Théorie de la diffusion de l`innovation de Rogers et traçabilité
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Théorie de la diffusion de l`innovation de Rogers et traçabilité
Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management Théorie de la diffusion de l’innovation de Rogers et traçabilité : application au secteur de la datte tunisienne Meriam KARÂA Université de la Méditerranée Aix-Marseille II, Cret-Log [email protected] Joëlle MORANA Université de Lyon - CNRS – ENTPE, LET La traçabilité est considérée comme une réponse à l’état d’incertitude lié aux crises alimentaires de la fin du XXe siècle. Pour le cas de la filière des dattes tunisiennes, la traçabilité –en tant que démarche de management stratégique- apparaît dans certains cas selon nous, comme une innovation managériale toujours en phase d’adoption. Une étude en ce sens est effectuée auprès de trois entreprises tunisiennes totalement exportatrices de la filière dattes. Les résultats de l’analyse nous permettent d’élaborer les déterminants de l’adoption de la traçabilité rattachés à certains éléments de la théorie de la diffusion et de l’adoption d’une innovation de Rogers (1962, 2003). Mots clés : traçabilité, industries agroalimentaires, théorie de diffusion et d’adoption de l’innovation, conditionnement des dattes, Tunisie. Introduction Si la traçabilité s’apprécie dans tous les secteurs d’activité, elle est caractéristique des réflexions dans l’industrie agroalimentaire. En effet, le consommateur veut connaître l’origine du produit qu’il consomme, les ingrédients qui le composent, ainsi que les différentes étapes de sa production et de sa transformation (Guyonnet, 2005 ; Regattieri et al., 2007). Ceci implique pour les entreprises de développer de véritables stratégies afin d’établir une relation de confiance avec le consommateur final, de permettre une meilleure organisation du travail, donc une augmentation de la productivité (Alfaro et Rábade, 2009). Appliquée à l’entreprise, la traçabilité permet de retracer l’origine d’un produit ou d’une activité, en mettant en avant son historique, ses composants, les conditions de production, de planification/design et des opérations (Cheng et Simmons, 1994), son stockage, son emballage et sa distribution. Dans sa pratique, deux fonctions sont attachées à la traçabilité : le tracking (suivi en temps réel des flux) et le tracing (mémorisation de ce suivi) (Kärkkäinen et al., 2004). Ces deux fonctions sont d’autant plus importantes que la traçabilité est liée à l’accumulation toujours croissante d’informations. L’objectif ultime de toute démarche de traçabilité est donc d’assurer la sécurité et la qualité des produits, ce qui est au cœur des politiques commerciales communautaires et mondiales. Dans ce cadre, les pays du tiers monde sont contraints d’appliquer des règles équivalentes de traçabilité avant de pouvoir exporter leurs produits vers l’Union Européenne. Tel est le cas de la Tunisie, et plus spécifiquement le secteur d’activité des dattes, terrain de cette étude. Encore faiblement généralisée dans les entreprises du secteur d’activité des dattes1, la traçabilité peut être considérée en phase d’adoption et doit être appréciée comme une innovation managériale au sens de Kimberly (1981, cité par Charreire, 2003 : 7) puisqu’elle représente « un éloignement significatif de Vol. 19 – N°1, 2011 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:09 1 - En matière de traçabilité et sur le plan réglementaire, les entreprises tunisiennes exportatrices de dattes sont tenues de respecter la norme ISO 22000, l’EUREPGAP et essentiellement la directive européenne 178/2002. Mais, sur le plan national, il n’existe à ce jour aucune réglementation en matière de traçabilité. Une loi sur la sécurité alimentaire est en cours et comprend un chapitre dédié à la traçabilité des denrées alimentaires. Ce projet est appuyé par le Programme de Modernisation Industrielle (PMI) avec un comité de pilotage comprenant de nombreux acteurs tels que le ministère du commerce et de l’industrie, le ministère de l’agriculture et le CTAA (Centre Technique de l’AgroAlimentaire) qui assure le secrétariat de ce groupe de travail. Cependant, cette loi n’a été promulguée et appliquée qu’en 2009. 15 15 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management l’état du management au moment où il apparaît pour la première fois et où il affecte la nature, la localisation, la qualité ou la quantité d’information qui est disponible dans un processus de décision ». Ainsi, considérée comme une innovation (managériale), son adoption serait conditionnée par un ensemble de facteurs. A ce titre, les facteurs d’adoption d’une innovation font l’objet de nombreuses théories telles que celle de la diffusion et d’adoption d’une innovation de Rogers (1962). Souvent utilisée dans le concept de management d’innovation, cette théorie se base sur plusieurs théories et approches en sociologie, psychologie et communication. Or, dans la traçabilité, si les flux de marchandises sont au cœur des relations, les flux d’informations qui en découlent sont aussi importants. Dans ce cadre, il apparaît opportun de lier cette théorie de l’innovation managériale à une traçabilité en émergence comme dans le cas du secteur d’activité des dattes tunisiennes. Le plan de l’article se présente tel que suit. La première partie présente l’importance de la traçabilité agroalimentaire. La deuxième partie expose les principes fondateurs de la théorie de diffusion et d’adoption de l’innovation managériale de Rogers (1962, 2003). La troisième partie met en exergue les résultats de notre étude menée auprès de trois entreprises « pionnières » de conditionnement de dattes en Tunisie. Ceux-ci permettent d’élaborer une typologie des facteurs d’adoption de la traçabilité dans ce cadre. La traçabilité : les enjeux et les défis La traçabilité est devenue une obligation pour toutes les entreprises industrielles. Ainsi, les turbulences de l’environnement (concurrence, contrefaçon, rappel de produits, etc.) obligent à un suivi de chaque produit vendu. En conséquence, une « bonne » traçabilité confère à un ensemble d’avantages compétitifs. Ceux-ci se déclinent autour de quatre principaux axes : (1) maîtriser la sécurité, l’origine et l’intégrité du produit (2) renforcer l’avantage concurrentiel de l’entreprise, (3) favoriser un contrôle et une évaluation permanents et (4) redéfinir les relations entre les différents acteurs concernés par la traçabilité. La maîtrise de la sécurité, l’origine et l’intégrité du produit La traçabilité est considérée comme un des piliers du management de la qualité. A ce niveau, l’entreprise doit maîtriser la sécurité 16 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:09 du produit. Elle s’appuie sur une connaissance de l’origine et de l’intégrité des produits. L’intégrité des produits concerne le respect des modes de stockage. Par la suite, la traçabilité apporte la preuve de l’authenticité des produits. Elle assure ainsi la protection des marques, des réseaux de distribution, du savoir-faire et de la sécurité des échanges. En ce sens, en garantissant l’origine et en apportant la preuve de la qualité et de l’authenticité des produits offerts, la traçabilité est considérée comme un élément essentiel de la crédibilité de l’organisation. Le renforcement de l’avantage concurrentiel La traçabilité doit être considérée comme un véritable « vecteur de développement stratégique » (Fabbe-Costes, 2006 : p. 9). Deux éléments sont ici à considérer : • d’une part, la fidélisation et la confiance des consommateurs. La sécurité sanitaire des aliments et des produits permet la fidélisation des clients et la confiance des consommateurs (Fabbe-Costes et Lemaire, 2001). En outre, la stratégie de satisfaction et de « conquête » de la clientèle est renforcée à travers la transparence et la mise à disposition d’informations sur le suivi des commandes, • d’autre part, par un suivi permanent des commandes, la traçabilité permet de maîtriser les coûts liés à la gestion des stocks et à un approvisionnement en « juste à temps ». Cette maîtrise des coûts constitue un avantage concurrentiel indéniable. Certes, il est vrai qu’en absence de traçabilité, l’entreprise peut faire des économies à très court terme. Cependant, à moyen et long terme, une « non traçabilité » peut « se traduire par des coûts très élevés pour traiter les incidents, compromettre la viabilité globale de l’entreprise (image et marge), menacer les débouchés de l’entreprise (perte de compétitivité) » (Wanscoor, 2008 : 11). Pour preuve des dangers d’une non-traçabilité, l’exemple fort connu du rappel au niveau mondial des 160000 bouteilles de Perrier dans les années 1990 par une contamination au Benzène sur un lot non-tracé ! Le contrôle et l’évaluation permanents Dans un troisième temps, la traçabilité fournit au responsable de l’entreprise une vision globale et complète qui lui permet d’optimiser sa prise de décision. En effet, l’accès à l’ensemble des informations du produit tout au long de la chaîne logistique, en temps réel et de manière continue, permet « un pilotage Vol. 19 – N°1, 2011 16 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management permanent » de l’entreprise (Romeyer, 2001). De même, les enjeux stratégiques de la traçabilité se traduisent au niveau de la gestion des risques. Dans ce cadre, en permettant la segmentation de la production en « lots », la traçabilité limite les pertes encourues en cas d’un dysfonctionnement, grâce à « un retrait ciblé » (CNA, 2001) (voir le problème de Perrier rappelé ci-dessus). Enfin, elle joue un rôle important dans l’établissement des liens de causalité. La traçabilité permet de repérer la responsabilité de chaque acteur tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Ceci permet d’attribuer avec précision le dommage subi à l’un des intervenants. La redéfinition des relations entre acteurs La quatrième caractéristique concerne l’établissement de « relations de confiance » à travers des partenariats et coopérations. En d’autres termes, la traçabilité permet d’établir un accès aux informations les plus transparentes et complètes mises à disposition par les différents acteurs de la chaîne d’approvisionnement. Ces informations apportent des indications utiles à/pour chaque étape de transformation des produits et permettent de suivre en temps réel leur acheminement. Par conséquent, la traçabilité présente à ce niveau un quadruple enjeu, à savoir : pour le consommateur, assurer la sécurité alimentaire et sanitaire ; pour l’exploitant, prouver une maîtrise de la qualité des produits offerts et améliorer l’image de marque de l’entreprise ; pour l’Etat, « garantir la sécurité des consommateurs et la régularité des transactions » et pour la justice, déterminer la responsabilité de chaque acteur (Bayre, 2005 : p. 2). En résumé, le décloisonnement et la transversalité qui fondent la traçabilité impliquent une évolution des modes de pensées. Ils nécessitent de réfléchir au plus tôt à un système de diffusion et d’adoption de ce type de projet. En effet, si la traçabilité induit des contraintes, elle est aussi source de création de valeur(s) pour un ensemble de partenaires. Mais, au-delà d’une simple diffusion de la traçabilité, chaque entreprise doit aussi être capable de sensibiliser ses employés à la traçabilité interne, de faire adopter la traçabilité amont par ses fournisseurs et la traçabilité aval2 par ses prestataires de services logistiques ; ceci en vue de satisfaire au mieux ses clients. Dans cette optique et selon nous, la théorie de la diffusion et de l’adoption d’une innovation de Rogers (1962) peut apporter une aide utile dans cette direction, tout particulièrement dans des contrées à l’aube de la mise en place de leur traçabilité, comme tel est le cas de la Tunisie. La théorie de diffusion et d’adoption d’une innovation manageriale d’Everett M. Rogers (1962) Comme souligné ci-dessus, nous estimons que l’adoption de la traçabilité peut prendre appui sur la théorie de la diffusion et de l’adoption d’une innovation managériale telle que promue par Rogers (1962, 2003). En effet, celle-ci a été formalisée pour prédire la diffusion et l’adoption d’une innovation quelle que soient sa nature et son domaine, telles que les innovations organisationnelles ou managériales (Chau et Tam, 1997). L’étude de l’ouvrage de Rogers (1962, 2003) permet d’établir des éléments communs à l’adoption et à la diffusion d’une innovation. Il s’agit des caractéristiques intrinsèques d’une innovation et des caractéristiques organisationnelles. Les caractéristiques intrinsèques d’une innovation s’expriment à travers cinq éléments clés qui influencent l’adoption ou le rejet de cette dernière : • l’avantage relatif ou degré avec lequel une innovation est perçue par les « adopteurs » potentiels comme étant meilleure que celle existante. Le degré d’avantage relatif peut être mesuré économiquement (exemple : ratio des bénéfices attendus), en termes de satisfaction ou de facteur de prestige social (Rogers, 2003); • le degré avec lequel une innovation est perçue comme compatible avec les valeurs, les expériences et les besoins des « adopteurs » potentiels. Pour exemple, une étude réalisée par Lin (2011) a montré que l’adoption des services proposés par les banques taïwanaises sur le téléphone mobile dépend en partie de la compatibilité perçue de cette innovation avec le style de vie et préférences des personnes interrogées ; • la complexité ou le degré avec lequel une innovation est perçue comme difficile à comprendre et à utiliser. En ce sens, plus une innovation est perçue comme complexe, moins on essaiera de l’adopter et inversement (Handfield et Pagell, 1995) ; • la testabilité ou le degré avec lequel une innovation peut être testée sur un champ limité avant son utilisation. Ainsi, une innovation qu’on peut tester au préalable présente moins de risques pour l’individu Vol. 19 – N°1, 2011 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:09 2 - Une distinction peut être faite entre la traçabilité amont/interne/aval. La traçabilité amont fait référence à l’acheminement des matières premières du fournisseur à l’entreprise. Comme son nom l’indique, la traçabilité interne concerne la partie du processus à l’intérieur de l’entreprise productrice ou transformatrice du produit en question. La traçabilité aval, par opposition à la traçabilité amont, désigne l’ensemble des outils et procédures permettant de suivre la livraison des marchandises au client final (Ta, 2002, 2004 ; Lecomte et al., 2006). 17 17 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management ou pour l’organisation qui a l’intention de l’adopter. Par exemple, Zhang et al. (2010) ont analysé les facteurs d’adoption du « e-learning3 » en Chine. Les résultats de cette étude ont montré que la testabilité peut être considérée ici comme facteur d’adoption. Ce facteur se traduit notamment par la possibilité d’essayer cette méthode à travers des cours ou des démos en ligne et de discuter avec des utilisateurs de cette dernière ; • l’observabilité ou le degré avec lequel les résultats d’une innovation sont visibles. Ainsi, plus les résultats sont visibles, plus son adoption sera rapide. Les caractéristiques organisationnelles d’une innovation dépendent essentiellement de l’ « innovativeness » (Rogers, 2003). Certains auteurs traduisent le terme d’« innovativeness » par la capacité d’innovation ou d’adoption d’une innovation. Pour d’autres, c’est le terme d’innovativité qui est privilégié. Considérant que les traductions utilisées sont sujettes à confusion et ambiguïté notamment entre l’adoption d’une innovation et le fait de concevoir l’innovation (être à l’origine de l’apparition et du développement de cette innovation), nous préférons garder le terme dans son écriture anglophone. En réalité, pour Rogers (2003), le terme « innovativeness » signifie la capacité que possède une entreprise (par rapport aux autres entreprises) à adopter une innovation et de manière plus rapide. Ainsi, l’innovativeness dépend de la taille et des spécificités structurelles de l’entreprise désirant adopter une innovation. Selon ce schéma, plusieurs études montrent que la taille d’une entreprise est positivement liée à l’adoption d’une innovation donnée. De la sorte, les grandes entreprises seraient les plus susceptibles d’adopter une innovation donnée. Ensuite, cinq caractéristiques structurelles peuvent influencer l’innovativeness de l’entreprise et de là, l’adoption de l’innovation étudiée : • l’interconnexion (+) : degré avec lequel les membres de l’entreprise sont reliés dans le cadre d’un réseau interpersonnel ; • le slack organisationnel (+) : correspond à l’excédent de ressources dont dispose l’entreprise en plus de celles nécessaires pour son fonctionnement. Ce surplus de ressources peut être un atout favorisant l’adoption d’innovation. En effet, ces ressources permettraient à l’entreprise de prendre des risques notamment en adoptant des innovations et en conduisant des projets dont la réussite n’est pas totalement garantie (Damanpour, 1991 ; Bueno Merino et Grandval, 2009). Au final, et de manière implicite, on retrouve de fortes convergences avec la mise en œuvre/en place d’une traçabilité. Relier les quatre avantages compétitifs de la traçabilité à la théorie de la diffusion et de l’adoption de l’innovation constitue une piste d’investigation dès lors qu’il est question d’assurer la réussite de la traçabilité. Selon cette orientation, nous présentons dans la figure n°1, les points d’ancrage entre traçabilité et modèle de Rogers. La lecture de la figure 1 souligne que l’adoption de la traçabilité trouve place dans les deux caractéristiques du modèle d’adoption d’une innovation managériale de Rogers. Ceci étant, les éléments fondamentaux de la traçabilité s’argumentent au mieux sur l’item de l’avantage relatif. De la conjugaison de ces ensembles, il en découlerait de nouveaux points à Figure n°1 - Le couplage entre la traçabilité et le modèle de Rogers sur l’adoption de la traçabilité. 4 • la centralisation (-) : plus le pouvoir est concentré, moins l’entreprise est innovante et possède une capacité importante à adopter des innovations ; 3 - Apprentissage en ligne. 4 - (-): la caractéristique influence négativement la capacité d’innovation de l’entreprise. 5 - (+): la caractéristique influence positivement la capacité d’innovation de l’entreprise. 5 • la complexité (+) : degré avec lequel les membres d’une organisation possèdent des connaissances et un niveau d’expertise élevé (compétences et connaissances) ; • la formalisation (-) : degré avec lequel l’entreprise oblige ses membres à suivre des règles strictes et procédures formelles ; 18 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:10 Vol. 19 – N°1, 2011 18 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management mêmes de faciliter l’adoption de la traçabilité. Afin d’évaluer ce rapprochement, il nous a paru intéressant de procéder à une analyse auprès de trois entreprises pionnières et totalement exportatrices de la filière des dattes en Tunisie et qui sont donc les plus concernées par les enjeux de la traçabilité. Application au secteur de la datte tunisienne Dans le cadre de ce travail, nous nous intéressons à un pays concerné par la traçabilité mais peu (ou pas) exploité : la Tunisie. Or, avec la multiplication des échanges commerciaux entre la Tunisie et la France, entre autres et l’ouverture de la zone de libre échange euro-méditerranéenne qui place la Tunisie dans un contexte fortement concurrentiel, il est désormais essentiel pour les entreprises tunisiennes, notamment agroalimentaires, de mettre en place une démarche de traçabilité efficace. Et plus particulièrement dans ce contexte, nous avons ciblé l’une des filières clés dans les exportations : la filière des dattes. Trois types de sources d’information ont été utilisés dans la phase de collecte des données, à savoir : la documentation, l’observation directe et l’entretien semi-directif. Pour chacune des trois entreprises étudiées, nous avons récupéré des données issues de la documentation interne (les manuels qualité, la procédure d’identification et de la traçabilité, etc.), de l’observation passive (deux semaines chez l’entreprise (A), un jour chez l’entreprise (B), quelques heures chez l’entreprise (C)) et de la conduite de 13 entretiens semi-directifs avec différents responsables de ces trois entreprises (6 entretiens chez l’entreprise A, 5 chez l’entreprise B, 2 entretiens chez l’entreprise C). La différence du nombre d’entretiens d’une entreprise à une autre s’explique par la disponibilité de leurs cadres. Parmi ces entretiens, 11 ont été enregistrés et le reste a fait l’objet de prise de notes. Chaque entretien a duré en moyenne une heure. A noter que d’un point de vue pratique et pour des raisons de disponibilité des interlocuteurs, nous avons été conduits à accepter qu’un entretien se déroule en deux parties sur deux jours (entretien avec le gérant de l’entreprise de conditionnement « C »). Présentation du terrain et recueil des données Le tableau n°1 présente les caractéristiques des entreprises étudiées. Le choix de la datte tunisienne comme terrain d’étude s’explique par la place stratégique qu’occupe cette filière au niveau des exportations agroalimentaires tunisiennes (24% en 2009). Durant ces dernières années, de nombreux efforts des pouvoirs publics et des organismes de soutien ont eu pour objectif d’organiser la filière et de promouvoir les exportations de dattes en visant l’amélioration de la qualité de ces produits. La technique d’analyse des données obtenues a été celle de l’analyse de contenu thématique via le logiciel NVivo dans sa version de 2008. Comme le précise Trébucq (2008), « une des caractéristiques surprenante du logiciel est de se rapprocher au maximum de l’analyse papier-crayon « stabilo boss », en classant, organisant les informations, puis en permet- L’étude dont nous présentons les résultats a été réalisée en 2009 au niveau du maillon central de la filière datte à savoir, les conditionneurs/exportateurs. Trois entreprises ont répondu positivement à nos contacts6. Il s’agit des « pionniers » en matière d’adoption de la traçabilité des dattes en Tunisie. Cependant, les actions menées au niveau du gouvernement montrent que ces entreprises sont encore dans une phase d’adoption. Ce constat a été confirmé par plusieurs responsables appartenant à des organismes d’appui ainsi que par ceux appartenant aux trois entreprises étudiées. En conséquence, il apparaît envisageable de considérer ici la traçabilité telle une innovation managériale selon le modèle d’adoption d’une innovation de Rogers (1962, 2003). Tableau n°1 - Caractéristiques des entreprises A, B et C Entreprise Entreprise A Date de création 1982 Nombre d’employés Statut des personnes interrogées En moyenne 842 dont 63 cadres Directeur d’Usine, Responsable Management Qualité, Responsable Marché, Responsable Achat, Responsable Achat Emballages et Autres, Responsable R&D Entreprise B 1986 52 employés permanents et environ 480 employés occasionnels Responsable Informatique, Responsable Qualité Sécurité Environnement, Responsable Hygiène, Responsable Gestion de Stock Dattes, Responsable Gestion de Stock Emballages et Expédition Entreprise C 1989 30 employés fixes et 200 saisonniers Gérant, Responsable Production Vol. 19 – N°1, 2011 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:10 6 - Le choix de ces entreprises s’apprécie par une harmonisation des données issues du GIFruits – Groupement Interprofessionnel des Fruits (informations concernant le projet de traçabilité amont et la liste des adhérents sur le site internet du GIFruits), du PMI – Programme de Modernisation Industrielle (données du projet pilote réalisé qui vient compléter celui du GIFruits) et de GS1Tunisia - site de familiarisation des standards de codification (liste des conditionneurs de dattes adhérents). 19 19 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management tant des recherches sur ces informations rangées ». Présentation des résultats L’analyse de la théorie de Rogers souligne deux caractéristiques de l’adoption et de la diffusion d’une innovation, à savoir les caractéristiques de l’innovation et les caractéristiques de l’organisation. Ces deux caractéristiques ont été associées à l’adoption de la traçabilité. Les résultats ci-dessous précisent les retours des entretiens pour chaque item de ce couplage (Cf. figure 1). La traçabilité comme innovation managériale Selon les répondants, trois thèmes génériques expriment la traçabilité comme innovation managériale. Ne sont donc pas considérés comme des facteurs d’influence, la testabilité et la complexité. Ainsi, selon les interviewés, il semble difficile de tester la démarche de traçabilité avant de l’adopter et la mettre en œuvre. Nous développons ci-dessous les trois thèmes qui expriment (1) l’avantage relatif, (2) la compatibilité et (3) l’observabilité : Premier thème : l’adoption de la traçabilité et l’avantage relatif L’analyse qualitative met l’accent sur l’importance de l’avantage relatif et de ses différentes composantes comme facteurs d’adoption de la traçabilité. D’une part, ces composantes correspondent aux caractéristiques de la traçabilité telles qu’énoncées au début de l’article. D’autre part, l’analyse qualitative tend à faire apparaître deux nouveaux items, à savoir la « survie de l’entreprise » et « l’organisation interne ». Nous présentons ci-dessous les points saillants pour chacun des items : • la maîtrise de la qualité : ce facteur d’adoption de la traçabilité est confirmé. Elle est considérée comme une des causes et en même temps conséquence de la traçabilité agroalimentaire : « Le problème de la vache folle a montré l’importance de la traçabilité ainsi que tous les autres problèmes liés à la qualité des produits. La qualité des produits, c’est la variable la plus importante…le facteur le plus important, c’est la sécurité et la qualité des produits, le reste en découle automatiquement. Aujourd’hui, tout le monde demande la sécurité dans tout » (Gérant, Conditionneur C). • le renforcement de l’avantage concurrentiel : l’un des apports essentiels de la traçabilité est lié aux avantages concurrentiels. Nous retrouvons ainsi des avantages tels 20 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:10 que la satisfaction des clients et des consommateurs finaux et la réduction des coûts, l’amélioration de l’image de l’entreprise et le gain de temps (se manifeste essentiellement au niveau de la réactivité de l’entreprise en cas de problèmes liés au retrait de produit, réclamation des clients, etc.) : « En plus du gain économique que peut avoir la traçabilité, elle nous a paru comme un moyen pour améliorer notre image. Entre une société qui a une traçabilité des produits et une autre qui vend ses dattes sans traçabilité à votre avis laquelle sera la plus avantagée et choisie par les clients ? C’est bien sûr celle avec une traçabilité » (Responsable Achat Emballages et Autres, Conditionneur A). En compléments des avantages listés dans la littérature, deux nouveaux sous-facteurs apparaissent plus spécifiquement au cours de l’analyse. Il s’agit du développement de l’entreprise (adoption de la traçabilité pour permettre à l’entreprise de développer ses activités et ses marchés cibles) et de l’amélioration de l’image du pays même si ce dernier n’a été évoqué que par une seule entreprise : « En plus, on a une idée disons de citoyenneté, c’est à dire qu’on ne parle pas de dattes de l’entreprise (A) mais de dattes de Tunisie. Et on veut faire de ces dattes de Tunisie un produit de valeur reconnu par les consommateurs comme un produit sain et de qualité. Or, pour arriver à cette vision on a besoin de la traçabilité » (Responsable Achat, Conditionneur A) • les contrôle et évaluation permanents : les résultats montrent que la traçabilité de la filière des dattes en Tunisie est perçue comme favorisant un contrôle et une évaluation de l’entreprise. Tout d’abord, la traçabilité apparaît comme une démarche que nous pourrions assimiler à « une cartographie » de l’entreprise : « Avec la traçabilité on peut voir tout ce qui se passe dans l’entreprise et avoir une vision globale de l’entreprise même les petits détails » (Responsable Production, Conditionneur C). Ensuite, la gestion des problèmes/risques (et le pouvoir de les éviter dans certains cas) semble être un autre avantage perçu de la traçabilité : « Pour moi la traçabilité me permet en cas de problème de savoir l’origine exacte de ce problème et pour l’éviter la prochaine fois » (Responsable Qualité Sécurité Environnement, Conditionneur B). Cette gestion des risques englobe elle-même trois sous-composantes, à savoir (1) le retrait ciblé, (2) la réclamation client -qui va de paire avec la gestion d’une Vol. 19 – N°1, 2011 20 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management situation de crise- et (3) les liens de causalité. Selon cette troisième sous-composante, la traçabilité est également appréhendée par certains répondants comme un repère à la responsabilité de chaque acteur en cas d’un problème touchant essentiellement la qualité des produits exportés. La traçabilité permet ainsi, en cas de problème, d’apporter la preuve de leur « innocence » (personnelle ou celle de l’entreprise) vis-à-vis des clients ou des responsables hiérarchiques : « En cas de réclamations clients, les traces gardées des analyses qu’on a effectuées au préalable vont nous servir de preuve pour montrer qu’on n’est pas responsable de ce problème. Ces analyses vont nous protéger en cas de problème » (Responsable Achat Emballages et Autres, Conditionneur A). • la redéfinition des relations entre acteurs : la traçabilité apparaît comme une démarche permettant de redéfinir les relations entre acteurs. Cette redéfinition ou amélioration est assurée grâce à trois composantes. Premièrement, la transparence dans les relations et la confiance entre les différents partenaires de la filière des dattes en Tunisie. Deuxièmement, un gage de qualité et un critère de choix des partenaires (la traçabilité peut être considérée comme un élément du processus de sélection des fournisseurs). Troisièmement, selon le Gérant de l’entreprise (C), la coopération et la coordination est un avantage très important que la traçabilité procure « puisqu’avec la traçabilité tout le monde est induit dans le produit final ». • l’apparition d’un premier nouveau item : la survie de l’entreprise : la survie de l’entreprise est considérée par certains répondants comme faisant partie des avantages perçus de la traçabilité. Ainsi, la traçabilité permet à l’entreprise de se maintenir sur le marché actuel, ce qui pourrait expliquer son adoption par les entreprises dans la filière des dattes en Tunisie : « On a des clients diversifiés et chaque jour dans le monde apparaissent des nouveautés et des innovations et on est obligé de suivre le mouvement pour rester dans la course sinon on risque de perdre nos clients » (Responsable Qualité Sécurité Environnement, Conditionneur B). • l’apparition d’un deuxième nouveau fac- teur : l’organisation interne : la gestion interne est l’un des avantages les plus importants de la traçabilité pour les différents acteurs. En effet, pour certains, la gestion interne prime sur les autres avantages que nous retrouvons dans la littérature (image de l’entreprise, relations avec les partenaires, etc.). Le point de départ est d’avoir une bonne organisation du travail et de là découle tout le reste du processus. Un aspect de la gestion interne a tout particulièrement été évoqué au cours des entretiens conduits : la gestion des documents : « Grâce à la traçabilité tu pourras bien classer et bien gérer tous tes documents. En fait la traçabilité prouve l’efficacité de la maîtrise de la gestion de nos documents » (Responsable Management Qualité, Conditionneur A). A ce premier niveau, il est important de préciser que le poids de chacun de ces facteurs rattachés à l’avantage relatif n’est pas le même. En effet, le « renforcement de l’avantage concurrentiel » apparaît comme étant le plus important avec 46 citations7, suivi du « contrôle et évaluation » avec 31 citations, ex aequo avec « l’organisation interne » et « la maîtrise de la qualité » avec 16 références et qui semblent donc être les principaux éléments auxquels s’attachent les conditionneurs de dattes. En conclusion sur cette première relation, il apparaît que les avantages de la traçabilité dépassent le cadre de la satisfaction client et de l’assurance qualité que nous retrouvons généralement dans la littérature. C’est un projet à portée globale qui génère un changement de la stratégie de l’entreprise dans son ensemble. Deuxième thème : l’adoption de la traçabilité et la compatibilité La compatibilité perçue de la traçabilité influence positivement son adoption. Cette compatibilité est mesurée à travers trois dimensions, à savoir les valeurs de l’entreprise, ses besoins et ses expériences ou innovations passées : • les valeurs : sur les 18 personnes interviewées, 16 ont répondu à la question relative à la compatibilité de la traçabilité avec les valeurs de l’entreprise. Toutes les réponses affirment cette compatibilité sans exception en insistant sur l’importance de cet aspect dans l’adoption de la traçabilité : « La démarche traçabilité est compatible avec les valeurs de notre entreprise et ceci a sûrement encouragé l’entreprise, le comité de Direction à adopter la traçabilité » (Responsable Management Qualité, Conditionneur A). • les besoins : la compatibilité de la traçabilité avec les besoins de l’entreprise comme Vol. 19 – N°1, 2011 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:10 7 - Les citations ou références correspondent au nombre de fois où chaque facteur a été cité par les différents interviewés comme faisant parti des avantages relatifs et de là comme déterminant de l’adoption de la traçabilité. Pour avoir le poids des avantages de la traçabilité tels que perçus par les entreprises étudiés, nous avons choisi la fonction « matrix coding query » ou requête matricielle du logiciel NVivo 8.0. Cette fonction permet de créer une matrice de noeuds basée sur les items choisis en lignes et en colonnes. De fait, pour notre recherche nous avons le noeud « avantage relatif » comme ligne et en colonne tous les codes correspondants aux sous facteurs du code « avantage relatif ». 21 21 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management facteur d’adoption est confirmé par tous les répondants : « Bien sûr si on l’a adopté c’est que forcément elle était et elle est compatible avec nos besoins. Surtout en termes d’image de marque et de satisfaction des exigences des marchés internationaux. Mais également managériale » (Responsable Informatique, Conditionneur B). • les innovations passées : en théorie, ce point souligne le degré de similitude (ou non) entre une innovation et celles que l’entreprise a adoptée auparavant et qui peut avoir une influence sur l’adoption de cette « nouvelle » innovation. En analysant les réponses obtenues, nous constatons que les différents cadres ne considèrent pas que la traçabilité puisse ressembler à des innovations qu’ils ont adoptées dans le passé au sein de l’entreprise. Cependant, des innovations passées, même si elles ne semblent pas ressembler à la traçabilité, ont pu servir de base à l’adoption de la traçabilité par les entreprises. Par exemple, il s’agit du partenariat entre l’un des conditionneurs de dattes étudiés avec ses fournisseurs et la démarche qualité existante au sein de ces entreprises de conditionnement. Ainsi, selon la Responsable Management Qualité de l’entreprise (A), l’adoption de la traçabilité a été conditionnée par le succès qu’ils ont eu avec la démarche HACCP (Hazard Analysis Critical Control Points) : « Je pense que la traçabilité et l’HACCP sont complémentaires…On avait la base avec la démarche qualité HACCP et la traçabilité est venue compléter cette démarche. Donc forcement le succès de l’une a influencé l’adoption de l’autre ». Troisième thème : l’adoption de la traçabilité et l’observabilité L’observabilité en tant que facteur influençant l’adoption de la traçabilité, a été affirmée par seulement deux responsables parmi toutes les personnes interrogées. Ceci montre que l’observabilité ne peut être considérée, dans ce contexte, comme un facteur important de l’adoption de la traçabilité. Les caractéristiques organisationnelles de la traçabilité En deuxième ressort, nous nous intéressons à l’influence des caractéristiques organisationnelles dans l’adoption de la traçabilité. Rappelons que les caractéristiques organisationnelles renvoient au profil de l’organisation. Ici, nous discourons de « l’innovativeness » et de ses facteurs, ainsi 22 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:10 que de l’apparition d’un nouveau facteur, à savoir la « veille informationnelle ». Avant tout, la taille de l’entreprise ne peut être considérée comme une variable d’influence de l’« innovativeness » et de là, de l’adoption de la traçabilité par les entreprises œuvrant dans la filière des dattes en Tunisie. Ce constat avait également été souligné lors du pré-test du guide d’entretien auprès d’un expert appartenant à l’un des organismes d’appui. La variable « taille » est donc remplacée par celle du « positionnement » ou position de l’entreprise sur le marché comme un déterminant de l’« innovativeness » : « L’entreprise est l’une des plus grandes dans le secteur de dattes en Tunisie. Cette position lui permet d’être leader sur tous les plans en matière d’innovation (certification, traçabilité, etc.) » (Responsable Marché, Conditionneur A). Trois nouveaux facteurs s’insèrent dans l’innovativeness. Primo, il s’agit du profil international de l’entreprise qui la pousse à adopter des innovations comme la traçabilité. Ainsi, plus l’entreprise a des relations avec l’étranger (relations d’exportation/importation), plus elle se trouve intéressée par l’adoption d’innovations telles que la traçabilité. Secundo, le management participatif associé aux entreprises décentralisées est considéré par certains répondants comme un facteur lié à la capacité à adopter des innovations et notamment la traçabilité des dattes en Tunisie. Tertio, l’engagement de la Direction apparaît comme un déterminant de l’adoption d’innovations, et notamment la traçabilité. Ceci est d’autant plus vrai que nous remarquons que même dans le cas où l’adoption de la traçabilité est considérée comme une décision collective, le rôle du dirigeant demeure très important dans cette prise de décision. Concernant les cinq caractéristiques structurelles ayant joué le rôle de facilitateur dans l’adoption de la traçabilité, certaines correspondent à celles énoncées par Rogers (2003) : le niveau de connaissances et compétences des cadres [la complexité], la communication [l’interconnexion] et les ressources financières [slack organisationnel]. Néanmoins, certains éléments ne sont pas confirmés : la centralisation des décisions et la formalisation. Enfin, un nouveau facteur apparaît, à savoir la veille informationnelle : • les connaissances et compétences [la complexité] : le bon niveau de connaissances et de compétences des cadres semble avoir favorisé l’adoption de la traçabilité pour l’ensemble des entreprises étudiées : « Avec un Vol. 19 – N°1, 2011 22 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management personnel conscient de l’importance des innovations et possédant des niveaux de compétences et connaissances élevés notamment en matière de qualité, ça va forcement aider l’entreprise à adopter des innovations » (Responsable Informatique, Conditionneur B). • la communication : plus que « d’intercon- nexion », les interviewés parlent de communication comme une composante favorisant l’adoption d’innovations et la traçabilité. En effet, l’interconnexion est un terme peu connu et les personnes le remplacent par « la communication », tout en gardant le même sens. De fait, si l’information circule rapidement et de manière efficace, ceci favoriserait l’adoption d’innovation en général et la traçabilité en particulier : « Il y a une bonne communication. Tout le monde doit avoir l’information nécessaire le plus rapidement possible et ceci est nécessaire pour pouvoir adopter les innovations comme la traçabilité » (Responsable Production, Conditionneur C). • les ressources financières : les résultats de l’analyse montrent que le « slack organisationnel » est remplacé par les ressources financières qui semblent être une condition nécessaire à l’adoption de la traçabilité. Cependant, les interviewés ne nous donnent pas de parts chiffrés. Néanmoins, les cadres interrogés affirment à chaque fois que les ressources financières sont très importantes au niveau de l’adoption de la traçabilité : « On déploie toutes les ressources financières nécessaires pour adopter les innovations…Tant qu’il y a adoption d’innovation tant qu’il y a des dépenses. Bien évidement si on n’avait pas les moyens financiers on n’aurait pas pu adopter des innovations telles que la traçabilité » (Responsable Qualité Sécurité Environnement, Conditionneur B). • le nouveau facteur : la veille information- nelle : selon le Responsable R&D de l’entreprise (A), le fait que l’entreprise possède une veille informationnelle influence positivement l’adoption d’innovations telle que la traçabilité : « Il y avait plusieurs sources d’information, les clients qui avaient mis en place la traçabilité, des consultants qui sont venus visiter notre entreprise. C’est quelque part notre veille informationnelle qui nous a éclairée sur cette innovation ». Conclusion L’objet de cette étude a été d’identifier les facteurs d’adoption de la traçabilité des dattes en Tunisie en tant qu’innovation managériale et ce, en mettant en convergence la théorie de l’adoption d’une innovation telle que présentée dans les travaux de Rogers de 1962 à ce jour. Pour cela, le terrain utilisé fut la Tunisie et tout particulièrement le secteur de la datte, qui est le deuxième secteur en termes des exportations agroalimentaires et qui, donc, est contraint à une pratique fine de la traçabilité surtout vers les pays européens. Les résultats de ce travail montrent que deux éléments centraux influencent l’adoption de la traçabilité, à savoir les caractéristiques liés à la traçabilité perçue comme innovation managériale et les caractéristiques organisationnelles. Parmi les caractéristiques de la traçabilité telles que perçues par les entreprises étudiées, certaines ont joué un rôle primordial dans l’adoption de la démarche de traçabilité. Il s’agit ainsi de l’avantage relatif, de la compatibilité et, dans une moindre mesure, de l’observabilité. L’avantage relatif se manifeste essentiellement à travers les avantages concurrentiels perçus de la traçabilité (confiance des consommateurs, satisfaction des clients, réduction des coûts), le contrôle et évaluation (gestion des risques, vision globale) ainsi que l’organisation interne (organisation du travail et gestion des documents). La compatibilité de la traçabilité des dattes en Tunisie est mesurée à travers sa compatibilité avec les valeurs de l’entreprise et ses besoins. Les innovations passées (les programmes de partenariats entre acteurs et la démarche qualité) ont également servi de base à l’adoption de la traçabilité par les entreprises de conditionnement de dattes. L’observabilité présente, quant à elle, un très faible poids en tant que facteur d’adoption de la traçabilité des dattes en Tunisie avec seulement deux responsables qui la considèrent en tant que telle. Concernant les caractéristiques de l’organisation qui influencent l’adoption de la traçabilité dans le contexte étudié, on cite l’« innovativeness ». Les résultats montrent que l’« innovativeness » de l’entreprise constitue l’une des variables clés contribuant à l’adoption d’innovations et notamment celle qui nous intéresse à savoir, la traçabilité. Cette « innovativeness » est elle-même déterminée par un ensemble de facteurs ou de composantes. Il s’agit d’une part, de la position de l’en- Vol. 19 – N°1, 2011 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:10 23 23 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management Figure n°2 - Proposition des facteurs de l’adoption de la traçabilité dans le secteur d’activité de la datte tunisienne, vue à travers le modèle de l’adoption d’une innovation managériale de Rogers Caractéristiques Impact Caractéristiques intrinsèques d’une innovation managériale associées à la traçabilité : -Avantages relatifs : Fort e La maîtrise de la qualité => en 3 position ex-aequo position [comprennent la satisfaction des clients, la réduction des coûts, l’image de l’entreprise, le gain de temps, le développement des activités et marchés, l’image du pays] e Le contrôle et l’évaluation => en 2 position [comprennent la cartographie des flux, la gestion des problèmes et des risques qui tient compte du retrait ciblé, des réclamations clients et du repérage de la responsabilité de chaque acteur] e La redéfinition des relations entre acteurs => en 4 position [comprend la transparence et la confiance, le gage de qualité et le choix des partenaires, la coopération et la coordination] e Nouvel item : la survie de l’entreprise => en 5 position [concerne le maintien sur le marché] e Nouvel item : l’organisation interne => en 3 position ex-aequo [comprend l’organisation du travail, la gestion des documents] ère Les avantages concurrentiels => en 1 - Compatibilité : Moyen Valeurs => à la majorité [16 répondants sur 18 l’estiment] Besoins => à l’unanimité des répondants Innovations passées => pas de lien réel mais une utilisation partielle des pratiques existantes (qualité, contrat de partenariat) Complexité : non retenue dans la traçabilité Testabilité : non retenue dans la traçabilité - Observabilité Très Faible [2 sur 18 répondants] Caractéristiques organisationnelles associées à la traçabilité : - Innovativeness : Fort mais global à l’entreprise dans la mesure où il concerne la capacité à adopter toutes innovations managériales et non pas uniquement la traçabilité Taille de l’entreprise devient Positionnement sur le marché Nouvel item : le profil international Nouvel item : le management participatif Nouvel item : l’engagement de la Direction - Caractéristiques structurelles : Moyen La centralisation : non retenue dans la traçabilité La complexité devient Les connaissances et les compétences La formalisation : non retenue dans la traçabilité Les interconnexions deviennent La communication Le slack organisationnel devient Les ressources financières Nouvel item : la veille informationnelle treprise sur le marché, son profil international, le management participatif (rattaché à la décentralisation des décisions) et l’engagement de la Direction Générale. D’autre part, certaines caractéristiques structurelles de l’entreprise peuvent être considérées comme déterminants. Il s’agit du niveau de connaissances et de compétences des cadres, du niveau de communication et de l’importance des ressources financières dont dispose l’entreprise. Les résultats de cette étude sont rappelés dans la figure n°2. En définitive, cette étude permet d’élaborer une typologie des déterminants « actionnables » d’adoption de la traçabilité. De ce fait, nous avons pu construire une grille d’analyse afin d’aider toute entreprise en conditionnement 24 Vol19_N1_2011.ps Vol 19N1 2011 jeudi 6 octobre 2011 08:59:10 de dattes en Tunisie dans sa prise de décision relative à l’adoption de la traçabilité. Néanmoins, même si ce travail apporte des éléments novateurs dans l’appréhension et surtout l’adoption de la traçabilité par des entreprises en « émergence » sur cette démarche de management, une étude plus approfondie de tous les acteurs de la filière dattes tunisienne s’avère nécessaire. De même, une « transposition » sur d’autres secteurs serait opportune, tel par exemple celui de l’huile d’olive tunisienne, premier produit agroalimentaire à l’exportation. Bibliographie Alfaro, J.A., Rábade, L.A., (2009), Traceability as a tool for innovation: A case in the vegetable industry, International Journal of Vol. 19 – N°1, 2011 24 Profil couleur : DØsactivØ Composite 150 lpp 45 degrØs Logistique & Management Production Economics, vol. 118, n°1, pp. 104-110. Bayre, J.-L., (2005), Traçabilité des denrées alimentaires : Exemple d’un système informatisé, Techniques de l’ingénieur. 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