérimental susceptible, à la fois, de déterminer avec précision la taille des structures de connaissance (et montrer l’existence du noyau d’un template) et d’apporter des données empiriques qui prouvent l’activation de connaissances additionnelles via les slots. Pour résumer, les résultats de la première série d’expériences ont montré que, très tôt dans l’acquisition de l’expertise échiquéenne, les joueurs d’échecs disposent de connaissances spécifiques, les chunks perceptifs, pour encoder rapidement les éléments familiers lors de l’exploration d’une position de jeu. A l’instar des recherches qui ont suivi celles de Chase et Simon (1973a, 1973b), nous nous sommes intéressés, dans la seconde série d’expériences, au rôle de connaissances plus abstraites que les chunks perceptifs. Ces connaissances sont considérées ici comme abstraites dans le sens où elles intègrent des descriptions relatives à la stratégie et à la tactique de jeu. Nous avons montré que les connaissances expertes s’organisent autour de la dynamique de jeu et qu’elles permettent à des joueurs suffisamment expérimentés d’anticiper automatiquement les coups suivants un extrait d’une scène dynamique, en l’occurrence d’une ouverture de jeu d’échecs. Enfin, nous avons tenté d’interpréter ces résultats avec la théorie des templates (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1996a, 1996b). Dans cette théorie, l’exemple des ouvertures de jeu d’échecs est classiquement donné pour illustrer la notion de template, cette dernière ayant été élaborée pour rendre compte des connaissances abstraites, de haut niveau, dont disposent les experts et que l’on retrouve souvent dans leurs protocoles verbaux (voir par exemple de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet, 1996). Cependant, bien qu’ils intègrent des informations additionnelles qui ne sont pas présentes dans le stimulus traité, les templates demeurent des structures de connaissance spécifiques qui ne sont activées qu’à la condition sine qua non que le noyau du template soit reconnu dans la position traitée. La notion de template ne rend donc pas compte des connaissances abstraites qui ne font pas nécessairement référence à des positions spécifiques, comme les concepts échiquéens de “fourchette”, de “clouage”, ou de “sacrifice”. Pour rendre compte de l’utilisation de connaissances abstraites, le paradigme élaboré par Cooke et al. (1993) pourrait être répliqué en faisant bénéficier aux participants, entre l’étude des positions et leur rappel, d'informations abstraites concernant des concepts échiquéens plutôt que des informations concernant des ouvertures classiques. Il serait alors intéressant de voir l’influence de ces connaissances abstraites sur le rappel de joueurs de différents niveaux d’expertise. Deux patterns de résultats pourraient être observés dans cette expérience. Les résultats pourraient montrer que la présence de connaissances abstraites favorise le rappel des joueurs les plus expérimentés (les maîtres). Dans ce cas, nous conclurions dans cette expérience à la nécessité d’introduire ce type de connaissance dans les théories actuelles sur l’expertise échiquéenne. A contrario, les résultats pourraient montrer que les maîtres ne sont pas (ou sont moins) favorisés par la présence de connaissances abstraites. Ces résultats tendraient à prouver que les maîtres n’utilisent pas (ou plus) de connaissances purement abstraites (même si ces dernières apparaissent dans leurs protocoles verbaux lorsque les maîtres ont à décrire certaines positions). On pourrait alors supposer, en accord avec la théorie des templates, que les différents réseaux de discrimination dans la MLT des maîtres sont suffisamment développés pour que les processus de reconnaissance remplacent efficacement l’utilisation de connaissances abstraites. La notion “d’avantage perceptif”, qui depuis Chase et Simon (1973a, 1973b), décrit la supériorité des experts sur les novices prendrait alors sa pleine mesure. REFERENCES Bernardo, A.B. (1994). Problem-specific information and the development of problem-type schemata. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 20, 379-395. Binet, A. (1894). Psychologie des grands calculateurs et joueurs d'échecs. Paris: Hachette. Charness, N. (1976). Memory for chess positions: Resistance to interference. Journal of Experimental Psychology: Human Learning and Memory, 2, 641-653. Charness, N. (1981). Search in chess: Age and skill differences. 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