Réception des programmes télévisés par les adolescents
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Réception des programmes télévisés par les adolescents
La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question Julie Sedel Maitre de conférence, IUT de Strasbourg Membre associée au CESSP-CSE 1 2008 INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 2 LA RECEPTION DES PROGRAMMES TELEVISES PAR LES ADOLESCENTS : UN ETAT DE LA QUESTION.............4 Par Julie Sedel ...............................................................................4 A- Un état des lieux de la littérature scientifique .....................5 I. Panorama des études de réception de la télévision............5 Les études sur les effets .......................................................5 Le courant des usages et des gratifications : une perspective dominante parmi les études sociologiques sur la télévision et les enfants............................................................................7 L’approche culturaliste ........................................................7 Les études de réception........................................................9 II. Les travaux sur la réception de la télévision par les adolescents ........................................................................... 10 Michel Souchon, La télévision des adolescents, Paris, les éditions ouvrières, 1969 ..................................................... 10 Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris : éditions de la Maison des sciences de l’homme/Mission du patrimoine ethnologique, Paris, 1999......................................................................... 14 Duret, Pascal, de Singly, François, « L’école ou la vie. ‘Star academy’, ‘Loft story’ : deux modèles de socialisation », Le Débat n° 125, mai-août 2003, p. 155-67............................. 21 III. Les enquêtes quantitatives sur les comportements médiatiques des jeunes. ....................................................... 22 « Les jeunes et l’écran », Réseaux n°92-93, 1999. .............. 22 Josiane Jouet, Dominique Pasquier, « Les jeunes et la culture de l’écran. Enquête nationale auprès des 6-17 ans », Réseaux n°92-93, 1999, p. 27-102. .................................................. 23 Sylvie Octobre, « Les 6-14 ans et les médias audiovisuels. Environnement médiatique et interactions familiales », Réseaux n°119, 2003, p. 95-120......................................... 28 Pierre Corset, « L’identité du jeune téléspectateur », Document de l’INJEP, supplément au n°13, Mars 1995. ....30 IV. Les monographies sur des médias autres que télévisés 31 Hervé Glevarec, Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents, Paris : Armand Colin/INA, (collection « médiacultures »), 2005. ...................................................32 Eric Maigret, « ‘Strange grandit avec moi’. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de superhéros », Réseaux, n°70, 1995, p. 79-103.............................36 B – Les débats sous-jacents à la question de la réception des programmes télévisés par les jeunes .......................................37 I- Le thème des effets des médias télévisés sur les comportements violents .......................................................37 Hilde T. Himmelweit, A.N. Oppenheim, Pamela Vince, Television and the child. An empirical study of the effect of television on the young, London, New York, Toronto: Oxford University Press, 1958. ......................................................37 Médias et violence », Les cahiers de la sécurité intérieure, IHESI, n°20, 1995..............................................................43 Barbara Wilson, « Les recherches sur médias et violence : agressivité désensibilisation peur », Les cahiers de la sécurité intérieure n°20, 1995, p. 21-37. .........................................45 George Gerbner, « Pouvoir et danger de la violence télévisée », Les cahiers de la sécurité intérieure n°20, 1995, p. 38-49. ............................................................................45 Frau-Meigs, Divina, « Les écrans de la violence, cinq ans après… La question de l’acculturation », in Lardellier (dir.), Violences médiatiques. Contenus, dispositifs, effets, Paris : L’Harmattan, 2004, (coll. « communication et civilisation »), p. 55-80. ............................................................................47 INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 3 Tisseron, Serge. Enfants sous influence. Les écrans rendentils les jeunes violents ?, Paris : Armand colin, 2000. .......... 50 Rudman Laurie A. et Lee, Matthew R., « Implicit and explicit consequences of exposure to violent and mysogynous rap music », Group processus & intergroup relations, vol., 5, n°2, 2002, p. 133-155. ............................ 53 II. Le thème de l’éducation aux médias .............................. 53 Masselot-Girard, Maryvonne (dir.)/GRREM, Jeunes et médias. Ethique, socialisation et représentation, GRREM, Paris : L’Harmattan, 2004. ................................................. 54 Jacquinot, Geneviève, (dir.), Les jeunes et les médias. Perspectives de la recherche dans le monde, GRREM, Paris : L’Harmattan (coll. « Débats Jeunesses »), 2002 ................. 54 Maguy Chailley, « Apprendre par la télévision, apprendre à l’école », Réseaux, vol. 13, n°74, 1995, p. 31-54................ 55 Geneviève Jacquinot, « La télévision : terminal cognitif », Réseaux n°74, 1995. .......................................................... 57 Joseph Meyrowitz, « La télévision et l’intégration des enfants », Réseaux n°74, 1995, p. 55-88............................. 58 Buckingham, David, Children talking television. The making of television literacy, London, Washington, D.C: The falmer press, 1993......................................................................... 59 Mireille Chalvon, Pierre Corset, Michel Souchon, L’enfant devant la télévision des années 1990, Paris : Casterman, 1991................................................................................... 64 François Mariet, Laissez-les regarder la télé. Le nouvel esprit télévisuel, Paris : Calmann-Levy, 1989..................... 67 Judith Lazar, Ecole, Communication, télévision, Paris : PUF, 1985 .................................................................................. 68 Evelyne Pierre, Jean Chaguiboff, Brigitte Chapelain, Les nouveaux téléspectateurs de 9 à 18 ans. Entretiens et analyses, Paris : INA/La documentation française, (coll. « Audiovisuel et Communication »), 1982. ........................70 III. Les autres questionnements ..........................................72 1) La question de la légitimité culturelle.............................72 Pasquier, Dominique, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris : Autrement, 2005.......................................74 Philippe Coulangeon, « Lecture et télévision. Les transformations du rôle culturel de l’école à l’épreuve de la massification scolaire », Revue française de sociologie, 48-4, 2007, p. 657-691. ...............................................................79 2) Le débat autour des catégories d’âge et d’origine sociale ..............................................................................................81 Eric Neveu, « Pour en finir avec l’ ‘enfantisme’ », Réseaux, n°92-93, p. 175-201. ..........................................................81 Martine Piriot, Pierre Charbonnel, « Télé-visions. Significations sociologiques de la télévision, activité de loisirs », Revue française de pédagogie, n°109, oct.-nov.-déc. 1994, pp. 79-88..................................................................83 Olivier Donnat, Florence Levy, « L’approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture, Prospective, pratiques et publics, 2007-3, juin 2007...........86 Annexes ....................................................................................88 Rapports ministériels...........................................................88 Kriegel, Blandine, La Violence à la télévision : rapport à M. Jean-Jacques Aillagon ministre de la culture et de la communication, Ministère de la Culture et Communication, Paris, 2002. ........................................................................89 Denis Gouvernet, L’impact de la télévision sur les publics jeunes. Problématiques, réponses et propositions (Marly-leRoi : INJEP, 1999). Rapport remis au ministre de l’Education, de la Jeunesse et des Sports. ...........................89 INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 4 LA RECEPTION DES PROGRAMMES TELEVISES PAR LES ADOLESCENTS : UN ETAT DE LA QUESTION. Par Julie Sedel Cette étude vise à constituer un état des lieux de la question de la réception par les adolescents des programmes télévisés à partir d’une recension d’ouvrages et d’articles. Quels sont les travaux existant sur ce thème ? En quoi diffèrent-ils les uns des autres du point de vue de des problématiques, des méthodes et des résultats ? Plusieurs points méritent, au préalable, d’être soulignés. En premier lieu, la production scientifique sur les relations entre les jeunes et les médias a surtout porté sur les enfants et non pas sur les adolescents. Deuxièmement, ce thème a été confronté à une imposition de problématique forte, celle des effets supposés ou réels de la télévision sur les comportements. Or, de nombreux travaux ont permis de dépasser la problématique des effets pour s’intéresser aux usages, aux conditions sociales de réception. Parce que les conditions de production de la recherche sont aussi importantes que ses résultats, il est légitime de s’interroger sur la façon dont un questionnement sur « les jeunes et les médias » est parvenu à s’imposer non seulement dans la littérature scientifique française mais aussi dans le débat public. Un premier aperçu des études réalisées sur cette question, sous l’angle des enfants, fait apparaître plusieurs groupes : les travaux scientifiques (publiés dans des revues à comités de lecture et chez des éditeurs scientifiques), les études réalisées dans le cadre de commissions ministérielles, enfin, les travaux situés à l’intersection entre la science et la demande sociale. La confusion entre ce qui relève de la sphère scientifique, médiatique et politique apparaît à travers le jeu des simplifications, mais aussi dans la façon dont les chercheurs qui sont engagés dans l’espace des études sur les relations entre les jeunes et les médias circulent entre les revues scientifiques, les rapports ministériels et les publications institutionnelles et/ou associatives. Indice de la porosité des frontières entre ces domaines, plusieurs ouvrages peuvent être classés dans la catégorie des essais ou des prises de position et ceci, malgré l’appartenance de leurs auteurs au champ académique et la rigueur de leur démonstration. Indice de leur proximité avec le sens commun, ces ouvrages ne comportent pas de bibliographies, les références étant directement inscrites en bas de page. Le livre de François Mariet, Laissez-les regarder la télé, Paris : Calmann Lévy, 1989, prend ainsi position pour la télévision, comme le résume la quatrième de couverture : « Enfin un livre qui prend le parti de la télévision et des enfants. Un universitaire qui rompt avec les lamentos convenus ». Et plus loin : « admettons une fois pour toute que la télé est le média de leur génération, et cessons de vouloir la réglementer en leur nom ». L’auteur est présenté comme étant professeur à l’université de Paris Dauphine et maître de conférences à l’Institut Politique de Paris. De plus, il enseigne régulièrement aux Etats-Unis. Enfin, il est consultant auprès d’un groupe privé. Autrement dit, sa légitimité repose sur sa double insertion dans le milieu universitaire et dans le milieu de l’entreprise, doublée d’une expérience à l’étranger, qui plus est, aux Etats-Unis. A l’opposé, en termes de prise de position, se trouve l’ouvrage de Liliane Lurçat, La manipulation des enfants (Paris : Editions du Rocher, 2002). « Directrice de recherche honoraire au CNRS en psychologie de l’enfant » et auteure de « nombreuses publications » sont les seules informations biographiques qui s’offrent à la lecture de la quatrième de couverture. Le propos y figure de manière assez éloquente : « les enfants sont soumis à un véritable bombardement émotionnel », « la porosité de l’école aux influences les manipulateurs professionnels la rend inapte à instruire et à protéger les enfants »… Ici, la théorie du complot perce à demi mots le propos de l’auteur. Ces deux exemples illustrent non seulement la façon dont le débat est INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 5 lui-même polarisé mais aussi la façon dont le capital scientifique peut être mobilisé dans le débat public pour asseoir un point de vue1. Dans ce rapport, nous avons privilégié les analyses scientifiques, reposant sur des enquêtes empiriques, tout en prenant en compte des travaux qui nous sont apparus comme significatifs d’un courant ou d’une prise de position. S’agissant de la présentation des ouvrages et articles, on a tenté de dégager toutes les fois que cela était possible, et pour chaque publication, la problématique proposée par les auteurs, la méthodologie et les principaux résultats. Les études réalisées dans le cadre de commissions ministérielles figurent en annexe2. Cet état des lieux ne prétend pas à l’exhaustivité. Compte tenu du temps qui nous était imparti, certaines disciplines telles que la psychologie, la sémiologie ont été écartées au profit de la sociologie. Que les chercheurs appartenant à ces domaines et ceux dont les travaux n’ont pas, faute de temps, été traités en détail, veuillent bien nous excuser. Ce rapport est divisé en deux parties. La première expose les principaux travaux scientifiques existant autour de la question (A). La seconde partie présente les débats qui traversent ces recherches (B). A- Un état des lieux de la littérature scientifique Cette partie est divisée en quatre rubriques. La première rappelle les différents courants d’étude de réception des médias (I). La deuxième expose les travaux français réalisés sur la réception de la télévision par les adolescents (II). La troisième rubrique aborde les enquêtes statistiques à grande échelle sur les comportements médiatiques des jeunes en général (et donc, pas seulement les adolescents) (III). La quatrième rubrique s’intéresse aux travaux portants sur les consommations médiatiques adolescentes en dehors de la télévision (IV). I. Panorama des études de réception de la télévision Avant d’exposer les travaux sur les relations entre les adolescents et la télévision, il importe de rappeler les différents travaux et courants de recherche sur les publics. Klaus Bruhn Jensen et Karl Erik Rosengren ont distingué cinq traditions à la recherche du public : la recherche sur les effets, les recherches sur les usages et gratification, l’analyse littéraire3, l’approche culturaliste, les études de réception4. Les études sur les effets 1 Afin d’objectiver le sous-champ des études sur la réception des médias par les jeunes et d’en saisir de la sorte les logiques, une étude sur la circulation des chercheurs reste à faire. Quels sont les chercheurs qui travaillent sur ce thème ? A quelle discipline appartiennent-ils ? Quelles sont leurs orientations théoriques, méthodologiques ? Quelle position occupent-ils dans l’univers académique, le milieu bureaucratique, associatif, politique, médiatique ? 2 Jean Cluzel, Jeunes, éducation et violence à la télévision, Paris, PUF, 2003 ; La violence à la télévision, rapport de Blandine Kriegel à monsieur Jean-Jacques Aillagon, Ministère de la Culture et de la Communication, 2002. Les recherches en communication de masse sur les effets ont souvent répondu à des frayeurs confuses et exagérées. Elles ont suivi des options différentes, allant de l’idée d’effets puissants à celle 3 Cette approche, parce qu’elle s’intéresse davantage aux textes qu’aux publics, n’a pas été traitée dans cette sous-partie. 4 Klaus Bruhn Jensen, Karl Erik Rosengren, « Cinq traditions à la recherche du public », Hermès, n°11-12, 1992, p. 281-310. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 6 d’effets faibles, d’effets directs à court terme à l’idée d’effets diffus à long terme. De même, la représentation du récepteur a changé, du téléspectateur passif, on est passé au téléspectateur actif. Des variations sont apparues entre différents types de recherches, les recherches expérimentales étant plus enclines à chercher des effets directs, puissants et immédiats subis par des récepteurs passifs (Jensen, Rosengren, 1992 : 283). Les chercheurs travaillant sur la réception distinguent généralement deux grands paradigmes : celui des effets directs et celui des effets indirect. Au premier sont associés les travaux de l’école de Francfort dont la dénonciation de l’aliénation des consommateurs des « industries culturelles » conduit à une « vision réifiée et misérabiliste du public de masse amorphe et passive » (Le Grignou, 2003 : 14). L’image d’un public passif remonte en fait à la période de l’entre-deux guerres, marqué par le poids de la propagande dans un contexte de montée du fascisme. Dans Le Viol des foules (1939), Serge Tchakhotine montre que la propagande agit directement sur le cerveau, et transforme les récepteurs en automates. A partir des années 1940, les chercheurs Américains, marqués par la popularité des statistiques et des méthodes quantitatives, aspirent à produire des « preuves scientifiques » de l’influence des médias sur les attitudes et les comportements des individus. En 1940, Paul Lazarsfeld, crée à l’université de Columbia de New York le Bureau of Applied Research. S’opposant à la thèse des effets directs des médias, son équipe montre que « la communication de masse n’agit qu’au sein d’un réseau complexe de canaux d’influence, le pouvoir des médias consisterait plutôt à renforcer les facteurs de changement déjà existants chez les individus » (Proulx, 1995)5. Trois arguments viennent infirmer l’argument d’un effet direct : la sélectivité (le fait que le public sélectionne les messages, en fonction de leurs 5 Serge Proulx, « Les perspectives d’analyses des médias : des effets aux usages », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°20, 2e trimestre 1995, p ; 60-76. compétences sociales ou cognitives et de leurs convictions préalables), le réseau de relations interpersonnelles ; la dimension temporelle (les changements d’attitudes ne sont pas immédiats, mais se produisent suivant des cycles temporels lents). Selon les chercheurs de cette école, les relations interpersonnelles auraient une influence décisive sur les changements d’opinion. Selon Serge Proulx, le paradigme des effets limités aurait donné naissance à trois courants : celui des « usages et gratifications », les études sur la diffusion de l’innovation6, les travaux liés à la théorie de l’écart de connaissance7. Le paradigme des effets directs des médias a donné naissance à des sous-disciplines : les recherches sur l’agenda (agenda setting), les recherches historiques sur les impacts sociaux des technologies de communication, les travaux liés à la théorie de l’incubation culturelle des téléspectateurs. La première sousdiscipline ou courant postule que la hiérarchie de l’information se répercute sur le niveau d’attention accordé par le public. Trois processus distincts de construction d’agenda apparaissent imbriqués : l’agenda des décideurs politiques, l’agenda proposé par les médias et l’agenda souhaité par les citoyens et leurs représentants. Le second courant a mis en évidence les articulations entre l’un mode de communication dominant (comme l’écriture, l’image…) à une époque donnée et d’autre part, le mode de pensée. Enfin, la théorie de l’incubation culturelle s’inscrit dans le cadre d’un vaste programme de « recherche sur les indicateurs culturels », 6 Ce courant propose de prendre en compte, non plus seulement le travail des leaders d’opinion, mais la totalité des membres des réseaux interpersonnels pouvant jouer un rôle de filtrage de l’information et influer sur la prise de décision individuelle. 7 Ce courant se fonde sur l’hypothèse que la façon dont les médias diffusent de l’information renforce les inégalités sociales et culturelles déjà existantes au sein de la population. Par exemple, l’impact de la série américaine Sésame street, au départ destinée aux enfants des milieux défavorisés, était beaucoup plus important auprès des enfants issus de milieux favorisés. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 7 mis au point par George Gerbner, à la fin des années 1960. Ce dernier s’intéresse aux processus et aux contraintes agissant sur la production des contenus médiatiques, aux contenus des messages médiatiques, à leur influence sur la perception que les téléspectateurs se font de la réalité environnante. Cette dernière hypothèse est à la base de travaux sur l’incubation culturelle qui s’appuie sur une comparaison entre forts consommateurs de télévision et faibles téléspectateurs. L’hypothèse de Gerbner est que les forts consommateurs sont les plus influencés par les schémas stéréotypés proposés par la télévision. Ce courant s’est surtout fait connaître sur le dossier de la violence télévisée. Le courant des usages et des gratifications : une perspective dominante parmi les études sociologiques sur la télévision et les enfants L’approche des usages et gratification rompt avec la perception d’un public passif en s’intéressant à ce que les gens font des médias et non à ce que les médias font aux gens. Il s’intéresse aux « besoins » des usagers, aux usages qu’ils font des médias et aux gratifications qu’ils en retirent. Le courant des usages et des gratifications reste la perspective dominante parmi les études sociologiques sur la télévision et les jeunes (en fait, surtout les enfants) (Blumler et Katz, 19758 : Brown, 1976, Rubin, 1979). Il a en effet été popularisé par une formule de Wilbur Shramm et son équipe à propos des enfants et de la télévision : « c’est moins la télévision qui leur fait quelque chose que les enfants qui font quelque chose à la télévision » 8 Blumler, Jay G. et Elihu Katz (sous la direction de), The Uses of Mass Communications : Current Perspectives on Gratification Research, Beverly Hills, California, Sage, 1975. (Schramm, Lyle, Paerker, 1961 : 1699). Le choix des variables permettant d’expliquer comment les téléspectateurs sélectionnent et utilisent les différents types de médias, témoigne d’approches différentes. En Grande Bretagne, les chercheurs privilégient la dimension sociologique. Ils insistent sur les variables démographiques comme la classes sociale et s’intéressent à façon dont les individus utilisent les médias dans le contexte de leur appartenance à des groupes sociaux plus larges, comme les sous cultures adolescentes (Howitt and Dembo, 1974 ; Dembo et McCron, 1976). A l’inverse, l’approche qui domine aux Etats-Unis tend à adopter une perspective psychologique. L’accent est mis sur la personnalité et la motivation des individus et sur la façon dont différents types de personnalités utilisent les médias dans différents buts. Cette approche a été accusée de ‘psychologiser’ le social (Carmen Luke, 1990)10 : le contexte social devient seulement intelligible en termes de réactions psychologiques et d’expériences individuelles (Buckingham, 1993 : 16). Pour l’un de ses critiques, le Britannique David Burckingham, l’utilisation des médias ne reflète pas forcément des besoins et des préférences personnels « explicites », les programmes que l’on regarde ne sont pas forcément ceux que l’on dit préférer, en partie parce qu’on les regarde souvent avec les autres. Regarder la télévision n’est pas forcément une activité très consciente, orientée vers un but précis. L’approche culturaliste Birgitte Le Grignou rappelle que le courant britannique des Cultural studies occupe dans la tradition de recherche sur le public une place 9 S 10 Carmen Luke, Constructing the child viewer: An historical study of the discourse on television and children, 1950-1980. New York: Praeger Press, 1990. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 8 centrale qui tient au nombre et à la qualité de ses enquêtes sur divers types de consommation culturelle, et notamment télévisuelle, mais surtout à ses efforts pour penser la nature du public11. Le projet qui consiste à rendre compte de la parole et des pratiques d’un public empirique, repose sur un engagement sur le terrain des chercheurs. Ce courant va donner lieu à plusieurs travaux empiriques sur le public de télévision. L’article de Stuart Hall, publié en 1980, pose le cadre théorique du travail des chercheurs de Birmingham sur les médias et, en particulier, sur la télévision. Il propose de prendre en considération tous les moments du processus (production, circulation, distribution/consommation, reproduction) et surtout leur articulation entre eux. Pour lui, la production et la réception du message télévisuel sont intimement liés (Hall, p. 31). Mais le produit en lui-même est tout aussi important, puisqu’il est le support de la transition d’une forme à l’autre. L’auteur étudie sous les termes de « codage » et de « décodage » les « conditions techniques, sociales, politiques et les modalités de ces recours aux codes, aux différentes phases du processus » (Le Grignou, p. 53). L’analyse s’appuie sur la sémiologie et notamment sur les travaux de R. Barthes. Les discours des médias sont structurés en sens dominants et « préférés » qui correspondent aux classifications du monde social, culturel et politique qui constituent un « ordre culturel dominant, même si ce dernier n’est pas univoque et reste contesté » (Hall, p. 35). Hall rompt avec les visions mécanicistes ou déterministes du fonctionnement idéologique, il suggère d’explorer la possibilité de « jeu », fondée sur l’absence de correspondance nécessaire entre le codage et le décodage : « le premier [codage] peut tenter de « faire prévaloir », mais ne peut prescrire ou garantir le second [décodage] qui possède ses propres conditions d’existence » (Hall, p. 36). Hall se démarque du modèle de la seringue hypodermique, d’une conception mécaniciste et déterministe de l’idéologie, du fonctionnalisme des tenants des « usages et gratifications ». S’inspirant de la théorie de la réception de Parkin (1971), qui distingue trois possibles modalités de construction du sens (« dominante », « négociée », « oppositionnelle »), il propose trois positions à partir desquelles des 11 Brigitte Le Grignou, Chapitre V, « Cultural studies et cultures populaires », in Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Paris : Economica, 2003, p. 47-56 décodages des messages télévisuels peuvent se construire selon le degré auquel le destinataire partage (ou pas) le code de l’émetteur. La première, « dominante hégémonique » désigne le téléspectateur qui intègre sans restriction le sens connoté d’informations télévisées (p. 37). La seconde, négociée, renferme des éléments « adaptatifs et oppositionnels », la troisième, « oppositionnelle » désigne le téléspectateur qui comprend le discours mais le décode d’une manière contraire. Le Grignou souligne la dimension politique de la démarche de Hall qui s’intéresse exclusivement au genre informatif et évoque la « lutte au sein du discours » (Hall, p ; 38, cité par Le Grignou, 2003 : p. 54). Pour les chercheurs appartenant à ce courant, le message est le produit de l’interaction entre l’émetteur et le récepteur. Cette approche rompt avec celle qui dominait dans la Grande Bretagne des années 1970, sous le nom de « théorie de l’écran ». Pour dire vite, l’accent était surtout mis sur les textes et peu sur le public. David Morley s’appuie sur des discussions au sein des focus groups sur le public du magazine d’actualité Nationwide pour valider l’hypothèse d’une diversité de « lectures » en relation avec l’origine sociale et culturelle des téléspectateurs. Partant de l’idée « qu’il n’y a pas de texte innocent », et que les émissions les plus divertissantes jouent un rôle idéologique important, il choisit une émission d’actualité qui vise un public populaire. Il construit 29 groupes relativement homogènes auxquels il projette la même séquence. Les commentaires des téléspectateurs sont évalués afin de rendre compte des structures, les compétences qui « informent » les interprétations ou décodages. Ce travail se présente comme la vérification empirique du modèle de codage/décodage de Hall. Une chercheuse néerlandaise, Ien Ang, va s’inspirer du modèle de David Morley pour étudier les ressorts du plaisir éprouvé par les téléspectateurs de la série Dallas (Ang, 198512). Elle met l’accent 12 I. Ang, Watching ‘Dallas’: soap opera and the melodramatic imagination, London, Methuen, 1985. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 9 sur les pratiques et les expériences liés à la télévision, rompant ainsi avec la notion « d’audience de la télévision » qui est à ses yeux, est une catégorie du discours institutionnel et des professionnels de la télévision (Ang, 1991, p. 13 et 15513). L’approche culturaliste soulève des questions à la fois théoriques et politiques sur le public. Il s’agit, pour ces chercheurs, de savoir si certains publics qui font appel à des schémas d’interprétation réfractaires à l’ordre social dominant, peuvent résister aux constructions de la réalité des massmédias. Les études de réception L’objectif des études de réception est d’appréhender le processus de réception lui-même afin de voir en quoi il affect les usages et les effets des contenus médiatiques. Les approches culturalistes sont présentes dans les études de réception qui regroupent plusieurs formes de recherches qualitatives dans le souci d’intégrer des perspectives sociologiques et littéraires (Jense, Rosengren, 1992 : 286). Eliuh Katz et Tamar Liebes se sont intéressés aux interprétations différenciées des messages offerts lorsqu’ils sont décodés par des individus issus de milieux sociaux différents. Eliuh Katz et Tamar Liebes comparent le décodage du feuilleton américain, Dallas, par des téléspectateurs de différentes origines en Israël (résident arabes, immigrants russes, colons marocains…), aux Etats-Unis et au Japon. Ils insistent sur l’impact des interactions interpersonnelles et des conversations entre téléspectateurs dans le travail d’interprétation des contenus des émissions14. James Lull aborde une approche ethnographique de l’écoute de la télévision en familles et montrant comment ces dernières développent des modes spécifiques de communication domestique15… Jense et Rosengren souligne que ces études partent des lacunes manifestées par les recherches littéraires et par les recherches sociologiques. Les premières se focaliseraient trop sur le texte et pas assez sur les usages, les méthodes sociologiques ne permettraient pas, en leur état, d’étudier la réception. En France, les travaux de Michel Souchon sur les publics de télévision, de Patrick Champagne, de Dominique Boullier et de Dominique Pasquier ont apporté des contributions importantes aux études de réception. Selon Patrick Champagne, ce n’est « qu’après avoir pris en compte les usages sociaux de la télévision et en particulier son intégration dans la vie quotidienne que l’on peut s’interroger sur les changements qui résultent de sont introduction dans une société donnée, à un moment donné » (p. 424). Il s’intéresse aux conditions de réception de la télévision dans l’univers domestique. Le fait que la télévision soit l’objet d’un mode de réception familial s’explique par un ensemble de transformations (urbaines, en particulier) qui ont eu pour effet un repliement de la vie sociale sur la famille restreinte, en particulier pour les milieux populaires. Les références à la famille transparaissent dans le discours et la posture des animateurs et des speakerines, mais aussi dans le traitement de l’information, et la façon d’aborder les différents thèmes, sur un mode consensuel et générique. Dans son enquête sur la « conversation télé » (1987), Dominique Boullier choisit de se démarquer des approches unidimensionnelles, fondées sur l’étude d’un programme précis, privilégiant le cadre domestique pour se porter sur les conversations dans l’espace professionnel, afin d’étudier la spécificité de l’omniprésence de la télévision. Ce média, écrit-il, constitue un « élément d’un patrimoine commun », « support à l’échange conversationnel », ce qui remet en question toute définition réductrice de la réception en particulier, comme une 13 I. Ang, Desperatly seeking the audience, London : Routledge, 1991. T. Liebes, E. Katz, The export of meaning, London : Oxford university Press, 1990. 14 15 J. Lull, Inside family viewving : ethnographic research on television’s audiences, London : Routledge, 1990. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 10 activité isolée dans le temps. Dominique Pasquier propose s’inscrire les recherches dans la « problématique de l’expérience », mise en œuvre dans les années 1930, dans les études réalisées sur le cinéma financées par la fondation Payne (cf. infra). La recherche d’Herbert Blumer (1933)16 repose sur le récit des adolescents et jeunes adultes de leur souvenir des films de leur jeunesse, et de l’impact qu’ils ont eu sur leur vie. Les enquêtés, plus de mille, font d’abord état des émotions suscitées par les films, puis de leur volonté d’avoir voulu imiter les personnages montrés. Il en ressort que le pouvoir du cinéma réside moins dans des effets comportementaux que dans la constitution de ces souvenirs qui sont constitutifs et contribuent à la fabrication d’expériences, singulières et communes. C’est bien cette dimension de la réception comme expérience individuelle et sociale, comme auto-évaluation et décision d’appartenance même éphémère à un groupe, qui paraît être au fondement des usages des séries télévisées par les adolescents tels que les a analysés Dominique Pasquier », souligne Brigitte Le Grignou (2003 : 117). II. Les travaux sur la réception de la télévision par les adolescents Il existe peu d’enquêtes portant spécifiquement sur la télévision et les adolescents ce qui tranche avec l’abondante littérature sur la télévision et les enfants. Soit les études réalisées sur les pratiques médiatiques des adolescents accordent à la télévision une place qui n’est pas centrale. Soit, les recherches portant sur les publics de télévision s’intéressent aux « jeunes » en général, enfants et 16 adolescents compris17. De façon concomitante, on pourrait s’interroger sur les termes mêmes de la question de départ, dans la mesure où les adolescents ne font pas partie des catégories les plus consommatrices de télévision : plusieurs études ont montré qu’ils lui préféraient les sorties entre pairs. Michel Souchon, La télévision des adolescents, Paris, les éditions ouvrières, 1969 L’ouvrage de Michel Souchon est le seul qui traite de la réception des programmes télévisés par des adolescents « ordinaires ». En effet, l’enquête de Dominique Pasquier sur les publics des séries télévisées, outre qu’elle ne porte pas exclusivement sur les adolescents, s’intéresse davantage à des publics « mobilisés », des fans. L’étude de Michel Souchon est aussi la première qui prenne en compte le milieu social comme variable explicative dans la réception des programmes télévisés, ce qui lui vaut d’être salué par plusieurs chercheurs (cf. E. neveu, voire infra, par exemple, et le débat sur l’âge versus milieu social). Problématique : 17 La revue scientifique (à comité de lecture) Réseaux, spécialisée dans l’information et la communication, a consacré trois numéros au thème des « jeunes » et des médias. Le premier, coordonné par Geneviève Jacquinot et Dominique Pasquier, publié en 1995, portait sur les jeunes et les apprentissages. Le second, préparé par Josiane Jouët et Dominique Pasquier, en 1999, concernait « les jeunes et les écrans ». Le troisième, présenté par Hervé Glevarec et Vincent Caradec, publié en 2003, a traité de l’âge et des médias. Hebert Blumer, Movies and conduct, New York : Payne Fund Studies, 1933. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 11 Michel Souchon souhaite placer la question des différences socioculturelles au premier plan de l’analyse des publics adolescents de télévision. Le questionnement de départ de cette recherche portait sur la relation entre ce que les réalisateurs souhaitent mettre dans un programme et ce que les gens croient voir et trouvent dans un programme de télévision. Le but assigné à l’enquête était de savoir quel rôle la télévision pouvait jouer dans « le développement culturel ». Après avoir rappelé le contexte scientifique dans lequel s’inscrit cette étude, en distinguant quatre approches de la culture de masse (les médias dans la société de consommation, les analyses de contenu, le medium et le message, les études sur l’influence des mass media), puis les travaux se réclamant de la sociologie des téléspectateurs, aux Etats-Unis, en Angleterre, et en France, Michel Souchon présente les buts de l’enquête sur la télévision des adolescents. Le premier objectif de l’enquête vise à valider « l’hypothèse différentielle ». Les études sur les médias tentent à occulter le poids des différences sociales sur la réception au détriment des bouleversements induits par les mass-médias sur les modes de vie. Un même aveuglement apparaît dans les travaux de psycho sociologues qui tentent à percevoir les adolescents comme une classe d’âge relativement homogène. retranscrits. L’enquête d’ensemble a porté sur 1.445 élèves issus des classes de seconde et de première des établissements publics et privés, généraux et professionnels, de Saint-Étienne, âgés de 16 à 18 ans. Méthodologie : Michel Souchon revient sur la tendance consistant à privilégier les différences horizontales d’âges au détriment des différences verticales. Il propose de montrer l’importance du milieu socioculturel en faisant intervenir le type d’établissement scolaire comme variable. Si les différences sexuelles sont faibles en termes de valeur accordée à la télévision, celles entre établissement sont L’enquête repose sur des entretiens libres dans un collège d’enseignement technique et sur une enquête par questionnaire dans l’ensemble des établissements scolaires de la ville de Saint-Étienne (p. 36). Situé dans un quartier ouvrier, le lycée technique est un établissement privé qui prépare des garçons de 14 à 17 ans à divers CAP. La plupart d’entre eux, issus de milieux très défavorisés, constituent la première génération scolarisée au-delà du certificat d’études. 78 entretiens de 20 à 40 minutes ont été enregistrés et L’ouvrage est divisé en deux parties. La première s’intéresse à ce que font les adolescents de la télévision, la seconde, à la façon dont les adolescents comprennent la télévision. La première partie étudie la place de la télévision dans loisirs. Les sorties entre camarades, liées au fait que le groupe des pairs joue comme un « milieu de transition entre la sécurité familiale et la complexité du monde adulte et des rôles qu’on y attend de lui », tiennent la première place dans les loisirs adolescents18, avant le sport (avec une différence forte entre filles et garçons), la lecture (avec des différences fortes entre les établissements), le cinéma, la télévision les disques. La télévision ne constitue pas le loisir principal des adolescents peut-être aussi parce que son écoute est souvent familiale et que les adolescents revendiquent leur indépendance. La télévision ‘mord’ sur le temps consacré à des activités du même type (ce qu’avait montré Himmelweit et ses collaborateurs). 18 Michel Souchon renvoie aux analyses de la jeunesse américaine présentées par N. de Maupeou-Abboud dans « La sociologie de la jeunesse aux Etats-Unis », Revue française de sociologie, oct.-déc., 1966, VII-4. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 12 élevées. Les jeunes des CET, un peu mieux équipés en téléviseurs que les autres, lui accordent plus de valeur que les autres. Les activités de loisirs sont déterminées par le milieu socioculturel d’origine montre Michel Souchon. Si les fils d’ouvriers et d’industriels aiment le cinéma, ils ne vont pas forcément voir les mêmes films. Autrement dit, « les jeunes sont au carrefour de deux influences : ils ont les loisirs de leur âge et, en même temps, de leur milieu (p. 63) ». Une partie consacrée à l’assiduité de l’écoute indique que les filles sont moins assidues que les garçons mais cette différence reste faible comparée à l’établissement fréquenté. Les élèves de CET regardent beaucoup plus souvent la télévision que les autres. L’écoute quasi quotidienne s’élève à 70% contre 36-37% des lycées classique et modernes, enfin techniques. De même l’écoute de la télévision « tous les jours ou presque » concerne davantage les fils d’ouvriers (57%) que les enfants de cadre moyen ou d’employés (48%), et surtout que les enfants de « patrons de l’industrie et du commerce, profession libérale et cadre supérieur » (35%). Puis, il montre que la télévision est une habitude, à travers l’équipement, l’assiduité de l’écoute et les goûts. L’auteur a recueilli des renseignements sur la consommation effective télévisée des adolescents, à partir d’une liste de programmes diffusée sur la première chaîne, la semaine précédent la date de remise du questionnaire. L’audience des jeunes des CET est supérieure à celle d’autres établissements en ce qui concerne le sport, les variétés et les films mais inférieure pour les débats et les dramatiques « classiques » (p. 75), « ils expriment une grande indifférence aux problèmes politiques », souligne MS (p. 82). Michel Souchon suggère de voir dans l’équipement et l’assiduité à la télévision élevée chez les élèves de CET la confirmation de résultats d’enquêtes montrant que c’est parmi les membres des nouvelles classes moyennes (employés de bureau, par exemple), que se recrutent les gros utilisateurs de mass-média : « ils y cherchent les modèles de comportement et les schèmes culturels qui leur permettront de s’assimiler à la classe qu’ils viennent de rejoindre et à celles qui lui sont immédiatement supérieures et vers lesquelles ils tendent » (p. 84). Les jeunes des CET sont sélectifs dans leur réception télévisée, ils ne prennent que ce qui cadre avec leurs intérêts et leurs « goûts pour le mouvement, l’action, l’extérieur » (p. 85). Il existe un lien entre un programme jugé sans intérêt et un programme jugé incompréhensible, et réciproquement, entre ce qui est compris et ce qui intéresse (p. 85). La télévision est aussi un divertissement, souligne l’auteur qui souligne la dimension collective de la réception télévisée. Il montre que les adolescents constituent un public actif dans la mesure où ils consultent souvent des programmes télévisés pour choisir, s’orienter et parfois approfondir les émissions regardées. La télévision est reçue par des individus inscrits dans des groupes et d’abord de la famille. Elle fait l’objet de discussions fréquentes en famille, avec les camarades, dans les foyers de jeunes. Certaines émissions suscitent davantage de discussions familiales (les énigmes policières, les feuilletons à suspense et les jeux) que d’autres : les discussions sur les variétés sont plus rares, compte tenu des différences de génération, tout comme les discussions sur les émissions politiques. Il conclut que les discussions, plutôt superficielles, autour de la télévision sont le reflet de la difficulté des conversations dans beaucoup de foyers (p. 97). Pour les élèves de CET placés devant le dilemme télévision : éducation ou distraction, c’est la seconde option qu’ils choisissent. Michel Souchon souligne également le processus d’identification et de projection des jeunes garçons qui conservent néanmoins une « distance ludique ». De même, la connaissance des techniques de télévision n’est pas la même pour tous. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 13 La deuxième partie est consacrée à la compréhension par les adolescents des émissions de télévision. Sur ce point, les différences sont plus nettes entre élèves de CET qui disent éprouver des difficultés de compréhension et élèves d’autres établissements (techniques, classiques et modernes) que les différences sexuelles ou entre jeunes d’âge différents. Des différences comparables surviennent lorsqu’on fait intervenir la CSP du père (p. 134, 35 % des fils de patron de l’industrie ou du commerce, profession libérale ou cadre supérieur disent éprouver des difficultés de compréhension contre 49% des jeunes dont le père est ouvrier). De façon générale, les jeunes n’ont pas conscience des difficultés de compréhension des émissions. Ces difficultés s’expliquent par la distance sociale aux biens culturels, que ce soit au niveau du codage de ces émissions qu’à celui du langage utilisé (la critique des fils sous-titrés est récurrente chez les jeunes des CET). Une autre raison invoquée pour expliquer les difficultés de compréhension, chez les jeunes, c’est le « sentiment d’exclusion », c'est-à-dire le sentiment que l’émission est réservée à une autre catégorie de personnes. Après avoir traité de ce que les adolescents disent des problèmes de compréhension, l’auteur interroge « l’intelligence de la narration », c'est-à-dire ce que les jeunes retiennent des émissions qu’ils regardent. Une enquête préliminaire à l’enquête stéphanoise a été menée sur la compréhension de différentes émissions (un épisode de la série policière les cinq dernières minutes et une émission de reportage sur la question cathare diffusée dans La caméra explore le temps) auprès de deux écoles techniques parisiennes situées à la Porte des lilas. Les élèves devaient produire un résumé des émissions présentées, répondre à un questionnaire demandant de ranger par ordre de passage à l’écran, des photographies et de commenter les personnages représentés. Un autre questionnaire fermé et un entretien de groupe ont complété ce dispositif. Enfin, un questionnaire proposé à l’ensemble des établissements stéphanois se terminait par des questions portant sur des émissions Panorama et Marie Tudor d’Abel Gance. Les résultats n’ont pas permis de dégager une description de l’usage narratif des jeunes du CET, mais seulement de formuler quelques remarques. La première, c’est le caractère linéaire du récit, comme si l’idée que toute succession temporelle indiquait un lien de causalité et un enchaînement des événements. Les éléments métaphoriques ne sont pas relevées par les garçons des CET qui cherchent avant tout à suivre le fil du récit, d’où la difficulté de distinguer l’essentiel de l’accessoire. De même, pour ce public le récit doit être marqué par un début et par une fin. Michel Souchon clôt cette partie par une mise en garde face à toute conclusion hâtive au regard des résultats obtenus. Principaux résultats En conclusion, la télévision « agit dans le sens du renforcement des valeurs existantes » (p.234). Mais, si elle est un facteur d’homogénéisation culturelle dans la mesure où est regardée aussi bien par les patrons et les ouvriers, celle-ci n’est pas aussi nette qu’aux Etats-Unis. Dès qu’une possibilité de choix est laissée, des différences dans la consommation émergent. En outre, les différences socioculturelles conditionnent la lecture de ces émissions. Autrement dit, « les phénomènes de télévision sont vécus différemment par les divers milieux sociaux ». Parce que la culture va à la culture, il ne faut pas surestimer, souligne l’auteur, le rôle de la télévision dans le développement culturel du plus grand nombre. La culture ne peut être réduite aux grandes œuvres du passé, elle désigne aussi « cette disposition de l’esprit qui permet à un homme de comprendre un peu mieux ce monde d’aujourd’hui malgré sa complexité et ses mutations accélérées… ». La télévision a affaire à des spectateurs situés à des niveaux culturels très différents et cette INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 14 inégalité des niveaux d’instruction ne peut être comblée par la télévision. L’exposition à la télévision est sélective de même que la réception elle-même, les publics faisant un tri en fonction de leur goût, de leur « outillage mental ». Selon Michel Souchon, la télévision ne peut jouer un rôle de succédané de l’école, il redoute au contraire qu’elle n’ait qu’un « rôle cumulatif qui élargisse les différences » (p. 241). Autrement dit, conclut l’auteur, « la démocratisation culturelle ne passe pas par la télévision, mais par l’école et par la démocratisation de l’enseignement » (p. 242). La diffusion culturelle acquise par la télévision ne peut intervenir que comme une conséquence des résultats acquis à l’école. L’auteur la compare à une auberge espagnole où « chacun [y] vient avec son niveau culturel et ne trouve que ce qu’il apporte » (p. 242). Fort de ces conclusions, Michel Souchon propose ainsi quelques recommandations pratiques. Il suggère ainsi que l’école forme des « regards libres, lucides, intelligents, critiques » (p. 245). L’école doit selon lui prendre en compte les « phénomènes de la culture de masse ». L’essentiel est moins de « frotter les élèves aux grandes œuvres du passé » que de les aider à devenir « autonomes », alors qu’un des traits de la culture de masse est l’absence d’autonomie (p. 246). Il suggère de rentrer dans « la cuisine de la fabrication iconique », en montrant la façon dont les procédés narratifs sont construits techniquement. S’agissant de la programmation, Michel Souchon écarte deux écueils : vouloir résoudre les inégalités culturelles par des contenus intellectuels ou artistiques élevés susceptibles de creuser l’écart ou régler entièrement la programmation de la télévision sur les goûts des téléspectateurs ou de la majorité d’entre eux. Ces deux attitudes entretiennent à ses yeux, la dichotomie entre la « haute culture » et la « culture de masse ». Un moyen de refuser cette dichotomie consisterait à rapprocher le plus possible les émissions « culturelles » des émissions « distrayantes ». A la politique démagogique d’utilisation des médias de masse des publicitaires qui estiment qu’on doit fournir au public ce qu’il réclame, à la politique dogmatique qui consiste à penser que l’on sait ce dont le public a besoin et souhaite orienter les contenus des médias en fonction de cela, A. Moles propose la doctrine culturaliste ou éclectique. Pour finir, Michel Souchon souligne la difficulté d’isoler « un problème de la télévision », ou un problème des loisirs, de la culture… qui serait séparé de l’ensemble de la situation politique et économique de notre société. Le progrès dans la recherche et la mise en œuvre d’un projet démocratique passera, à ses yeux, par la « participation collective à l’élaboration et au contrôle des besoins culturels »19. Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris : éditions de la Maison des sciences de l’homme/Mission du patrimoine ethnologique, Paris, 1999. L’enquête de Dominique Pasquier sur les publics de série télévisée pour adolescents est la seule étude récente qui ait été produite, en France, sur la question. Cette recherche télescope un autre courant de recherche sur les « fans »20. Problématique Dominique Pasquier s’interroge sur le succès du feuilleton Hélène et les garçons auprès des adolescents, alors même qu’il est très fortement décrié par une partie de la presse (comme l’avait été la 19 Alain Touraine, Classe et culture ouvrière, B., n°85, p. 67 Philippe le Guern, Les cultes médiatiques : culture fan et œuvres cultes Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002. 20 INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 15 série Dallas, dix ans plus tôt, mais sur un autre registre) pour son caractère aseptisé. Le problème des travaux sur les jeunes, à ses yeux, c’est qu’ils utilisent des catégories de jugement qui ne sont pas celles des jeunes eux-mêmes. Or, comme l’a montré, par exemple, David Buckingham, les éléments violents que les parents identifient à la télévision ne sont pas forcément ceux qui ont un impact négatif sur les enfants (1996)21. Méthodologie L’auteur se place du côté des jeunes et des usages qu’ils font de la télévision pour penser le monde qui les entoure. Si la recherche de Dominique Pasquier repose sur trois dispositifs d’enquête différents - une analyse des courriers envoyés par des fans de la série Hélène et les garçons22, un questionnaire diffusé auprès des collégiens et lycéens, des observations dans les familles – l’analyse du courrier est sans doute celui qui est le plus exploité. Le matériau d’enquête, composé d’environ 7000 lettres envoyées entre 1994 et 1995, montre ainsi que ce sont majoritairement des filles à 90 % qui écrivent à la chaîne. La plupart sont âgées de 8 à 13 ans, qui correspond plus ou moins à la sortie de l’enfance et à l’entrée dans l’adolescence. Elles viennent des communes rurales et semi-rurales et appartiennent pour beaucoup d‘entre elles aux milieux populaires 21 Buckingham, D., Moving images. Understanding children’s emotional responses to television, Manchester, University Press, 1996. 22 Diffusée de 1992 à 1994, en fin d’après-midi, sur TF1, la série « Hélène et les garçons », produit par la société AB production, et destinée aux adolescents a rassemblé jusqu’à 90 % des téléspectateurs de 4 à 14 ans présents devant leur poste. Cette série campe la vie d’étudiants de cité universitaire dont la principale activité tourne autour des relations amoureuses. produit par la société AB production (p. 9-11). Afin d’approfondir la question de la dimension sociale de la télévision et de l’étudier à travers des spectateurs plus « ordinaires » (et non des fans), l’auteur a réalisé des observations dans 13 familles en compagnie d’enfants qui regardaient la série, en essayant de varier les milieux sociaux. Ce dispositif a posé une série de problèmes, depuis le biais introduit par la présence intrusive du chercheur à la construction de l’échantillon des familles (sur lequel rien n’est dit) (p. 18-19). Enfin, un questionnaire a été distribué auprès de 700 collégiens et lycéens scolarisés en région parisienne, portant sur l’ensemble des séries pour adolescents diffusées à la télévision française, avec l’idée d’analyser les « communautés de goût selon l’âge, le sexe, et l’origine sociale ». Le questionnaire portait sur les séries qu’ils connaissaient, regardaient, préféraient. Ce questionnaire était diffusé en classe par l’intermédiaire d’enseignants, ce qui a provoqué certains biais, comme la sousdéclaration d’émissions peu légitimes, par exemple. De sorte qu’il s’est moins agit d’étudier ce qu’ils regardaient que ce qu’ils disaient regarder. Principaux résultats Des spectateurs incrédules Depuis une quinzaine d’années, les travaux sur la télévision ont mis en évidence la capacité des enfants à décoder les processus de fabrication des programmes de télévision (Buckingham, 199323, Hodge et Tripp, 198624), rompant avec les études antérieures des 23 Buckingham, D. éd., Reading audiences, Young people and the media, Mancheter, University Press 1993 ; Children talking television. The making of television literacy, London Falmer Press, 1993. 24 Hodge, R., Tripp D., Children and télévision, Cambridge, Polity Press, 1986 INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 16 effets des médias. Ces recherches sont aussi le fruit d’une évolution : la télévision a perdu la magie qu’elle avait à ses débuts. Un savoir télévisuel s’est constitué que les enfants ont très tôt intériorisé : « L’apprentissage de la télévision débute de façon très précoce (dès l’âge de quatre ans, un enfant en connaît déjà certaines règles) mais il met ensuite plusieurs années à se consolider » (p. 27). L’analyse du courrier des correspondantes montre qu’elles sont conscientes que l’émission est fabriquée, ce qui ne met pas en doute la façon dont elles s’identifient à la fiction. Certaines proposent même des scenarii, c'est-à-dire, s’immiscent dans le processus de fabrication. Le courrier traduit également une maîtrise des fonctions narratives ainsi que la grammaire des personnages (p. 44). Savoir que la série n’est pas réelle n’empêche pas les correspondantes « d’aimer y croire ». Aussi, la « relation aux personnages de l’écran se construit sur une tension entre une logique cognitive (qui conduit à identifier des éléments rationnels de fabrication ru programme) et une logique émotionnelle qui permet de sublimer ces mêmes éléments pour entrer dans une relation affective à une personne humaine » (p. 48). Si à 7 ans, la logique émotionnelle l’emporte, à 12 ans, la logique cognitive domine mais « sans pour autant interdire la logique émotionnelle de fonctionner, de façon presque volontariste. L’adolescent sait mais il a envie de se faire plaisir en oubliant qu’il sait » (p. 49). Les fans sont des téléspectateurs particulièrement bien informés sur le dispositif de fabrication (p. 53). De même, lorsqu’ils écrivent, s’adressent-ils à des personnes civiles et pas à des acteurs. Le problème des fans est d’arriver à savoir si le personnage qu’elles ont aimé à l’écran est bien en phase avec cette personne civile avec laquelle elles aimeraient entrer en contact » (p. 67). C’est une personne ordinaire que les fans apprécient et qu’elles souhaitent rencontrer. La presse joue un rôle considérable dans la construction d’Hélène comme personnage ordinaire, avec le lancement, par la société de production, d’un magazine mensuel, Télé Club Plus (200.000 exemplaires tirés). Ces informations sont recoupées avec celles publiées dans les journaux pour adolescents : Salut, Star Club, OK, Podium, et la presse télévisée populaire : Télé 7 jours, TéléPoche, Télé-Star, et celles fournies à l’occasion d’émissions de télévision où la star est invitée (comme le reportage d’Envoyé Spécial consacré à la série, ses passages à Sacrée Soirée). Il en découle, selon Dominique Pasquier, que « le risque n’est pas de confondre la fiction avec la réalité, mais d’être face à un produit culturel qui suppose une forte soumission aux structures narratives proposées » (p. 15). Paraphrasant Umberto Eco (à propos de la littérature populaire, en 1993), elle indique que « la télévision est une forme culturelle qui ne met jamais ses téléspectateurs ‘en déroute’ ». Autre résultat de l’analyse de ce courrier : les adolescentes ont la sensation de faire partie d’une « communauté imaginée », pour reprendre les termes de B. Anderson (Anderson, 1996)25. Ce sentiment n’est pas propre aux fans dans la mesure où « tout téléspectateur doit anticiper un marché des interactions : seul devant son poste, il sait déjà que ce qu’il regarde à la télévision et ce qu’il en dira va contribuer à l’inscrire dans certains groupes sociaux, ou au contraire, l’exclure de certains autres » (p. 18). La télévision comme « expérience collective » Autrement dit, pour Dominique Pasquier, ce qui différencie la télévision des autres médias de masse, c’est qu’elle offre « une expérience collective, en étant un formidable support pour les interactions qui débordent largement les programmes eux-mêmes » (p.17). L’analyse des réponses aux questionnaires montre en effet que les présentations de soi (Goffman, 1973) comme téléspectateur évoluent avec l’âge, autrement dit, l’on acquiert des manières de 25 Anderson B., L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 17 télévision, comme on acquiert des manières de table (p. 21). Autrement dit, « le travail de présentation de soi comme téléspectateur fait intimement partie de la position spectatorielle ellemême ». Les enfants sont conscients que leurs goûts en matière de programme télévisé engagent toute leur personne socialement (p. 21). A travers la série « Hélène et les garçons » l’auteur souhaite ainsi montrer le processus par lequel la télévision, loin de se limiter à une expérience individuelle, « anticipe et produit toujours du collectif » (p. 21). La télévision comme machine à produire de la proximité avec son public La télévision est une « immense machine à produire de la proximité avec son public, et même, une machine délibérément organisée pour produire cette proximité » (Chalvon et Pasquier, 199026, Pasquier, 199527, Neveu, 199628, Champagne, 197129) (p. 79). « Elle propos sans arrêt des expériences familières qui sont parfaitement en adéquation avec le fait qu’elles soient justement consommées au sein de la cellule familiale » (p. 79). Joshua Meyrowitz (1994)30 a souligné que la télévision avait la capacité en vraies relations des relations qui n’ont aucune existence réelle. « Elle rend intime des étrangers » (p. 79). Il appelle les « média friends », « ces personnalités que l’on retrouve sur le petit écran [et qui] font partie 26 Chalvon-Demersay, Pasquier, D., Drôles de stars, Paris, Aubier, 1990. Pasquier D., Les scénaristes et la télévision, Paris, Nathan Université, 1995. 28 Neveu E., Le Grignou B., « Emettre la réception : préméditations et réceptions de la politique télévisée », in Beaud, P, Flichy P, Pasquier, D., Queré, L. (éds), Sociologie de la communication, CENT/Réseaux, 1996. 29 Champagne, P., art. Cit. 30 Meyrowitz, J., « The life and death of media friends : new genres of intimacy and mourning”, in R. Cathart et S. Drucker (eds), American heroes in a media age, Hampton press. 27 de notre existence quotidienne « (p. 79). L’expérience télévisuelle des fans, de ce point de vue, n’est pas très différente de celle d’autres téléspectateurs (p. 80) dans le sens où tous les deux ont la sensation de connaître ce qu’ils voient sur l’écran. Mais à la différence des simples téléspectateurs, les fans attendent une amitié en retour (p. 80). Elles demandent une réciprocité. Deux thèmes centraux se dégagent de la presse fan : l’enfance et le destin d’Hélène. Tout se passe, dans cette presse, comme si la distance entre la fiction et la réalité était abolie : Comme ses fans, Hélène est une provinciale montée à Paris. Les acteurs portent le même prénom que dans la vie civile, ils jouent le moins possible, ce « non jeu » rappelant que les « personnages sont à portée de main », souligne Dominique Pasquier (p. 72). S’interrogeant sur les motivations de ces fans à vouloir entretenir une « amitié télévisuelle », Dominique Pasquier propose plusieurs hypothèses : le fait que la relation promet d’apporter quelque chose que les relations ordinaires ne peuvent pas procurer : elle garantit le secret, échappe aux limites qui guettent les amitiés ordinaires, évite le contact physique. Ce lien est néanmoins fragile, et s’inscrit dans un moment de la vie, comme l’illustre le déplacement émotionnel qui s’opère vers d’autres émissions et personnages. Dominique Pasquier étudie la centralité du thème de l’amour dans la série, à la différence d’autres séries (comme Beverly Hills). Les personnages sont mis à l’épreuve, à l’aune de ce qui constitue la principale question posée est celle du maintien du couple (p. 97). Le pouvoir physique de séduction constitue une menace permanente pour la longévité de la vie à deux. Il faut être belle pour plaire à l’autre mais parce qu’on est belle, on est aussi susceptible de plaire à l’extérieur. Le couple formé par Hélène et Nicolas est indestructible. Dans la série, la solitude est fortement stigmatisée, comme le montrent le fait que les personnages « méchants » soient ou seuls ou vivant des histoires d’amours éphémères. La ségrégation sexuelle INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 18 permet de montrer les différences de visions du couple entre hommes et femmes. Le couple est fragile car la sollicitation amoureuse est forte surtout pour les garçons. Dans la série, les rôles féminins et masculins sont traditionnels, mais il n’y a pas de domination de l’homme sur la femme. Les femmes ne trouvent leur accomplissement ni dans les études ni dans une carrière professionnelle mais dans un « univers domestique librement consenti » (p. 107). Pour les fans, le couple est un destin (p. 108), puis, une fois formé, il devient un état (p. 109). Les héros de la série sont perçus comme des experts en matière de couple, par comme des experts en pratiques sexuelles » (p. 110). Il existe des journaux et des émissions qui donnent des conseils en matière de sexualité pour les adolescents tels que Miss et Bravo Girl, ou encore « Love in Fun » [Rui, 1995]). Les obstacles rencontrés par les correspondantes viennent « de la difficulté de communiquer entre les sexes » (p. 111). Analysant les déclarations d’amour faites aux comédiens, Dominique Pasquier trouve la confirmation des analyses de Francesco Alberoni (1994) sur l’imaginaire amoureux féminin. Selon lui, « la capacité des femmes à tomber amoureuses d’hommes lointains et inaccessible témoigne d’une aspiration à la perfection, de la recherche d’un modèle idéal de l’homme et d’existence d’un modèle désigné par les forces sociales » (p. 129). « L’érotisme féminin prend sont essor à l’occasion d’un grand vol nuptial auquel toutes sont appelées à participer et qui a pour enjeu l’objet suprême du désir collectif (Alberoni, 1994 : 69)31. Pour Alberoni, le phénomène est spécifiquement féminin. Aimer une idole est aussi « une manière de différer l’engagement dans la sexualité », souligne Dominique Pasquier (p. 139). Le physique tient une place importante dans la relation amoureuse. Mais, en ce qui concerne l’identification des fans, n’est pas sans 31 Alberoni, F., Le vol nuptial, Paris, Plon, 1994. poser de problèmes. Pour réduire la distance à l’idéal physique que représente Hélène, les fans imitent le personnage, ses vêtements, sa coiffure. Ces idoles, écrit Dominique Pasquier, « agissent par leur présence comme des déclencheurs d’émotions » qui sont moins liées à la peur qu’au plaisir physique (p. 143). « Pour tous ces jeunes enfants, la télévision est d’abord une expérience émotionnelle. Une expérience du plaisir » (p. 143). La télévision dans la cellule familiale C’est le thème auquel la quatrième partie du livre est consacrée ; A l’exception des études menées par Patrick Champagne (1971)32 et David Morley (1986)33, peu de travaux ont abordé la question du contexte domestique et se sont penchées sur le rôle de la télévision dans les dynamiques familiales (p. 147). Or, la télévision est au centre d’une économie des rapports sociaux. Morley a ainsi montré l’antagonisme profond entre les hommes et les femmes à propos de la télévision. Mais les résultats de sont étude menée dans des familles ouvrières seraient sans doute différents dans d’autres milieux sociaux. James Lull (1988, 1990)34 montre que la télévision est un support fondamental à la vie de famille, cette vision est trop optimiste selon Dominique Pasquier. David Buckingham (1996)35 analyse les discours tenus par les différents membres de la famille comme étant révélateur d’enjeux identitaires qui vont au-delà de la 32 Champagne, P., « La télévision et son langage. L’influence des conditions sociales de réception sur le message », Revue française de sociologie, 12 (3), 406430, 1971. 33 Morley D., Familiy television. Cultural power and domestic leisure, Londres, Comedia/Routledge, 1986 34 Lull J., World families watch television, Newbury Park, Sage, 1988 ; Inside family viewing. Ethnographic research on televisin’s audience, Londres, Routledge, 1990. 35 Buckingham, D., op. cit. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 19 télévision. Le discours sur la télévision est souvent un discours sur l’éducation dit-il. Il exprime pour les parents la relation à un idéal éducatif et, pour les enfants, un désir d’autonomie et d’indépendance face à l’autorité adulte dans le foyer. Buckingham souligne la nécessité de mettre en relation ces discours familiaux sur la télévision avec les contextes sociaux dans lesquels ils sont tenus. L’idée de limiter la place de la télévision dans la vie des enfants est surtout présente dans les familles classes moyennes où la télévision est perçue comme une concurrente à d’autres formes d’éducation et d’accès au savoir (p. 150). La série Hélène et les garçons engendre des relations enfants parents très différentes selon les milieux sociaux. La relation à la télévision varie fortement entre les milieux sociaux. Outre le fait que les familles populaires ont une consommation télévisée plus importante que celles situées en haut de l’échelle sociale, la télévision y tient aussi une place différente dans les rythmes familiaux (p. 151). Elle occupe une place centrale dans les familles ouvrières du Nord étudiées par O. Schwartz qui la décrit comme une « grande divinité du foyer ». (1990, p. 95) dans la mesure où elle allumée tout le temps. L’écoute collective y est plus fréquente. Enfin la télévision est un lien fort entre la mère et ‘enfant, surtout pour les filles (Pasquier, Jouët, 1999). De même, la spatialisation de la télévision n’est pas la même selon les milieux sociaux. (Dominique reprend, dans les pages 152-158 qui suivent, les résultats de l’enquête publiée dans Réseaux n°92-93, déjà traité). La série permet également d’observer « la complexité de[ce]s négociations familiales » (p. 158). Certains milieux sociaux encouragent à regarder la série tandis que d’autres y sont hostiles. Si les garçons ont une attitude de rejet car ils classent cette série du côté du féminin et les pères sont distants, les mères et les grands-mères ont une attitude plus ambivalente. Les mères des classes moyennes et supérieures critiquent la série qui, en présentant le couple et la famille comme seul horizon possible pour les femmes, menace leur modèle éducatif de ces familles davantage tourné vers la réussite professionnelle. Dans les familles, populaires, les mères regardent les épisodes avec leurs enfants, les pères achètent des places de concert, les tantes offrent des produits dérives de la série. L’amour pour quelque chose qui vient de la télévision n’est pas considéré comme ridicule ou dégradant (p. 167). Autrement dit, « il y a de la lutte des classes autour de la télévision en France » souligne Dominique Pasquier qui renvoie à l’enquête européenne citée. En même temps si la division sexuelle du travail n’est pas contestée par les milieux populaires c’est parce qu’ils l’expérimentent davantage que les milieux moyens et supérieurs. L’univers pré soixante-huitard et puritain proposé par la série rencontre l’approbation des grandsmères, toutes classes confondues (p. 169). Ce qui se joue à travers cette série, c’est la définition de modèles féminins. Cette série est surtout plébiscitée par les préadolescents qui sont en fin d’école primaire qui cherchent des réponses à des questions qu’ils se posent sur l’amour et la sexualité (p. 170). Cet intérêt correspond au fait que vers 6/7 ans, les enfants éprouvent le besoin de radicaliser les différences entre les sexes pour se préparer à son futur rôle de partenaire (Eleanor Maccoby, 198836, cité p. 171). La série présente, de ce point de vue, « un modèle rassurant, parce que simple et tranché » (p. 171). En même temps, cette fiction incorpore des acquis de l’émancipation féminine. A 15 ans, les jeunes filles regardent avec plus de distance la série qui ne correspond plus à la phase antérieure marquée par un idéal d’amour pour toujours. Selon Dominique Pasquier, si les modèles féminins les plus conventionnels sont ceux qui ont le plus souvent attirés les jeunes téléspectateurs, c’est aussi parce qu’il est devenu difficile de les observer ailleurs qu’à la télévision (p. 172). La série a répondu 36 Maccoby E., “Gender as a social category”, Developmental psychology, 24, 6, p. 755-765. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 20 dans un moment précis, un pays précis, aux aspirations d’une classe d’âge précise. Joseph Gripsrud a mis en relation le succès de Dynastie avec les transformations culturelles et sociales affectant la Norvège (Gripsrud, 1995)37. Publics et communautés sociales La série est le support d’interactions au sein de la famille mais au sein du groupe des pairs. David Riesman (1964)38 a constaté la prééminence du groupe dans la relation aux objets culturels. L’enfant se soumet aux goûts de ses pairs jusqu’à perdre son autonomie. L’auteur montre que les négociations entre enfants autour des médias sont des facteurs de conformisme des interprétations. M. et J., dans leur travail sur l’utilisation par les enfants des personnages de bande dessinée, radio, télévision, ont montré que le degré d’insertion d’un enfant dans un groupe de pairs conditionnait le choix de ses personnages (Riley et Riley, 1951)39. D’autres travaux ont montré que la pression du groupe des pairs agit à la fois sur les choix de consommation et sur les interprétations. David Buckingham dans un travail sur les discussions d’enfants âgés de sept à douze ans à propos de programmes de télévision, souligne qu’à l’intérieur de chaque groupe d’enfants s’opère tout un travail d’ajustement des interprétations qui permet d’élucider les critères qui sont retenus comme pertinents pour effectuer les classements au sein du groupe (Buckingham, 1993)40. 37 Gripsrud J., The Dynasty years. Hollywood television and critical medias studies, Londres, Routledge, 1995. 38 Riesman, D., La foule solitaire, Paris, Arthaud, 1964. 39 Riley M., Riley M., “A sociological approach to communication research”, Public opinion quarterly, 15, p. 445-461. 40 Buckingham, D. op. cit., Dominique Pasquier se penche sur les usages juvéniles de la série qui, contrairement à d’autres séries « collèges » (22 séries différentes ont été diffusées sur les chaînes françaises entre 1990 et 1995), telles que Seconde B (lancée par les chaînes publiques pour contrer Hélène et les garçons), est parvenue, comme Beverly Hills, à s’imposer comme un support actif dans la sociabilité juvénile. Les réponses au questionnaire indiquent que les séries ont été investies différemment selon les sexes, les générations, les milieux sociaux. Ces séries s’intègrent dans les stratégies de distinction des groupes entre eux, elles agissent ainsi comme les supports d’identité que le groupe souhaite se donner. La série a créé ainsi plusieurs sortes de publics. La première communauté est celle des fans. Elle se met socialement en scène de la manière la plus visible. La fan se montre comme fan ; il porte les couleur de son idole, vit avec elle, enfin, elle est au centre d’interactions avec d’autres fans. La participation à la communauté imaginée est tout aussi importante que l’appartenance à des communautés humaines réelles (p. 200) ; les communautés « critiques et parodiques » forment le deuxième cas de figure communautaire. Ce collectif se structure autour des mêmes rejets. La communauté des parodiques recrute ses membres chez les étudiants des universités les plus sélectives ou les grandes écoles, dont beaucoup sont masculins et prend pour cible les fans naïfs et crédules. Conclusion. La focalisation sur la violence à la télévision a relégué dans l’ombre d’autres types d’émotions, comme celles qui sont générées par les scènes d’amour, par exemple. Les enquêtes financées par le Paynes Fund, dans les années 1930, aux Etats-Unis devaient montrer impact négatif du cinéma sur les jeunes. Or, parmi les dix universitaires recrutés, certains montrèrent l’absence de corrélation entre le cinéma INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 21 et la pratique de la lecture, d’autres évoquèrent l’effet positif des films sur les jeunes délinquants cinéphiles en leur proposant d’autres modèles de punition de crimes que ceux de leur entourage (Blumer, Hauser, 1933)41. La fondation occulta une partie de ces résultats dans la synthèse qu’elle remit à la presse (Jowett et als, 1996)42 contraires aux attentes des commanditaires. Il y avait bien une influence des films, mais celle-ci s’exerçait sur la socialisation sentimentale des enfants. Blumer, en particulier, a montré, à travers les rédactions de lycées et d’étudiants sur leurs souvenirs personnels liés aux films, que l’amour et les relations hommes/femmes étaient au cœur des descriptions recueillies (Blumer, 1933)43. Le cas de la Paynes fund illustre le cas de figure où « la demande sociale et politique a guidé les perspectives scientifiques au lieu de s’en enrichir » (p. 218). Le foisonnement des recherches sur les effets de la violence médiatisée a contribué à enliser les débats académiques et freiné les apports de la recherche à la connaissance des relations de l’enfant à la télévision. Dans les années 1980, des travaux anglosaxons ont rediscuté de ce problème en intégrant la notion d’expérience et non plus seulement celle des effets. L’expérience télévisuelle des enfants est complexe, souligne Dominique Pasquier. D’un côté, ils y puisent des éléments pour s’orienter dans le monde des adultes (Meyrowitz, 1985)44. Ils en discutent, y pensent sans que cela vécu sur le mode de la réflexion organisée. Néanmoins, l’impact de ces séries est peu durable, étant donné le caractère éphémère du phénomène. De même, les normes véhiculées par la télévision interagissent avec d’autres systèmes de normes proposés par l’école, 41 Blumer H., Hauser, P., Movies, delinquency and crime, New York, Macmillan, 1933. 42 Jowett G., Jarvie I., Fuller K., Children and the movies, media influence and the Payne Fund controversy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 43 H. Blumer, Movies and conduct, New York, Macmillan, 1933 44 Meyrowitz J, No sense of place. The impact of electronic media on social behaviour, Oxford, Oxford University Press, 1985. la famille, etc. Dominique Pasquier conclut que « la télévision ne constitue pas un monde en soi, mais un instrument qui participe, avec beaucoup d’autres, à la nécessité sociale de fabriquer des conventions communes » (p. 223). Duret, Pascal, de Singly, François, « L’école ou la vie. ‘Star academy’, ‘Loft story’ : deux modèles de socialisation », Le Débat n° 125, mai-août 2003, p. 155-67. Cet article ne s’appuie pas sur une enquête empirique spécifique. Les auteurs montrent la division du travail dans la production de modèles de socialisation à partir de l’analyse d’émissions télévisées de « réalité » pour adolescents. « Si la culture jeune existe, le Loft en fait incontestablement partie » soulignent les auteurs qui s’appuient sur le fait que 7°% des 15-24 ans ont regardé au moins une fois par semaine cette émission (sans qu’aucune source ne soit ici citée). Les 3 millions d’appels par semaine pour désigner le candidat sortant montre qu’il s’agit d’un public actif. A contre-courant de la polémique, les auteurs veulent ici démontrer que le succès des « reality shows » auprès des jeunes s’explique par le fait, qu’en mettant en scène deux formes complémentaires de la socialisation, elles remplissent une fonction qui dépasse le divertissement. Star Academy a suscité moins de résistances que le Loft dans la mesure où elle se rapproche du modèle scolaire. Les jeunes doivent progresser pour être classés par les enseignants et le public. Dans le Loft, les jeunes doivent surtout vivre ensemble. Dans Star Academy c’est une compétence qui est jugée, dans le Loft, c’est la personne qui est estimée. Pour les auteurs, cette différence renvoie à la « dualisation de l’individu qui doit obéir, pour sa construction identitaire, à deux impératifs : INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 22 réussir, d’une part, devenir lui-même, d’autre part » (p. 156). Ces deux émissions sont supposées apprendre dans le premier cas au jeune à devenir chanteur, dans le second, à devenir lui-même. Ces deux émissions mêlent une exigence d’intégration dans le groupe des pairs et une « concurrence stratégique » (p. 158). Contre l’idée que le Loft serait un rite de passage entre l’adolescence et l’âge adulte, les auteurs montrent que l’apprentissage progressif n’exclut pas des retours en arrière. Ce modèle rompt avec celui des sociétés traditionnelles marquées par l’existence de « rites de passages ». Le Loft est une illustration de la « socialisation par frottements », proposée par F. de Singly, c'est-à-dire « l’apprentissage du respect d’autrui et de ses valeurs dans la vie commune, sous le même toit » (p. 158). Le Loft a également pour fonction de socialiser au monde tel qu’il est, en introduisant le calcul stratégique jusque dans les espaces les plus désintéressés comme les amis ou la famille. La Star Academy se distingue du Loft surtout par la présence d’adultes enseignants. Dans le Loft, il faut tirer des enseignements de sa propre expérience, dans la Star Academy, il faut savoir tirer profit de l’expérience des anciens (p. 159). Si elle copie le modèle de l’institution scolaire, elle s’en distingue du fait qu’on y enseigne précisément des matières artistiques non scolaires. Les candidats, souvent mauvais élèves, peuvent du coup de trouver valorisés, en travaillant ce qu’ils perçoivent comme une vocation. Ces deux émissions présentent également deux modèles de compétition. Contrairement à ce que l’on pourrait passer, ces émissions sont souvent regardées en familles. Elles permettent aux parents de voir ce que les jeunes vivent, d’une certaine façon, afin de mieux les comprendre. Cette émission aurait ainsi, aux yeux des auteurs, eu pour habilité de donner une place aux parents présents-absents, qui jouent souvent le rôle de soutien identitaire. L’émission « couronne ‘l’intime’ dans la consommation de masse tout en autorisant une certaine décontraction des rapports entre parents et enfants » (p. 165). A l’inverse, les parents des jeunes de la Star Academy ont une vision plus individualisée de l’émission centrée autour de la réussite de leurs enfants. Alors que dans le Loft, l’individu existe davantage par lui-même, dans la star Academy, il est le dépositaire d’ambitions du groupe domestique. Le premier modèle est basé sur l’autorégulation, le second, sur l’imposition de normes. Ces deux émissions ont un rapport différent au temps, le temps long de l’apprentissage pour la Star Academy, le temps court de l’expression de soi, dans les interactions, pour le Loft. Ce modèle est adapté à l’incertitude de l’avenir pour cette fraction de la jeunesse. III. Les enquêtes quantitatives sur les comportements médiatiques des jeunes. Depuis la fin des années 1990, plusieurs enquêtes statistiques à grande échelle ont été réalisées sur les pratiques de consommation médiatiques des « jeunes ». L’une des plus citées par les chercheurs ayant travaillé récemment sur les « jeunes et les médias » est le dossier publié dans la revue Réseaux, en 1999, intitulé « Les jeunes et l’écran ». « Les jeunes et l’écran », Réseaux n°92-93, 1999. Le dossier repose sur les résultats d’une enquête empirique menée dans le cadre d’un programme pluridisciplinaire européen, dirigé par Sonia Livingstone, visant à combler le déficit d’étude sur cette tranche d’âge « à quelques notables exceptions près issues du courant des cultural studies »45. L’objectif était de comprendre en quoi les différences de structures sociales (culturelles, économiques 45 D. Buckingham, 1996 ; Livingston, 1998 ; Seiter, 1993. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 23 et politiques…) entre pays européens, et au sein de chacun d’eux, interviennent dans l’utilisation des médias par les enfants et les adolescents. Assiste-t-on à un bouleversement des pratiques médiatiques avec l’arrivée dans les foyers de nouvelles formes d’écran (télévision par satellite, ordinateur, consoles de jeux) ? se demandent les auteurs du dossier. Car les jeunes de moins de vingt ans constituent « la seule génération née avec la télévision qui ait également connu en temps réel tous les bouleversements de l’audiovisuel et vécu dans son enfance l’arrivée au foyer de l’informatique, et, plus généralement, des technologies de l’information et de la communication » (p. 11). Josiane Jouet, Dominique Pasquier, « Les jeunes et la culture de l’écran. Enquête nationale auprès des 6-17 ans », Réseaux n°9293, 1999, p. 27-102. Objectif de la recherche L’un des enjeux de l’enquête française était d’analyser l’influence des évolutions médiatiques sur la manière dont les jeunes gèrent leur environnement familial, amical, ou scolaire…46 46 A côté de l’enquête qualitative, plusieurs terrains qualitatifs ont été réalisés : une enquête sur les usages de l’écran en milieu rural, réalisé en 1996 par Dominique Pasquier avec des interviews de 52 enfants, pris en groupes de trous ou quatre et des interviews séparés auprès de 12 parents. Une enquête sur les représentations associées aux différents médias a été réalisée par Maguy Chailley dans quatre classes de différentes localités de banlieue parisienne auprès d’élèves de 8 à 12 ans. Une enquête de Dominique Mehl a été réalisée en 1997 sur des collégiens et lycéens scolarisés à Paris ou en banlieue parisienne sur la base de débats organisés dans les classes sur les pratiques médiatiques. Une enquête réalisée par des étudiants auprès de 20 adolescents, de 1’ à 17 ans, sous la direction de Josiane Joüet. Principaux résultats L’enquête confirme ainsi les résultats d’autres enquêtes quantitatives conduites auprès d’adultes (p. 94). L’usage est fortement corrélé aux trois variables sociodémographiques classiques : la classe sociale, l’âge et le sexe. La variable la plus discriminante est l’âge, pour les auteurs, car « le passage de l’enfance à la préadolescence puis à l’adolescence s’accompagne progressivement d’une évolution des goûts, des activités et des rythmes de vie qui se traduit par des transformations de la consommation des médias » (p. 94). La classe sociale marque de profonds écarts entre les jeunes issus de familles favorisées qui bénéficient d’un triple accès aux livres, à l’audiovisuel et à l’informatique, et les jeunes des familles défavorisées essentiellement immergés dans une culture audiovisuelle. Le sexe est également un opérateur de distinction important dans les modes d’usage des médias. Tous les jeunes privilégient la télévision qui apparaît comme un « facteur d’homogénéisation culturelle » (p. 94). On observe le même taux de pratique globale pour la radio, l’écoute de la musique et les jeux vidéo, dans toutes les catégories sociales, même si les modalités de consommation diffèrent. Ces médias, parce qu’ils possèdent un attrait identique pour les jeunes participent à l’élaboration de références communes. Si les médias occupent une place considérable dans les loisirs des jeunes, elle n’est pas nécessairement centrale. Parmi les distractions préférées, les jeunes citent pour 12% l’écoute de la musique, 9% la télévision ou les jeux vidéos, le jeu ou les sorties entre amis sont plébiscités par 21 % des enquêtés. L’attrait pour la communication en face à face et les activités de groupes passe donc pour eux avant les médias. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 24 Le portrait du consommateur adolescent Cette enquête fait ressortir un trait de consommation médiatique propre aux adolescents. L’écoute de la musique tient une place décisive chez les 15/17 ans : 75 % ont une chaîne Hi-fi dans leur chambre, 80%, un walkman ou un lecteur CD portable, 90% de leur écoute radiophonique est consacrée à la musique. La musique est le sujet qui les intéresse le plus. Par ailleurs la sociabilité entre pairs prend une place très importante sous la forme de rencontres entre amis, sorties au cinéma, appels téléphoniques. Les adolescents regardent également plus longtemps la TV que les enfants et plus souvent le soir. La lecture de magazines vient en tête de leur pratique de lecture. Néanmoins, les associations entre classes d’âge et pratiques sont fortement corrélées à l’origine sociale qui opère en France, des clivages plus importants que dans la plupart des pays d’Europe, Les inégalités sociales devant les écrans et en particulier, devant la télévision Il n’y a pas de ségrégation sociale au niveau des équipements audiovisuels, par contre, l’équipement informatique décroît nettement avec l’origine sociale, alors que l’équipement en consoles et jeux vidéo est plus important dans les milieux défavorisés. La pratique de jeux vidéo, la consommation de radio, l’écoute musicale et même, la lecture de livres, sont socialement beaucoup plus homogènes (p. 35) (les auteurs soulignent néanmoins le biais possible dans la passation de questionnaires, à l’école, pouvant conduire des élèves à surestimer leur pratique). La pratique de l’ordinateur (42 % des enfants de milieux les plus favorisés l’utilisent au moins une fois par semaine contre 25% dans les milieux populaires), de la lecture et du téléphone croît avec l’origine sociale ; à l’inverse, les durées d’écoute de la télévision sont nettement plus importantes dans les familles défavorisées. On observe également d’importantes pratiques collectives autour de la télévision dans les familles populaires, et peu de médiation familiale autour de la TV, et des liens pères/fils autour d’ordinateurs dans les familles favorisées (p. 33). Le téléphone est également socialement marqué : son usage est beaucoup plus fréquent chez les enfants de familles favorisées que des familles populaires. La télévision est « très démocratique », les jeunes de tous les milieux sociaux l’utilisent, mais avec des différences dans le volume d’écoute : la consommation moyenne quotidienne déclarée par les enfants de milieu très favorisé est de 72 minutes par jour contre 102 minutes pour ceux de milieux défavorisés. Cet écart est particulièrement fort pendant le week-end (40 % des enfants de milieu défavorisé disent regarder la TV plus de trois heures par jour contre 26 % en milieu très favorisé). Dans la hiérarchie des préférences visuelles, les enfants des catégories les plus favorisées se distinguent. Ils sont proportionnellement moins nombreux à mettre la fiction en tête de leurs préférences, ils témoignent de goûts plus éclectiques et accordent une place importante aux magazines d’information ou culturels. C’est au niveau de l’intégration des médias dans la sociabilité familiale que les différences sociales sont les plus intéressantes. Dans les milieux populaire, l’écoute de la TV est collective (71% des enfants disent regarder la télévision en famille contre 55% des milieux les plus favorisés). De même, 45% des enfants de milieux populaires déclarent regarder leur émission préférée avec leur mère contre 34% dans les milieux favorisés, ce chiffre augmente dans les familles où la mère est ouvrière (49%). La télévision alimente les conversations avec la mère chez 54% des enfants de milieux défavorisés contre 45% de ceux de milieux favorisés. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 25 Ce qui distingue un foyer de cadre supérieur d’un foyer d’ouvrier, c’est surtout le statut différent accordé au média. Chez les premiers, la télévision est allumée pour regarder des programmes précis à des heures précises. Sa place dans la vie familiale est limitée et coexiste avec d’autres activités : lecture, musique, sorties, présence d’invités. Chez les seconds, la télévision est allumée presque tout le tempe (60% des enfants disent que la télévision est allumée quand ils rentrent de l’école contre 32% des enfants de milieux favorisés), même si souvent, on la regarde distraitement en même temps que les repas, le travail scolaire, les tâches ménagères. Comme disait Olivier Schwartz, c’est la « grande divinité du foyer » (1990). (En ce qui concerne la pratique des ordinateurs, on se reportera aux pages 3942). Des pratiques médiatiques « genrées » La variable « genre » apparaît également comme un important facteur de discrimination. « Alors que dans les trente dernières années, la télévision avait joué un rôle unificateur entre les sexes, l’usage des écrans digitaux accuse des écarts importants, entre les garçons et les filles » (p. 42-43). Aussi, le téléphone apparaît comme une pratique féminine (les femmes téléphonent deux fois plus que les hommes). L’appropriation du téléphone se manifeste surtout à l’adolescence (p. 43). La moitié des filles de l’enquête téléphonent tous les jours ou plusieurs fois par semaine contre 39 % des garçons, elles privilégient les amis à la famille et « bavardent », souvent depuis leur chambre. Le téléphone est cependant également invoqué par les garçons « comme le lien incontournable du groupe des pairs » permettant de perpétuer les contacts parfois entravés par les orientations scolaires (p. 44). « Le contact téléphonique s’avère primordial à cet âge charnière de la vie où le groupe d’amis aide à la prise de distance vis-à-vis de la famille et favorise la constitution de l’identité sociale ». Les filles écoutent également davantage de musique et lisent plus de livres que les garçons (la moitié déclare lire un livre tous les jours ou plusieurs fois par semaine contre 37% des garçons). Elles lisent plus de magazines (50% de forte lectrices contre 47% de forts lecteurs. La pratique de la lecture paraît davantage comme un marqueur féminin comme l’indique l’enquête sur les pratiques culturelles des français (1997) qui montre que les femmes sont plus nombreuses à lire que les hommes. Concernant la pratique télévisuelle, les filles et les garçons ont une similarité de fréquence et d’intensité d’écoute mais se distinguent par le type d’émissions : fiction et variétés pour les filles, émissions plus diversifiées et sport pour les garçons. La télévision demeure un « facteur de rapprochement entre les sexes » (p. 45) (contrairement à l’arrivée de nouvelles technologies qui semble creuser l’écart). L’équipement des filles en digitale (jeux vidéo – 47% en possèdent contre 66% de garçons –; lecteurs de CD rom ou modem) et en écrans (y compris pour la télévision) est moins important que pour les garçons, mais elles ont plus de livres et de chaînes Hi Fi. A l’inverse, la culture des jeux vidéo est masculine, ils en consomment plus et plus longtemps. Ils y consacrent une importante partie de leur budget. Ce loisir est associé à d’autres pratiques comme lecture fréquente de magazines spécialisés, et sociales. Ils y retrouvent le plaisir de la compétition et de la rivalité, développé au cours de leur éducation. Cet engouement est surtout prononcé au moment de la préadolescence, « période de conflits intérieurs et de mise à distance de la mère, où se joue la construction de l’identité sexuée » (p. 48). Les garçons utilisent également davantage l’ordinateur que les filles et plus longuement. Ils sont plus encouragés à prendre des initiatives (programmer, recourir aux CR Rom ou Internet pour rechercher des renseignements) que les filles, comportements qui sont encouragés au cours de leur socialisation. La bande dessinée est également une pratique genrée : 46% des garçons disent lire une BD plusieurs fois INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 26 par semaine contre un quart des filles (cf. Mégret, 1995). Le fait d’être socialement encouragés pour l’actualité et les affaires publics explique qu’ils soient plus lecteurs de journaux et écoutent plus d’émissions à la radio. Pratiques collectives et rapports sociaux de sexe Dans l’enquête, la cellule familiale apparaît clairement comme un lieu fortement marqué par les rapports sociaux de sexe, qui se construisent et qui se jouent, autour des pratiques médiatiques. Les frères sont pour les garçons les partenaires favoris de leurs divertissements avec les médias et les pères jouent également un rôle important. Des complicités similaires s’élaborent entre filles, sœurs, mères. Les médias apparaissent « comme des espaces parmi d’autres où se nouent les relations mères-filles et où se joue l’acculturation du genre féminin » (p. 52). « La différenciation d’appropriation se ressource dans le processus d’acculturation à la formation de l’identité sexuée » (p. 53). Néanmoins, les pôles masculins et féminins ne sont ni homogènes, ni étanches. Le rôle des médias dans les dynamiques familiales Ils alimentent les discussions avec les parents, surtout avec la mère. Ils occasionnent aussi des conflits et son l’objet d’arbitrages qui sont révélateurs des tentatives d’autorité des parents sur les enfants et des désirs d’émancipation des enfants, vis-à-vis notamment des autres membres de la fratrie (p. 62). Le contrôle des médias dans la sphère domestique est surtout assuré par la mère et porte surtout sur le téléphone et la télévision. Les médias sont l’objet d’interactions dans la sphère domestique puisque 80% des 16/17 ans disent avoir des discussions avec leurs parents sur les médias traditionnels (les médias « nouveaux » suscitant moins d’échanges). La télévision vient très largement en tête des sujets sauf dans les milieux très favorisés où les conversations sur les livres, avec la mère, devancent (p. 63). En général, les garçons sont plus contrôlés que les filles sauf pour le téléphone. Le contrôle parental décroît avec l’âge et reste très marqué pour la télévision conformément aux inquiétudes des parents sur les effets de la télévision. Le contrôle de la télévision est plus important dans les familles très favorisés que dans les milieux populaires. La première forme de contrôle parental porte sur les contenus (p. 65). La deuxième forme de contrôle parental, exercée par le père, porte sur le lieu d’utilisation des médias au sein du foyer. Ainsi, selon qu’il se trouve dans le salon, la chambre des parents ou de l’un des enfants autorise ou interdit certaines pratiques. La troisième dimension est liée au temps, davantage exercé par la mère, et en particulier, au temps d’utilisation. Pour les adolescents, les conflits peuvent être un moyen de se créer un jardin secret, des zones interdites aux parents et du coup fortement investies dans la sociabilité avec les pairs » (p. 69). Braver les interdits peu aussi être une manière de mesurer l’autonomie et l’indépendance au sein de la famille. Cette conquête passe, en général par l’obtention des mêmes droits et des mêmes équipements que leurs aînés (p. 69). L’enjeu autour du contrôle médiatique est de marquer son territoire au sein de la famille. Perception de l’environnement47 et type de pratiques médiatiques Les jugements que les enfants portent sur leur environnement varient selon le sexe, l’âge ou l’origine sociale. Ainsi, les adolescents sont les plus nombreux à penser qu’il n’y a pas assez de choses à faire là où ils vivent, en grandissant, ils apprécient également de moins en 47 L’enquête s’est attachée à mesurer comment les jeunes percevaient les environnements – vie familiale, vis scolaire, vie de quartier, et si ces perceptions variaient en fonction de profils de consommation particuliers. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 27 moins l’école. Mais ces jugements sont aussi liés aux pratiques médiatiques. Ainsi, les utilisateurs très intensifs en termes de durée de télévision, d’ordinateur ou de consoles, de jeux vidéo sont proportionnellement plus nombreux à déclarer s’ennuyer à l’école, à s’entendre moins bien avec leurs parents et à trouver qu’il n’y a pas assez de choses à faire là où ils vivent. Mais, ils ont une bonne perception d’eux-mêmes comme les gros consommateurs de télévision et contrairement aux gros lecteurs de livres. Les lecteurs de livres développement le profil inverse (p. 70). La mise en relation des perceptions de l’environnement et des pratiques médiatiques permettent de dégager trois sphères : 1) - la sphère de la lecture : associée à des jugements positifs envers l’école, elle correspond aussi à une vie familiale organisée autour d’activités autres que télévisées et à un contrôle plus strict des sorties. A l’inverse du livre, la lecture du magazine augmente avec l’opposition aux parents et à l’école et eu sentiment de ne pas avoir assez de choses à faire là où on vit (p. 71). 2) - La sphère télévisuelle se situe à l’opposé de ce schéma. La hausse d’une durée d’écoute est lié à un fort rejet de l’école et à une moins bonne entente avec les parents. Cela est plus marqué pour les gros consommateurs en semaine qu’en week-end. 3) L’ordinateur et les consoles de jeux constituent un troisième cas de figure. C’est le fait de pratiquer longtemps un média qui est significatif de l’opposition avec le monde scolaire, les parents et l’environnement géographique. Cependant, il est impossible de généraliser à partir de ces observations si la pratique « des médias d’écrans s’inscrit dans un contexte de rejet de l’environnement » familial, scolaire, culturel (p. 72). Seule une petite minorité d’utilisateurs intensifs des médias vit les médias et leur environnement comme deux univers opposés, en particulier, en ce qui concerne l’école. En revanche, l’écran, contrairement aux idées reçues, n’isole pas des autres. Il s’inscrit dans une sociabilité très intense et est un facteur d’insertion dans la société des pars. Les gros consommateurs de télévision en semaine, de jeu vidéo et/ou dans une moindre mesure d’ordinateur ont une sociabilité de groupe plus importante que la moyenne des enfants interrogés et surtout des gros lecteurs de livres mais ils passent moins de temps libre en famille ou seuls (p. 73). Une complémentarité des médias qui évolue avec l’âge La diversification des médias apparaît ainsi comme une des résultats majeurs de l’enquête. C’est davantage en termes de durée d’utilisation et non en termes de fréquence qu’il faut penser les relations entre les médias. Les enfants ne délaissent pas la lecture au profit de la télévision, des consoles de jeux et de l’ordinateur. La complémentarité des médias évolue avec l’âge. A l’adolescence, la télévision, l’ordinateur, les magazines et le téléphone sont utilisés alors que la complémentarité des médias s’articule autour de la télévision, des jeux vidéo et des livres, pour les enfants. La pratique des jeux vidéo n’est pas antinomique de la lecture des livres (47%), de magazines, ou de BD (47%) (p. 78-79). Ceux qui se servent de l’ordinateur pour l’écriture, le dessin ou la recherche d’information sur CD Rom sont de gros lecteurs de livres (51%) et de magazines (60%). Rappelons que l’équipement en ordinateur et CD rom est plus important chez les détenteurs de capital culturel. Le degré de complémentarité varie en fonction de la durée de la pratique. Seule une minorité de jeunes sont des « accros » de ces écrans : 22% des utilisateurs de consoles de jeux et 27% des praticiens d’ordinateurs consacrent deux heurs ou plus à ces loisirs quand ils s’y livrent (p. 84). S’agissant de la corrélation avec la télévision, les adeptes intensifs de jeux vidéo regardent davantage la TV que les consommateurs irréguliers. La lecture de livres est davantage affectée par l’intensité de la pratique télévisuelle que par le simple fait de regarder la télévision. Les gros consommateurs de télévision INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 28 lisent moins de livres que de magazines. La lecture des magazines caractérise surtout l’adolescence (Donnat, 1997). Sylvie Octobre, « Les 6-14 ans et les médias audiovisuels. Environnement médiatique et interactions familiales », Réseaux n°119, 2003, p. 95-12048. Cet article est tiré d’une recherche réalisée par le département des études et de la prospective du ministère de la Culture et de la communication sur les loisirs culturels des 6-14 ans (publiée par l’auteure sous le titre « Les loisirs culturels des 6-14 ans », Paris, La Documentation française, 2004). Son ambition était d’offrir une description complète et précise des loisirs culturels de cette population « ‘oubliée’ de l’approche statistique et scientifique » (p. 11)49 tout en mesurant l’importance relative de l’influence familiale en regard des autres instances de socialisation (école, médias, groupe des pairs). L’enquête statistique réalisée par la DEP sur laquelle s’appuie ce travail, visait à combler l’absence de connaissance des pratiques culturelles des enfants et adolescents. Plusieurs questions sont ainsi traitées : quels sont les âges charnières de l’évolution des pratiques et des consommations culturelles et quelles significations les 6-14 ans attribuent-ils à leurs pratiques à ces différences d’âges ? 48 Sylvie Octobre est responsable du département des études et de la prospective du ministère de la Culture et de la Communication. 49 Hormis l’étude de Patureau Frédéric, Les pratiques culturelles des jeunes : les 15-24 ans à partir des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, Paris, DEP, Ministère de la Culture/ La documentation française, 1988. Dans les années 1990, la DEP a cependant mené deux études, l’une sur les sorties culturelles des 12-25 ans, l’autre sur le rapport des 10-14 ans au cinéma. D’autres enquêtes ont été menées sur les rapports des collégiens avec la lecture, au moment où l’Etat s’est inquiété de la baisse de cette activité. Des études ont fourni des éléments supplémentaires sur les modes de vie et les loisirs des 8-19 ans Quel est le poids du genre et comment se combinent-ils avec les ruptures d’âge ? Comment ces facteurs jouent-ils selon le milieu social ? Quelles influences peuvent avoir les principales instances de socialisation – la famille, l’école, le groupe des pairs – sur la définition des pratiques et consommations culturelles ? Les résultats concernant la télévision ont été publiés dans l’article paru dans Réseaux. L’auteur explique avoir choisi la catégorie d’âge, 6-14 ans, par le fait qu’ils partagent une expérience commune, celle de l’école. Les médias étudiés ici sont la télévision, la radio, l’écoute musicale, les jeux vidéo et l’ordinateur. L’auteur analyse les interactions familiales au sujet des médias, sous la forme d’un partage de la consommation et du contrôle de l’utilisation des médias. L’équipement de l’enfant comme support d’autonomie L’environnement médiatique des 6-14 se compose d’équipements lourds (télévision, matériel audio, ordinateur) et d’équipements consommables (disques, CD, cassettes, etc.). Le premier est souvent familial tandis que le second est propre. C’est sur ce second type d’équipement que se construit l’autonomie de l’enfant au sein du foyer. L’individualisation permise par l’écoute musicale et la radio, dans la chambre de l’adolescent, a déjà été soulignée. Le fait de posséder une chambre a soi fait augmenter de dix points la probabilité pour l’enfant de posséder un matériel audio (réveil, walkman, discman, etc.). Un équipement qui varie en fonction des « rapports de classe aux médias » L’équilibre entre équipement familial et équipement de l’enfant varie en fonction des rapports de classe aux médias. En matière de INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 29 télévision, les ouvriers privilégient pour leurs enfants « la libre disposition d’un instrument de loisirs » (p. 103). Les enfants d’ouvriers qualifiés sont les plus forts détenteurs de télévision personnelle (plus d’une tiers des enfants d’ouvriers en ont un). Chez les agriculteurs, les cadres et les professions intellectuelles supérieures et les professions libérales, la télévision est un objet familial, soit parce que la pratique est commune soit parce que les parents souhaitent avoir un contrôle ne serait-ce qu’en terme d’accès au poste. Cette absence de poste peut être contrebalancée par des cassettes vidéo et DVD. Les enfants d’artisans sont plus nombreux à posséder des cassettes vidéo que les enfants d’ouvriers, les jeux vidéo sont davantage utilisés par les enfants de chefs d’entreprise, de contremaître et agents de maîtrise. L’équipement en disques vinyles et cassettes audio pour les enfants de cadres témoigne d’un certain rapport de classe aux médias, ces supports pouvant être dans ce cas considérés comme un patrimoine éducatif et distractif. L’équipement est révélateur du statut du média dans la culture de classe et du statut de l’enfant. Les ménages les plus équipés sont les plus dotés en capital économique et culturel mais également ceux qui ont un usage professionnel ou para professionnel de l’ordinateur domestique. La télévision : premier objet d’interdit L’arbitrage entre les consommations médiatiques et d’autres activités met en évidence une hiérarchisation qui relève de la culture familiale ou du projet éducatif et de la position de l’enfant à leur égard. « La praxis familiale articule plusieurs registres d’action sur les médias : faire ensemble, inciter ou faire découvrir, interdire » (p.106). La télévision est le premier objet d’interdit (environ 80% interdisent certains programmes et/ou certains moment contre 26,5% pour la radio et 53% pour les jeux vidéo). La « carrière » des équipements Les équipements médiatiques augmentent avec l’âge, des plus coûteux (télévision, etc.) aux consommables. L’équipement est massif et précoce, en CM1, commence une autonomisation et une individuation des équipements. Autour de la classe de cinquième, commence à se constituer une « culture de la chambre » où les médias tiennent une place importante. Il peut se soustraire à la surveillance des adultes tout en vivant avec eux. En 3e, l’acquisition par le jeune du statut de consommateur semble indiscutable. L’équipement privatif a augmenté, les interdits parentaux baissent en matière de consommation médiatique et, pour la télévision : de 12,5 et 14 points en matière de moment dans la journée et de choix des programmes. Utilisation des médias et interactions Les interactions qui découlent de cette carrière du jeune utilisateur de médias sont plurielles. Elles sont d’abord sexuées, les jeux vidéo sont des équipements masculins, la possession d’équipements audio et de consommables musicaux, féminins. Leur culture de la chambre est globalement plus développée que les garçons. Concernant les rôles parentaux, la prédominance du rôle maternel se vérifie quelque soit le média. Les pères sont moins présents dans les registres de l’interdit et de l’initiation que dans celui de la pratique commune. Le genre des pratiques s’accentue avec d’un côté, la musique, et dans une moindre mesure la télévision du côté des mères, les jeux vidéo et dans une moindre mesure, l’ordinateur, du côté des pères. C’est dans les interdits que les différences apparaissent le plus. Les interdictions musicales augmentent pour les garçons mais baissent pour les filles. SO lie cela aux modèles masculins musicaux opposés INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 30 à ceux des parents, une partie du marché s’étant positionné sur le segment des « bad boys ». Les interdits concernant les jeux vidéo peuvent aussi s’expliquer par les références guerrières. La classe sociale, le sexe et l’âge sont des marqueurs de l’accès au matériel et de leur appréhension des médias, de leurs valeurs et effets. Aussi la famille est-elle le lieu de construction de l’image des médias. catégorie « jeunes » renvoie plus particulièrement à la tranche d’âge des 4-14 ans. Une observation sur le comportement d’écoute de 740 téléspectateurs de 4 à 14 ans, pendant la semaine du 11 au 17 octobre 1993, a également été réalisée sur 740 jeunes répartis en dix groupes, selon l’importance de leur durée d’écoute. Principaux résultats Pierre Corset, « L’identité du jeune téléspectateur », Document de l’INJEP, supplément au n°13, Mars 1995. Ce document, établi à la demande de France Télévision et du Groupe de recherche sur la relation Enfants - Médias (GRREM), constitue un état des lieux de la réception télévisée des jeunes. L’auteur a affiné les données sur « qui regarde quoi et quand ? », en fonction des âges, du développement des enfants tout en resituant la « consommation télévisuelle » des jeunes téléspectateurs par rapport à celle de leurs parents, à leurs autres activités de loisirs et à leur rythme de vie. Cette étude vise à donner une base chiffrée à la discussion entre programmateurs d’émissions, décideurs politiques, chercheurs, membres de la société civile, « afin d’en finir avec la télévision bouc émissaire de tous les maux et resituer la responsabilité des uns et des autres », souligne les coordinatrices du GRREM, Elisabeth Auclaire et Sylvie Mansour50 (p. 8). Méthodologie Ce travail rassemble les résultats d’enquêtes quantitatives réalisées par plusieurs instituts de sondage : Médiamétrie, CSA, IPSOS. La 50 Elisabeth Auclaire est responsable de la Commission médias du Conseil français des associations pour les droits de l’enfant (Cofrade) ; Sylvie Mansour, psychologue, est chargée de mission au Centre international de l’enfance (CIE. L’étude commence par aborder la consommation de l’ensemble des jeunes téléspectateurs de 4 à 14 ans. Il apparaît que la télévision est la troisième activité des enfants en termes de budget - temps après le sommeil et l’école, et la première activité de loisirs : un enfant de cycle primaire y passe en moyenne 850 heures par an et un collégien, 960 heures, hors temps de transport et de repas. Cependant, les enfants regardent moins la télévision que les adultes : les moins de 15 ans luis consacrent environ 2 heures par jour contre un peu plus de 3 pour les adultes. L’une des raisons tient à leur exclusion des programmes du soir. C’est aussi cette raison qui explique que plus l’on grandit, plus la durée est élevée, puisqu’elle est associée au fait que l’on est désormais autorisés à regarder la télévision avec les adultes. Les enfants regardent la télévision le matin, le soir, entre 18h30 et 20h30. Le mercredi est le jour privilégié d’écoute pour tous les enfants, avec le samedi pour les 1114 ans. Autres résultats de l’enquête : les filles et les garçons ont des habitudes d’écoute très comparables. Les jeux vidéo et le sport concurrencent la télévision chez les garçons (surtout parmi les 8-12 ans) qui sont 73% à les pratiquer contre la moitié des filles. L’auteur établit par la suite les durées d’écoute par catégories de consommateurs. La surconsommation (4 heures et demie d’écoute quotidienne) concerne 10% des enfants. Le fait que l’on retrouve la même proportion chez les adultes peut s’interpréter comme le signe que l’écoute des enfants est tributaire de l’environnement familial. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 31 L’auteur distingue les petits consommateurs (moins d’une heure par jour), les consommateurs moyens (une à deux heures et demi), les gros consommateurs (plus de deux heures et demi). Si ces derniers représentent seulement 20% des enfants (contre 40% pour les premiers et 40% pour les seconds), ils réalisent près de la moitié du volume d’écoute enfantine. Reprenant la typologie de François Mariet (cf. infra), l’auteur montre que la télévision est un loisir qui se pratique simultanément à d’autres activités. Aussi les durées d’écoute n’ont-elle pas grande signification pour comprendre ce que les jeunes acquièrent de cette pratique de consommation. Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteur s’intéresse à l’offre de programme. Les émissions pour la jeunesse ont depuis 1983 progressé de façon plus importante que les autres programmes, (passant de 535 heures en 1983 à 3326 heures en 1989, 4357 heures en 1991, 3600 heures en 1993). Cette augmentation est due à la création de la Cinq, en 1989 et à l’ouverture de tranches matinales sur France 3. La multiplication des heures de diffusion de programmes a été possible pas l’achat massif de dessins animés étrangers (ils occupaient en 1991 quatre fois plus de temps d’antenne que les jeux, reportages, débats, animation de plateaux). En 1993, TF1 proposait 43% de l’offre de programme Jeunesse, constitués pour une part importante, par des dessins animés. L’unité Jeunesse des programmes de France Télévision se divise entre France 2 et France 3. Canal+ programme en clair des dessins animés « de qualité », M6 n’a pas de service Jeunesse mais diffuse des émissions à l’attention des publics jeunes. L’étude de l’audience de ces programmes indique que les émissions jeunesses de TF1 attirent un enfant sur deux quelque soit son âge. Elle montre aussi que les 11-14 ans sont plus attirés par France 2 et les 4-10 ans, par France 3. De même, les émissions matinales sont davantage regardées par les 4-10 ans que par les 11-14 ans (p. 41). Mais, les jeunes ne limitent pas leur consommation aux programmes Jeunesse : 75% du temps passé devant le téléviseur est consacré à regarder des programmes tout public. Les fictions représentent 40% de ces programmes (ce qui ajouté aux dessins animés et séries des programmes jeunesse culmine à 56%). En moyenne, 14,1% des 11-14 ans suivent le JT de 20 heures de TF1 et France 2, regardés en famille. Les meilleures audiences sont fournies par les films et les séries. Conclusion Les 6-14 ans passent moins de temps à regarder la télévision que les adultes. Il existe une importante différence entre les gros, les moyens et les petits consommateurs que masque la durée d’écoute globale n’indiquant qu’une moyenne. Les jeunes téléspectateurs sont actifs dans la mesure où ils zappent d’une chaîne à l’autre pour trouver la séquence qui leur plait. L’auteur conclut que les jeunes téléspectateurs deviendront plus actifs encore avec la multiplication des chaînes et prédit que la consommation télévisée est vouée à évoluer compte tenu de l’arrivée des nouveaux médias. IV. Les monographies sur des médias autres que télévisés L’intérêt pour les modes de consommation médiatique des jeunes a donné lieu à plusieurs monographies réalisées sur un support particulier (radio, magazine…). Les deux recherches qui suivent sur des pratiques autres que télévisuelles, sont exemplaires de ce courant. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 32 Hervé Glevarec, Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents, Paris : Armand Colin/INA, (collection « médiacultures »), 2005. L’ouvrage d’Hervé Glévarec est l’un des rares études de réception réalisées sur les adolescents qui s’appuie sur un dispositif d’enquête Problématique Depuis plus de 20 ans, les radios musicales se sont imposées comme essentielles dans l’univers culturel et social des jeunes. Selon l’auteur, ces radios sont non seulement « des vecteurs de la musique auprès des jeunes, mais aussi des supports d’identité et, plus profondément encore, des espaces essentiels au moment adolescent » (p. 11). Les médias ne se résument par à un univers déstructuré qui n’obéit à aucun projet « en dehors de la concurrence pour la captation des marchés et des publics », comme l’a souligné François Dubet (2002, p. 55). Les radios construisent en effet un « programme communicationnel », elles contribuent à l’élaboration d’une légitimité concurrente de celle de l’univers scolaire (Donnat, 1994), et sont « prescriptives et concurrentes par rapport aux agents de socialisation que sont principalement l’école et la famille » (p. 12). Les radios jeunes situées au croisement des médias, de l’adolescence et de la musique, sont au cœur d’une articulation historique entre musique populaire et adolescence. Les radios musicales des adolescents diffusent des musiques dites populaires (rock, rap, dance, groove, r&b, techno, etc.). Ces musiques expriment des styles qui sont « des cultures de la différenciation et du goût ». A travers la confrontation des auditeurs aux contenus, ce média apparaît comme un nouvel espace de socialisation. Les « libres antennes » sont des émissions quotidiennes interactives entre les animateurs et les auditeurs qui les appellent et représentent pour les adolescents « des lieux d’expression ouverts, transgressifs souvent, mais de conseils ». La télévision n’offre rien de tel parce que « sa place publique et ‘politique’ l’en empêche » (ibidem). Ces émissions offrent un espace d’expression que l’école et la famille ne permettent pas. Méthodologie L’enquête menée entre 2000 et 2001 a porté sur une cinquantaine d’entretiens réalisés avec des jeunes de 15 à 16 ans d’une ville populaire (Lille) et d’une « ville de cadres » (Toulouse). Quelques entretiens ont été menés en parallèle sur es 12, 13 ans. Pour les rencontrer, Hervé Glevarec s’est d’abord tourné vers les centres sociaux et socioculturels, les centres d’information jeunesse, les maisons de jeunes, les aumôneries, les groupements scouts. Cette voie s’étant avérée peu fructueuse, il a enquêté dans les collèges et lycées, en choisissant des lycées socialement sélectifs (publics ou privés). Le poids du cadre scolaire n’est pas sans poser des bais dans l’entretien (p. 65), qui inhibe notamment certains jeunes issus de milieux populaires. L’auteur âgé d’une trentaine d’années au moment de l’enquête a demandé aux adolescents de lui montrer leur chambre qu’il a filmée avec un caméscope. Des observations et entretiens ont été réalisés, en complément, avec les animateurs de radios jeunes locales afin de saisir les intentions de producteurs. L’auteur part du point de vue des jeunes sur la radio. La « culture de la chambre » et l’importance de la sociabilité chez les adolescents INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 33 La consommation médiatique des adolescents se caractérise par une individualisation des pratiques, une « culture de la chambre » (Livingstone, 2002). Dans cet espace, ils peuvent exprimer leur identité, exercer un contrôle personnel, avoir des relations à distance avec leur famille et leurs amis. Paradoxalement, plus cet espace se privatise avec l’entrée des médias, plus il devient public. On sait que les pratiques médiatiques des jeunes varient selon l’âge, le sexe et le milieu social (Pasquier, 2003, Pasquier et Jouët, 1999). Sonia Livingstone dans son livre sur les jeunes et les médias, a suggéré de replacer l’usage des médias dans un « style de loisirs » (2002). Elle souligne l’inclinaison des adolescents vers la sociabilité amicale et le fait que leur mention des médias est associée à des situations d’ennui (2002, p. 79-80). Un « moment radiophonique adolescent » H. Glevarec situe l’émergence d’un « moment radiophonique adolescent » dans la première moitié des années 1960, lorsque Europe 1 et son émission Salut le copains devance RTL sur la tranche horaire de 17 h à 18 h30. Elle va devenir la radio des moins de 25 ans. Cette décennie est marquée par une interrogation des radios sur les jeunes et leur auditoire. Les responsables de l’ORTF perçoivent ce « moment de la jeunesse » comme étant articulé à un univers propre et à un univers des adultes considéré sous l’angle des jeunes (p. 26). Glevarec définit le « moment radiophonique adolescent » par la part que le public touché, ses « variations concomitantes » avec des indicateurs de sociabilité juvénile et de retraite par rapport aux parents et à la télévision, sa thématisation autour des « problèmes des jeunes », et ses caractères « formels, transgressifs, flirtant avec la ligne jaune des règles de l’espace public ». « Tout cela, indique l’auteur, tend à faire de la radio un moment particulier et un rite de socialisation » (p. 27). L’idée que les médias remplissant des fonctions similaires peuvent se substituer entre eux (Himmelweit, 1958), ne joue pas pour la radio et la télévision. L’écoute de la radio, à la différence de la télévision, croît durant l’adolescent pour atteindre sont apogée vers 14-15 ans. Il existe un lien positif entre l’écoute de la radio et la sociabilité juvénile, mais négatif avec la proximité parentale. La « radio libre » : héritière du projet de libre expression publique des années 1970 Les programmes interactifs de « libre antenne » ont lieu chaque soit sur les trois plus grandes radios « jeunes » musicales : Skyrock, NRJ, Fun Radio et Le Mouv’, et sur des radios plus généralistes comme Europe 2, RMC. La première émission « libre antenne », Lonvin’Fun débute en octobre 1992. La place de la radio chez les adolescents n’a pas d’équivalent en Angleterre, par exemple. Ce qui caractérise ces émissions, c’est la liberté de ton, leur « crudité » centrées sur des « thématiques jeunes » où les questions sexuelles et relationnelles sont centrales (p. 29). Les témoignages sont ceux de gens ordinaires, ce qui les différencie des talk show étudiés par D. Mehl (1994). Ces émissions qui sont surtout diffusées sur des radios privées apparaissent aux yeux de Glévarec, un peu comme les héritières du projet de libre expression publique porté dans les 1970. Elles portent le flanc à différentes accusations. La radio, support de l’autonomisation des jeunes La radio constitue le support de l’autonomisation des jeunes. C’est un objet domestique ordinaire qui, contrairement à la télévision, induit une certaine liberté de mouvement. La radio accompagne la vie quotidienne dont elle fait parfois office de régulateur. « C’est la récurrence de moments connus et précis – tel journal, telle INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 34 chronique, telle interview, tel horoscope – qui constitue l’espace familier et en même temps social de la relation à la radio » (p. 75). C’est davantage la contextualisation de l’écoute que sa régularité qui caractérise la pratique des jeunes rencontrés. Elle accompagne les actes de la vie quotidienne car elle se transporte d’une pièce à l’autre et permet de ce fait aussi de se construire un espace à soi. L’écoute individuelle de la radio domine son écoute collective, ce qui tend à toucher, du fait de l’équipement des ménages en plusieurs postes, la pratique télévisuelle (Donnat et Larmet, 2003). La radio est davantage présente dans les espaces privés : chambre, salle de bain, cuisine. Les adolescents ont souvent un ou plusieurs postes dans leur chambre, en plus de baladeurs, etc. Cette autonomisation se caractérise par le passage d’une écoute antérieure des programmes généralistes vers les programmes musicaux. Il est possible de retracer des trajectoires radiophoniques, vers 15-16 ans, c'est-à-dire, dès l’instant où une réflexivité et une distance sont prises. La réception des « libres antennes » prend place dans une trajectoire radiophonique. Elles perdent leur intérêt à mesure qu’ils s’éloignent du « moment adolescent » (Galland, 1997, 2000, p. 25-33). La façon dont on en vient à écouter telle radio dépend de la position dans la fratrie et des sollicitations des amis (p. 116-117). Les radios jeunes servent en effet de support de sociabilité. La radio fournit des sujets de discussion, transmet des expressions. L’autonomisation de l’coute adolescente porte sur les stations écoutées et sur les conditions de l’écoute. « Ce qui est en jeu, c’est le processus de différenciation des espaces individuels, particulièrement à l’orée de l’adolescence » (entre 10 et 12 ans) (p. 120). A cet âge, les enfants commencent à se lever à des heures différentes que leurs parents. Hervé Glevarec souligne que « le pouvoir d’identification individuelle et de segmentation des groupes par les radios auprès des adolescents est bien plus fort que dans le cas des chaînes de télévision » (p. 125). Les radios induisent un positionnement tranché, comme s’il y avait un genre de personnes pour chaque radio. Le style constitue un point d’appui, il insiste sur les goûts et les préférences. Dick Hebdige a montré que le style était une « communication intentionnelle » qui vise à être vu et lu, c’est aussi un bricolage, il porte une « révolte », il indique un rapport entre les valeurs, le style de vie d’un groupe. Enfin, le style est une « pratique signifiante », il manipule les signes, sous les traits d’une « politique de la forme » (Hebdige, 1988, p. 100-127). Le style exprime, pour les adolescents, une différenciation au sein d’une ranche d’âge et une différenciation sociale. Dans les quartiers populaires de Toulouse, par exemple, l’écoute de Skyrock apparaît comme aller se soi. La radio sert à se positionner, elle joue un rôle d’identification et d’intégration. Dominique Pasquier a montré que les enfants et adolescents des milieux populaires et moyens subissaient une contrainte à la conformité du groupe « horizontale » tandis que ceux des milieux plus favorisés subissaient une contrainte verticale plus forte (Pasquier, 2005). Ces derniers souffrent de ne pas participer à cette culture « populaire » et d’apparaître comme vieux (p. 131). L’origine sociale et le sexe constituent deux variables décisives du choix des radios et du rapport au monde qu’elles proposent. Skyrock et Chérie FM sont davantage écoutés par les jeunes des milieux populaires et de la classe moyenne que Fun Radio et Le Mouv’, choisis par des jeunes de milieux plus élevés. C’est auprès des enfants issus de familles populaires, et d’origine immigrés que les amateurs de rap, de raï et de r&b sont les plus nombreux. On trouve chez des enfants de cadres supérieures et professions intellectuelles aussi des amateurs de rap. Les amateurs de techno s’opposent souvent aux amateurs de rap. La question de l’authenticité est importante pour les adolescents que « le commercial » est supposé menacer. Stephan Frith a ainsi montré que les mêmes principes d’évaluation avaient cours dans la sphère de la culture légitime et au sein des milieux populaires. Les radios produisent des catégories et des styles que les adolescents reprennent INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 35 (p. 136). Pour les adolescents, c’est écouter ou rechercher un objet socialement inscrit (p. 139). La musique à la radio se caractérise par une inscription publique, par le fait d’être un objet collectif et public (p. 139). « Il s’agit de faire lien, de former une communauté juvénile », ce que P. Scannel a appelé « la sociabilité » des programmes de radio et de télévision (1996). Autrement dit, « choisir d’écouter une radio à tel moment, c’est choisir une expérience sociale qui va apporter ce qui est diffusé à un collectif, à une certaine légitimité, à un mélange paradoxal d’attente noncontrôlée de retour du déjà-connu et de nouveau » (p. 140). Par rapport à la télévision qui occupe une position institutionnelle, la radio est plus en retrait et offre ainsi une marge de liberté plus grande. Les « libres antennes » sont des « espaces de transgression des conventions civiles » (p. 146). L’auteur décrit les différents dispositifs (canulars, dédicaces, etc.) qui caractérisent les libres antennes. Un « espace public radiophonique » ? Hervé Glevarec se propose d’étudier les « libres antennes » comme des objets sociaux. Il s’agit de comprendre le type d’objet social que représentent « les textes » dans la vie des différents adolescents. L’auteur analyse la spécificité de cet objet. Il s’agit d’une émission du soir, organisée autour d’interaction entre auditeurs et animateurs autour de que les adolescents désignent comme « les problèmes des jeunes ». Elle se situe dans un entre-deux cadres : l’animateur appartient à la fois à un espace institutionnel et amical. Contrairement à l’idée que l’audience précède le message (Fiske, 1992), les radios libres étudiées font un travail de catégorisation sociale (telle que les « pyjamas » qui désigne les plus jeunes). L’animateur des radios jeunes est resté jeune dans sa tête, c’est un ami, quelqu’un de familier. Chacun est mis en scène dans un rôle social. Il s’agit de mettre en scène, une multiplication de points de vue et de créer un « type d’espace public dont c’est sans doute la plus grande force et le plus grand intérêts pour les auditeurs » (p. 203). Il s’agit davantage d’un espace commun. Cet espace public s’articule en effet avec l’espace intime. Skyrock fonctionne pour une jeunesse populaire comme « un espace d’apparition compatible avec leur expérience segmentée voire éclatée de la vie » (Dubet, 1987). Autrement dit, « l’espace radiophonique constitue un lieu possible unification d’une expérience, du moins de son expression » (p. 211). La décision d’appeler ou non la radio détermine l’existence de deux ensembles de jeunes. Cet espace public radiophonique est caractérisé par une contradiction dans la mesure où il sert autant l’appartenance sociale qu’il permet d’y échapper. Ces radios offrent un espace d’entre-soi qui ne relève ni de l’éducation ni de la pédagogie ou de la morale mais de la relation d’expérience. Le témoignage est une des voies que prend l’information sur les pratiques sexuelles, la consommation de drogue, les actes délictueux (p. 214). Ces émissions sont révélatrices d’un certain rapport des adolescents aux adultes. L’animateur représente ainsi un autrui généralisé que les adolescents apprennent plus ou à moins à intégrer. Hervé Glevarec définit ces émissions comme des espaces d’éducation sexuelle, l’intérêt est d’aborder ces questions à partir d’histoires vécues. L’auteur distingue quatre modes de lectures des émissions libre antennes du point de vue des adolescents : la radio comme espace commun, un espace défini par le groupe circonscrit de ceux qui s’y reconnaissent. La radio est aussi une institution, dans la mesure où elle est pourvoyeuse de règles. Les libres antennes constituent un tiers qui offre un espace alternatif aux parents et à l’école. La radio Skyrock assigne un sens à l’expérience de certains adolescents issus de l’immigration (p. 243). La radio est aussi une performance dans la mesure où elle repose sur un lien entre producteurs et récepteurs (p. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 36 246). La radio est un dispositif, dont la structure est reconnue par les auditeurs. Conclusion Les conclusions de Glevarec sont à l’opposé de celles de J. Meyrowitz (1985) qui a montré que la radio avait un faible pouvoir d’exposition des aspects cachés de la vie adulte contrairement à la télévision (1985). Les radios « jeunes », écrit-il, « manifestent pleinement à la fois l’autonomie historique d’un moment adolescent et peut-être une forme de réunification des dimensions de l’existence des jeunes » (p. 252). Cette expérience prend dans « une période moratoire », qui caractérise l’adolescence des jeunes des années 1990. Elle correspond à un moment d’identification/reproduction aux rôles parentaux de référence. Les radios « jeunes » jouent un rôle d’éducation, de socialisation et de publicisation auprès des adolescents. Ces émissions créent un espace public commun plutôt qu’un espace public adolescent. Eric Maigret, « ‘Strange grandit avec moi’. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de superhéros », Réseaux, n°70, 1995, p. 79-103 Problématique : La plupart des études sur les personnages de bandes dessinées, supers héros, apparus, à la fin des années 1930 aux Etats-Unis puis en France ont souligné le caractère fortement conservateur de ces lectures, en matière de définition des rôles sexuels et de production de stéréotypes. L’auteur remet en question la méthode utilisée par les auteurs de ces études qui n’ont pas pris en compte la réception de ces messages, leurs interprétations par les lecteurs. Méthodologie A travers des entretiens semi-directifs auprès d’une vingtaine de lecteurs de tout âge, et l’étude du courrier adressé aux revues de super-héros en France et aux Etats-Unis. Eric Maigret s’est plus particulièrement intéressé aux lecteurs réguliers qui souhaitent en étant publiés « d’entrer dans la construction des problématiques publiques » (p. 73). Il a travaillé sur un corpus de 2000 lettres envoyées aux revues françaises de super-héros, une partie du courrier des comics américains et des équivalents italiens, portugais, allemand et anglais. Principaux résultats Il ressort que le côtoiement de ces séries s’inscrit dans un processus d’apprentissage de l’identité masculine qui déborde la communauté des fans. La cible varie entre les pays. Lorsqu’il est rédigé par des enfants, le mode d’interrogation est référentiel et ludique, la compréhension des séries est clairement sexuée. Les enfants préfèrent certains attribues des héros en fonction de leur appartenance sexuelle. Pour les adolescents, les contenus changent. Dans les années 1960, en France comme aux Etats-Unis, le courrier se révèle être un espace de débats sur l’esthétique des séries et le lieu d’expression d’une émotion et de description des personnages. A partir de cette période, s’opère une transformation du contenu des séries marquée par des récits plus romanesques, accordant une plus grande place au quotidien, aux relations sociales, amoureuses. Spiderman cristallise ce tournant. L’insertion du héros dans son univers d’amis, ses traits psychologiques appelle des remarques plus longues que l’action. L’introduction d’événements liés à la mort de personnages secondaires entraîne un afflux de lettres émues. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 37 Néanmoins, l’univers présenté par ces BD demeure sexiste. De nombreux lecteurs mettent en garde contre le sentimentalisme de certains personnages. Les limites tracées à la féminisation ressortent particulièrement dans la réception du surfer d’argent (élancé et masculin, son corps, nu, est dépourvu d’organe sexuel et son visage, inexpressif). Le personnage remanié en une sorte de christ torturé déclenche l’hostilité des lecteurs, aux Etats-Unis, mais un succès important en France. L’introduction du romanesque dans un domaine réservé à l’adolescence masculine est un signe parmi d’autres de la diffusion d’une « culture psychologique. Elle accompagne la scolarisation massive des années 1960, le poids croissant des compétences culturelles, mais aussi l’autonomisation dans le choix du conjoint vis-à-vis des contraintes économiques. Une des limites de l’enquête, souligne l’auteur, c’est qu’elle repose essentiellement sur des jeunes de milieux urbains moyennement à très cultivés qui constitue le lectorat assidu de ces revues. Ils repoussent d’ailleurs souvent, avec l’âge, les aspects « populaires », « hyper-masculins » des séries. B – Les débats sous-jacents à la question de la réception des programmes télévisés par les jeunes Les études de réception des émissions télévisées sur les jeunes – en fait ici, surtout les enfants - sont fortement influencées par des questionnements qui ont cours dans le débat public. Beaucoup de recherches réalisées sur la réception des médias répondent en effet à une demande politique. Elisabeth Baton-Hervé51 a montré que l’un des freins des recherches sur les relations entre jeunes et médias 51 Elisabeth Baton-Hervé, op. cit.. tenait au caractère d’évidence d’une question en réalité mal posée. Si cette problématique a fait coulé beaucoup d’encre, elle ne s’est pas accompagnée d’avancées notables dans la connaissance sociale du fait étudiée. Aussi l’auteure s’interroge-t-elle sur les raisons qui poussent la communauté scientifique à poursuivre cette voie ?52. I- Le thème des effets des médias télévisés sur les comportements violents Hilde T. Himmelweit, A.N. Oppenheim, Pamela Vince, Television and the child. An empirical study of the effect of television on the young, London, New York, Toronto: Oxford University Press, 1958. L’enquête menée dans les années 1950 par l’équipe de Himmelweit en Grande Bretagne, constitue la première étude de grande envergure réalisée sur la télévision et les enfants, ce qui lui vaut, à côté de ses résultats, d’être très souvent citée par les chercheurs. Cette enquête s’est faite dans des conditions particulières. En 1954, le département de la recherche sur l’’audience de la BBC s’est tournée vers la fondation Nuffield pour sponsoriser une enquête sur l’impact de la télévision sur les enfants et les jeunes gens. Un enseignant en psychologie sociale, à la London School of Economics, Dr Himmelweit, un enseignant en psychologie, de la même école, Oppenheim, et une chercheuse en psychologie, Pamela Vince ont réalisé l’enquête qui a duré quatre ans. 52 Dans un travail ultérieur, cette auteure plaidera pour la capitalisation des résultats de la recherche, afin d’éviter tout piétinement, en même temps que la sensation d’un éternel recommencement. Elisabeth Baton-Hervé, « Les enfants téléspectateurs. Prégnance des représentations médiatiques et amnésie de la recherche », Réseaux, n°92-93, 199. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 38 Problématique L’objectif de départ était de comprendre les changements introduits par la télévision dans la vie des enfants. L’enquête s’est déroulée au moment où le thème des effets des médias sur les enfants était à son apogée. A cette époque, moins de la moitié de la population regardait la télévision, mais rien n’avait été écrit sur ce thème. L’objectif de ces chercheurs était de montrer « comment la télévision affectait différents types d’enfants dans différents aspects de leur vie, à différent moments et selon différents contextes de réception » (p. 2). Ayant distingué deux principaux effets - ceux qui dérivent du temps d’exposition et ceux qui relèvent du contenu des programmes télévisés -, les chercheurs ont étudié comment la TV bousculait l’emploi du temps des enfants et la façon dont les contenus télévisés affectaient leur vision du monde et de la société. Les effets sur la vie de famille et sur les réactions émotionnelles des enfants ont également été étudiés. Méthodologie Les auteurs ont choisit une méthode de type expérimentale. L’enquête principale a été menée dans quatre villes anglaises : Londres, Portsmouth, Sunderland, Bristol. Une enquête secondaire a été réalisée à Norwich. Le premier objectif était de faire apparaître les différences entre les téléspectateurs et les non téléspectateurs. Pour cela, les psychologues ont construits deux groupes, l’un composé de téléspectateurs (qui avaient un téléviseur à la maison) et un groupe sans, appelé « contrôle ». Le second objectif était d’étudier les variations dans ces différences dues à l’âge, le sexe, classe sociale et intelligence afin de dégager les groupes auprès desquels les effets de la télévision étaient les plus marqués. Le questionnaire issu de l’enquête principale a été distribué aux enfants de 11-12 ans et 13-14 ans. Les chercheurs se sont efforcés de comparer des individus du même sexe, milieu social, âge, intelligence. Constatant qu’à Londres, seulement un tiers des enfants ne regardaient pas la télévision, les chercheurs ont sélectionné des villes où la proportion de téléspectateurs et de non téléspectateurs était plus équilibrée. Une lettre a été envoyée à chaque directeur d’éducation des 18 endroits sélectionnés expliquant la démarche des enquêteurs. Un questionnaire a ensuite été diffusé à chaque bureau d’éducation qui se chargea de le distribuer aux écoles. Les auteurs retinrent trois villes : Bristol, Portsmouth, Sunderland. Une première étape a consisté à faire remplir aux élèves des écoles sélectionnées un journal pendant une semaine dans lequel ils enregistraient tout ce qu’ils faisaient entre la fin de l’école et le coucher. Six semaines après, les enfants devaient remplir un questionnaire et répondre à des tests. Pour cette partie, les chercheurs ont été assistés par une centaine d’agents recrutés et formés localement. Des observations d’enseignants sur le comportement et la personnalité de l’enfant ont complété ce dispositif. L’étude secondaire a été réalisée à Norwich. L’ouverture d’un nouvel émetteur de télévision, au moment de l’enquête, fournissait en effet les conditions d’une situation expérimentale. Toutes les écoles ont participé à l’enquête, soit 2,241 enfants. Les auteurs ont tenté de comparer des enfants ayant des caractéristiques semblables, dans les deux groupes, en privilégiant le fait d’être dans la même classe. Ces enfants devaient au préalable remplir un questionnaire concernant, l’âge, la fréquence d’exposition, la télévision, la possession d’un poste, l’avenir professionnel envisagé, la profession du père. Ils ont construit deux groupes d’âge (10-11 and, 13-14 ans), deux catégories sociales (working-class, middle class), trois niveaux d’intelligence pour les 10-11 ans (QI au-dessus de 115, entre 110 et 115, en-dessous de 100), en particulier… INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 39 Principaux résultats Les auteurs soulignent que les effets de la télévision ne sont pas aussi graves que l’opinion populaire les imagine. Si la télévision est une fenêtre sur le monde, elle en donne une vision qui n’est pas très différente de celle fournie par les livres, les BD, les films ou les programmes radiophoniques. Surtout, l’impact des programmes n’est pas plus fort sur les gros téléspectateurs que sur ceux qui la regardent moins (p. 39). Les auteurs expliquent être incapables de répondre à la question de savoir si la télévision est bonne ou pas pour les enfants. Au mieux, la télévision peut donner des informations, stimuler l’intérêt, améliorer les goûts et développer l’expérience de l’enfant, ce qui peut le rendre plus tolérant. Au pire, la télévision peut entraîner une diminution des connaissances, empêcher les enfants de faire d’autres activités, comme lire, et accentuer les stéréotypes et les jugements. La télévision peut effrayer ou ennuyer, surtout ceux qui sont émotionnellement fragiles ou ceux qui sont préoccupés par un problème (p. 41). Les principaux résultats sont résumés dans le chapitre 2 de l’ouvrage qui est divisé en deux sections : la première porte sur la quantité que les enfants regardent, la seconde s’intéresse aux réactions des enfants vis-à-vis de la télévision. Les résultats sont présentés comme des réponses à des questions que pourraient se poser des éducateurs, des parents ou des programmateurs. Ainsi, si les téléspectateurs dépensent plus de temps à regarder la télévision qu’à exercer d’autres activités de loisirs, la plupart sélectionnent les programmes. Autre résultat : le plus important facteur intervenant dans l’intérêt et le temps passé devant la télévision est « l’intelligence » : plus elle est élevée, moins les jeunes regardent la télévision. Néanmoins, pour tous et surtout pour les adolescents, les activités en extérieur prennent le pas sur la télévision. En revanche, le niveau social du foyer n’a pas d’impact réel sur la façon dont les enfants regardent la télévision, sauf pour les plus jeunes : les enfants des classes moyennes tendent à regarder moins souvent la télévision que ceux des classes ouvrières parce qu’ils se couchent plus tôt. Ce qui se révèle important, c’est le contrôle parental. Dans les foyers où la consommation des parents est plutôt sélective et modérée, les enfants regardent moins la télévision. A partir de 10 ans, la moitié des enfants regarde les programmes pour adultes diffusés en première partie de soirée. La préférence des enfants va à ces programmes, en particulier aux thrillers criminels, puis aux comédies, aux programmes de variété et aux séries familiales. L’attrait d’un enfant pour un programme donné est fonction de son sexe, de sa maturité émotionnelle et intellectuelle, et de ses propres besoins idiosyncratiques. Le sexe intervient davantage dans les préférences que les âges. Plus l’enfant a la possibilité de changer de chaîne, moins il regardera les programmes éducatifs. D’un point de vue émotionnel, la télévision produit des effets différents selon les enfants : elle remplit une fonction de réassurance à travers des formats familiers, de changement, d’excitation, de suspense et d’évasion tout en permettant aux enfants de s’identifier à des héros romantiques. Elle offre une proximité avec des personnalités qui apparaissent quotidiennement et sont perçus par les enfants un peu comme des amis. Après avoir exposé ce que la télévision propose aux enfants, les auteurs s’interrogent sur la vision et les valeurs que la télévision des adultes véhicule : il s’agit d’une vision de classe-moyenne supérieure et urbaine (le travail manuel, par exemple, n’est pas présenté comme étant intéressant). La télévision apprend ainsi que la confiance en soi est importante pour réussir et que la gentillesse n’est pas suffisante, que la vie est difficile surtout pour les femmes INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 40 pour qui les mariages sont souvent malheureux. La violence est également montrée comme étant une composante de la vie, y compris pour les bonnes gens. Les enfants ont ainsi accès à un aspect de la vie des adultes. Mais quels sont ces effets sur la perception que les enfants ont du monde ?, s’interrogent les auteurs. Il existe une petite influence de la télévision sur la façon dont ils conçoivent le travail, le succès et l’environnement social. Par exemple, les téléspectateurs se montrent « plus ambitieux » que ceux qui ne regardent pas la télévision et émettent « moins de préjugés sur les étrangers ». Mais, de manière générale, « les valeurs de la télévision peuvent produire un impact si elles sont présentées de façon dramatique et si elles touchent à des idées et des valeurs auxquelles l’enfant est déjà préparé ». Après s’être intéressés aux effets de la télévision sur les valeurs et perspectives, les auteurs se penchent sur les réactions de peur et d’anxiété. Qu’est-ce qui effrayent les enfants ? Quels types d’agressions perturbent le plus souvent les enfants ? La télévision ne se distingue pas du cinéma ou de la radio sur ce point. Les enfants aiment avoir un peu peur, mais ne pas être effrayés. A la question de savoir si les westerns, les séries criminelles et policières rendent les enfants agressifs, les auteurs répondent par la négative, sauf pour « ceux qui sont déjà perturbés émotionnellement ». Est-ce que la télévision améliore la connaissance des enfants ?, interrogent ensuite les auteurs de l’enquête qui montrent qu’elle ne fournit ni une aide, ni une entrave sauf pour les plus petits pour lesquels elles représentent un avantage. Comment la télévision affecte-t-elle le travail scolaire ? Les auteurs montrent que la télévision a peu d’impact sur la concentration des enfants à l’école, malgré les affirmations des enseignants. La télévision produit par contre des effets sur les loisirs. Un premier constat s’impose : les jeunes et les enfants « peu intelligents » attachent plus d’importance à la télévision que ceux qui sont « plus intelligents ». Les enfants regardent en général la télévision deux heures par jour ce qui empiète sur d’autres activités comme le cinéma, la radio ou encore la lecture. Mais là encore, des différences existent entre les enfants. Si la télévision peut sembler, à première vue, empiéter sur la lecture, en fait, cela n’est pas le cas sur le long terme. La télévision n’a pas non plus affecté les relations sociales en dehors de la famille, même si pousse les jeunes à dépenser moins de temps à ne rien faire, et à être plus structurés (p. 24). Quels sont les effets sur la vie de famille ?, enchaînent les auteurs de l’enquête. La télévision n’est pas forcément un facteur de cohésion familiale, sauf quand l’enfant est petit. Sa vision devient, en grandissant, plus silencieuse et personnelle ; à l’adolescence, le temps passé en famille peut être ressenti comme une contrainte. Quand aux conflits familiaux qui portent surtout sur l’heure du coucher, ils débordent la seule question de la télévision. En outre, beaucoup de parents apprécient la télévision qui, d’une certaine façon, exerce une fonction de surveillance sur les enfants. L’enquête s’attache ensuite à étudier la stimulation ou la passivité des enfants face à la télévision. Dans l’enquête d’opinion, un quart des enseignants croient que la télévision rend les enfants plus passifs. En fait, les activités en extérieures sont les plus prisées par les enfants, ce qui contredit cette supposition. Le fait de regarder la télévision a moins d’implication sur l’activité des enfants, que sur leur intérêt. Après avoir abordé les effets de la télévision sur le sommeil des enfants et sur leur vue — questions que se posent aussi fréquemment les parents, enseignants — les chercheurs se demandent qui sont les enfants qui développent une dépendance à l’égard de la télévision ? Parmi les facteurs d’intensité d’exposition à la télévision, le plus important est « l’intelligence », (ré)affirment-ils. Les élèves « lents » la regardent plus que les élèves « intelligents » ; parmi les plus jeunes la fréquence d’écoute de la télévision est surtout élevée pour INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 41 les enfants d’ouvriers (p. 29). Au passage, on voit l’association implicite faite par les chercheurs entre « intelligence » et classe sociale. Le fait d’avoir une personnalité fragile peut également jouer sur la surconsommation télévisée. « A l’intérieur d’un niveau d’intelligence, d’une classe sociale et d’un groupe d’âge donnés, le volume de consommation télévisée donne une indication sur le degré de satisfaction de sa vie : une grosse consommation est un symptôme d’insatisfaction ou d’accès à des équipements inadéquat » (p. 29). Pour conclure, les effets de la télévision sur les enfants varient en fonction de l’intelligence des enfants qui apparaît comme un facteur déterminant, tant au niveau de la quantité regardée que de l’intérêt pour la télévision. Deuxièmement, les effets varient en fonction de l’âge. A l’adolescence, par exemple, la télévision devient moins importante. Troisièmement, les effets varient en fonction du sexe. Les adolescentes sont plus sensibles à l’impact de la télévision, bien qu’elles ne la regardent pas plus que les garçons. Cela s’explique par le fait qu’elles sont plus intéressées aux jeux mettant en scène des problèmes concernant les relations humaines (p. 32), mais aussi parce que la télévision, par son incapacité à leur proposer des modèles de réassurance, tend à renforcer leur sentiment d’insécurité (sic). Ainsi, les personnages féminins suscitant la sympathie tendent à être souvent malheureux et dominés par les événements. Par contre, et contrairement à « l’opinion populaire », l’origine sociale a une influence presque nulle sur les réactions des enfants vis-à-vis de la télévision. Les auteurs soulignent que contrairement au cinéma, la classe sociale intervient peu dans la consommation télévisée ou radiophonique. « L’utilisation par les enfants de ces médias faciles d’accès dépend moins des conventions sociales et plus d’un choix personnel », soulignent-ils (p. 33). Les auteurs définissent l’origine sociale en termes de différences de profession exercée par les parents. Le groupe des enfants d’ouvriers comprend les enfants dont les pères exercent un travail manuel. Le groupe d’enfants de classes moyennes, compte tenu du fait qu’ils sont dans une école publique, comprend seulement une petite proportion d’enfants dont les pères exercent un travail professionnel ou occupent des postes d’exécution élevés. Enfin, un facteur important déterminant la quantité de temps passé devant l’écran réside dans la personnalité (c’est nous qui soulignons) de l’enfant. Ceux qui vivent dans un foyer heureux la regardent moins que ceux qui ont des difficultés à avoir des amis ou des problèmes familiaux. Les effets liés à l’introduction d’un nouveau média Concernant certains effets de la télévision, les auteurs ont dégagé un ensemble de principes permettant de prédire, par exemple, ce qui peut arriver quand un nouveau média s’implante dans une communauté comparable à la ville qu’ils ont étudiée. Premièrement, l’introduction d’un nouveau media entraîne une plus grande différentiation parmi ceux qui existent déjà. Deuxièmement, l’introduction d’un nouvel élément dans la structure existante requiert assimilation et intégration. Ces principes peuvent être regroupés en quatre catégories : ceux qui concernent la réorganisation des loisirs, ceux qui portent sur les effets induits par la télévision sur les perspectives et les valeurs des enfants, ceux liés aux généralisations à propos des goûts, ceux qui déterminent quel type d’incident provoque une peur ou une perturbation émotionnelle. Le premier principe renvoie à la réorganisation des loisirs induits par l’arrivée de la télévision. Seules certaines activités ont été affectées par le petit écran, comme la radio ou les bandes dessinées. Concernant le principe des effets de la télévision sur les valeurs, les auteurs montrent qu’ils sont surtout efficients si les valeurs sont INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 42 présentées d’un programme à l’autre, sous une forme dramatique et si elles coïncident avec les besoins et intérêts immédiats des enfants. De même agissent-elles plus facilement si le téléspectateur est peu critique vis-à-vis du média et s’il n’a pas, dans son environnement, un système de valeur qui lui permette de prendre des distances. Le troisième principe montre que le goût porté à un média est lié aux intérêts de l’enfant. En général, les enfants préfèrent les programmes adultes de sorte que ce sont ces derniers qui pourraient influer sur les goûts plus que ceux destinés aux enfants. Souvent, d’ailleurs, ce sont les programmes que les adultes jugent inintéressants pour eux que les enfants cherchent à revoir. La diversité des goûts est très présente comme l’illustre le fait que le programme le plus populaire était cité par un tiers des enfants seulement. S’agissant du quatrième principe, la peur et les troubles émotionnels peuvent tout aussi bien être déclenchés par les meurtres, les bagarres que par des séquences où le malheur affecte les relations entre adultes. Les effets des scènes violentes sont moins forts : lorsque la présentation est stylisée (comme dans les westerns), s’il s’agit de l’épisode d’une série (car l’enfant se familiarise avec les conventions), si le milieu où s’exerce la violence n’est pas familier à celui de l’enfant, si les personnages sont noirs et blancs (plus que gris), enfin, si l’enfant est assuré qu’il s’agit bien d’une fiction. En général, les enfants sont moins pris par les conséquences des crimes que par les éventuelles blessures affligées à celui ou celle auquel ils s’identifient. Une science au service de l’action : les préconisations des chercheurs La présence de deux chapitres dédiés aux implications et suggestions, témoigne du statut hybride de ce travail. Les chercheurs utilisent les résultats de la science pour proposer des solutions qui puissent être mises en œuvre, à la fois pour le public (les parents, les directeurs de clubs de jeunes, les enseignants) et pour les professionnels des médias. Cette recherche leur a ainsi permis de remettre en cause les conclusions sur les rapports entre enfants et télévision, le plus souvent basées sur des observations réalisées sur des petits groupes d’enfants. En fait, les enfants diffèrent trop et l’impact du média n’est pas assez important pour détruire ces différences (p. 43) Néanmoins, pour chaque effet ou pour chaque type d’enfant, un tableau peut être construit et des généralisations faites. Premièrement la division entre les programmes de divertissement du soir et ceux à destination des enfants n’est pas justifiée car les enfants regardent les deux. Il en va de même pour la séparation entre les programmes éducatifs et les programmes de divertissements : les enfants peuvent apprendre beaucoup plus des seconds, parce qu’ils ont une forte charge émotionnelle, que des premiers (p. 44). Aussi, la distinction devrait plutôt concerner les sujets traités. De même, c’est une erreur de penser que le contrôle de la télévision dépend du niveau social du foyer car il n’est pas plus important chez les ouvriers que les classes moyennes. Les chercheurs soulignent que le problème qui focalise l’opinion est mal posé. La nature des programmes regardés joue un rôle plus important que le temps passé à regarder la télévision. Les chercheurs suggèrent de s’intéresser plutôt à ce qui détermine l’abandon d’un intérêt ou d’une activité au profit de la télévision et aux programmes qui offrent une compensation. Autre élément : l’impact de la télévision dépend de l’offre de programmes proposant des contenus similaires aux enfants, d’où l’intérêt de réfléchir en termes d’équilibre de ces programmes (p. 44). Autrement dit, il importe de ne pas se focaliser uniquement sur les programmes violents mais de s’intéresser à l’ensemble des programmes qui présentent une vision de la vie à l’enfant, et en particulier, d’examiner les valeurs implicites contenues dans ces INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 43 scènes, séries et jeux. Quant à la question du rôle éducatif de la télévision, elle devrait être pensée en termes de pertes et profit. Les plus intelligents des enfants, qui souvent, lisent le plus, ne tirent pas profit de la télévision, contrairement aux mauvais élèves qui lisent rarement (p. 45). Les auteurs suggèrent aux parents de prêter attention aux conditions optiques de la réception télévisée (dans le jour plutôt que dans le noir). Ils leur conseillent de discuter avec eux des programmes, de les empêcher de regarder des scènes trop violentes ou des programmes pour adultes anxiogènes, enfin, ils les invitent à montrer l’exemple. La télévision, soulignent-ils, est rarement la cause de déséquilibres qui pour l’essentiel, se situent ailleurs. Aux directeurs de clubs, les chercheurs conseillent d’utiliser la télévision pour lancer une discussion autour d’un thème et de s’inspirer des expériences telles que les télé-clubs en France. Aux enseignants, ils suggèrent de discuter de ce que les enfants ont vu à la télévision afin d’établir un pont entre les intérêts et univers des enseignants et des enfants et d’utiliser la télévision comme un moyen d’intéresser les enfants à certains sujets. Les enseignants pourraient également suggérer des programmes à regarder, etc. Le chapitre consacré aux producteurs de télévision suggère que ces-derniers s’appuient sur la recherche pour construire leur programmation. Les psychologues leur disent de prendre davantage en considération le public qui est mal connu (en dehors des mesures d’audience et des taux de popularité). De façon générale, la recherche sur les effets de la télévision devrait être davantage prise en compte par les producteurs. Médias et violence », Les cahiers de la sécurité intérieure, IHESI, n°20, 1995. En 1995, la revue de l’Institut des Hautes Etudes en Sécurité Intérieure (l’IHESI), organisme de recherche, créé en 1989, qui dépend du ministère de l’Intérieur, a consacré un dossier aux « Médias et [à la ] Violence ». On y retrouve les contributions de chercheurs français tels que Divina Frau-Meigs et américains, comme George Gerbner (dont Divina Frau-Meigs s’est par ailleurs inspirée). Le dossier porte plus spécifiquement sur la question des effets des médias en particulier sur les comportements violents. Ce dossier offre un matériau d’étude particulièrement intéressant dans la mesure où il illustre la façon dont la question était problématisée en 1995. La présence d’une « table ronde » dont l’objet est de réfléchir sur la nécessité (ou non) de réglementer la violence à l’écran témoigne de la dimension non plus seulement scientifique mais politique et journalistique du questionnement de départ53 : « A l’occasion d’événements dramatiques, la question de la violence dans les médias revient régulièrement dans l’actualité. Quels sont les effets des médias ? Faut-il réglementer la violence à l’écran ? Pour répondre à ces questions, les Cahiers de la sécurité intérieure présentent un bilan inédit des recherches et les analyses des meilleurs spécialistes étrangers et français », indique la quatrième de couverture du numéro. De façon générale, c’est cependant un point de vue relativement critique qui se dégage des articles. Un questionnement américain ? 53 Cette table ronde, animée par une journaliste au Monde, rassemble un membre du Conseil d’Etat, un administrateur de Familles de France, un député et directeur de cabinet de la secrétaire d’Etat à la famille, un magistrat, responsable du service des relations extérieures du CSA, et, pour les médias, le secrétaire général de TV France international et un consultant à la présidence de France Télévision. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 44 Dans son article intitulé « Médias et Violence : une relation introuvable », (p. 9-20), Thierry Vedel, chargé de recherche en CNRS, rattaché au CEVIPOF, rappelle que la question des relations ente médias et violence, très présente aux Etats-Unis, s’est imposée plus tardivement en France. Le fait que l’industrie audiovisuelle appartienne au secteur commercial, depuis longtemps, pourrait expliquer, l’antériorité du questionnement, aux Etats Unis. En outre, la recherche aux Etats-Unis s’appuie essentiellement sur des méthodes (études quantitatives et comportementales) qui sont moins prisées sur le vieux continent. Surtout, souligne l’auteur, le fait que la violence fasse partie des mythes fondateurs de la société américaine et lui confère une fonction sociale particulière (mais inexistante en Europe), pourrait expliquer, au moins partiellement, l’intérêt des chercheurs pour cette thématique. D’autres raisons rendent compte de l’intérêt pour cette question. L’explication d’actes de violence par les médias fournit une cause simple à un phénomène complexe. Chacun peut se sentir impliqué dans cette question et avoir l’impression d’en connaître les termes. Surtout, la « question médias et violence enchevêtre constatations intuitives et discours savants » (p. 10-11). « Chacun peut trouver dans le stock de recherches une interprétation ou une théorie qui illustre son argumentation ou renforce ses convictions » (p. 12). Enfin, la question touche à des enjeux politiques voire philosophiques : la question de l’interventionnisme étatique versus le libre arbitre, la définition des valeurs et des normes. Après avoir dressé un tableau des opinions courantes sur la responsabilité des médias, l’influence des médias et de réglementation de la violence dans les médias (en reprenant les catégories de classement de la revue), l’auteur observe que la recherche s’intéresse principalement au problème de l’influence des médias. Apparues aux Etats-Unis, dans les années 1930, plus de 5000 enquêtes et études ont été réalisées sur la question. Trois grandes approches ont été privilégiées : les premières reposent sur des analyses de contenu. Elles visent à mesurer le degré de violence diffusé dans les médias. Cette méthode présente plusieurs biais : le premier tient à la définition de la violence, le second, à la qualification des actes, des émissions, le troisième, à l’absence de renseignements sur la violence perçue. La deuxième approche est celle des études sur le rôle des médias dans les processus psychologiques, généralement conduites en laboratoires. D’autres biais surviennent : représentation de l’échantillon, isolement des individus de leur contexte habituel. Enfin, les enquêtes de terrain ont l’avantage de prendre en compte les effets des médias sur une plus grande durée et dans des contextes sociaux divers mais « se heurtent à isoler les effets des médias à celui d’autres facteurs sociaux » (p. 13). Deux types d’interprétation découlent des études de terrain et de laboratoire : les théories sociologiques les expliquent en fonction de caractéristiques sociodémographiques et des « conditionnements sociaux » ; les théories psychosociologiques cherchent à comprendre les processus cognitifs qui conduisent le spectacle de la violence à l’adoption d’un comportement. Le nom de Gerbner est associé à l’approche sociologique, qu’il s’agisse de l’analyse de contenu ou de l’étude de terrain. Ces travaux s’accordent à dire que la violence dans les médias peut contribuer à un comportement agressif ou des attitudes négatives, tout en relativisant cette influence qui n’est jamais mécanique, ne s’opère que sur certaines personnes, et dans des circonstances particulières. Indice de la fragilité scientifique de ces travaux, les résultats obtenus ne parviennent pas toujours à être reproduits, en particulier lorsque que les contextes culturels diffèrent. Se pose également la question de l’interprétation des corrélations entre la diffusion d’images violentes dans les médias et le comportement ou les attitudes des INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 45 groupes d’individus. Enfin ces études se heurtent à la difficulté d’isoler le seul effet de la « violence médiatique » d’autres facteurs. L’auteur suggère d’ouvrir à d’autres supports que la télévision les recherches (les vidéos clips, par exemple, les émissions d’information ou les reality shows). Il propose de s’interroger sur les stratégies de programmation : la violence n’étant pas très populaire, pourquoi est-elle présente sur les écrans ? Un troisième point soulevé concerne l’impact des dispositifs visant à réguler la violence dans les médias, voire des politiques menées sur le terrain de l’éducation à l’image. L’auteur clôt cette liste en invitant les sociologues des médias à se rapprocher des criminologues. Barbara Wilson, « Les recherches sur médias et violence : agressivité désensibilisation peur », Les cahiers de la sécurité intérieure n°20, 1995, p. 21-37. Barbare Wilson propose également une recension critique des travaux existants sur la question, mais dans le champ de la psychologie. Rappelant le caractère récurrent des débats qui existe, aux Etats-Unis, depuis les années 1930, elle distingue trois théories sur la relation entre violence médiatisée et agressivité. La théorie de la catharsis prétend que des émotions désagréables peuvent s’accumuler au point de l’individu puisse avoir envie de s’en libérer. La télévision aurait ainsi une fonction libératrice. Cette théorie, communément avancée dans les débats sur la violence dans les médias, n’a pas été validée par la recherche ; au contraire, des auteurs ont montré que les situations violentes augmentaient l’agressivité. La théorie de l’apprentissage social a été élaborée par un psychologue, Albert Bandura. Selon lui, les enfants apprennent en observant et en imitant ceux qui l’entourent. D’autres chercheurs ont expliqué la relation entre violence médiatisée et agression en termes de traitement de l’information. Ils cherchent à expliquer pourquoi certaines personnes sont plus susceptibles d’acquérir des réflexes agressifs que d’autres en regardant la télévision. Toutes ces théories sont basées sur des études expérimentales conduites en laboratoire. Elles soutiennent l’hypothèse selon laquelle la violence médiatisée aurait un lien causal avec le comportement agressif. Néanmoins, ces résultats ont été critiqués, d’un point de vue méthodologique. D’autres travaux indiquent qu’une exposition répétée à la violence médiatisée peut désensibiliser le spectateur et le rendre indifférent à des actes violents réels. Certains chercheurs estiment que l’effet de désensibilisation est peut-être plus commun et plus important que l’effet sur l’agressivité. Enfin, les recherches montrent que l’exposition à la violence dans les médias provoque aussi la peur. Barbara Wilson sort de sa posture d’analyste de la littérature existante sur la violence à la télévision pour s’inquiéter du fait que, à ses yeux, « les implications sociales des recherches présentée ici sont potentiellement alarmantes ». George Gerbner, « Pouvoir et danger de la violence télévisée », Les cahiers de la sécurité intérieure n°20, 1995, p. 38-49. Dans le numéro consacré à « Médias et violence », par les Cahiers de la sécurité intérieure, George Gerbner est présenté comme « l’un des experts les plus reconnus dans le domaine ». George Gerbner est sans doute l’un des chercheurs Américains les plus cités dans les travaux français réalisés sur la « violence télévisée ». Or, que nous dit cet auteur ? La façon dont on a abordé la violence à la télévision n’est pas satisfaisante. La question de savoir si la violence à la télévision incite à la violence est davantage un symptôme qu’un diagnostic. La violence à la télévision doit « être appréhendée INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 46 comme un scénario complexe et un révélateur des relations sociales ». Elle est l’expression du pouvoir : « elle définit le pouvoir de la majorité et, inversement, les menaces qui pèsent sur la minorité. Elle montre à chacun la place qu’il occupe dans la hiérarchie sociale » (p. 40). La violence renvoie à la relation que l’on entretient avec la télévision, relation qui n’est pas reconnue par la théorie ou la réglementation. Or, alors que la télévision est la « source principale de l’environnement culturel dans lequel la plupart des enfants grandissent et se forment », la pluralité des points de vue est menacée par la concentration des médias. George Gerbner développe en fait une critique du système libéral américain à travers la dénonciation de la violence à la télévision. L’auteur perçoit la violence à la télévision comme faisant partie d’un « système de marketing planétaire » qui « inhibe la diversité des visions de ce qu’est un conflit, étouffe la production audiovisuelle indépendante et prive les téléspectateurs de choix plus attractifs […] Il accroît l’anxiété générale et suscite des attitudes répressives de la part des hommes politiques qui exploitent le sentiment d’insécurité généralisée qu’il provoque » (p. 40). Derrière la violence à la télévision se pose la question cruciale, aux yeux de Gerbner de qui conçoit la politique culturelle et au nom de qui ? (p. 41). En effet, cette politique est définie de « façon privée par des directions d’entreprises invisibles, dont les membres sont inconnus, non élus et responsables uniquement devant leurs clients » (p. 41). Autre symptôme attribué à la télévision, le fait qu’elle dessine un « nouvel environnement culturel » qui domine celui de la famille, de l’école, de l’église ou des institutions proches. Elle a ainsi « modifié de façon radicale la manière dont les enfants grandissent, apprennent et vivent dans notre société ». Comparé à d’autres médias, la télévision « est un rituel conduit avec relativement peu d’esprit critique et les enfants en constituent une audience captive » (p. 41). Elle entrave la capacité de sélection puisqu’elle nécessite peu d’attention mais ses schèmes répétitifs deviennent partie intégrante du style de vie familial. De sorte que les rôles que se forgent les enfants sont le produit d’un système de marketing complexe. Rappelant que toutes les représentations de la violence ne sont pas nécessairement néfastes, G. Gerbner indique que la « violence gentille » télévisée a pour fonction d’aider la réceptivité du public au moment d’aborder l’écran publicitaire qui suit. Les résultats de l’analyse de contenu des médias opéré par l’auteur montrent que la violence suit depuis trente ans un modèle très stable. Les personnages masculins, de race blanche, issus des classes moyennes, dominent par leur nombre et leur pouvoir. Les femmes représentent un tiers des personnages, les jeunes et les personnes âgées sont sous représentées, et les minorités, encore plus sous-représentées. Ces personnages sous-représentés subissent souvent les pires sorts. L’auteur utilise le terme d’incubation afin d’établir une distinction entre la formation à long terme d’opinion sur la vie et les valeurs et les effets à court terme que l’on évalue en mesurant les changements qui surviennent au contact de certains messages. Cette notion permet d’explorer si ceux qui passent plus de temps devant la télévision ont plus de chance d’avoir une perception de la réalité en adéquation avec les orientations dominantes de ce média. Elle compare les téléspectateurs assidus, modérés et occasionnels en contrôlant les autres variables socioculturelles. Plusieurs résultats apparaissent : l’exposition répétée à une télévision saturée de violence contribue, sur le long terme, à la dévalorisation du monde et du cadre de vie. Les téléspectateurs assidus ont plus tendance à croire que leur quartier est peu sûr, à supposer que la criminalité est en hausse. Ils sont aussi de gros consommateurs d’équipements en sécurité. Cette violence télévisée, est le résultat d’une vaste machine de production et de marketing. Alors que la concentration des médias entrave des projets nouveaux, créatifs, alternatifs, l’internationalisation du marché contraint les chaînes à recourir à un ingrédient dramatique INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 47 qui puisse convenir à différents pays : la violence. Parce que tout le monde comprend un film d’action, la violence domine les exportations audiovisuelles américaines. Aux Etats-Unis c’est surtout auprès du public jeune que les publicitaires veulent toucher que les émissions violentes ont une forte emprise. Mais la violence à l’écran est dénoncée par un nombre de plus en plus grand d’acteurs sociaux. Pour finir, l’auteur suggère que le public puisse participer aux décisions ayant trait à la politique culturelle et qu’il se regroupe en associations. Frau-Meigs, Divina54, « Les écrans de la violence, cinq ans après… La question de l’acculturation », in Lardellier (dir.), Violences médiatiques. Contenus, dispositifs, effets, Paris : L’Harmattan, 2004, (coll. « communication et civilisation »), p. 55-8055. Ce travail a été réalisé sur la base des travaux de George Gerbner. Il se situe à la frontière entre le travail scientifique (enquête par questionnaire…) et l’essai, comme l’indique la récurrence d’un vocabulaire alarmiste (crainte, risque). Problématique 54 Mcf Université Paris III-Sorbonne Nouvelle Ce livre constitue en lui-même un objet d’étude. Préfacé par le psychanalyste Serge Tisseron, auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le rapport des enfants à la télévision, il rassemble les contributions d’enseignants et de chercheurs en sciences de l’information et de la communication et de journalistes (tels que Serge Moati). L’ouvrage se situe à la frontière de la production scientifique et du sens commun, eu égard aux titres, au contenu des articles et aux propos de leurs auteurs. Les thèmes sont en effet étroitement liés à l’actualité (qu’ils portent sur le « 11 septembre », par exemple, ou sur la question de savoir « s’il faut refonder la protection de l’enfance dans les médias »). 55 L’auteure revient sur les conclusions de son précédent ouvrage, coécrit avec Sophie Jehel qui faisait un état des contenus des programmes télévisuels et soulignait leur forte propension à montrer une violence « sans issue autre que la force brute et létale » (p. 55). La suite consistait à vérifier la réception de ces programmes auprès des jeunes. Ces contenus étant en grande partie originaires des EtatsUnis, c’est le concept d’acculturation qui a été choisi pour rendre compte de l’appropriation de ces programmes, dans un contexte d’américanisation des échanges. Si la violence n’était pas le premier élément de la recherche, elle en faisait partie intégrante, comme l’indiquent les questions que se sont posées les auteurs : « La violence émerge-t-elle dans la formation des goûts et des repères des jeunes Français ? A travers quels programmes ? Si acculturation il y a, s’inscrit-elle dans un type de réception qui relève de l’incubation culturelle ? ». Le terme « incubation » reprend celui de « cultivation » de George Gerbner. Les auteurs cherchent à explorer cette incubation, en la reliant au phénomène d’acculturation, car, selon elles « les conséquences de ces contacts ont une influence sur la construction de l’identité des jeunes et ses fondements dynamiques » (p. 56). L’enjeu a consisté à vérifier les conclusions d’anthropologues dont Duane Varan, pour qui l’acculturation touche les « zones ouvertes » à l’adaptation pas celles qui touchent aux repères structurels et institutionnels56. Cet auteur a montré que l’américanisation des jeunes était un phénomène transitoire, dépassé à l’âge adulte qui correspondrait à une « phase d’opposition et de recherche d’un modèle alternatif de succès et de puissance ». 56 D. Varan, « The cultural erosion metaphor », Journal of communication, 48 2 (Spring 1998) : 58-85. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 48 Méthodologie La recherche visait à « évaluer les préférences et les repères des jeunes Français par rapport à leur consommation des médias » (p. 56). Elle a été menée avec Sophie Jehel, en 2001 auprès de 300 collégiens en province et en banlieue parisienne. Les auteures ont distribué un questionnaire afin de repérer les goûts, la reconnaissance du contenu et des messages, les repères institutionnels sur la base de mini scénarii. Ces derniers ont été établis à partir de situations stéréotypées révélées par l’analyse de contenu. La recherche a croisé ces données avec « l’identité objective » des jeunes : leur nationalité d’origine, leur insertion territoriale, leur milieu familial, leur consommation télévisuelle, en s’appuyant sur les analyses de Gerbner57. Ce chercheur a montré que l’impact de la télévision était d’autant plus fort que l’environnement médiatique était présent et la consommation télévisuelle élevée. Principaux résultats Les résultats révèlent la prééminence du goût des jeunes pour les programmes américains, surtout pour les séries. Beaucoup de films à caractère violent sont également cités, qu’ils soient français mais américanisés (Taxi) ou américains (Scary). Les auteurs ont croisé ces catégories avec le sexe, l’origine géographique (banlieue/province), la CSP (contenant seulement deux modalités : + ou -) du père et de la mère pour obtenir deux groupes : les scary et les taxi. Les premiers sont plus féminins, ont une consommation plus forte, vivent davantage en banlieue et sont à cheval entre deux cultures. Les « taxis » sont plus masculins, vivent souvent en province. Ces résultats concordent avec les hypothèses de 57 In Shanahan, Morgan, Television an its viewers, Cambridge, UP, 1999, ch. 7 et l’incubation culturelle qui identifie un sous-groupe, comme les scary, comme étant plus à risques en termes de sensibilisation à des représentations télévisés ayant trait au pouvoir et à la violence. Dans les valeurs attribuées aux séries, certaines portent sur les orientations des programmes, d’autres sur la forme de ces programmes, ce mélange, qui témoigne d’une confusion dans l’esprit des jeunes, laisse à penser que « le goût pour la violence peut s’expliquer pour des raisons esthétiques » (p. 64). Les jeunes mettent en avant la réalisation de l’œuvre, ont une conception proche des techniques actuelles de marketing qui promeuvent le défi technologique et financier relevé par l’équipe. Ces critères d’appréciation correspondent à ceux des formats états-uniens, dans la mesure où elle n’induit ni esprit critique, ni distanciation… Les deux groupes ont également cité la force comme valeur centrale, pour les taxis la force physique et la vitesse sont prédominants alors que l’attrait pour l’horreur caractérise les scary. L’interprétation des réponses aux « valeurs » attribuées aux films préférés révèle l’absence de perception, par les jeunes Français, des valeurs initiales implantées par ces programmes par les producteurs Etats-Uniens. Les libertés auxquelles ils associent les Etats-Unis sont « apolitiques et pragmatiques » (p. 67), la plus citée étant le droit de conduire à 16 ans. L’auteure en conclut que « la vision qu’ont les jeunes des Etats-Unis est pauvre, alors qu’ils sont soumis dès le biberon aux représentations américaines » (p. 68), comme si les Etats-Unis étaient « victimes de ce filtre intermédiaire de l’acculturation que sont les médias : la représentation simpliste du pays et la représentation stéréotypée des goûts du public combinée à une perception des risques d’audience et des contraintes économiques sont, après tout, une stratégie commerciale […] qui ont réduit à l’extrême le spectre culturel de leur pays à l’étranger (p. 69). Le troisième volet de l’étude consistait à tester l’adhésion des jeunes à des représentations américaines et la résistance du « substrat 8. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 49 culturel français et des repères apportés par l’expérience des jeunes et entretenus par des fictions françaises » (p. 69). La question de savoir quels sont les droits en matière de police tend à prouver que les jeunes parviennent à distinguer l’expérience télévisuelle de la réalité. En ce qui concerne la justice, par contre, la réponse américaine est majoritaire, surtout chez les scary : 58% de ceux qui déclarent avoir assisté à un procès comprennent que c’est le juge qui mène l’enquête, tandis que 42% pensent que c’est l’avocat. S’agissant des critères de réussite personnelle, l’attirance pour l’argent n’est pas prédominante, même si les Taxis y sont plus sensibles. Les jeunes veulent avoir un métier qui les intéresse. S’agissant des réponses au comportement face aux agressions, l’appel à l’aide prédomine les réponses des deux groupes. Enfin l’idée qu’il faut se faire justice à soi-même n’a pas du tout pénétré le public, ce qui, aux yeux de DFM, « confirme […] le sentiment sécuritaire et les valeurs-refuge que sont l’Etat et l’assistance sociale » (p. 75). De même, à la question du traitement de la délinquance ou de l’agression, la réponse médicale et sociale reste majoritaire. La réponse répressive, très présente dans les séries américaines, est minoritaire, dans les réponses des jeunes français. Conclusion Il résulte de cette enquête une certaine « résistance du substrat culturel » (cf. Varan) qui « atténue les effets de l’incubation sur les repères institutionnels sinon sur les goûts des jeunes » (p. 75). L’acculturation décrite se fait à partir de plusieurs filtres : une construction par les médias Etats Uniens, une diffusion/sélection par les médias français, une consommation/interprétation par les jeunes Français. Autrement dit, les résultats ne montrent pas une américanisation des valeurs, mais « une relation entre les goûts affichés des jeunes et leur origine, la prédilection pour certaines valeurs, dont la violence, un effritement des repères institutionnels [...], l’adoption de bribes culturelles américaines, des blocs de résistance du substrat culturel national, un brouillage des repères culturels entre les deux cultures de référence ». L’auteure se dit frappée par le brouillage des repères autour de trois types de méconnaissance : 1) celle des valeurs Etats- Uniennes et du modèle américain, 2) la méconnaissance du fonctionnement médiatiques français et américain, 3) la méconnaissance des institutions françaises (droit, justice, police notamment), qui, comme le suggère l’auteure, peuvent être à la base de conduites d’incivilité et de transgression. L’auteure clôt cet article par une question à haute teneure dramatique : « quels sont les risques de cette acculturation » ? Si Michel Wieworka a identifié trois risques : le nationalisme exacerbé, la rétractation, l’éclatement ou le tribalisme58, elle observe quant à elle, un « risque d’ossification du substrat national, concentré a niveau des objectifs et idéaux sociaux profonds […], mais déconnecté des procédures et des comportements quotidiens, avec pour résultat un brouillage des repères émotionnels et cognitifs. L’acculturation actuelle entretient une confusion générale sur les valeurs avec un sentiment d’impuissance et d’immobilisme. N’étant pas énoncées, elle ne produit aujourd’hui aucune verbalisation des incohérences que nous avons pu relever. Elle est passive, non consciente, non problématisée […] c’est l’environnement culturel médiatique qui semble l’emporter, avec une vision réductrice des rapports sociaux et une absence totale d visée politique » (p. 79). 58 Michel Wieworka, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La découverte, 1997 INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 50 Tisseron, Serge. Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils les jeunes violents ?, Paris : Armand colin, 2000. L’auteur, psychanalyste de formation, rappelle que les recherches ont montré que l’influence de la télévision dépendait de quatre facteurs : le contexte des images de violence présentées, les attentes des téléspectateurs, l’environnement proche du spectateur, l’environnement culturel large. Deux domaines restent inexplorés : le rôle joué par l’histoire personnelle de chacun dans la réception des images et l’influence de la dynamique des groupes sur les comportements. Selon Serge Tisseron, l’appréciation personnelle portée sur les images concerne le jugement de réalité, c'est-à-dire, un processus cognitif alors que leur « mise en scène collective relève de l’attachement à un groupe et de la croyance en tant qu’elle fait le lien entre plusieurs personnes » (p. 13). Notre relation aux images oscille entre une adhésion (on y croit) et un détachement (être conscient qu’il s’agit de fiction). Quand le spectateur est dans un groupe, l’oscillation entre adhésion et « décollement » concerne moins les liens aux images qu’au groupe de référence. Serge Tisseron propose de concevoir les images non seulement comme un système de signe, mais aussi comme provoquant des états du corps, des sensations et des émotions. Le pouvoir des images réside dans sa capacité à souder les spectateurs ensemble, par des manifestations émotives, par des mots partagés autour de ce que l’on éprouve, par des actes et des comportements L’auteur s’intéresse en effet aux expériences corporelles difficiles à verbaliser car « les images parlent non seulement à notre esprit, mais aussi à notre cœur et à notre corps » (p. 19). Il s’avère essentiel, à ses yeux, d’étudier les effets des images en tenant compte non seulement de ce que leurs téléspectateurs peuvent en dire, mais aussi des émotions qu’ils montrent et de l’ensemble de leurs manifestations non verbales (p. 19). De même, suggère-t-il de prendre en compte les « représentations d’actes »59 qu’elles suscitent, l’expression désignant « les images d’actes qui peuvent venir à l’esprit d’un enfant comme de frapper un adversaire, tenter de dialoguer avec lui, fuir, accepter son autorité, aller chercher de l’aide, etc. » (ibidem). Serge Tisseron utilise cette notion de « représentations d’action » pour évoquer les représentations autres que mentales : corporelles. Selon lui, « l’absence de prise en compte des formes sensorielles et motrices de la symbolisation a eu des conséquences catastrophiques sur notre compréhension des effets de la violence des médias » (p. 22). La plupart des travaux auxquels se réfère l’auteur relèvent de la psychologie comportementale et/ou de la psychanalyse. Le premier chapitre du livre est consacré aux différentes formes de l’imitation. Serge Tisseron en distingue trois principales. Limitation d’apprentissage ou « imitation prestigieuse » désigne les situations où l’enfant apprend à reproduire par des gestes et des manières qui engagent le corps des systèmes de représentation correspondant à des règles de vie sociale. Les enfants imitent également « pour faire semblant ». Ces comportements participent à l’assimilation des émotions, ils permettent de faire référence aux mêmes événements et par là aussi, de rentrer en relation avec les autres (p. 26). Ces conduites sont « symboliques » par le fait qu’elles mettent en représentation des sensations et de fantasmes, et « symboligènes » dans ce sens qu’elles établissent un réseau de sociabilité (ididem). A la différence des comportements d’imitation par apprentissage, ces comportements sont très labiles étant donné qu’ils ne durent que le temps nécessaire « pour que le processus d’assimilation psychique soit réalisé » (p. 27). L’imitation traumatique est très différente des deux précédentes. Elle désigne les situations où au lieu d’assimiler les expériences, l’enfant les enferme « à l’intérieur de soi ». Or, ces 59 L’expression provient d’une enquête réalisée par Atkin C., Savin D.B., Day R.C., « Effects of realistic violence US, fictionnal violence and agression », Journalism Quarterly, 60, 1983, p. 615-621. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 51 « inclusions » peuvent resurgir à travers des émotions ou des états du corps, et être vécues comme quelque chose d’étranger. Trois raisons expliquent selon l’auteur lui pourquoi nous avons tendance à croire les images que nous voyons. Chacune correspond à un moment privilégié de notre histoire. Premièrement, le désir de savoir est inséparable de celui de se donner des images. La deuxième raison tient au narcissisme, à l’image de soi. La troisième raison qui nous porte à croire aux images est sociale, elle permet d’adhérer au groupe de ceux qui y croient. En résumé, les images nous « confirment dans l’idée que nous avons eu raison de désirer voir pour savoir », elles nous « assurent de notre intégrité narcissique » et nous « sécurisent sur notre appartenance à un groupe » (p. 38). Dans le second chapitre, Serge Tisseron précise qu’il ne souhaite pas aborder la question pourtant mise au premier plan des effets des images violentes sur les passages à l’acte (violent). Il s’intéresse plutôt à la « désorganisation psychique accompagnée d’angoisse et de honte » que les ces images violentes produisent et de demande si les enfants sont également armés pour « s’en protéger et reconstruire leurs repères » (p. 39). Méthodologie L’auteur s’est appuyé sur une enquête statistique réalisée entre 1997 et 2000, auprès de jeunes de 11 à 13 ans, scolarisés dans cinq établissements scolaires de la région parisienne. Il a d’abord présenté à des groupes d’enfants, des séquences d’images neutres ou violentes. Puis il a recueilli leurs réactions verbales et non verbales, en entretien individuel et en situation de groupe. Une grille d’interprétation codifiée et standardisée a permis de soumettre ces résultats à l’analyse statistique. Principaux résultats Si les images violentes procurent peu de plaisir, l’angoisse, la peur, la colère et le dégoût sont souvent suivis par la honte (p. 41). Les enfants exposés à des images violentes « éprouvent des état psychiques désagréables qu’ils cherchent donc à faire évoluer vers des états moins pénibles » (ibidem). Ceux qui voient des images neutres devant lesquelles ils éprouvent du plaisir ont plutôt intérêt à les faire durer. Les jugements portés sur l’image sont négatifs dans le premier cas, positif dans le second. Les enfants réagissant par différents moyens aux images violentes. Premièrement, ils tentent de mettre des mots sur des émotions, des états du corps ou des fantasmes. Cette capacité d’associer des mots à des émotions, des sensations, est indépendante du milieu socioprofessionnel (p. 47), mais pas du sexe : les filles après le spectacle d’images violentes parlent beaucoup plus que les garçons. Deuxièmement, « l’effort pour élaborer les effets de la violence passe par la construction de représentations d’action » pour les enfants exposés aux images violences. Autrement dit, l’enfant imagine que lui ou ceux de la séquence, accomplissent certains actes tels que la lutte, la fuite, la pacification, la passivité - soumission (p. 48). Ceux qui portent un jugement positif sur les images violentes préfèrent la lutte comme moyen d’action. Il ne suffit par de mettre en mots les sensations, il convient également de maîtriser « la violence des images » avec le corps, dit Serge Tisseron (p. 51). Les images violentes mobilisent plus de représentations d’actions et d’actes involontaires. Deux hypothèses se dégagent : la première suggère que les manifestations non verbales manifestent un échec d’élaboration verbale ; la seconde postule qu’il s’agit de deux façons différentes d’élaborer les expériences ressenties. L’auteur explique qu’il plaide pour la seconde car il voit une cohérence entre les types de manifestations. D’autre part, on constate que les manifestations non verbales n’ont INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 52 aucune incidence sur le fait d’associer plus, c'est-à-dire, de tenir un discours autour des images. Il s’agit bien d’une symbolisation à part entière des expériences éprouvée. L’auteur explique alors que c’est ceux qui ne parlent pas, que ce soit par le corps, ou la parole, qui peuvent être violents (p. 54). L’auteur montre ensuite que la capacité à de mobilisation face aux images dépend de la capacité d’association. Il souligne Le troisième chapitre aborde le passage de la violence des images à celle des groupes. L’auteur soutient que « le passage de la situation individuelle à la situation collective est une pièce capitale de la compréhension des effets sur les enfants » (p. 59). Sauf quelques cas rare, les enfants qui se réclament d’image vues pour accomplir des actes déviants le font toujours en étant portés par des mécanismes de groupe, souligne l’auteur. Il montre que la honte permet de comprendre comment les effets des images sont mis en forme par le groupe. Ce sentiment renvoie en effet à l’angoisse d’être rejeté par son groupe de pairs. Le passage à la situation de groupe a des effets différents à court terme et à long terme. L’état émotif est lié à l’angoisse d’être rejeté par le groupe, de ne pas y trouver sa place. L’agressivité correspond à un désir de s’imposer au groupe contre la honte d’être marginalisé. Serge Tisseron montre que les images violentes démultiplient la violence des groupes p. 70). Les filles confrontées à une situation déplaisante attendent davantage d’un interlocuteur et échangent davantage avec le groupe des paires que les garçons. Pour résumer, la violence des images consiste dans le fait qu’elles envahissent la personnalité de sensations, d’émotions, d’états du corps angoissants. La violence du groupe, elle, « réside dans le fait qu’ils proposent à leurs membres de renoncer à leurs particularités individuelles au profit de la protection qu’ils leur assurent » (p. 75). C’est pourquoi « la violence des images accroît la vulnérabilité des sujets à la violence des groupes : les spectateurs qui ont vu des images violentes et qui sont menacés dans leurs repères structurants sont particulièrement tentés d’adopter ceux que leur propose le groupe » (ibidem). Le quatrième chapitre est consacré à la mise en sens des images. Serge Tisseron s’interroge sur les effets du protocole d’enquête, en particulier, sur la situation d’entretien valorisant le discours oral, sur les résultats de l’étude. L’auteur distingue les commentaires sur les cadres des commentaires des commentaires sur les héros. Les premiers indiquent une certaine prise de distance de l’enfant avec ce qui est montré, conscient qu’il s’agit de représentations (p. 83). La prise en compte du cadre permet de limiter d’être envahi par des émotions angoissantes. Après avoir évoqué les travaux de Gerbner, Serge Tisseron, passe en revue deux formes de violence, celle qui captive et celle qui sidère. La première monopolise l’attention du spectateur tandis que la seconde le frappe de stupeur, le stupéfie (p. 101-102). Ces deux violences fragilisent les spectateurs dans leurs repères habituels et les « préparent à accepter la violence des groupes » (p. 102). On ne s’identifie jamais globalement à un personnage réel ou fictionnel, mais plutôt à un de ses aspects et cette identification trouve toujours sont origine « dans le fait que cette attitude ou ces comportements redoublent ceux des personnes réelles sur lesquelles nous avons pris modèle » (p. 103). Les images « traumatisantes » ne prennent sens qu’en relation avec les situations plus ou moins enfouies de la vie psychique du spectateur. Conclusion Cinq idées toutes faites bloquent la réflexion autour des images : 1) la représentation de la violence procurerait du plaisir, 2) les enfants imiteraient les images qu’ils voient à la télévision, 3) le langage seul pourrait nous protéger des effets néfastes des images, 4) les filles « sont un élément » pacificateur des groupes face aux images violentes, 5) enfin, les enfants de milieux sociaux défavorisé auraient moins d’aptitude à ses protéger par le langage contre les effets nocifs INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 53 des images. En fait, montre Serge Tisseron, 1) la gestion de l’impact des images est davantage le résultat des relations de groupes que de leurs contenus, 2) l’engagement du corps joue autant que l’usage du langage dans l’élaboration des effets des images, 3) les processus psychiques « mis en jeu face à elle » ne diffèrent pas selon l’origine sociale. Pour faire face aux effets des images violentes décrits par l’auteur, ce dernier suggère que « l’éducation aux médias » apprenne aux enfants à envisager toutes les images comme des constructions (p. 137). Cela passe par le commentaire sur les images, des ateliers de création d’images. Il suggère que les enseignants encouragent les élèves à mettre en mots ce qu’ils éprouvent. Cette mise en mot correspond à la capacité de traduire en mots ce qui a d’abord été éprouvé par le corps, puis mis en image par une « figuration psychique » (p. 138). Il invite à prendre davantage en compte les « formes non verbales du travail psychique de symbolisation » (p. 139). Il suggère de « réintroduire la possibilité pour chacun de s’approprier ses expériences d’images avec ses propres moyens » (p. 140), à travers la création d’espaces d’échange verbal atour des images où les enfants sont invités à créer leurs images, etc. En effet, la mise en sens, destinée à dénouer les tensions éprouvées dans le corps, « doit d’abord passer par le corps », selon l’auteur (p ; 140). Une autre catégorie de personnel que les enseignants pourraient accomplir cette tâche, comme par exemple, les spécialistes de la dynamique de groupe. Il suggère d’opérer un nouveau partage entre enseignement et éducation et de mobiliser les éducateurs au sens large, parents y compris, dans l’action pédagogique. Pour conclure, ce n’est pas les images violentes qu’il faut craindre, « c’est l’alliance d’images violentes qui fragilisent leurs spectateurs et de groupes cherchant leur originalité en marge de la collectivité » (p. 146). Rudman Laurie A. et Lee, Matthew R., « Implicit and explicit consequences of exposure to violent and mysogynous rap music », Group processus & intergroup relations, vol., 5, n°2, 2002, p. 133-155. A travers deux expériences, les auteurs cherchent à montrer l’influence sur les stéréotypes racistes de l’exposition à des raps violents et misogynes. Ils tentent de mettre en évidence un « effet préparatoire » à l’activation des stéréotypes. Cette étude s’inscrit dans le prolongement d’autres travaux indiquant que des sujets exposés à du rap violent seraient plus susceptibles d’attribuer une conduite hostile à un Noir qu’à un Blanc qu’en l’absence d’écoute de rap violent. Les auteurs cherchent à vérifier l’hypothèse selon laquelle écouter des raps misogynes renforce l’attribution de sexisme à l’encontre des Noirs. Les auteurs concluent que le problème est moins la musique elle-même que la grande attention médiatique prêtée aux rappeurs noirs, par rapport à la plus faible visibilité des noirs sortant des stéréotypes. Le problème vient donc de l’absence de reflet dans les médias de la réalité complexe des noirs au profit des figures renforçant les stéréotypes. II. Le thème de l’éducation aux médias Un autre thème particulièrement saillant du questionnement sur les rapports entre jeunes et médias est celui de l’éducation aux médias. A la fin des années 1990, il a donné lieu à plusieurs colloques et publications. Né en 1993, à l’initiative d’Elisabeth Auclaire, responsable de la commission Médias du Conseil français des associations pour les droits de l’enfant et de Sylvie Mansour, psychologue, chargée de mission au Centre international de l’enfance, l’association se réfère à la Convention internationale des INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 54 Droits de l’Enfant » (p. 12), le GRREM s’est constitué en association, en 1995. Il est à l’origine de plusieurs publications – indice de sa surface institutionnelle et éditoriale – dont les titres, plutôt neutres - « Les jeunes et les médias, Perspectives de recherche dans le monde », « L’impact de la télévision sur les publics jeunes, problématiques, réponses et propositions… », « L’écran et les apprentissages » - se démarquent du sensationnalisme des titres d’ouvrages portant sur les effets des médias. Masselot-Girard, Maryvonne (dir.)/GRREM, Jeunes et médias. Ethique, socialisation et représentation, GRREM, Paris : L’Harmattan, 2004. L’ouvrage publié par le GRREM, en 2004, sous la direction de Maryvonne Masselot-Girard, s’ouvre par un chapitre en forme de prise de position : « pour une éducation critique au virtuel ». La seconde partie commence par traiter des médias et de la socialisation familiale, avec les contributions d’universitaires québécois, italien, français. Elle présente ensuite une étude réalisée par le conseil national de la Jeunesse sur la représentation des jeunes dans les magazines télévisés. S’ensuit un chapitre sur la question de la réglementation des NTIC. L’ouvrage se clôt sur une réflexion sur la division du travail entre l’école et les médias, compte tenu de l’acculturation et de l’américanisation des jeunes (Divina Frau Meigh). Chaque thématique abordée donne lieu à un débat entre plusieurs intervenants dont les propos sont retranscrits. Jacquinot, Geneviève, (dir.), Les jeunes et les médias. Perspectives de la recherche dans le monde, GRREM, Paris : L’Harmattan (coll. « Débats Jeunesses »), 2002 Réalisé avec le soutien de la commission européenne, de la commission française pour l’Unesco et de la Fondation de France, cet ouvrage est conçu comme un « outil de dialogue et d’échange », comme le rappelle la présidente du GRREM, Elisabeth Auclaire. Plus précisément, « face au développement des médias et de leur place dans la vie des enfants et des familles », l’enjeu consiste à « réfléchir à leur rôle et à l’éducation aux médias, en se plaçant du point de vue de l’intérêt de l’enfant, sans laisser le champ libre aux seuls diktats commerciaux » (p. 11) écrit-elle. Dans l’introduction du livre, Geneviève Jacquinot rappelle que ce questionnement a fait l’objet d’un sommet mondial organisé par l’Unesco et le GRREM à Melbourne, en 199760 dont l’objectif était de diffuser les résultats de 60 Parmi les 42 participants français (sur 156 intervenants), on trouve 8 acteurs du secteur des médias (le responsable des études et de la recherche du groupe Bayard Presse (Jean-François Barbier-Bouvet), le président du CSA (Hervé Bourge) et une chargée de mission (Sophie Jehel), le responsable de France Télévision (Xavier Gouyou-Beauchamps), une responsable d’études du groupe (M. PérotSanehy), le directeur de la programmation de France 2 (Eric Stemmlen), le directeur scientifique de l’Observatoire France-Loisirs (Bernadette Seibel), le directeur adjoint de l’INA (Bernard Stiegler), 15 représentants du monde académique : Un chercheur au CNRS, Dominique Pasquier (CEMS, EHESS) un agrégé en disponibilité à l’EHESS (Eric Mégret), 3 Mcf à l’université (Divina Frau-Meigs, Université Paris 3, Frédéric Lambert, ENS Fontenay, Pierre Molinier, Université Toulouse-Le Mirail/ESAV), 3 professeurs d’université (Maryvonne Masselot-Girard, université de Franche-Comté, Elisabeth Fichez, professeur en Sic, Université de Lille III, Fayda Winnykamen, professeur de psychologie, Université Paris V), 2 Mcf d’IUFM (Françoise Minot, IUFM de Poitiers, Maguy Chailley, IUFM versailles), 4 doctorants et jeunes docteurs (une étudiante à l’IEP de Paris, un docteur d’université en sciences de l’éducation de l’universté Rennes 2, une chargée de cours de l’université Paris 8 (Anna EriksenTerzian), une étudiante à l’institut de psychologie de Paris V (Laetitia Veyron). Un psychiatre, Université Paris VII (Serge Tisseron). Trois enseignants du secondaire (en lycée et collège, un formateur IUFM d’Amiens). INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 55 la recherche dans le débat public, autrement dit, de « comprendre pour agir »61. Le phénomène étudié renvoie au constat que « l’école n’est plus, en dehors de la famille, le seul lieu où s’élabore l’identité à la fois individuelle et collective de la jeunesse et où se structure le citoyen de demain » (p. 15). Si la seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux tendances et à la diversité des recherches dans le monde est plus volumineuse que la première, dédiée à l’éducation aux médias, c’est ce premier thème qui domine. La coordinatrice de l’ouvrage, Geneviève Jacquinot outre qu’elle soit professeur en sciences de l’éducation et ait publié plusieurs ouvrages sur les relations entre l’école et les médias, est responsable du Groupe de recherche sur les apprentissages, les médias et l’éducation. Parmi les auteurs qui ont contribué à ce livre figurent aussi le directeur du CLEMI, Jacques Gonnet (qui avait participé au dossier publié par les Cahiers de la sécurité intérieure intitulé « Médias et violence »), mais aussi Dominique Pasquier et Josiane Jouet, (coordinatrices d’un dossier publié dans Réseaux sur « les jeunes et l’écran »), ainsi que David Buckingham. Rappelant les travaux existants sur la réception des médias par les jeunes, Geneviève Jacquinot souligne que trois intervenants lors du forum ont ouvert des perspectives innovantes. Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron a expliqué que la fonction de l’image était de faire lien entre les expériences sensorielles, affectives d’un côté et les mots, de l’autre, le décalage entre les deux (que les mots viennent à manquer ou que la sensation soit trop forte) pouvant avoir 4 représentants d’associations : Un membre de l’association APTE, Jean-Pierre Véran, directeur adjoint du CRDP du Languedoc Roussillon, le président de l’UNAF, une documentaliste. 61 Une première conférence avait été organisée en 1985 à Los Angeles, sur le thème des enfants et des médias, mais sous couvert de se présenter comme « internationale », elle avait, en réalité, essentiellement rassemblé des Américains. A Melbourne se sont rassemblés 400 participants dont 150 chercheurs venus de 50 pays différents. des conséquences pathogènes (ce qu’il appelle un « risque d’image »). Le philosophe Bernard Stiegler propose, à la suite de Leroi-Gourhan, de penser la contribution des techniques à la construction du social. Selon lui, le grand défi du système éducatif consistant à articuler « les institutions de programmes que sont les écoles » avec les « industries de programmes » que sont les médias. Enfin, David Buckingham, spécialiste de l’éducation, suggère d’analyser et d’interpréter les processus dans leur ensemble, des producteurs (concepteurs de programmes, hommes politiques), en passant par l’analyse textuelle (comment ces enjeux contradictoires apparaissent dans le contenu des programmes, à travers la forme dans laquelle on s’adresse aux enfants), aux pratiques de l’audience (comment les enfants regardent la télé…). Maguy Chailley, « Apprendre par la télévision, apprendre à l’école », Réseaux, vol. 13, n°74, 1995, p. 31-54 Depuis plus de vingt ans, la question des relations entre les deux lieux d’apprentissage que sont l’école et la télévision, n’a pas cessé d’être posée. En France, plusieurs pratiques pédagogiques intégrant la télévision comme outil se sont développées. L’opération Jeunes téléspectateurs actifs (cf. infra) a montré que les jeunes téléspectateurs étaient plus réfléchis et plus critiques qu’on ne le dit, à l’égard des émissions qu’ils regardent. Les jeunes sont également très influencés par le modèle scolaire des apprentissages et du fonctionnement de la mémoire, ce qui les conduit à minimiser le rôle de la télévision et de l’image comme source de savoir. Plusieurs auteurs ont souligné les possibilités offertes par l’image pour apprendre. Selon Geneviève Jacquinot, par exemple, le contact régulier avec la télévision engendrerait « de nouveaux systèmes de représentations et un fonctionnement cognitif différent de celui qui INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 56 est à l’œuvre lors d’une transmission d’information par le langage (oral ou écrit) ». Il importe donc de tenir compte de ces nouveaux modes de compréhension lorsqu’on enseigne à cette nouvelle génération. Judith Lazar a elle aussi souligné le développement d’une culture spécifique, facteur de socialisation pour les jeunes mais ignorée voire méprisée par l’école… Vingt ans après l’évocation d’une « école parallèle » appliquée au petit écran (1973)62, Louis Pocher s’est interrogé sur les effets induits par le développement des médias audiovisuels sur le rapport au savoir et à la culture. Constatant que les enseignants refusaient de considérer ces savoirs médiatiques comme légitimes, l’auteur a prôné une ouverture de l’école aux médias télévisés et a invité les enseignants à repérer et à faire usage des connaissances et des compétences des téléspectateurs63. Pour les auteurs mentionnés, on peut apprendre grâce à la télévision mais « sans doute autre chose et/ou autrement qu’avec les modalités d’apprentissage traditionnel ». L’idée de fossé 62 La formulé a initialement été utilisée par G. Friedmann, dans Le Monde, 8-1112 janvier 1966. 63 Dans son livre Télévision, culture, éducation (Paris, Armand Colin, 1994), Louis Porchet présente l’école et la télévision « comme les deux plus grandes institutions françaises » : tandis que la télévision travaille tous les registres de la culture, l’école étend son influence au point de toucher l’ensemble des générations. Aussi « l’Education nationale est devenue un mastodonte dont la télévision, à cet égard, est le seul rival ». La première partie du livre de Louis Porchet est consacrée à la télévision. L’auteur décrit son omniprésence, la fréquentation libre et assidue des publics puis aborde la façon dont elle remet en question la frontière entre culture savante et culture cultivée. La deuxième partie de l’ouvrage décrit la place de l’école, ses fonctions, ses relations avec les publics. Après avoir passé en revue, dans la troisième partie, les poncifs attribués par l’école à la télévision (la télévision fatigue, donne de mauvais exemples, développe la passivité, n’est pas sélective…), l’auteur se penche sur les « territoires partagés » de l’école et de la télévision. L’ouvrage se clôt par une forme de plaidoyer en faveur d’un partenariat entre ces deux institutions. culturel est présente à l’esprit de ces chercheurs. Le CRESAS (Centre de recherche de l’éducation spécialisée et de l’adaptation scolaire intégré à l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP) a proposé d’imputer l’échec scolaire à la coupure qui existe entre la culture de l’école et la culture d’élèves de milieux populaires dont la télévision constitue l’une des composantes centrales (CRESAS, 1974). Pour d’autres chercheurs, si l’on n’apprend pas à la télévision comme à l’école c’est parce que l’on n’est pas dans une posture d’apprentissage (Chailley, 1989, 1993). Autrement dit, c’est surtout la manière de considérer le médium et de s’en servir comme d’un moyen d’apprendre qu’il s’agit de repérer, ceci en lui appliquant les procédures de « travail » traditionnellement associées à l’écrit. L’idée consiste à introduire une médiation éducative comparable à celle qui existe par rapport à l’écrit (p. 35). François Mariet suggère que ce n’est pas à l’école d’apprendre aux enfants à apprendre par la télévision mais en leur fournissant l’outillage nécessaire pour acquérir les savoirs (Mariet, 1989). Bien formé par l’école, l’enfant est supposé apprendre relativement vite son rôle de téléspectateur (p. 35). Maguy Chailley y voit là un paradoxe : les enfants apprennent par la télévision sans savoir qu’ils apprennent, ils apprennent à l’école en sachant qu’ils apprennent. A partir d’une enquête réalisée auprès d’enseignants d’école primaire, elle tente d’approfondir la question des relations entre école et télévision en termes d’apprentissage réciproques. L’enquête montre que les acquis langagiers des enfants proviennent d’émissions télévisées très diverses. Qu’ils soient de milieu populaire ou de milieu favorisé, les enfants puisent de nombreuses informations à la télévision. Cependant, ils ne les perçoivent pas comme sûres (p. 51). L’auteur suggère que l’école les aide à faire le tri. Plus l’enfant dispose d’un capital culturel élevé, plus il est prêt à accepter l’idée de la télévision comme moyen d’apprendre (p. 51). Si la télévision est le seul outil de culture disponible, l’école est perçue INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 57 comme le seul lieu où l’on apprend. L’auteure souligne que le travail de l’enseignant ne vise pas seulement à faire apparaître les acquis télévisuels des enfants. Son attitude « est de nature à développer chez les élèves la conviction qu’on peut légitimement utiliser à l’école ce qu’on apprend par la télévision et qu’on peut, grâce à l’école, mieux comprendre ce qu’on apprend à la télévision » (p. 51). Elle utilise la notion de métacognition qui postule que « l’apprentissage est d’autant plus efficace que le sujet apprenant comprend comment il apprend et choisit comment apprendre » (ibidem). Les enseignants ayant participé à l’expérience ont cherché à sensibiliser les enfants au fait qu’ils apprennent devant la télévision, et qu’ils pourraient apprendre davantage. En réalité, des études ont montré que les connaissances scolaires sont peu mobilisées devant la télévision qui appartient à la sphère des loisirs. Critiquant la position de François Mariet, l’auteure suggère de « travailler » les enfants à la réception télévisée. Elle suggère d’utiliser des émissions semblables à celles que regardent les enfants pour les aider à voir en quoi les savoirs scolaires peuvent devenir des outils de compréhension de ce qu’ils voient à la télévision : « travailler sur les transferts d’apprentissage entre télévision et école et école et télévision suppose que s’établisse un climat de collaboration entre les familles et l’institution scolaire, reposant sur une adhésion à des finalités communes, en particulier en ce qui concerne l’éducation du jeune téléspectateur », conclut Maguy Chailley. Geneviève Jacquinot, « La télévision : terminal cognitif », Réseaux n°74, 1995. Dans le champ des études sur les médias et l’école, la dimension épistémologique et cognitive du savoir et de la connaissance a été négligée, souligne Geneviève Jacquinot. Pierre Chambat et Alain Ehrenberg ont invité le chercheur à « se déprendre de l’évidence tellement quotidienne de la télévision » afin de « rendre exotique cet objet si familier »64. Geneviève Jacquinot propose de faire l’inverse, c'est-à-dire, de « rendre familier cet objet trop exotique qu’est la télévision pour l’école » aussi bien dans les problématiques des chercheurs que dans les pratiques pédagogiques. Chambat et Ehrenberg ont qualifié la télévision de terminal « moral », en ce qu’elle est « un miroir dans lequel un groupe d’hommes se reconnaît » et sur lequel se greffent les stéréotypes les plus divers, voire les plus contradictoires. Par analogie, la télévision dans ses rapports au savoir et à l’école peut être considérée comme un « terminal cognitif ». Elle peut en effet être considérée comme « objet social », c'est-à-dire, pour reprendre les termes de Chambat et Ehrenberg, comme « rapport entre des gens qui passe par la médiation d’un objet dans une situation déterminée », en l’occurrence ici, « dans la dimension que la télévision entretient avec le savoir ». La pratique télévisuelle est en effet susceptible d’avoir une influence sur le rapport au savoir, et en conséquence sur le rapport à l’école. Or, peu de recherches se sont intéressées au statut « d’objet cognitif » de la télévision. Geneviève Jacquinot propose d’appréhender cette dimension cognitive de trois façons : à travers l’imaginaire de la télévision, à travers les modalités de consommation télévisuelle et à travers la modalité cognitive propre à la télévision. Le premier aspect, l’imaginaire de la télévision, se situe aux antipodes de l’obligation, du temps contraint, de l’activité intellectuelle, du souci d’efficacité… bref, des valeurs de l’effort et de la contrainte de résultats dont est porteuse l’école. La télévision est en effet associée au divertissement. En même temps, cette opposition aux valeurs de l’école est alimentée par une représentation de l’apprentissage héritée de l’école obligatoire. Si 64 Pierre Chambat, Alain Ehrenberg, « Télévision, terminal moral », Réseaux, 1991. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 58 bien que ce sont les imaginaires contradictoires qui altèrent les jugements portés sur la télévision comme source de savoir, par les parents et par les enseignants, qui expliquent notamment la dévalorisation attachée à tout ce qui n’est pas l’apprentissage par l’école. Quelque soit leur âge, les « enfants cathodiques » oscillent, dans leurs souhaits d’émissions, entre ce qui est de l’ordre de la distraction et ce qui est de l’ordre de l’éducatif, rappelle Geneviève Jacquinot, qui s’appuie sur les résultats d’une enquête réalisée en 1991. La légère supériorité de la dimension distractive sur la dimension éducative et surtout le décalage entre ce qui est souhaité et les pratiques réelles témoignent de la « mauvaise conscience » nourrie par un imaginaire de la télévision (qui varie cependant en fonction des milieux sociaux). Ainsi, « ce qu’un enfant attend et apprend de la télévision est très lié aux représentations qu’il se fait de cet objet cognitif », elles-mêmes étroitement « dépendantes du statut relatif de cet objet dans la société, et différenciellement, dans sa famille ». Passant en revue les principaux résultats d’enquêtes mettant en évidence le poids de l’origine sociale dans l’écoute de la télévision, l’auteure souligne que le spectacle télévisuel comme pratique de loisir est un facteur de « discrimination culturelle ». De ce fait, « se contenter de ‘faire entrer la télévision à l’école’ […], loin de réduire les inégalités ne peut que les renforcer ». La modalité cognitive, comme modalité de la connaissance, présente trois traits essentiels, selon l’auteure : elle s’oppose au modèle de l’école, elle s’inscrit dans le contexte cultuel et médiatique d’aujourd’hui, elle relève d’un modèle de la connaissance en général « comme processus interprétatif et relationnel ». Mais la télévision n’est-elle pas elle-même le résultat du modèle différé du modèle pédagogique né de Mai 68 ?, de la redéfinition des frontières entre privé et public ou encore de la remise en question de la primauté de la raison dans les processus de connaissance de la réalité ? Plusieurs obstacles s’opposent à la prise en compte de la télévision et à travers elle, de ces mutations, par les éducateur : les intérêts politiques et économiques à ne pas savoir, l’illégitimité de ce médias (au regard de la rareté des recherches réalisées sur la télévision), l’idéalisation d’un âge d’or, l’ignorance du passé ou encore l’invisibilité (ou la méconnaissance) des phénomènes à étudier. L’auteur encourage une approche interdisciplinaire. Elle propose d’interroger non pas les effets cognitifs de la télévision mais plutôt les effets produits par l’école sur les enfants « télévisuels ». L’école devrait changer sa pédagogie en développant de nouvelles aptitudes. Au début, l’école et la télévision se sont opposés, puis elles ont cherché à se rapprocher. Pour Geneviève Jacquinot, le temps d’une troisième position est venu, qui nécessiterait un « véritable tournant à la fois épistémologique et institutionnel ». Joseph Meyrowitz, « La télévision et l’intégration des enfants », Réseaux n°74, 1995, p. 55-88. Joseph Meyrowitz fait partie des auteurs qui sont souvent cités par les chercheurs ayant travaillé sur les publics adolescents. La thèse principale de Joseph Meyrowitz est que la télévision rend plus poreuses les frontières entre le monde des enfants et celui des adultes, dans la mesure où elle donne aux premiers l’occasion de percevoir celui des seconds. En s’intéressant aux effets qui peuvent accompagner le passage d’une « situation fondée sur les livres » à une « situation fondée sur la télévision », Joseph Meyrowitz suggère que « l’orientation générale actuelle des conceptions sur l’enfance et l’âge adulte est peut-être beaucoup plus liée à l’évolution des médias qu’on ne pourrait peut-être le penser » (p. 58). Dans le passé, la connaissance que l’enfant avait du monde était déterminée par l’endroit où il vivait et par les lieux où on lui permettait de se rendre. Le monde extérieur était filtré par la famille, INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 59 ce qui explique la fascination exercée par les visiteurs qui apportaient dans le foyer des informations nouvelles. Le processus de socialisation était constitué d’étapes, auxquelles était rattaché un type d’information autorisé. La télévision, tend à rapprocher les adultes et les enfants, à l’inverse du texte imprimé qui crée des « espaces » où les adultes peuvent communiquer sans risquer d’être surpris par les enfants. Aussi, ce qui a profondément changé avec la télévision, écrit l’auteur, « c’est le mode de circulation de l’information dans le foyer ». La télévision « court-circuite les filtres de l’autorité parentale et atténue la portée de l’isolement physique de l’enfant sous le toit familial » (p. 59). La famille n’a plus le monopole de l’éducation des enfants qui trouvent dans les émissions de télévision d’autres sources d’information. Autrement dit, « la télévision supprime les barrières qui plaçaient auparavant des individus d’âges ou de compétences différentes dans des situations différentes » (p. 62). Non seulement les enfants sont capables de regarder des émissions pour adultes mais en plus, c’est celles qu’ils préfèrent. Les enfants veulent en fait, à travers ces programmes, connaître l’univers des adultes. Alors qu’avec les livres les adultes pouvaient cacher certains secrets et leur principe même de dissimulation, la télévision dévoile des secrets d’adultes et révèle qu’il y a eu dissimulation (p. 67). Or l’importance de la « dissimulation secrète » dans l’interaction adulte-enfant est un thème récurrent dans la littérature destinée aux parents. La télévision contribue à démystifier les parents, en montrant leur fragilité, par exemple, alors même qu’ils doivent se montrer solides face aux enfants. L’école opère également une gestion du secret, en révélant progressivement, des éléments de connaissance du monde environnement, en fonction des classes et des âges. « A chaque niveau de leur éducation, les enfants apprennent des secrets qu’ils ne doivent pas partager avec les adultes » (p. 74). Le système scolaire de répartition des classes d’âge répond à des règles strictes que la télévision remet en question. D’une part, les élèves savent à présent des choses que leurs enseignants ignorent et d’autre part, la télévision aurait, aux yeux de Meyorwitz, « sapé les comportements publics des éducateurs », par des révélations d’ordre privée (p. 75). Buckingham, David, Children talking television. The making of television literacy, London, Washington, D.C: The falmer press, 199365. Le travail de David Buckingham constitue une référence pour ceux qui s’intéressent non seulement à la question de l’éducation aux médias mais aussi au thème des effets dans la mesure où il aborde les deux aspects. Cette recherche a émergé dans une période cruciale du développement de l’éducation aux médias, en Grande Bretagne : d’un mouvement avant-gardiste porté par un petit groupe de personnes, l’éducation aux médias s’est rapprochée du courant éducatif dominant. Du coup, plusieurs chercheurs ont revisité les travaux de leurs aînés. Les défenseurs de l’éducation aux médias souscrivaient à un modèle de diffusion du savoir des chercheurs vers les enseignants puis vers les étudiants. Du coup, les questions d’apprentissage et de pratiques de l’enseignement en classe ont été largement ignorées. Dans sa conclusion, David Buckingham revient sur la posture de l’éducation aux médias en Grande Bretagne, posture politique plus explicite, à ses yeux, que l’approche en apparence neutre du programme « d’alphabétisation télévisée » aux Etats-Unis. L’auteur rappelle que l’éducation aux médias a souvent été perçue par ses défenseurs comme un moyen d’opérer des changements politiques radicaux à la fois dans la conscience des élèves et dans le système éducatif lui-même, c’est à dire comme un 65 David Buckingham est enseignant en Education à l’Institut d’éducation de l’Université de Londres. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 60 processus de démystification. Par contraste, la seconde position, plus récente, cherche à valider voire à célébrer des aspects de la culture des élèves traditionnellement exclus des programmes scolaires. L’éducation aux médias est ainsi perçue comme un moyen de renverser les notions de culture haute et de culture populaire, et de favoriser ainsi des relations plus égalitaires entre enseignants et élèves. Dans cette perspective, les textes populaires sont perçus non pas comme les supports d’une idéologie réactionnaire mais comme des sources de plaisir subversif qui défient et perturbent le statu quo éducatif et politique. Cette vision a souvent été critiquée comme étant une forme de populisme superficiel. Du point de vue des élèves, la première posture peut être perçue comme une attaque à leurs plaisirs et à leurs préférences. Plusieurs études ont montré que les élèves des classes populaires percevaient l’enseignement comme des tentatives de la part des enseignants issus de classe moyenne pour leur imposer leurs valeurs et croyances (Cohen, 1988, Dewney and Lister, 1988). La deuxième position qui suggère que les relations de pouvoir dans la classe peuvent être facilement abolies juste par le fait de changer le contenu du programme elle aussi fait l’objet de plusieurs critiques (Buckingham, 1990). Ces études ont montré qu’il n’y avait pas de raison de penser qu’enseigner les émissions de jeux ou des poètes affecterait les relations entre étudiants et élèves. Alors que la position de démystification ne parvient pas à renforcer les relations de pouvoir entre étudiants et élèves, la version « progressiste » de l’éducation aux médias court le risque de laisser les élèves à leur point de départ. Les enfants retirent peu de profits en termes d’apprentissage de l’étude des médias populaires (p. 286). Le but de ce livre consiste à informer les enseignants qui cherchent à développer l’éducation aux médias à l’école en partant du plaisir que les enfants retirent de cette activité. Alors que les débats sur l’influence néfaste de la télévision sur les enfants font rage, David Buckingham se propose d’interroger les notions « d’influence » et « d’effets » qui fondent ces discours anxieux. Contre l’idée d’une télévision toute puissante agissant sur des victimes impuissantes, il montre comment les enfants produisent du sens et tirent plaisir de la télévision, à travers l’observation de discussion en petits groupes. Il s’agit d’une recherche pluridisciplinaire qui allie les théories et des courants issus des médias et des Cultural studies, de l’anglais, de la psychologie, de la sociologie, de la linguistique et d’autres secteurs. Une partie des conclusions de cet ouvrage sont tirées d’une enquête sur le développement de l’alphabétisation télévisée à l’enfance et l’adolescence, financé par le conseil économique et social de la recherche de la Grande Bretagne. Après avoir évoqué les discours sur les effets des médias sur les jeunes, et mis en évidence leur caractère récurrent, David Buckingham montre que ces débats fournissent une explication causale à des problèmes complexes. Aussi, selon lui, « blâmer la télévision peut servir à détourner l’attention des causes possibles du changement et du déclin, causes qui pourraient être plus proches de la maison et bien plus douloureuses à examiner » (p. 8)66. Rechercher des explications plus complexes à ces phénomènes reviendrait à reconnaître certaines contradictions et limites de ces institutions (telles que l’église et la famille)67. Ces travaux présentent 66 Par exemple, Mary Whitehouse a constamment perçu la télévision comme une des principales explications du déclin de la religion et des valeurs familiales traditionnelles de l’après-guerre (Tracey et Morrison), 1979. Ses attaques contre la BBC et de ses représentants les plus « populistes », comme Sir Hugh Greene et Michael Grade ont été motivées par une inquiétude plus générale au sujet de la sécularisation de la société britannique. 67 Ian Connell (1985) a montré que blâmer les médias faisait partie de la mythologie de la gauche. Concevoir l’échec du socialisme à gagner le soutien des masses comme étant le résultat de la manipulation médiatique renvoie à la INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 61 plusieurs limites, selon David Buckingham. Ils n’apportent pas de preuves tangibles de ce qu’ils avancent. Dans la plupart des cas, une analyse de la télévision en elle-même, généralement en termes statistiques, est perçue comme une preuve suffisante de ses effets. En outre, l’intérêt se porte essentiellement sur les effets négatifs de la télévision… Ce qui passe à la trappe, ici, c’est la question de savoir pourquoi les enfants privilégient la télévision et le plaisir qu’ils peuvent en retirer. Or, tout se passe comme si cela ne pouvait être qu’expliqué en termes d’addiction du média ou comme une conséquence de l’irresponsabilité parentale. David Buckingham montre qu’une partie des critiques de télévision pourraient apparaître comme un retour en arrière à une vision proche de l’idéal victorien de l’enfance pure (ce qui, pour un autre auteur, Barker, cache en réalité, une crainte des enfants des milieux populaires perçus comme des monstres potentiels [Barker, 1989]). Dans tous les cas, les enfants ne sont pas totalement conçus comme des êtres sociaux, ce qui a eu pour conséquence de réduire les enfants au silence. Que ces enquêtes aient été financées par le budget de la santé mentale, aux Etats-Unis, montre que ce problème a été principalement appréhendé en termes pathologiques. Malgré les ressources intellectuelles et économiques considérables qui ont été investies dans la recherche sur les effets de la violence télévisée, ses résultats ont été peu concluants. Les raisons sont autant liées aux limites des méthodes employées qu’à la façon dont le questionnement scientifique de départ a été formulé, souligne David nécessité douloureuse de regarder certaines contradictions et faiblesses des stratégies propres à la gauche. Martin Barker (1984) explique que les débats et la législation au sujet des « vidéos sales » (« nasty videos ») ont surgi en réponse au besoin du gouvernement conservateur d’imposer l’image d’un parti de la loi et de l’ordre, à la suite de l’agitation sociale qui culmina avec les troubles des banlieues de 1981. Buckingham (p.10). Exceptés les travaux d’Himmelweit et de Schramm et alii qui soulignent le poids des variables qui interviennent telles que la famille ou la classe sociale et affichent une certaine prudence à l’encontre des visions les plus alarmistes circulant dans le débat public, la plupart des recherches depuis cette date se sont appuyées sur la notion d’effets directs (p.11). Utilisant des modèles comportementaux, leurs auteurs ont tenté d’identifier les différentes façons à travers lesquelles un stimulus violent produirait une réponse agressive. Or comme plusieurs critiques l’ont exprimé, « les expériences classiques en laboratoire tendent à mesurer des réponses artificielles à des stimuli artificiels dans des situations artificielles » (p. 11). Surtout les limites majeures de ce courant dérivent de son incapacité à définir la signification de la violence à la télévision comme dans la vie quotidienne. Dans ces études, en effet, la violence est surtout définie en termes d’actes d’agression physique, laissant de côté la violence psychologique ou institutionnelle. Elle est également perçue comme une catégorie homogène, ignorant les différents types de violence et de contextes dans lesquels elles prennent part. Enfin, les catégories de classification de la violence télévisée sont élaborées par les chercheurs et non à partir des définitions des publics alors même que ces dernières peuvent se baser sur des critères très divers voire contradictoires68. En isolant la violence d’autres aspects de la télévision et l’agression d’autres aspects de la vie sociale, les chercheurs ont effectivement échoué à expliquer ces phénomènes. 68 Dorr et Kovaric (1980) ont montré que les définitions de la violence des enfants ne coïncidaient pas forcément avec celles des parents. Murdock et McCron (1979) ont souligné la nécessité de replacer les comportements d’agression et de consommation télévisée dans les processus culturels et sociaux plus larges. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 62 L’auteur utilise la notion d’alphabétisation69 pour faire le lien entre le thème de l’éducation aux médias et la recherche sur les publics. Il s’intéresse surtout, à travers cette notion, aux relations entre les processus linguistiques et cognitifs et les pratiques sociales spécifiques. Autrement dit, l’alphabétisation n’est pas réductible à un ensemble de compétences isolées du sens que chaque téléspectateur produit ou des structures institutionnelles et sociales qui l’enserrent. David Buckingham souligne également la fonction sociale de la télévision, en montrant que ce que nous pensons de la télévision et comment nous l’utilisons dépend des contextes et de la façon dont en parle avec les autres (p. 39), que ce que nous en disons dépend de nos interlocuteurs, du contexte, ce que nous aimerions qu’ils pensent de nous, du type de relations nous souhaitons établir avec eux. La télévision, comme les discussions sur le temps qu’il fait, fournissent un discours qui sert tout simplement à établir et à maintenir une communication (p. 40). Ces discussions autour de la télévision varient en fonction des milieux sociaux. Pour les parents, les enseignants et les classes moyennes, parler de la télévision montre que l’on est responsable. La première partie de l’ouvrage expose le contexte de la recherche et les termes du débat puis annonce la perspective théorique choisie par l’auteur : celle de l’alphabétisation télévisée. La deuxième partie aborde, à travers les résultats de plusieurs enquêtes réalisées auprès d’enfants et de parents d’élèves, la façon dont l’ont peut donner du 69 Sur la transposition de la difficulté de transposer la notion d’alphabétisation en France, cf. l’article de Jacques Gonnet, in Jacquinot Geneviève (dir.), GRREM, Les jeunes et les médias : perspectives de la recherche dans le monde, Paris, l’Harmattan , 2002. sens aux discussions télévisées. La troisième partie porte sur les compétences identifiées comme constituant un « ordre supérieur » de l’alphabétisation, l’expression étant empruntée aux recherches psychologiques sur le développement de l’enfant qui distinguent un state d’alphabétisation fonctionnelle, acquis en bas âge et un stade « supérieur » ou d’alphabétisation critique qui correspond à un âge plus avancé (p. 131). Cette présentation se focalise essentiellement sur la deuxième partie dont la majeure partie des résultats ont été obtenus à l’issue d’une expérience pilote qui s’est déroulée dans une école primaire de l’Est de Londres, en 1989. 47 enfants de 8 à 11 ans étaient interviewés par groupes de 4 ou 5, en faisant varier la composition de ces groupes (en termes de genre, de « race » et de milieu social). L’un des premiers enseignements de cette expérience c’est que le dispositif d’enquête produit des effets sur les résultats, (ce que David Morley n’aurait pas pris en compte dans son enquête sur le public de Nationwide). Dans la situation d’entretiens, les enfants, désireux de répondre aux attentes du chercheur-adulte, ont tendance à offrir un discours relativement critique à l’égard de la télévision. En petits groupes, en revanche, ils n’adoptent pas tout le temps un discours « adulte » car en interagissant aussi avec leurs pairs, ils s’adressent à des publics différents. Il en découle que « ‘décoder’ la télévision est en lui-même un processus et pas seulement un effet d’autres processus sociaux » (p. 46). Les enfants savent que le Cosby show est une fiction. Ils l’apprécient en tant que comédie mais aussi dans la mesure où ils peuvent en retirer une grille de lecture sur le monde social. Le succès de cette série vient du fait qu’elle oscille entre la volonté de « faire rire » et celle de « faire réfléchir à ce qui se passe » (p. 48). DB suggère INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 63 d’observer de plus près la façon dont les gens utilisent le langage au cours d’interactions. Les catégories ne sont pas fixées, elles sont négociées. Dans cette perspective, les enfants devraient être appréhendées comme des participants actifs de leur propre socialisation. La définition de soi et des autres joue un rôle vital dans ce processus. Une autre expérience menée cette fois à partir de dessins animés, auprès de groupes masculins et féminins montre que les identités sexuées ne sont jamais fixées, mais négociées et établies au cours des interactions. Contre l’image d’une télévision toute-puissante et du risque inverse d’exagérer le pouvoir de liberté du public, l’auteur suggère ainsi de reconnaître ce que les lecteurs apportent aux textes et de rendre compte de ce qu’ils en retirent (p. 59). Le quatrième chapitre repose sur des discussions de 45 minutes avec des enfants interrogés par groupes de cinq, à l’écart de la classe. Il leur était demandé ce qu’ils aimaient à la télévision, puis quelques temps plus tard, ce qui leur déplaisait. Plusieurs résultats apparaissent. Premièrement, parler de la télévision peut être une façon de définir à soi et à l’autre son identité. L’âge joue un rôle essentiel dans la définition de soi comme l’atteste le fait que les programmes sont ainsi classés selon qu’ils s’adressent aux enfants ou aux adultes. Les différences sexuelles constituent aussi un facteur de distinction important. A l’inverse, la classe sociale et la race jouent un rôle plus discret. Ce constat n’est pas homogène. Parmi les enfants de classe moyenne, où les enfants d’étrangers sont peu nombreux, les « différences raciales » n’existent pas, alors qu’en banlieue, l’identité raciale est souvent mise en avant. Cela peut traduire, outre le fait qu’il y ait beaucoup d’enfants noirs, des intérêts à proclamer ces différences. Autrement dit, la façon dont certaines différences sont mises en avant dépend de l’anticipation des profits (ou des pertes) à les proclamer (p. 87). Le chapitre 5 s’intéresse aux relations entre les parents, les enfants et la télévision. Celles-ci se caractérisent par des luttes de pouvoir et de contrôle (p. 102). Regarder la télévision en famille est souvent une zone de tension et de conflits considérables (p. 102). Les discussions menées avec des parents d’élèves montrent que tous condamnent la télévision ; évoquer son propre plaisir à regarder la télévision apparaîtrait comme un signe de discrédit (Peter Fraser, 1990). En faisant cela, ils montrent qu’ils répondent à la définition de « parents responsables ». La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la question de l’alphabétisation télévisée. L’auteur montre que ces compétences sont sociales dans la mesure où elles sont négociées et produites dans le processus de conversation enfantine. Le dernier chapitre porte sur les implications de la télévision, du langage et de l’apprentissage pour l’éducation aux médias. Le courant dominant de recherche sur les enfants et la télévision voit les enfants comme des téléspectateurs plus ou moins incompétents. DB montre au contraire que même le plus jeune des enfants présente un haut degré de sophistication dans les jugements qu’il porte à la télévision. Il demeure néanmoins un fossé dans leur connaissance. Les enfants ne comprennent pas tout à fait le fonctionnement des émissions de télévision, ils ne s’interrogent pas sur la portée politique de certains programmes ni les éventuels biais contenus dans les informations. Les enfants plus âgés néanmoins sont plus réflexifs et offrent des jugements mieux informés et considérés. Sur la base de ces résultats, DB émet la possibilité de construire un modèle de développement qui identifierait une série d’étapes à travers lesquelles les enfants acquérraient une compréhension de la représentation. De même, il INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 64 suggère d’apprendre aux enfants de 8 ou 9 ans comment fonctionne la télévision. Au lieu d’encourager les enfants à résister à la publicité, il serait plus productif pour eux d’étudier les fonctions économiques des industries culturelles. Il invite les éducateurs à identifier les manques, dans le savoir des enfants et leur permettre de développer leurs compétences et leur compréhension. Il suggère également de prendre en compte le contexte social et interpersonnel. Les compétences de téléspectateurs ne peuvent être séparées des dimensions sociales et affectives des relations que les enfants entretiennent avec la télévision. Pour finir, David Buckingham suggère aux enseignants d’encourager les enfants à analyser ce qu’ils lisent, regardent à la télévision qu’il s’agisse de littérature populaire ou de haute culture. Mireille Chalvon, Pierre Corset, Michel Souchon, L’enfant devant la télévision des années 1990, Paris : Casterman, 1991. Ecrit par des « professionnels de la télévision »70 comme ils se présentent eux-mêmes, ce livre a pour objectif de « créer un climat favorable au dialogue » et à la réflexion autour de la télévision entre parents, éducateurs et enfants. Plus qu’une entreprise de réhabilitation de la télévision, ce livre constitue une réhabilitation 70 Ancienne responsable des émissions pour la jeunesse de France 3, Mireille Chalvon est productrice de programmes pour enfants et responsable des émissions de fiction et des dessins animés. « Elle a publié plusieurs compte rendus d’études et de colloque dans le cadre de l’Union européenne de radiodiffusion » est-il fait état, dans cet ouvrage. Pierre Corset travaille depuis 1967 au service de la recherche de l’ORTF puis à la Direction de la Recherche de l’INA et a publié Les Jeunes et la télévision, Paris : La documentation française, 1991. Michel Souchon est rédacteur en chef adjoint de la revue Etudes et directeur des études à la présidence A2-FR3. Il a publié Petit écran et grand public (Documentation française, 1980) et La Télévision des adolescents, op. cit. des chercheurs qui travaillent à la télévision. L’ouvrage est une sorte de compilation de ce qui se dit sur le sujet, dans le milieu de la recherche et dans la vie courante. Autrement dit, la teneur proprement scientifique du livre est absente, puisqu’il n’y a ni hypothèse, ni véritable démonstration, ni enquête. Le fait qu’elle plaise aux enfants constitue pour les auteurs, une raison suffisante pour ne pas la négliger. Dans la première partie, les auteurs exposent les possibilités offertes par ce média tout en abordant ses limites. Puis, l’écoute télévisée est resituée dans l’ensemble des pratiques socioculturelles. Conscients que « loin de combler les vides et de réduire les inégalités culturelles, la télévision contribue, au contraire, à les augmenter », les auteurs s’intéressent au rapport des adultes à ce médias enfin à la façon dont former les téléspectateurs actifs. Méthodologie La première partie s’appuie sur les résultats du système d’audiométrie individuelle Médiamat (Médiamétrie) sur l’ensemble de l’année 1989 et l’enquête 8-16 ans (Médiamétrie-Diapason) sur les jeunes de 8-16 ans (1987-1988). Dans le premier, un appareil, placé dans 2300 foyers français, enregistre, avec une horloge intégrée, l’état physique du poste de télévision (allumage, extention, changement de chaîne). Une boîte est remise aux personnes du foyer qui s’en servent pour signaler leur présence dans la pièce où se trouve le téléviseur allumé. L’enquête 8-16 ans a été conduite entre juin 1987 et mars 1988, sur 3000 jeunes représentatifs des jeunes de cet âge, en trois vagues successives. Principaux résultats Les auteurs montrent que la télévision sert en partie à meubler des temps libres que l’on ne peut occuper à l’extérieur, comme le montre INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 65 le fait que les durées d’écoute sont plus importantes en hiver qu’en été. Revisitant la littérature sociologique sur les rapports de l’enfant à la télévision, les auteurs insistent sur les conditions de réception de la télévision. Les effets supposés ou réels de la télévision sur certains comportements des enfants dépendent d’un ensemble de facteurs externes. On est « renvoyé, lorsqu’on veut étudier la télévision, à tout ce qui n’est pas elle, au milieu où elle s’insère et qui conditionne sa réception », écrivent-ils (p. 17). Les auteurs se basent sur les travaux de Schramm et d’Himmelweit qui constituent à leurs yeux, les enquêtes les plus sérieuses et les plus prudentes. Observant que les enfants regardent davantage les programmes pour adultes que ceux qui leur sont destinés, les auteurs se demandent si l’existence de programmes spécifiques est justifiée. Ils retracent dans les grandes lignes, les étapes de la création des services Jeunesses, ainsi que les des émissions phares (« L’île aux enfants » (1973), « Goldorak » (1978), « Candy » (1979), Disney Channel » (1984)…). Ils constatent la disparition d’émissions d’éveil et de documentaires et le retour récent du « soft » (illustrées par des séries fondées sur la famille et l’utilisation de héros célèbres ou issus de bandes dessinées connues). Ils soulignent la position de ces services qui, dans tous les pays, sont les « parents pauvres » des chaînes de télévision (p. 54). S’ils représentent 20% de tranches horaires d’une chaîne, les budgets ne dépassent pas 10%. Aux productions nationales, constituées pour des raisons budgétaires, principalement, d’émissions en plateaux, se sont substituées les coproductions. Ces dernières, souvent européennes et/ou internationales ont permis, dès 1985, une réduction de la participation des chaînes (de l’ordre de 30%) aux programmes Jeunesses. Autre aspect économique de ce secteur, les droits dérivés des dessinés animés jouent un rôle considérable dans le financement des séries de même que l’ordinateur a permis lui aussi de réduire les coûts des dessins animés. Les auteurs abordent ensuite des aspects plus sociologiques de la réception télévisée, en s’intéressant d’abord au rôle de ce médias dans les relations familiales puis dans le processus de socialisation de l’enfant. « La télévision court-circuite la médiatisation personnelle de l’éducateur », soulignent-ils (p. 69). Le fait qu’elle représente pour ces éducateurs, un phénomène nouveau, explique aussi l’attention qui est portée sur elle, au détriment d‘autres médias mieux connus (affiches, Walkman, Bandes dessinées…). Les auteurs proposent de modifier le rôle de l’éducateur, pour qu’il soit moins dispensateur de connaissance et davantage chargé d’aider les jeunes à se les approprier en un savoir cohérent (p. 75). « On ne forme plus l’enfant pour l’introduire ensuite dans la société. C’est la société qui vient à lui précocement par l’intermédiaire de la télévision. Il faut apprendre à y vivre sans l’accepter passivement » (p. 74). C’est à la condition que l’éducateur s’intéresse aux émissions que l’enfant regarde, les prenne en compte pour parler avec lui, que la télévision deviendra un outil de socialisation qui n’échappera pas totalement à l’éducateur. Car que propose la télévision à l’enfant ?. Elle lui fournit des modèles et contribue « pour une large part, à constituer les réservoirs de signes sociaux où il puisera pour s’exprimer et pour analyser les comportements de ceux qui l’entourent » (p. 77). « En présentant comme normal ou naturel un monde où un enfant semblable au téléspectateur a tel type de comportement ou d’attitude […] la télévision fait jouer un mécanisme subtil d’imposition de normes sociales […] Cette imposition de normes, cette délimitation implicite des rôles et des statuts, la télévision les pratique dans toutes les sphères de la vie sociale : de l’espace familial aux domaines des relations internationales » (p. 84). Aussi la distance s’avère-t-elle nécessaire avec ce média. Autre aspect de la télévision traité par les auteurs : l’information. Source « inépuisable d’informations, c’est plutôt « par surabondance » qu’elle pêche. Les enfants, ou bien se INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 66 passionnent pour le sujet ou bien adoptent une attitude indifférente ; ceux qui sont âgés de plus 14 ans préfèrent des informations précises sur leur vie quotidienne : la vie scolaire, l’orientation, les débouchés, le chômage ou les loisirs (p. 90). Au passage, on notera que le ton des auteurs est ici plus critique. Les informations télévisées sont souvent décontextualisées, les commentaires supposent que les éléments factuels permettant de comprendre les situations soient connus du public. En outre, le fait d’avoir une image détermine en grande partie l’importance consacrée à tel ou tel sujet. Le système narratif imposé par la télévision ne permet pas de rendre la complexité des situations. La télévision a également tendance à personnaliser les situations : au lieu d’expliquer les raisons du chômage, on demande son avis à un chômeur ou un ministre, de parler de la construction de l’Europe, on présente une photo de famille des responsables politiques (p. 95). De même, l’information devient un feuilleton romanesque, avec des acteurs connus (ibidem). Après avoir montré que l’information télévisée n’était pas adaptée aux jeunes, en dépit des expériences qui ont été faites avec des jeunes sur la réalisation d’un journal, les auteurs se demandent sur la télévision aide à l’apprentissage du langage. Or, les enseignants affirment que les enfants ne s’expriment pas plus facilement oralement qu’autrefois (p. 101). La télévision montre les objets plus qu’elle ne les nomme, de sorte que le langage devient presque superflu (p. 102). De même, les images données toutes faites par la télévision ne risquent-elles pas de « ‘fossiliser’ les possibilités d’abstraction de l’enfant » ?, s’interrogent les auteurs (p. 103). Ils invitent les éducateurs à faire raconter aux enfants ce qu’ils ont vu sur le petit écran afin « qu’ils prennent l’habitude de passer de l’objet ou de l’événement, aux mots et aux phrases » (p. 104). Aussi, les auteurs suggèrent que l’école intègre les apports de la télévision : « dans la mesure où la télévision sera consommée comme un pur passe-temps et où l’école continuera à sélectionner par le lu et l’écrit les apports culturels acquis à la maison, elles joueront en faveur des plus favorisés et au détriment des autres. Si au contraire l’école intègre les apports de la télévision en apprenant aux enfants à les situer, à les classer, à les critiquer, elle redonne les mêmes chances à tous » (p. 114). Le livre plonge ensuite dans l’évasion - refuge. « L’enfant qui est entravé par de nombreux interdits et limité dans ses capacités trouve une occasion d’évasion en menant par procuration les aventures des autres […] Et alors qu’il est difficile de résoudre des problèmes trop brûlants et trop immédiats de la vie quotidienne, la télévision offre une distance qui les rend apparemment supportables et faciles à résoudre [ …] L’enfant trouve ainsi dans les émissions de fiction des occasions d’alimenter ses fantasmes, d’exprimer et de sublimer ses pulsions », soulignent les auteurs (p.117) qui passent en revue les différents types de fictions. Le problème des fictions est davantage celui de leur surabondance qui oblige les enfants à s’identifier à plusieurs héros à la fois (p. 127). Les auteurs soulignent alors la fonction du retour plateau et/ou de la publicité qui permet à l’enfant de faire une pause avant de passer à un autre personnage. Un des dangers des fictions tient dans le fait que les enfants sont amenés à la confondre avec la réalité, ce qui, selon les auteurs, tient en partie au fait que les réalisateurs aiment mélanger des faits réels aux récits. Inversement, la télévision empêche de s’impliquer dans la vie réelle dans la mesure où elle informe des risques qu’il y aurait à le faire (p. 131). Les auteurs abordent ensuite l’impact des discours inquiets des adultes sur les enfants. « Le regard anxieux et culpabilisé que posent certains parents sur leur enfant, heureux et tranquille devant l’écran, risque de le perturber autant que les images plus ou moins traumatisantes qui s’y succèdent » (p. 137). Les jeunes parents qui ont été élevés par la télévision ont en effet moins de réticences. Les auteurs suggèrent aux parents de s’interroger sur leurs attitudes de peur. Ils les invitent à sélectionner les programmes, mais aussi à les INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 67 démystifier, en expliquant comment sont faites les émissions. Les parents devraient également expliquer aux enfants confrontés aux spots publicitaires, qu’il existe d’autres critères de choix, de leur montrer le caractère mensonger des slogans. L’ouvrage se clôt sur l’idée de « former un téléspectateur actif ». Une meilleure compréhension de son attitude a pour objectif de lui permettre de tirer un meilleur profit culturel de cette activité. Mais cette formation à devenir des spectateurs actifs devrait concerner aussi bien les enfants que les adultes, concluent les auteurs. François Mariet, Laissez-les regarder la télé. Le nouvel esprit télévisuel, Paris : Calmann-Levy, 1989. A travers ce titre provocateur, l’auteur rompt ave les positions sur les effets supposés ou réels de la télévision sur les comportements des enfants. Constatant le désert conceptuel des travaux sur la télévision, l’auteur suggère de la considérer comme un média différent des autres et d’adopter une approche compréhensive qui s’appuie sur ce que les enfants peuvent en dire. Le livre a pour but de « réconcilier l’école et la télévision ». L’auteur qui se place dans une perspective internationale se présente comme un partisan du libéralisme audiovisuel, seule garantie, à ses yeux, de la démocratie. « La télévision commerciales est ce qui se rapproche le plus de la démocratie télévisuelle » écrit-il (p. 21). En effet, avec cette télévision, le pouvoir revient au peuple, pour ainsi dire. Il invite des parents et les éducateurs à laisser les enfants regarder à la télévision, ce qu’ils souhaitent, quand ils le souhaitent, car interdire cette pratique « ne fera que la grandir à leurs yeux » (p. 19). L’auteur prend le contre-pied de ce qu’il appelle les « cinq postulats des téléphobes ». Le premier part du principe qu’il existerait une autorité supérieure – l’Etat, des parents et des enseignants, des spécialistes du conseil en éducation que l’auteur regroupe dans la catégorie des « intermédiaires culturels » - qui pourrait dire ce qui est bon pour nous. Or, ces porte-parole sont des usurpateurs, pour l’auteur, dans la mesure où ils n’ont pas été élus. Contre le second postulat selon lequel la télévision doit être nationale, l’auteur plaide pour une télévision sans frontières. Contre le troisième postulat sur l’existence d’un conflit entre l’école et la télévision, l’auteur souligne que chacun poursuit des fins différentes et que la télévision n’est pas responsable de la dégradation de l’école. Contestant le quatrième postulat sur l’influence du contenu des émissions sur les enfant et le fait d’y répondre entre contrôlant ce contenu, l’auteur suggère de laisser les enfants « transformer notre culture à leur convenance avec les outils de culture dont ils disposent » (p. 23). Enfin, contrairement à l’idée que les enfants constituent un public à part qu’il faut protéger, il propose de les considérer comme des « décideurs qui comptent » et de les « laisser choisir la télévision, comme tout le monde » (p. 24). François Mariet suggère de ne pas considérer la consommation télévisuelle enfantine de façon globale. Il met ainsi en évidence trois modes d’audience différentes : la « télé-passion » est caractérisé par une attitude attentive et exclusive ; la « télétapisserie » ne requiert pas d’attention particulière et accompagne souvent d’autres activités ; enfin, la « télé bouche-trou » se regarde faute d’avoir d’autres occupations. Cette forme de télévision « est un indicateur de l’ennui et parfois de la déprime des adolescents » (p. 49). Cette télévision s’immisce dans les moments laissés vacants par d’autres activités, ce manque devant être pris en compte par les acteurs de l’animation socioculturel. Supprimer l’ennui supprimerait en effet cette sorte de consommation télévisée (p. 50). Ainsi, la télévision apparaît comme une pratique compétant d’autres activités ou s’y substituant. L’auteur montre ensuite que les enfants sont des consommateurs plus avertis qu’on ne le pense. Ils savent regarder la télévision tout en faisant plusieurs choses ce qui conduit l’auteur à INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 68 indiquer que « la télévision, c’est la liberté recouvrée du spectateur » (p. 57). Les enfants maîtrisent les possibilités techniques de la télévision, contrairement aux parents. L’auteur associe les discours visant à contrôler l’usage de la télévision comme un discours de classe, un sondage paru dans le magazine catholique La Vie indiquait la prédominance des écologistes et des catholiques parmi ceux qui souhaitent que leurs enfants leur demandent l’autorisation de regarder la télévision. L’auteur passe en revue les différentes mesures d’audience aides à la télévision, en en soulignant les limites, pour chacune d’elles. Réaffirmant le caractère irremplaçable de l’école, François Mariet insiste sur le fait qu’elle ne peut ignorer pour autant la télévision (p. 189). De fait, l’école doit fournir aux enfants le moyen de ne pas se noyer dans le flot télévisé car « l’école seule transmet les moyens de comprendre et d’évaluer ce que dit la télévision […] C’est l’école qui rend la télévision éducative » (p. 200). L’auteur suggère de déplacer le questionnement. Ce n’est pas tant la façon dont les enfants regardent la télévision qu’il faut interroger que ce qui les y conduit, à savoir l’état de l’offre des équipements scolaires, culturels. Le travail réalisé par les structures de promotion de la lecture, s’il est efficace, devrait détourner l’intérêt des enfants pour les émissions de télévision. Il s’oppose à ce que l’école sorte de son rôle traditionnel, en proposant d’enseigner la BD ou d’apprendre la télévision (p. 203). La télévision n’empiète pas sur le temps de l’école car la durée de télévision qui s’accroît, c’est la télévision tapisserie. Or, si la télévision n’a pas fondamentalement modifié les objectifs de l’enseignement, elle a transformé la culture, les dispositions et les attentes des enfants et de tous ceux qui apprennent en général (p. 219). L’auteur se lance dans une critique du rythme scolaire des apprentissages « archaïque et inadaptés » que la télévision et d’autres technologies ont fait vieillir. Judith Lazar, Ecole, Communication, télévision, Paris : PUF, 1985 L’auteure reprend l’hypothèse selon laquelle l’enfant se trouve aux prises avec « deux cultures fondamentalement différentes », l’une, « livresque, admise, citée comme référence, l’autre, télévisuelle, contestée, cependant universelle » (p. 19-20). Refusant de reconnaître la culture télévisuelle, l’école refuse de l’intégrer dans son programme. Or, si la culture télévisée est « plus proche de l’univers des enfants que la culture classique » (p. 20), elle exige une formation préalable. N’est-ce pas à l’école de remplir ce rôle ? Plus qu’une pratique de loisirs, la télévision est un « phénomène social » dont il faut désormais tenir compte, souligne l’auteure. Selon Judith Lazar, l’entrée de l’ « école parallèle » dans la vie nécessite un mode d’emploi. La télévision présente en effet certains dangers : elle confronte l’enfant au monde des adultes (cf. Meyrowitz), s’adresse à tous au même moment, impose son rythme (p. 32). En outre, l’école n’est pas garante de la démocratie culturelle. Non seulement le taux d’échecs scolaire est fortement lié à l’origine sociale, mais aussi l’école, « loin d’atténuer les inégalités », les accuse (p. 25), souligne Judith Lazar. S’il existe une division du travail entre l’école, lieu « sérieux » et la télévision, lieu de divertissement, l’école a pris conscience de ne plus être le seul lieu d’éducation et d’instruction. Judith Lazar mobilise des travaux de psychologie, de sémiologie et de sociologie pour asseoir son propos. Elle explique par exemple qu’« un fossé entre les génération » s’est creusé, « les parents restant soumis à la suprématie de l’hémisphère gauche alors que leurs enfants commencent à faire l’expérience d’un hémisphère droit dominant » (p. 29-30). L’auteure passe en revue les caractéristiques de ces deux institutions. Contre le jugement des pédagogues sur le rythme trop rapide de la télévision INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 69 Judith Lazar souligne que c’est l’école qui est lente alors même que « le rythme de la maturation biologique s’est accéléré dans les pays industriels » (p. 33). De même, à la différence du verbal qui « affecte essentiellement les centres supérieure de notre vie intellectuelle et psychique », […] les informations [télévisées] atteignent la sensibilité sans obéir nécessairement aux inflexions de jugement » (p. 29). Autre différence pointée par l’auteure : l’école apporte un « savoir érudit plus ou moins abstrait », la télévision « transmet la réalité, la possibilité, le tangible » (p. 33). Enfin, l’école renvoie à la « culture cultivée » tandis que la télévision est plus « populaire » (p. 34). Judith Lazar étudie le rôle de la télévision dans le processus de la socialisation. Si l’école a succédé à la famille comme lieu de socialisation, l’arrivée de la télévision a augmenté la « complexité de la socialisation » (p. 70). Les enseignants sont réticents à considérer les médias comme un instrument d’apprentissage pourtant prisé par les jeunes. Ces derniers sont conscients du fait que la télévision peut leur fournir des informations que ni l’école, ni leur famille ne pourraient leur proposer, c’est à dire des informations directement liées « à la vie ». La télévision occupe une place importante dans les loisirs des enfants qui s’atténue à l’adolescence où les activités à l’extérieur sont privilégiées. L’audiovisuel occupe la troisième position derrière le sport et le cinéma. Si l’activité télévisée concerne tous les milieux, elle est légèrement plus faible dans les milieux favorisés. Passant en revue les programmes télévisés destinés aux jeunes, Judith Lazar déplore le refus des éducateurs de considérer la télévision comme un média éducatif, laissant ainsi le terrain libre à une télévision qui « manque de courage » et vit « dans la hantise de devenir impopulaire » (p. 113). Et rappelle que les « gens de télévision » sont aussi responsables de la formation des goûts et de l’éveil du sens critique que les enseignants de l’école (ibidem). Après avoir passé en revue les principales critiques adressées à la télévision - la passivité, l’effacement de la frontière entre le monde réel et le monde imaginaire, la peur – l’auteure souligne que ce média sert de bouc émissaire, « de déversoir aux différentes tensions existantes dans la vie scolaire des enfants » (p. 124), rejoignant par là les conclusions d’Himmelweit et de son équipe. Judith Lazar se penche ensuite sur les préjugés concernant l’image. Celle-ci, contrairement aux apparences, n’est pas accessible tout de suite à tout le monde. Elle est à la fois ambiguë et polysémique (p. 132). La télévision « possède, fabrique un langage d’image qui a ses règles, ses rythmes, son temps propre. Ce langage crée un nouvel espace, une nouvelle réalité qui s’ajoute à la réalité antérieure » (p. 148), souligne l’auteure. C’est non seulement un flux, mais aussi une fiction permanente. En outre, elle possède le pouvoir « de lier le téléspectateur au monde, de le lui expliquer, de le rendre cohérents » (p. 149). La télévision présente un terrain particulièrement propice aux stéréotypes. L’auteure définit ce terme « l’ensemble des opinions et des croyances acquise par un individu à l’égard d’un autre individu ou une idée, sans que son opinion soit fondée sur le savoir » (p. 152). Entre 8 et 12 ans, l’enfant a tendance à refuser tout ce qui s’écarte de la règle ; ce qui est beau c’est pour lui ce qui se rapproche le plus des stéréotypes (p. 153). L’auteure pointe un « risque d’assimilation stéréotypé » de ce qui est perçu de la télévision, « en l’absence de toute forme de critique et de jugement » (p. 154). En outre, « la force de la télévision vient du fait que ce qu’elle donne à voir du réel semble le réel, et non pas une image du réel » (M. Chalvon, P. Corset, M. Souchon, L’enfant devant la télévision, Paris : Casterman, 1977, p. 77). L’ouvrage se clôt sur les résultats d’un questionnaire distribué à 92 élèves de cinquième, plutôt masculins (65% des répondants sont des hommes) et d’origine populaire (59% des pères sont ouvriers et employés). Il ressort de cette enquête un manque de formation en matière d’image. L’auteure invite l’école, qu’elle compare à une « structure périmée », à « s’adapter » aux transformations induites par l’arrivée de nouveaux INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 70 médias, ceci, à l’heure où l’enfant entre à l’école avec une pratique télévisuelle. » Elle redoute que la télévision, loin de combler les inégalités culturelles, ne les amplifie. Selon elle, seule l’école peut « briser la pauvreté culturelle » (p. 174). Elle invite l’école à enseigner les techniques de domestication de l’image, et de sortir de son « comportement hostile » qui, selon elle, « met en danger tout le système scolaire » (p. 175). Evelyne Pierre, Jean Chaguiboff, Brigitte Chapelain, Les nouveaux téléspectateurs de 9 à 18 ans. Entretiens et analyses, Paris : INA/La documentation française, (coll. « Audiovisuel et Communication »), 1982. Financée par le fonds d’intervention culturelle, avec le concours des ministères de Agriculture, de la Culture, de l’Education nationale, de la Solidarité nationale, de la Jeunesse et des sports, avec le soutien de l’Office culturel pour la communication audiovisuel, cette enquête s’inscrit dans le cadre d’un programme expérimental sur la formation « du jeune téléspectateur actif ». Ce programme propose aux parents, enseignants, animateurs socioculturels, de « prendre en compte dans leur tâche de formation, la place que la télévision tient dans la vie quotidienne des enfants et des adolescents et de développer chez eux un comportement actif en leur donnant les moyens d’accéder à une réelle autonomie dans cette nouvelle pratique culturelle » (p. 7). Il s’agit de « cultiver » le regard que le jeune porte sur l’écran en introduisant dans l’enseignement scolaire et dans les activités socioéducatives « une pédagogie de l’usage de la télévision de masse » (p. 8). Ce programme repose sur deux hypothèses : la première postule qu’une initiation à un nouveau mode de lecture de la télévision modifie le comportement du jeune ; la seconde, que cet apprentissage aura des effets sur les autres apprentissages du jeune et modifiera ses relations avec son environnement. A l’issue de deux années d’expérimentation, le service des études et de la recherche du ministère de la Culture a constitué une équipe de chercheurs extérieurs aux institutions pour mener une étude sur les changements intervenus chez les jeunes. Jean Chaguiboff travaille à l’Université Paris 1 sur la psychologie de la culture, Brigitte Chapelain est chargée de recherche à l’Institut national de recherche pédagogique. Evelyne Pierre a mené plusieurs expériences pédagogiques autour de programmes télévisés dans différents pays. Méthodologie Lors de la phase exploratoire, les chercheurs ont réalisé des entretiens avec des élèves dans des établissements scolaires de la région parisienne centrés autour de la télévision. Une série d’entretiens de 3 heures a ensuite été réalisé auprès des jeunes, pris individuellement ou en petit groupe, complétés par des entretiens avec des parents et des éducateurs interrogés sur leur conception du rôle de la télévision, de leurs attentes quant aux effets du projet, de leurs principes éducatifs. La deuxième phase de l’enquête a porté sur la façon dont les journées « JTA » étaient perçues par ces élèves. La troisième phase avait pour objet d’étude les changements induits par ce programme. Les chercheurs ont choisi de multiplier les observations afin d’obtenir un « ensemble de cas aussi diversifiés que possible » qu’il s’agisse de la taille des villes, des types d’habitat, du niveau scolaire ou encore de la profession des parents. L’enquête a porté sur des enfants âgés de neuf ans et plus. Deux élèves par classe (une fille et un garçon) ont été interviewés. 143 enfants et adolescents ont participé à des entretiens dont 92 tout au long des trois phases (les auteurs avaient conduit des entretiens avec des jeunes ayant suivi des séances JTA dans d’autres lieux que les INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 71 dix points d’enquête retenus). La plupart des séances JTA se sont centrées sur l’analyse sémiologique de feuilletons, de publicités… D’autres ont été consacrées à la formation de jeunes aux techniques de production audiovisuelle. Principaux résultats Le premier chapitre dresse un état des lieux de la place de la télévision dans la vie quotidienne des jeunes à partir du matériau recueilli. La réception télévisée est collective. Elle est au centre de rapports de pouvoir et fait l’objet de restrictions pour les jeunes. Si l’autorité des parents est reconnue par les enfants, elle est moins bien acceptée par les plus âgés (p. 31). On constate également que les choix masculins l’emportent souvent sur les choix féminins. En général, les jeunes choisissent leurs programmes en fonction de leurs goûts qui sont également déterminés par l’offre des programmes. La presse magazine télévisée grand public et le bouche à oreille sont les deux sources d’information des jeunes. Le thème de l’histoire et le nom des acteurs influent sur ces choix. Les plus âgés lisent plus attentivement les critiques que les plus jeunes. Leurs préférences vont aux films, aux dessins animés, aux émissions pour enfants, aux documentaires sur les animaux pour les plus jeunes, aux séries américaines, aux documentaires sur les pays lointains et les événements historiques pour les plus âgés. Autre enseignement de l’étude, pour la plupart des jeunes, la télévision est un remède contre l’ennui (p. 39). Elle constitue une présence, permet d’oublier les soucis. L’enquête montre également que la réception se prolonge à travers les conversations. Pour les 10-12 ans, elles consistent surtout à réactiver le souvenir de moments agréables passés devant la télévision. L’enjeu consiste à se remémorer ensemble les meilleurs moments. Les 14-18 ans sont plus sensibles aux différences de goûts et de caractère et les conversations ont pour but de connaître l’opinion des autres. La télévision produit plusieurs effets sur les jeunes. Elle suscite des activités de jeux chez les 10-12 ans qui tentent de reproduire des activités de bricolage, de cuisine, des séquences de bagarres, de cascades vues à la télévision. La consommation télévisée produit aussi des effets sur la lecture. Les jeunes de 10 à 12 ans apprécient les livres tirés de leurs feuilletons préférés ou qui ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Pour les plus âgés, la lecture est vécue comme une activité indépendante de la télévision et de l’école (p.54). La télévision leur offre des perspectives nouvelles en ce qui concerne le métier qu’ils veulent exercer plus tard (p. 59). L’enquête montre que le « monde émotionnel de l’enfant est fortement nourri de ce qu’il voit à la télévision ». La principale émotion est la peur, puis vient la tristesse pour les plus jeunes, les plus âgés restant très pudiques dans l’expression des émotions, adoptant une apparente indifférence. C’est également dans la télévision que les jeunes puisent certaines de leurs connaissances et de leurs références (p. 67). Par contraste, les 14-16 ans se détournent de la télévision et sont plus critiques vis-àvis de l’image que donne la télévision du monde extérieur. « Ils semblent vivre la télévision de manière conflictuelle » (p. 74) dans la mesure où ils lui reprochent de ne pas « être au service de leurs problèmes et de leurs centres d’intérêts » (p. 74). Le second chapitre traite du rôle de la télévision dans les apprentissages. Les jeunes conçoivent mal de mélanger ce qui instruit de ce qui divertit, l’école et la télévision remplissant chacune l’une de ces fonctions (p. 90). Le jeune construit son savoir à partir de différentes sources : l’enseignement des parents est pour les enfants, avant tout lié à la vie pratique alors que pour les adolescents, il est lié aux règles de conduite (p. 92). L’école dispense des connaissances et des aptitudes qui serviront dans la vie adulte active (p. 94). La télévision joue un rôle de « fenêtre ouverte sur le monde ». A dix-onze ans, les enfants disent apprendre des choses sur INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 72 les animaux, l’espace et la médecine, mais surtout sur la vie en général. La télévision donne aussi accès au monde des adultes. De façon générale, les connaissances acquises par la télévision sont fortement liées à leur propre existence : « contrairement à l’école qui leur paraît dispenser un savoir théorique et abstrait, la télévision est fortement enracinée dans la vie » (p. 99). Pour les auteurs de l’enquête, l’expérience JTA peut faire évoluer la conception qu’a le jeune de l’apprentissage. Du fait qu’aux yeux des enfants, les enseignants sont jugés comme étant relativement incompétents en matière de télévision (p. 109), les séances consacrées à la réception télévisée fournissent un cadre plus égalitaire dans la relation maître à élèves. Les élèves y voient un espace d’expression qui tranche avec le silence qui leur est demandé en classe (p. 110) ; en outre, elles rompent aussi avec la monotonie de la vie scolaire. Cependant, une partie des participants associent des cours de décryptage des médias comme une perte de temps, sauf pour ceux qui souhaitent s’orienter vers des métiers liés aux médias. Malgré cela, les auteurs de l’enquête maintiennent l’idée que la réflexion menée en séance JTA doit pouvoir se poursuivre chez soi, de façon presque naturelle (p. 114). Le troisième chapitre qui traite de « l’évidence de l’image et ses avatars » est subdivisé en deux parties, la première consacrée aux enfants de 10-11 ans, la seconde, aux adolescents. A une série de questions - comment marche la télévision ? Qui fait la télévision ? comment sont fabriquées les émissions - visant à évaluer leur connaissance de la télévision s’ajoute un questionnement sur la « vérité » proposée par le petit écran. Les enfants se caractérisent par une absence de distance critique vis-à-vis de la télévision qui leur apparaît chargée d’intentions éducatives comme le sont le milieu familial et scolaire. Pour eux, l’image fait voir le monde réel. Les adolescents sont plus critiques, même si leurs explications demeurent partielles (p. 170). A partir de 13-14 ans, les adolescents se distancient de leur entourage, dans leurs jugements. Ils sont conscients que la recherche d’audience détermine l’offre de programmes télévisés. L’information télévisée n’est pas transparente, elle est triée, contrôlée en particulier par la hiérarchie. La télévision fait aussi l’objet de pressions de la part des milieux sociaux privilégiés. L’information n’est pas l’événement mais un point de vue sur l’événement (p. 192). Enfin, la télévision peut transformer la réalité pour convaincre. Constatant les effets bénéfiques des journées JTA sur le jeune téléspectateur désormais armé face à la réception télévisée, les auteurs suggèrent de mener la même expérience auprès des enfants de moins de neuf ans. III. Les autres questionnements 1) La question de la légitimité culturelle Le débat sur la légitimité culturelle traverse lui aussi les recherches sur les adolescents et la télévision. Qu’un chapitre entier d’un ouvrage collectif dirigé par Olivier Donnat et Paul Tolila, sur Les publics de la culture, (Presses de Science Po, 2003, p. 73-118), soit consacrés à la « ‘culture jeune’ et [aux] publics juvéniles », rassemblant les contributions de Dominique Pasquier, Hervé Glevarec, Sylvie Octobre, en témoigne. Plusieurs auteurs y remettent en cause les théories de la légitimité culturelle proposées en particulier par le sociologue Pierre Bourdieu dans La distinction (1979). Pour Jean-Paul Fabiani, par exemple, la frontière entre le populaire et le savant n’a plus de sens, depuis un quart de siècle. Autrement dit, si l’on pouvait décrire la situation en termes de légitimité, il y a trente ans, aujourd’hui, cela ne marche plus. L’obsolescence de ce schème interprétatif est ici à mettre au compte du changement social. La légitimité serait brouillée par « la crise du modèle de INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 73 l’homme cultivé, aussi bien par le développement des industries culturelles ou par les effets de l’élargissement du cercle des objets reconnus comme susceptibles de faire l’objet d’une action culturelle publique » (p. 308). Le fait que les travaux sociologiques sur la culture aient plutôt tendu récemment à remettre en question l’efficacité de la coupure entre culture savante et culturel populaire est lié à plusieurs éléments. Le foisonnement de recherches sur les pratiques des groupes dominés est indissociable de la contestation universitaire de l’ordre culturel établi, elle-même liée aux bouleversements morphologiques survenus dans l’université. Que le projet de réhabilitation perce la majeure partie de ces études illustre la participation de la recherche en sciences sociale au processus de « déhiérarchisation » de la culture, toujours selon Fabiani (p. 315). Cette réflexion renvoie aux travaux des chercheurs du Center of contemporary cultural studies (CCCS, créé en 1964) tels que ceux de E. P. Thomson71 (1988), qui se sont intéressés à la question des hiérarchies culturelles. La culture est envisagée comme un « processus global, un ensemble de pratiques « entremêlées à d’autres pratiques sociales » (Hall, 1986)72. C’est à travers ces pratiques que les significations sont exprimées et construites socialement et historiquement. Cette définition a engendré un déplacement de la recherche vers des objets peu légitimes comme la culture rock, les romans roses (Radway, 198773), la télévision, les subcultures des adolescents amateurs de rock, les jeunes apprentis, les téléspectateurs … Pour ces chercheurs, il s’agit de fonder une analyse politique des cultures et pratiques culturelles, souligne Brigitte Le Grignou, une « interrogation sur les rapports de pouvoir, les mécanismes de résistance, la capacité à produire d’autres représentations de l’ordre social légitime » (Mattelart, 199674). Richart Hoggart, La culture du pauvre,. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angletesse, Paris : Minuit, 1970 (1957 pour l’édition originale). Un des premiers exemples de ce type de travail ethnographique et « résistant » est l’ouvrage de Richard Hoggart, fondateur et directeur du CCCS, de 1964 à 1970, publié en 1957 : La culture du pauvre… Il s’agit d’une étude de la classe ouvrière « de l’intérieur », par un chercheur qui en est issu. L’auteur analyse les changements entraînés par l’arrivée des moyens de communication modernes (presse populaire et radio) sur les modes de vie et les pratiques des classes ouvrières, dans la famille, le travail, les activités de loisirs. Il met en évidence la capacité de résistance des classes populaires qui opposent leur propre logique culturelle à celle de l’industrie culturelle. Cette culture est structurée par une opposition entre « eux » et « nous », le foyer et le monde extérieur. Ces représentations fonctionnent comme un filtre de tout ce qui vient de l’extérieur du groupe et notamment de la culture commerciale. Les changements induits par les médias ont été assimilés à travers le système de valeurs des ouvriers Cette assertion remet en question l’idée d’un effet direct des médias sur les populations supposées vulnérables et, en particulier, l’idée d’Adorno selon laquelle les médias introduiraient une confusion entre le monde réel et le monde représenté. Richard Hoggart montre que les gens du peuple voient dans la littérature une évasion sans conséquence. Il récuse également l’idée d’une identification du public populaire aux personnages (Hoggart, p. 295). Ces milieux ont une attention « oblique » ou distraite des médias qui consiste à « savoir en prendre et en laisser », mais aussi « à ne pas s’en laisser compter ». L’intérêt pour les médias des chercheurs du CCCS s’affirme dans les années 1970, parallèlement à un travail théorique sur les notions d’idéologie et d’hégémonie, opposant le courant structuraliste et culturaliste. Dans cette double perspective théorique, les médias sont considérés comme producteurs et comme vecteurs d’idéologie, appareils idéologiques, selon la terminologie althussérienne, instruments de l’hégémonie, dans les termes de Gramsci. 71 E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière britannique, Paris, Gaillmard/Seuil, 1988 [1963 ]. 72 Hall, « Cultural studies : two paradigms », in M. Collins et alii, Media, Culture and Society. A critical reader, London, Sage, 1986, p. 39. 73 Radway, Reading the romance. Women, patriarchy and popular literature, Lonson, Verso, 1987. 74 Armand et Michèle Mattelart, Penser les médias, Paris, La Découverte, 1986, p. 22. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 74 Pasquier, Dominique, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris : Autrement, 2005. L’ouvrage de Dominique Pasquier sur les « cultures lycéennes », exemplifie la façon dont la problématique de la légitimité culturelle s’est imposée dans les études sur les publics adolescents. La sociologie de la culture tend à occulter les pratiques liées aux médias, sous prétexte qu’elles sont peu nobles, alors même que ces dernières ont augmenté, souligne-t-elle en introduction. Depuis les années 1960, le rapport à la culture consacrée s’est distendu, y compris chez les plus diplômés. Le modèle proposé par Pierre Bourdieu, dans La distinction qui observait une homologie entre univers culturels et milieux sociaux – ne se vérifie plus statistiquement, écrit l’auteure. établissement de banlieue qui recrute dans des milieux sociaux défavorisés, il propose peu de filières générales. Le troisième est un établissement mixte d’enseignement général et technologique de la banlieue sud avec un recrutement social diversifié. Le terrain a été effectué en deux temps. Un questionnaire, rempli sous la responsabilité des enseignants, a été diffusé auprès de 944 élèves de tous les niveaux et de toutes les filières. Il portait sur les pratiques culturelles et les pratiques de communication. Une soixantaine d’entretiens semi directifs ont ensuite été réalisés auprès de 20 lycées de l’établissement parisien et de 45 élèves du lycée de la banlieue sud. Ces entretiens insistaient sur les pratiques de sociabilité des jeunes. Les lycéens devaient décrire avec qui, dans quel contexte, ils faisaient telle ou telle pratique. Dominique Pasquier suggère d’analyser la question de la culture chez les jeunes avec d’autres outils que ceux de la transmission entre les générations. Principaux résultats Méthodologie Selon Dominique Pasquier, les jeunes se situent à la croisée de plusieurs évolutions, l’une concerne la famille – avec le passage du modèle de l’autorité à celui du contrat -, la seconde porte sur la massification scolaire, la troisième renvoie aux transformations des pratiques culturelles des jeunes. On assiste, selon l’auteur, « à des formes d’autonomisation de plus en plus marquées, et même, à la naissance de pratiques propres aux jeunes générations actuelles » (p. 26). Cette affirmation s’appuie sur plusieurs éléments : le fait que les jeunes aient leurs propres stations de radio, représentant de surcroît un secteur économique puissant, la multiplication télévisée des programmes pour des publics spécifiques (M6 qui s’adresse aux moins de 25 ans atteint 10% des parts de marché, sans compter les chaînes du câble et satellite destinées à la jeunesse [une dizaine], et La réflexion de Dominique Pasquier sur la transmission culturelle dans les contextes de mixité sociale différents, est plus centrée sur les classes moyennes et supérieures. Dominique Pasquier s’intéresse non à une tranche d’âge mais à une étape dans la scolarité : le lycée. De même, il ne s’agit pas de tous les médias mais plus spécifiquement des nouveaux modes de communication à distance (téléphone portable, Internet) car ils sont peu pris en compte dans les études sur les jeunes. L’enquête s’est déroulée en 2001-2002 dans trois lycées généraux et technologiques de Paris et de sa grande banlieue. Le premier, un lycée général situé à Paris, recrute des enfants de milieux « extrêmement privilégiés » ; le deuxième est un Une « crise des transmissions culturelles » entre générations INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 75 les programmes jeunesse des chaînes hertziennes). La presse magazine se spécialise sur des tranches d’âge de plus en plus courtes (35 titres d’adressent aux dix-douze ans)75. Les jeunes sont encore très largement présents dans le secteur des technologies digitales (jeux vidéo, ordinateurs, téléphone portable – 64% des 1119 ans en ont un (« Baromètre jeunes », Médiamétrie, déc. 2002). Or, de cet univers, « le livre est le grand absent […] et les parents, les principaux exclus » souligne D. Pasquier (p. 27) qui conclut que « la culture juvénile existe depuis longtemps, mais elle n’a jamais autant échappé au contrôle des adultes ni n’a jamais été aussi organisée par l’univers marchand » (ibidem). Dès lors, pour cette auteure, les médias sont un objet pour étudier concrètement la transformation des relations entre générations. D’une part, les modes de pratiques expriment un état des rapports au sein de la famille (ce qui permet à partir de leur pratique et contexte, d’analyser les dynamiques familiales). On peut aussi étudier la manière dont les pratiques construisent les relations plutôt qu’elles ne les expriment (pourquoi le fait de braver les interdits ou de s’isoler dans leur chambre sont autant de moyens pour lui de construire son identité personnelles face à ses parents ou à ses sœurs ?). L’histoire des pratiques médiatiques depuis les années 1950 est marquée par un double mouvement de privatisation et d’individualisation qu’il convient de distinguer, souligne Sonia Livingstone (Young people and new media, London : Sage, 2002). Le premier processus qui consiste à transférer des pratiques qui s’opéraient avant dans des lieux publics dans le cadre domestique remonte à l’après-guerre. Plusieurs indices attestent du repli sur l’intimité domestique (déclin des bals, baisse de la fréquentation des cafés). La télévision a joué un rôle important dans ce mouvement 75 Jean-Marie Charon, La presse des jeunes, Paris : Editions La Découverte, 2002. (Himmelweit et al. montre comment la TV est utilisée par les mères de famille pour empêcher que les enfants jouent dehors et que les pères ailleurs au pub). Simon Frith associe le développement de la culture rock, à la fin des années 1950, à celui de la « culture de la chambre »76. Le processus d’individualisation, qui remonte aux années 1980, va dans le sens d’une spécialisation des lieux et des modes de pratique au sein du foyer (p. 29). Il va de pair avec l’essor des programmes audiovisuels, la baisse des équipements et leur miniaturisation. La progression des usages individuels est plus forte chez les jeunes qui ont presque tous un appareil d’écoute musical, par exemple. Cet équipement varie néanmoins en fonction de l’origine sociale : 14% des lycéens d’origine sociale favorisée ont un téléviseur personnel contre 52% des jeunes issus de milieux populaires (p. 30). Le téléphone portable a individualisé les communications avec l’extérieur, dépossédant les parents du contrôle des réseaux amicaux de leurs enfants. Pour toutes ces raisons, les pratiques des médias qui étaient à la fois collectives et dirigées par les parents n’ont plus cours. Dans les familles populaires, demeurent des pratiques collectives autour de la télévision qui est un lien fort entre la mère et les enfants surtout lorsque celle-ci est ouvrière (p. 31). De même, dans les usages d’Internet, les enfants de milieux défavorisés se connectent plus souvent avec leurs frères, sœurs et amis que les autres (« Baromètre Jeunes », Médiamétrie, 2002). Sonia Livingstone a analysé cette individuation comme une réaction des parents à la crainte de l’insécurité dans les lieux publics (London, 2002). En fait, ce modèle correspond plus aux Etats-Unis et en Angleterre qu’en France. Autre situation « inédite » induite par l’essor de ces médias auprès des jeunes, « la transmission des apprentissages et des usages 76 Simon Frith, Sociology of rock, London : Constable, 1978 INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 76 s’effectue en sens inverse, des enfants vers les parents », surtout pour les milieux populaires. Les parents sont confrontés à un autre problème : l’impossibilité de contrôler le contenu des médias traditionnels et/ou individuels. Les interdictions portent sur les programmes regardés en famille, le soir (p. 36) et sur le temps passé à utiliser les médias. L’argument du coût limite également les pratiques médiatiques. Revenant sur les théories de Pierre Bourdieu, Dominique Pasquier souligne que c’est l’éclectisme qui domine les pratiques puisqu’on peut aimer « le foot et la philosophie » (p. 39). Observant que les bons élèves se recrutent aussi bien chez les joueurs de jeux vidéo et les fans de séries télévisuelles, elle indique « qu’aucune enquête ne permet de mettre en évidence un rapport de causalité directe entre une plus ou moins grande réussite scolaire et une plus ou moins grande propension à avoir des pratiques culturelles légitimes » (p. 39). Pourtant, dans une étude antérieure, elle montrait bien que par exemple, la pratique des jeux vidéo était plus marquée dans les familles d’origine populaire. Pour réussir à l’école, il ne serait plus besoin de posséder ce « curriculum caché » dont parlaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Le Héritiers. Dominique Pasquier se contredit lorsqu’ elle indique que c’est moins en termes de pratiques que d’approches de savoir et de respect des hiérarchies que la « réussite scolaire continue d’entretenir des liens plus forts avec la culture consacrée » (p. 41). Dans le petit noyau de pratiquants intensifs (qui représente près de 20 % des pratiques de chaque type d’activité, p. 40), elle montre que les consommateurs intensifs de jeux vidéo ou de télévision, entretiennent souvent une mauvaise relation à l’école alors que chez les gros lecteurs de livres, le rapport à l’école est meilleur que la moyenne77. Dans le lycée très sélectif socialement, « ma relation transmise à la culture cultivée est très forte, mais elle n’interdit pas forcément des formes de relâchement culturel assumé » (p. 43). Les lycéens de banlieue sont issus de milieux défavorisés, connaissent des parcours scolaires « chaotiques » et vivent dans un environnement où l’offre culturelle est pauvre. Il ressort qu’en grande banlieue, « la culture consacrée transmise d’une génération à l’autre a bien du mal à se maintenir sous la poussée des phénomènes de socialisation intergénérationnels qui lui sont contraires » (p. 44). L’exemple de la musique montre ces différences : 29% des lycéens de Boileau citent la musique classique comme genre musical favori contre 3% des élèves de banlieue. A l’inverse, le rap et le R’n’B sont très écoutés en banlieue mais quasiment absents des choix parisiens. Pour les deux groupes, « l’affichage de goûts est contraint par l’entourage générationnel, au pont que la transmission verticale peut-être totalement contrecarrée par la sociabilité horizontale » (p. 46). Chacun a une représentation de l’autre : pour les lycéens de banlieue, par exemple, les amateurs de musique classiques sont les bourgeois. Le rapport au livre est également très différent. Dominique Pasquier reconnaît l’avantage que constitue la culture du livre en termes de réussite scolaire mais réfute l’idée qu’elle « donne des profits de distinction sociale à ceux qui la possèdent » (p. 52). Les élèves de Boileau constituent une réelle exception au sein de leur génération et de leur milieu d’origine. En dehors du cadre scolaire, il n’est pas aisé e convertir ce capital culturel en classement social. Néanmoins, la lecture des livres, si elle a perdu de son pouvoir distinctif, elle continue de fonder, chez les lycéens qui lisent, le sentiment d’avoir un univers culturel plus riche que celui de ceux qui regardent beaucoup la télévision » (p. 55). 77 Patrick Longuet a montré que les joueurs intensifs de jeux vidéo étaient plus nombreux à être de mauvais élèves (« Les enfants et les jeux vidéo », Revue française de pédagogie n°114, 1996). INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 77 La place centrale de la sociabilité dans la culture juvénile C’est parce que le livre est un mauvais support de sociabilité qu’il est délaissé, et non pas parce qu’il est concurrencé par la télévision, soulignent Christian Beaudelot, Marie Cartier, Christine Detrez. Or, l’une des caractéristiques de la culture juvénile, selon Dominique Pasquier, c’est la place de la sociabilité. Il en découle que les objets culturels qui ne procurent aucun profit de sociabilité sont de moins en moins acceptés dans les cultures juvéniles. Le livre « est trop difficile à intégrer dans le calendrier des interactions : les programmes de radio ou de télévision sont consommés au même moment et chacun, serait-il seul devant son poste, anticipe les échanges qu’ils susciteront le lendemain sur le lieu scolaire » (p. 56). Autrement dit, « c’est la culture populaire qui fournit le matériau de la sociabilité du quotidien », comme l’écrit Paul DiMaggio78. Les médias : supports de l’affirmation de l’identité Les supports médiatiques sont des « supports de l’affirmation des identités [...] Ce sont des formes culturelles communes, qui suscitent des discussions et tracent les contours des réseaux sociaux » (p. 58). Ces produits culturels, proposés au même moment à tous, incitent les jeunes à prendre parti par un dégoût, une adhésion. Dominique Cardon et Fabienne Granjon ont montré le rapport étroit entre réseaux de sociabilité et pratique culturelle79. Contrairement aux réseaux de liens forts où les amitiés ne sont pas forcément remises en cause par des différences de préférence culturelle, il existe une forte pression à la conformité dans les réseaux de liens faible. Si les lycéens cultivent à la fois un grand nombre de liens faibles et un petit nombre de liens forts, tous sont soumis aux jugements des autres sur la scène du lycée. Les contraintes qui pèsent sur les préférences culturelles sont beaucoup plus fortes au niveau des réseaux de liens faibles que dans celui des liens forts. Faire partie d’un groupe, c’est en effet aussi montrer qu’on en fait partie. « Si les lycéens associent effectivement des réseaux sociaux à des pratiques culturelles, ils relient ces mêmes pratiques à des mises en scène de soi […] Il existe une stylisation des goûts qui tend à radicaliser les appartenances culturelles en public […] « Coupe de cheveux, vêtements, accessoires, le moindre détail est travaillé : il est destiné à communiquer quelque chose des goûts musicaux, des pratiques sportives et des préférences télévisuelles ou cinématographiques » (p. 61). Ces phénomènes de stylisation, liés à la sphère des loisirs, ne sont par nouveaux. Ils ne sont pas aussi ritualisés ou codifiés que les sous-cultures étudiées par les chercheurs anglo-saxons, en particulier souvent à travers leur ancrage local, marqué par un recrutement social relativement homogène (les gangs). En outre, ces travaux s’intéressent souvent aux cultures les plus spectaculaires, violentes et masculines. Les filles, en revanche, sont davantage étudiées dans les sous-cultures des classes moyennes (hippies) et dans les souscultures les moins machistes (les mods)80. Dominique Pasquier souligne que les sous-cultures se jouent souvent dans le cadre domestique à travers les cultures fans et sont souvent dépréciées parles hommes. Les femmes sont marginalisées par les hommes qui pointent leurs préférences culturelles pas assez innovantes et une approche trop passive de la culture de l’autre. 78 « Classification in art », American Sociological Review, vol. LII, n°4, 1987, p. 444. 79 Cardon, Dominique, Granjon, Fabien, « Eléments pour une approche des pratiques culturelles par les réseaux de sociabilité », in Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), op. cit., 80 Sur ce point, cf. Angela Mac Robbie et Jenny Garber, « Girls and Subcultures », in Ken Gelder, Sarah Thornton (dir.), The subcultures reader, Londres, Routledge, 1977. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 78 La musique est la pratique culturelle la plus importante au moment de l’entrée dans l’adolescence (p. 67). La musique classique et le jazz, quasiment absents, dans les milieux populaires, s’opposent ainsi au le hip-hop, rap ou R’n’B, très écoutés dans ces milieux. Les classes moyennes s’alignent plus sur les préférences des classes populaires que sur celles des classes favorisées (p. 68). Ici, « les effets de l’origine sociale apparaissent beaucoup plus importants que le sexe » (p. 69), à la différence des goûts en matière de lecture ou de programmes de télévision. A Boileau, les goûts musicaux (classique, jazz, rock) s’affichent peu. Le style est sobre. Dominique Pasquier trouve difficile de comprendre la cohérence des modes vestimentaires et de les relier à des phénomènes de stylisation culturelle (p. 71). En grande banlieue sud, les styles sont différents : coiffure tondeuses, basquettes de marque, survêtement, pantalon baggie. « Tous ces vêtements ont quelque chose à dire », écrit l’auteure. Le rap apparaît comme une « musique totale » qui permet d’exprimer un idéal physique, une vision des rapports hommes/femmes et un engagement politique (p. 72). Il semble par ailleurs au détour d’une citation d’entretien ce soit le rap qui soit « tyrannique » (p. 75). Dans la sociabilité juvénile, « la culture de rue jouit d’un très grand prestige » (p. 75). En outre, souligne David Lepoutre, elle s’exporte bien, « puisqu’elle se vend et qu’elle rapporte beaucoup d’argent » (Lepoutre, 1997, p. 431). Cette diffusion de la culture des cités est en effet aussi fortement orchestrée par les médias (p. 78). Cela remet en question, selon Dominique Pasquier, les thèses de la diffusion des modes du haut de l’échelle vers le bas. Les lycéens tiennent un discours critique à l’égard de la télévision qui apparaît, par ailleurs, comme un support de sociabilité plus féminin que masculin. Elle se prête mal à l’affirmation de valeurs de virilité, souligne l’auteure, en dépit des films d’actions, etc. (p. 80), elle est vécue « par les garçons comme un média de référence dangereux sur la scène sociale » (p. 81) dans la mesure où « elle menace leur identité masculine » (p. 82). Enfants, les garçons sont fans d’héros télévisuels puis ils s’en détournent au profit du sport, des jeux vidéo, de la musique. Inversement, c’est à la préadolescence que les filles ont des pratiques télévisuelles intenses. A l’adolescence, en revanche, la télévision est évoquée de façon plus distante et critique par les filles. Pour les lycéens, la télévision est plus un bruit de fond. Les garçons la délaissent pour les jeux vidéo. Tout se passe comme si cette pratique jouissait d’un statut supérieur à la télévision, compte tenu de son caractère plus masculin, souligne Dominique Pasquier (p. 89). Alors que « les activités des jeunes filles sont assez faiblement diversifiées » (p. 96), les mangas, jeux de rôles, le cinéma, le football, les jeux vidéo font partie des loisirs masculins. Si « le dénigrement de la sentimentalité féminine n’est pas un phénomène nouveau, tout laisse à penser qu’il s’est aujourd’hui durci » (p. 104). Cette ségrégation est cependant plus marquée dans les milieux populaires que bourgeois : à Boileau, par exemple, les jeux vidéo et les séries sentimentales sont peu regardées par les deux sexes. L’auteure conclut qu’en « cinquante ans, nous sommes passés d’une culture ‘classique’, où les discriminations sociales étaient fortes et les discriminations sexuelles relativement faibles […] à une culture dominée par les médias de masse dont l’accès est bien plus démocratique, mais où se dessinent des clivages sexuels sans cesse plus apparents » (p. 104). L’apparition des « machines technologiques » comme les ordinateurs, classés comme masculins, aurait contribué à accentuer la séparation d’avec les goûts féminins. Cette ségrégation est accentuée par le jeu des filières (médico-social pour les filles, technologique industrielle pour les garçons). La partie suivante est consacrée aux modes de communication à distance. Les jeunes des milieux populaires ont des liens forts fondés INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 79 sur une solidarité de quartier, car la mobilité résidentielle est souvent faible (en réalité, elle l’est pour une partie seulement des habitants). La sociabilité des classes moyennes « apparaît plus diversifiée socialement et plus libre formellement » (p. 109). Ils changent aussi plus fréquemment de lieux d’habitation et d’établissements. Autrement dit, à la mixité des beaux quartiers s’opposerait la ségrégation des quartiers populaires sous le poids notamment, des jeunes de culture maghrébines. Autre résultat de l’enquête : les jeunes sont des gros consommateurs de téléphone portable (surtout pour les textos) et d’Internet. Ces moyens de communication correspondent à des situations sociales particulières et ne sont pas investis de la même charge émotionnelle. Les modes de communication sont également liés à un passé familial qui diffère selon les milieux. Chez les milieux défavorisés, les relations ont lieu moins à domicile que dans les lieux publics et l’échange écrit « ne fait pas partie de la culture familiale » (p. 120). De même, dans les familles populaires, le téléphone est davantage considéré comme un instrument pouvant régler des situations d’urgence qu’un support de conversation. Enfin, si les jeunes d’origine populaire sont davantage équipés en portable, cela tient aussi au fait que les pères ouvriers ne disposent pas d’une ligne fixe au travail. Ces jeunes utilisent davantage un paiement à la carte que le forfait. Les jeunes de milieux favorisés sont équipés plus tardivement. Leurs parents souhaitant exercer un contrôle sur les fréquentations, sont en revanche moins regardant sur les factures en ce qui concerne Internet. La pénétration d’Internet dans les familles populaires reste encore très faible. d’Internet de certains modes d’interaction caractéristiques des classes ouvrières et plus particulièrement de celles issues de l’immigration » (p. 139). Ces vannes et ces insultes qui sont une forme ritualisée de la gestion des rapports de force dans la culture de rue est vécu sur le mode de l’injure, pour les lycéens de milieux favorisés. Pour conclure, plusieurs affirmations sur lesquelles reposaient les travaux de Pierre Bourdieu, dans les années 1970, seraient remises en question par l’enquête sur les lycéens, écrit Dominique Pasquier. L’enquête montre aussi que les pratiques des moyens de communication, comme par exemple, le téléphone sont sexuées. Pour certains chats de drague, où le langage de la rue est largement pratiqué, l’auteure y voit là « une transposition dans l’univers Philippe Coulangeon, « Lecture et télévision. Les transformations du rôle culturel de l’école à l’épreuve de la Par exemple, la transmission culturelle verticale dans les milieux favorisée n’est pas automatique mais se maintient au prix d’un effort. En effet, la culture entre pairs peut neutraliser les acquis que les parents tentent de transmettre. Par ailleurs, l’école a perdu sa capacité à agir comme instance de légitimation culturelle au profit des médias (en particulier la télévision ou la radio) et de la société des pairs. En outre, chez les lycéens, la culture dominante n’est pas la culture de la classe dominante mais la culture populaire (p. 162). S’appuyant sur une citation d’Anna Arendt, qui suggère que « l’enfant affranchi de l’autorité des adultes est soumis à une ‘autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité’ »81, Dominique Pasquier observe qu’au lycée, une norme souvent imposée par des garçons pèse sur les pratiques culturelles et que face au groupe des pairs, les individus peinent « à s’exprimer comme des individus-sujets ». 81 Arendt Anna, La crise de la culture, Paris : Gallimard, 1986, p. 233. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 80 massification scolaire », Revue française de sociologie, 48-4, 2007, p. 657-691. L’auteur s’intéresse aux effets de la généralisation de l’accès au second cycle de l’enseignement secondaire au cours des années 1980 et 1990 sur la transformation des styles de vie. Le double impact culturel de la massification scolaire dans le domaine de la culture savate et celui de la culture de masse, est envisagé à travers l’évolution de deux indicateurs : le nombre annuel de livres lus et le nombre hebdomadaire d’heures passées devant la télévision. Fondée sur les pratiques culturelles des Français du ministère de la Culture de 1981, 1988 et 1997 et sur celles de l’enquête sur les pratiques culturelles et sportives des Français réalisée par l’INSEE en 2003, l’analyse tente de mesurer les effets structurels de la massification scolaire et les effets des transformations du rôle culturel de l’école proprement dit. Elle tente ensuite de mettre en évidence la composante générationnelle des évolutions observées. Entre 1981 et 2003, le nombre de bachelier a augmenté de façon exponentielle : de 25% d’une tranche d’âge, en 1980, cette proportion atteint 60% à la fin du XXe siècle. Cette massification qui s’est surtout concentrée entre 1985 et 1995, est à l’origine de tensions sur le marché du travail où les générations sorties du système scolaire font l’expérience d’une plus grande précarité et de rémunération plus faibles que leurs aînés pourtant moins diplômés (Chauvel, 199882 ; Baudelot, Establet, 200083). Dans le domaine des pratiques culturelles, on pourrait s’attendre ce que la population soit plus éduquée et, par le fait d’un séjour prolongé au contact de la « culture cultivée », à une distance plus grande à l’égard des distractions et de la culture populaires (p. 659). Différents auteurs ont souligné le poids du capital culturel dans la formation et la transmission des inégalités scolaires. Pourtant, l’analyse contemporaine des inégalités scolaires tend à mettre en lumière l’impact des facteurs occultés par l’attention portée aux ressources proprement culturelles. Des travaux ont souligné l’impact des inégalités de revenus et des conditions de logement sur les performances des élèves du primaire et secondaire (Goux, Maurin, 200084). De toutes les catégories socio-économiques, le niveau d’études est celle donc l’impact prédictif sur la nature et la fréquence des pratiques culturelles demeure le plus prononcé et le plus significatif. Mais la fonction sociale de l’école ne se réduit par pas à la transmission des savoirs scolaires, en effet, l’expérience scolaire article des processus d’apprentissage et des mécanismes de socialisation qui mettent en jeu l’influence du groupe des pairs sur la formation des normes culturelles. De sorte que la relation pédagogique correspond davantage à une relation à trois – l’élève, le maître, le groupe, dans laquelle se forment et se transmettent normes, dispositions et attitudes, qu’à une relation du maître à l’élève (p. 662). Les données concernant la lecture et l’usage de la télévision suggèrent un recul de la lecture qui se concentre principalement sur les bacheliers et les diplômés de l’enseignement supérieur et un renforcement de la télévision dans les générations scolarisées dans les années 1980 et 1990. Dans le même temps, els plus diplômés voient au fil des générations leurs comportements se rapprocher de ceux des catégories les moins diplômées, pour la lecture comme pour la télévision. Ces évolutions peuvent être lues comme le signe d’une perte d’autorité culturelle de l’école aussi bien que comme le signe d’une réduction des clivages culturels au sein des générations de la massification scolaire. 82 L. Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Paris, PUF, 1998. 83 Baudelot, Establet, Avoir trente ans e, 1968 et en 1998, Paris, Le Seuil, 2000. 84 D. Goux, E. Maurin, «La persistance du lien entre pauvreté et échec scolaire », France, Portrait social, 2000/2001, Paris : INSEE, p. 87-98. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 81 2) Le débat autour des catégories d’âge et d’origine sociale Un autre débat traverse le champ de la recherche sur les enfants et les médias. Il porte sur le poids accordé aux variables d’âge et d’origine sociale. Pour certains chercheurs, l’âge détermine davantage l’écoute de la télévision que l’origine sociale. Cet argument a conduit certains chercheurs à envisager ce média comme étant plus égalitaire que l’école dans la mesure où il rassemble tous les milieux sociaux. D’autres chercheurs ont souligné que l’orientation dominante dans les études sur les relations entre jeunes et médias consistant à mettre l’accent sur la variable « âge », occultait un phénomène, à leurs yeux plus important, celui des inégalités sociales face à la culture légitime. Eric Neveu, « Pour en finir avec l’ ‘enfantisme’ », Réseaux, n°9293, p. 175-201. Le contenu de cet article invite à réfléchir sur la suprématie de la variable âge sur d’autres variables explicatives comme le milieu social. Trois raisons centrales peuvent expliquer que la recherche ait longtemps valorisé l’image de pratiques relativement homogènes, dans lesquelles les variations tenaient plus aux différences de genre, d’âge et éventuellement d’habitat qu’aux caractéristiques socioprofessionnelles des familles, selon cet auteur. Les deux premières renvoient à une forme d’impensé. Dans les études fondatrices de la recherche sur les enfants et la télévision, la question des propriétés sociales de l’enfant, de son milieu, ne les font pas apparaître comme pertinentes. Les enfants sont considérés sous l’angle de leur appartenance à une classe d’âge et à une phase du développement. Ainsi, l’étude pionnière publiée par Himmelweit en Grande Bretagne en 195885 concluait que l’arrière plan social exerçait une influence presque négligeable sur les réactions des enfants à la télévision. Des traits « psychologiques » sont associés aux enfants gros consommateurs : manque de maturité, aspirations culturelles et sociales plus limitées, attrait pour les loisirs organisés, sociabilité plus extravertie et communautaire… manifestent des parentés avec des dispositions caractéristiques des formes de sociabilité des classes populaires (que Basil Bernstein met en évidence à travers son étude du rapport au langage). L’enquête de Schramm, Lyle et Parker, réalisée trois ans plus tard86 reprend les conclusions de Himmelweit tout en les nuançant. Les auteurs parlent de « normes de classes ». L’attention modérée accordée aux différences de classe dans les travaux des années 1950 et 1960 n’est pas seulement lié au succès du thème de la fin des classes. Elle est concomitante du poids de la psychologie dans les recherches sur l’enfance et du développement tardif de l’intérêt des historiens, des politistes, des sociologues pour cette question. L’approche psychologique a contribué à imposer une définition de l’enfance comme le moment d’une entrée dans l’éducation, plus précoce, attentive à la stimulation des capacités intellectuelles et des facultés d’expression. Cette vision scientifique de pur psychisme en développement s’est accompagnée d’un sens commun sur l’enfance, innocente. Erik Neveu compare ainsi l’infantisme à l’ouvriérisme, dans le sens où tous les deux désignent une vision à la fois réductrice et enchantée du monde de l’enfance et du monde ouvrier. En 1966, Jean-Claude Chamboredon notait que, « alors que les enquêtes scientifiques abondent, on ignore tout des différences entre jeunes 85 Himmelweit, H, Oppenheim AN et Vince P, Television and the child : an empirical study of the effect of television on the young, London, Oxford University press, 1958 (cf. infra). 86 Schramm W.L., Television in the lives of our children, California, Stanford University Press, 1961. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 82 liées à la stratification sociale » (Colloque de Darras, 1966)87. Cette cécité existe également du côté des instituts de mesure d’audience. A l’inverse, les publicitaires ont prêté plus d’intérêt à l’importance des différences sociales dans le rapport des enfants à la télévision (Kline, 1995). Problématique Cet article revient sur les résultats d’une enquête quantitative réalisée entre 1986 et 1987. Les termes du débat avaient été formulés par les travaux pionniers de Michel Souchon. Ce dernier soulignait l’existence d’un noyau dur de téléspectateurs assidus comme composante centrale du public en montrant qu’il se recrutait pour l’essentiel auprès de ceux qui disposaient de faibles ressources économiques et culturelles : personnes âgées de condition modeste, ouvriers, employés. Il insistait sur le poids de la CSP dans la consommation télévisuelle. Or, les études sur les usages de la télévision chez les enfants ont longtemps ignorés la variable milieu social au détriment du genre, par exemple, mais surtout de l’âge. Méthodologie L’auteur revient sur les résultats d’une étude qu’il a réalisé en collaboration avec Ouest-France, en 1987 où la variable sociale a été prise en compte. Un questionnaire était destiné aux enfants, un autre, aux parents, le tout devant ensuite servir de support à un débat sur les enfants et la télévision. Une première remarque concerne le caractère biaisé du matériau recueilli qui ne saurait, du coup, prétendre à la représentativité. En effet, comme dans toute enquête, 87 Chamboredon, Jean-Claude, « La société française et sa jeunesse », in Colloque de Darras, Le partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, chapitre II, Paris : Minuit, 1966, p. 156-175. les répondants présentent souvent des caractéristiques particulières qui doivent être prises en compte dans l’analyse des résultats. Ainsi, ce sont ceux qui se sentent autorisés à répondre aux questions qui constituent majoritairement l’échantillon, c'est-à-dire, davantage les élèves en fin de primaire qu’en début de cycle, et les parents cadres et plus encore enseignants que les ouvriers, les travailleurs indépendants et les chômeurs, quasiment absents. Parmi les parents de milieux populaires, ce sont ceux qui ont un niveau de diplôme plus élevé et qui sont motivés par l’éducation des enfants (les scolarisations dans le privé des familles ouvrières répondantes le montrent), qui ont répondu. Ce sont d’ailleurs les répondants de milieux populaires qui mettent le plus en avant la contribution du petit écran à la mission d’ « enseigner ». Principaux résultats L’un des principaux résultats de cette enquête, c’est l’influence de l’identité professionnelle et du niveau de scolarisation des parents sur le rapport de leurs enfants à la télévision. Le choix très restreint des programmes en 1987 s’explique par l’état de l’offre qui restreint l’étendue des choix possibles. Autrement dit, la différence dans la consommation des programmes s’explique par leur faible diversité. Un des résultats de l’enquête est que les parents connaissent peu les programmes que les enfants regardent, sauf pour les milieux populaires (p. 192). Les goûts et les consommations des enfants sont étroitement corrélés aux variables sociales. Les jeux, les feuilletons et chansons suscitent davantage l’attention des enfants dans les foyers de parents peu scolarisés. Le croisement des réponses enfants et parents montre que leurs jugements sont souvent convergents. Ces résultats font apparaître que la profession de la mère est moins essentielle que celle de la mère, le métier de la même, moins décisif que son niveau de diplôme (p. 195). Plus la profession de la mère est INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 83 élevée, moins les enfants regardent la télévision après l’école. Mais c’est surtout le niveau de diplôme de la mère qui influe sur la consommation télévisée. Plus le niveau est élevé, moins ses enfants consomment de télévision, soit qu’elle exerce un contrôle sur leur accès au petit écran (ce qui implique aussi qu’elle soit présente), soit qu’ils aient appris à valoriser d’autres activités que la famille peut financer. L’augmentation du capital scolaire de la mère coïncide avec la moindre consommation par les enfants des émissions dépourvues de tout alibi culturel : feuilletons et séries. Une exception apparaît cependant en ce qui concerne les mères détentrices d’un doctorat qui rejoignent le comportement des mères sans diplômes. Le premier travail réalisé sur les jeunes adolescents qui a établi empiriquement la réalité des décalages de programmes a été celui que Michel Souchon a mené auprès des élèves d’un lycée « classique » et d’un lycée technique de Saint-Etienne, à la fin des années 196088. Cette recherche pionnière qui mettait l’accent sur les différences sociales est pourtant tombée dans l’oubli. Le même sort a été réservé au travail de Danos et Dioniso, réalisé en 198689. S’interrogeant sur les raisons qui ont conduit à retenir la variable « âge » dans l’étude des comportements sociaux et médiatiques, Vincent Caradec et Hervé Glevarec ont montré que l’intérêt sociologique pour cette catégorie était apparu dans les années 1960, en France, soit vingt ans après les Etats-Unis (Réseaux, 2004)90. Jusque là, et pour les grandes figures de la sociologie française, comme Emile Durkheim et Pierre Bourdieu, l’âge n’était pas 88 Souchon, M., La télévision des adolescents, Paris : éditions ouvrières, 1969 Danos, Jeanne, Dionisio, Rita, Pratiques télévisuelles des jeunes enfants et apprentissages fondamentaux, GEDREM ronéoté, 1986. 90 Présentation du dossier concernant l’âge et les médias, publié dans Réseaux, n°119, 2003, par Vincent Caradec et Hervé Glevarec. considéré comme une variable centrale. Plusieurs facteurs tels que l’essor de la scolarisation, l’apparition d’une « culture jeunes » et le développement des formes de contestation sociale ont accru la visibilité de la jeunesse et conduit les pouvoirs publics à se préoccuper des « jeunes à problèmes » et des « problèmes de la jeunesse ». L’âge adulte, quant à lui, n’a pas été étudié en tant que thème mais à travers des thématiques comme la vie familiale ou l’activité professionnelle. Martine Piriot, Pierre Charbonnel, « Télé-visions. Significations sociologiques de la télévision, activité de loisirs », Revue française de pédagogie, n°109, oct.-nov.-déc. 1994, pp. 79-88. Les auteurs se demandent s’il faut penser que les enfants d’une même classe ont à peu près les mêmes références et que la télévision est un facteur de socialisation, comme le suggère Maguy Chaillet91 ou s’il y a d’ores et déjà inégalité sociale devant le petit écran. A partir des trois modes d’audiences de la télévision proposées par François Mariet, les auteurs posent une série de questions. Tous les enfants, quelque soit leur milieu social, regardent-ils avec la même passion le même corpus d’émission, selon le milieu social ? La consommation de « télé-tapisserie » subit-elle l’influence des variables sociologiques âge, sexe, lieu d’habitation, profession et capital culturel des parents ? Existe-t-il une corrélation entre « la télévision bouche-trou » et d’autres « activités » ? Les auteurs émettent l’hypothèse que la « télé bouche-trou » caractérise les enfants des milieux populaires qui ne peuvent pour des raisons économiques ou « d’autocensure culturelle » faire d’autres activités. 89 91 Chailley, Maguy, Le petit écran et l’école, Paris, Colin, 1986. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 84 Méthodologie L’enquête a été réalisée dans 17 écoles publiques de la grande banlieue parisienne, auprès de 367 élèves de CM2 issus de milieux sociaux différents. La moitié vit dans un habitat de type urbain, l’autre, dans un habitat de type « néo-rural ». Si les « villages » offrent moins de possibilités de loisirs que les villes, ils regroupent aussi une population plus favorisée, composée de propriétaires. Les auteurs ont ensuite construit des groupes en référence à la profession du père, à partir des classifications des PCS de l’INSEE, en associant celles qui avaient une situation économique et des pratiques culturelles proches. Le groupe 1 est composé d’enfants d’ouvriers spécialisés, manœuvres ou de personnel de service aux particulier. Le groupe 2 compte des enfants d’ouvriers qualifiés, d’employés de bureau, de fonctionnaires de catégorie C, d’employés de commerce ou de service aux collectivités. Le groupe 3 rassemble les enfants dont les pères exercent des professions intermédiaires, fonctionnaires de cadre B, agents de maîtrise, instituteurs, infirmiers, techniciens. Le groupe 4 regroupe les enfants de professions intellectuelles et libérales et ceux des chefs d’entreprise. Les variables âge et sexe n’ont pas été retenues dans la mesure où elles n’induisaient pas de différences significatives. Les auteurs ont ensuite construit des indicateurs. Le premier concerne qui concerne les activités de loisirs prend en compte les activités régulières et organisées. Parmi les modes de consommation télévisuelle, la « télépassion » regroupe les émissions que regardent tous les enfants ou presque. La « télé-tapisserie » se base sur une analyse déductive du temps passé devant la télévision et consacrée d’autres occupations. La « télé-bouche-trou » a été construit en opposition à la télé passion. Principaux résultats Il existe une différence significative dans le nombre d’activités pratiquées selon les divers milieux sociaux : la moitié des enfants d’ouvriers n’en déclarent aucune contre 8% pour les plus favorisés. A l’inverse, seuls 2% du groupe 1 pratiquent un maximum d’activité contre 27% pour le groupe 4. Les auteurs ont reportés ces résultats à l’offre de loisirs proposées localement, en montrant que l’explication économique était insuffisante pour expliquer l’absence d’activité exercée par une partie des enfants étant donné les conditions peu onéreuses de ces activités municipales. La différence entre urbains et ruraux est également prise en compte : 15% de ces derniers ont un taux d’activité maximum contre 7% en ville. Considérant qu’il existe des « loisirs de classe », pour la plupart des activités pratiquées de façon régulière en dehors du temps scolaire, qu’en est-il de la télévision ?, se demandent les auteurs qui montrent que quelque soit leur appartenance sociale, les enfants de 11 ans regardent avec la même régularité les mêmes émissions. Autrement dit, la « télé-passion » ne serait pas « discriminatoire » aux yeux des enquêteurs (p. 84). A l’inverse, « la télé-tapisserie » est bien un phénomène social : les cas où la télévision est systématiquement présente à différents moments de la journée se rencontre principalement dans les milieux populaires (54% groupe 1 contre 17,5, groupe 4). C’est aussi dans ces milieux que l’on rencontre le plus fort taux de « télé bouche-trou » (p. 85). La télévision « bouche-trou » apparaît comme une télévision « de classe » dans la mesure où elle se rencontre majoritairement dans les milieux les plus populaires, ceux-là même qui bénéficient le moins d’activités de loisirs. S’il semble exister un mode d’audience commun à tous les enfants du même âge qualifié par François Mariet INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 85 de « télé-passion », on ne peut affirmer que tous les enfants ont un regard uniforme sur la télévision. Les catégories les plus favorisées sont le plus attentives à exclure la télévision en tant qu’accompagnement de la vie familiale et des moments de sociabilité. Dans leur analyse des « bouche-trou », le groupe 2 constitue, par le fait que les enfants pratiques des activités, une sorte de « marais culturel », « perméable à toutes les influences », « reflétant peut-être en cela les modes de vie qui s’imposent à leurs parents » (p. 87). La façon de regarder la télévision, plus que le contenu de ce que l’on regard, est donc un facteur de différenciation sociale. Pour Martine Piriot et Pierre Charbonnel, la télévision contribue à marginaliser culturellement les enfants les plus socialement défavorisés (ibidem). Aussi les effets supposés et souvent dénoncés de la télévision sur les résultats scolaire sont un artefact dans la mesure. En effet, ce sont ceux qui sont déjà les plus proches des normes scolaires qui regardent le moins la télévision qui sont aussi les mieux armés pour en tirer le meilleur parti et pratiquent des activités plu valorisantes. Inversement, « ce sont les enfants les plus éloignés des valeurs culturelles de l’école qui passent, faute de mieux, le plus de temps en compagnie du téléviseur » (p. 87). Forts de ces résultats, les auteurs mettent en garde contre l’établissement de corrélations un peu simplistes entre audience télévisuelle et résultats scolaires (p. 87). L’approche qui consiste à considérer l’âge comme une variable explicative des usages des médias, s’est développée avec les enquêtes quantitatives réalisées à partir des années 1960 par l’Insee, le ministère de la Culture ou encore Médiamétrie… Depuis les années 1990, en effet, il semble que le concept de « génération » ait repris le dessus sur les analyses en termes de classes sociales. Ainsi, pour Olivier Donnat, la variable ‘génération’ apparaît comme un facteur explicatif plus puissant que l’origine sociale ou le niveau de diplôme92 . La montée de l’économie « médiatico-publicitaire » au cours de ces vingt dernières années a « créé un système concurrent de distinction », en offrant aux consommateurs « des moyens de se distinguer à travers des produits culturels sur lesquels ne pèsent pas les obstacles symboliques qui limitent l’accès à la culture consacrée ». L’univers des jeunes se distingue très nettement de celui des aînés, et c’est en particulier chez les adolescents que ce recul de la culture consacrée est important. Cela indique que l’école et la famille d’origine ne jouent plus aussi parfaitement qu’autrefois leur rôle de définition des hiérarchies culturelles. Ce constat, Olivier Donnat l’élabore principalement à propos de la musique. La lecture ne serait plus un enjeu majeur dans les stratégies de différenciation des parents. En effet cette pratique c’est plus aussi valorisée et légitimée par les jeunes aujourd’hui qu’il y a trente ans. Les valeurs littéraires sont concurrencées dans l’école par la culture scientifique et par les médias… L’idée selon laquelle les jeunes après avoir manifesté des goûts exclusifs au moment de l’adolescence seraient tentés de se rapprocher des formes culturelles plus classiques et de renouer avec le goût des parents, trouverait aujourd’hui ses limites. Dominique Pasquier dans son livre, La tyrannie de majorité (cf. supra) s’appuie sur les travaux d’Olivier Donnat lorsqu’elle rappelle que des recherches récentes ont souligné que la « discontinuité générationnelle qui s’est amorcée dans les années de l’après-guerre est devenue un fait social majeur » (p. 6). La massification scolaire a eu pour effet d’étendre l’adolescence à d’autres groupes sociaux, de 92 « Les adolescents présentent, à l’échelle de la population française, une configuration particulière de compétences, comportements et préférences culturelles qui constituent un ensemble de traits suffisamment stables et cohérents pour les distinguer du reste de la population. Dans ce cas, pourquoi ne pas parler de ‘culture jeune » au même titre qu’on parle de ‘culture cultivée » pour désigner les activités et les goûts caractéristiques des milieux diplômés’ ». Donnat, Olivier (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris : La Documentation française, 2003, p. 16. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 86 sorte qu’il existe, à ses yeux, « beaucoup plus de points communs entre les jeunes des différents milieux sociaux que dans les générations précédentes » (p. 7). Autre indicateur du succès de cette notion dans les travaux sur les publics jeunes, la revue du département des études, de la prospective et des études statistiques du ministère de la Culture et de la Communication a consacré un numéro à ce thème. Olivier Donnat, Florence Levy, « L’approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques »93, Culture, Prospective, pratiques et publics, 2007-3, juin 2007. Cette synthèse réalisée par Olivier Donnat et Florence Lévy, s’appuie sur une étude du BIPE rédigée par Thierry Fabre et Florence Pourbaix94. Elle présente les résultats d’une analyse générationnelle menée à partir de quatre vagues d’enquêtes sur les pratiques culturelles des Français (1973, 1981, 1988, 1997). Cette analyse conclut sur la nature générationnelle de la plupart des évolutions constatées depuis le début des années 1970 : « qu’il s’agisse de la progression de la culture de l’écran, de la généralisation de l’écoute de la musique enregistrée ou de la baisse de la lecture des quotidiens ou des livres, à chaque fois, les changements ont été initiés par une génération nouvelle, avant d’être poursuivis et amplifiés par les suivantes » (p. 1). Cette rapproche trouve sa justification dans le fait que certaines ruptures dans les comportements culturels, qui peuvent sembler liées à l’âge, trouvent en fait leur origine dans l’histoire commune d’un groupe d’individus ayant eu le même âge à la même époque ou dans l’ensemble de valeurs qui le caractérisent. Par exemple, la progression de l’écoute de la musique enregistrée ne s’explique pas par un goût particulier de la jeunesse pour la musique, mais par son appartenance à une génération ayant connu « une véritable révolution des conditions d’écoute ». Problématique L’approche générationnelle (qui dépasse l’analyse par l’âge), développée depuis une quinzaine d’années au sein de la BIPE par Bernard Préel95, s’appuie sur trois principes essentiels : 1) Ce qui unit les membres d’une génération, c’est de vivre la même histoire au même moment de sa vie ; 2) chaque génération est « marquée » par ses expériences initiatrices vécues au temps de sa jeunesse, 3) chaque génération reçoit en héritage les valeurs transmises par celles qui l’ont devancée, mais au sein des générations les plus récentes, on vit et on apprend désormais davantage avec ses pairs qu’avec ses pères (les auteurs parlent de « mimétisme générationnel »). En outre, une génération est « définie comme un regroupement d’individus du même âge, partageant les mêmes valeurs, dont les principales se sont formées autour de 20 ans » (p. 2). Les auteurs construisent ainsi 9 générations : années folles, krach, Libération, Algérie, Mai 68, Crise, Sida, Internet, 11 septembre. Les trois premières sont déterminées par des critères économiques, les trois autres, par des critères culturels, les trois dernières, par un contexte technologique (p. 3). Trois types de génération ont été identifiées : 1) les « pionnières » qui inventent les éléments de rupture, 2) les « mutantes » qui connaissent une rupture forte de sensibilités, des pratiques et des 95 93 Cet article est téléchargeable sur le site : http : //www.culture.gouv.fr/deps. 94 Etudes sur les pratiques culturelles et médiatiques à l’horizon 2020, mars 2007. Dans ses ouvrages Le choc des générations, Paris, La Découverte, 2001 et Les générations mutantes, paris, La Découverte, 2005. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 87 goûts, comme ceux qui avaient 20 ans en 1968, 3) les générations « suiveuses » qui ne font qu’appliquer et diffuser les recettes de ma génération mutante qui les précède. L’analyse tente de dégager 1) ce qui est générationnel de ce qui ne l’est pas, 2) ce qui, dans les liens entre pratiques culturelles et variables sociodémographiques, évolue au fil des générations, 3) ce qui, entre pratiques culturelles et générations, change ou qui va changer. Méthodologie Cette recherche statistique et prospective s’appuie sur les enquêtes sur les Pratiques culturelles des Français lancées tous les dix ans, depuis 1973. Afin de ne pas sur interpréter la variable générationnelle, les auteurs prennent en compte les tendances lourdes qui pèsent sur les pratiques culturelles (évolutions technologiques, sociodémographiques, socio-économiques, socioculturelles), indépendamment de la question des générations (qu’ils appellent « crise », « Sida », « Internet », « Mai 68 »). De même, ils proposent de croiser le critère générationnel avec d’autres variables (niveau d’études, genre, catégorie d’agglomération, statut familial). Du point de vue méthodologique, ce travail comporte un certain nombre de limites : l’analyse générationnelle est étroitement dépendante de l’état des données disponibles, or, d’une part, ces dernières correspondantes à des pratiques déclarées et non observées et, d’autre part, seules les données qui sont présentes dans les quatre enquêtes, et dont la formulation est restée inchangée, sont retenues. Enfin, les dernières données datant de 1997, les pratiques plus récentes ont été reconstituées à partir des résultats de l’Enquête permanente sur les conditions de vie (EPCV) de l’INSEE qui, en 2003, portait sur les pratiques culturelles et sportives. Principaux résultats La lecture de la presse quotidienne (qui est passée de 55% des personnes déclarant lire un quotidien tous les jours ou presque en 1973 à 31% en 2003) incarne l’archétype de la variable générationnelle dans la mesure où aucune autre variable sociodémographique ne semble vraiment importante à côté de la variable « génération » (p. 11). Ce recul est perceptible dès les années 1950, montrent les auteurs. La baisse de la lecture des livres constitue un deux trait frappant (le taux de lecteurs ayant lu plus de 20 livres au cours des 12 derniers mois est passé de 28% en 1973 à 19% en 1997) car il semble indépendant du sexe, du niveau de diplôme et frappe toutes les générations. Le taux de lecture étant fortement corrélé au niveau de diplôme, c’est principalement chez les gros lecteurs diplômés, que les effectifs ont baissé. Si 32% de la génération « Crise » lisait plus de 20 livres par an, ils ne sont que 17% parmi les « 11 septembre ». Cette chute est particulièrement aiguë chez les hommes qui affichent un recul plus précoce (entre la génération « Mai 68 » et la génération « Crise »). A la différence des deux pratiques évoquées, « la sortie cinéma [dans la mesure où elle décroît avec l’âge pour toutes les générations] se caractérise [donc] par l’absence de tout effet générationnel » (p. 13), et ceci jusqu’à une date récente. Les sorties au cinéma caractéristiques des 15-25 ans, sont également déterminées par le niveau de diplôme et attirent davantage les hommes que les femmes (sauf pour les 11 septembre qui amorce un effet générationnel négatif). Si elle représente la moitié du public des cinéphiles, la sortie au théâtre est une pratique stable (entre 12 et 16% entre 1973 et 2003). Cette pratique dépend du niveau de diplôme, de la taille de l’agglomération, la variable âge s’expliquant surtout par un effort scolaire. Comme la sortie au concert de musique classique, le INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 88 spectacle de danse est une pratique peu différenciée en termes de génération… L’écoute de la musique enregistrée définie comme le pourcentage de la population en écoutant tous les jours, a connu depuis les années 1970 une impressionnante montée en puissance, passant de 9% en 1973 à 33% en 2003. La variable « âge » apparaît comme étant la plus déterminante (65% des 15-24 ans écoutent tous les jours de la musique enregistrée en 2003). Comme pour les lecteurs de la presse quotidienne, l’importance de cette variable est le signe d’un fait « fondamentalement générationnel », chaque groupe conservant vis-à-vis de cette pratique l’attitude qu’il avait adoptée durant sa jeunesse. Mais à l’opposé de la presse quotidienne, cet effet générationnel est positif. A 20 ans, 20% des membres de MAI 68 écoutaient quotidiennement de la musique, contre 66% des 11 septembre. La télévision est elle aussi une pratique en progression constante, la part de la population la regardant plus de 20 heures par semaine passant de 29% en 1973 à 44% de la population française adulte, en 2003. Les gros téléspectateurs se recrutent surtout parmi les plus de 50 ans, c'est-à-dire dans les générations Libération (66%) et Algérie (56%), les bas diplômes (50%). La part des téléspectateurs assidus âgés de 30 ans passe de 25% pour Mai 68 à 35% pour la Crise, puis 39 et 38% pour les générations suivantes. La génération Crise marque une rupture qui s’explique par le fait que ses membres avaient 20 ans au moment de l’explosion du PAF et que cet élargissement de l’offre télévisuelle s’est ensuite accentuée pour les générations suivantes (p. 21). L’augmentation du degré de pratique a surtout concerné les « hauts diplômés » et les hommes, c'est-à-dire, « les sous-groupes historiquement les moins consommateurs » : depuis la Crise, cette catégorie connaît un effet générationnel positif jusqu’à atteindre avec la génération Internet, une proportion de téléspectateurs assidus similaire aux « bas diplômés » (p. 21). Ce phénomène s’achève avec la génération Internet, les 11 septembre ayant une pratique de la télévision plus faible (28% contre 32% pour la génération Internet au même âge). L’écoute de la radio a en revanche peu progressé la part de consommateurs régulier passant de 29% en 1973 à 33% en 1997. Elle fait apparaître un effet d’âge positif lié à une augmentation au moment de la retraite. La rupture en termes de génération intervient avec Internet (25%), annonçant peut-être un déclin de ce média. Il ressort de cette étude une montée en charge de l’audiovisuel par rapport à l’écrit, le fait que le niveau d’études soit de moins en moins déterminant auprès des nouvelles générations, une féminisation de pratiques liées à la culture consacrée car plus délaissées par les hommes que par les femmes. Mais il apparaît aussi que les pratiques liées à la culture audiovisuelle qui dans le passé concernaient plus les femmes touchent aussi les hommes. Annexes Rapports ministériels Plusieurs rapports ministériels ont été réalisés, dans les années 1990, sur les effets supposés ou réels des médias télévisés sur les comportements agressifs des jeunes. Après le rapport « Boutin » du nom de la députée des Yvelines, remis en 1994, Enfant et Télévision, deux rapports ont été remis, en 2002, par Claire Brisset, défenseure des enfants, au ministre de la justice Dominique Perben, et par Blandine Kriegel, philosophe, au ministre de la culture et de la communication, Jean-Jacques Aillagon96. 96 Brisset, Claire, Les enfants face aux images et aux messages violents diffusés par les différents supports de communication : rapport de Claire Brisset, défenseure des enfants, à M. Dominique Perben, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, Ministère de la Justice 2002. Kriegel, Blandine, La Violence à la INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 89 Kriegel, Blandine, La Violence à la télévision : rapport à M. Jean-Jacques Aillagon ministre de la culture et de la communication, Ministère de la Culture et Communication, Paris, 2002. Blandine Kriegel, s’appuyant sur les travaux de sociologues de la délinquance, tels que Hugues Lagrange, part du constat d’une augmentation de la « violence ». Cette expression « violence » est utilisée dans un sens restrictif dans la mesure où elle désigne essentiellement la délinquance. S’inspirant des théories de Norbert Elias sur le passage de la violence physique à la violence symbolique, elle suggère une remise en cause de ce modèle par la montée des « incivilités » (qui serait en quelque sorte, un « retour du refoulé »). Elle s’appuie sur les analyses de Sébastian Roché, spécialiste des questions « d’insécurité » (et principal importateur de cette thématique, en France) ainsi que sur ses méthodes - enquêtes statistiques (d’opinion, souvent) à grande échelle – elles-mêmes empruntées à la sociologie américaine. Bien qu’aucun travail scientifique ne soit parvenu à dire s’il existait une relation de cause à effet entre les contenus médiatiques et les comportements violents des jeunes, Blandine Kriegel à partir de travaux nord américains tente de démontrer le contraire. La partie sur la pornographie repose quant à elle sur le point de vue d’experts issus du secteur médical. Blandine Kriegel cite encore l’ouvrage que le directeur de la revue Esprit, Olivier Mongin, a consacré à la violence dans les médias. Le rapport se clôt sur un propos très général, ponctué de références et de citations philosophiques sur la Violence, l’Image… télévision : rapport à M. Jean-Jacques Aillagon ministre de la culture et de la communication, Ministère de la Culture et Communication, Paris, 2002. Ce rapport a fait l’objet de plusieurs critiques, de la part du GRREM, par exemple et de chercheurs. Dans un article publié dans l’hebdomadaire Le Monde Diplomatique, le psychanalyste Serge Tisseron reproche l’utilisation détournée des théories de Gerbner, le recours systématique à des études américaines, c'est-à-dire situées dans un contexte particulièrement sensible au thème de la violence, pour affirmer une relation causale entre violence à l’écran et comportement violent, enfin, une utilisation partiale des auteurs, au détriment d’autres. « Le texte de la commission Kriegel, écrit-il, privilégie délibérément tout ce qui peut justifier un accroissement du contrôle aux dépens d’un encouragement des initiatives qui contribueraient à faire de la télévision un meilleur miroir de la vie sociale »97. Denis Gouvernet, L’impact de la télévision sur les publics jeunes. Problématiques, réponses et propositions (Marly-le-Roi : INJEP, 1999). Rapport remis au ministre de l’Education, de la Jeunesse et des Sports. Ce rapport contient une tonalité très différente de celui de Blandine Kriegel. Il se compose de deux tomes de plus de 300 pages, le premier regroupant les principaux avis sur les effets de la télévision sur les enfants, le second, rendant compte d’expériences pédagogiques. L’auteure du rapport explique avoir privilégié « la parole d’universitaires confirmés », c'est-à-dire « reconnus par leurs pairs et dont les travaux ont fait l’objet de nombreuses publications ». La France a, à ses yeux, pris beaucoup de retard sur ce thème, ce qu’illustre le fait que ce sont principalement les résultats d’audimat qui attestent de la connaissance des attentes du 97 Serge Tisseron, « Inquiéter pour contrôler », Le Monde diplomatique, janvier 2003. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question 90 consommateur. Elle exprime le souci d’indépendance de la recherche, tout en soulignant la nécessité de présenter des approches contradictoires. Des politiques figurent dans ce rapport : Christine Boutin, Cluzel, Lionel Jospin, Ségolène Royal, plusieurs d’entre eux ayant publié un ou plusieurs ouvrages sur ce thème témoignant ainsi de la dimension fortement politique du débat. Les contributeurs américains, Gorge Gerbner et son ancienne « fellow », Judith Lazar, confèrent au rapport une dimension internationale en même temps qu’un surcroît de légitimité puisque le questionnement est né aux Etats-Unis. Le rapport s’ouvre sur les points de vue très généraux au sujet de la télévision, de deux sommités de la sociologie : le sociologue Dominique Wolton, chercheur au CNRS, Pierre Bourdieu, professeur au collège de France, et un maître de conférences, moins connu : Philippe Viallon. Plusieurs de ces contributions sont des reprises d’articles publiés précédemment dans des livres ou des revues et non des productions originales. On retrouve les contributions de Divina Frau-Meigs, Sophie Jehel, Erik Neveu, Serge Tisseron, Maguy Chailley, Liliane Lurçat, Monique Dagnaud, Maryvonne Masselot-Girard, Geneviève Jacquinot, Frédéric Lambert, ainsi que des membres de l’INJEP, Jean-Claude Richez et Chantal de Linarès. INJEP, 2008 La réception des programmes télévisés par les adolescents : un état de la question