Il me paraît déplacé de commencer ce journal par

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Il me paraît déplacé de commencer ce journal par
Revue Averroès – Variations, juillet 2009
CARNET DE ROUTE : IRAN, SEPTEMBRE-OCTOBRE 2007
Découvrir l'Iran à travers le phénomène universitaire
Coline HOUSSAIS*
Voyage réalisé grâce à une bourse de la Fondation Zellidja**
Partie 1 : préparatifs et première semaine
Il me paraît déplacé de commencer ce journal par "quand je suis sortie de chez moi avec mes bagages,
mon panier repas et mon billet d'avion" tant les préparatifs du voyage ont représenté une aventure en
eux-mêmes.
Essayons quand même...
Jour 1, aéroport de Marignane, Marseille. Parmi les voyageurs en short et débardeur, quelqu'un semble
un peu décalé en longue tunique de velours noir et en pantalon, tenant à la main un gros sac de voyage
(17kg au lieu des 20 autorisés, la première fierté du voyage)...c'est moi. Je pars en Iran, changement de
décor radical.
Non, le voyage n'a pas commencé ici.
Il a commencé là. (merci Klapish).
J -61...munie d'une lettre d'introduction, j'envoie mon dossier de demande de visa pour la République
islamique d'Iran aux services consulaires de l'ambassade. Le délai d'obtention pour un visa touriste est
d'environ trois semaines et, partant début septembre, je dispose d'une marge confortable "au cas où". Je
suis une jeune lauréate Zellidja qui veut découvrir la culture et la société iranienne, je ne suis pas allée en
Israël, je ne suis pas américaine, ne suis engagée dans aucune action politique en faveur du
rétablissement de la monarchie en Iran, donc à priori tout devrait bien se passer.
J -49 : toujours pas de nouvelles du consulat, normal. Je réserve mon billet d'avion pour le 5 septembre
2007, et, par prudence, prend une assurance annulation, après tout sait-on jamais je peux me casser la
jambe, ou les Etats-Unis peuvent envahir l'Iran pour la rentrée. L'assurance ne sera sûrement pas pour
Etudiante en double diplôme Sciences Po Paris – London School of Economics, master en Affaires Internationales
(Sciences Po)/MSc in International Relations (LSE). Adresse électronique : [email protected].
**
« La Fondation Zellidja, sous l'égide de la Fondation de France, accorde des bourses de voyage aux jeunes de 16 à 20 ans
pour leur donner l'opportunité d'affermir leur personnalité et de forger leur caractère à un moment déterminant de leur
formation ». Site de la Fondation Zellidja : http://www.fondation-zellidja.org, Site des bourses de voyages Zellidja :
http://www.zellidja.com.
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un problème de visa de toute façon. Je suis en contact par mail avec Mr. N., professeur à l'université de
Téhéran que j'ai rencontré lors de sa visite dans mon établissement. Séduit par mon projet, il m'avait
proposé de m'aider en amont de mon séjour, puis à Téhéran. Disposant d'appuis auprès du ministère
des Affaires Etrangères en Iran, il me paraissait comme le sésame de ce voyage.
Entre temps je sélectionne ce que je vais emporter en Iran, avec ce mélange d'excitation et
d'appréhension qui caractérise les préparatifs du voyage. L'allure vestimentaire est très codifiée selon les
principes islamiques, disent certains. D'autres répondent que depuis Khatami le voile obligatoire pour
toutes les femmes se réduit comme une peau de chagrin et que "l'on a vu des tenues moulantes et sexy"
dans les rues de Téhéran. Soit. Mes recherches sur Internet ("iran"+tenue islamique"+"photo") me
fournissent quelques clichés de femmes en pantacourt, couleurs vives et foulard flottant. Par précaution
je mets de côté des vêtements plus austères. Je lis aussi beaucoup, des articles, des romans, des essais,
des guides de voyage, qui me permettent d'anticiper au maximum ce séjour (les imprévus seront je le
pense suffisamment nombreux sans que j'ai a en rajouter du côté de l'organisation). Cependant par
manque de certitude vis-à-vis du visa, je ne peux vraiment discuter de choses concrètes avec mes
contacts, comme le logement, les rencontres...
Inquiète tout de même, j'appelle à plusieurs reprises (les premières fois d'une longue série qui a vu
tripler la facture de téléphone familiale) les préposés de l'ambassade qui inlassablement me répondent
"que le numéro d'autorisation du ministère à Téhéran ne leur a pas encore été communiqué". Cette
procédure douloureusement longue est réservée aux visas "affaires/recherche", ce qui n'inaugure rien
de bon. Jusqu'à début septembre, je téléphone de manière régulière à mes désormais "amis" de
l'ambassade, et apprends un mois et demi après la déposition du dossier de candidature que le consulat
a interprété ma demande comme une demande de visa "recherche", malgré l'attestation de Zellidja,
mon air candide sur la photo, et surtout le fait que j'ai coché, souligné, encadré la mention "tourisme"
dans mon dossier. Ces éléments n'ont apparemment pas fait le poids face au fait que j'étudie les
sciences politiques et que je m'intéresse au phénomène universitaire. Bienvenue en Iran, où les mots
"politique" et "recherche" induisent des risques insoupçonnés pour celui qui le prononce. J'aurais pu
mentir et affirmer que j'y allais pour découvrir l'architecture persane, mais cela aurait été se
compromettre davantage si le pot aux roses était découvert sur place.
….Il a fallu par la suite à la fin du mois d’aôut l'intervention quasi quotidienne de Mr. N. auprès des
autorités iraniennes en France et en Iran pour me donner une lueur d'espoir. De mon côté, ponctuelle
comme un coucou suisse j'appelais mon correspondant à l'ambassade (Mr. Z.) toutes les 2 heures. La
date fatidique du 5 septembre se rapprochait et toujours pas de visa à l'horizon malgré mes efforts.
L'Iran étant en week-end jeudi et vendredi, la France samedi et dimanche, les semaines sont passées à
une vitesse affolante. Le 3 septembre, Mr. Z. m'annonce que mon visa sera prêt d'ici quelques jours, à
condition que je me plie à un interrogatoire à Paris. Ok. Monter en coup de vent à Paris (800km), cap'.
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Affronter les employés de l'ambassade et jouer mon visa sur un interrogatoire, même pas peur. Mais
apparemment il faut encore attendre la réponse du ministère à Téhéran.
J -8 : J'aurais dû partir aujourd'hui. Et Mr Z. vient de me répondre que "dans une semaine inch'allah, le visa
sera prêt". Je les étrangle ? S'ensuit une semaine de léthargie et de frustration immense, où je repense et
repense mon agenda des prochains mois...partir en Iran plus tard ? Mais quand ? Pendant les vacances
de Noël ? Trop court. Non, décidemment, septembre reste l'unique solution. Quitte à déborder un peu
sur le mois d'Octobre. Moi qui comptais en profiter pour visiter le reste de la région, ce sera pour plus
tard. Enfin si seulement j'obtiens ce fichu visa.
J'éprouve alors un immense mouvement de sympathie pour tous ceux qui attendent des mois, des fois
plus, pour obtenir un visa pour l'Europe ou les pays riches. Leur situation est davantage précaire car ce
visa représente souvent l'espoir d'une vie meilleure. J'ai de la chance de pouvoir me plaindre de ne pas
avoir obtenu de visa pour découvrir un pays par pur loisir.
Mr. N. m'avait écrit au courant de l'été qu'il viendrait à Paris mi-septembre, et qu'il pourrait m'aider à ce
moment là en intervenant directement auprès de l'ambassade. Je n'y avais pas prêté attention à ce
moment là, mais maintenant je réalise qu'il s'agit de ma dernière chance d'obtenir un visa.
Enfin, aux alentours du 11 septembre…Un coup de téléphone de Mr. N. à l'ambassade. Une lettre de
"caution" envoyée à l'ambassade (Mr. N. se porte garant pour moi auprès des autorités iraniennes). Un
autre coup de téléphone. Mr. Z. m'annonce que mon visa est prêt. J'appelle une amie qui file réclamer le
précieux sésame (après des mois d'attente et de formalités, l'on donne à mon amie mon passeport –ce
bien le plus précieux- sans lui demander de justification...bon...la notion de "sécurité" diffère beaucoup
selon les individus). Chronopost...Entre temps j'achète un billet par téléphone auprès de la Lufthansa
pour le lendemain. Il ne faut plus perdre de temps. Les prix n'ont pas beaucoup augmenté, et je regrette
un peu d'avoir acheté mon premier billet si tôt. Enfin bref, le voyage commence à devenir une réalité, et
c'est l'essentiel. Réception du passeport. Crise de joie. Je termine mes bagages préparés 3 semaines à
l'avance...de toute façon je ne peux pas emporter grand chose, et apprendre à voyager léger est une très
bonne chose. Vive le post-matérialisme, contentons nous de peu...Et puis si je perds mon sac pour une
raison ou une autre, j'éprouverai moins de regrets. Je photocopie mon passeport et mes visas par
précaution. Dernière nuit en France avant un petit moment. Pas le temps de tergiverser ou de
philosopher là-dessus, j'y penserai plus tard.
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
Jour 1 (bis)
8h, aéroport de Marignane, Marseille. Parmi les voyageurs en short et débardeur, quelqu'un semble un
peu décalé en longue tunique de velours noir et en pantalon, tenant à la main un gros sac de voyage
(17kg au lieu des 20 autorisés, la première fierté du voyage)...c'est moi. Je pars en Iran, changement de
décor radical. Adieux (ou au revoir). Enregistrements des bagages. Attente. Contrôle du passeport...je
montrerai mon visa à tout le monde si je pouvais, mais je me retiens. Attente. Premier avion. Direction
Frankfort. Une journée d'attente. Visite de l'aéroport, sandwich allemand (hmmm...dernières
charcuteries dignes de ce nom...à moi mortadelle, jésus, saucisson, jambon sec/cuit/fumé, baguette
croustillante ou pain noir complet !). En parcourant distraitement la première d'un journal laissé sur un
siège, je réalise que le jeûne du Ramadan commence aujourd'hui dans la plupart des pays musulmans…
ce qui veut dire que l'intégralité de mon voyage se passera pendant ce mois de Ramadan, détail
important, que j'ai failli oublier. Coup d'oeil sur les stands parfumés des duty-free...pas grand chose
d'original. Monopoliser l'espace Internet promotionnel de Samsung le temps de récupérer les adresses
de mes contacts. Essayer de dormir, après les émotions de ces derniers jours. Surveiller la moindre
libération d'un siège inclinable grand format. Je mets le réveil au cas où. Deuxième avion 8h après le
premier. Attente. Contrôle des passeports (rebelote)...la perspective de partir en Iran se concrétise.
Dernière ligne droite, derniers bouts d'Europe.
Bon, je dois avancer, je gêne les gens à rester plantée là avec mon cahier et mon stylo.
“The Lufthansa flight LH600 to Teheran…passengers are requested to come Gate B41…”
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18h, heure européenne continentale, dans l'avion.
Les femmes rient et s'installent, en haut moulant et manches courtes, "même" à 50 ans (aucun préjugé
sur ce quoi l'on devrait porter à tel âge, mais il faudrait voir ces vêtements). Après tout, nous ne
sommes pas encore en Iran et l'on sent une atmosphère étrangement joyeuse et excitée, comme des
enfants avant l'heure du coucher. Deux rangées plus loin, un clone de Haifa Wehbe 1 version
quadragénaire vient de se faire porter sa valise par un galant monsieur tout sourire. Maintenant elle
pleure, et ses yeux étincellent derrière ses trois tonnes de maquillage waterproof. D'autres femmes ont
déjà revêtu le "IDC" (voir encadré), sans beaucoup d'imprimés ni de couleurs vives. Une très belle
jeune fille qui discute en allemand innove cependant avec un manteau blanc cassé damassé. Je reprends
espoir.
Parmi les rires et l'excitation du voyage qui prédominent je me surprends à sourire et à être
enthousiasmée à l'idée de vivre pendant quelques semaines avec ces "gens d'une certaine pétillance" 2. Je
ne me fais pas non plus de fausses idées, ces passagers ayant sûrement les moyens de s'éclipser
régulièrement du pays....Enfin bref, l'enthousiasme est là encore quelques instants et cache la nostalgie
qui m'a soudain prise à la gorge. En montant dans cet appareil, je quitte le sol de cette bonne vieille
Europe pour des mois à veinr. Peut-être presque un an.
J'ai besoin de repères alors j'adopte Iranian Hayfa et lui tend mon paquet de mouchoirs. Le "thaank you
sooooooow much" n'est pas très typique, mais au moins j'ai récolté un sourire.
L'avion décolle...à l'Est toute !
Tout à l'heure, le premier pas que j'ai fait dans la salle d'embarquement B41 a été un premier pas en
Iran. Un ensemble de couleurs sombres d'où s'échappent quelques touches plus vives. La plupart des
femmes sont déjà voilées, mais dans l'ensemble j'aperçois des chevelures blondes, rousses, brunes, ou
d'un caramel artificiel.
Quand j'entre, les regards se braquent sur moi. Je crains n'avoir commis une bévue de quelconque
manière, mais en même temps j'espère que l'on comprendra que je ne suis qu'une simple voyageuse un
peu perdue, là en Allemagne, une carte d'embarquement pour Téhéran à la main.
L'avion est énorme, trois rangées en largeur. La couverture, l'oreiller, le casque (pour une radio sur
l'accoudoir d'une trentaine de stations et d'autant de genres de musique différents...blues, techno pour
ceux qui auraient besoin d'adrénaline supplémentaire, grands succès bollywoodiens, grands succès
punjabis...il y a même une station en arabe qui diffuse classiques et variétoche sirupeuse). Et voici
l'appareil qui s'élève, dans un horizon embrasé par le soleil couchant...difficile de s'en lasser.
Pin-up libanaise exerçant le métier de chanteuse.
Selon l'expression qui m'est venue en tête à ce moment là. Avec le recul elle me paraît un peu mièvre, mais ne pas se trahir
fait partie du processus de restitution.
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Mon voisin est un homme âge mur, qui est venu pour affaires à Frankfort; malgré l'embargo et la
pression internationale exercée sur l'Iran, la République islamique reste avant tout un marché de plus de
65 millions d'habitants en pleine expansion…Côté français, les entreprises automobiles, de distribution
alimentaire et autres multinationales pétrolières s'y implantent petit à petit. La conversation s'engage
rapidement, et je raconte à ce monsieur le but de mon voyage. Celui-ci est à la fois étonné et heureux de
voir une jeune Européenne s'intéresser à son pays, mais reste très inquiet quand je lui dis que je n'ai
aucune idée de l'endroit où je vais passer la nuit ce soir… En effet, au vu des circonstances qui ont
précédé le voyage, je n'ai pas pu prévoir mon arrivée en détails… J'ai bien essayé de réserver une
chambre dans plusieurs petits hôtels de la capitale, mais soit les indicatifs téléphoniques ont changé, soit
mon guide de voyage s'est trompé, ou tout simplement les établissements n'existent plus. De plus, le
répondeur ne semble pas exister, et quand j'obtiens quelqu'un au bout de la ligne, nous nous heurtons à
un problème de langue…
Je suis donc partie les mains dans les poches de ce côté-là. Au pire des cas, il y a toujours un hôtel à
l'aéroport…quitte à payer un peu plus cher qu'une auberge, autant passer cette première nuit dans les
meilleures conditions et voir après. Lorsque je fais part de ce plan à mon voisin, celui-ci s'alarme;
apparemment, il est interdit pour une femme seule de louer une chambre dans un hôtel…l'absence d'un
homme l'accompagnant nourrissant les craintes des honnêtes citoyens sur la légèreté de ses mœurs…Il
faudra que j'écrive à ce guide de voyage qui n'a pas mentionné ce détail, un peu embêtant maintenant
que nous nous approchons de la destination. Gentil tout de même, le monsieur me propose de
téléphoner aux hôtels que j'ai sélectionnés…tous se situent au centre-sud de la ville, et proposent des
prix très abordables…seulement voilà, toujours selon mon voisin, l'inflation galopante en Iran se
ressent sur le prix du logement et de l'énergie (électricité, pétrole), et donc sur les hôtels. De plus,
malgré l'idéal moral strict prôné par le régime, il n'est pas très sûr pour une jeune femme seule de
fréquenter ce genre de quartier…Je ne suis pas de son avis, d'autant plus qu'il me propose un hôtel
"que fréquente les étrangers", dont le prix des chambres équivaut à ce qu'il me reste de ma bourse !
…Dîner…le silence se fait…Ittikha !
23h30 heure ayatollesque.
10km au dessus du sol, selon les écrans situés au dessus des sièges (je n'ai toujours pas compris à quoi
cela servait d'indiquer la vitesse et l'altitude de l'avion, si ce n'est pour angoisser davantage les gens –
surtout lors de turbulences lorsque l'appareil perd d'un coup 500m d'altitude...-). Quelque part entre la
Turquie, l'Arménie et l'Iran. Tout le monde dort, l'écran télé semble faire de même après le dessin
animé truculent du pingouin surfeur, fable humaniste qui a rappelé au passager avachi sur son siège les
vertus de la persévérance dans toutes choses de la vie. Soudain..."Arabesque", où l'émission des derniers
clips égyptiens ou levantins ! Ils sont partout ! Atmosphère complètement décalée et surréaliste comme
je les aime, sortie de l'imagination d'un scénariste fou. Les clips défilent..."Zein El Omr", "Georges
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Wassouf", "Brigitte Laghi", ou encore "Mohamed Ben Ali" (sûrement pas grand chose à voir avec son
présidentiel homonyme tunisien), et je profite de ces quelques instants d'insouciance dans le confort de
l'avion. Les incidents de tout voyage qui se respecte viendront bien assez tôt je le sens...
Alors que nous parlons de l'Iran avec mon "voisin", mon regard se tourne vers le hublot…en bas, par
touches lumineuses, l'on peut apercevoir des villes, perdues dans l'immensité des ténèbres. Les lueurs
des voitures et des bâtiments font comme un ciel nocturne à l'envers…magique. Enfin, après avoir
survolé plusieurs de ces ensembles lumineux, nous arrivons au-dessus d'une plus grande ville, aux
multiples lumières de toutes les couleurs; vertes, jaunes, bleues, blanches, rouges…Téhéran. Dans
l'obscurité les fumées s'échappant des raffineries donnent à l'ensemble une atmosphère surréelle,
comme si nous arrivions sur une autre planète (ce qui est le cas, en quelque sorte, si l'on compare la
capitale iranienne au petit village du Luberon où j'ai petit déjeuner le matin même…). Alors que nous
approchons, les hauts-parleurs grésillent "In accordance with the laws of the Islamic Republic of Iran, all the
women are required to cover their head and body" (selon la législation en vigueur dans la République islamique
d'Iran, il est demandé aux femmes de se couvrir la tête et le corps). Moment étrange que cette
chorégraphie de dizaines de femmes faisant les mêmes gestes. Ouvrir son sac à main. En sortir une
longue étoffe. La poser sur le crâne et la fixer sous le menton, autour du visage, ou derrière les oreilles.
L'instant est presque cérémonial, et je ne sais pas trop quoi faire…mon foulard est-il bien mis ? Pas
assez couvrant ? Trop ? J'ai choisi du noir par neutralité, mais là j'ai l'impression que tout le monde me
regarde…Sentiment étrange. L'on sort également les vestes, les manteaux, les châles, et en quelques
minutes les chevelures, les fesses, les bras, les seins, les hanches, les cous, les épaules, disparaissent sous
une étoffe épaisse. Je cherche "Hayfa", qui semble faire beaucoup plus âgée avec son manteau austère.
Elle me sourit à nouveau avec son amie, et acquiesce lorsque je l'interroge du regard sur ce foulard qui
m'encadre le visage. Enfin, l'avion entame sa descente...fini ces quelques heures suspendues entre deux
moments, entre ciel et terre…il va falloir maintenant quitter l'habitacle accueillant de l'avion pour se
lancer dans l'inconnu.
Ramasser ses affaires. Se lever. Attendre, en silence, que l'allée se dégage. Sortir de l'avion. Avancer
dans la foule des autres passagers, de manière à ce que les deux femmes et mon "voisin" soient à portée
de vue, par besoin de repères. Ce dernier me rattrape et me guide à travers la douane. Je cherche des
touches de couleurs dans la queue devant le guichet, mais la plupart des femmes sont toutes en long
manteau informe et en fichu, un peu triste…il est aussi presque minuit, et tout le monde est fatigué du
voyage…l'excitation de toute à l'heure a disparu depuis longtemps.
Les couloirs font aussi triste mine, dans ce vieil aéroport décrépi, aux murs verdâtres et à la lumière
blafarde…Les portraits de Khomeiny3 et de Khatami4, surplombent le hall d'arrivée et accueillent les
Guide de la Révolution de 1979.
Actuel Guide Suprême de la République d'Iran. Si le Président de la république est le chef de l'exécutif, le Guide Suprême
est le leader spirituel de la nation et a le dernier mot sur les orientations politiques et sociales du gouvernement.
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voyageurs. A côté, une campagne de prévention contre les IST…"Préservatif, Monogamie,
Abstinence"…youhouh.
Douane. C'est mon tour. Après avoir vérifié une dizaine de fois mon visa, je m'élance vers l'officier…je
ne sais même pas si finalement l'ambassade m'a délivré un visa de touriste ou un visa de recherche (qui
signifie souvent interrogatoire à l'aéroport et surveillance de la police pendant le séjour). Me préparant à
toute éventualité, je respire un bon coup…En vingt secondes, le temps pour le douanier de feuilleter
rapidement le passeport et de le tamponner, je me retrouve de l'autre côté de la barrière, un peu
hébétée. Toutes ces démarches pour un employé qui n'a même pas levé la tête et qui m'a demandé de
me presser. Enfin bref, la nuit est longue pour tout le monde.
Je retrouve mon voisin qui appelle plusieurs hôtels en attendant les valises. Rien. Enfin pour les hôtels.
Les valises quant à elles arrivent rapidement (hmmmm…un problème de moins). Après avoir appelé
une bonne partie des hôtels "petit budget" sans succès, le monsieur s'attaque à la liste des "hôtels
moyen et haut de gamme"…Hôtel Doha, Ferdowsi Avenue…c'est le bon; il reste de la place, et le
réceptionniste consent à me laisser prendre une chambre même si je ne suis pas accompagnée. Mon
voisin est plus soulagé que moi, qui ne réalise pas encore que je suis arrivée. Très prévenant, il insiste à
m'y accompagner en taxi. Après des négociations rapides avec un chauffeur, nous voilà à rouler dans les
rues désertes de la capitale. Premier étonnement; au lieu des fresques à la gloire de la Révolution que je
m'attendais à trouver partout, je vois de larges affiches publicitaires qui pour un paquet de pâtes, qui
pour une batterie de casseroles Tefal®, qui pour une marque de montres…l'image donnée de l'Iran en
Europe serait-elle si différente de la réalité ?
Arrivée devant un grand bâtiment tout de verre revêtu, aux allures de banque. La décoration est d'un
goût…exquis ? Grande entrée en bois avec colonnes de marbre rouge, fauteuils fauve ornés de
passementerie, pan de mur recouvert de fausse pierre, de faux bois en résine, de fausses lianes et
fougères, et point d'orgue, d'un daim empaillé "buvant" d'un filet d'eau (un tuyau en plastique
transparent dont le jeu de lumière imite l'onde…). Avant de prendre congé, mon "guide" accepte de me
changer des euros contre des rials…Ici, du fait de la très faible valeur du rial par rapport à l'euro5 les
gens voyagent avec beaucoup de coupures, dans de grandes pochettes en plastique…pour un peu l'on
se croirait dans un Monopoly géant. Je demande à ce monsieur comment le remercier, mais celui-ci me
répond que son geste est tout à fait normal, étant donné que je ne connais pas le pays (et que je suis une
pauvre jeune femme sans défense, commentaire sous-entendu). Je prends tout de même son adresse email et il me donne son numéro "au cas où" j'aurais des problèmes en Iran. Puis il part, avec un salut très
formel…pas question de me serrer la main. Arrivée dans ma chambre, j'ai à peine le temps de me
déshabiller que je m'endors, après avoir éteint la climatisation que le garçon d'étage a tenu à mettre à
fond.
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En septembre lorsque je suis partie un euro valait approximativement 13 000 rials (ou 1 300 tomans).
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Jour 2
Je me réveille à Téhéran...L'Iran, la Perse, la Révolution islamique, le trafic automobile...j'y suis
vraiment, dans ce lieu qu'il m'a tant tardé de découvrir. Ce pays qui fait peur à certains et fascine tant
d'autres. Qui a donné naissance aux yeux du monde à des splendeurs comme des ignominies. Je compte
bien m'y frotter, afin de m'en faire une opinion personnelle, le plus loin possible du discours ambiant.
Trêves de rêveries...réveil in extremis avant la fin du petit déjeuner (inclus dans les 55$ de la chambre
kitchissime dans laquelle je me suis écroulée hier). Circonstances obligent, je revêts une longue djellaba
achetée pour l'occasion à Rabat deux mois plus tôt, pensant que le matin tout le monde se contrefiche
de la tenue de chacun, du moment que le sacro-saint "IDC" est respecté. Erreur...arrivée dans la grande
salle du restaurant, tous les regards se tournent vers moi. Amusement et étonnement flottent dans l'air;
trois jeunes filles près de ma table pouffent de rire, et je crois entendre "'arabia" (elle est arabe), en
référence à susdite djellaba. Certes cette dernière est bleu électrique à motifs orange fluo
(conformément à la dernière mode marocaine), et le fait que je déambule un peu perdue dans la grande
salle n'arrange pas les choses.
Guidée devant le buffet, je m'élance vers les crudités, ravie d'un tel agrément (en plus de la confiture de
rose et de carotte, du pseudo jus d'orange glacé, du lait brûlant, des oeufs brouillés huileux, de la "vache
qui rit" locale et du pain baguette mi-cuit). Je réfrène cependant mes ardeurs sur les crudités...le
sandwich "saucisse moutarde jambon fromage" de mon escale à Frankfort, les multiples collations de la
Lufthansa et le décalage horaire sont encore dans mon estomac un peu malmené. Je crains de ne devoir
jouer ma part de martyre dans les jours qui suivent...Inchallah tout ira bien...quoique, je préfère m'en
remettre à la volonté de ma trousse de médicaments.
Il est encore tôt, et il me reste du temps avant le check-out de l'hôtel…ni une ni deux, me voilà
recouchée.
Deuxième réveil, plus tranquille…ranger, se doucher, observer les gens qui passent par la fenêtre,
s'habiller, se voiler, faire des grimaces devant le miroir avec ce nouvel accoutrement. Sortir.
J'appelle de la réception de l'hôtel Darioush, membre de Hospitality Club6. Normalement j'aurais dû
prendre contact bien à l'avance avec lui, mais à cause du visa, je n'ai pas voulu m'engager vis-à-vis de
mes contacts. Celui-ci est justement en ville, avec une autre voyageuse allemande qui fait escale en Iran
avant de partir au Népal par la voie terrestre…le rendez-vous est fixé à la station essence la plus proche,
près du square Ferdowsi. Le contraste entre l'intérieur climatisé de l'hôtel et la chaleur de l'extérieur est
saisissant. L'air est pollué des gaz d'échappement des voitures qui défilent. Le soleil tape, et je
commence à cuire sous mon foulard et mon manteau. La station-service est bondée, les voitures se
garent partout, et bloquent même la route. Un homme m'explique que le gouvernement a décidé de
rationner l'essence en prévision d'une éventuelle crise, d'où cette forte fréquentation. En attendant
Réseau basé sur Internet visant à mettre en contact voyageurs et locaux dans le monde entier pour une visite, un
hébergement, une sortie…une belle initiative basée sur la confiance et l'ouverture aux autres.
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Darioush, j'observe le va-et-vient de la rue; les voitures roulent à toute vitesse en évitant les piétons qui
jouent au matador, des familles arrivent, entassées dans leur pick-up. Beaucoup de femmes conduisent.
Une femme à l'arrière d'une moto essaie de remettre son tchador en place…peine perdue, la vitesse fait
voler le tissu, et elle manque de tomber à chaque coup de frein quand elle ne s'accroche pas au
conducteur.
Enfin, après des dizaines de voitures Darioush arrive au volant de sa Peugeot205 (les entreprises
françaises de construction automobiles sont fortement implantées en Iran). Une quarantaine d'années,
Rayban, t-shirt manches courtes très ajusté, il contraste avec le reste des gens aux alentours. Alors que
je monte dans la voiture avec mon sac, il m'explique qu'ils s'apprêtaient à partir pour les contreforts des
monts Alborz lorsque je les ai appelés. Je suis bienvenue si je veux les joindre, ce que j'accepte vu que je
n'ai pas beaucoup d'autres choix. Nous voilà donc embarqués sur la voie rapide qui mène vers le nord,
écoutant de la salsa à pleins décibels. Au passage nous prenons Ali Reza, grand gaillard en combinaison
rouge et noire…insolite. L'étonnement redouble lorsque que j'aperçois, en plus d'un casque…la crosse
d'un pistolet qui dépasse hors de son sac. Devant mon air plus que surpris, Ali Reza rigole et
m'annonce que nous nous dirigeons en réalité vers un centre…de paintball. Arrivés au parking, nous
retrouvons Vahid et Sara, des amis de Darioush et Ali Reza. Sur le chemin qui mène au camp, dissimulé
dans une petite vallée, j'entame la discussion avec Sara. Elle travaille à l'université, et se prépare pour la
rentrée. Alors que nous parlons de son travail, une passante interpelle mon interlocutrice. Cette
dernière s'empresse de remettre son foulard qui avait glissé, et m'explique que la passante l'a
simplement avertit de la présence de la police islamique, qui patrouille dans ce lieu privilégié des
Iraniens pour leur promenade "vendredicale". Cette solidarité m'impressionne; comme si le fait que
tout soit dicté par l'Etat diminuait la pression sociale. En d'autres mots, à certains égards les gens
semblent se serrer les coudes face à des politiques qu'ils jugent inappropriées, au lieu de commérer à
propos des uns et des autres.
Arrivés au camp d'entraînement, nous nous décidons Anna (l'Allemande) et moi à tenter l'expérience…
j'avais prévu de faire autre chose en Iran que du paintball (rebaptisé rapidement "painball" par l'équipe),
mais nous voilà rapidement en train d'enfiler l'équipement réglementaire, riant de nos accoutrements…
Séance photo obligée…l'on pose, fusils à la main, arborant nos mines les plus patibulaires. Dans ces
montagnes rocheuses, la scène est vraiment drôle (Afghanistan, années 1980 ?)…elle l'est un peu moins
lorsque je me retrouve à ramper dans la poussière, évitant les tirs de l'équipe adverse et essayant
d'atteindre l'autre côté du terrain !
Nous redescendons petit à petit alors que le soleil se couche, nous offrant une vue baignée de lumière
ocre sur la ville…Téhéran est immense; il est impossible d'en voir la fin de l'endroit où nous sommes
car elle si elle est délimitée par les monts Alborg une soixantaine de kilomètres au sud, elle s'étend
encore à l'est et à l'ouest. Chacun se sépare, et je pars avec Darioush, chez qui je pose mes affaires. Il
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
habite au centre de la ville, dans un appartement qu'il a conçu lui-même. Je meurs de faim, et le petit
déjeuner "pop" du matin n'est plus qu'un lointain souvenir. Darioush sort de son frigidaire (rempli de
boîtes alimentaires rangées par taille) un reste de soupe que nous dévorons avec du pain et du fromage.
Il m'explique ce faisant quelques aspects de la vie en Iran, et me donne les coordonnées d'autres
membres de HC. J'ai même le droit à une carte SIM iranienne, ce qui veut dire que je vais être capable
de recevoir et d'émettre des appels en Iran. Une grande autonomie en plus. Je laisse mon gros sac de
voyage dans un coin (où il va rester pendant tout le séjour) et mets quelques affaires dans un sac plus
petit. Ce soir, Ali Reza organise une fête, et je dors chez lui pour le week-end.
Voiture jusqu'aux quartiers nord, plus chics, de la ville. De grandes fresques à la gloire des martyrs de la
Révolution (et surtout de la guerre Iran-Irak s'invitent sur les immeubles. Invariablement, leurs images
sont encadrées de slogans religieux et de tulipes, la fleur du sacrifice suprême.
Arrivés à destination, changement de décor…dans le grand appartement de Ali Reza la musique
cubaine invite les gens sur le centre du salon transformé en piste de danse. Deux jeunes femmes
arrivent, accompagnées de leurs petits frères (chaperons ?). Après des salutations rapides elles se
dirigent vers la salle de bain pour en revenir en t-shirt et maquillée. Bientôt j'apprends à boire "à
l'iranienne", en buvant un verre de ayran7 tout de suite après une gorgée d'eau de vie (illégale bien sûr)
faite maison. L'ayran dépose une couche protectrice sur les parois de l'estomac, ce qui ralentit selon
Vahid l'absorption de l'alcool dans le sang : tout un programme. Après un premier verre par politesse,
je décline les autres invitations…bienvenue dans le monde parallèle iranien, celui de l'intérieur. Rien à
voir avec l'atmosphère de la rue…Les deux femmes sont entraînées par Ali Reza et Darioush pour un
morceau de salsa. Pendant ce temps, je discute avec un artiste peintre qui vient d'arriver avec sa
compagne. Il a fait ses études à Malaga, et la conversation passe très vite de l'anglais à l'espagnol.
La soirée passe vite…Anna s'est endormie dans un coin. Je rêve d'en faire de même, mais Ali Reza est
décidé à me raconter en détail l'histoire de son pays…plus de 6000 ans d'histoire, c'est quand même un
peu long à résumer…Essayant de suivre malgré la fatigue, je lance de temps à autre des "hmmm", "ok",
"oh, really ?" en hochant la tête. Finalement les invités partent. Sortir un matelas de camping, quelques
couvertures dans la bibliothèque, et me voilà endormie.
Le rapport des Iraniens à leur histoire.
Sorte de lait fermenté que l'on trouve en Turquie, en Asie centrale, mais également dans certains pays arabes sous des
formes et des appellations différentes
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
Les Iraniens que j'ai pu rencontrer ont un rapport très particulier à leur
passé et à la place qu'occupe leur nation dans le monde. En effet, l'Iran a
une très riche histoire (avec des traces de civilisation notable remontant au
troisième millénaire avant JC), dont la période islamique (à partir du
VIIe siècle de notre ère) ne représente qu'une partie. En cette époque
actuelle où l'Iran est mis au ban de la communauté internationale et doit
faire face à maints problèmes politiques, économiques et sociaux, la
tentation est grande de se retourner vers le passé. Souvent, j'ai pu entendre
les gens me parler de cette époque glorieuse, "où la Perse, puis l'Iran,
dominait toute la région par sa force militaire et le raffinement de sa
civilisation". La culture iranienne est encore marquée de cet héritage
sassanide, zoroastrien, perse, achéménide, seldjoukide, safavide…
Vestige de Persépolis exposé au Musée National
Iranien, Téhéran.
Alexandre le Grand, Gengis Khan, les tribus arabes…beaucoup ont voulu conquérir cette région et ce faisant ont
exporté un peu de cette civilisation particulière dans leurs pays. Cependant, si cet héritage fait la richesse de la culture
iranienne, il peut également représenter un poids trop lourd à porter pour le présent et l'avenir. En effet, beaucoup de
gens complexent par rapport à leur passé ("avant tout était mieux, grandiose, le pays était puissant"), et n'arrivent pas
par conséquent à se projeter dans l'avenir.
Jour 3
Réveil après une nuit définitivement réparatrice. Ali Reza est déjà parti travailler. Petit déjeuner fait de
thé et d'espoir de pouvoir manger rapidement. Dernier coup d'œil au miroir, le foulard est bien mis.
Enfin, je m'élance à la découverte des rues de Téhéran. Enfin, des alentours de l'avenue Shariati ; la ville
est impossible à parcourir à pied de long en large. Première mission : trouver une carte de la ville,
sésame pour comprendre cet entremêlement de rues, avenues, ponts, bâtiments, tunnels, places,
impasses, qu'égaient quelques parcs. Sortir du quartier résidentiel pour aller sur l'avenue Shariati est en
soi une véritable expédition, d'autant plus que je n'ai aucune idée de l'endroit où je me situe, le plan du
Lonely Planet étant beaucoup trop approximatif. Je demande à plusieurs personnes, dans des épiceries.
Mais je me heurte la barrière de la langue, et leurs grands gestes ne m'aident pas trop. Dans la dernière
épicerie, j'insiste en répétant les mots de mon lexique en farsi. Le gérant comprend mais, ne sachant
répondre en anglais règle le problème rapidement…en m'emmenant à l'avenue que je cherche en
voiture…plus efficace qu'un long discours ! Lorsque je demande une carte, l'on me répond que les seuls
exemplaires sont disponibles aux réceptions des grands hôtels (dont le plus près est "tout droit, puis trois
fois à gauche à la quatrième à droite après l'impasse qui croise le pont sous la grande route au sud…ok ?"). Pourtant,
le premier kiosque à journaux me vend un plan pour le dixième du prix des autres cartes. Elle est en
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
farsi, mais cela est plus pratique pour communiquer avec les gens. En plus, à part quelques lettres,
l'alphabet persan est une reprise fidèle de l'alphabet arabe. Deuxième mission : trouver de quoi
déjeuner. L'avenue parcourt l'est de la ville du nord au centre, cela ne doit donc pas être trop difficile de
trouver une sandwicherie, même pendant le Ramadan. J'en trouve effectivement une, mais le
propriétaire me demande de ne pas manger dans son établissement; compromis entre normes
religieuses et lois du commerce ? Je me rends donc dans le parc le plus proche. De jeunes hommes, en
petits groupes, discutent sur la pelouse ou sur les bancs qui s'alignent le long des allées. Je m'installe
plus loin, hors de leur vue. Mais c'est peine perdue. A peine ai-je commencé mon sandwich qu'un
étrange ballet commence; par deux, les jeunes hommes défilent, me dévisageant franchement, repassant
plusieurs fois, chaque fois plus près. Le plus simple serait de partir et de finir de manger ailleurs, mais
où ? Il n'y a nulle part où aller, et je ne vais pas quand même me réfugier chez Ali Reza pour quelques
jeunes curieux qui s'ennuient ! Au bout de dix minutes, l'un deux m'accoste. La conversation tourne très
vite court car il ne parle pas un mot d'anglais. Il insiste cependant pour prendre mon numéro…cours
toujours.
Pour ce premier jour véritablement toute seule, je me contente de me familiariser avec les lieux. Pas de
cafés pour se détendre et rencontrer d'autres jeunes un peu moins intéressés, dommage. Il s'agit
maintenant de rentrer chez Ali Reza, avec le petit détail que je ne connais pas le nom de sa rue. Tout
juste une voie express qui ne passe pas très loin de chez lui…c'est reparti pour une nouvelle
expédition ! Je demande à plusieurs personnes. L'une d'entre elles, Poulak m'accompagne un bout de
chemin et me raconte sa vie ; son père possédait une florissante entreprise de briqueterie dans les
alentours de Téhéran. Par un concours de circonstances, il avait dû vendre l'entreprise familiale avant
de mourir, laissant ses enfants sans le sou. Poulak cherche maintenant du travail, comme guide par
exemple (elle parle très bien anglais). Mais c'est surtout son fils qui l'inquiète. Diplômé, il n'a selon elle
pas de perspective d'avenir professionnel, et ne peut se marier pour des raisons financières. Je prends
son nom et son numéro de téléphone "au cas où", tout en sachant que je ne peux pas faire grand-chose,
si ce n'est l'écouter. De rencontres en rencontres, j'arrive enfin à bon port. Ali Reza et ses employés (le
bureau n'est pas très loin de sa maison) s'apprêtent à rompre le jeune. Dans la cuisine du bureau nous
voici donc tous en train de manger, dans une atmosphère plus détendue, conviviale. Pain, fromage,
beurre, crème au miel (un délice), thé…du kebab même (une sorte de pain recouvert de sauce tomate
dans lequel l'on mange des boulettes de viande épicées). Il y a Ashkan, un jeune stagiaire qui étudie la
finance à l'université d'Esfahan, et Mahmoud, une vingtaine d'années, employé ici. Malgré un taux de
femmes supérieur à celui des hommes à l'université (60%), le monde professionnel reste en majorité
masculin. Je profite du début de soirée pour mettre à jour mes notes, dans mon carnet de bord, ou
éparpillées sur des feuilles de brouillon (qui représentent l'avantage de pouvoir écrire sur différents
supports, bien pratique au cas où je viendrais à perdre mon sac et son contenu par exemple).
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
La nuit est tombée, les rues s'animent. Avec Ali Reza et Mahmoud, nous partons pour le parc
Jamshidieh, situé sur les hauteurs de la ville. Au passage, nous prenons du halim, ainsi que des milk-shakes
sirupeux, plein de crème et de fruits secs. Ramadan oblige, il faut rattraper les carences nutritionnelles
accumulées dans la journée ! C'est une autre facette de la ville que je découvre au parc. Les familles
s'installent sur le bord des sentiers, et dînent, installées sur de grandes couvertures. La plupart ont
apporté des réchauds à gaz, la vaisselle…pas question de pique-niquer d'un sandwich, le dîner est sacré,
où que l'on soit ! D'autres personnes dorment, les foulards se fond plus lâches, l'on peut voir des
couples s'enlacer pudiquement dans des recoins plus sombres. Des restaurants situés sur les pentes de
la montagne s'échappe de la musique traditionnelle…il y a un café kurde, un restaurant turkmène…une
partie des ethnies qui font l'Iran est ici représentée, à travers sa culture Dans le calme du parc,
j'interroge Mahmoud sur sa vision de la politique dans son pays. La réponse est courte; "je ne m'y intéresse
plus, la politique est comme un jeu, les règles ne sont pas respectées".
En rentrant, nous nous arrêtons de nouveau devant
un glacier. De nombreux jeunes sont rassemblés.
Les couleurs de la glace sont tellement fluos que je
me demande si je ne risque pas de m'empoisonner
avec…vert perroquet (pour le melon) et rouge
fuchsia
(pour
le
"bubble
gum"…mmm).
Ironiquement, un grand panneau devant le magasin
affiche la recommandation suivante "S'il vous plaît
veuillez porter une tenue islamique décente"…Les
propriétaires des commerces risquent une amende si
la police islamique surprend l'une de leur clientes un
peu trop dévoilée. Cela est bien révélateur du fossé
que l'on peut trouver parfois entre la société
iranienne et le gouvernement, surtout dans les
quartiers plus huppés. Enfin…
Nous parcourons un peu l'avenue Vali Asr, bondée
à cette heure de la nuit…avec le Ramadan, certains
magasins n'ouvrent qu'à la nuit tombée, pour fermer
au petit matin.
« S’il vous plaît, veuillez porter une tenue islamique
décente… ».
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
Jour 4
Je pars de chez mon hôte un peu plus tôt que la veille. Découverte du Métro iranien, grand, moderne,
propre, trois lignes...Merci encore de connaître l'alphabet arabe qui me permet de m'orienter sans trop
de problème. Wagons réservés aux femmes à l'avant et à l'arrière du train. J'interprète tout d'abord cela
comme une ségrégation sexuelle poussée à l'extrême, avant que l'on ne m'explique que ces wagons ont
été mis en place en réponse aux plaintes de certaines femmes qui se faisaient "incommoder" dans le
reste du train (des attouchements un peu poussés, des regards lourds de sens, et autres joyeusetés
verbales). Libre à soi de s'asseoir dans les autres wagons.
Ramadan. Gorge sèche...il fait une chaleur suffocante, et impossible de boire. Les gens m'invitent à
boire, car "cela passera puisque vous êtes étrangère", mais je préfère m'abstenir, par respect de ceux qui
jeûnent. Je croque tout de même discrètement quelques fruits dans un parc, le long de Shari' Karim
Khan. Cette fois-ci pas trop de jeunes. Il est sûrement encore trop pour aller courir la demoiselle. Visite
de la cathédrale Sarkis, un peu au sud, le long de l'avenue Neayatollah. Alors que je profite du calme et de
la fraîcheur assise sur un banc de la nef, j'assiste à un défilé de croyants (de rite arménien) que rien ne
distingue des autres Iraniens, si ce n'est peut être chez les femmes une propension à se décolorer les
cheveux en blond platine et à se maquiller outrageusement (vraiment outrageusement selon les
standards européens). Le quartier arménien qui entoure la cathédrale a une allure un petit peu surannée.
Je discute en russe avec les gardiens de la cathédrale qui m'indiquent des restaurants ouverts pendant le
ramadan...cependant je me perds (je ne comprends peut-être pas aussi bien le russe que je veux le
croire), et me retrouve à courir sans avoir pu manger pour arriver à l'heure à mon rendez-vous.
Mauvaise appréhension des distances oblige, j'arrive une demi-heure en retard chez Darioush.
Qu'importe, les Téhéranais ont l'habitude, et comme aime rappeler Darioush, des fois arriver à l'heure
peut même être signe d'impolitesse ! La "demi-heure de politesse" en quelque sorte...
Atmosphère de recueillement dans la cathédrale Sarkis au centre de la ville…
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
15h30, chez Darioush. Session de poésie à la gloire du vénéré Rumi, "Molana". Comme m'a dit Ali
Reza, il y a plus de chance de trouver chez la plupart des Iraniens un recueil de poème que le
Coran...Rumi, Hafez, Al-Kayyam, Sadi, Ferdowsi. Les "Cinq" sont vénérés ici comme le sont les héros
de la liturgie chiite. Je suis impressionnée par la richesse de la prose de Rumi et de la ferveur quasi
religieuse qui anime les commentaires et discussions à son propos. Kimiya, une jeune femme qui sera
mon hôte pendant trois jours tente de me traduire quelques vers, mais son niveau de français rend
difficile la transmission des notions abstraites et des métaphores. Quatre heures de persan s'écoulent.
J'essaie de suivre, mais, contrairement à mes espérances, les quelques mots d'origine arabe que je saisis
au vol ne suffisent pas à suivre une conversation. Encore moins à comprendre la subtilité de la prose de
Molana. La session de poésie se terminant me laisse dans une sorte de confusion mêlant faim, fatigue et
mal de crâne terrible (qui a dit que le persan était une langue facile ?). Le petit groupe d'aficionados se
retrouve dans la cuisine pour la rupture du jeûne. Il y a une femme d'une cinquantaine d'année, aux
allures du "professeur de piano" dans les romans français. Un petit homme du même âge l'accompagne.
Il a passé toute la séance le front plissé par la concentration, écrivant minutieusement les remarques de
chacun sur son cahier. D'autres personnes de mon âge sont également présentes, ce qui témoigne de
l'engouement général pour la poésie, véritable échappatoire de la vie quotidienne. L'atmosphère se
détend, et les plaisanteries fusent...l'on m'offre une tasse de thé, servie selon un rituel très précis (l'eau
est bouillie dans une sorte de samovar au dessus duquel l'on fait chauffer une théière remplie d'un peu
d'eau mélangée à beaucoup de thé. Le liquide très concentré est alors versé dans une tasse et dilué avec
l'eau du samovar. Quand au sucre, hors de question de le laisser bêtement se dissoudre dans la tasse; il
faut le laisser fondre sous la langue tout en buvant...un peu difficile au début de ne pas prendre un
morceau de sucre à chaque gorgée). Les assiettes de ash8 circulent, avec le pain, le fromage (une sorte de
feta, comme beaucoup de fromages de la région), le miel et la crème. Enfin manger en toute quiétude. Je
me sens déjà ragaillardie. Tout d'un coup tout le monde se tait et se dirige vers le salon. La télé s'allume,
les regards se fixent...faites place à la série du Ramadan de la chaîne nationale iranienne ! L'heure est à
l'intrigue "sentimentàl'eauderose"-familiale, et je remarque en riant que les femmes y ont voilées du lit à
la salle de bain, moralité oblige !
Kimiya m'emmène chez elle...dédale de rues dans cette ville immense...l'on nous raccompagne en
voiture une partie du chemin, puis nous prenons trois taxis collectifs, toujours plus vers le nord est. La
rue Shariati est vite dépassée...encore quelques pas, et nous voici arrivées. Je fais la connaissance avec la
famille de mon hôte; le père est en voyage d'affaires en Thaïlande. Les quatre enfants, déjà grands,
habitent encore chez leurs parents; il y a Fatimeh (26 ans), Kimiya (25 ans), Ali (20 ans), et Sara (16
ans). Fatimeh vient de se marier, et se prépare à quitter le nid familial pour la première fois.
Soupe de légumes verts, de légumes secs, et de pâtes, agrémenté de menthe, de crème, et quelque fois de mouton.
Traditionnellement servie pendant le Ramadan.
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
Contrairement à certaines villes de province, les étudiants téhéranais ne partent pas de chez eux pour
leurs études car tout est sur place. Ici, pas question de vivre seul, encore moins d'habiter en
concubinage. Le concept fascine, et me voilà à expliquer à la mère et à ses filles les moeurs et coutumes
de la vie de couple française (le fils, timide, et peut-être moins intéressé, s'est réfugié dans sa
chambre...il a mon âge, mais je lui donnerai beaucoup moins). Grand appartement en marbre, à la
décoration un peu kitsch (selon mes propres valeurs, je sais, je sais). La mère a préparé des lasagnes,
"something you know", en mon honneur. Ces lasagnes à l'iranienne sont aussi éloignées de leurs comparses
italiennes qu'un plat de frites d'un gratin dauphinois, mais je souris et la remercie. Extase.
Le soir, nous discutons avec Kimiya pendant des heures. L'amour sous toutes ses formes est
rapidement le sujet principal de la discussion. Tandis qu'elle me parle de ses "petits amis", ses amours
impossibles, le tabou et l'épée de Damoclès de la virginité féminine, de la pression à la fois sociale,
religieuse, familiale (interdiction par exemple dans certaines familles de s'épiler entre les sourcils –très
fournis- avant le mariage), et légale, le tout avec volubilité et sans la moindre gêne, je me dis que j'aurais
plutôt dû choisir le thème de l'amour et du mariage pour ce voyage. Cela semble en effet être un sujet
qui préoccupe bien plus les Iraniens que la bombe atomique ou leur engagement politique.
Puis, Kimiya me montre des photos, de Nadim, chrétien libanais venu à Téhéran il y a quelques mois et
dont elle est tombée follement amoureuse. Du mariage de sa soeur...une cinquantaine de clichés de
studio réunis dans un album de satin rose, encadrés de bouquets de fleurs et de petits angelots. La
mariée y apparaît, seule ou avec son désormais époux, en robe bustier immaculée, extrêmement
maquillée, le chignon tiré à quatre épingles, prenant des poses quelquefois suggestives. Kimiya me
raconte; ils se sont rencontrés il y a un peu plus de quatre mois. Depuis leur rencontre, ils ont paraît-il
"beaucoup discuté", puis ont décidé de se marier, après avoir vérifié qu'ils étaient "sur la même
longueur d'ondes".
Personnellement, il me faudrait un petit peu plus que cela pour m'engager dans une relation de cette
manière. Mais ici, mariage rime avec une certaine indépendance vis-à-vis de famille ("certaine"...mère et
belle-mère se préparant à s'acharner sur les tourtereaux; "est-ce qu'IL ramène assez d'argent pour le foyer ? Estce qu'ELLE est une bonne maîtresse de maison ? A quand le premier enfant ? Et le deuxième ?..."). Le mariage
procure aussi un certain statut social, preuve que l'on est "comme les autres", que l'on a les moyens
d'entretenir un ménage...
A trois heures du matin, nous arrivons enfin à nous taire et à nous endormir.
Jour 5
Réveil matinal car Kimiya doit aller travailler à l'autre bout de la ville. Petit déjeuner iranien (thé noir,
pain-galette, miel, beurre, crème, fromage frais légèrement aigre). Expédition pour trouver les trois taxis
(collectifs) successifs acceptant de nous amener toutes deux à bon port...le trafic n'est pas encore très
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intense, et nous passons rapidement de Shari' Shariati à Shari' (Chahid9, s'il vous plaît) Doctor Fatemi,
au centre de la ville, coupant la célèbre avenue Valiasr (voir encadré).
Vali asr.
Littéralement "le maître du temps" en farsi, cette avenue porte bien son nom. Il s'agit d'une artère qui parcourt la ville du
nord au sud (ou du sud au nord). Bordée de magasins ou de vendeurs de halim pendant le Ramadan, elle est un espace où
les jeunes gens en particulier aiment flâner. Au nord, le square Tajrish et ses boutiques de glaces gargantuesques. Au sud,
la gare ferroviaire. Entre les deux, une bonne partie de la ville (et surtout des quartiers chics du nord) dans sa diversité
architecturale et sociale.
Une fois Kimiya à son travail, je pars vers le musée d'Art contemporain dans le Parc Laleh, avec l'espoir
d'y rencontrer des étudiants car l'université n'a pas encore ouvert. Malheureusement le musée est en
réfection jusqu'à la semaine prochaine.
Je profite de la fraîcheur du Parc Laleh et de ses boutiques encore désertes, aux allures d'un parc
d'attraction abandonné. Bref récapitulatif de mes contacts. J'appelle Mr. N., qui est à l'université
Chahid, dans la terminologie musulmane, personne étant décédée pour la gloire de Dieu, ici probablement lors de la
Révolution ou lors de la guerre Iran-Irak. Plus généralement, se dit à propos de toute personne innocente décédée dans des
conditions violentes (en Palestine…).
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
d'Azadi aujourd'hui (à une soixantaine de kilomètres de la ville) et promet de me rappeler dans les jours
à venir.
Petit coup de blues face à la morosité ambiante qui domine dans la rue, en contraste avec la chaleur des
foyers. Prenant comme prétexte la recommandation du Ministère des Affaires Etrangères français de
s'inscrire à l'ambassade, je file au consulat, rue (ah, l'humour iranien) "Nofl Lochatô" (en référence bien
sûr à la résidence de Khomeiny lors de son exil francilien dans les années 1970). Passés les multiples
contrôles de sécurité (quelle image de la France, ce bâtiment un peu triste, retranché derrières ses portes
blindées), je ressens ce bonheur illusoire de circuler librement sans foulard ni manteau, alors que je
parcours du regard les directives internes affichées sur les panneaux aux murs. A Téhéran, le
cosmopolitisme et la diversité de la rue que l'on retrouve dans d'autres capitales fait défaut. Et ce ne
sont pas les deux touristes allemandes un peu perdues sous leurs foulards ou la voyageuse coréenne que
j'ai rencontré qui ajoutent beaucoup de couleur à l'ensemble.
Je me dirige ensuite vers l'IFRI (Institut de Recherche Français en Iran) pour prendre rendez-vous avec
le directeur, un homme qui connaît bien la société iranienne, et qui va peut-être pouvoir m'éclairer sur
certains points. L'imprévu est partout, et me voilà à rester jusque tard, discutant de la vie des étudiants
pendant et après la Révolution islamique avec le documentaliste de la bibliothèque.
Personnellement, cela me fait beaucoup rire…la rue de l’ambassade française en plus…
Retour à Shari' Fatemi où Kimiya finit de travailler. Ramadan oblige, les horaires des bureaux comme du
reste changent. Les employés travaillent non-stop jusque aux alentours de 15h où tout le monde se
précipite chez soi pour préparer l'iftar. A 18h, marcher dans la rue devient un véritable danger, personne
n'étant à l'abri d'un conducteur affamé et pressé de rentrer chez lui. Mais le soleil est encore haut dans
le ciel, et nous voici direction l'institut de beauté (trois taxis collectifs et un bus plus loin), où pendant
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3/4 d'heure mon amie se fait "coiffer" véritablement les sourcils. La scène est digne d'un film d'horreur
en regard de la multitude des instruments utilisés, et à la fin je ne vois pas trop la différence (en dépit
d'un "aaah, c'est très joli" de convenance). Cependant Kimiya, tout comme la ribambelle de jeunes
femmes qui subit le même sort à la chaîne, n'a pas l'air de "sourciller".
J'achète dans la rue une bouteille de jus de grenade (luxe), et, le soleil commençant à se coucher, prends
la liberté d'en boire une gorgée, cachée sous un porche. J'enjoins Kimiya de faire de même, et comme
deux gamines en train de faire une bêtise, nous rigolons, les doigts pleins du jus collant. Rapide tour des
boutiques environnantes, qui ont l'air de plaire à mon amie. Entre questions capillaires et trafic, nous
arrivons à la maison pour l'iftar. Kimiya est toute excitée car nous sortons ce soir, avec un jeune homme
qu'elle a rencontré par Internet il me semble. Bien.
Préparatifs de toute soirée qui se respecte (Tu crois que ce voile et ce manteau iront avec mes nouvelles
chaussures ? Oui, mais tu devrais plutôt opter pour l'ensemble jean 'slim' tunique noire un peu moulante, maghneh et
ballerines assorties ). Nous sortons, prétextant un rendez-vous "avec une amie" lorsque la mère de Kimiya
nous interroge. A la porte de l'immeuble, une voiture briquée avec soin nous attend. A l'intérieur, Pacha
et Mansour, "le" rendez-vous de Kimiya, nous attendent…Déluge de déodorant, cheveux gominés,
chemise largement ouverte, le jeune citadin iranien dans toute sa splendeur. La pop iranienne émise de
"Téhérangeles" (la communauté iranienne en Californie) et distribuée clandestinement en Iran s'échappe
du lecteur de CD de la voiture…Ce dernier diffuse des animations sur son écran, qui changent selon la
musique…Dauphins pour les slows, rallye de voitures quand la musique s'accélère…on arrête par le
progrès ! Après un quart d'heure de route, la voiture s'arrête dans un parking au pied de Darband; un
autre lieu à flanc de montagne, plein de cascades, de maisons de thé, où familles et jeunes viennent
passer leurs soirées ou leur vendredi. Le mobilier des maisons de thé est intéressant…au lieu de se
retrouver autour d'une table ou sur des banquettes, les clients s'assoient par groupe sur de petites
estrades recouvertes de tapis et de coussins. La commande est passée; thé, shisha10, dates, noix, et ces
petits citrons ronds que l'on trouve beaucoup dans la région. Nous nous rapprochons tous, Kimiya
collée à Mansour, comme si nous étions les seuls en ce lieu. Les manteaux s'ouvrent, les foulards
glissent un peu. Je n'arrive toujours pas à boire le thé correctement avec son sucre. Sur l'estrade d'en
face, un groupe d'homme d'âge mûr. Plus loin, une famille sans les enfants. Au fond, une énorme moto
trône en hauteur, décoration pour le moins insolite. Pacha nous montre les vidéos de ses derniers
exploits de plongée, puis joue avec son portable. Mansour a maintenant passé le bras autour de Kimiya,
qui lui caresse les cheveux…J'ai encore du mal à trouver mes repères entre qui est licite et ce qui ne l'est
pas. La shisha passe de main en main…sa fumée apaise, fait tourner un peu la tête, et parfume l'air de
senteurs sucrées. Soudain, les serveurs s'agitent, déboulent sur la terrasse où nous sommes, et
Pipe à eau, présente de la Chine au Maroc. Largement diffusée par l'empire ottoman dans le monde arabe, elle est
maintenant très en vogue dans les pays européens.
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s'empressent de retirer les shishas. Les femmes autour de nous se redressent, et réajustent à la hâte leur
foulard…une patrouille de bassidj11 vient faire une descente. Elle a été signalée à un kilomètre d'ici et
tout le monde est déjà au courant. Avec Kimiya nous cachons nos pieds nus, refermons nos manteaux,
resserrons nos foulards sous le menton, et nous éloignons des garçons. Chacun prend son air le plus
innocent, et attend. Dix minutes plus tard deux véhicules des bassidj s'arrêtent, et nous assistons…à une
sorte de démonstration de force purement symbolique ; des hommes descendent, en combinaison kaki,
armés de gros gourdins de bois…ils paradent sur la place où leurs véhicules se sont arrêtés, scrutent les
environs…et repartent aussi vite qu'ils sont arrivés, sans même être entrés à l'intérieur des
établissements. Cet évènement rappelle aux Iraniens que la Révolution est toujours présente…gare à
celui qui l'oublierait et qui se laisserait aller un instant. Cette politique un peu "spectacle" d'intimidation
de la population est révélatrice de la légitimité bancale du régime. Là encore, les gens avec qui j'ai parlé
ces derniers jours ne veulent pas remettre tout le système en cause, mais l'adapter à l'évolution de la
société.
En repartant, je goûte aux salades de fruits du mûrier (des mûres ?), un peu acide et largement pourries
pour la plupart. Tant pis. A un feu rouge, un petit garçon vend des roses. Nous voir tous les quatre
dans cette voiture rutilante le fait insister lorsqu'il nous propose de ses fleurs. Gentlemen, nos cavaliers
cèdent, et nous voici avec chacune un bouquet de roses. Le geste est gentil, mais nous faisons une autre
tête lorsque nous nous retrouvons devant la porte de chez Kimiya…Que dire à sa mère ? Dans la
panique nous décidons que le mari de l'amie avec qui nous avions rendez-vous nous a offert des fleurs
car il était attristé de nous voir non accompagnées. Je ne sais pas si la mère de Kimiya mord à
l'hameçon, toujours est-il que je me sens drôlement stupide de devoir mentir sur mes sorties à vingt
ans…
Le soir, rebelote, et analyse détaillée des moindres faits et gestes de la soirée. Je détourne la discussion
vers l'université, et bientôt Kimiya s'élance dans une diatribe contre certaines lois et certains
comportements sociaux. Elle n'est pas forcément contre une république islamique car elle est très
attachée à sa religion. Cependant, il existe, comme elle le rappelle, "plusieurs manières de gérer les choses".
Jour 6
Réveil très difficile et déjeuner sur le pouce. A force d'enchaîner couchers tardifs et réveils à 6h30, je ne
tiens plus debout. Arrivées dans le bureau où Kimiya travaille, cette dernière me propose de dormir un
peu. Mais où ? Le réceptionniste me propose de faire une sieste dans la petite pièce qui lui sert pour ses
prières. Il y apporte une couverture, et me voilà sans détour dans les bras de Morphée. Une telle
attention et une telle prévenance envers les voyageurs étrangers me touchent énormément. L'homme
est ravi de rencontrer une Européenne venue découvrir son pays...il ne faut pas oublier que les gens
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Formation paramilitaire, les "Gardiens de la Révolution".
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
souffrent de l'isolement que l'on (leur gouvernement et certaines puissances étrangères) leur impose.
Les quelques touristes occidentaux qui viennent visiter le pays allègent légèrement cette situation
pesante.
Quelque peu remise d'aplomb, je me rends chez Darioush, point de chute de mon voyage où j'ai laissé
l'essentiel de mes affaires. Douche, casse croûte, puis direction le sud de la ville. Je me glisse au musée
National où je rencontre plusieurs étudiants au détour des présentoirs de céramique assyrienne. Pas
toujours facile de parler politique dès les premières discussions, car cela peut-être source de problèmes
autant pour moi que pour eux si je ne m'y prends pas discrètement. J'aborde donc le sujet de manière
détournée, parlant de l'université en France, et les questionnant sur leurs cours, sur leurs projets
d'avenir...La thématique du futur professionnel et personnel me permet de "saisir la température"...les
jeunes représentant la société en devenir, leurs attentes décrivent bien l'atmosphère générale du pays.
Au centre du Square Khomeiny, l’emblème de la République islamique…
Promenade autour du Square Imam Khomeiny (l'équivalent en terme de monopole des noms de lieux de
Charles de Gaulle en France). Ayant troqué mon "manteau" pour une chemise d'homme un peu trop
large, plus à l'européenne, j'assume mon statut de touriste et, chaleur aidant, me prends à déboutonner
le col de ma chemise (dans des proportions relativement austères...). Très mal m'en prend. Je suis à
peine arrivée à la station de métro adjacente au square qu'un groupe menaçant de policières en tchador
épais m'entoure. Elles arborent fièrement leur insigne "al polis al islamia"…la police islamique. Celle qui
traque sans répit les tentatives de libéralisme comportemental et vestimentaire des Iraniens. Leurs
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Revue Averroès – Variations, juillet 2009
regards hostiles ne présument rien de bon. Heureusement, je ne parle pas farsi et ne peux répondre à
leurs questions plutôt brutales. J'ai donc affaire à leur supérieur, un homme sec au vu des circonstances,
mais un peu moins haineux que ses subordonnées. Incapable d'en venir directement aux faits, il se lance
avec un anglais précaire dans une diatribe contre les gens, en particulier les étrangers, qui ne respectent
pas les règles du pays. Respecter un pays, ses coutumes, ses lois, c'est tout à fait compréhensible et cela
fait partie du voyage. A condition qu'un minimum de liberté soit garanti aux individus !
Je finis par comprendre que l'objet du litige n'est autre que ce petit bouton précédemment ôté, et qui
découvre le haut du cou. En termes de crime, l'on a vu pire. Mais on a également vu des gens en prison
ou la corde au cou pour guère plus dans ce pays...enfin bref. Ma nationalité française me sauve la mise,
et je pars avec un sermon.
Honteuse malgré moi de m'être faite piéger aussi facilement, je pars en baissant la tête, alors que tout le
monde semble me regarder. Craignant une seconde désapprobation, sociale cette fois-ci, j'accélère le
pas...et me perds dans le métro. Un jeune homme m'interpelle et me montre la bonne direction. Il m'a
vu tout à l'heure, et tient à tout prix à s'excuser "des lois et du comportement de son gouvernement". Encore en
colère je lui réponds vertement que les citoyens sont responsables de l'élection de ce gouvernement
mais je me modère, car la situation est bien plus compliquée qu'il n'y paraît. Ce sauveur repentant
m'accompagne jusqu'au cybercafé le plus proche, objet de ma quête. Un malheur amène un bonheur; je
ne l'aurais jamais trouvé sans une aide locale. Sur le chemin, il me parle un peu de lui; diplômé, il va se
marier dans deux jours mais regarde vers l'avenir avec inquiétude. Peut-être partir travailler à l'étranger,
qui sait...ici, difficile pour un jeune couple de s'installer. Cependant il aime son pays, et refuse "de le fuir".
Diversité ethnique et religieuse.
J'ai été surprise par la diversité ethnique du pays. Par l'histoire de la région, les mouvements de population, les
variations des frontières et la position géographique du pays (entre les mondes arabes, indien, d'Asie centrale…), plus
d'une vingtaine de "nations" sont présentes en Iran et coexistent. C'est la citoyenneté iranienne qui prévaut avant tout; il
n'y a donc pas de discrimination envers certains groupes ethniques, si ce n'est lorsque ceux-ci émettent des velléités
d'indépendance. Les Perses par exemple ne représentent que la moitié de la population. Les Azaris, situés principalement
au nord-est du pays, constituent 25% des Iraniens, et parlent un dialecte entre le turc et le farsi. Les Kurdes (10%), les
Arabes (dans les régions côtières du sud, 3 %) ou encore les Lors (2%), les Turkmènes (2%), les Baluchis (2%) sont les
principaux groupes. S'ajoutent à cela un million de nomades, ainsi que près de 3 millions de réfugiés afghans, et 500 000
chiites irakiens. En effet, l'Iran est l'un des premiers pays en termes d'accueil massif d'étrangers. A Téhéran, j'ai pu voir
beaucoup d'Afghans, exerçant les métiers négligés par les Iraniens. Beaucoup vivent largement en dessous du seuil de
pauvreté, et le taux de chômage sont comme souvent plus élevés chez les populations réfugiées.
Le résultat de cette diversité ethnique se retrouve dans la rue…des blondes aux yeux marron, beaucoup de
châtain, des yeux bleus, verts, des peaux pâles, plus mates…des visages aux yeux bridés et aux pommettes hautes…
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De même, si la grande majorité des Iraniens sont musulmans (chiites, avec une petite proportion de sunnites),
l'on trouve également des minorités chrétiennes, zoroastriennes (une religion monothéiste antérieure à l'islam) et juives. Je
n'ai noté aucune tension entre les différentes communautés religieuses (si ce n'est un petit peu entre sunnites et chiites, la
guerre civile en Irak divisant les populations), à l'exception des Bahaïs (voir note de bas de page à ce sujet).
Jour 7
Besoin de me reposer après ces premiers jours riches en émotion. Six jours que je suis arrivée et je m'en
suis pris plein la figure. Et puis, difficile de parcourir la ville sans boire lorsqu'il fait 35 degrés...les gens
ici ont l'habitude, et travaillent dans des bureaux climatisés.
En fin d'après-midi, je me rends avec Darioush, chez qui je suis ces quelques jours, au nord de la ville
pour une séance de poésie parc Niavaran. La voiture se révèle indispensable des fois (à moins de
pouvoir se permettre des taxis privés qui coûtent 12 fois le prix des taxis collectifs), et, mécaniquement
je compte tous les taxis collectifs qu'il m'aurait fallu prendre.
Le parc Niavaran est l'un des ces grands espaces verts qui ponctuent la ville de bulles d'oxygène.
Ombragé par d'immenses arbres dignes d'un village elfique sorti de l'imagination de Tolkien, le parc
abrite un centre culturel et artistique. Je me sens plus à l'aise dans cet endroit dédié à la peinture, la
photographie, le théâtre, la poésie...Du fond du parc des voix nous guident. A cause d'une erreur
d'organisation la session de poésie (en hommage ici encore à l'incontournable Rumi, dont l'on fête cette
année "l'octocentenaire" de sa naissance) a été déplacée dans une sorte d'amphithéâtre naturel, devant
un grand bassin qui reflète la scène et l'audience attentive. Les orateurs passent, et si je ne comprends
pas toujours le persan, il m'est difficile d'être insensible à la beauté du rythme et des rimes. Alors que la
nuit tombe les lanternes parsemées dans le jardin s'illuminent, donnant à l'ensemble une allure féerique.
La séance se clôture alors que l'appel à la prière retentit. En attendant l'iftar, je discute avec quelques
auditeurs...Une partie de l'intelligentsia de la capitale semble s'être rassemblée ici, avec son cortège de
vieux monsieurs débattant énergiquement sur le sens de telle ou telle ligne, de personnes polyglotte qui
passent aisément de l'anglais au persan au russe au français...Comme lors de ma première séance de
poésie, je rencontre et discute avec des jeunes de mon âge ou plus...en abordant encore et toujours les
sujets qui me tiennent à coeur. La poésie permet de s'évader d'un quotidien moins rose me disentils...refrain que j'ai déjà entendu plusieurs fois. A trop faire abstraction du présent, l'on se réfugie dans
un monde parallèle et ne fait rien pour changer ce qui ne nous convient pas dans la réalité, leur
réponds-je...Pas de commentaires. Des visages me sont familiers pour les avoir rencontrés chez mon
hôte.
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Récital de poèmes de Rumi à l’ombre du parc Niavaran.
Après l'iftar (une multitude de plats disposés sur une grande table dans la cour du centre, autour de
laquelle se pressent les affamés...l'on sert les autres, l'on fait passer les plats, tout en discutant gaiement,
ce qui donne au tout une allure de repas de famille), j'invite mon hôte au restaurant...une façon de le
remercier pour son hospitalité. Après quelques tentatives infructueuses dans les restaurants au design
épuré et à la clientèle chic des alentours de l'avenue Gandhi, nous dégotons un petit restaurant...italien,
tenu par une iranienne (qui a vécu à Rome ?). Rien de spectaculaire, mais le cadre est convivial et la
soirée aussi, loin des autres restaurants que j'ai trouvé un peu superficiels et décalés...il faut bien que les
gens vivent, mais ce mode de vie "bulle" fait encore abstraction de la réalité du pays, de ses
gouvernements et de ses habitants.
Vie quotidienne et poésie classique, deux mondes à part.
Autrefois centre névralgique de toute la région au point de vue culturel, l'Iran possède de nombreux poètes et
philosophes; Al Farabi, Ibn Sinna (Avicenne), puis Ferdowsi, Rumi, Saadi, Hafez, Khayyam, pour ne citer que les plus
célèbres. L’on peut distinguer deux courants, qui ne sont pas forcément antagonistes ; un courant mystique, et une
approche rationnelle du Coran (comprendre au lieu d’apprendre). Hafez et Rumi quant à eux ont chanté l'amour charnel
et le vin…Bien que ces derniers thèmes soient prohibés depuis la Révolution, il est impossible de retirer la poésie aux
Iraniens tant elle fait partie de la culture du pays. Curieux sentiment alors de lire ces poèmes du XIIIe siècle dans l'Iran
d'aujourd'hui. Se pencher sur la poésie iranienne permet de s'évader d'un quotidien parfois pesant, de découvrir la richesse
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de la culture iranienne. Cependant, comme toute évasion, l'on court le risque de vivre sa vie uniquement dans un monde
imaginaire et de se couper peu à peu du présent.
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