Perception dynamique au jeu d`échecs

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Perception dynamique au jeu d`échecs
UNIVERSITE DE PROVENCE
AIX-MARSEILLE I
Laboratoire de Psychologie Cognitive - CNRS
Perception dynamique au jeu d’échecs
Thèse pour l’obtention du grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE PROVENCE
présentée par
Vincent Ferrari
Sous la direction de Mme. E. Marmèche et M. A. Didierjean
JURY
Evelyne Marmèche, Chargée de recherche CNRS, LPC, Université de Provence (Directeur)
André Didierjean, Maître de Conférences, Université de Provence (Directeur)
Fernand Gobet, Professeur, Université de Brunel (Rapporteur)
Patrick Lemaire, Professeur, Université de Provence
Hubert Ripoll, Professeur, Université de la Méditerranée (Rapporteur)
Remerciements
Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Evelyne Marmèche et à André Didierjean qui
ont dirigé cette thèse. Chaque jour passé à leur côté, j’ai pu bénéficier de leur
professionnalisme, de leur enthousiasme, et de leur amitié.
Je remercie également Patrick Lemaire et les membres de son équipe pour leurs
conseils avisés lors nos réunions.
Mes remerciements vont à Fernand Gobet, pour m’avoir accueilli dans son laboratoire
à l’Université de Nottingham. Je le remercie, ainsi qu’Hubert Ripoll, d’avoir accepté d’être
rapporteur de cette thèse.
Merci à Guy Tiberghien de m’avoir initié à la TDS.
Je remercie Aline Pelissier pour sa disponibilité et son aide précieuse pour la
documentation de cette thèse.
Enfin, mes remerciements vont à Jonathan Grainger, à l’ensemble des membres du
Laboratoire de Psychologie Cognitive, ainsi qu’aux doctorants de l’UFR à qui je souhaite
courage et réussite.
à Claire et Emma…
Depuis les travaux de Binet (1894), le jeu d’échecs a constitué un terrain privilégié
pour étudier l’acquisition de l’expertise. Sous l’impulsion des travaux de de Groot (1965) et
de Chase et Simon (1973), les études sur l’expertise se sont principalement intéressées à la
perception experte. La thèse présentée ici s’inscrit dans cette ligne de recherche. Dans cette
optique, nous avons adapté au jeu d’échecs des paradigmes expérimentaux issus des études
sur l’exploration de scènes visuelles. Dans une première série d’expériences, nous étudions le
décours temporel de l’exploration de positions de jeu par des joueurs d’échecs. Les résultats
montrent que, dans les premières secondes d’exploration, l’attention des experts se focalise
sur les éléments familiers d’une position, puis sur les éléments stratégiques. La seconde série
d’expériences analyse les aspects anticipatoires de la perception experte. Les résultats
montrent que, dès l’encodage d’une position de jeu, les experts activent automatiquement la
suite probable. L’ensemble des résultats de cette étude souligne les aspects dynamiques de la
perception experte et apportent des éléments de réflexion nouveaux quant à l’évolution des
processus perceptifs avec l’expertise.
Mots-clés : jeu d’échecs – perception experte – déroulement temporel – anticipation –
perception dynamique.
SOMMAIRE
INTRODUCTION
1
CHAPITRE I
Les « chunks»: fondements d’une perception experte
1. Les recherches princeps
5
1.1. De Groot (1946, 1965)
5
1.2. Chase et Simon (1973a) : une définition opérationnelle des chunks
10
2. Des chunks pour structurer la perception
16
2.1. La théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a, 1973b)
16
2.2. Modélisation de la théorie des chunks : MAPP
18
3. Les limites de la théorie des chunks
21
3.1. La théorie des chunks à l’épreuve des tâches interférentes
22
3.2. La “trop” bonne mémoire des experts
24
3.3. Connaissances stratégiques et information de haut niveau
27
4. Résumé
28
CHAPITRE II
Vers une perception experte dynamique
5. Avancées théoriques et empiriques dans le domaine de l'expertise échiquéenne
31
5.1. Les travaux de Holding
31
5.2. La théorie des templates (Gobet & Simon, 1996a, 1996b)
35
5.3. Connaissances spécifiques et informations sémantiques
38
6. La résolution de problème
38
7. Une place plus grande accordée à la MLT
39
8. Une modélisation de l’expertise échiquéenne : CHREST
43
9. L’existence d'une “perception experte”
48
9.1. Nature des chunks et type d’encodage
48
9.2. L’empan visuel des experts
51
9.3. Traitements sériels ou parallèles des relations échiquéennes
52
10. Résumé
53
CHAPITRE III
Recherches expérimentales
Partie 1
L’exploration visuelle de diagrammes de jeu d’échecs par des experts et des novices
Expérience 1
62
Méthode
63
Procédure
65
Résultats et Discussion
66
Expérience 2
73
Méthode
74
Procédure
75
Résultats et Discussion
76
Discussion générale des expériences 1 et 2
80
Partie 2
Perception anticipatoire des experts aux échecs
Expérience 3
84
Méthode
85
Procédure
87
Résultats et Discussion
88
Expérience 4
95
Méthode
96
Procédure
97
Résultats et Discussion
98
Discussion générale des expériences 3 et 4
102
CONCLUSION
104
REFERENCES
109
INTRODUCTION
Il y a plus d’un siècle, sous l’impulsion des travaux de Binet (1894), la mémoire
devint l’objet d’étude privilégié de la psychologie expérimentale française. Afin
d’appréhender les mécanismes, encore secrets, de la mémoire, Binet remit au goût du jour la
méthode introspective pourtant délaissée par les autres écoles de psychologie “moderne”.
Pour étudier la mémoire, Binet porta naturellement ses investigations vers les performances
exceptionnelles des grands calculateurs, mais il s’intéressa également aux joueurs d’échecs
capables de jouer des parties en aveugle (sans voir les échiquiers) et à la nature des
représentations mentales qu’élaboraient les joueurs pendant cet exercice. En analysant les
protocoles verbaux des joueurs d’échecs jouant en aveugle, Binet montra que la
représentation mentale de l’échiquier est, en fait, une reconstruction de la réalité où se
combinent l’image réelle de l’échiquier et les connaissances des joueurs.
“Cependant, nous ne croyons pas qu’on puisse comparer la représentation mentale,
même concrète, de l’échiquier, à ce que peut donner la vision réelle ; nous doutons fort que le
parallèle soit juste ; l’image visuelle diffère de la réalité ; elle en diffère comme un portrait
diffère d’une photographie, par l’effacement semi-volontaire de détails sans importance ; la
plus belle mémoire visuelle ne retient pas les choses telles qu’elles sont pour l’œil, mais opère
un choix intelligent qui dépend du but que l’on se propose en évoquant un souvenir.” (Binet,
1894, p.291). Pour Binet, ce résultat souligne à la fois les liens étroits qu’entretiennent la
mémoire et la perception et l’intérêt que l’on doit porter aux mécanismes perceptifs des
experts.
Nous verrons, dans le premier chapitre de l’étude présentée ici, comment cet axe de
recherche, amorcé par Binet (1894) a été prolongé par les travaux de de Groot (1946, 1965),
qui étudia également les protocoles verbaux de joueurs d’échecs. Puis, nous aborderons les
recherches de Chase et Simon (1973a) qui fournissent une description précise de la nature des
structures de connaissance en jeu dans la perception des experts. Nous étudierons en
particulier le rôle des chunks en détaillant la théorie de Chase et Simon (1973b), son apport
dans les travaux sur l’expertise échiquéenne, et sa modélisation dans MAPP (Simon &
Gilmartin, 1973). Nous présenterons ensuite les limites explicatives de la théorie du chunking
ainsi que les principales critiques faites à son encontre.
Le second chapitre aborde les nouvelles avancées théoriques et empiriques qui visent à
pallier les défauts du modèle de Chase et Simon (1973b). Nous présenterons tout d’abord les
travaux de Holding (1979, 1985, 1989a, 1989b, 1990, 1992), de Gobet et Simon (1996a,
1996b) et de Saariluoma (1990, 1992). Puis nous nous intéresserons précisément à la théorie
des templates (Gobet & Simon, 1996a, 1996b) et la LTWM (Ericsson & Kintsch, 1995). Nous
détaillerons, par la suite, la modélisation de la théorie des templates : CHREST (Gobet, 1993 ;
Gobet & Simon, 1998, 2000), modèle de l’expertise échiquéenne que nous considérons
comme le plus abouti à ce jour. Nous présenterons, ensuite, des études sur les mouvements
oculaires des joueurs d’échecs qui fournissent des données intéressantes sur les
caractéristiques de la perception experte (Charness, Reingold, Pomplun & Stampe, 2001 ; de
Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001a ; Reingold,
Charness, Pomplun, & Stampe 2001b).
Le troisième chapitre présente les recherches expérimentales que nous avons conduites
sur la perception experte. L’objectif de ces recherches, menées auprès de joueurs d’échecs de
différents niveaux d’expertise, est d’étudier l’interaction entre la perception et les
connaissances expertes. Pour cela, nous avons adapté au jeu d’échecs des paradigmes
classiquement utilisés dans les études sur les processus perceptifs, comme des tâches de
détection de changement de type “identique/différent” dans lesquelles les items sont présentés
pendant quelques secondes ou avec le “Flicker Paradigm” (présentation cyclique d’items
modifiés ou non).
Il est intéressant de noter que, dans les recherches expérimentales présentées ici, nous
appelons “experts” de bons amateurs au jeu d’échecs (dont le niveau de jeu est beaucoup plus
faible que celui de grand maîtres ou de maîtres). Le label “expert” est utilisé ici pour
contraster le niveau de ces joueurs expérimentés (ils jouent en club plusieurs fois par semaine)
avec celui de novices ou de débutants. Avec ce type de participants, nous étudions
l’acquisition de l’expertise échiquéenne et non véritablement l’expertise.
La première partie des recherches expérimentales (expériences 1 et 2) a pour objectif
d’étudier le décours temporel de l’exploration visuelle de positions de jeu mise en œuvre par
des joueurs d’échecs de différents niveaux. L’objectif est ici de fournir des arguments
empiriques étayant l’hypothèse selon laquelle les joueurs d’échecs expérimentés encodent,
grâce aux chunks qu’ils ont stockés en MLT, de manière non détaillée, les patterns de pièces
qu’ils considèrent comme “normaux”, et explorent en détail les patterns plus stratégiques. Il
s’agit, de plus, d’étudier l’ordre d’exploration des différents patterns présents sur l’échiquier
(patterns familiers et patterns “stratégiques”) selon le niveau d’expertise des participants.
Nous défendons l’hypothèse selon laquelle les patterns familiers présents sur l’échiquier
guident l’exploration visuelle des experts vers les éléments plus stratégiques.
L’objectif de la seconde série d’expériences présentées ici (expériences 3 et 4) est
d’étudier le caractère anticipatoire de la perception experte. Plus précisément, il s’agit ici de
montrer que la reconnaissance d’un extrait d’une scène dynamique aux échecs permet aux
experts d’anticiper le prochain coup et de focaliser leur attention sur la zone de l’échiquier où
ils pensent que ce coup va être joué.
CHAPITRE I
Les “chunks” : fondements d’une perception experte
« Aucun coup ne doit être joué sans but. »
Pedro Damanio
1. Les recherches princeps
1.1. De Groot (1946, 1965)
C’est en 1965 qu’est publiée la traduction en anglais d’une version révisée de la thèse
de de Groot écrite en 1946. Cet ouvrage relate une série d’études sur des experts au jeu
d’échecs. L’objectif des recherches de de Groot est d’arriver à une description généralisée de
la structure et de la dynamique des processus de pensée. L’auteur fait remarquer que s’il
existe de nombreux ouvrages sur les échecs, très peu s’intéressent aux mécanismes mentaux
que mettent en oeuvre les joueurs d’échecs. Dans sa thèse, de Groot se propose d’illustrer la
théorie de Selz (1922) qui considère la pensée comme une activité continue pouvant être
décrite sous la forme d’une chaîne linéaire d’opérations. De Groot a utilisé deux tâches
expérimentales très simples qui ont influencé la plupart des paradigmes expérimentaux
utilisés par la suite dans ce domaine de recherche. La première tâche consiste à demander à
des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise (de bons amateurs, des experts, des
maîtres, des grand maîtres dont deux champions du monde) de réfléchir à voix haute en même
temps qu'ils cherchent le meilleur coup à jouer dans une position donnée. La seconde tâche est
une tâche de mémorisation de positions de jeu.
Pour comprendre les mécanismes mentaux mis en oeuvre par les experts, de Groot
analyse les verbalisations d’experts et de débutants à qui il demande d’étudier à voix haute
(comme s’ils devaient vraiment jouer) des positions de jeu inconnues des joueurs, pour y
trouver le meilleur coup. L’étude des protocoles verbaux montre que le comportement des
sujets peut être découpé en épisodes, dont les limites sont marquées par d’abruptes
discontinuités d’attention. De Groot (1965) distingue trois phases dans le processus de
réflexion menant au choix d’un coup, lesquelles apparaissent de manière assez distincte.
Notre présentation reprend, pour l’essentiel, les propres termes de de Groot.
1. L’analyse de la position débute par une phase d’orientation d’environ 15 secondes
qui se divise elle-même en trois sous-étapes :
a. Une première étape dite “statique” dans laquelle le joueur détecte les traits les
plus importants de la position, ainsi que des relations fonctionnelles entre les pièces.
L’objectif de cette phase est de définir de quelle catégorie relève la position et d’y repérer
certains traits caractéristiques particuliers. Les catégories identifiées renvoient à des méthodes
de jeu plus ou moins détaillées qui orientent l’investigation des possibilités à venir et, par
conséquent, l’ensemble des mouvements à considérer.
b. Succède à la première étape, qui se déroule en quelques secondes, une étape
dite “dynamique”. Pendant cette étape, le joueur analyse grossièrement les menaces
principales, élabore les premiers plans d’attaque (i.e., les possibilités d’action) sans cependant
formuler de solutions. A ce stade, en combinant les différents plans d’attaque qu’il a
envisagés, le sujet établit ce que de Groot dénomme “le cœur dynamique” du problème sur
l’échiquier.
c. Enfin, dans une dernière étape, dite “évaluative”, le joueur porte un jugement
sur la position qu’il est en train d’analyser, en termes d’équilibre du matériel (avantage,
égalité ou infériorité) et de possibilités d’action. Notons que de Groot envisage qu’il puisse y
avoir des aller-retours entre les étapes b et c.
2. Après cette première phase d’orientation, suit une phase d’approfondissement
progressif. C’est, selon de Groot, la partie la plus importante de la recherche. Elle consiste
pour le joueur à examiner et à réexaminer les différents plans d’attaque envisagés. Pour
orienter sa recherche, le joueur construit un échantillon de possibilités (i.e., un échantillon de
différents coups possibles à jouer pour la position traitée) ; puis il analyse un des coups à
jouer à plusieurs reprises, à chaque fois de manière plus approfondie et en explorant de
nouvelles branches dans l’arbre des coups possibles. L’analyse des verbalisations a montré
que pour l’ensemble des joueurs, et ce quel que soit leur niveau d’expertise, la recherche des
différents coups à jouer est très sélective. Le joueur cherche un coup qui s’ajuste au mieux à
la méthode générale de jeu (définie par la catégorie dont relève la position à traiter) et qui
contribue à la solution du cœur du problème. S’il n’est dégagé qu’un seul coup intéressant,
alors ce coup devient automatiquement le favori. A ce niveau, ce sont donc, à la fois la
catégorie à laquelle appartient la position, la méthode de jeu générale, le cœur du problème, et
les coups considérés, qui sont importants pour définir la solution du problème présenté sur
l’échiquier.
3. Enfin, l’analyse de la position s’achève par une phase de résumé et de vérification.
Le joueur fait le résumé de ses recherches, combine certains plans d’attaque et en élimine
d’autres. Un coup favori est sélectionné puis le joueur essaie de vérifier si ce coup est
vraiment meilleur que les alternatives envisagées. Le problème pour le joueur est alors de
savoir s’il faut jouer ou non le coup favori. Comme le remarque l’auteur, tout se passe comme
si le joueur cherchait à se convaincre que le coup favori est objectivement le meilleur.
L’analyse des verbalisations montre que les joueurs les plus forts ne font pas une
évaluation plus exhaustive des différents coups à jouer que les joueurs plus faibles. Tous les
joueurs sont très sélectifs dans leur recherche, n’accordant leur attention qu'à une portion
réduite des coups et séquences de coups possibles. Pour de Groot, un maître n’envisage pas
nécessairement plus de possibilités de jeu, mais les coups qu’il sélectionne sont plus
pertinents, ce qui permet une évaluation plus facile, et surtout plus efficace, de la position.
L’analyse des protocoles a montré que les joueurs les plus forts saisissent le sens des positions
après seulement quelques secondes d’exposition, en intégrant les traits stratégiques principaux
et en accédant immédiatement à l’un des meilleurs coups à jouer. Les verbalisations montrent
qu’en analysant une position, les maîtres savent très rapidement de quoi il retourne, dans
quelle direction ils doivent chercher ; ils “voient” immédiatement le cœur du problème dans la
position, là où les joueurs plus faibles le trouvent avec difficulté – ou l’ignorent
complètement. De Groot souligne toutefois, que s’il en a besoin pour analyser une position ou
extraire un plan d’attaque, un maître peut calculer en profondeur 5, 6, ou 7 coups, ce qui est
impossible pour les joueurs moins expérimentés.
Cependant, si les verbalisations analysées par de Groot apportent de nombreuses
informations, elles conduisent également l’auteur à considérer qu’elles ne peuvent éclairer
entièrement les mécanismes en jeu (“chess thinking is typically non-verbal” de Groot, 1965,
p. 335). Ainsi de Groot souligne-t-il la nécessité d’élaborer de nouvelles méthodes pour
étudier la nature des connaissances expertes. Dans ce sens, il réalise une expérimentation,
véritable lancement de toutes les recherches actuelles sur ce thème (Vicente & Brewer, 1993,
dans un article sur les erreurs dans les citations des travaux de de Groot, relèvent que le livre
de de Groot a été cité en moyenne, entre 1966 et 1988, près de 10,5 fois par an). L’expérience
proposée par de Groot est inspirée d’une tâche élaborée par Djakow, Petrowski et Rudik
(1927) que de Groot a modifiée sur plusieurs points : le temps de présentation est désormais
contrôlé (de 2 sec. à 15 sec.) et les positions sont tirées de parties jouées. La tâche consiste à
demander à des joueurs d’échecs de différents niveaux de mémoriser des configurations de
jeu présentées pendant un temps bref. La recherche de de Groot est conduite auprès de quatre
joueurs experts au jeu d'échecs (dont de Groot lui-même). Après la phase de mémorisation,
les joueurs doivent rappeler les configurations mémorisées, soit verbalement pour les deux
participants les plus experts, soit en plaçant des pièces sur un échiquier vide pour les deux
autres. Le nombre de pièces correctement placées permet l’évaluation des performances de
mémorisation des sujets.
Les résultats montrent des différences importantes dans le rappel des joueurs de
niveaux différents. Les maîtres sont capables de rappeler la quasi-totalité de la position (avec
une moyenne de 93% de pièces correctes), alors que de bons amateurs (l’équivalent de
joueurs de classe A) ne réalisent que 50% de replacements corrects. L’analyse des protocoles
montre également que les différentes zones d’un échiquier réclament des degrés d’attention
variables. Les zones les plus familières (e.g., les positions inchangées des pièces, les positions
de roi roqué) sont explorées “seulement en passant” – les joueurs les reconnaissent très
rapidement – alors que d’autres zones attirent davantage l’attention des sujets. Les
caractéristiques inhabituelles, qui échappent à un cadre typique (e.g., une pièce exposée, un
pion avancé, une batterie de pièces puissantes), réclament une analyse plus détaillée.
A partir de l’analyse des protocoles verbaux recueillis après la tâche de mémoire, de
Groot montre aussi que les relations essentielles entre les pièces, leurs mobilités et leurs
possibilités de capture, leurs coopérations ou oppositions, sont souvent perçues et retenues
mieux que la position des pièces elles-mêmes. Lorsque les maîtres reproduisent des positions,
les relations sont continuellement mentionnées, non seulement la nature spatiale des relations
(e.g., “la reine est épaulée de deux cavaliers”) mais aussi les relations de nature fonctionnelle
et dynamique (e.g., les possibilités de capture par clouage, la mobilité, le contrôle des cases,
etc.). Les mouvements possibles ou même des continuations plus profondes sont souvent vus
pendant les 5, ou même les 2 ou 3 premières secondes. L’analyse des erreurs de reproduction
des positions montre que la perception est souvent d’abord dynamique dans le sens où elle ne
consiste pas en la simple récupération de ce qui est perçu mais qu’elle intègre des
connaissances additionnelles. Une pièce est souvent placée sur une case où le sujet aimerait
qu’elle soit parce qu’elle a une valeur stratégique (e.g., une case centrale ou une case que
l’adversaire voulait tenir).
Pour rendre compte de la supériorité des joueurs les plus expérimentés, de Groot
propose que ces derniers encodent de manière automatique, en quelques secondes, une
position donnée grâce à des connaissances particulières en mémoire : les “grands complexes”.
Ces grands complexes peuvent être considérés comme des unités de perception et de
signification. Ces connaissances – une position de roi roqué, une structure de pions, un
nombre de pièces coopérantes – permettraient au joueur d’encoder des ensembles de pièces
plutôt que des pièces individuelles. De plus, l’activation de ces grands complexes entraînerait
l’activation d’un ensemble de méthodes de jeu possibles. “The chessmaster sees in a few
seconds ‘What’s cooking in a certain position’, i.e., which typical playing methods the
situation on the board demands, enables him to begin his investigation in a highly specific
direction” (de Groot, 1965, p. 297). L’activation de méthodes de jeu permettrait d’orienter la
recherche de l’expert vers les développements les plus prometteurs et réduirait
considérablement son espace de recherche. Pour de Groot, ces méthodes de jeu associées en
mémoire à des configurations particulières représentent, pour un maître, un véritable
“arsenal”. “[…] a typical complex of position characteristics actualizes corresponding
combinatorial ideas or strategic goals and plans. The extensive and finely differentiated
system of such correspondences (linkings) is, so to speak, the arsenal of the chessmaster.” (de
Groot, 1965, p. 297). Par exemple, lorsqu’un joueur suffisamment expert reconnaît un type
d’ouverture grâce à la disposition des pièces, il peut voir quelles manœuvres il peut
commencer sur les ailes, et savoir immédiatement ce qui se passe et ce qui, en principe,
devrait se passer selon la configuration typique des pièces – il le sait par expérience. C’est
parce que la nature typique de la configuration, les relations fonctionnelles et/ou dynamiques
des grandes unités, peuvent être perçues que l’expert est capable, en un court laps de temps,
d’appréhender une position complète.
Pour de Groot, les résultats obtenus dans ses recherches mettent l’accent sur
l’interaction entre les connaissances dont dispose l’expert et leur influence sur la perception.
Il est clair pour l’auteur que l’apparition immédiate et rapide des aspects dynamiques d’une
position, des calculs combinatoires possibles, des possibilités, sont les fruits de l’expérience
d’un maître. Ce qu’un maître active automatiquement, grâce à son expérience, en regardant
une position (les buts et moyens stratégiques, les procédures standard associées à cette
position), un joueur moins expérimenté doit le reconstruire uniquement à partir de ce qu’il
perçoit. Le maître voit, littéralement, d’une manière totalement différente (et plus adéquate)
qu’un joueur plus faible. Selon de Groot, la grande différence entre un maître et un joueur
plus faible, particulièrement pendant le temps attribué à la recherche du cœur du problème, et
pour la découverte de l’action à réaliser sur l’échiquier, est principalement due à des
différences de perception. Comme l’avance de Groot (1946, 1965) “Un maître ne cherche pas
le bon coup, il le voit”. L’auteur souligne qu'il utilise à dessein le même terme “voir” (seeing)
pour désigner à la fois les opérations de nature perceptive et celles, plus abstraites, qui
désignent l’élaboration d’hypothèses sur les développements possibles. Ces deux
significations lui semblent indissociables.
1.2. Chase et Simon (1973a) : une définition opérationnelle des chunks
Si les recherches princeps de de Groot (1946, 1965) ont établi l’importance de la
recherche sélective, elles ne permettent pas de définir précisément quelles structures
perceptives permettent aux joueurs d’échecs une rapide identification des éléments essentiels
d’une situation. Chase et Simon (1973a) ont répliqué la tâche de rappel élaborée par de Groot
(1946, 1965) afin d’analyser plus en détail les protocoles de joueurs d’échecs de différents
niveaux et de préciser certains points théoriques. L’hypothèse avancée par Chase et Simon
(1973a) est la suivante : puisque les maîtres (aux échecs) sont contraints par les limites de la
mémoire à court terme (Miller, 1956), leurs performances supérieures (dans des tâches de
rappel) doivent être liées à leur capacité à percevoir des structures dans les positions de jeu et
à les encoder selon un certain nombre de chunks. Les objectifs de la série d’expériences
conduites par Chase et Simon (1973a) sont, d’une part, d’élaborer une théorie de l’acquisition
de l’expertise échiquéenne en approfondissant, à travers le concept de chunk, la notion de
“grands complexes” proposée par de Groot (1946, 1965), et d’autre part, de modéliser cette
théorie.
Dans cette série d’expériences, Chase et Simon ont proposé deux tâches
expérimentales à des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise. Le nombre de
participants à cette étude est très faible puisqu’il n’est constitué que de trois joueurs : une
débutante, un joueur de classe A (joueur de niveau intermédiaire), et un maître. Les auteurs
ont construit 28 positions de jeu d’échecs : des configurations issues de parties réalistes (20
positions) et des configurations dans lesquelles les pièces sont disposées aléatoirement sur
l'échiquier (8 positions). Chaque position comprenait 25 pièces en moyenne.
La première tâche est une épreuve de perception dans laquelle les sujets ont à
reconstruire 14 positions de jeu (10 positions “réalistes” et 4 positions “aléatoires”). Dans
cette tâche, deux échiquiers sont placés devant le participant. L’une des 14 positions élaborées
par les auteurs est présentée à gauche du sujet et l’autre échiquier, vide, est placé en face du
sujet. Toutes les pièces sont placées à droite de l’échiquier vide (voir figure 1 pour une
illustration de la procédure). La tâche du participant est de reconstruire la position sur
l’échiquier placé devant lui le plus rapidement et le plus précisément possible en jetant des
coups d’œil sur la position à sa gauche aussi souvent qu’il le désire.
Figure 1. Illustration de la procédure utilisée dans la tâche
de perception (Chase & Simon, 1973a).
La seconde épreuve est une tâche de mémoire. La procédure utilisée dans cette tâche
est quasi-similaire à celle utilisée par de Groot (1946, 1965), excepté qu’ici plusieurs essais
d’une durée contrôlée sont accordés aux participants pour chaque position. Les échiquiers ont
été placés exactement comme dans la tâche de perception. Le participant peut regarder la
position originale sur sa gauche pendant 5 secondes, puis une séparation est placée entre la
position originale et l’échiquier vide. Le participant doit alors placer le plus de pièces possible
sur l’échiquier vide en face de lui, en prenant le temps qu’il veut (en moyenne, les sujets n’ont
pas pris plus d’une minute). Si toutes les pièces n'ont pas été replacées, les pièces qui ont été
positionnées sont retirées de l'échiquier et le joueur réalise un nouvel essai. Sept essais de 5
secondes sont ainsi effectués pour une même configuration (pour les positions aléatoires, le
nombre d’essais est généralement inférieur du fait de la difficulté de la tâche). Dans la tâche
de mémoire, chaque participant traite 10 positions réalistes et 4 positions aléatoires (voir
figure 2 pour un exemple).
Configuration “réaliste”
Configuration “aléatoire”
Figure 2. Exemples de configurations réaliste et aléatoire.
Les données ont été analysées en vue de déterminer de combien de pièces est
typiquement constitué un chunk, quelle est la taille relative des chunks d’un maître et de
joueurs plus faibles, et combien de chunks les joueurs restituent après une brève vision d’une
position. Dans les deux tâches expérimentales, les comportements des sujets ont été filmés.
Les données recueillies par Chase et Simon (1973a) suggèrent, tout d'abord, que les
joueurs de niveaux différents ne se différencient pas par leur capacité de mémoire “pure”. En
effet, lorsque les configurations présentées sont aléatoires, les performances de rappel sont
équivalentes (environ quatre pièces sont rappelées après 5 secondes de mémorisation).
Lorsque les configurations sont issues de parties réalistes, les résultats observés dans la tâche
de mémorisation indiquent que les performances de rappel des trois sujets diffèrent
considérablement : le maître rappelle beaucoup plus de pièces que le joueur de classe A et la
débutante. Après 5 secondes de présentation d'une configuration, la débutante rappelle
environ 4 pièces, alors que le joueur de classe A en rappelle environ 8, et le maître autour de
16.
Les résultats montrent également que les joueurs ne replacent pas les pièces une par
une, mais par groupes. Plus précisément, une pratique générale des joueurs est de placer en
premier des groupes de pièces dont ils pensent bien se souvenir, puis de rechercher en
mémoire des pièces additionnelles. Notons que lorsque les joueurs ont replacé des groupes de
pièces, il y a relativement peu d’erreurs dans leur rappel, alors que quand les joueurs ont posé
les pièces une par une (parfois des pions étaient placés par paires ou par triades), il existe un
temps de réflexion entre chaque placement de pièce et les erreurs sont plus fréquentes. Un
questionnaire post-expérimental a montré que, dans de nombreux cas, les joueurs paraissent
plus sûrs de la position que les pièces auraient dû avoir (e.g., les emplacements sur lesquels
les pièces sont le plus souvent placées dans des parties réalistes), que de la position qu’elles
avaient réellement sur l’échiquier à reconstruire. De plus, les résultats ont montré que le
nombre et la taille des regroupements sont liés au niveau d’expertise des joueurs, les joueurs
les plus forts replaçant plus de groupes de pièces et des groupes plus grands que les joueurs
plus faibles.
Pour délimiter précisément la taille et le nombre des groupes de pièces observés dans
les protocoles, Chase et Simon ont mesuré la longueur des pauses entre chaque placement de
pièce, et ont analysé les relations échiquéennes qu’entretiennent deux pièces placées
successivement. Ils ont, ensuite, croisé ces deux variables. Dans un premier temps, l'examen
de la distribution des pauses, dans la tâche de perception et dans la tâche de mémoire, a
permis aux auteurs de distinguer deux types de pauses, des pauses courtes (inférieures ou
égales à 2 secondes) et des pauses longues (de plus de 2 secondes). Cette “frontière” autour
de 2 secondes permettrait, selon Chase et Simon, de délimiter les chunks. Une pause
inférieure ou égale à 2 secondes entre le placement successif de deux pièces signifierait que
ces pièces appartiennent à un même chunk, alors qu’une pause longue indiquerait le début
d’un nouveau chunk. Dans un second temps, pour confirmer ce critère de délimitation entre
les chunks, Chase et Simon ont étudié conjointement le nombre et la nature des relations
échiquéennes qu’entretiennent les pièces séparées par des pauses courtes (supposées
appartenir à un même chunk), et les pièces séparées par des pauses longues (supposées
appartenir à deux chunks différents). Pour ce faire, les auteurs ont repéré, dans les protocoles
des sujets, l’occurrence des 5 relations échiquéennes suivantes :
1- Relation d’attaque : lorsque l’une des deux pièces attaque l’autre ;
2- Relation de défense : lorsque l’une des deux pièces défend l’autre ;
3- Relation de proximité : lorsqu’une pièce se situe sur l’une des huit cases
adjacentes à l’autre pièce ;
4- Couleur commune : lorsque les pièces sont de la même couleur ;
5- Type commun : lorsque les pièces sont du même type (toutes sont des pions,
des tours, etc.).
Les résultats ont montré que les pièces séparées par des pauses courtes entretiennent
entre elles beaucoup plus de relations échiquéennes (attaque, défense, proximité, couleur, et
type) qu’avec les pièces placées après des pauses longues. Une analyse des données a montré
que l’ensemble des chunks placés par les joueurs appartenait à au moins l’une des catégories
suivantes (voir figure 3 pour des exemples) :
-
Une variété de chunks constitués de pions (avec éventuellement une tour ou
des pièces mineures) dans des configurations classiques de roi roqué ;
-
Une variété de chunks constitués de la première rangée inchangée de
l’échiquier ;
-
Une variété de chunks constitués de chaînes de pions, de paires de tours, de
configurations associant la reine et l’une des tours ;
-
Une variété de configurations classiques de pièces attaquantes, spécialement le
long d’une ligne, d’une diagonale, ou autour de la position adverse du Roi roqué (ou parfois
vers d’autres positions vulnérables). Bien que cette dernière catégorie de chunks ne représente
qu’un faible pourcentage de l’ensemble des chunks placés par les sujets et qu’elle n’ait été
observée que dans les protocoles du joueur le plus expérimenté, nous verrons comment ces
chunks ont joué, pour Chase et Simon, un rôle théorique important.
Figure 3. Exemples de chunks.
Pour rendre compte de l’ensemble de ces résultats, Chase et Simon proposent que les
joueurs les plus expérimentés utilisent leurs nombreuses connaissances échiquéennes pour
reconnaître plus rapidement des patterns familiers (des ensembles de pièces rencontrés
fréquemment dans des parties ou dans la littérature échiquéenne) et les encoder sous le format
de chunks perceptifs. L’activation des chunks permettrait alors une mémorisation plus rapide
et plus efficace des positions structurées (i.e., réalistes), mais pas des positions aléatoires. Sur
la base des nombreuses données recueillies dans leurs expériences, Chase et Simon vont
définir un chunk comme un groupe de pièces, constitué de 2 à 5 pièces, qui entretiennent de
nombreuses relations échiquéennes entre elles (des relations perceptives – proximité, couleur
et/ou type, et des relations sémantiques – attaque/défense) et peu avec les pièces d’un autre
chunk. Selon les auteurs, un chunk est une structure de connaissance à la fois perceptive et
sémantique. Un chunk est une unité perceptive qui permet la reconnaissance rapide et efficace
de patterns familiers. Cette reconnaissance s’appuie sur l’identification de relations
échiquéennes de nature perceptive comme les relations de proximité, de couleur et de type.
Mais certains chunks seraient également des unités sémantiques. Les pièces à l’intérieur d’un
chunk entretiennent des relations de défense mutuelle, des relations d’attaque sur de petites
distances, et des attaques typiques ( e.g., fourchettes, clouages) souvent dirigées vers la
position du roi roqué adverse ou vers des positions vulnérables. Dans ce cas, le rôle d’un
chunk n’est pas limité à la simple reconnaissance de patterns familiers, mais il peut informer
le joueur de la faiblesse ou de la force de la position traitée, et éventuellement lui indiquer le
prochain coup à jouer, la stratégie à employer, etc. Selon Chase et Simon, un joueur d’échecs
suffisamment expert aurait donc à sa disposition des chunks purement perceptifs et des
chunks à la fois perceptifs et “stratégiques” stockés en MLT. Pour les auteurs, la présence de
ces deux types de chunks expliquerait la capacité qu’ont les joueurs les plus expérimentés à
mettre en œuvre un traitement perceptif rapide leur permettant d’encoder en un coup d’œil
l’essence d’une position (i.e., localiser la zone la plus importante ou identifier les positions
saillantes) présentée brièvement, lorsque celle-ci est reliée au domaine d’expertise. Tout
comme de Groot, Chase et Simon ont supposé que le grand avantage des joueurs experts
réside dans l’interaction entre leurs connaissances échiquéennes et les processus perceptifs
qu’ils mettent en oeuvre lors de l’exploration d’une position de jeu. Pour identifier les zones
importantes d’une position, un maître reconnaîtrait des configurations de pièces qui sont liées
à la stratégie immédiate de jeu, des chunks “stratégiques”. Ces chunks seraient utilisés comme
des “index” pour l’activation de certaines structures de la MLT permettant le déclenchement
des mouvements possibles (la notion de chunks “stratégiques” rejoint directement la
proposition de Groot qui suggère que certains grands complexes sont associés, en MLT, à des
méthodes typiques de jeu). La recherche du meilleur coup parmi les mouvements possibles
activés est orientée vers les branches les plus prometteuses dans l’espace des mouvements
possibles d’une position donnée. Ainsi, les joueurs les plus forts peuvent trouver de très bons
mouvements en ne générant qu’un petit nombre d’états potentiels.
Chase et Simon défendent donc l’idée d’un avantage perceptif et mnésique comme
composante fondamentale de l’expertise échiquéenne et décrivent cet avantage principalement
en termes de reconnaissance de chunks (perceptifs et stratégiques). Les auteurs vont intégrer
l’ensemble des résultats qu’ils ont obtenus et les premières interprétations théoriques qu’ils
ont proposées, dans un modèle de l’acquisition de l’expertise aux échecs : la théorie des
chunks.
2. Des chunks pour structurer la perception
2.1. La théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a, 1973b)
Les recherches de de Groot (1946, 1965) et de Chase et Simon (1973a) ont souligné
deux traits fondamentaux de l’expertise liés à la richesse des connaissances du domaine
d’expertise : la reconnaissance de patterns et la sélectivité de la recherche. La première
tentative pour lier ces deux traits en une seule théorie a été élaborée par Chase et Simon
(1973b) dans la théorie des chunks. Pour expliquer comment les joueurs expérimentés sont
capables de retenir en mémoire la quasi-totalité des positions présentées pendant quelques
secondes, performance qui ne se reproduit pas avec des positions aléatoires (Chase & Simon,
1973a), et comment ils peuvent trouver très rapidement le meilleur coup à jouer (de Groot,
1946, 1965), Chase et Simon (1973b) proposent que, durant l’acquisition de leur expertise, les
joueurs d’échecs ont mémorisé implicitement des chunks perceptifs en MLT correspondant à
des patterns de pièces souvent rencontrés dans les parties qu’ils ont jouées ou étudiées. La
théorie des chunks est une théorie à deux composantes, une composante de reconnaissance de
patterns familiers, et une composante qui permet l’association entre les chunks et les coups à
jouer (la théorie des chunks est également appelée théorie de reconnaissance-association). Si
Chase et Simon (1973b) ont développé ces deux composantes dans leur théorie, ils ont
toutefois détaillé davantage le rôle des chunks dans la reconnaissance de patterns familiers.
Selon la théorie des chunks, pendant la présentation d’une position issue d’une partie,
les nombreux chunks perceptifs stockés dans la MLT vont permettre aux joueurs
expérimentés de reconnaître des patterns de pièces familiers sur l’échiquier. Un label
désignant chaque chunk activé en MLT sera alors placé en MCT dont la taille est limitée à 7 ±
2 chunks (Miller, 1956).
Les chunks sont stockés en MLT et organisés dans un
réseau hiérarchique de discrimination
Les patterns familiers
sont reconnus et
activent en MLT
les chunks
MCT dont la capacité
est limitée à 7 ± 2 chunks
(Miller, 1956)
Chaîne
de pions
Roi
roqué
Cavalier
Reine
Des labels, désignant les
chunks activés en MLT, sont
placés dans la MCT pour
reconstruire la position.
Position de jeu
présentée pendant
5 secondes
Echiquier à
remplir
Figure 4. Schéma illustrant les mécanismes en jeu dans la tâche de mémorisation.
Les labels stockés provisoirement en MCT permettent une localisation et une
récupération rapide du contenu des chunks stockés en MLT. Comme les maîtres ont
davantage de chunks et que certains de ces chunks sont plus grands que ceux de joueurs plus
faibles, il leur est alors plus facile de mémoriser une position. Dans le cas de positions
aléatoires, peu de patterns sont reconnus et la supériorité des joueurs expérimentés disparaît
quasiment. Nous proposons dans la figure 4 un schéma illustrant les mécanismes en jeu, selon
la théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a), dans la tâche de mémorisation.
Pour rendre compte du comportement des joueurs d’échecs lors de la résolution de
problèmes, Chase et Simon (1973b) ont proposé une extension de la théorie des chunks, le
modèle de “l’œil de l’esprit” (Mind’s eye). Dans ce modèle, Chase et Simon expliquent
comment la reconnaissance perceptive de patterns familiers mène, dans certains cas, à
l’activation de coups ou de plans possibles. Selon les auteurs, un pattern familier est
représenté en MLT par un chunk associé à un ensemble d'instructions (permettant de
reconstituer une représentation du pattern comme une image interne) qui contient des
informations additionnelles sur les coups plausibles. Ainsi, la reconnaissance de patterns
présents sur l'échiquier active automatiquement les chunks correspondants en MLT, et
déclenche en même temps les coups adéquats qui seront par la suite placés en MCT pour être
davantage examinés. Par exemple, aux échecs, la présence d'une colonne ouverte dans une
position pourrait activer une production comme : “Si une colonne est ouverte, alors essayer de
l'occuper avec une tour”. Le choix d'un coup dépend alors, non d'une recherche approfondie
au travers de l'ensemble des possibilités, mais est avant tout basé sur une reconnaissance de
patterns et sur une recherche sélective. La théorie des chunks peut être formalisée par un
système de production (Newell & Simon, 1972). Les chunks jouent le rôle de “condition” de
production : chaque chunk en MLT est une condition qui peut être satisfaite par la
reconnaissance de patterns sur l'échiquier, et l'action consiste à évoquer un coup associé aux
patterns. Toutefois, cet aspect de la théorie qui tend à montrer que les chunks suggèrent les
bons mouvements aux maîtres n’a guère été exploré par les auteurs.
2.2. Modélisation de la théorie des chunks : MAPP
Certains aspects de la théorie des chunks ont été implémentés par Simon et Gilmartin
(1973) dans un programme informatique dénommé MAPP (Memory-Aided Pattern Perceiver)
capable de simuler la MLT de joueurs d’échecs faibles ou celle de maîtres dans des tâches de
mémorisation de positions de jeu d’échecs. A l’instar de de Groot (1946, 1965 ) et de Chase et
Simon (1973a, 1973b), Simon et Gilmartin (1973) défendent l’idée que l’expertise
échiquéenne requiert l’acquisition d’une grande base de chunks et d’un réseau de
discrimination approprié.
Le programme MAPP intègre une composante “d’apprentissage” et une composante
de “performance”. La composante “d’apprentissage” utilise les mécanismes d’apprentissage
d’EPAM (Elementary Perceiver And Memorizer ; Feigenbaum, 1963). Le réseau EPAM (un
réseau de discrimination) est stocké en mémoire comme une structure de liste organisée selon
un arbre hiérarchique. Chaque nœud de la structure indique la position d’un pattern de pièces
sur l’échiquier, c’est-à-dire la rangée et la colonne relative à chaque pièce du pattern. EPAM
intègre deux types d’apprentissage. Lorsqu’un pattern de pièces est encodé, des tests de
comparaison sont exécutés sur la base des traits perceptifs du pattern (le type – un fou, par
exemple – et la couleur du pattern – noir par exemple) à chaque nœud du réseau. A ce niveau,
deux cas de figure peuvent se présenter. Soit le pattern de pièces encodées est quasi-similaire,
d’un point de vue perceptif, à un chunk déjà stocké dans le réseau de discrimination. Dans ce
cas, l’image du chunk peut être améliorée par l’intégration des nouvelles caractéristiques du
pattern encodé. C’est le mécanisme de familiarisation. Soit le pattern activé ne ressemble pas
suffisamment à un chunk pré-existant dans le réseau. Dans ce cas, un nouveau test et un
nouveau nœud sont ajoutés au réseau ; le test porte sur l’une des caractéristiques perceptives
du pattern permettant de le différencier du chunk le plus similaire d’un point de vue perceptif.
Il s’agit là du mécanisme de discrimination. Le réseau de discrimination est donc capable
“d’intégrer” de nouveaux patterns. C’est le rôle de “l’appreneur de pattern” (pattern learner).
Chaque nœud terminal du réseau d’EPAM correspond au nom d’un chunk. Le réseau de
discrimination permet une rapide catégorisation des chunks spécifiques au domaine et rend
compte de la vitesse avec laquelle les experts “voient” les patterns sur l’échiquier.
La composante de “performance” est constituée de trois parties : le “détecteur de
pièces pertinentes” (salient piece detector), le ”discriminateur de patterns” (pattern
discriminator), et le “décodeur de chunks” (chunk decoder). Dans un premier temps, le
détecteur de pièces pertinentes sélectionne sur l’échiquier les pièces pertinentes en simulant
les mouvements oculaires de joueurs d’échecs qui se préparent à reconstruire de mémoire une
position de jeu (cette partie de MAPP est dérivée de PERCEIVER qui simule les mouvements
oculaires de sujets qui se préparent à jouer un mouvement). Lorsque l’on présente une
position, MAPP assigne un niveau de pertinence à chaque pièce. Le niveau de pertinence
d’une pièce est fonction de son type, du nombre de pièces adjacentes, et du nombre de pièces
avoisinantes qu’elle défend. Dans un second temps, le “discriminateur de pattern” va
rechercher dans le réseau de discrimination les patterns qui incluent les pièces pertinentes
sélectionnées. La recherche est alors dirigée par le réseau d’EPAM qui sert de MLT et dirige
l’attention du “discriminateur de pattern” sur les prochains éléments à considérer. Le
“discriminateur” va stocker les labels, ou les noms des patterns reconnus, en MCT. Ce
processus se déroule jusqu’à ce que l’attention ait été dirigée sur toutes les pièces pertinentes
ou que la MCT soit saturée (la MCT a une capacité limitée, donc seul un petit nombre de ces
noms, environ sept, peut être stocké). Enfin, le “décodeur de chunks” reproduit la position
originale avec les éléments pouvant être récupérés grâce aux informations maintenues dans la
MCT. Le décodeur utilise chaque label stocké dans la MCT comme un point d’entrée dans le
réseau d’EPAM, d’où il peut extraire une liste de pièces appartenant au pattern traité (en
quelques centaines de millisecondes). Ces pièces sont alors placées sur les cases de
l’échiquier vide. La structure de MAPP est décrite dans la figure 5.
Pattern
de pièces
Réseau EPAM
Appreneur de
patterns
(EPAM)
Décodeur
de chunks
Détecteur de
pièces
pertinentes
Position originale
I
Pièce
pertinente
Discriminateur
de patterns
(EPAM)
Position reconstruite
Chunks
en MCT
Figure 5. Principaux processus de MAPP. La composante “d’apprentissage” est
montrée dans la moitié supérieure de la figure ; les trois parties de la composante
de “performance” dans la moitié inférieure (d’après Simon & Gilmartin, 1973).
Les performances observées par Simon et Gilmartin montrent des concordances
substantielles entre les données de joueurs d’échecs (maître et classe A) et celles de MAPP.
Ces corrélations concernent le pourcentage de pièces remémorées après une brève exposition
de positions (5 et 10 secondes), le type de pièces replacées, les relations échiquéennes entre
des pièces successives dans la reconstruction, l’organisation de ces pièces en chunks, et les
séquences avec lesquelles les pièces ont été replacées sur l’échiquier. Simon et Gilmartin ont
également évalué la taille du répertoire de patterns familiers que les joueurs d’échecs ont en
MLT. Les auteurs ont estimé que l’expertise aux échecs devrait requérir entre 10000 et
100000 chunks en mémoire (dans la littérature, le nombre de 50000 chunks est souvent
mentionné). Si ce nombre de chunks a pu sembler surestimé (Holding, 1985), des expériences
récentes ont confirmé la plausibilité d’un tel nombre de chunks stockés en MLT (Gobet &
Simon, 1996a ; Saariluoma, 1994), qui pourrait même atteindre quelque 300000 chunks
(Gobet & Simon, 2000). Nous verrons par la suite le rôle qu’ont joué PERCEIVER, EPAM et
MAPP dans l’élaboration du modèle de l’acquisition de l’expertise échiquéenne le plus abouti
à ce jour : CHREST (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 2000).
Pour résumer, la théorie de Chase et Simon (1973a, 1973b) issue de la psychologie du
traitement de l’information, et sa modélisation (MAPP, Simon & Gilmartin, 1973)
considèrent que la force d’un maître est basée sur les dizaines de milliers de chunks qu’il a
stockés en MLT durant des années de pratique et d’étude des échecs. Pour Chase et Simon, la
composante fondamentale de l’expertise échiquéenne réside en un avantage perceptif,
avantage que les auteurs décrivent principalement en termes de reconnaissance de patterns
familiers, d’activation de chunks perceptifs, mais aussi d’activation de chunks plus
stratégiques qui fournissent aux experts un accès rapide aux connaissances sémantiques
(mouvements, plans, tactiques).
3. Les limites de la théorie des chunks
Si la théorie des chunks de Chase et Simon a constitué une avancée majeure dans la
compréhension de la mémoire experte, elle a néanmoins rencontré des difficultés pour
expliquer certains résultats expérimentaux. Celles-ci sont principalement de trois types.
1. Le rappel des experts “résiste” à des tâches interférentes ;
2. Les experts ont, dans certaines tâches de mémoire, des performances supérieures à
ce que prédit la théorie des chunks ;
3. La théorie des chunks n’accorde pas suffisamment de place aux informations de
haut niveau, notamment stratégiques.
3.1. La théorie des chunks à l’épreuve des tâches interférentes
Dans une série de quatre expériences conduites auprès de joueurs d’échecs de
différents niveaux (des joueurs de classe A considérés comme de bons amateurs et des joueurs
de classe C considérés comme débutants), Charness (1976) intercale, entre la présentation des
positions de jeu d’échecs et leur rappel, des délais de rétention et/ou des tâches interférentes.
Dans une première expérience, Charness étudie les effets de la répétition en introduisant un
intervalle de rétention entre la présentation d’un diagramme et le rappel. Trois conditions
expérimentales sont contrastées par Charness : un rappel immédiat, un rappel après un
intervalle de 30 secondes où les consignes données aux sujets sont de répéter le matériel, et un
rappel après une période de 30 secondes où les consignes sont d’éviter la répétition. Les
résultats ne montrent pas d’effet du type de condition sur la précision du rappel des sujets. Les
performances des joueurs ne chutent, en moyenne, que de 6 à 8%, ce qui est peu comparé à
des expériences effectuées avec le même type de paradigme dans d’autres domaines.
Cependant, la mesure des latences de réponse montre un effet significatif du type de consigne.
Les latences de réponse des sujets (classes A et C) augmentent, en moyenne, de 2.5 secondes
quand les consignes indiquent explicitement d’éviter les répétitions pour mémoriser le
matériel. Considérant que l’une des caractéristiques du matériel placé en MCT est qu’il est
accessible immédiatement, Charness suggère que les longues latences qui suivent les
consignes de non-répétition indiquent que les informations extraites des positions de jeu
d’échecs ont été placées en MLT. Dans les expériences 2 et 3, Charness élabore plusieurs
tâches interférentes variant par leur complexité, comme énoncer ou classer des chiffres,
compter à rebours, reproduire des symboles, ou effectuer des rotations mentales. A l’instar
des résultats obtenus avec la présence d’intervalles temporels entre la présentation des items
et leur rappel, les données des expériences 2 et 3 montrent que les tâches interférentes,
lesquelles devaient empêcher la répétition, génèrent un effet important sur le temps de
récupération (en le doublant) mais seulement un effet léger (non significatif) sur la précision
du rappel (une diminution de 6%). Dans l’expérience 4, Charness utilise une tâche
interférente mettant en jeu du matériel échiquéen. Avant de rappeler les pièces qu'ils viennent
de mémoriser, les sujets doivent nommer des pièces ou juger du meilleur coup à jouer dans
une nouvelle configuration. Les résultats obtenus montrent que ces tâches n'affectent
pratiquement pas les performances de rappel.
Cette série d’études sur les tâches interférentes remet en question une explication des
performances qui s’appuyerait sur une liste de chunks ou de noms de chunks en MCT (Chase
& Simon, 1973a, 1973b). Pour Charness, les informations extraites de positions de jeu
d’échecs ne sont pas altérées par des traitements interférents et ne sont pas récupérées
immédiatement car elles ne sont pas stockées en MCT. Selon l’auteur, les informations
extraites durant les quelques secondes de présentation de la position sont rapidement
transférées en MLT, ce qui les met à l’abri d’interférences proactives. L’expérience des
joueurs déterminerait la rapidité avec laquelle les informations seraient transférées en MLT.
“With well-structured or meaningful chess material, […] subjects rapidly fixate the
information in LTM. Retroactive and proactive factors merely delay access to that
information ” (Charness, 1976, p.653).
La même année, Frey et Adesman (1976) conduisent une série d’expériences pour
prolonger les résultats obtenus par Chase et Simon (1973a) et Charness (1976). La première
expérience a pour objectif de montrer, dans une tâche de mémorisation, une interaction entre
le niveau d’expertise des sujets et la quantité d’informations relatives aux échecs intégrées
dans les stimulus présentés. Le degré d’information est manipulé, soit par la présentation de
positions structurées seules, soit par la présentation successive de tous les coups qui ont mené
à ces mêmes positions structurées (condition “séquence de coups”). La tâche des sujets (des
novices, des joueurs de classe C et de classe A) est de reconstruire ces différentes positions.
Les résultats montrent que les joueurs de classe A obtiennent de meilleures performances de
rappel dans la condition “séquence de coups” que dans la condition “positions structurées
seules”. Pour Frey et Adesman, la condition “séquence de coups” fournit une démonstration
du fait que la prise en compte des informations sémantiques (i.e., l’historique de la position)
permet aux joueurs les plus expérimentés de produire un rappel supérieur. Cette hypothèse est
également confirmée par les résultats de la seconde expérience dans laquelle la tâche des
sujets est de reconstruire des configurations de jeu d’échecs présentées, soit en entier, soit par
chunks, soit en colonnes (en commençant par la colonne 1 puis 3, 5, 7, 2, 4, 6, et 8). Les
résultats montrent, tout d’abord, de manière classique, que la précision du rappel dépend du
niveau d’expertise des sujets, les joueurs de classe A ayant obtenu de meilleures performances
que les autres sujets dans toutes les conditions de présentation. De plus, le rappel est meilleur
lorsque les configurations sont présentées par chunks que lorsqu’elles sont présentées en
entier ou par colonnes (les rappels les moins bons ont été observés dans cette dernière
condition). Les résultats des expériences 1 et 2 confirment que la présence d’informations
spécifiques aux échecs améliore les performances des joueurs expérimentés dans des tâches
de mémoire et sont consistants avec la théorie des chunks (Chase & Simon, 1973b). Selon
Frey et Adesman (1976), les experts aux échecs ne se limitent pas à reconnaître plus de
chunks ou des chunks plus grands, ils traitent également les informations échiquéennes
inhérentes aux chunks. Les informations échiquéennes sont donc traitées “profondément”
pendant les quelques secondes d’exposition de la position à reconstruire, et sont directement
stockées en MLT (voir aussi Goldin, 1978a ; Lane & Robertson, 1979). “This deeper level of
processing may be in fact the key to better retention” (Frey & Adesman, 1976, p.546). Notons
que cette notion de “traitement plus profond” des informations échiquéennes n’est pas
davantage développée dans cette recherche de Frey et Adesman (1976).
3.2. La “trop” bonne mémoire des experts
Selon l'interprétation de Chase et Simon (1973a) évoquée précédemment, si les experts
rappellent plus de pièces que les novices dans une tâche de mémorisation des pièces d'une
partie réaliste, c'est qu'ils “remplissent” leur mémoire à court terme avec 7 ± 2 chunks alors
que les novices la “remplissent” avec 7 ± 2 pièces. Dans leur recherche, ce sont les intervalles
temporels dans le positionnement des pièces au cours de la tâche de rappel combinés à la
nature et au nombre de relations entre les pièces rappelées successivement, qui sont utilisés
pour identifier la nature et le nombre de chunks. Ainsi, si un joueur place très rapidement 3
pièces qui partagent une même couleur, qui entretiennent des relations d'attaque ou de
défense, ou bien qui sont voisines sur l'échiquier, puis que le joueur marque une pause avant
de placer d'autres pièces qui diffèrent sur ces critères, Chase et Simon considèrent que les
trois pièces constituent un chunk. A partir de critères d'analyse de ce type, Chase et Simon ont
mesuré le nombre de chunks rappelés par les experts. Ils ont alors observé un résultat
curieux : les maîtres rappellent un nombre de chunks qui se situe entre 8 et 9, ce qui ne
correspond pas à la capacité potentielle de leur MCT, inférée à partir de leurs résultats dans la
version “aléatoire” de la tâche. Un certain nombre de recherches ont confirmé ce résultat et
ont montré que la capacité de rappel semble dépasser très largement les capacités de la MCT.
Frey et Adesman (1976, exp. 3) demandent à des joueurs d’échecs (des novices, des
joueurs de classe C et de classe A) de mémoriser deux positions, présentées successivement
pendant 8 secondes chacune. Puis, les joueurs comptent à rebours et à voix haute durant 3 ou
30 sec. Finalement, les sujets reconstruisent la 1ère ou la 2ème position, sans qu’ils aient su
préalablement laquelle allait être choisie. En se basant sur le modèle de Chase et Simon
(1973b) qui suggère qu’une position de milieu de partie (24 pièces) sature la MCT, il pourrait
être prédit dans cette expérience que l’étude de deux positions devrait, non seulement saturer
la capacité de la MCT, mais que le rappel de chacune des deux devrait être moins efficace que
le rappel avec une seule position. Les données obtenues sont incompatibles avec ces
prédictions. Les performances de rappel avec deux positions sont équivalentes aux
performances observées avec une seule position et sont supérieures à la capacité de la MCT
(voir Holding, 1989, pour des résultats similaires).
Gobet et Simon (1996b) ont prolongé l’étude de Frey et Adesman (1976, exp. 3) en
proposant à des joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise de mémoriser et de
reconstruire plusieurs positions de jeu plutôt qu’une seule (voir figure 6). Dans une première
expérience (Gobet & Simon, 1996b, exp. 1), des joueurs d’échecs (des maîtres, des experts et
des joueurs de classe A) doivent mémoriser de 1 à 5 configurations de jeu présentées
successivement avant de devoir les rappeler au mieux. Par ailleurs, les sujets doivent
également tenter de reconstruire correctement une position aléatoire.
1 position
2 positions
3 positions
4 positions
5 positions
1 position aléatoire
Nombre de pièces correctes
80
60
40
20
0
Maîtres
Experts
Catégories
Classes A
Figure 6. Nombre moyen de pièces correctement placées en fonction de l’expertise et du
nombre de positions à mémoriser. Nous présentons à titre de comparaison le nombre
moyen de pièces pour la position aléatoire (d’après Gobet & Simon, 1996b).
Tout d’abord, les données observées pour la position aléatoire montrent que les
maîtres obtiennent des résultats légèrement supérieurs à ceux des experts et des classes A. Les
résultats montrent également que le nombre de pièces correctement rappelées dépasse
largement la capacité de la MCT. Après avoir observé pendant 5 secondes chacun des
échiquiers, les maîtres sont capables de rappeler une cinquantaine de pièces.
Une seconde expérience (Gobet & Simon, 1996b, exp. 2) montre que des latences plus
longues entre les présentations des différents échiquiers facilitent le rappel. Gobet et Simon
(1996b, exp. 3) montrent également que si l’on entraîne un maître à réaliser ce type de tâche
et à développer des stratégies mnémotechniques, il peut alors rappeler jusqu'à 160 pièces
issues de 9 configurations, donc bien plus de 7 chunks, même en admettant qu'un chunk
puisse comprendre jusqu'à 5 pièces (voir aussi Cooke, Atlas, Lane, & Berger, 1993). Les
auteurs concluent que, pour rendre compte de ces résultats, le modèle de Chase et Simon
(1973b) doit être révisé et suggèrent que les joueurs d’échecs, comme des experts dans
d’autres domaines, utiliseraient des structures de récupération en MLT (voir aussi Chase &
Ericsson, 1982), en plus des chunks, en MCT pour stocker rapidement l’information. Nous
verrons dans le chapitre suivant comment Gobet et Simon développeront cette notion de
structures de récupération dans la théorie des templates (Gobet & Simon, 1996b).
Notons à ce niveau que, comme le suggèrent les données de Gobet et Simon (1996a,
1996b), les résultats selon lesquels les experts et les novices ont des performances
équivalentes quand les positions présentées sont aléatoires (Chase & Simon, 1973a ;
Jongman,1968) doivent être quelque peu modulés (voir figure 7). Plusieurs auteurs ont montré
que si le temps de présentation des configurations aléatoires est augmenté, les experts ont
alors des performances légèrement supérieures à celles des novices (Goldin, 1979 ; Lories,
1987 ; Saariluoma, 1989). Gobet et Simon (1998a) montrent même que, contrairement au
résultat que Chase et Simon avaient obtenu sur un unique maître, les experts peuvent avoir
des performances plus élevées que celles des novices, même avec une durée de présentation
courte (voir aussi Gobet & Waters, 2003). Ces résultats tiendraient à ce que même dans les
configurations aléatoires, les experts pourraient reconnaître certains chunks familiers (par
exemple des alignements particuliers de pions…).
Nombre de pièces rappelées correctement
Positions structurées
Positions aléatoires
20
18
16
14
12
10
8
6
4
2
0
<1600
1600-2000
2000-2350
Niveau d'expertise (en points ELO)
>2350
.
Figure 7. Nombre moyen de pièces correctement placées selon le type de position
(structurées ou aléatoires) et le niveau d’expertise (d’après Gobet & Simon, 1996b).
3.3. Connaissances stratégiques et informations de haut niveau
La théorie de Chase et Simon accorde peu de place aux informations de haut niveau,
alors qu'il est évident que les experts disposent de connaissances autres que celles de nature
perceptive. Ainsi, lorsque l'on demande à des experts de commenter verbalement des parties
d'échecs (voir par exemple de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet, 1996), ceux-ci
analysent les parties en termes abstraits. Par “terme abstrait” on entend des descriptions
relatives à la stratégie et à la tactique (par exemple “c'est la défense hollandaise, ce type de
défense prépare une offensive latérale du côté roi…”). De plus, l’existence de concepts
échiquéens comme “fourchette”, “clouage”, ou “sacrifice” prouvent que des joueurs
suffisamment expérimentés encodent également des patterns utilisant des relations abstraites
entre les pièces, sans nécessairement faire référence à des positions spécifiques. Un certain
nombre de recherches ont montré que les connaissances des experts ne pouvaient pas se
résumer à des connaissances de nature avant tout perceptive (Cooke et al, 1993 ; Goldin,
1978a, 1978b ; Holding, 1985, 1989a, 1989b ; Holding & Pfau, 1985).
Lors d’épreuves de rappel et de reconnaissance de positions tirées de parties réalistes,
Goldin (1978b) propose à des joueurs d’échecs d’étudier le déroulement de l’ensemble d’une
partie. Les résultats montrent que l’étude du déroulement de la partie (les coups qui ont mené
à la position à étudier) améliore significativement l’exactitude et la certitude des réponses
(pour des résultats similaires, voir Frey & Adesman, 1976, exp. 1). Dans une tâche de rappel,
Lane et Robertson (1979) demandent à des joueurs d’échecs d’étudier préalablement les
positions de jeu à rappeler, soit en déterminant quel est le meilleur coup à jouer et qui a
l’avantage (les blancs ou les noirs), soit en comptant le nombre de pièces sur les cases noires
et sur les cases blanches. Les résultats montrent qu’un traitement sémantique approfondi du
matériel facilite la reconnaissance par rapport à un traitement superficiel. Cette relation entre
la mémorisation et la profondeur du traitement s’observe, tant chez des novices que chez de
bons amateurs, ces derniers obtenant globalement de meilleurs résultats. Enfin, Cooke et al.
(1993) font passer à des sujets la tâche de Chase et Simon en les faisant bénéficier
d'informations verbales abstraites concernant la configuration à rappeler (par exemple : “c'est
la défense sicilienne”). Les auteurs contrastent dans leur recherche deux conditions
expérimentales : les sujets reçoivent pour la moitié d'entre eux l'information verbale avant la
mémorisation, pour l'autre moitié d'entre eux après la phase de mémorisation, mais avant le
rappel. Les résultats montrent que les experts rappellent plus de pièces si les informations
abstraites sont données avant la phase de mémorisation. Ce résultat montre que les experts
disposent de connaissances abstraites sur le jeu, et que ces connaissances peuvent intervenir
pour influencer la perception et la mémorisation.
4. Résumé
L’ouvrage de de Groot (1946, 1965), puis les recherches de Chase et Simon (1973a,
1973b) ont montré que, contrairement à une idée reçue, ce n'est pas tant la capacité à calculer
de nombreux coups à l'avance qui différencie l'expert du novice, mais la capacité à
“percevoir” très vite les zones de l'échiquier importantes et les coups pertinents. Les
connaissances de l'expert auraient ainsi une double fonction : permettre d'encoder très
rapidement la configuration observée, et donner du sens à cette configuration en centrant la
réflexion sur les meilleurs coups à jouer. Pour de Groot, les nombreuses connaissances dont
dispose un joueur d’échecs expérimenté lui permettent de découvrir rapidement le cœur du
problème et d’effectuer une recherche hautement sélective du meilleur coup à jouer pour la
position traitée. A travers leurs recherches empiriques et leurs propositions théoriques, Chase
et Simon se sont surtout intéressés au rôle des chunks sur la reconnaissance de patterns
familiers. Selon les auteurs, les nombreux chunks qu’un joueur d’échecs a accumulés durant
les années d’apprentissage de son domaine vont faciliter la reconnaissance de patterns
familiers et leur encodage en MCT. De plus, un joueur suffisamment expérimenté aurait à sa
disposition des chunks plus stratégiques activés lors de la reconnaissance de patterns de
pièces pertinents. Les chunks stratégiques seraient, selon Chase et Simon, associés en MLT à
des coups à jouer dans des conditions spécifiques, mais cet aspect de la théorie des chunks
demeure le moins exploré jusqu’à présent.
Quoi qu’il en soit, pour Chase et Simon (1973a, 1973b), la composante fondamentale
de l’expertise échiquéenne réside en un avantage perceptif. Cependant, de nombreuses
recherches (Charness, 1976 ; Cooke & al, 1993 ; Frey & Adesman, 1976 ; Gobet & Simon,
1996a, 1996b, 1996c, 1998a ; Goldin, 1978a, 1978b, 1979 ; Holding, 1985, 1989a, 1989b,
Holding & Pfau, 1985 ; Lane & Robertson, 1979) ont sérieusement remis en question certains
aspects de la théorie des chunks, et l’ensemble de ces recherches a souligné l’intérêt de
proposer de nouveaux modèles d’acquisition de l’expertise échiquéenne. Nous verrons dans le
chapitre suivant les principales propositions théoriques qui ont débouché sur des révisions du
modèle de Chase et Simon (1973b), propositions théoriques qui insistent davantage sur le rôle
de la MLT. Nous présenterons ensuite des études récentes, notamment sur les mouvements
oculaires des joueurs d’échecs, qui apportent de nouvelles données empiriques sur la
perception experte.
CHAPITRE II
Vers une perception experte dynamique
« La tactique, c’est ce que vous faites quand il y a quelque chose à faire ;
la stratégie, c’est ce que vous faites quand il n’y rien à faire. »
Xavier Tartakover
5. Avancées théoriques et empiriques dans le domaine de l'expertise échiquéenne
5.1. Les travaux de Holding
Holding dans un article publié en 1992 se propose, dans un premier temps, de
récapituler l’ensemble des critiques adressées à l’encontre de la théorie des chunks (Chase &
Simon, 1973b). Puis dans un second temps, l’auteur compare la théorie de reconnaissanceassociation (i.e., la théorie des chunks) avec la théorie SEEK (“SEarch, Evaluation,
Knowledge”, Holding, 1985) qu’il propose. Cette théorie s’appuie sur l’hypothèse selon
laquelle la supériorité des joueurs expérimentés sur des joueurs plus faibles s’explique
davantage par la profondeur de la recherche que par la reconnaissance de patterns familiers.
Holding (1992) avance des arguments à l’encontre du modèle de reconnaissance-association
de Chase et Simon. Ceux-ci s’opposent principalement à l’idée que les chunks
fonctionneraient comme des systèmes de production (Chase & Simon, 1973b). Pour Holding,
cette notion, qui expliquerait comment un chunk peut être associé à un coup plausible en
MLT, n’a pas été suffisamment explorée par Chase et Simon, et n’a pas été validée par des
preuves empiriques. Chase et Simon (1973a) décrivent les chunks comme des unités
constituées de groupements comme, par exemple, des paires de roi opposés, des chaînes de
trois ou quatre pions, ou une colonne avec des tours et la reine. Pour Holding, ces chunks
(notamment les structures de pions) ne peuvent pas être considérés comme les éléments d’un
système de production dans la mesure où ils ne constituent pas des conditions pour lesquelles
il y a des actions associées (e.g., un triangle de pions ne génère pas de mouvement). “In other
words, the chunks do not embody the dynamic relationships that would evoke potential chess
moves.” (Holding, 1992, p. 12). Holding suggère que les chunks pourraient être assemblés
dans des patterns plus grands et surtout plus sémantiques. Ces patterns plus grands pourraient
alors constituer les conditions du système de production proposé par Chase et Simon (1973b).
Une autre critique proposée par Holding concerne l’absence d’effet des tâches
interférentes (Charness, 1976 ; Frey & Adesman, 1976). L’auteur souligne que si les
informations extraites d’une position de jeu présentée brièvement ne sont pas altérées par des
tâches secondaires interposées entre la mémorisation et le rappel, c’est parce qu’elles ont été
placées très rapidement en MLT, plus rapidement que cela n’est suggéré dans la théorie des
chunks ou le modèle MAPP. Pour Holding, les expériences futures, dont les objectifs seront
de prouver empiriquement la validité du modèle de reconnaissance-association, devront donc
s’intéresser davantage au rôle de la MLT. Enfin, Holding avance qu’une théorie basée sur la
reconnaissance de patterns n’est pas suffisante pour expliquer l’expertise échiquéenne, parce
qu’elle ne s’applique que sur les premiers coups à jouer à partir des positions stimuli et ne
prend pas en compte les analyses en profondeur.
Pour Holding, c’est parce que de Groot (1946, 1965) n’a pas trouvé, dans les
protocoles des joueurs d’échecs qu’il a analysés, d’effet significatif du niveau d’expertise
pour les critères qui déterminent la profondeur de la recherche (nombre de mouvements de
base explorés, nombre total de mouvements explorés, la profondeur de traitement, le nombre
de mouvements par minutes, …) qu’il a été supposé, ensuite, que les joueurs les plus forts ne
cherchent pas plus profondément dans les séquences de coups à jouer que les joueurs plus
faibles. Une explication de cette absence d’effet de l’expertise pourrait se trouver dans le
faible nombre de sujets testés par de Groot et dans le fait qu’une seule position ait été utilisée.
Une ré-analyse des statistiques de de Groot (Holding, 1992) sur la profondeur de la recherche
(voir tableau 1) montre que les grand maîtres dépassent les performances des experts sur tous
les critères (voir aussi Charness, 1981), bien que l’effet de l’expertise ne soit significatif que
pour le nombre de coups de base évalués par minute (Base/min).
Tableau 1. Ré-analyse des statistiques sur les critères de recherche de de Groot (1946,
1965) (d’après Holding, 1992).
Score moyen
Description
Grand maîtres
Mann-Whitney
Experts
p
Temps (min.)
9.6
12.8
.27
Mouvements de base
4.2
3.4
.18
Mouvements totaux
35.0
30.8
.35
Mouvements/min.
3.5
2.5
.15
Profondeur moyenne
5.4
4.8
.21
Base/min
.49
.29
<.02
Cette nouvelle analyse des résultats de de Groot (1946, 1965) semble être compatible
avec l’hypothèse selon laquelle l’expertise échiquéenne dépend de la recherche et de
l’évaluation des séquences de coups. Dans le modèle SEEK (Holding, 1985), les trois
éléments clés dans l’expertise échiquéenne sont la recherche, l’évaluation et les
connaissances. Plus précisément, les différences d’expertise entre les joueurs d’échecs
dépendraient, en plus du nombre et de la nature des connaissances dont ils disposent, de
l’efficience de leur recherche et de la précision de leurs évaluations. Les grand maîtres
évalueraient mieux l’efficacité d’un mouvement parce qu’ils analyseraient plus efficacement
l’arbre de recherche que des joueurs plus faibles. De nombreux résultats expérimentaux
étayent cette hypothèse (voir Holding, 1989a pour une revue). Holding (1979) propose à des
joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise d’évaluer plusieurs positions de jeu, en
attribuant une note aux possibilités d’action de chacune des positions (par exemple, une note
élevée signifie que le joueur estime que la position va évoluer vers une situation avantageuse
pour lui). Les résultats montrent une forte corrélation entre les valeurs attribuées par les
joueurs les plus forts et l’évolution effective (calculée par ordinateur) des positions (voir
Holding & Pfau, 1985, pour des résultats similaires). L’auteur conclut qu’une théorie de
l’expertise échiquéenne basée sur les processus d’évaluation pourrait représenter une
alternative sérieuse à la théorie de reconnaissance-association de Chase et Simon (1973b).
Charness (1981) a montré, qu’en moyenne, un expert met en œuvre une recherche plus
profonde que celle d’un joueur moyen (en moyenne, l’expert calcule en profondeur 4.1 coups
contre 2.8 pour le joueur moyen). Dans le même sens, Holding (1989b) présente plusieurs
positions initiales de jeu, puis dicte des séries de mouvements selon l’évolution possible de
chacune des positions. La tâche des sujets, des joueurs d’échecs de différents niveaux
d’expertise, est d’attribuer une note reflétant l’équilibre du matériel (avantage, égalité ou
infériorité) à chaque nouveau mouvement dicté par Holding. Les résultats montrent que les
évaluations des joueurs les plus forts sont, à la fois, plus cohérentes tout au long de
l’évolution des positions, et plus précises pour l’évaluation des positions finales, que celles
des joueurs plus faibles.
Considérées ensemble, ces recherches (Charness, 1981 ; Holding, 1979, 1985, 1989a,
1989b ; Holding & Pfau, 1985) soulignent l’importance des processus de recherche et
d’évaluation dans l’expertise échiquéenne Le modèle SEEK précise que ces processus
(recherche et évaluation) sont assistés par les connaissances expertes, non sous la forme de
patterns spécifiques, mais plutôt par des connaissances échiquéennes plus générales comme
l’utilisation d’heuristiques simples (e.g., occuper une colonne vide avec une tour, prendre en
compte les lignes de force, les trajectoires des pièces). Notons que ce dernier point n’a pas été
prouvé expérimentalement.
S’opposant au point de vue défendu par Holding, Frey (1977) défend l’hypothèse
selon laquelle les cadences de jeu dans les parties rapides aux échecs ne devraient pas
permettre aux joueurs de mettre en œuvre des recherches approfondies. En considérant qu’une
partie rapide dure en général 5 minutes et que les joueurs jouent en moyenne 39 coups
pendant cette période, les joueurs auraient alors environ 8 secondes pour jouer un coup. En
réponse à cette hypothèse de Frey, Holding (1990) a conduit une étude auprès de joueurs
d’échecs de différents niveaux d’expertise pour évaluer combien de mouvements un joueur
considère dans une partie rapide. Les résultats obtenus par Holding (1990) montrent qu’un
maître aurait besoin de moins d’une seconde par mouvement et pourrait, de plus, évaluer 10
mouvements en 10 secondes. Le point important, dans cette expérience, est qu’une recherche
approfondie semble être possible pendant un jeu rapide. Pour Holding, une explication
plausible de ces résultats est que les joueurs pourraient appliquer une technique de “réduction
du problème”. Cette technique consisterait, dans un premier temps, en une identification
rapide du but à atteindre, par exemple une faiblesse apparente qui peut être surmontée. Puis,
dans un second temps, les experts élaboreraient un arbre des possibilités (i.e., des sousespaces problèmes) qui convergerait vers la position-problème en partant du but à atteindre
(Church & Church, 1977). Ces résultats semblent, selon l’auteur, lever la dernière barrière
pour accepter une théorie basée sur la recherche et l’évaluation.
Notons que Gobet et Simon (1998b) soutiennent qu’une grande majorité des critiques
présentées par Holding n’est pas fondée empiriquement et est le fruit d’une mauvaise
compréhension de la théorie des chunks. Les auteurs affirment également que le modèle
SEEK (Holding, 1985) n’a jamais été décrit en termes précis (Gobet, 1993, 1998). Dans cet
article, Gobet et Simon avancent que, contrairement à ce que prétend Holding, la
reconnaissance de patterns permet la recherche des coups à jouer. Les auteurs reviennent
notamment sur le rôle des structures de pions en rappelant que ces structures sont
fréquemment évoquées dans les protocoles verbaux de joueurs d’échecs dans des tâches de
résolution de problèmes (de Groot, 1946, 1965) et dans des tâches de mémoire (de Groot &
Gobet, 1996 ; Gobet, 1993). De plus, Gobet et Simon soutiennent que Holding (1992) se
trompe lorsqu’il infère que la reconnaissance-association ne s’applique que sur les
mouvements initiaux de chaque position stimulus (i.e., le premier coup joué pour une position
donnée). Selon Gobet et Simon, Chase et Simon (1973b) ont établi explicitement que la
reconnaissance de patterns est utilisée pour générer à la fois les mouvements de base, mais
également les mouvements suivants, à des niveaux plus profonds dans la recherche.
Gobet et Simon (1998b) précisent toutefois que, parmi les critiques formulées par
Holding, deux d’entre elles leur semble fondées. Tout d’abord, la critique formulée à propos
des expériences sur les tâches interférentes (Charness, 1976 ; Frey & Adesman, 1976) qui
suggère que les informations extraites de l’exploration d’une configuration de jeu sont placées
rapidement en MLT. Puis, le fait que Chase et Simon (1973a, 1973b) ont sous-estimé la taille
des chunks (ils ont proposé que les chunks les plus grands ne contiennent que 6 à 7 pièces),
une telle estimation de la taille des chunks ne pouvant pas rendre compte des connaissances
de haut niveau des maîtres (de Groot, 1946, 1965). Ces deux faiblesses dans la théorie des
chunks ont conduit récemment à une nouvelle proposition théorique : la théorie des templates
(Gobet & Simon, 1996b).
5.2. La théorie des templates (Gobet & Simon, 1996a, 1996b)
D'un point de vue théorique, le modèle de l'expertise échiquéenne le plus élaboré est
celui proposé par Gobet et Simon (1996a, 1996b) : la théorie des “templates”, implémentée
dans le cadre du modèle CHREST (Gobet, 1993 ; Gobet & Jackson, 2002 ; Gobet & Simon,
1998a, 2000). Cette théorie reprend pour une grande part la notion de réseau de chunks de
Chase et Simon, mais propose deux changements majeurs. Nous présenterons ces deux
changements ainsi que des travaux empiriques qui étayent ces propositions. Nous
présenterons ensuite des travaux récents montrant, dans la lignée des premiers travaux de de
Groot et de Chase et Simon, que les experts mettent effectivement en oeuvre des processus
perceptifs différents de ceux des novices dès lors qu’il s’agit de configurations de jeu.
Un nouveau type de connaissance : les “templates”
Pour surmonter les différentes difficultés évoquées précédemment, Gobet et Simon
(1996b) avancent l'hypothèse de l'existence dans la mémoire des experts d'autres types de
connaissances que les chunks : les “templates” (voir aussi Gobet, 1998). Les templates
seraient des “super-chunks” pouvant contenir jusqu'à une douzaine de pièces. Ces structures
de connaissance décriraient “l'histoire” d'une position, par exemple l'ouverture dont est issue
la configuration actuelle et les mouvements potentiels probables qui lui sont associés. De
plus, à la différence des chunks, ces structures de connaissances posséderaient également des
slots qui pourraient être remplis pendant l’exploration d’une position, en particulier pour les
traits qui ne sont pas stables dans la position traitée (e.g., dans telle ouverture une case donnée
peut être remplie soit par une tour, soit par un fou…). La figure 8 présente un exemple de
template (d'après Gobet & Simon, 1996b).
Outre leur fonction de permettre, comme les chunks, un encodage sélectif et très
rapide des configurations de jeu en cours, les templates rempliraient, de par les informations
de nature sémantique qu'ils contiennent, une deuxième fonction relative aux orientations du
jeu, aux meilleurs coups à jouer, aux aspects tactiques et stratégiques…
La théorie des templates propose que les chunks et les templates soient principalement
accessibles par des informations visuelles, bien que d’autres moyens d’accès existent,
permettant une grande redondance des informations en mémoire. Les chunks et les templates
peuvent être accessibles par des informations contextuelles (e.g., reconnaissance de patterns
familiers), par les descriptions des traits stratégiques ou tactiques, par les mouvements qui
mènent à la position traitée, par le nom de la partie dont est issue la position, ou par les noms
des joueurs connus qui emploient souvent ce type de position (de Groot, 1946, 1965 ; de
Groot & Gobet, 1996 ; Gobet, 1998). La redondance peut être utilisée dans des tâches
difficiles, comme par exemple, dans des tâches de rappel où l’utilisation de descriptions
verbales peut compléter l’encodage visuel – les joueurs les plus expérimentés peuvent essayer
d’associer la position présentée avec le nom d’une ouverture (Gobet, 1998).
a)
Noyau du template :
Blanc :
Noir :
c4,
c7,
d5,
d6,
e4,
e5,
f2,
g2,
f7,
g6,
g1,
h7,
c3,
e2
g8,
c8,
f6,
g7
Emplacement “variable” des pièces :
:h2, h3
:a7, a5
:b8, d7, c5
:f8, e8
:c2, d1
:c1, d2, e3
Pièces variables pour certaines cases :
d2 :
,
, vide
e8 :
,
, vide
e1 :
,
, vide
Ouverture instanciée : Défense Indienne du roi
Plan d’action instancié : Casser le centre avec f7-f5
Mouvements instanciés :
1…Cf6-e8
1…Cf6-h5
Liens avec d’autres templates : chunks #231
b)
Figure 8. (a). Illustration du concept de template (d'après Gobet & Simon, 1996b).
Le template contient un “noyau” : des pièces fixes à des emplacements déterminés, et
des “variables” relatives aux pièces, cases, ouvertures, plans d'action et mouvements. Il
contient également des liens avec d'autres templates. (b). Représentation sous forme de
diagramme du même template. Les pièces sur l'échiquier représentent le noyau du
template et les croix représentent des cases contenant des variables.
5.3. Connaissances spécifiques et informations sémantiques
La notion de template permet de rendre compte du fait que les experts peuvent
rappeler plus de 7 chunks et met en avant l'existence de connaissances de haut niveau. Une
recherche récente apporte des éléments expérimentaux en faveur de l'existence dans la
mémoire experte de connaissances alliant des positions spécifiques et des informations
sémantiques. McGregor et Howes (2002) utilisent dans leur recherche une tâche d'amorçage.
L'idée sous-jacente est que si un élément A peut amorcer un élément B, c'est qu'il existe en
mémoire une structure de connaissance qui les associe. Dans leur recherche, les sujets doivent
tout d'abord examiner sur un écran d'ordinateur un certain nombre de configurations d'échecs
en jugeant si l'issue semble plutôt favorable aux noirs, aux blancs, ou est neutre. Dans un
deuxième temps, ils effectuent une tâche de reconnaissance. Ils doivent juger le plus vite
possible si une pièce qui apparaît sur un échiquier faisait partie, ou non, des configurations
étudiées. Chaque item est précédé d'une amorce : pendant deux secondes, une autre pièce
apparaît sur l'échiquier à la position exacte où elle se trouvait dans les configurations étudiées.
Les auteurs font varier les relations entre l'amorce et la cible. Les deux pièces peuvent
partager, ou non, une relation de proximité, mais peuvent aussi partager, ou non, des relations
d'ordre sémantique par rapport aux configurations vues précédemment (relations d'attaque ou
de défense). Les auteurs montrent un effet d'amorçage, mais seulement chez les experts. La
reconnaissance est accélérée par la présentation préalable d'une pièce qui partage une relation
de proximité, mais aussi par la présentation d'une amorce reliée sémantiquement (voir
Bernardo, 1994, pour un résultat similaire en résolution de problèmes). Ce résultat va dans le
sens de l'existence, dans la mémoire experte, de connaissances alliant des positions
spécifiques et des caractéristiques de nature sémantique, comme ceci est suggéré par la
“théorie des templates”.
6. La résolution de problème
La mémoire experte contiendrait ainsi, outre des chunks, des connaissances de nature
davantage stratégique. Ces connaissances permettraient d'associer à des configurations très
prototypiques (par exemple les ouvertures) des séquences de coups qui peuvent être joués
rapidement. Ces connaissances permettraient également une recherche très sélective des
mouvements à envisager, en focalisant l'exploration sur les zones et les relations les plus
pertinentes. Le modèle SEARCH, développé par Gobet (1997), vise à étendre la théorie des
templates (conçue à l'origine comme une théorie de la perception et de la mémoire des joueurs
d'échecs) à la résolution de problèmes. Dans le cadre de ce modèle, c'est par l’activation de
templates que les joueurs experts peuvent accéder, non seulement aux mouvements pertinents,
mais à un ensemble de positions-clés (buts) qu'il peut être pertinent d'atteindre. Ces positionsclés permettent de définir un arbre de recherche qui engendre des macro-opérateurs, et non
directement des mouvements bien spécifiés. Il s'agit donc à ce niveau d'une “méta-recherche”
qui résulte de l'activation coordonnée de différents templates, reliés entre eux.
Cette conception est voisine de celle développée par Saariluoma (1990, 1992) qui
repose sur le mécanisme “d'apperception”, ou perception de “second ordre”. Le mécanisme
d’apperception détermine quelles connaissances sémantiques en mémoire et quelles
informations contenues dans le stimulus traité sont intégrées dans la représentation mentale
d’un joueur d’échecs. Selon Saariluoma, pour comprendre le mécanisme d’apperception, il
faut comprendre comment les joueurs d’échecs sélectionnent les contenus pertinents dans un
stimulus parmi toutes les alternatives possibles (Saariluoma, 1990, 1995, 1998). Selon
l’auteur, l’apperception des joueurs d’échecs est organisée autour de “modèles de pensée”. Un
modèle de pensée consiste en une configuration caractéristique de pièces qui serait reconnue
dans la position traitée, et en un ensemble de mouvements associés en MLT. La notion de
modèle de pensée renvoie à des “combinaisons” de coups classiques aux échecs comme, par
exemple, le mat à l’étouffée, le mat de Damiano, le mat d’Epaulette, etc. (la définition des
“modèles de pensée” est assez similaire de celle des templates, Gobet & Simon, 1996b).
Lorsqu’un modèle de pensée est reconnu, les joueurs d’échecs disposent alors de plusieurs
combinaisons de coups parmi lesquelles ils devront choisir la plus pertinente. Pour trouver le
meilleur coup à jouer, les joueurs d’échecs évaluent les contraintes de chaque étape des
combinaisons (e.g., les menaces, les attaques possibles), et établissent la pertinence des
mouvements possibles. Les contraintes définissent donc ce qui est essentiel et ce qui ne l’est
pas dans un réseau de coups. Pour Saariluoma, l’apperception, qui associe l’évaluation des
contraintes et les modèles de pensée, explique pourquoi les sujets ne génèrent pas plus de 10 à
100 mouvements pour des positions pour lesquelles un ordinateur pourrait générer des
millions d’alternatives.
7. Une place plus grande accordée à la MLT
Le deuxième changement majeur apporté à la théorie des chunks est la mise au second
plan de la MCT au profit de la mise en avant de “structures de récupération” (“retrieval
structures”) en MLT. Cette perspective générale a été développée par Ericsson et Kintsch
(1995) dans différents domaines d'expertise. Gobet (Gobet, 1998, 2000a, 2000b, 2000c ;
Gobet & Simon, 1996b) a précisé cette perspective dans le cadre spécifique de l'expertise au
jeu d'échecs. Ericsson et Kintsch (1995) proposent une modification du modèle de Chase et
Ericsson (1982) en mettant en avant l'existence en MLT de structures de récupération, dans le
cadre de leur théorie générale de la “Mémoire de Travail à Long Terme”, LTWM (“LongTerm Working Memory”). L'information en LTWM est stockée sous forme stable, mais n'est
accessible que grâce à des indices de recherche (“retrieval cues”) présents à un moment
donné en mémoire de travail à court terme. Le modèle proposé se situe dans la lignée du
modèle EPAM IV (Richman, Staszewski & Simon, 1995) en en retenant les aspects essentiels
concernant la présence de structures de recherche schématiques incluant des variables
(“slots”) qui peuvent être rapidement instanciées, et des associations de ces variables avec des
chunks appris et stockés en mémoire sémantique. Dans l'expertise au jeu d'échecs, les
schémas sont constitués de patterns de configurations d'échecs dont les cases peuvent contenir
des variables qui peuvent être associées à des pièces, ou à des patterns de pièces (par exemple
des ouvertures connues) intégrant différents types d'information. Le modèle de la LTWM
d'Ericsson et Kintsch s'appuie sur des données relatives à la mémorisation de très longues
séries de chiffres (Hatano, Amaiwa & Shimizu, 1987; Richman, Staszewski & Simon, 1995),
au calcul mental (Ericsson, 1985; Jensen, 1990), à la mémoire exceptionnelle des garçons de
café (Ericsson & Polson, 1988), à l’expertise dans différents domaines, notamment au jeu
d'échecs, et à la compréhension de texte (Recht & Leslie, 1988; Schneider, Körkel & Weinert,
1989; Walker, 1987; Yekovich, Walker, Ogle & Thompson, 1990). Quels que soient les
domaines, les experts disposeraient de structures de connaissances leur permettant d'encoder
rapidement en MLT de grandes quantités d'information et de les récupérer rapidement lorsque
ces informations sont relatives à leur domaine d'expertise. La figure 9 présente une illustration
schématique de la LTWM telle qu'elle a été proposée par Ericsson et Kintsch (1995).
Structure de
récupération
Indice 11
Indice 12
Indice 13
Indice 21
Indice 22
Indice 23
Pointeurs de
recherche
Associations
i
j
k
l
m
n
Informations
encodées
Associations
encodées
Patterns et
schémas
Figure 9. Représentation schématique de la LTWM (d'après Ericsson & Kintsch, 1995).
Dans ce modèle, deux types de structure de connaissances peuvent permettre un
encodage rapide en MLT : les structures de récupération et les schémas. Les structures de
récupération sont définies comme “un ensemble d'indices de récupération organisé en une
structure stable” (Ericsson & Kintsch, 1995, p. 216). Ericsson et Kintsch mettent l'accent à ce
niveau sur des indices tels que les relations spatiales qui lient les différents éléments encodés,
les moyens mnémotechniques qui peuvent être utilisés pour intégrer l'information… Les
schémas quant à eux constituent une deuxième voie d'encodage. Ils contiendraient, plus que
les structures de récupération, des composantes sémantiques et stratégiques liées à un
domaine de connaissance spécifique. De plus, avec l'expertise, se développeraient des
associations entre les structures de récupération et les schémas.
Gobet (2000a, 2000b, 2000c) a adressé un certain nombre de critiques à la théorie de
la LTWM telle qu'Ericsson et Kintsch ont proposé de l'appliquer au jeu d'échecs (pour une
réponse, voir Ericsson & Kintsch, 2000). Il est notamment réservé vis-à-vis de la LTWM qui
ne définit pas précisément ce que sont les patterns et les schémas, et donne une définition trop
générale des structures de récupération, qui doivent varier selon les domaines d'application.
Nous nous limiterons ici à présenter la LTWM et la théorie des templates, dans le domaine
particulier du jeu d'échecs, sachant que ces deux théories ont vocation à avoir une portée plus
générale.
Dans le cadre de la LTWM, les joueurs d'échecs développeraient avec l'expertise une
structure stable en MLT correspondant aux 64 cases de l'échiquier. Cette structure de
connaissance leur permettrait, face à une configuration d'échecs, d'encoder très rapidement,
dans les cases qu'elle contient, un très grand nombre de pièces. Selon cette conception, une
position particulière est ainsi rapidement représentée en MLT dans une structure hiérarchique
intégrée reliant les différentes pièces les unes aux autres, toutes les pièces étant associées à
leur position sur l'échiquier. Les travaux de Saariluoma et Kalakowski (1998) appuient
empiriquement cette modélisation en montrant que les maîtres aux échecs peuvent
sélectionner les mouvements pertinents à peu près aussi bien quand la position d'échecs est
décrite pièce après pièce que lorsque l'ensemble de la position est présenté d'emblée. Ces
résultats montrent la remarquable capacité des maîtres à reconstruire mentalement
“l’historique” d'une position à partir d'une information présentée de façon fractionnée et non
organisée. Selon Gobet (1998, 2000a, 2000b, 2000c), si l'idée de structure de récupération
dans la mémoire experte constitue une avancée majeure, la définition qu'en font Ericsson et
Kintsch reste trop vague, et l'idée d'une structure générique correspondant aux 64 cases de
l'échiquier ne rend pas bien compte des données sur les positions aléatoires (Chase & Simon,
1973a ; Gobet & Simon, 2000 ; Saariluoma, 1989). Dans le cadre de la théorie des templates,
Gobet propose l'existence de deux sortes de structures de récupération dans la mémoire des
experts au jeu d'échecs. D'une part, les experts pourraient développer des structures de
récupération visant à encoder de manière active, stratégique, des patterns de jeu, par exemple
en associant des positions à des dates de parties célèbres, ce qui est la stratégie utilisée par l'un
des experts qu'ils ont étudié et qui peut rappeler jusqu'à 160 pièces (Gobet & Simon, 1996b).
Ce type de structure apparaît cependant très lié à la tâche utilisée (une tâche de mémoire), et a
sans doute peu à voir avec les connaissances expertes utilisées en situation “naturelle”. Un
deuxième type de structure de récupération correspond aux templates décrits dans la partie
précédente. Les templates sont des structures de récupération plus spécifiques que celles
décrites par Ericsson et Kintsch (1995) puisqu'elles allient des positions spécifiques et des
variables (cf. Figure 8). Ces connaissances pourraient correspondre au rôle qu’Ericsson et
Kintsch (1995) attribuent aux schémas (cf. Figure 9), concept qui n'est cependant pas
clairement défini par ces auteurs (Gobet, 2000a, 2000b). Le fonctionnement général des
templates est proche de celui des structures de récupération telles qu'elles sont définies par
Ericsson et Kintsch : avec l'expertise, les sujets élaborent des structures stables en MLT. Face
à une configuration, ces structures de connaissance vont être activées et permettre un
encodage très rapide d'éléments dans les “cases” de cette structure. Dans le cas des templates,
si une configuration contient des pièces qui correspondent au “noyau” d'un template présent
en mémoire, celui-ci est alors activé. Dès l'activation du template sont alors encodées de
manière très rapide en MLT les pièces qui correspondent aux “variables” du template. En
résumé, les deux conceptions évoquées font l'hypothèse de structures en MLT qui
permettraient un encodage direct et rapide en mémoire de travail à long terme de la position
en cours. Pour Ericsson et Kintsch certaines structures de récupération pourraient être
génériques, n'étant pas fonction de la configuration observée mais reposant sur des
regroupements indépendants d'un domaine de connaissance particulier. Pour Gobet au
contraire, les templates ne peuvent être utilisés qu'au travers d’indices perceptifs, et ne sont
activés que face à des configurations comportant un certain nombre de pièces spécifiques à
des positions spécifiques, par exemple quand une ouverture particulière est reconnue.
8. Une modélisation de l’expertise échiquéenne : CHREST
La théorie des templates (Gobet & Simon, 1996b) a été incorporée dans le modèle
CHREST (Chunk Hierarchy & REtrieval STructures, Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1998a,
2000) afin de pallier les deux principales faiblesses des modèles antérieurs basés sur les
mécanismes de chunking, PERCEIVER (Simon & Barenfeld, 1969) et MAPP (Simon &
Gilmartin, 1973), à savoir les difficultés à rendre compte de l’existence et de l’utilisation de
connaissances schématiques de haut niveau, et de la rapidité d’encodage des informations en
MLT. L’organisation générale de CHREST est similaire à celle d’EPAM, à la différence
qu’un système de production et un réseau sémantique sont maintenant implémentés dans
CHREST. L’information en MLT est indexée dans un réseau de discrimination.
L’apprentissage en MLT se produit par des processus de discrimination et de familiarisation,
et l’information est stockée dans la MCT, dont la capacité est limitée à 4 chunks (Gobet &
Simon, 2000). Tous les paramètres temporels relatifs à l’apprentissage, comme le temps pour
fixer un chunk en MLT (8 sec.), ainsi que les mécanismes de recherche (ceux de EPAM IV)
ont été retenus. Cependant, CHREST propose que certains chunks soient reliés entre eux par
des liens latéraux (des liens sémantiques entre des nœuds de différents réseaux) et deviennent
des structures de connaissances plus complexes, appelées templates (Gobet & Simon, 1996a,
1996b, 2000) qui possèdent des propriétés similaires à celles des schémas et à celles des
structures de récupération. La figure 10 illustre la fusion des modèles dont est issu CHREST.
MAPP
EPAM
(réseau de discrimination)
+
CHREST
PERCEIVER
Structures de récupération
Ericsson et Kintsch (95)
Figure 10. La genèse de CHREST (d’après Gobet & Simon, 2000).
CHREST fonctionne de la manière suivante (voir figure 11 pour une illustration).
Plusieurs milliers de positions d’échecs venant de parties jouées par des maîtres ainsi qu’un
module de mouvements oculaires (où est stocké l’ensemble des mouvements oculaires
recueillis par de Groot & Gobet, 1996) ont été implémentées dans CHREST. Ce couplage
entre parties jouées et mouvements oculaires permet au modèle de simuler les mouvements
oculaires de joueurs d’échecs de différents niveaux d’expertise. Durant la présentation d’une
position à rappeler, “l’œil simulé” de CHREST fixe les cases suivant les saccades spécifiées
par le module de mouvements oculaires. Chaque fixation délimite un champ visuel (toutes les
cases avec ± 2 cases autour de la case fixée), et les pièces appartenant à ce champ visuel sont
triées à travers le réseau de discrimination. Le réseau de discrimination des patterns est
constitué de nœuds, lesquels contiennent des images (i.e., la représentation interne des
patterns externes), qui correspondent aux chunks de Chase et Simon (1973a, 1973b).
Un nœud avec 5 liens de similarité,
peut être remplacé par un template
Liens de similarité
Liens de similarité
Template
(le cœur du template est constitué du
nœud qui a 5 liens de similarité)
Slots
(pour les informations
variables à travers les nœuds)
Figure 11. Schéma illustrant la création d’un template dans CHREST.
Le réseau de discrimination est élaboré à travers quatre mécanismes d’apprentissage.
En commençant par le nœud racine, le modèle classe un nouveau pattern à travers le réseau
jusqu’à ce que plus aucun lien-test ne puisse être appliqué. Lorsqu’un nœud est atteint, deux
mécanismes d’apprentissage peuvent se produire. Premièrement, le pattern peut être
“assimilé” par le chunk atteint (quand il est suffisamment ressemblant) ; dans ce cas,
davantage d’informations peuvent être ajoutées au chunk par le pattern (familiarisation).
Deuxièmement, le pattern peut être “rejeté” (quand il est trop différent) par le chunk, dans ce
cas un autre lien-test et un nouveau nœud sont créés en fonction des traits différents
(discrimination). Le troisième mécanisme d’apprentissage construit des liens de similarité
entre 2 nœuds quand leurs chunks ont au moins 3 items identiques. Finalement, pour un nœud
qui a au moins 5 liens de similarité satisfaisant un critère de recouvrement partiel, le chunk
peut être remplacé par un template : c’est le quatrième mécanisme d’apprentissage. Ce
template utilise le chunk existant comme son noyau, et les informations variables à travers les
autres nœuds comme ses slots. À partir de données empiriques (Gobet & Simon, 2000), il a
été estimé que dans le modèle, la familiarisation requiert 2 sec., la discrimination 8 sec. et
l’instanciation d’un slot 250 ms.
Toutefois, pour que la notion de template rende compte, à la fois, de l’existence des
connaissances de haut niveau des joueurs expérimentés et de la rapidité d’encodage de
certaines informations en MLT, Gobet et Simon (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 2000)
proposent que CHREST intègre trois réseaux de discrimination qui entretiennent des liens
entre eux. Les auteurs vont implémenter dans CHREST un réseau de discrimination où sont
stockés les chunks et les templates, un réseau de production où sont stockées des actions
associées aux chunks et aux templates, et un réseau sémantique où sont stockés des concepts
échiquéens. Ainsi, quand plusieurs patterns familiers sont reconnus dans une position de jeu,
ils activent les chunks correspondants dans le réseau de discrimination des patterns en MLT,
et dans le cas d’une position de jeu prototypique (comme une ouverture par exemple), les
chunks activés se combinent en un template. Dans le même temps, le nœud atteint dans le
réseau de discrimination, c’est-à-dire le template, active un autre nœud dans le réseau de
production (e.g., le réseau des ouvertures). Le lien entre les nœuds de ces deux réseaux est
appelé lien de production (on retrouve ici l’idée de système de production de Chase & Simon,
1973b). Enfin, un autre nœud dans le réseau des concepts échiquéens fournit une information
additionnelle en nommant le lien de production (l’existence de ce type de réseau pourrait
rendre compte des connaissances de haut niveau des joueurs experts). La relation entre trois
nœuds de différents réseaux constitue pour les auteurs un lien sémantique. Pour illustrer le
concept des liens de production et de liens sémantiques entre les nœuds de différents réseaux,
les auteurs proposent l’exemple suivant : “Les pions en d6-e5 sont des pions légèrement
faibles dans la variation Najdorf de la défense sicilienne.” Dans le but de représenter cet état,
un lien est créé entre le nœud <ad6 ae5> du réseau de patterns de pièces et le nœud <variation
Najdorf> du réseau d’ouvertures, et ce lien est qualifié par le nœud <c’est une légère
faiblesse> du réseau des concepts échiquéens (voir figure 12 pour une illustration de cet
exemple). Ces trois nœuds doivent être simultanément dans la MCT pour qu’un groupe de
liens sémantiques soit créé. Dans CHREST, un template est donc constitué d’un ensemble de
liens sémantiques. Les templates rendent compte, à la fois, des connaissances de haut niveau
des joueurs expérimentés (liens sémantiques) et de la rapidité d’encodage d’informations en
MLT (par l’instanciation des slots).
Variation Najdorf
de la défense sicilienne
Réseau
d’ouvertures
Réseau de
patterns
Lien de
production
<ad6-ae5>
“Variation
Najdorf”
Lien
sémantique
“C’est une légère
faiblesse”
Réseau des
concepts
échiquéens
Figure 12. Illustration des trois réseaux de discrimination de CHREST.
Pour résumer, l’acquisition d’une expertise est modélisée dans CHREST par le
développement de plusieurs réseaux, le développement de nœuds redondants dans ces
réseaux, et le développement de connexions (liens de production et liens sémantiques) entre
ces réseaux, conduisant alors au développement des templates. Selon les auteurs, les novices
se concentreraient sur des aspects relationnels relativement simples entre des pièces, comme
“le cavalier attaque la pièce qui défend le pion”, et développeraient un réseau de
discrimination relié à ces types de traits. Durant l’acquisition de son expertise, un joueur
d’échecs augmenterait le nombre de nœuds en MLT et les liens entre les nœuds. Un expert
pourrait alors être capable d’atteindre des solutions rapidement par la reconnaissance de
patterns et de catégoriser des problèmes plus efficacement, ce qui lui permettrait d’accéder
plus rapidement aux informations additionnelles en MLT, et par conséquent, de réduire
l’espace de recherche.
CHREST simule avec succès le comportement de joueurs d'échecs (de débutant à
grand maître) dans toute une série d'expériences sur la mémoire (Gobet, 1993 ; Gobet &
Simon, 1996b ; Gobet & Simon, 2000), reproduit leurs mouvements oculaires durant les 5
premières secondes de la présentation d'une position (de Groot & Gobet, 1996), la taille et le
nombre de chunks, le nombre et le type d’erreurs, les rappels de positions réalistes et de
positions aléatoires (de Groot & Gobet, 1996 ; Gobet & Simon, 2000) et reproduit certains
phénomènes de la résolution de problème aux échecs (Gobet, 1997). Au-delà de l’expertise
échiquéenne, les mécanismes de chunking caractéristiques de CHREST et d’EPAM ont pu
être adaptés avec succès à des données provenant d’une variété de domaines, comme
l’apprentissage explicite et implicite, la formation de concept, l’acquisition de la langue
maternelle, et la résolution de problème (Croker, Pine, & Gobet, 2000 ; Gobet, Lane, Croker,
Cheng, Jones, Oliver, & Pine, 2001 ; Gobet & Pine, 1997 ; Jones, Gobet, & Pine, 2000 ; Lane,
Cheng & Gobet, 2000 ; Richman, Gobet, Staszewski, & Simon, 1996).
9. L’existence d'une “perception experte”
Même si les propositions théoriques présentées par de Groot (1946, 1965) et Chase et
Simon (1973) ont subi en trente ans un certain nombre de modifications, avec notamment une
plus grande place accordée aux informations sémantiques en MLT, les recherches sur
l’expertise ont mis l'accent sur une différence fondamentale entre experts et novices : la
perception du jeu. Si les experts ont bien des capacités d'exploration des coups possibles
supérieures à celles des novices (Holding, 1985, 1989b, 1989c, Holding & Pfau, 1985), la
supériorité des experts tient également à ce qu'ils perçoivent différemment des novices les
configurations de jeu.
9.1. Nature des chunks et type d’encodage
Dans une étude conduite auprès de joueurs d’échecs, l’analyse des mouvements
oculaires, réalisée par de Groot et Gobet (1996), a fourni de nombreuses données empiriques
quant au déroulement de l’exploration visuelle d’échiquiers par des joueurs expérimentés et
quant à la nature des informations traitées pendant cette exploration. La tâche des participants
(un grand maître, un maître, un expert et un joueur de classe C) était de reproduire des
positions de jeu d’échecs inconnues après une brève exposition de quelques secondes. Les
mouvements oculaires et les protocoles verbaux des quatre participants ont été analysés dans
cette tâche. Les données recueillies dans cette étude ont permis aux auteurs de distinguer deux
“moments” dans l’exploration visuelle mise en œuvre par les joueurs les plus expérimentés
(i.e., le grand maître et le maître). L’analyse des mouvements oculaires montre que les toutes
premières fixations oculaires correspondent à une phase d’orientation (i.e., “où suis-je sur
l’échiquier ?”). Dans cette phase, les zones considérées comme “normales” (i.e., les zones de
l’échiquier où sont les patterns de pièces les plus familiers) n’ont fait l’objet que de très peu
de fixations oculaires. De plus, ces quelques fixations se situent sur la périphérie des patterns
familiers (et non sur les pièces elles-mêmes). Les exemples de zones de l’échiquier
considérées comme “normales” par les joueurs sont nombreux dans les protocoles verbaux
recueillis par de Groot et Gobet (1996). Les exemples les plus fréquents sont la position du roi
roqué et la position des tours. Bien que ces exemples de normalité soient presque toujours
bien reconstruits, les joueurs expérimentés prétendent ne pas les avoir regardés. “I did not
look at the white King’s wing. That part is normally in order…” (de Groot & Gobet, 1996,
p.69). Puis, après les toutes premières secondes de l’exploration visuelle de l’échiquier, les
patterns de pièces familiers sont délaissés par les joueurs au profit de zones plus stratégiques
(e.g., les cases centrales de l’échiquier). A ce moment, les fixations oculaires sont plus
nombreuses sur les zones contenant des pièces stratégiquement pertinentes (i.e., des pièces
directement liées à la stratégie de jeu immédiate). “For the first two seconds I saw nothing,
only a jumble of pieces. The first thing I saw were those two (White) Knights located rather
strangely; then I saw the White Queen’s wing and then the Black King’s wing.” (de Groot &
Gobet, 1996, p.93). Pendant l’exploration des zones stratégiques, les fixations oculaires des
joueurs expérimentés se situent sur les patterns de pièces stratégiques. Les joueurs tendent à
se concentrer sur les pièces pertinentes (des pièces exposées), sur les aspects perceptifs
critiques d’une position (des différences de couleur surtout sur les cases centrales de
l’échiquier), à un niveau précoce de la recherche perceptive (de Groot & Gobet, 1996 ;
Jongman, 1968).
Pour rendre compte de l’ensemble des résultats obtenus dans leur étude, de Groot et
Gobet (1996) proposent que les ensembles de pièces d’une position puissent être divisés en
deux catégories : les patterns familiers et les ensembles de pièces partageant des relations
échiquéennes liées à la stratégie de jeu. Dans la première catégorie, les aspects perceptifs
comme les similarités de couleur, les contrastes de couleur, et les formes géométriques,
prédominent sur les aspects sémantiques. Les patterns familiers activeraient en MLT des
chunks perceptifs correspondants, ce qui permettrait aux joueurs suffisamment expérimentés
de reconnaître rapidement les patterns familiers sans avoir à encoder spécifiquement toutes les
pièces constitutives de ces patterns. En d’autres termes, les chunks perceptifs des joueurs
expérimentés leur permettraient un encodage global (non détaillé) des patterns familiers. Pour
ce qui est de la seconde catégorie, la référence aux aspects sémantiques, notamment
stratégiques, est prédominante, et les traits perceptifs ne sont parfois pas mentionnés du tout.
Selon les auteurs, les zones stratégiques n’activeraient pas en MLT de chunks correspondants
susceptibles de faciliter leur reconnaissance. Au contraire, le nombre et la répartition des
mouvements oculaires des maîtres semblent indiquer que ces derniers mettent en œuvre un
encodage analytique, c’est-à-dire un encodage détaillé de chaque élément pertinent des zones
stratégiques afin d’assimiler toutes les informations importantes. De Groot et Gobet (1996)
proposent que les joueurs les plus expérimentés utilisent, pour optimiser leurs reconstructions,
une heuristique générale qui serait: “Ne pas perdre de temps sur ce qui est normal pour se
concentrer davantage sur ce qui l’est moins”. S’il peut être attesté que ce genre d’heuristique
existe, alors cela fournirait une preuve en faveur d’une recherche perceptive dans laquelle la
nature de l’encodage dépendrait, à la fois, du niveau d’expertise du sujet, et de la nature de
l’unité perçue, en particulier de son “importance” stratégique dans la position traitée.
Une recherche récente de Reingold, Charness, Pomplun & Stampe (2001) illustre
également l’idée que les unités perçues par des joueurs d’échecs sont différentes selon leur
niveau d’expertise. Ces auteurs font apparaître sur un écran d'ordinateur des échiquiers réduits
à 3x3 cases qui contiennent quatre ou cinq pièces. Des joueurs d'échecs (experts ou novices)
ont pour consigne de décider le plus rapidement possible si le roi présent sur l'écran est mis en
échec, ou non, par les pièces adverses. Les joueurs donnent leur réponse très rapidement sur
des dizaines de configurations qui se succèdent à l'écran. Dans cette expérience, les auteurs
mesurent les fixations oculaires des joueurs, leur localisation et leur durée. Les résultats
montrent que les joueurs experts et les joueurs novices ne regardent pas de la même façon les
configurations de jeu. Les novices font des fixations courtes sur chacune des pièces alors que
les experts font moins de fixations, mais des fixations plus longues, et surtout des fixations
entre les pièces. La figure 13 montre un exemple des fixations cumulées des joueurs selon
leur niveau d'expertise (les lettres désignent les pièces : K pour le roi (King) et A pour les
pièces adverses (Adversary), chaque point est une fixation).
Novices
K
Experts
A
K
A
A
A
A
A
A
A
Figure 13. Fixations cumulées d'experts et de novices face
à une configuration réduite d'échecs (d'après Reingold et al, 2001a).
Ce résultat apporte ainsi une validation supplémentaire à l’hypothèse selon laquelle les
experts disposent en mémoire de “blocs” de pièces, les chunks, qui leur font percevoir comme
un “tout” des ensembles de pièces. Ce sentiment d'unité relatif à un ensemble de pièces est tel
que les experts n'ont plus besoin de regarder les pièces isolément, mais peuvent se limiter à
porter leur regard au centre du chunk (voir aussi Charness & Reingold, 1992; Charness,
Reingold, Pomplun & Stampe, 2001; de Groot & Gobet, 1996).
9.2. L’empan visuel des experts
Des recherches récentes réalisées par Reingold et coll. (Charness, Reingold, Pomplun
& Stampe, 2001 ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001 ; Reingold, Charness,
Pomplun, & Stampe 2001) ont apporté de nouveaux éléments qui concordent avec l’idée que
la supériorité des experts tient à ce qu'ils perçoivent différemment des novices les
configurations de jeu (en particulier pour l’exploration des coups possibles). Ces auteurs
montrent notamment que les experts ont un empan visuel plus important que celui des novices
(Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001) et qu'ils effectuent un encodage des
relations entre les pièces de manière parallèle alors que les novices analysent les relations
entre les pièces de manière sérielle.
Dans leur recherche, Reingold et coll. utilisent le “flicker paradigm”, paradigme utilisé
classiquement dans le domaine de la perception, notamment dans les études sur la cécité au
changement (“change blindness”) (voir Simon & Levin, 1997, pour une revue de question).
Le “flicker paradigm” consiste à présenter brièvement une première scène visuelle (pendant
quelques centaines de millisecondes) puis, après une très brève interruption, une scène
modifiée. Ce cycle est répété jusqu'à ce que l'observateur détecte le changement. Dans la
recherche de Reingold et al (2001a), la tâche des sujets est de décider à propos de deux
configurations présentées successivement s'il s'agit deux fois de la même configuration ou si
l'une des pièces a été changée. Les auteurs ajoutent à cette tâche un paradigme de “fenêtrage
sous la dépendance du regard” (“gaze-contingent floutage paradigm”) (McConkie & Rayner,
1975 ; voir Rayner, 1998, pour une revue de question). Le principe expérimental utilisé
consiste à créer sur un écran une fenêtre circulaire dans laquelle les pièces sont nettes. Autour
de cette fenêtre les pièces sont floues, et ni leur identité ni leur couleur ne sont plus
perceptibles. Cette technique permet de mesurer la taille de l'empan visuel en faisant varier la
taille de la fenêtre au cours des essais et en mesurant quelle est la taille minimum de la fenêtre
qui n'affecte pas la performance d'un sujet donné dans la tâche de détection du changement.
Les auteurs montrent que, lorsqu'ils sont confrontés à des configurations réalistes, les experts
ont un empan visuel plus grand que celui des novices (i.e., la taille de la fenêtre en-deçà de
laquelle la performance de détection est perturbée est plus grande pour les experts que pour
les novices). Par contre, lorsque les configurations étudiées sont aléatoires, la taille de l'empan
est alors équivalente pour les experts et pour les novices.
9.3. Traitements sériels ou parallèles des relations échiquéennes
Dans une deuxième recherche parue la même année, Reingold, Charness, Pomplun, et
Stampe (2001) utilisent une tâche de détection de mise en échec. Les sujets doivent décider,
face à un échiquier réduit à 5x5 cases, si le roi est mis en échec ou non par les pièces
blanches. Les auteurs font varier le nombre de pièces blanches (une ou deux) et les essais
sont, soit positifs (une des pièces met le roi en échec), soit négatifs (le roi n'est pas mis en
échec). Les auteurs montrent que le temps de décision des experts est le même pour les essais
négatifs (quand le roi n'est pas menacé) que pour les essais positifs. Par contre, pour les
novices, le temps de réponse est plus long pour les essais négatifs que pour les essais positifs.
Ce résultat va dans le sens de l’hypothèse selon laquelle les novices traiteraient les aspects
relationnels entre les pièces de manière sérielle (ce qui expliquerait que le temps de réponse
soit plus court pour les essais positifs car les novices répondraient dès que l'une des pièces
qu'ils examinent menace le roi, cette pièce pouvant être la première pièce examinée), alors
que les experts traiteraient en parallèle les aspects relationnels. Leurs temps de réponse sont
en effet équivalents pour les essais positifs et négatifs. Quand deux pièces sont susceptibles de
menacer le roi, les experts encoderaient en même temps la relation de chacune d'elle avec le
roi.
10. Résumé
Les expériences princeps sur l’expertise échiquéenne (Chase & Simon, 1973a, 1973b ;
de Groot, 1946, 1965) ont défini les axes de recherche de ce domaine en soulignant le rôle des
processus perceptifs et des connaissances expertes dans l’encodage et la reconnaissance de
patterns familiers. La supériorité des experts sur les novices pouvait dès lors s’expliquer par le
nombre important de connaissances spécifiques à la disposition des joueurs expérimentés : les
chunks. Les chunks permettent de reconnaître des patterns familiers, de déterminer les
informations importantes pour réduire l’espace de recherche et de sélectionner rapidement les
coups à jouer. Les théories fondées sur le chunking ont abouti à des modèles qui accordent un
rôle primordial à la MCT (stockage des labels de chaque chunk activé), et qui intègrent un
réseau de discrimination organisant l’ensemble des chunks stockés en MLT. Cependant, de
nombreux résultats empiriques (Charness, 1976 ; Frey & Adesman, 1976 ; Gobet & Simon,
1996a, 1996b ; Holding, 1985 ; …) ont montré la nécessité de réviser la théorie des chunks.
Les principales critiques ont porté sur les rôles respectifs de la MCT (qui dans les modèles
classiques de chunking ne pouvait rendre compte de certains résultats expérimentaux), de la
MLT, et des connaissances abstraites (connaissances qui apparaissent souvent dans les
protocoles verbaux des maîtres aux échecs mais qui sont absentes de la plupart des modèles).
Des propositions théoriques ont été émises pour remédier aux insuffisances de la théorie des
chunks comme le modèle SEEK de Holding (1985), la notion d’apperception de Saariluoma
(1990, 1992). Mais ces propositions, parfois imprécises, n’ont pas toutes été soutenues par des
données empiriques ou implémentées dans des modèles informatiques susceptibles de les
valider. La proposition la plus aboutie est sans doute celle de Gobet et Simon (1996b) avec la
théorie des templates, implémentée dans CHREST (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 2000). Le
modèle CHREST intègre les connaissances de haut niveau des maîtres aux échecs (en
introduisant explicitement des liens sémantiques) et rend compte de la vitesse d’encodage des
informations en MLT (par l’introduction de “slots”). Les patterns encodés pendant
l’exploration visuelle d’une position de jeu ne sont pas simplement stockés en MCT sous
forme de chunks, comme le prévoit le modèle de Chase et Simon (1973b), mais ils reçoivent
très rapidement des informations additionnelles (via les slots des templates) grâce aux
connaissances contenues dans le réseau de production et dans le réseau sémantique en MLT.
Ces échanges rapides d’informations entre la MCT et la MLT influencent l’encodage des
patterns traités et font de la perception experte une perception dynamique.
Des études récentes sur les mouvements oculaires d’experts aux échecs montrent
également que les nombreuses structures de connaissances (chunks et/ou templates) que les
experts ont à leur disposition en MLT modifient leur perception. Les résultats de ces
recherches montrent qu’un joueur suffisamment expérimenté peut rapidement mettre en
œuvre un encodage global des patterns familiers et un encodage plus précis et analytique des
patterns stratégiques (de Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Pomplun & Stampe,
2001). L’expert possède également un empan visuel plus grand et, est susceptible d’encoder
en parallèle certaines relations échiquéennes (Charness, Reingold, Pomplun & Stampe, 2001 ;
Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001 ; Reingold, Charness, Pomplun, & Stampe
2001).
Les études récentes sur l’expertise ont donc prolongé l’axe de recherche amorcé par
les travaux de de Groot (1946, 1965), puis par ceux de Chase et Simon (1973a, 1973b), en
abordant l’expertise échiquéenne par l’étude de la perception et des connaissances des joueurs
d’échecs. Dans cette lignée, les recherches expérimentales que nous avons conduites ont pour
principal objectif d’étudier l’interaction entre les connaissances et les processus perceptifs des
experts.
La première série d’expériences présentées ici (expériences 1 et 2) a pour objectif
d’étudier le décours temporel de l’exploration visuelle de positions de jeu mis en œuvre par
des joueurs d’échecs de différents niveaux. Les résultats obtenus dans les études sur les
mouvements oculaires de joueurs d’échecs, suggèrent que les joueurs les plus expérimentés
encodent de manière non détaillée les patterns de pièces qu’ils considèrent comme “normaux”
sur l’échiquier, et explorent en détail les patterns plus stratégiques. Les expériences 1 et 2 ont
pour objectif de fournir des résultats empiriques pour étayer cette hypothèse. Il s’agit, de plus,
d’étudier l’ordre d’exploration des différents patterns présents sur l’échiquier (patterns
familiers et patterns “stratégiques”) selon le niveau d’expertise des joueurs d’échecs. Nous
pourrons ainsi déterminer quel type de patterns guide l’exploration visuelle des experts.
Considérés ensemble, les résultats des deux premières expériences permettront d’expliciter la
proposition de Chase et Simon (1973a, 1973b) qui présente l’expertise comme un “avantage
perceptif”.
En accord avec les notions de “grands complexes” (de Groot, 1946, 1965), de
“chunks” associés à des systèmes de production (Chase & Simon, 1973b) ou de “templates”
(Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1996a, 1996b), l’objectif de la seconde série d’expériences
présentées ici (expériences 3 et 4), est de montrer que la reconnaissance de certains patterns
permet aux joueurs suffisamment expérimentés d’accéder rapidement à des connaissances
additionnelles sur les prochains coups à jouer. Plus précisément, il s’agit ici de souligner
l’aspect anticipatoire de la perception experte en fournissant des résultats empiriques qui
montrent que la reconnaissance d’un extrait d’une scène dynamique classique aux échecs
permet aux joueurs suffisamment experts d’anticiper le prochain coup et de focaliser leur
attention sur la zone de l’échiquier où ils pensent que ce coup va être joué.
CHAPITRE III
Recherches expérimentales
« Je crois qu’il existe des manières très spécifiques de jouer efficacement contre une machine.
Evidemment, nous n’avons aucune chance en technique pure, parce que l’ordinateur calcule
de manière parfaite. Mais lorsque nous faisons appel à notre cerveau, en utilisant l’intuition
et la compréhension, alors nous restons beaucoup plus forts. »
Anatoly Karpov
L’objectif principal de la partie expérimentale présentée ici est de souligner
l’interaction entre les connaissances et les processus perceptifs des experts, et de montrer que
cette interaction est le fondement d’une perception experte dynamique. Les recherches
expérimentales sont organisées en deux séries d’expériences : l’objectif de la première série
d’expériences est d’étudier le déroulement temporel de l’exploration visuelle de positions de
jeu d’échecs de joueurs de différents niveaux. La seconde série d’expériences a pour objectif
de souligner les aspects anticipatoires de la perception experte.
Dans une première série d’expériences (expériences 1 et 2), nous étudions précisément
l’encodage perceptif des différents patterns présents dans une position de jeu, en fonction du
niveau d’expertise des joueurs d’échecs et de la plus ou moins grande valeur stratégique des
patterns traités. En prenant en considération les données sur les mouvements oculaires (de
Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness, Pomplun & Stampe, 2001), nous testons
l’hypothèse selon laquelle l’encodage des patterns familiers est global, c’est-à-dire non
détaillé, alors que les patterns plus directement liés à la stratégie de jeu immédiate, sont
encodés de façon analytique. De plus, nous faisons l’hypothèse que, pour un expert,
l’exploration d’une position de jeu débute par le traitement visuel des patterns familiers puis
est rapidement suivie par une analyse précise des patterns stratégiques.
Dans l’expérience 1, nous présentons aux participants une tâche de détection de
changements dans laquelle est utilisée la technique du “flicker paradigm” (Hollingworth &
Henderson, 2000). Les changements introduits portent, soit sur des patterns familiers, soit sur
des patterns dont la valeur stratégique est jugée plus importante (de par leur position plus
centrale sur l’échiquier et/ou plus proche du camp adverse). L’hypothèse testée dans cette
expérience est que si les experts procèdent pendant les premières secondes à un encodage
rapide et global à partir de quelques indices des patterns familiers, ils ne devraient détecter
que très peu de changements lors des premières secondes. S’ils procèdent ensuite à un
encodage analytique des patterns plus stratégiques, les experts devraient être plus sensibles
aux changements effectués sur les patterns stratégiques que sur les patterns familiers.
L’expérience 2 a pour objectif de préciser la nature de l’encodage effectué dans les
premières secondes. Après une présentation, soit de une, soit de cinq secondes, de l’un des
diagrammes utilisés dans l’expérience 1, les sujets avaient à porter un jugement de
reconnaissance sur un certain nombre de patterns, soit anciens, constitutifs de ces
diagrammes, soit nouveaux. Deux hypothèses alternatives ont été testées. Selon la première
hypothèse, les experts se focaliseraient d’emblée sur les zones centrales de l’échiquier, ou sur
des zones proches du camp adverse, qui ont une forte valeur stratégique. Selon la seconde
hypothèse, dans la première seconde d’exploration, les patterns familiers seraient encodés,
mais seulement de façon globale, cet encodage étant néanmoins suffisant pour l’évocation de
patterns de pièces typiques en MLT, et donc à leur reconnaissance. Dans ce cas, après une
seule seconde de présentation, les experts devraient être à même de reconnaître les patterns
familiers présents dans les diagrammes explorés. Dans la condition où les diagrammes sont
présentés pendant 5 secondes, on peut de toute façon s’attendre à ce que les experts focalisent
leur attention sur les patterns les plus stratégiques, et, les ayant analysés précisément, ils
devraient être à même de mieux les reconnaître et de mieux les différencier de nouveaux
patterns.
Mais par ailleurs, il est clair que l’encodage des patterns, familiers ou stratégiques,
n’est pas la seule particularité de la perception experte. Une autre caractéristique de la
perception experte est sa nature anticipatoire. De Groot (1946, 1965) avait déjà souligné la
nature anticipatoire de la perception experte aux échecs. En analysant les verbalisations de
joueurs experts, il a noté que les experts semblent activer automatiquement les mouvements
impliqués par la scène observée. Cette activation automatique semble être enracinée dans la
nature des connaissances expertes. Quand les experts voient une scène visuelle, ils activent les
scènes qui pourraient suivre la scène actuelle. Dans le domaine qui nous intéresse ici, le jeu
d’échecs, et bien que cette caractéristique fasse partie de la plupart des modèles (Chase &
Simon, 1973b ; de Groot, 1946, 1965, 1978 ; Ericsson & Kintsch, 1995 ; Gobet & Simon,
1996b), elle n’a jamais été vraiment étayée expérimentalement. Dans une seconde série de
recherches, nous tenterons de fournir des preuves empiriques relatives aux aspects
dynamiques de la perception experte.
Dans cette seconde série d’expériences (expériences 3 et 4), nous faisons l’hypothèse
que l’encodage visuel mis en œuvre par des joueurs d’échecs experts inclut, à la fois, la
reconnaissance de patterns familiers, et les relations sémantiques entre les éléments dans une
position de jeu, i.e., les aspects dynamiques relatifs au déroulement probable du jeu. Ainsi,
lorsqu’ils doivent étudier des extraits de scènes dynamiques (des positions d’ouvertures
classiques), les joueurs experts devraient anticiper les coups attendus les plus probables (i.e.,
les étapes successives de la stratégie à employer pour la partie en cours).
Pour tester cette hypothèse, nous avons élaboré dans l’expérience 3 une tâche de
comparaison de diagrammes de jeu d’échecs. Des joueurs d’échecs de différents niveaux
d’expertise avaient à indiquer le plus rapidement possible si deux diagrammes étaient
identiques ou différents. Les diagrammes utilisés sont des ouvertures classiques aux échecs.
Ces diagrammes ne sont pas seulement associés à de simples séquences de coups, mais
expriment des “idées”, des “thèmes” échiquéens (chaque ouverture est, en effet, associée à un
plan qui permet d’organiser une attaque ou une configuration qui pourrait mettre l’adversaire
dans une position plus faible). Considérées ainsi, les ouvertures sont des manœuvres orientées
vers un but. Dans la présente étude, deux diagrammes successifs dans une ouverture sont
considérés comme deux étapes d’une scène dynamique. Pour manipuler l’aspect dynamique
inhérent à ces “étapes”, deux conditions de présentation ont été construites. Dans une
condition, les diagrammes ont été présentés dans l’ordre normal du jeu, et dans l’autre, ils ont
été présentés dans l’ordre inverse. De plus, deux types de paires ont été construits. Pour un
type de paires, chaque position prototypique d’une ouverture a été associée à la position du
coup standard le plus probable dans le déroulement de l’ouverture, et pour l’autre type de
paires, chaque ouverture a été associée à la position d’un coup non-standard. Les processus
d’anticipation devraient permettre aux joueurs experts d’activer automatiquement la scène
suivante (Chase & Simon, 1973a, 1973b ; de Groot, 1946, 1965, 1978) et ainsi de focaliser
leur attention sur la zone de l’échiquier où ils s’attendent à ce que le coup le plus probable se
produise (de Groot & Gobet, 1996). Par conséquent, la condition où la partie est présentée
dans un ordre normal, donc quand les positions prototypiques d’ouverture sont
immédiatement suivies des coups attendus standard, devrait être la condition la plus favorable
pour les experts. Ainsi, dans cette condition, nous nous attendons à ce que les joueurs experts
aient des jugements de comparaisons meilleurs, ou au moins plus rapides, que les joueurs
débutants.
L’expérience 4 vise à fournir des indices supplémentaires quant à l’aspect anticipatoire
des processus d’encodage visuel des experts en utilisant une tâche de reconnaissance à long
terme. Dans cette tâche, des experts et des débutants aux échecs ont à étudier une série de
diagrammes (première phase) puis à reconnaître les diagrammes étudiés parmi de nouveaux
diagrammes (seconde phase). Certains des diagrammes nouveaux sont en fait des versions
modifiées des diagrammes anciens. Ils correspondent aux mouvements standard les plus
probables des positions prototypiques d’ouverture étudiées dans la première phase. Nous
faisons l’hypothèse que, pour chaque position prototypique d’ouverture étudiée dans la
première phase, les joueurs experts devraient anticiper un coup standard probable. Par
conséquent, dans cette tâche de reconnaissance à long terme, nous faisons l’hypothèse que
dans la seconde phase, les joueurs experts devraient faire plus de fausses reconnaissances sur
les items nouveaux qui sont cohérents avec leurs anticipations que sur ceux qui ne le sont pas.
Les deux séries d’expériences réalisées ont donc pour objectif de souligner
l’interaction entre les connaissances et la perception experte. Il s’agit, d’une part (expériences
1 et 2) de montrer que les joueurs expérimentés, qui ont à leur disposition en MLT de très
nombreux chunks et templates, mettent en œuvre un traitement visuel différencié selon la
valeur stratégique des patterns : un traitement global, immédiat, des patterns familiers, suivi
par un traitement analytique des patterns de plus forte valeur stratégique. Il s’agit, d’autre
part, de montrer (expériences 3 et 4) que, dès l’encodage des positions de jeu, des
caractéristiques anticipatoires, portant sur l’évolution probable du jeu, la stratégie à mettre en
œuvre, font partie intégrante de la perception experte.
PARTIE I
L’exploration visuelle de diagrammes de jeu d’échecs par des experts et des novices
Expérience 1
L’objectif de l’expérience 1 est, d’une part, de tester l’hypothèse selon laquelle,
pendant l’exploration visuelle d’un diagramme réaliste de jeu d’échecs, les experts mettent en
œuvre un encodage global, imprécis, de quelques indices des patterns familiers et un
encodage plus analytique, plus détaillé, des éléments stratégiques (de Groot & Gobet, 1996).
L’objectif est d’autre part de montrer que les experts se focalisent très rapidement sur les
patterns les plus stratégiques. Pour tester ces hypothèses, la technique expérimentale du
“flicker paradigm” (Hollingworth & Henderson, 2000) développée depuis quelques années
pour l'étude de la cécité au changement (“change blindness”, Rensink, O’Regan, & Clark,
1997) a été utilisée (voir la figure 15 dans la partie procédure pour une illustration de ce
paradigme). Cette technique a été appliquée ici à une tâche de comparaison de diagrammes
réalistes de jeu d'échecs. La tâche des participants, des “novices” et des “experts” aux échecs,
est de décider le plus rapidement et le plus correctement possible si deux diagrammes
présentés successivement dans des cycles récurrents sont identiques ou non. Lorsque les
diagrammes sont différents, le changement effectué, qui ne porte que sur une seule pièce,
appartient, soit à un pattern familier, soit à un pattern plus stratégique. L’importance
stratégique des patterns a été manipulée en modifiant leurs positions sur l’échiquier. Un
pattern est considéré comme “familier” lorsqu’il occupe une position typique sur l’échiquier
(e.g. des positions de départ, des chaînes de pions peu développées). Les patterns “familiers”
ne jouent pas un rôle stratégique immédiat dans les positions de jeu présentées ici. Ce même
pattern, à savoir la même configuration de pièces, est par contre considéré comme
“stratégique” lorsque sa position est très avancée dans le camp adverse (de Groot & Gobet,
1996 ; Jongman, 1968), et qu’il intègre ainsi plus de relations stratégiques.
Si, comme les résultats empiriques sur les mouvements oculaires des joueurs d’échecs
(de Groot & Gobet, 1996 ; Jongman, 1968) le laissent supposer, les experts mettent en œuvre
un encodage initial global à partir de quelques indices des patterns “familiers”, puis un
encodage analytique des patterns plus “stratégiques”, on peut s’attendre à ce que les experts
détectent mieux et plus vite les changements portant sur des patterns “stratégiques” que ceux
portant sur des patterns “familiers”. En effet, les conditions de présentation des diagrammes à
explorer, c’est-à-dire la succession rapide de positions qu’exige le “flicker paradigm”, et la
discrétion des changements opérés (le changement ne porte que sur une seule pièce) devraient
rendre inefficace un encodage non détaillé des patterns familiers. Pour ce qui est des novices,
qui ne disposent que de peu de chunks en MLT, on peut s’attendre à ce qu’ils détectent moins
bien les changements que les experts. On peut s’attendre aussi, et surtout, à ne pas observer de
différences selon que les changements portent sur des patterns familiers ou stratégiques, cette
distinction n’étant pas encore signifiante pour les novices.
Méthode
Participants
Quarante participants ont collaboré à cette expérience (âge moyen : 25 ans, écart-type :
6 mois). Vingt participants étaient des joueurs de classe B (nombre moyen de points Elo :
1729, écart-type : 200 Elo), appelés ici “experts”, et 20 participants étaient des “novices”
connaissant les règles de jeu et jouant en moyenne 5 fois par an. Il est à noter que si les
joueurs de classe B ne sont pas de véritables experts (leur niveau de jeu est beaucoup plus
faible que celui des grands maîtres, ou des maîtres), ils sont appelés ici “experts” en
comparaison du niveau de jeu des “novices”.
Matériel
Phase de familiarisation :
Le matériel de la phase de familiarisation inclut 6 couples de diagrammes, 4 couples
différents et 2 couples identiques.
Phase expérimentale :
Le matériel de la phase expérimentale inclut 35 couples de diagrammes de jeu
d’échecs, 7 couples identiques et 28 couples différents. 7 diagrammes de référence ont été
utilisés pour construire tous les couples de diagrammes présentés dans cette expérience. Les
diagrammes de référence sont toujours présentés en premier pour chaque couple. Les
diagrammes de référence sont des positions de jeu réalistes, après que huit coups en moyenne
ont été joués. Les couples identiques ont été réalisés en présentant 2 fois chaque diagramme
de référence. Les couples différents ont été élaborés par le changement de l'identité, mais pas
de la couleur, d'une seule pièce (e.g. un pion transformé en fou). La pièce modifiée appartient,
selon la condition expérimentale, soit à un pattern familier, soit à un pattern plus stratégique
(voir figure 14 pour un exemple). L’importance stratégique d’un pattern a été évaluée en
fonction de sa position sur l'échiquier. Un pattern est considéré comme familier lorsqu’il
occupe une position typique, familière, sur l'échiquier (e.g. une chaîne de pions proche de sa
position d’origine, un ensemble de pièces de la même couleur souvent dans leur position
d’origine non développée). Cette catégorie de patterns n’intègre que peu d’informations
stratégiques pertinentes pour la partie en cours. Un pattern est considéré comme étant plus
stratégique lorsqu'il occupe une position moins typique, proche d’une zone adverse (e.g. une
chaîne de pions très avancée dans le camp adverse). Tous les diagrammes présentés intègrent
des patterns familiers et stratégiques. Pour chacune des sept configurations de départ, la
modification d’un pattern (familier ou stratégique) a été effectuée une fois sur les pièces
noires et une fois sur les pièces blanches.
Diagramme de référence
Modification
d'un chunk familier
Modification
d'un chunk “stratégique”
Figure 14. Exemple de modifications effectuées
sur un chunk familier et sur un chunk stratégique.
Procédure
L'expérience a été réalisée sur un ordinateur portable Macintosh PowerBook G3. La
tâche des participants est de déterminer le plus rapidement et le plus efficacement possible si
les paires de diagrammes présentées sont identiques ou non. Les deux diagrammes de chaque
paire sont présentés successivement. Toutes les présentations sont cycliques. Avant chaque
cycle, le message “Prêt ?” apparaît sur l'écran et les participants doivent appuyer sur une
touche pour commencer.
Début du cycle
Point de fixation
(1000 ms)
1er diagramme
1000 ms
*
Masque
100 ms
2e diagramme
1000 ms
Masque
100 ms
Retour au premier
diagramme
Réponse du sujet
(T.R.)
Fin du cycle
Figure 15. Illustration du “flicker paradigm” adapté au jeu d’échecs.
Un cycle se décompose de la façon suivante (voir figure 15). Un point de fixation
apparaît au centre de l'écran pendant 1000 ms. Le premier diagramme “D” est alors présenté
pendant 1000 ms, il est suivi d'un masque présenté pendant 100 ms. Puis, le second
diagramme “Dm” est présenté pendant 1000 ms, il est également suivi d'un masque de 100
ms. Le premier diagramme est alors présenté une nouvelle fois sur l'écran, et ainsi de suite. Le
cycle “D/masque/Dm/masque” s'achève lorsque les participants ont donné leur réponse en
appuyant sur la touche “identique” à gauche du clavier, ou sur la touche “différent” à droite
du clavier. Lorsque les participants estiment que les deux diagrammes sont différents, ils
doivent alors désigner oralement la pièce qui, à leur avis, a été modifiée. Tous les participants
ont réalisé préalablement une phase de familiarisation consistant en 6 essais, 4 essais avec des
paires différentes et 2 avec des paires identiques. Les participants ont été informés que leurs
temps de réponses ne seraient pas enregistrés pendant cette phase. Dans toutes les conditions,
les paires de diagrammes sont présentées dans un ordre aléatoire, différent pour tous les
participants.
Résultats et Discussion
Les comparaisons de paires identiques constituaient, dans cette étude, une condition
contrôle. En moyennant les deux types de paires différentes (les paires où la différence porte
sur un pattern familier et les paires où un pattern stratégique est modifié), une Anova a été
réalisée sur le pourcentage de détections correctes et sur les latences des réponses correctes
entre les comparaisons identiques et les comparaisons différentes. Les résultats ont montré un
pourcentage de détections correctes significativement plus élevé pour les comparaisons
identiques que pour les comparaisons différentes [F(1,38) = 182.76, MSe = 85.48, p < .01].
De plus, les résultats ont montré que les latences des détections correctes sont
significativement plus longues pour les comparaisons identiques que pour les comparaisons
différentes [F(1,38) = 30.28, MSe = 24.63, p < .01]. Les analyses statistiques suivantes n’ont
été conduites que pour les comparaisons différentes. Le tableau 2 présente l’ensemble des
résultats.
Tableau 2. Pourcentages des détections correctes et latences des détections
correctes (en sec.) pour les experts et les novices.
Pourcentages des détections correctes
Latences des détections correctes
Comparaisons Comparaisons
Comparaisons Comparaisons
Comparaisons différentes
Comparaisons
différentes
différentes
différentes
Patterns
Patterns
identiques
Patterns
Patterns
identiques
familiers
stratégiques
familiers
stratégiques
Experts
74.29%
95.71%
99.29%
8.63 sec.
5.74 sec.
14.35 sec.
Novices
57.86%
57.85%
99.29%
8.80 sec.
7.96 sec.
13.33 sec.
1. Pourcentage de détections correctes
La figure 16 présente les pourcentages de détections correctes selon le niveau d'expertise
Pourcentages de détections correctes
(experts vs. novices) et le type de patterns (familier vs. stratégique).
Patterns familiers
Patterns stratégiques
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
Experts
Novices
Niveau d'expertise
.
Figure 16. Pourcentages de détections correctes des experts et des novices
selon le type de pattern modifié (familier vs. stratégique).
Les barres d’erreurs présentent les erreurs types.
Les résultats montrent un effet significatif du niveau d'expertise [F(1,38) = 47.58, MSe
= 80.09, p < .01] et du type de pattern [F(1,38) = 28.72, MSe = 80.09, p < .01]. Le
pourcentage de détections correctes est significativement supérieur pour les experts (85%) que
pour les novices (57.86%). Le pourcentage des détections correctes est significativement
supérieur pour les patterns stratégiques (76.78%) que pour les patterns familiers (66.07%).
Une interaction significative entre le type de patterns et le niveau d'expertise a été trouvée
[F(1,38) = 28.72, MS e = 80.09, p < .01]. L’effet du type de patterns n’est significatif que pour
les experts [F(1,19) = 86.51, MS e = 53.18, p < .01], pas pour les novices [F(1,19) < 1, MSe =
107]. Le pourcentage de détections correctes observé chez les experts pour les patterns
familiers (74.29%) est significativement plus bas que celui observé pour les patterns
stratégiques (95.71%).
2. Latences des détections correctes
La figure 17 présente les latences des détections correctes. L'effet des latences
extrêmes a été minimisé en établissant une coupe de deux écart-types en dessous et au-dessus
Latences des détections correctes (en ms)
de la moyenne pour chaque sujet. Les valeurs extrêmes ont été écartées des analyses.
10000
Patterns familiers
Patterns stratégiques
9000
8000
7000
6000
5000
4000
3000
2000
1000
0
Experts
Novices
Niveau d'expertise
.
Figure 17. Latences des détections correctes des experts et des novices
selon le type de pattern modifié (familier vs. stratégique).
Les barres d’erreurs présentent les erreurs types.
Les résultats montrent un effet significatif du type de patterns [F(1,38) = 45.19, MS e =
1.53, p < .01]. Les latences des détections correctes sont significativement plus longues pour
les patterns familiers (8.71 sec.) que pour les patterns stratégiques (6.85 sec.). L'effet du
niveau d'expertise n'est pas significatif [F(1,38) = 2.31, MSe = 1.53, p > .05], mais il existe
une interaction significative entre le type de patterns et le niveau d'expertise [F(1,38) = 13.69,
MSe = 1.53, p < .01]. La différence entre les latences correctes des patterns familiers et celles
des patterns stratégiques est significative pour les experts [F(1,19) = 65.51, MS e = 1.27, p <
.01], et pas pour les novices [F(1,19) = 3.90, MSe = 1.79, p > .05]. Pour les experts, les
latences des détections correctes sont plus longues pour les patterns familiers (8.63 sec.) que
pour les patterns stratégiques (5.74 sec.).
3. Répartition temporelle des détections correctes
Le test non paramétrique de Kolmogorov-Smirnov a été réalisé sur la répartition
temporelle des détections correctes selon le type de pattern (familier vs. stratégique) pour les
experts et les novices. La figure 18 présente la répartition temporelle des pourcentages de
détections observées au fur et à mesure de l’exploration, selon que les changements portent
sur des patterns familiers ou stratégiques.
Les résultats indiquent une différence significative des distributions des détections
correctes des patterns familiers et des patterns stratégiques pour les experts [D = . 364 ; p <
.01]. Une analyse, seconde par seconde, de ces distributions des détections correctes des
patterns stratégiques et des patterns familiers par les experts (figure 18a), montre que la
détection correcte des patterns stratégiques est significativement plus élevée que celle des
patterns familiers à 3 secondes [D = .500 ; p < .05] et à 4 secondes [D = .450 ; p < .05]. Ce
pattern de résultats s’inverse à 9 secondes où la distribution des détections correctes est
marginalement plus grande pour les patterns familiers que pour les patterns stratégiques [D =
.40 ; p = .08]. Pour les novices (figure 18b), la répartition temporelle des détections correctes
relative aux patterns familiers est très similaire à celle relative aux patterns stratégiques [D =
.111 ; p > .05]. La plupart des détections correctes ont lieu entre 4 et 10 secondes. Il est en
outre intéressant de remarquer que l’on n’observe pas de détections correctes durant les deux
premières secondes, ni pour les experts, ni pour les novices, qu’il s’agisse des patterns
familiers ou stratégiques.
Détections correctes (en %)
28
Patterns familiers
Patterns stratégiques
24
20
16
12
8
4
0
1
3
5
7
9
11
13
15
17
19
21
23
25
27
29
Temps (en sec.) .
Figure 18a. Détections correctes (en %) des experts en fonction du temps (en sec.).
Détections correctes (en%)
28
Patterns familiers
Patterns stratégiques
24
20
16
12
8
4
0
1
3
5
7
9
11
13
15
17
19
21
23
25
27
29
Temps (en sec.)
Figure 18b. Détections correctes (en %) des novices en fonction du temps (en sec.).
Figure 18. Répartition temporelle des détections correctes (en pourcentages) des experts
(en haut) et des novices (en bas) en fonction du temps (en sec.).
En résumé, les résultats de cette première expérience font apparaître trois faits
marquants :
1. Globalement, les experts détectent mieux et plus rapidement les différences que les
novices, où qu’interviennent les changements (dans des patterns familiers ou stratégiques). Ce
premier résultat est concordant avec les résultats classiques montrant un avantage perceptif
des experts sur les novices. Cet avantage peut être expliqué par l’utilisation par les experts de
très nombreux chunks qui permettent d’optimiser l’efficacité de l’exploration visuelle (Chase
& Simon, 1973b ; Ericsson & Staszewski, 1989 ; Gobet & Simon, 1996b ; Holding &
Reynolds, 1982 ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001).
2. Les experts, mais non les novices, présentent des performances très différenciées selon que
les changements portent sur des patterns familiers, ou stratégiques : le pourcentage de
détection des changements est plus important pour les patterns stratégiques que pour les
patterns familiers, et les détections correctes sont plus rapides pour les patterns stratégiques
que pour les patterns familiers. La plupart des détections correctes des patterns stratégiques
ont lieu entre 2 et 4 secondes.
3. Durant les deux premières secondes, on n’observe pratiquement pas de détections
correctes, ni pour les experts, ni pour les novices, où que soit introduit le changement, dans
des patterns familiers ou stratégiques.
Ces résultats montrent que la valeur stratégique des patterns joue un rôle prépondérant
dans les processus d’exploration développés par les experts. Ces résultats sont compatibles
avec l’hypothèse selon laquelle les experts focaliseraient très rapidement leur attention sur les
patterns les plus pertinents d’un point de vue stratégique. Ces résultats ne sont cependant pas
incompatibles avec l’hypothèse d’un encodage initial global et imprécis des patterns familiers
(durant les deux premières secondes d’exploration) ne permettant pas un repérage exact des
changements intervenant à ce niveau. Le fait que, dans les secondes suivantes, de très
nombreuses détections correctes surviennent lorsque ce sont des patterns stratégiques qui sont
modifiés est également compatible avec l’hypothèse d’un encodage plus analytique de ces
patterns, permettant de saisir précisément où se situe la différence.
Il reste cependant que cette première expérience ne permet pas de trancher entre les
deux hypothèses alternatives que nous avions formulées : l’attention des experts est-elle
immédiatement focalisée sur les zones de l’échiquier les plus stratégiques, ou les processus
d’exploration débutent-ils tout de même par une exploration globale, non détaillée, des zones
familières ? L’objectif de l’expérience 2 est de préciser comment sont encodées les
configurations de jeu, durant la première seconde d’exploration, puis dans les secondes
suivantes.
Expérience 2
L’objectif de cette expérience est de préciser comment les diagrammes échiquéens
sont encodés par les experts, pendant les toutes premières secondes de l’exploration visuelle.
Deux hypothèses alternatives sont testées. Selon la première hypothèse, on suppose que, lors
de l’exploration visuelle d’une configuration de jeu, les experts concentrent d’emblée leur
attention sur les patterns les plus stratégiques. Selon la deuxième hypothèse, les experts
procèderaient initialement à un encodage global des patterns familiers à partir de quelques
indices, avant d’encoder ultérieurement de façon analytique les patterns plus stratégiques.
Pour tester ces hypothèses, un test de reconnaissance a été élaboré. Des diagrammes
de jeu sont présentés successivement. Après la présentation de chacun des diagrammes, 4
petites configurations (de 2 pièces) sont présentées tour à tour et la tâche des participants
consiste à déterminer si chacune des configurations était présente ou non dans le diagramme
présenté précédemment. Certaines de ces petites configurations sont issues du diagramme
présenté, et ont trait, soit à des patterns familiers, soit à des patterns stratégiques. D’autres
configurations sont nouvelles, les patterns présentés (familiers ou stratégiques) relevant alors
d’autres diagrammes. Pour accéder au déroulement de l’exploration visuelle mise en oeuvre
par les experts et les novices, deux conditions de présentation des diagrammes ont été
définies. La durée de présentation des diagrammes était, soit d’1 seconde, soit de 5 secondes.
Selon la première hypothèse testée, à savoir que, dès les premières secondes de leur
exploration visuelle, les experts se focalisent directement sur les patterns stratégiques, les
reconnaissances correctes (Hits) devraient être plus élevées pour les patterns stratégiques que
pour les patterns familiers, que ce soit après une présentation d’1 ou de 5 secondes. De plus, si
l’encodage des patterns stratégiques est analytique, on devrait observer peu de fausses
reconnaissances (seul le nombre de reconnaissances correctes devrait augmenter entre la
condition “1 seconde” et “5 secondes”).
Selon la deuxième hypothèse testée, à savoir que l’exploration visuelle des experts
débute par un encodage global des patterns familiers, on peut au contraire s’attendre à ce que,
dans la condition “1 seconde”, le nombre de reconnaissances correctes soit plus élevé pour les
patterns familiers que pour les patterns stratégiques. Dans la condition “5 secondes de
présentation”, on ne devrait plus observer de différences entre les deux types de patterns,
l’ensemble des patterns ayant pu être encodés.
En ce qui concerne les novices, les résultats ne devraient pas montrer de différence
entre les pourcentages de reconnaissances correctes des patterns familiers et des patterns
stratégiques, les novices n’étant pas encore à même de prendre en compte cette distinction au
niveau des processus d’exploration qu’ils mettent en oeuvre. Avec l’augmentation du temps
de présentation des diagrammes, de 1 à 5 secondes, les reconnaissances correctes devraient
simplement augmenter, le nombre d’éléments encodés devenant plus important.
Méthode
Participants
Soixante participants ont collaboré à cette expérience (âge moyen : 24 ans et 6 mois,
écart-type : 6 ans). Trente participants étaient des joueurs de classe B (nombre moyen de
points Elo : 1766, écart-type : 158 Elo), appelés ici “experts”, et 30 participants étaient des
“novices” connaissant les règles du jeu et jouant en moyenne 5 fois par an.
Matériel
Phase de familiarisation :
Le matériel de la phase de familiarisation inclut 1 diagramme de jeu d’échecs et 4
configurations de pièces, dont deux appartiennent à ce diagramme.
Phase expérimentale :
Le matériel de la phase expérimentale inclut 6 diagrammes de jeu d’échecs et 4
configurations de pièces pour chaque diagramme (voir figure 19 pour un exemple). Parmi les
4 configurations de pièces, 2 configurations étaient présentes dans le diagramme et 2
configurations sont issues d’autres diagrammes de jeu. Les 6 diagrammes présentés dans la
phase expérimentale sont 6 des 7 diagrammes utilisés dans l’expérience 1 (le 7e diagramme
est présenté dans la phase de familiarisation). Toutes les configurations de pièces présentées
dans l’expérience 2 sont les patterns familiers et les patterns stratégiques des 6 diagrammes de
l’expérience 1.
Diagramme présenté 1 ou 5 secondes
Chunk perceptif “ancien”
Chunk stratégique “ancien”
Chunk perceptif “nouveau”
Chunk stratégique “nouveau”
Figure 19. Exemple d’un diagramme et de quatre
configurations
présentées dans la phase expérimentale.
Procédure
Les experts et les novices sont répartis en quatre groupes ; un groupe de 15 experts
(nombre moyen de points : 1766 Elo, écart-type : 193 Elo) et un groupe de 15 novices dans la
condition expérimentale d’1 seconde de présentation, et un groupe de 15 experts (nombre
moyen de points : 1766 Elo, écart-type : 121 Elo) et de 15 novices dans la condition de 5
secondes de présentation.
L'expérience a été réalisée sur un ordinateur portable Macintosh PowerBook G3. La
tâche proposée aux participants est une tâche de reconnaissance. Il est présenté
successivement aux participants, des diagrammes réalistes de jeu qu’ils doivent mémoriser au
mieux. Le temps de présentation des diagrammes est d’1 ou de 5 secondes selon la condition
expérimentale. Chaque diagramme à mémoriser est suivi de 4 configurations, présentées
successivement. Deux de ces 4 configurations sont extraites du diagramme à mémoriser. Nous
dénommons ces configurations “items anciens”. Les deux autres configurations sont extraites
d’un autre diagramme utilisé dans l’expérience, nous les dénommons ici “items nouveaux”.
Deux des quatre configurations sont des patterns familiers, les deux autres sont des patterns
stratégiques. Les quatre configurations présentées pour la tâche de reconnaissance sont donc
un pattern familier ancien, un pattern familier nouveau, un pattern stratégique ancien et un
pattern stratégique nouveau. Notons ici, que les deux “items nouveaux” (un pattern familier et
un pattern stratégique) relatifs à un diagramme présenté aux participants appartiennent à un
diagramme qui sera présenté dans un autre essai. Ce contrôle permet de s’assurer que, dans
cette expérience, les patterns anciens et nouveaux ont un degré de familiarité et un niveau de
stratégie équivalents pour tous les diagrammes présentés.
La tâche des participants était de déterminer le plus rapidement et le plus précisément
possible la présence de chacune des 4 configurations dans le diagramme présenté. Ils devaient
également évaluer la certitude de leur réponse en répondant par oui ou par non à la question
“Etes-vous sûr de votre réponse ?”. Après cette question, un nouveau diagramme à mémoriser
était présenté. Six diagrammes ont été présentés successivement et aléatoirement à l’ensemble
des participants.
Résultats et Discussion
Une analyse en termes de la Théorie de la Détection du Signal (TDS) a été réalisée. Le
tableau 3 présente l’ensemble des hits et des fausses alarmes.
Tableau 3. Pourcentages de hits et de fausses alarmes selon le niveau d’expertise
(experts vs. novices), le temps de présentation (1 vs. 5 secondes)
et le type de patterns (familiers vs. stratégiques).
1 seconde
Experts
Novices
5 secondes
Familiers
Stratégiques
Familiers
Stratégiques
Hits
92
32
66
77
Fausses
alarmes
68
23
46
28
Hits
57
46
64
41
Fausses
alarmes
45
24
40
24
Le tableau 4 présente les valeurs moyennes de d’ (mesure de discrimination) et de c
(critère de décision) pour les experts et les novices selon le type d’items (Familier vs.
Stratégique) et la condition de présentation (1 vs. 5 sec.) (voir figure 20 pour les courbes ROC
correspondantes).
Tableau 4. d’ et c moyens pour les experts et les novices selon le type d’items (Familier
vs. Stratégique) et la condition de présentation (1 vs. 5 sec.).
Experts
Novices
1 sec.
5 sec.
1 sec.
5 sec.
d’
c
d’
c
d’
c
d’
c
Familier
1.40
-1.18
.56
-.15
.43
-.02
.76
-.09
Stratégique
.32
.86
1.69
-.09
.99
.51
.71
.62
1
1
0,8
0,8
0,6
0,6
0,4
° patterns familiers
l patterns stratégiques 0,4
0,2
0,2
0
0
0
0,2
0,4
0,6
0,8
0
1
0,2
0,4
0,6
0,8
1
Experts dans la condition 5 sec.
Familiers : SSE = 0.00074
Stratégiques : SSE = 0.0020
Experts dans la condition 1 sec.
Familiers : SSE = 0.0025
Stratégiques : SSE = 0.0025
1
1
0,8
° patterns familiers
l patterns stratégiques
0,6
0,8
0,6
0,4
0,4
0,2
0,2
0
0
0
0,2
0,4
0,6
0,8
1
Novices dans la condition 1 sec.
Familiers :SSE = 0.0045
Stratégiques : SSE = 0.0063
0
0,2
0,4
0,6
0,8
1
Novices dans la condition 5 sec.
Familiers :SSE = 0.0028
Stratégiques : SSE = 0.0020
Figure 20. Courbes ROC (Receiver Operating Characteristics)
selon le niveau d’expertise (experts vs novices), la condition de présentation
(1 vs 5 sec.), et le type de patterns (familiers vs stratégiques).
1. Experts
Les résultats font apparaître que les experts, en 1 seconde, reconnaissent mieux les
patterns familiers (d’ = .82) que les patterns stratégiques (d’ = .32). La tendance inverse est
observée quand le temps de présentation est de 5 secondes (pour les patterns familiers, d’ =
.65, pour les patterns stratégiques, d’ = 1.25). De plus, dans la condition 1 seconde de
présentation, le critère de décision des experts, en ce qui concerne les patterns familiers, est
très lâche (c = -0.75), ce qui peut traduire le sentiment de familiarité des experts vis-à-vis des
configurations présentées : les experts auraient tendance à penser qu’ils ont déjà vu certains
patterns, pour peu que ces patterns aient une plausibilité élevée.
2. Novices
Les résultats relatifs aux novices sont très différents. Globalement, les novices
discriminent moins bien que les experts les items anciens des items nouveaux. En 1 seconde,
ce sont les changements sur les patterns stratégiques qui ont tendance à être mieux
discriminés que les changements sur les patterns familiers. En 5 secondes, la tendance inverse
est observée : ce sont les changements sur les patterns familiers qui sont les mieux
discriminés.
En résumé
L’ensemble de ces résultats est compatible avec la deuxième hypothèse que nous
avons faite : l’exploration des experts débuterait par un encodage global et non détaillé des
patterns familiers, suivi par un encodage analytique, précis, des patterns plus stratégiques. En
effet, après la présentation pendant 1 seconde d’un diagramme de jeu, les experts
reconnaissent les patterns familiers présentés mieux que les patterns familiers non présentés,
mais font aussi beaucoup de fausses reconnaissances. Cela étaye l’hypothèse d’un encodage
initialement global et peu précis des patterns familiers et/ou d’un biais de réponse “oui” pour
des patterns pourtant nouveaux mais fréquents dans des positions de jeu d’échecs. La
perception de quelques indices (quelques pièces, à certaines localisations…) suffirait pour les
experts à activer en MLT des chunks perceptifs. Ce premier mode d’exploration des
diagrammes aurait en fait pour fonction de juger de la “normalité” des patterns familiers. Par
contre, la reconnaissance des patterns stratégiques durant la première seconde d’exploration
est faible. Ceci va dans le sens de l’hypothèse qu’en une seconde les experts sont
essentiellement focalisés sur les patterns familiers. Quand les diagrammes sont présentés
pendant 5 secondes, ce sont, au contraire, les patterns stratégiques qui sont les mieux
reconnus. Ce résultat est concordant avec l’hypothèse selon laquelle l’exploration porte
essentiellement sur les patterns stratégiques, lesquels sont explorés de façon analytique
précise. En ce qui concerne les novices, comme nous en avions fait l’hypothèse, on observe
peu de différences selon que les patterns présentés sont familiers ou stratégiques. On note
seulement une augmentation des reconnaissances correctes pour les patterns familiers lorsque
la durée de présentation augmente.
Discussion générale des expériences 1 et 2
Considérés ensemble, les résultats des expériences 1 et 2 permettent de préciser
l’exploration des diagrammes de jeu d’échecs qui est faite par des experts et des novices. Ils
montrent que la nature de l’encodage perceptif mis en œuvre par les joueurs d’échecs dépend
de la position du pattern traité sur l’échiquier, et permettent de décrire le décours temporel de
l’exploration, i.e. les patterns, “familiers” et “stratégiques”, qui sont explorés
successivement. Ils permettent également de mettre en évidence les processus d’encodage,
global ou analytique, qui sont mis en œuvre, et de préciser certaines caractéristiques de la
perception experte.
Les résultats de la première expérience, qui utilise la technique du “flicker paradigm”,
montrent qu’entre 2 et 4 secondes, ce sont les changements opérés dans les patterns
“stratégiques” qui sont les plus rapidement détectés. Ce n’est qu’ultérieurement que des
changements intervenant dans des patterns “familiers” sont repérés par les experts. Aucun
changement n’est détecté dans les deux premières secondes.
Les résultats de la deuxième expérience, qui utilise une tâche de reconnaissance,
permettent de préciser les processus d’exploration développés par les experts dans les toutes
premières secondes. Après une seule seconde de présentation d’un diagramme de jeu, les
experts reconnaissent bien les patterns familiers, mais font aussi beaucoup de fausses
reconnaissances à propos de patterns familiers qui ne leur ont pas été présentés lors de
l’expérience, mais qu’ils ont très fréquemment rencontrés préalablement. En revanche, après
une seule seconde de présentation, les experts reconnaissent peu les patterns stratégiques.
Après 5 secondes de présentation, la tendance est inversée : les patterns stratégiques sont
mieux reconnus, et plus vite, que les patterns familiers.
Cet ensemble de résultats va dans le sens de la seconde hypothèse que nous avions
avancée : une exploration initiale rapide, globale, non détaillée des patterns familiers, puis une
focalisation sur les patterns stratégiques qui seraient encodés de façon analytique, précise.
Ainsi les résultats montrent que, dans les toutes premières secondes de l’exploration d’un
diagramme de jeu, les experts semblent encoder de façon globale les patterns familiers.
Quelques indices relatifs au diagramme présenté leur suffiraient à identifier ces patterns
familiers, en activant en mémoire à long terme les chunks perceptifs correspondants. Cet
encodage global, nécessitant peu de prise d’information, s’opèrerait sur une durée très courte
(d’1 à 2 secondes) et permettrait très rapidement à l’expert de focaliser son attention sur les
patterns dotés d’une plus forte valeur stratégique. Ces patterns stratégiques seraient alors
encodés de façon analytique.
Les profils de réponse observés chez les novices sont très différents. Les résultats de
l’expérience 1 montrent que la détection des changements intervient plus tard chez les novices
que chez les experts (la plupart des détections surviennent entre 4 et 11 secondes). De plus,
tout se passe comme si les novices exploraient de façon erratique les différentes zones du
diagramme présenté (zones centrales ou zones plus périphériques), en se limitant à encoder
quelques pièces. Les résultats de l’expérience 2 montrent que si le temps de présentation d’un
diagramme de jeu est suffisamment long (5 secondes), le nombre de reconnaissances correctes
augmente et ce quel que soit le type de patterns traités. Le nombre relativement faible de
fausses alarmes va dans le sens d’un mode d’encodage analytique des patterns, qu’ils soient
familiers ou stratégiques.
Les résultats obtenus permettent d’expliciter la proposition déjà émise par de Groot
(1965, p.306) : “The difference in achievement between master and non-master rests
primarily on the fact that the master, basing himself on an enormous experience, can start his
operational thinking at a much more advanced stage […].” En effet, l’ensemble des données
recueillies dans les deux expériences présentées ici conduit à proposer une description
générale de l’exploration visuelle experte. L’exploration d’une scène visuelle, spécifique à un
domaine d’expertise donné, débuterait pour les experts, par un encodage global, non
exhaustif, de l’ensemble de la scène à analyser. Les experts reconnaîtraient “en un coup
d’œil” (Chase & Simon, 1973b) des éléments familiers, fréquents, et activeraient très
rapidement en MLT les structures de connaissances perceptives correspondantes à ces
patterns, c’est-à-dire des chunks perceptifs. La combinaison des chunks perceptifs entre eux
permettrait de fournir de plus en plus d’informations quant à la “normalité” de la scène traitée,
et cernerait les éléments plus informatifs. Cette répartition des ressources attentionnelles,
résumée par l’heuristique générale “Ne pas perdre de temps avec ce qui est normal” (de Groot
& Gobet, 1996), semble être une caractéristique fondamentale de la perception experte et
illustre l’hypothèse de “l’avantage perceptif” des experts sur les novices, proposée par Chase
et Simon (1973b).
La reconnaissance automatique et immédiate d’éléments familiers permettrait
également aux experts de réduire considérablement l’espace de recherche, c’est-à-dire les
coups de base qu’ils doivent explorer (de Groot, 1965, 1978 ; Chase & Simon, 1973b ; Gobet
& Simon, 1996b ; Reingold, Charness, Schultetus, & Stampe, 2001). En effet, quand un
expert reconnaît plusieurs patterns familiers dans une position de jeu, les chunks perceptifs
correspondants en MLT peuvent, dans certains cas, se combiner en une structure de
connaissance plus large et plus dynamique (Ericsson & Kintsch, 1995 ; Gobet & Simon,
1996b). C’est le cas lorsque la position dans son entier est reconnue par un expert comme
faisant partie d’une scène dynamique qu’il a déjà en MLT (e.g., une position extraite d’une
ouverture classique aux échecs). Ce dernier dispose alors d’informations sur la stratégie de jeu
à employer, sur les séquences de coups à jouer, etc. Ces informations additionnelles en MLT
permettraient donc à un joueur suffisamment expérimenté d’anticiper les coups à jouer (Gobet
& Simon, 1996b). C’est la nature anticipatoire de la perception experte qui est étudiée dans la
seconde série d’expériences.
PARTIE II
Perception anticipatoire des experts aux échecs
Expérience 3
L’objectif de cette seconde série d’expériences (expériences 3 & 4) est de tester
l’hypothèse selon laquelle les connaissances expertes sont organisées autour de la dynamique
de jeu et de montrer ainsi la nature anticipatoire de la perception experte. Les aspects
dynamiques ont été intégrés en utilisant des ouvertures classiques aux échecs comme items
(une ouverture était considérée ici comme une scène dynamique), et la dynamique du jeu a été
manipulée en présentant deux conditions d’ordre de présentation, un ordre chronologique
normal, et un ordre inverse.
Dans l’expérience 3, la tâche des sujets est de comparer le plus rapidement et le plus
précisément possible des paires de diagrammes (“différents” ou “identiques”) montrant des
positions de jeu d’échecs. Deux types de paires “différentes” ont été élaborées. Dans un cas,
chaque ouverture a été associée à un coup standard dans le déroulement de la partie ; ce type
de paire a été appelé paire “coup standard”. Dans l’autre cas, chaque ouverture a été associée
à un coup non-standard (i.e., un coup qui ne devrait pas être joué à cette étape de l’ouverture).
Ce type de paire a été appelé paire “coup non-standard”. Pour les deux types de paires, les
diagrammes à comparer ont été présentés dans l’ordre normal de présentation dans l’une des
conditions, et dans l’ordre inverse pour l’autre condition.
Si l’encodage visuel de joueurs d’échecs suffisamment expérimentés est relié à la
dynamique de jeu, alors en étudiant une position de jeu d’échecs classique (i.e., une position
prototypique d’une ouverture), les joueurs “experts” devraient rapidement anticiper un coup
standard suivant la position prototypique de l’ouverture. Ce processus d’anticipation devrait
permettre aux joueurs experts de focaliser leur attention sur la zone de l’échiquier où ils
s’attendent à ce que le coup standard soit joué. Par conséquent, en ce qui concerne les paires
différentes, nous prédisons que les jugements de comparaison des joueurs experts seront
meilleurs, ou au moins plus rapides, quand les diagrammes sont présentés dans l’ordre normal
que dans l’ordre inverse, mais seulement pour les paires “coup standard” (lesquelles reflètent
le déroulement normal d’une ouverture). Il ne devrait pas y avoir d’effet d’ordre de
présentation pour les joueurs “débutants”, qui n’ont pas de connaissances facilitant
l’anticipation dynamique. Les paires “coup non-standard” ont servi de condition contrôle pour
montrer que l’ordre de présentation n’a pas d’effet quand deux diagrammes successifs ne
reproduisent pas la dynamique de jeu.
En ce qui concerne les paires identiques, nous prédisons, à la fois des pourcentages de
réponses correctes plus élevés, et des latences de réponses plus courtes pour les joueurs
experts que pour les joueurs débutants, puisque l’encodage visuel des experts est plus efficace
que celui des débutants (Chase & Simon, 1973a ; de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet,
1996 ; Reingold, Charness, Pomplun, & Stampe, 2001).
Méthode
Participants
Quarante sujets ont participé à cette expérience (âge moyen : 28 ans 6 mois, écarttype : 6 ans 8 mois). Vingt étaient des joueurs de Classe C apprenant les échecs (âge moyen :
27 ans 4 mois ; écart-type : 4 ans 8 mois classement moyen : 1528 Elo, écart-type 69.3 Elo),
appelés ici “débutants”, et vingt étaient des joueurs plus expérimentés, de Classe A (âge
moyen : 30 ans 4 mois, écart-type : 7 ans 2 mois ; classement moyen :1903.5 Elo, écart-type
78.4 Elo), appelés ici “experts”. Tous les sujets jouaient régulièrement en club. Il est à noter
ici que, comme pour les expériences 1 et 2, les joueurs de classe A, qui sont de bon amateurs
au jeu d’échecs, sont appelés ici “experts” en comparaison du niveau de jeu des “débutants”.
Matériel
Tous les diagrammes utilisés sont prototypiques d’ouvertures. Ils ont été extraits d’un
ouvrage écrit par J.N. Walker (1975) et édité par la Fédération Française des Echecs. Cet
ouvrage, fréquemment utilisé dans les clubs d’échecs français, décrit et commente les
ouvertures nécessaires au bon apprentissage du jeu d’échecs. Notons qu’un questionnaire
post-expérimental a montré que les débutants et les experts ont reconnu toutes les ouvertures
utilisées ici, mais seuls les experts prétendent les utiliser régulièrement lorsqu’ils jouent. Les
13 ouvertures sélectionnées sont des positions après une moyenne de 10 coups.
Phase de familiarisation
Le matériel de la phase de familiarisation a été construit à partir d’une ouverture
nommée la défense Nimzo-indienne. Cette ouverture ne sera pas réutilisée dans la phase
expérimentale.
Phase expérimentale
Quarante-huit paires d’items (24 paires d’items expérimentaux et 24 paires d’items
distracteurs) ont été élaborées à partir de 12 diagrammes prototypiques d’ouvertures
classiques aux échecs.
Les 24 paires expérimentales consistent en 12 paires différentes et 12 paires
identiques. Pour les 12 paires différentes, chaque ouverture est associée, soit avec un
diagramme de l’une des positions standard suivantes dans la partie (paires “coup standard”),
soit avec un diagramme présentant un coup non standard (paires “coup non-standard”). Dans
les deux conditions, la seule pièce déplacée est un pion, et elle n’est déplacée que d’une seule
case. Le pion déplacé était un pion blanc dans la moitié des cas et un pion noir dans l’autre
moitié des cas. Les 12 paires identiques (le même diagramme présenté deux fois) ont été
constituées des deux diagrammes modifiés issus de chacune des 6 ouvertures. Les 24 paires
“distractives” sont également divisées en 12 paires différentes et 12 paires identiques. Pour
les paires différentes, ce n’est pas un pion qui est déplacé mais une tour, un cavalier, ou un
fou. Les paires distractives identiques ont été élaborées de la même manière que les paires
expérimentales identiques. La figure 21 présente une illustration de l’organisation du matériel.
48 items expérimentaux
24 paires
d’items expérimentaux
12 paires
différentes
( déplacement
d’un pion)
12 paires
identiques
24 paires
d’items distracteurs
12 paires
différentes
( déplacement
d’une tour, d’un cavalier
ou d’un fou)
12 paires
identiques
Figure 21. Organisation du matériel.
Procédure
L’expérience s’est déroulée sur un ordinateur portable Macintosh PowerBook G3. La
tâche des sujets consistait à comparer le plus vite et le plus exactement possible des paires de
diagrammes de jeu d’échecs. Les deux diagrammes de chaque paire étaient présentés de
manière successive. Le premier diagramme, précédé du message “Premier diagramme”, était
présenté pendant cinq secondes. Puis, le message “Second diagramme” apparaissait et un bip
sonore annoncait la présentation du second diagramme. Les sujets devaient alors décider, en
appuyant sur l’un des deux boutons, si ce deuxième diagramme était différent ou identique au
premier diagramme présenté. Le second diagramme disparaissait lorsque les sujets avaient
donné leur réponse. Tous les sujets passaient une phase de familiarisation comprenant huit
essais, quatre avec des paires différentes et quatre avec des paires identiques. Les sujets
étaient avertis que leurs temps de réponse n’étaient pas enregistrés pendant cette phase.
Les 40 sujets ont été répartis en quatre groupes expérimentaux définis selon le niveau
d’expertise et l’ordre de présentation des diagrammes. La moitié des sujets était des experts
(Groupe 1, moyenne 1907 points Elo, écart-type : 85.8 points ; Groupe 2, moyenne 1900
points Elo, écart-type : 74.4 points) et l’autre moitié était des débutants (Groupe 3, moyenne
1534 points Elo, écart-type : 64.2 points ; Groupe 4, moyenne 1522 points Elo, écart-type : 77
points). Les groupes 1 et 3 ont été affectés à la condition “ordre normal”, et les groupes 2 et 4
à la condition “ordre inverse”. Dans la condition “ordre normal”, le premier diagramme
présenté était une ouverture et le second était soit un coup standard, soit un coup nonstandard. Dans la condition “ordre inverse”, les diagrammes étaient présentés dans l’ordre
inverse (voir figure 22 pour une illustration). Dans toutes les conditions, les paires de
diagrammes ont été présentées dans un ordre aléatoire différent pour toutes les conditions et
tous les sujets.
Ouverture Caro-Kann
Ordre
Normal
Ordre
Inverse
Coup standard
Ouverture Caro-Kann
Ordre
Normal
Ordre
Inverse
Coup non-standard
Figure 22. Paires “coup standard” et “coup non-standard”.
Résultats et Discussion (le tableau 5 présente l’ensemble des résultats)
Tableau 5. Latences (en sec.) des réponses correctes
et pourcentages des réponses correctes.
Paires “coup standard”
Paires différentes
Paires “coup non-standard”
Paires identiques
Ordre
normal
Ordre
inverse
1.35 sec.
2.84 sec.
2.85 sec.
93.3%
85%
2.23 sec.
70%
Paires différentes
Paires identiques
Ordre
normal
Ordre
inverse
3.15 sec.
2.12 sec.
2.51 sec.
2.97 sec.
2.95 sec.
90%
83.2%
98.3%
76.7%
86.6%
94.9%
2.42 sec.
4.19 sec.
3.62 sec.
1.69 sec.
1.90 sec.
3.30 sec.
3.68 sec.
78.4%
88.3%
88.1%
78.3%
84.9%
80.1%
76.6%
Experts
Débutants
1. Paires identiques vs. paires différentes
Deux Anovas ont été conduites sur les pourcentages des réponses correctes et sur les
latences des réponses correctes avec comme facteur intra-sujets le type de comparaisons
(paires identiques vs. paires différentes), et comme facteur inter-sujets le niveau d’expertise
(joueurs experts vs. joueurs débutants). Le tableau 6 présente les pourcentages et les latences
des réponses correctes moyens pour les joueurs experts et débutants selon le type de
comparaisons.
Tableau 6. Pourcentages et latences moyens des réponses correctes (en sec.)
pour les joueurs experts et débutants selon le type de comparaisons
(paires identiques vs. paires différentes).
Paires identiques
Paires différentes
Joueurs
88.67%
88.3 %
experts
2.98 sec.
2.20 sec.
Joueurs
83.27%
77.9 %
débutants
3.70 sec.
2.06 sec.
Pourcentages de réponses correctes
Les résultats indiquent un effet significatif du niveau d’expertise [F(1,38) = 8.40 ;
MSe = 148.564 ; p < .01]. Les pourcentages de réponses correctes sont significativement plus
élevés pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants (88.49%, écart-type = 11.97 vs.
80.59%, écart-type = 10.87). L’effet du type de comparaison n’est pas significatif [F(1,38) =
1.75 ; MS e = 94.22 ; p > .1]. Les résultats n’indiquent pas d’interaction significative entre le
niveau d’expertise et le type de comparaisons [F(1,38) = 1.32 ; MSe = 94.22 ; p > .1].
Latences des réponses correctes
L’effet des latences extrêmes a été minimisé en appliquant une coupe de deux écarttypes au-dessous et au-dessus de la moyenne pour chaque sujet. Les latences extrêmes ont été
écartées des analyses statistiques. Les résultats indiquent un effet significatif du niveau
d’expertise [F(1,38) = 4.79 ; MSe = .347 ; p < .05]. Les latences des réponses correctes sont
significativement plus courtes pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants (2.59
sec., écart-type = 0.71 vs. 2.88 sec., écart-type = 0.51). Un effet significatif du type de
comparaison a été trouvé [F(1,38) = 125 ; MSe = .234 ; p < .01]. Les latences des paires
identiques sont significativement plus longues que celles des paires différentes (3.34 sec.,
écart-type = 0.58 vs. 2.13 sec., écart-type = 0.52). L’interaction entre le type de comparaisons
et le niveau d’expertise est significative [F(1,38) = 15.82 ; MSe = .234 ; p < .01]. Les latences
pour les paires identiques sont significativement plus longues que les latences pour les paires
différentes pour les joueurs experts [F(1,19) = 35.32, MSe = .343, p < .01] (2.98 sec., écarttype = 0.66 vs. 2.20 sec., écart-type = 0.50) et pour les débutants [F(1,19) = 121.14, MSe =
.443, p < .01] (3.77 sec., écart-type = 0.47 vs. 2.06 sec., écart-type = 0.55). Ces résultats,
classiques, sont compatibles avec l’hypothèse d’un encodage visuel des configurations
meilleur et plus rapide pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants. (Chase &
Simon, 1973a ; de Groot, 1946, 1965 ; de Groot & Gobet, 1996 ; Reingold, Charness,
Pomplun, & Stampe, 2001).
2. Paires différentes
Deux Anovas ont été conduites sur les pourcentages de réponses correctes et sur les
latences des réponses correctes pour les paires différentes, avec comme facteur intra-sujets, le
type de paires (paires “coup standard” vs. paires “coup non-standard”), et comme facteurs
inter-sujets le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) et l’ordre de
présentation des diagrammes (ordre normal vs. ordre inverse). Aucun traitement statistique
n’a été effectué sur les stimuli distractifs.
Pourcentages de réponses correctes
Le tableau 7 présente les pourcentages de réponses correctes selon le niveau
d’expertise, l’ordre de présentation, et le type de paires.
Tableau 7. Pourcentages moyens de réponses correctes selon le niveau d’expertise
(joueurs experts vs. joueurs débutants), l’ordre de présentation (ordre normal vs. ordre
inverse) et le type de paires (paires “coup standard” vs. paires “coup non-standard”).
Paires “coup standard”
Paires “coup non-standard”
Ordre normal
Ordre inverse
Ordre normal
Ordre inverse
Joueurs
experts
93.3%
85%
98.3%
76.7%
Joueurs
débutants
70%
78.4%
78.3%
84.9%
Les résultats montrent un effet significatif du niveau d’expertise. Le pourcentage de
réponses correctes est significativement plus élevé pour les experts (88.3%, écart-type =
12.32) que pour les débutants (77.9%, écart-type = 16.60) [F(1,36) = 7.74, MSe = 279.48, p <
.01]. Il n’y a pas d’effet significatif de l’ordre de présentation [F(1,36) = 1.006, MSe =
279.48, p > .1] ni du type de paires [F(1,36) < 1, MSe = 173.80]. Cependant, l’interaction
entre le niveau d’expertise et l’ordre de présentation est significative [F(1,36) = 9.05, MSe =
173.80, p < .01]. Les comparaisons planifiées montrent que les pourcentages de réponses
correctes dans l’ordre normal de présentation sont significativement plus élevés que dans
l’ordre inverse, mais seulement pour les joueurs experts [F(1,18) = 9.02, MS e = 249.24, p <
.05] (80.85%, écart-type = 16.05 vs. 95.8%, écart-type = 8.50), et pas pour les joueurs
débutants [F(1,18) = 1.81, MSe = 381.72, p > .05]. Cependant, pour les joueurs experts,
l’effet de l’ordre n’est observé que pour les comparaisons de paires “coup non-standard”
[F(1,18) = 16.44, MSe = 141.90, p < .01], et pas pour les comparaisons de paires “coup
standard” [F(1,18) = 1.72, MSe = 204.61, p > .05]. Ce résultat inattendu peut probablement
être expliqué ainsi : dans la tâche de comparaison utilisée ici, les participants ont cinq
secondes pour encoder la première position (i.e., l’ouverture). Ils regardent alors la seconde
position pour essayer de trouver une différence. Dans les deux configurations utilisées pour
les paires “coup non-standard”, la position de l’ouverture est plus prototypique que la
configuration “coup non-standard”. Nous pouvons faire l’hypothèse que pour les paires “coup
non-standard” dans l’ordre inverse, certains experts en regardant la première configuration
n’ont pas noté la pièce qui, dans ces configurations, est à une position inhabituelle, encodant
la configuration dans sa forme prototypique. De ce fait, lorsqu’ils regardent la seconde
configuration (la position de l’ouverture), ils donnent la réponse incorrecte “identique” plus
souvent.
Latences des réponses correctes
La figure 23 présente les latences moyennes des réponses correctes (en secondes) pour
les joueurs experts et les joueurs débutants sur les paires “coup standard” et “coup nonstandard” dans l’ordre normal et l’ordre inverse de présentation.
ORDRE NORMAL
4,00
ORDRE INVERSE
Latences (en sec.)
3,00
2,00
1,00
0,00
Paires “coup standard”
Paires “coup non-standard”
Experts
Paires “coup standard”
Paires “coup non-standard”
Débutants
.
Figure 23. Latences moyennes des réponses correctes (en sec.),
selon le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants),
le type de paires (paires “coup standard” vs. paires “coup non-standard”),
et l’ordre de présentation des diagrammes (ordre normal vs. ordre inverse).
Les barres d’erreurs présentent les erreurs standard.
L’effet des latences extrêmes a été minimisé en appliquant une coupe de deux écarttypes au-dessous et au-dessus de la moyenne pour chaque sujet. Les latences extrêmes ont été
écartées des analyses statistiques. Concernant les latences des réponses correctes, les effets du
niveau d’expertise [F(1,36) < 1, MSe = .47] et du type de paires [F(1,36) = 3.75, MSe = .12, p
>.05] ne sont pas significatifs. Cependant, les résultats indiquent une différence significative
entre l’ordre normal et l’ordre inverse [F(1,36) = 13.50, MSe = .47, p < .001]. Les latences de
réponses pour l’ordre normal de présentation sont significativement plus courtes que celles
relatives à l’ordre inverse (1.85 sec., écart-type = 0.44 vs. 2.42 sec., écart-type = 0.60). Les
résultats indiquent une interaction significative entre le niveau d’expertise et le type de paires
[F(1,36) = 21.59, MS e = .12, p < .001]. Les latences relatives aux paires “coup standard” sont
significativement plus longues que celles relatives aux paires “non-standard” pour les joueurs
débutants [F(1,18) = 22.05, MSe = .126, p < .01] (2.33 sec., écart-type = 0.60 vs. 1.80 sec.,
écart-type = 0.53) mais pas pour les joueurs experts [F(1,18) = 1.68, MSe = .270, p > .05]
(2.10 sec., écart-type = 0.85 vs. 2.30 sec., écart-type = 0.63). Ce résultat doit être relié à la
différence entre les positions “coup standard” et “coup non-standard”. Pour les positions
“coup non-standard”, les modifications concernent toujours un pattern proche de sa position
originale non développée (les lignes 1, 2, 7 et 8), alors que ce n’est pas toujours le cas avec les
positions “coup standard”. Ce résultat conforte l’idée que les connaissances des débutants
incluent des chunks familiers sous la forme de patterns dans leur position originale non
développée.
Une interaction significative entre l’ordre de présentation et le type de paires [F(1,36)
= 11.44, MSe = .12, p <.01] a été trouvée. De plus, une interaction significative a été trouvée
entre l’ordre de présentation et le niveau d’expertise [F(1,36) = 5.72, MSe = .12, p < .05]. Les
latences relatives à l’ordre normal de présentation sont significativement plus courtes que
celles relatives à l’ordre inverse pour les joueurs experts [F(1,18) = 20.75, MSe = .42, p < .01]
(1.74 sec., écart-type = 0.51 vs. 2.68 sec., écart-type = 0.51) mais pas pour les joueurs
débutants [F(1,18) < 1, MSe = .53] (1.96 sec., écart-type = 0.38 vs. 2.16 sec., écart-type =
0.71). Une triple interaction entre l’ordre de présentation, le niveau d’expertise, et le type de
paire a été trouvée [F(1,36) = 12.28, MSe = .12, p < .01]. Pour les joueurs experts, les
comparaisons planifiées révèlent que les latences relatives à l’ordre normal de présentation
sont significativement plus courtes que celles relatives à l’ordre inverse pour les paires “coup
standard” [F(1,18) = 69.01, MSe = .16, p < .01] (1.35 sec., écart-type = 0.34 vs. 2.84 sec.,
écart-type = 0.45) mais pas pour les paires “coup non-standard” [F(1,18) = 1.90, MSe = .38, p
> .05] (2.12 sec., écart-type = 0.67 vs. 2.51 sec., écart-type = 0.56). Pour les débutants, les
comparaisons planifiées n’indiquent pas d’effet de l’ordre de présentation pour les paires
“coup standard” [F(1,18) < 1, MSe = .37] (2.23 sec., écart-type = 0.48 vs. 2.42 sec., écart-type
= 0.72) ni pour les paires “coup non-standard” [F(1,18) < 1, MSe = .29] (1.69 sec., écart-type
= 0.30 vs. 1.90 sec., écart-type = 0.70).
En résumé, le principal résultat obtenu ici concerne les latences des réponses correctes.
Les joueurs experts, mais pas les novices, ont des temps de réponses plus courts quand ils
comparent des paires “coup standard” dans l’ordre normal de présentation. L’utilisation de
situations dynamiques fournissant les étapes d’une partie (extraits d’ouvertures) nous a permis
de montrer que l’encodage visuel des experts inclut les relations entre les éléments d’étapes
successives, alors que ce n’est pas le cas de l’encodage des débutants. Ainsi, la
reconnaissance d’une position prototypique d’une ouverture semble avoir activé des
informations additionnelles dans la mémoire des experts à propos de la dynamique de jeu. Ces
informations additionnelles permettraient aux experts de focaliser leur attention sur la zone où
la modification du second diagramme pourrait apparaître.
L’objectif de l’expérience 4 est d’apporter des arguments supplémentaires en faveur
de l’hypothèse selon laquelle l’encodage visuel des experts serait organisé autour de la
dynamique de jeu. Une tâche de reconnaissance a été élaborée dans laquelle les participants
étudient, dans une première phase (phase d’étude), une dizaine de configurations dont la
moitié est constituée de positions prototypiques d’ouvertures. Dans une seconde phase (phase
de reconnaissance), les participants doivent reconnaître les positions de jeu de la première
phase parmi une vingtaine de configurations dont les coups qui suivent chacune des positions
prototypiques d’ouvertures qu’ils ont étudiées préalablement. Si pour chaque extrait
d’ouverture étudié, les experts anticipent le coup suivant, alors ces derniers devraient faire de
nombreuses fausses reconnaissances pour les coups suivants présentés dans la seconde phase,
pensant les avoir déjà vus dans la phase d’étude. Dans cette tâche de reconnaissance,
l’anticipation ne devrait pas favoriser les joueurs les plus expérimentés.
Expérience 4
Les résultats de l’expérience 3 semblent montrer que l’encodage visuel de joueurs
d’échecs experts serait organisé autour de la dynamique de jeu et intégrerait des informations
stratégiques permettant aux joueurs experts d’anticiper un coup standard probable. Pour
étayer cette hypothèse, nous avons appliqué une technique expérimentale classiquement
utilisée dans les études sur les fausses reconnaissances (e.g. Macrae, Schloerscheidt,
Bodenhausen, & Milne, 2002; Neuschatz, Payne, Lampinen, & Toglia, 2001; Roediger &
McDermott, 1995). Dans ces études, les participants étudient des listes de mots (e.g. lit, rêve,
nuit, etc.), dont tous les mots d’une liste donnée sont reliés à un mot qui n’est pas présenté
(e.g. dormir). Dans un second temps, une tâche de reconnaissance de type ancien-nouveau,
qui contient les mots étudiés (e.g. lit, rêve) et des mots nouveaux non reliés (e.g. cheval) ou
reliés (e.g. dormir) aux mots étudiés est proposée aux participants. Ceux-ci rapportent
souvent, de manière erronée, qu’ils ont déjà étudié les nouveaux mots reliés. Les résultats
classiquement obtenus montrent que les fausses reconnaissances augmentent quand les
nouveaux items sont sémantiquement ou catégoriellement reliés aux anciens
Dans cette expérience, nous proposons aux participants (des experts et des novices aux
échecs) un test de reconnaissance avec des diagrammes de jeu comme items. Nous avons
utilisé 10 positions prototypiques d’ouvertures classiques (O 1,…, O10) et le coup standard, le
plus probable, pour chacune de ces ouvertures (O 1+1 ,…, O10+1 ). Dans une phase de
mémorisation préliminaire, 5 positions prototypiques d’ouvertures (e.g. O 1,…, O5) et 5 coups
suivants, les plus probables, issus d’autres ouvertures (e.g. O6+1 ,…, O 10+1 ) sont présentés
aux experts et aux débutants. Dans la phase de reconnaissance, tous les diagrammes de la
phase de mémorisation (items anciens) sont présentés mélangés avec de nouveaux items.
Parmi les nouveaux items, certains représentent les coups suivants relatifs aux ouvertures déjà
présentées (O 1+1 ,…, O5+1 ), d’autres les mouvements ayant pu précéder d’anciens
diagrammes (O6,…, O 10). La tâche des sujets, pour chaque item, est de décider s’ils pensent
avoir déjà vu ces items pendant la phase de mémorisation.
Si la perception des experts est organisée autour de la dynamique de jeu, alors les
experts devraient anticiper les coups standard correspondants aux positions prototypiques
d’ouverture de la phase d’étude (première phase). Face à une scène à encoder, les processus
d’anticipation devraient déclencher l’élaboration automatique d’une trace mnésique
“anticipatoire” correspondant au coup standard (e.g., Didierjean & Marmèche, sous-presse ;
Freyd, 1983, 1987 ; Freyd & Finke, 1984 ; Vinson & Reed, 2002 ; pour une revue de ce type
de phénomène dans le champ de la perception, voir Intraub, 2002). Par conséquent, nous
supposons que les joueurs experts, mais non les joueurs débutants, seront enclins à confondre
les items nouveaux avec des items anciens quand les nouveaux diagrammes sont les coups
standard associés aux positions prototypiques d’ouverture préalablement vues (présentées
pendant la phase d’étude). Ainsi, nous faisons l’hypothèse d’un niveau de fausses alarmes
plus élevé pour les joueurs experts que pour les joueurs débutants pour les items nouveaux qui
sont les coups standard relatifs aux positions prototypiques d’ouvertures présentées
préalablement.
Méthode
Participants
Quarante joueurs d’échecs ont participé à cette expérience (âge moyen : 27 ans 4 mois,
écart-type : 11 ans). Vingt sont des joueurs de classe C, appelés ici “débutants” (âge moyen :
24 ans 1 mois, écart-type : 6 ans) apprenant les échecs (nombre moyen de points Elo : 1513.1,
écart-type : 68.5 points) et 20 sont des joueurs de classe A appelés ici “experts” (âge moyen :
31 ans 2 mois, écart-type : 10 ans) avec davantage d’expérience (nombre moyen de points
Elo : 1879.2, écart-type : 69 points). Tous les participants jouent régulièrement dans un club
d’échecs.
Matériels
Vingt diagrammes de jeu d’échecs ont été utilisés : 10 positions prototypiques
d’ouvertures (O1,…, O10) après 10 coups, et 10 diagrammes qui suivent ces ouvertures dans
leur déroulement normal (O1+1 ,…, O 10+1 ). Un entretien post-expérimental a montré que les
débutants et les experts ont reconnu toutes les ouvertures utilisées dans cette expérience, mais
que seuls les experts ont mentionné en faire une utilisation régulière lorsqu’ils jouent. Les
ouvertures utilisées dans l’expérience 4 reprennent le matériel de l’expérience 3.
Procédure
Les sujets ont été divisés en quatre groupes de même effectif
(deux groupes d’experts : le groupe 1 dont la moyenne est de 1869
points Elo, écart-type 54 points, le groupe 2 dont la moyenne est
de 1890 points Elo, écart-type 83 points ; deux groupes de
débutants : le groupe 3 dont la moyenne est de 1511 points Elo,
écart-type 79.44 points, le groupe 4 dont la moyenne est de 1515.2
points Elo, écart-type 59.88 points). L’expérience s’est déroulée
sur
un
ordinateur
portable
Macintosch
PowerBook
G3.
L’expérience comporte deux phases : une phase d’étude et une
phase de reconnaissance. La figure 24 présente une illustration de
la procédure.
PHASE D’ETUDE
PHASE DE RECONNAISSANCE
Groupes 1 & 3
5 ouvertures :
O1 O2 O3 O4 O5
Groupes 1, 2, 3 & 4
+ 5 coups suivant 5 autres ouvertures :
O6
+1
O7
+1
O8
+1
O9
+1
O10
+1
O1 O2 O3 O4 O5
Figure 24. Schéma récapitulatif de la procédure.
Phase 1 : Phase d’étude
Dans cette première phase, les participants sont avertis qu’ils doivent tenter de
mémoriser 10 diagrammes de jeu d’échecs, présentés successivement pendant 5 secondes
chacun, afin de les reconnaître parmi d’autres diagrammes dans une seconde phase. Les
quarante sujets ont été divisés en quatre groupes. Pour les groupes 1 et 3, les 10 diagrammes
présentés dans la phase d’étude sont 5 positions prototypiques d’ouverture classiques au jeu
d’échecs (O1,…, O5) et 5 coups standard relatifs à d’autres ouvertures (O 6+1 ,…, O10+1 ). Les
groupes 2 et 4 devaient mémoriser les 5 coups standard relatifs aux 5 positions prototypiques
d’ouverture présentées aux groupes 1 et 3 (O1+1 ,…, O5+1 ), et les 5 positions prototypiques
d’ouverture précédant les diagrammes présentés à ces groupes (O 6,…, O10).
Phase 2 : Phase de reconnaissance
Dans la phase de reconnaissance, les participants sont avertis qu’ils devront
reconnaître les diagrammes de la première phase parmi 20 diagrammes. Les 20 diagrammes
sont présentés successivement, 10 items anciens (qui ont déjà été vus dans la phase de
d’étude) et 10 items nouveaux. Les participants ont reçu comme instruction d’appuyer sur un
bouton vert pour les diagrammes qu’ils pensent avoir déjà vus dans la phase de mémorisation,
et sur un bouton rouge pour les diagrammes dont ils ne se souviennent pas. Les diagrammes
disparaissent quand la réponse a été donnée. Les diagrammes sont présentés dans un ordre
aléatoire différent pour tous les sujets.
Résultats et Discussion
Une Anova a été conduite sur le pourcentage de réponses “vu” (hits et fausses
alarmes) avec la nouveauté des items (anciens vs. nouveaux) et le type d’item (position
prototypique d’ouverture vs. coup standard) comme facteurs intra-sujets, et le niveau
d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) et les groupes (Groupes 1 et 3 vs. Groupes
2 et 4) comme facteurs inter-sujets.
Tout d’abord, les résultats n’indiquent pas d’effet significatif des groupes [F(1,36) =
MSe = 245.27, p > .05], et pas d’interaction significative entre les groupes et le niveau
d’expertise [F(1,36) < 1, MSe = 245,27], entre les groupes et la nouveauté des items [F(1,36)
< 1, MS e = 710.83], et entre les groupes et le type d’items [F(1,36) = 3.40, MSe = 265.27, p >
.05]. Les résultats des groupes 1 et 2 et des groupes 3 et 4 ont donc été combinés. La figure 25
présente le pourcentage de réponses positives pour les experts et les débutants selon le type et
la nouveauté des items.
Position prototypique d'ouverture
100
90
Coup standard
Pourcentage de réponses “vu”
80
70
60
50
40
30
20
10
0
Hits
Fausses alarmes
Experts
Hits
Fausses alarmes
Débutants
Niveau d'expertise
Figure 25. Pourcentages de réponses “vu” (Hits et Fausses alarmes),
selon le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants)
et le type d’item (position prototypique d’ouverture vs. coup standard).
Les barres d’erreurs présentent les erreurs standard.
Reconnaissances correctes (Hits)
En ce qui concerne les items “anciens”, il y a un effet significatif du niveau d’expertise
[F(1,38) = 9.65, MSe = 466.31, p < .01]. Le pourcentage de reconnaissances correctes est
significativement supérieur pour les joueurs experts (74%, écart-type = 21.47) que pour les
joueurs débutants (59%, écart-type = 15.39). Les résultats montrent un effet significatif du
type d’item [F(1,38) = 23.36, MSe = 247.36, p < .01] et une interaction significative entre le
type d’item et le niveau d’expertise [F(1,36) = 6.54, MSe = 247.36, p < .05]. Le pourcentage
de reconnaissances correctes est plus élevé pour les positions prototypiques d’ouverture que
pour les coups standard, mais cette différence n’est significative que pour les débutants (72%,
écart-type = 20.82 vs. 46%, écart-type = 12.33) [F(1,19) = 31.71, MSe = 212.63, p < .01], et
pas pour les experts (78%, écart-type = 18.23 vs. 70%, écart-type = 24.70) [F(1,19) = 2.26,
MSe = 282.10, p > .05]. Ces résultats sont probablement dus au fait que les joueurs débutants
connaissent certainement mieux les positions prototypiques des ouvertures que le déroulement
entier des ouvertures.
Fausses alarmes
Pour les items “nouveaux”, les résultats n’indiquent pas d’effet significatif du niveau
d’expertise [F(1,38) < 1, MSe = 477.63]. Les résultats montrent un effet significatif du type
d’items [F(1,38) = 8.77, MSe = 251.31, p < .01] et une interaction marginalement
significative entre le niveau d’expertise et le type d’items [F(1,36) = 3.36, MSe = 251.31, p =
.07]. La différence entre les positions prototypiques d’ouverture et les coups standard est
significative pour les joueurs experts (28%, écart-type = 23.75 vs. 45%, écart-type = 17.01)
[F(1,19) = 11.18, MSe = 258.42, p < .01] alors qu’elle n’est pas significative pour les
débutants (31%, écart-type = 15.12 vs. 35%, écart-type = 17.01) [F(1,19) < 1, MSe = 244.21].
Une analyse en termes de la Théorie de Détection du Signal (TDS) a été réalisée pour
fournir des informations complémentaires : les d’ (mesure de discrimination) et c (critère de
décision) sont reportés dans le tableau 8. Une Anova a été conduite sur les d’, la mesure de
Joueurs experts
Joueurs débutants
d’
c
d’
c
Position prototypique d’ouverture
2.55
-0.19
1.71
-0.09
Position “coup standard suivant”
1.27
-0.50
0.42
0.32
discrimination, avec le type d’item (position prototypique d’ouverture vs. coup standard)
comme facteur intra-sujets, et le niveau d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants)
comme facteur inter-sujets. Les résultats indiquent un effet marginalement significatif du
niveau d’expertise [F(1,38) = 3.01 ; MSe = 4.74 ; p = .09] et un effet significatif du type
d’item [F(1,38) = 16.53 ; MSe = 1.92 ; p < .01]. L’interaction entre le niveau d’expertise et le
type d’item n’est pas significative [F(1,38) < 1 ; MSe = 1.99]. Il est à noter que les joueurs
débutants discriminent difficilement les coups standard nouveaux des coups standard anciens
(d’ = 0.42) alors qu’ils sont capables de bien discriminer les positions prototypiques nouvelles
des positions prototypiques anciennes (d’ = 1.71) [F(1,19) = 10.09, MSe = 1.66, p < .01]. Ce
résultat est également observé pour les joueurs experts qui discriminent très bien les nouvelles
positions prototypiques d’ouvertures des anciennes (d’ = 2.55) mais beaucoup moins bien les
coups standard nouveaux des anciens (d’ = 1.27) [F(1,19) = 6.96, MSe = 2.32, p < .05].
Tableau 8. Valeurs moyennes des d’ et c pour les joueurs experts
et les joueurs débutants en fonction du type de position
(position prototypique d’ouverture vs. position “coup standard suivant”).
Une seconde Anova a été conduite sur les critères de décision (c), avec le type d’item
(position prototypique d’ouverture vs. coup standard) comme facteur intra-sujets, et le niveau
d’expertise (joueurs experts vs. joueurs débutants) comme facteur inter-sujets. Les résultats
montrent que le critère de décision des joueurs experts est significativement plus bas que celui
des joueurs débutants [F(1,38) = 7.86 ; MSe = 0.53 ; p < .01]. L’effet du type d’item n’est pas
significatif [F(1,38) < 1 ; MSe = 0.48]. Toutefois, une interaction significative entre le niveau
d’expertise et le type d’item a été trouvée [F(1,38) = 5.31 ; MSe = .48 ; p < .05]. Le critère de
décision des joueurs experts est significativement plus lâche que le critère des joueurs experts
pour les coups standard [F(1,38) = 18.79 ; MSe = .35 ; p < .01] mais pas pour les positions
prototypiques d’ouverture [F(1,38) < 1 ; MSe = .66]. Ce biais en faveur de la réponse “déjà
vu” est compatible avec l’hypothèse selon laquelle les coups standard sont des positions
fréquentes dans les parties que les joueurs experts ont déjà jouées.
Ces résultats sont en faveur de l’hypothèse selon laquelle seuls les joueurs experts
encodent les diagrammes de jeu d’échecs en intégrant les coups standard les plus probables.
Lors de la tâche de reconnaissance, les joueurs experts ont tendance à confondre les positions
prototypiques d’ouverture vues dans la phase d’étude (O 1,…, O5) avec de nouveaux
diagrammes lorsque ces derniers sont conformes à leurs attentes (O 1+1 ,…, O 5+1 ) (i.e., les
coups standard correspondants aux positions prototypiques d’ouverture présentées dans la
phase d’étude). Ces confusions sont moins fréquentes avec les positions prototypiques
d’ouvertures nouvelles (O6,…, O 10) qui correspondent aux étapes antérieures des
diagrammes “coup standard” vus dans la première phase (O6+1 ,…, O 10+1 ). Les résultats de
cette expérience 4, comme ceux de l’expérience 3, soulignent donc les aspects dynamiques
des processus d’encodage mis en œuvre par les joueurs d’échecs experts, en particulier, les
coups qui peuvent être anticipés à partir des positions de jeu traitées.
Discussion générale des expériences 3 et 4
L’objectif principal de cette seconde série de recherches était d’expliciter une
caractéristique fondamentale de la perception experte : sa nature anticipatoire. L’utilisation de
situations dynamiques fournissant des étapes de jeu (des extraits d’ouvertures, ou templates
dans la théorie de Gobet & Simon, 1996b) nous a permis de montrer que les connaissances
des experts intègrent les relations entre les éléments d’étapes successives. En manipulant
l’ordre de présentation dans la tâche de comparaison de sorte que les paires de diagrammes
suivent ou ne suivent pas la progression normale de la partie (ordre normal vs ordre inverse),
nous avons pu tester ces aspects dynamiques. Le résultat principal de l’expérience 3 est que,
dans la condition où le changement concerne une paire “coup standard”, la présentation de
cette paire dans l’ordre normal de présentation accélère la découverte du changement par les
experts. Cet effet est essentiellement uni-directionnel, guidé par l’évolution temporelle, la
plus probable, de la partie. Les données de l’expérience 4, une tâche de reconnaissance à long
terme, vont dans le sens de l’hypothèse selon laquelle les joueurs experts accomplissent un
encodage visuel dynamique des positions dans une partie. Il apparaît qu’avec l’expertise, le
rôle de la perception anticipatoire devient de plus en plus important. Les experts ont un taux
de fausses reconnaissances très important pour les items qui représentent les coups standard
les plus probables d’anciennes positions, comme si les experts avaient anticipé et mémorisé,
en mémoire à long terme, la progression la plus probable du jeu.
L’ensemble des résultats obtenus dans ces deux expériences (3 et 4) sont compatibles
avec nos prédictions relatives à la mise en œuvre de processus d’anticipation par les joueurs
experts. La reconnaissance d’une position de jeu comme étant une étape d’une scène
dynamique (e.g., une ouverture), activerait, dans la MLT des experts, des structures de
connaissances susceptibles d’intégrer des informations additionnelles sur la stratégie de jeu
(e.g., un coup standard et la zone sur l’échiquier où ce coup standard devrait être joué) que ces
structures de connaissances s’appellent “grands complexes” (de Groot, 1945, 1965), “chunks”
(Chase & Simon, 1973a, 1973b), ou “templates” (Gobet & Simon, 1996b). Alors que la
plupart des modèles sur l’expertise échiquéenne ont souligné l’importance de la nature
anticipatoire de la perception experte, c’est la théorie des templates de Gobet et Simon
(1996b) qui semble être la plus à même de décrire précisément cette caractéristique. Selon la
théorie de Gobet et Simon (1996b), la reconnaissance d’un diagramme de jeu permet
l’activation d’un template correspondant dans la MLT des experts. Un template est une
structure de connaissance qui possède des slots pour l’activation rapide et automatique
d’informations additionnelles. Ainsi, lorsqu’un diagramme de jeu est reconnu, un expert
pourrait alors disposer d’informations concernant la position d’une douzaine de pièces
caractéristiques de ce diagramme, le nom de l’ouverture dont le diagramme est extrait, le coup
qui devrait être joué à ce niveau de la partie. Les données recueillies dans les expériences 3 et
4 fournissent des arguments expérimentaux sur ce dernier point : les résultats obtenus avec les
experts dans la tâche de comparaison dans l’ordre normal de présentation, tout comme le
nombre élevé de fausses alarmes dans la tâche de reconnaissance, montrent que les
informations qui sont activées pendant l’exploration visuelle du diagramme incluent les coups
les plus probables.
CONCLUSION
Les travaux princeps de de Groot (1946, 1965) et de Chase et Simon (1973a, 1973b)
ont défini une nouvelle approche de l’étude de l’expertise échiquéenne en décrivant la
supériorité des experts sur les novices comme un avantage perceptif. En prolongeant cet axe
de recherche, de nombreux auteurs ont élaboré des propositions théoriques visant à définir
l’influence des connaissances préalables sur les processus perceptifs mis en œuvre par les
experts (Gobet & Simon, 1996a, 1996b ; Saariluoma, 1990). L’objectif principal des
recherches expérimentales présentées ici était de montrer comment l’interaction entre les
connaissances et les processus perceptifs des experts constitue le fondement d’une perception
dynamique. Nous présenterons, tout d’abord, un récapitulatif des principaux résultats
soulignant les aspects dynamiques de la perception experte, puis nous verrons comment ces
données peuvent être interprétées selon la théorie des chunks (Chase & Simon, 1973a, 1973b)
et selon la théorie des templates (Gobet, 1993, Gobet & Simon, 1996a, 1996b).
La première série d’expériences (expériences 1 et 2) précise le rôle des chunks dans la
perception experte. Selon la théorie de Chase et Simon (1973), les nombreux chunks dont
dispose un expert lui permettent de reconnaître plus de patterns familiers dans une position de
jeu qu’un novice, et d’accéder à des séquences de coups associées aux chunks en MLT. Les
résultats obtenus ici montrent que l’avantage perceptif des experts s’exprime à un niveau très
précoce de leur exploration visuelle. En effet, la supériorité des experts sur les novices semble
résider dans leur capacité à adapter automatiquement le type d’encodage perceptif mis en jeu
(global ou analytique) à la nature des patterns explorés (“familier” ou “stratégique”). En 1 à 2
secondes d’exploration visuelle, les experts auraient encodé les quelques indices suffisant à
l’identification des patterns familiers, en activant en mémoire à long terme les chunks
perceptifs correspondants. Cet encodage global des patterns familiers permettrait aux experts
de ‘‘ne pas perdre de temps” sur les zones de l’échiquier qu’ils considèrent comme
“normales” et de se focaliser très rapidement sur celles qui le sont moins. De plus, en activant
automatiquement les chunks perceptifs, déjà stockés en MLT, les experts peuvent allouer
davantage de ressources attentionnelles aux zones “intéressantes” de l’échiquier, c’est-à-dire
aux zones contenant plus d’informations liées à la stratégie immédiate de jeu. Enfin, la
reconnaissance automatique d’éléments familiers permettrait également aux experts de réduire
considérablement le nombre de coups de base qu’ils doivent explorer. A ce niveau, les experts
semblent mettre en œuvre un encodage précis, détaillé, analytique des patterns plus
stratégiques pour appréhender les relations échiquéennes pertinentes de la position. Il s’agit
ici, pour les experts, d’évaluer “ce qui se joue” sur l’échiquier.
En accord avec les résultats des expériences 1 et 2, nous considérons que la perception
des experts est dynamique dans le sens où elle ne consisterait pas en la simple récupération de
ce qui est réellement perçu (les patterns familiers) mais qu’elle intègrerait les informations
contenues dans les connaissances antérieures activées automatiquement (chunks perceptifs).
De plus, nous estimons que la capacité qu’ont les experts à adapter très rapidement le type
d’encodage perceptif qu’ils mettent en œuvre (encodage global ou analytique) à la nature des
patterns traités (familier ou stratégique) peut être considérée comme un autre aspect
dynamique de la perception experte.
Si les résultats de la première série d’expériences définissent précisément le rôle des
chunks perceptifs, les données obtenues soulèvent quelques interrogations à propos du rôle
des chunks stratégiques. En effet, d’après la théorie de Chase et Simon (1973a), les experts
possèdent en MLT des chunks stratégiques leur permettant d’encoder en “un coup d’œil” les
aspects stratégiques d’une position de jeu réaliste présentée brièvement. Selon les auteurs, ces
chunks correspondent à une variété de configurations classiques de pièces attaquantes,
spécialement le long d’une ligne, d’une diagonale, ou autour de la position adverse du Roi
roqué (ou parfois vers d’autres positions vulnérables). Si les experts ont à leur disposition de
tels chunks en MLT, alors pourquoi les experts n’ont-ils pas encodé globalement les patterns
stratégiques des échiquiers explorés ? Plusieurs hypothèses peuvent être formulées pour tenter
de répondre à cette question. L’hypothèse la plus radicale serait de supposer que la notion de
chunks stratégiques n’existe pas, et que pour appréhender l’ensemble des relations
échiquéennes pertinentes d’une position de jeu, un expert doit identifier précisément chaque
pièce impliquée. Si l’analyse des protocoles obtenus dans la recherche de Chase et Simon
(1973a) semble montrer que les joueurs d’échecs ont à leur disposition des patterns
stratégiques, cette catégorie de chunks ne représente que 10% des chunks reconstruits par les
sujets. De plus, l’étude sur les mouvements oculaires conduite par Reingold et al. (2001) qui
défend également l’idée que les joueurs d’échecs ont stocké en MLT des chunks stratégiques,
utilise un matériel assez peu naturel (des échiquiers réduits avec très peu de pièces) qui
montre seulement qu’un joueur d’échecs suffisamment expérimenté peut encoder globalement
3 pièces et une relation échiquéenne très familière (la mise en échec). Une autre hypothèse
serait que dans les expériences 1 et 2, aucun pattern stratégique intégré dans les positions
présentées ne corresponde aux chunks stockés dans la MLT des experts. Cependant, en accord
avec la définition des chunks stratégiques de Chase et Simon (1973a), il semble peu probable
que les experts ne possèdent pas de chunks stratégiques correspondant à des chaînes de pions
et à des pièces menaçantes, placées sur des zones stratégiques, sur des positions proches des
pièces adverses, sur les cases centrales de l’échiquier. Enfin, l’hypothèse la plus probable
serait que les joueurs d’échecs qui ont participé aux expériences 1 et 2 (des joueurs de classe
B) pourraient ne pas être suffisamment expérimentés pour posséder des chunks stratégiques
en MLT. Cela peut sous-entendre que pendant l’acquisition de leur domaine d’expertise, les
chunks stratégiques seraient acquis après les chunks perceptifs. La théorie des chunks
demeure assez vague quant au rôle des chunks stratégiques dans l’organisation des
connaissances expertes, et ce rôle reste encore à préciser.
Les résultats de la deuxième série d’expériences (expériences 3 et 4) ont montré qu’en
explorant certaines positions de jeu d’échecs (e.g., des positions prototypiques d’ouvertures
classiques), les joueurs suffisamment expérimentés ont accès rapidement, et peut-être de
manière automatique, à des informations additionnelles qui ne sont pas présentes dans la
position traitée. Ainsi, lorsqu’une position est identifiée par un expert comme faisant partie
d’une scène dynamique qu’il a déjà en MLT (e.g., une étape dans une ouverture classique), ce
dernier peut disposer d’informations sur la stratégie de jeu à employer et anticiper le coup à
jouer. L’anticipation des experts est favorisée lorsque deux étapes d’une ouverture sont
présentées dans un ordre normal, c’est-à-dire en respectant la dynamique du jeu. Cette
capacité d’anticipation est un argument supplémentaire en faveur d’une conception
dynamique de la perception experte.
Les résultats de la seconde série d’expériences montrent donc que les joueurs d’échecs
suffisamment expérimentés ont des connaissances associées à des méthodes de jeu en MLT.
Selon la théorie choisie pour interpréter ces résultats, ces connaissances peuvent être
considérées, soit comme des chunks stratégiques (Chase & Simon, 1973a, 1973b), soit
comme des templates (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1996a, 1996b). Si l’on considère que
les connaissances activées sont des chunks stratégiques, alors les résultats des expériences 3 et
4 semblent montrer que des joueurs de classe A disposeraient, en MLT, de ce type de chunks
alors que les résultats des expériences 1 et 2 laisseraient supposer que des joueurs de classe B
ne possèderaient pas encore de chunks stratégiques. Considérés ensemble, les résultats des
deux séries d’expériences semblent indiquer quand, dans l’acquisition de l’expertise
échiquéenne, les joueurs ont à leur disposition en MLT des chunks perceptifs et des chunks
stratégiques. Toutefois, le fait que, dans les expériences 3 et 4, les joueurs les plus
expérimentés ont reconnu les positions présentées comme étant des extraits d’ouvertures
classiques aux échecs et qu’ils ont su nommer toutes ces ouvertures, laisse supposer que les
structures de connaissances activées lors du traitement des positions de jeu peuvent également
correspondre à des templates. Pour déterminer avec certitude si les structures de
connaissances activées sont effectivement des templates, il reste à élaborer un paradigme
expérimental susceptible, à la fois, de déterminer avec précision la taille des structures de
connaissance (et montrer l’existence du noyau d’un template) et d’apporter des données
empiriques qui prouvent l’activation de connaissances additionnelles via les slots.
Pour résumer, les résultats de la première série d’expériences ont montré que, très tôt
dans l’acquisition de l’expertise échiquéenne, les joueurs d’échecs disposent de connaissances
spécifiques, les chunks perceptifs, pour encoder rapidement les éléments familiers lors de
l’exploration d’une position de jeu. A l’instar des recherches qui ont suivi celles de Chase et
Simon (1973a, 1973b), nous nous sommes intéressés, dans la seconde série d’expériences, au
rôle de connaissances plus abstraites que les chunks perceptifs. Ces connaissances sont
considérées ici comme abstraites dans le sens où elles intègrent des descriptions relatives à la
stratégie et à la tactique de jeu. Nous avons montré que les connaissances expertes
s’organisent autour de la dynamique de jeu et qu’elles permettent à des joueurs suffisamment
expérimentés d’anticiper automatiquement les coups suivants un extrait d’une scène
dynamique, en l’occurrence d’une ouverture de jeu d’échecs. Enfin, nous avons tenté
d’interpréter ces résultats avec la théorie des templates (Gobet, 1993 ; Gobet & Simon, 1996a,
1996b). Dans cette théorie, l’exemple des ouvertures de jeu d’échecs est classiquement donné
pour illustrer la notion de template, cette dernière ayant été élaborée pour rendre compte des
connaissances abstraites, de haut niveau, dont disposent les experts et que l’on retrouve
souvent dans leurs protocoles verbaux (voir par exemple de Groot, 1946, 1965 ; de Groot &
Gobet, 1996). Cependant, bien qu’ils intègrent des informations additionnelles qui ne sont pas
présentes dans le stimulus traité, les templates demeurent des structures de connaissance
spécifiques qui ne sont activées qu’à la condition sine qua non que le noyau du template soit
reconnu dans la position traitée. La notion de template ne rend donc pas compte des
connaissances abstraites qui ne font pas nécessairement référence à des positions spécifiques,
comme les concepts échiquéens de “fourchette”, de “clouage”, ou de “sacrifice”.
Pour rendre compte de l’utilisation de connaissances abstraites, le paradigme élaboré
par Cooke et al. (1993) pourrait être répliqué en faisant bénéficier aux participants, entre
l’étude des positions et leur rappel, d'informations abstraites concernant des concepts
échiquéens plutôt que des informations concernant des ouvertures classiques. Il serait alors
intéressant de voir l’influence de ces connaissances abstraites sur le rappel de joueurs de
différents niveaux d’expertise. Deux patterns de résultats pourraient être observés dans cette
expérience. Les résultats pourraient montrer que la présence de connaissances abstraites
favorise le rappel des joueurs les plus expérimentés (les maîtres). Dans ce cas, nous
conclurions dans cette expérience à la nécessité d’introduire ce type de connaissance dans les
théories actuelles sur l’expertise échiquéenne. A contrario, les résultats pourraient montrer
que les maîtres ne sont pas (ou sont moins) favorisés par la présence de connaissances
abstraites. Ces résultats tendraient à prouver que les maîtres n’utilisent pas (ou plus) de
connaissances purement abstraites (même si ces dernières apparaissent dans leurs protocoles
verbaux lorsque les maîtres ont à décrire certaines positions). On pourrait alors supposer, en
accord avec la théorie des templates, que les différents réseaux de discrimination dans la MLT
des maîtres sont suffisamment développés pour que les processus de reconnaissance
remplacent efficacement l’utilisation de connaissances abstraites. La notion “d’avantage
perceptif”, qui depuis Chase et Simon (1973a, 1973b), décrit la supériorité des experts sur les
novices prendrait alors sa pleine mesure.
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