Evangile de Jésus-Christ selon saint Marc (6, 30

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Evangile de Jésus-Christ selon saint Marc (6, 30
Evangile de Jésus-Christ selon saint Marc (6, 30-44)
(Matthieu 14, 13-24 ; Luc 9, 10-17 ; Jean 6, 1-15)
Evangile :
[30] Les Apôtres (A) se réunissent auprès de Jésus et ils lui rapportèrent tout ce qu’ils
avaient fait et tout ce qu’ils avaient enseigné. [31] Il leur dit : « Vous autres, venez à
l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu. » Car il y avait beaucoup de
monde qui venait et repartait, et eux n’avaient pas même le temps de manger. [32] Ils
partirent en barque vers un lieu désert (B), à l’écart. [33] Les gens les virent
s’éloigner et beaucoup les reconnurent. Alors, à pied, de toutes les villes, ils
coururent à cet endroit et arrivèrent avant eux. [34] En débarquant, Jésus vit une
grande foule. Il fut pris de pitié (C) parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont
pas de berger (D), et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses (E). [35] Puis,
comme il était déjà tard (F), ses disciples s’approchèrent de lui pour lui dire :
« L’endroit est désert, et il est déjà tard. [36] Renvoie-les : qu’ils aillent dans les
hameaux et les villages des environs s’acheter de quoi manger. » [37] Mais il leur
répondit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger (G). » Ils lui disent : « Nous faut-il
aller acheter pour deux cents pièces d’argent de pains et leur donner à manger ? »
[38] Il leur dit : « Combien avez-vous de pains (H) ? Allez voir ! » Ayant vérifié, ils
disent : « Cinq, et deux poissons. » [39] Et il leur commanda d’installer tout le
monde par groupes sur l’herbe verte. [40] Ils s’étendirent par groupe de cent et de
cinquante (I). [41] Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et levant son regard
vers le ciel, il prononça la bénédiction, rompit les pains (J) et il les donnait aux
disciples (K) pour qu’ils les offrirent aux gens (L). Il partagea aussi les deux poissons
entre tous. [42] Ils mangèrent tous et furent rassasiés (M). [43] Et l’on emporta les
morceaux (N), qui remplissaient douze paniers (O), et aussi ce qui restait des
poissons. [44] Ceux qui avaient mangé les pains étaient cinq mille hommes (P).
Notes :
(A) Le mot « Apôtre » vient du grec « Apostolos » et signifie « Envoyé », c’est-à-dire
mandaté officiellement pour porter un message. Dans le Nouveau Testament, le mot
« Apôtre » désigne ceux qui sont chargés d’annoncer le message de la Bonne
Nouvelle du Salut. Il faut distinguer deux catégories de personnes :
1. Le groupe des Douze (Matthieu 10, 2 ; Luc 6, 13. Actes des
Apôtres 12, 2)
2. Les missionnaires de l’Evangile dans l’Eglise primitive ;
comme Paul et Barnabé (Actes des Apôtres 14, 14). D’ailleurs,
Paul lui-même se désigne comme étant Apôtre, envoyé auprès
des païens ; lorsqu’on parle de « l’Apôtre » ou de « l’Apôtre des
nations », il s’agit de Paul.
Ensuite dans le sens courant, le mot « apôtre » qualifie aujourd’hui tout baptisé qui
assume effectivement sa mission d’annonce de l’Evangile.
C’est la seule fois où chez Marc, les disciples sont appelés « Apôtres », c’est-à-dire
« Envoyés ». C’est en tant que tels qu’ils sont allés en mission (Marc 6, 7-13). Dans
ces versets, Marc a brossé le portrait type du missionnaire : aller vers les autres, les
libérer du mal, les engager à se convertir. Et ils sont là, maintenant, pour en rendre
(B)
(C)
(D)
(E)
compte. La suite du texte va compléter ce portrait du missionnaire de l’Evangile : il
enseigne (serviteur de la Parole), il assiste et guide les croyants (serviteur du peuple),
il célèbre l’Eucharistie (Jésus montre l’exemple).
En situant dans un endroit désert la scène de la multiplication des pains qui va suivre,
l’auteur célèbre en Jésus, le nouveau Moïse rassemblant le peuple de Dieu dans sa
marche au désert (Exode 16, 4) et le conduisant vers la vraie terre promise ou « tous
mangeront et seront rassasiés » (Deutéronome 6, 11 ; 11, 15 ; 31, 20).
Traduction bien faible pour un verbe qui, dans les textes évangéliques, a un sens très
fort. Le verbe ainsi traduit suggère un sentiment profond qui prend aux entrailles et se
traduit par un acte exceptionnel en faveur d’un autre. Il qualifie, en paraboles, le
maître qui remet sa dette énorme au serviteur qui l’en prie (Matthieu 18, 27) et le
père remué quand il voit revenir son fils perdu (Luc 15, 20) : ces paraboles veulent
désigner Dieu en sa miséricorde pour l’homme. Quand le même verbe, dans une autre
parabole, caractérise la conduite du bon Samaritain (Luc 10, 33), il faut en sentir la
charge : ici se trouve figuré un comportement nouveau, qui définit l’amour du
prochain révélé par Jésus. Ainsi donc, dans cet épisode, à travers la pitié de Jésus et
la façon dont il répond à la détresse de la foule, c’est la miséricorde de Dieu luimême qui se révèle. C’est la tendresse de Dieu qui se manifeste.
Jésus a pitié parce que les gens sont désorganisés ; il n’y a personne pour s’occuper
d’eux et ils sont donc livrés à eux-mêmes : ils ne composent pas un peuple.
Référence à l’Ancien Testament :
Zacharie 10, 2 : « En effet, les idoles ont donné des réponses vides et les devins
ont eu des visions mensongères, ils ont débité des songes creux et des
consolations illusoires. Voilà pourquoi le peuple a dû s’en aller comme un
troupeau, malheureux, faute de berger. »
Judith 11, 19 : « Et je te conduirai à travers la Judée jusqu’à ce que tu arrives
devant Jérusalem : je placerai ton trône en son milieu et tu les conduiras comme
des brebis sans berger, sans qu’un chien gronde contre toi. Car cela m’a été dit et
annoncé selon ma prescience et j’ai été envoyée pour te le rapporter. »
Nous sommes devant un troupeau sans berger, dispersé. Ce qui va le rassembler,
c’est l’appel qu’il va entendre. La première activité pour répondre aux besoins de
cette foule est donc l’enseignement. La parole capable de réunir, de rassembler et
puis le soin et la nourriture de ce peuple. Avant de donner du pain, c’est d’abord par
sa parole que Jésus rassasie les hommes. Le récit de la multiplication des pains qui va
suivre ne doit pas être séparé de ce qui précède. C’est par la Parole que Jésus
s’efforce de rassembler la foule en un nouveau peuple de Dieu. L’Eglise ancienne l’a
bien retenu. Dans sa pratique de l’eucharistie, elle unit toujours deux tables qui
s’enchaînent : celle de la Parole d’abord, puis celle des pains.
La liaison entre Parole et nourriture apparaît dans d’autres traditions : celles de la
Sagesse :
Sagesse 16, 26 : « Par-là, tes fils que tu as aimés, Seigneur, devaient apprendre
que ce n’est pas la production de fruits qui nourrit l’homme, mais bien ta
Parole qui fait subsister ceux qui croient en toi. »
Deutéronome 8, 3 : « Il t’a mis dans la pauvreté, il t’a fait avoir faim et il t’a
donné à manger la manne que ni toi ni tes pères ne connaissiez, pour te faire
reconnaître que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais qu’il vit de tout ce
qui sort de la bouche du Seigneur. »
Siracide 24, 19-20 : « Venez à moi, vous qui me désirez, et rassasiez-vous de
mes fruits. Car mon souvenir l’emporte en douceur sur le miel et ma possession
sur le rayon de miel. »
(F)
(G)
(H)
(I)
Jésus, lui-même, se nourrit de la Parole de Dieu ; sa nourriture, c’est de faire la
volonté de son Père et il donne à la foule sa parole comme nourriture.
Le jour va finir, il va bientôt faire nuit. La nuit est le temps par excellence de
l’attente, de l’épreuve, du doute. A l’approche de ce temps, il faut refaire nos forces.
Nous avons besoin de nourriture.
Jésus ne cherche pas à mettre dans l’embarras les Apôtres. Il veut simplement leur
montrer que tout est possible à celui qui reconnaît que tout vient de Dieu. Dans la
célébration eucharistique, l’Eglise, par la médiation de l’apparente pauvreté des dons
présentés, est chargée par le Christ de porter aux hommes la plénitude du don de
Dieu : sa propre vie.
Cette belle demande formulée par Jésus respire la confiance, exprime la mission et
porte déjà un message de partage. Car il s’agit bien de la multiplication des pains qui
annonce l’institution de l’eucharistie et l’institution du sacerdoce. Le Fils de Dieu
désire associer intimement les hommes à l’histoire du Salut. En leur confiant le pain
de vie, pain descendu du ciel, il entame une merveilleuse histoire d’amour entre Dieu
et les hommes.
Jusqu’à la fin des temps retentit l’injonction de Jésus aux siens. Obéissance des
Apôtres : Dieu voit plus loin que nos limites. Là où nous ne percevons que le désert,
là où nous pensons manquer de tout, Dieu œuvre pas son Esprit. A partir du peu que
nous lui remontons, Dieu peut nourrir, de façon surabondante. A nous d’entrer dans
la mission du Christ, à nous de désirer servir la mission du Christ dans le monde :
accueillir autrui, lui parler du Royaume, travailler à rétablir qui a besoin de guérison,
nourrir qui a faim. Car la mission des disciples reprend celle de Jésus, la prolonge
jusqu’à son retour. Mais elle ne serait pas complète si elle s’en tenait à cela : elle doit
aussi reprendre le geste eucharistique de Jésus, pour en vivre et le partager.
Sacrement de l’amour, il est notre nourriture. Jésus se donne en nourriture de vie à
autrui en passant par nous.
Le pain est l’aliment de base de nombreuses sociétés, fabriqué de farine, de sel et
d’eau, avec l’ajout de levain pour faire gonfler la pâte. Sans levain, le pain est dit
« azyme ». Il semble que le pain fut inventé par les Egyptiens, selon le témoignage de
représentation du IIème millénaire avant JC. Le plus ancien texte connu parlant de
pain levé nous vient de Sumer (code d’Hammurabi 2100 avant JC). Chez les Grecs et
les romains, le pain est l’aliment de base. Dans la Bible, le pain, don de Dieu, est une
source de force et un moyen de subsistance essentiel. Il est même le signe de tous les
dons comme l’atteste la prière du Notre Père, spécialement du don de la Parole de
Dieu. Il n’est donc pas surprenant que Jésus ait utilisé cet aliment pour signifier le
don de sa vie pour la Salut du monde. L’utilisation de pain azyme pour la célébration
eucharistique s’enracine dans la tradition de la Pâque juive que l’Ecriture fait
remonter à l’Exode.
La description donnée ici peut sembler étrange : « cinq mille hommes », dans le
« désert », par « groupes de cinquante ». Mais les termes utilisés renvoient, en
filigrane, à plusieurs passages de l’Ancien Testament, qui rapportent l’organisation
du peuple au « désert » par Moïse durant l’exode
Exode 18, 21-25 : « Et puis, tu discerneras dans tout le peuple des hommes de
valeur, craignant Dieu, dignes de confiance, incorruptibles, et tu les établiras sur
eux comme chefs de millier, chefs de centaine, chefs de cinquantaines et chefs de
dizaine. Ils jugeront le peuple en permanence. Tout ce qui a de l’importance, ils te
le présenteront, mais ce qui en a moins, ils le jugeront eux-mêmes. Allège ainsi ta
charge. Qu’ils la portent avec toi ! Si tu fais cela, Dieu te donneras ses ordres, tu
pourras tenir et, de plus, tout ce peuple rentrera chez lui en paix. » Moïse écouta la
(J)
(K)
(L)
(M)
(N)
voix de son beau-père et fit tout ce qu’il avait dit. Dans tout Israël, Moïse choisit
des hommes de valeurs et les plaça à la tête du peuple : chefs de millier, chefs de
centaine, chefs de cinquantaine et chefs de dizaine. »
Nombres 31, 14 : « Moïse se fâcha contre les chefs désignés pour mener les
troupes, chefs de millier et chefs de centaine, qui revenaient de cette expédition. »
Deutéronome 1, 15 : « J’ai donc pris vos chefs de tribu, des hommes sages et
éprouvés, et j’en ai fait vos chefs : des chefs de millier, de centaine, de
cinquantaine, de dizaine, et des scribes, pour vos tribus. »
Ainsi cette foule dans le désert représente-t-elle déjà le nouveau peuple de Dieu
rassemblé par son berger, Jésus, prenant les Douze comme collaborateurs.
Cette précision prouve que les chrétiens, au moment où Marc écrit son évangile (30
ans après la mort du Christ), ont déjà l’habitude de se rassembler pour rompre le pain.
A ce geste de Jésus lors du dernier repas suggère que pour être donné, le pain doit
être mis en morceaux, le corps doit être brisé. Geste si important qu’il est devenu le
nom même du rassemblement eucharistique (les premiers chrétiens sont dits assidus
« à la fraction du pain » - Actes 2, 42). Dans ce sens, le récit de la multiplication des
pains n’est pas du tout un compte-rendu d’action sociale.
Jésus a voulu avoir besoin des Apôtres, et leur a fait inaugurer ce jour-là le rôle qui
devait être le leur. Et Matthieu souligne ici fortement l’importance et la dignité de
cette fonction en usant du même verbe « donner » qui a pour sujet Jésus d’abord, les
disciples ensuite : il s’agit bien du même don, qui ne fait que passer entre leurs
mains. N’est-ce pas ce que voulait Jésus quand il leur disait tout à l’heure :
« Donnez-leur vous-mêmes à manger. »
Dans ce sens, le geste n’est pas caritatif, mais sacramentel. Il me semble que cet
aspect est bien souligné par l’évangéliste : comme pour l’eucharistie et nos autres
sacrements, Jésus n’intervient pas en solitaire ou en direct, il agit par la médiation des
disciples pour faire asseoir le gens et leur donner le pain : ce sont eux qui le
distribuent à tout le monde.
Il s’agit d’un miracle prophétique à la manière d’Elie (1 Rois 17) : comme la jarre de
farine ne peut pas s’épuiser pour la veuve de Sarepta, de la même manière, il y a
quelque chose d’inépuisable dans le geste de Jésus, quelque chose d’abyssalement
grand, une générosité qui n’a aucune limite raisonnable. On le verra lorsque Jésus
donnera sa propre vie.
Jésus ne nourrit pas la foule à partir de rien. Il faut les pains et les poissons des
Douze. Contrairement à leurs craintes, ce sont bien leurs provisions qui serviront à
rassasier le peuple. Le nombre si réduit de leurs pains et de leurs poissons, la
petitesse de leur foi qui les fait malgré tout obéir à Jésus, leur permet de faire des
miracles. Et, par leurs mains, les cinq mille hommes seront nourris.
Référence à l’Ancien Testament :
Exode 16, 11-12 : « Le Seigneur adressa la parole à Moïse : « J’ai entendu les
murmures des fils d’Israël. Parle-leur ainsi : Au crépuscule, vous mangerez de la
viande ; le matin, vous vous rassasierez de pain et vous connaîtrez que c’est moi le
Seigneur, votre Dieu. »
Psaume 78, 29 : « Ils mangèrent et se gavèrent : il avait accéder à leur désir. »
Contrairement à la manne, dont les Hébreux au désert n’avaient pas le droit de faire
provision (puisqu’ils s’abandonnaient à la générosité de Dieu), les chrétiens
ramassent les morceaux selon l’ordre de Jésus. Les premiers chrétiens en ramassaient
déjà, à l’eucharistie, pour les malades et les prisonniers, et aussi pour communier
chez eux, après un temps de jeûne nécessaire. C’est tout le sens des réserves
eucharistiques, bien attestées dans les églises médiévales, gardant les précieuses
hosties pour la nourriture et l’adoration. D’autre part, la collecte des morceaux qui
restent n’est pas seulement signalée pour mettre en évidence la grandeur du miracle
et la surabondance du don accordé ; elle signifie que cette nourriture demeure pour
ceux qui sont appelés à partager le même repas dans l’aujourd’hui de l’Eglise.
Chaque fois que nous célébrons l’Eucharistie, nous puisons en quelque sorte, dans les
douze paniers qui furent confiés, ce soir-là au douze Apôtres.
(O) Nous sommes en plein dans la vie de l’Eglise : s’il reste douze paniers, c’est bien
pour que chaque disciple se trouve garant de l’amour nourrissant du Père. Cette
précision des douze paniers est une ouverture à la mission universelle de l’Eglise à
travers l’espace et le temps. Les douze paniers, que l’on recueille, sont aussi le signe
de la surabondance de Dieu et de l’Eglise. Cette indication des douze paniers est la
preuve que la multiplication est conçue comme le symbole de quelque chose à refaire
constamment, d’une nourriture qu’il faut mettre à la disposition d’autres. La table du
Seigneur n’est jamais une table fermée. Elle est ouverte à tous.
Au niveau du symbole du miracle, cette surabondance montre que le miracle n’est
possible qu’à celui qui ose y croire et qui se met à l’action, fût-ce au départ avec des
moyens ridiculement disproportionnés par rapport au problème, et apporte une note
d’humour, car la difficulté rejaillit : gérer les stocks de surplus.
(P) En soulignant l’énorme disproportion entre la nourriture apportée (cinq pains et deux
poissons) et la foule rassasié (environ cinq mille personnes) l’évangéliste présente en
Jésus le prophète attendu, surpassant les gestes d’Elie lui-même qui avait nourri 100
personnes avec 20 pains d’orges (2 Rois 4, 42-44).
Commentaires :
« Jésus fut pris de pitié pour eux. » Ce sentiment casse la représentation d’un Dieu
impassible retranché dans sa béatitude et indifférent aux souffrances de ses créatures. Le
Christ, berger messianique, se laisse toucher par cette foule accablée, égarée, en attente.
Il renonce à l’objectif initial qu’il s’était fixé avec ses disciples (se reposer, penser à soi)
pour nourrir la foule de sa Parole et de son Pain (Marc 6, 34-44).
Le fil conducteur de la section est la nourriture que Dieu nous donne :
En 6, 31, la foule empêche les Apôtres de manger.
En 6, 35-44, Jésus donne à manger à la foule par la multiplication des pains (l’action
salvatrice de Jésus est à l’œuvre par sa propre autorité et en communion avec le Père).
En 7, 1-23, la controverse avec les Pharisiens sur le pur et l’impur a pour point de départ
une pratique rituelle : se laver les mains avant de manger des pains ; le débat soulève la
question de la pureté des aliments (il ne faut pas entraver l’action de Jésus, qui témoigne
de l’amour gratuit du Père, par des traditions humaines).
En 7, 24-30, dans son dialogue avec la Syro-phénicienne, Jésus emploie l’image du pain
des enfants à ne pas jeter aux petits chiens (l’action de Jésus et l’amour gratuit du Père
ne sont pas réservés au peuple juif).
En 8, 1-9, une seconde multiplication des pains a lieu en territoire païen (l’action de
Jésus et l’amour gratuit du Père sont offerts à tous).
En 8, 14-21, lors de la traversée du lac, Jésus recommande à ses disciples qui ont oublié
le pain de se méfier du levain des Pharisiens et de celui d’Hérode : c’est-à-dire ne pas se
laisser contaminer par eux, se soustraire à leur influence et s’en protéger (les contraintes
rituelles et cultuelles imposées par les responsables religieux s’opposent à la gratuité de
l’amour du Père et à l’action salvatrice de Jésus).
De la même façon que les laïcs attendent l’exemple de leurs prêtres, en cascade,
beaucoup de gens plus ou moins éloignés de l’Eglise ont, pour tous les chrétiens, la
même attente : qu’ils soient des repères fiables, qu’ils vivent ce qu’ils proclament. Tous
nous sommes prêtres, prophètes et rois par le baptême. Tous nous devons donc être de
« bons pasteurs ». Une des difficultés que rencontre l’Eglise est la déception qu’elle
sème autour d’elle. L’Eglise, surtout en cela, ne se réduit pas au magistère. Cette
déception face au comportement des croyants se renforce quand ces mêmes croyants
s’éloignent, se désintéressent de ce qui fait la vie des hommes. Comme le Christ, il faut
se laisser émouvoir par la foule de ceux qui n’ont pas encor trouvé qui choisir comme
guide, comme pasteur. Il n’est pas de meilleure prédication que l’exemple : l’exemple
de ceux qui refusent de chercher à être des guides, des petits chefs, et n’ont pas d’autre
ambition que d’être sincèrement émus par les détresses et les attentes du monde dans
lequel ils vivent. Le bon pasteur est avant tout celui qui se met au service des autres,
attentif autant aux demandes de l’esprit qu’aux besoins du corps, sans volonté de
régenter, mais avec le souci de l’autre.
Tous les commentateurs mettent en parallèle le récit de l’institution de l’Eucharistie et
celui de la multiplication des pains ; comme en Luc 24, 30 et en Marc 14, 22, nous
trouvons ici les quatre verbes caractéristiques de l’action eucharistique : « et levant son
regard vers le ciel, il prononça la bénédiction, rompit les pains et il les donnait aux
disciples ».
Mais un autre parallèle est encore plus frappant avec le récit des pèlerins d’Emmaüs :
ƒ Comme en Luc 24, 13-35 « Et, partant de Moïse et de tous les prophètes, il leur
expliqua, dans tout l’Ecriture, ce qui les concernait », le partage de la Parole
« Jésus parlait du Règne de Dieu. » précède ici le signe du pain partagé et
multiplié, où le récit atteint son sommet.
ƒ Comme en Luc 24, 29 « Reste avec nous ; le soir approche et déjà le jour
baisse. », c’est au moment où « le jour commençait à baisser » que se situe la
multiplication des pains.
ƒ Comme en Luc 24, 40 et de même en Luc 22, 14, l’attitude des participants est
la position étendue « faites-les s’étendre. », conformément aux usages de
l’époque pour les repas solennels.
Pour résoudre le problème de la faim qui commence à tenailler la foule, les disciples
proposent deux solutions : ou renvoyer les gens chez les villageois des alentours pour
qu’ils les hébergent et leur donnent à manger, ou aller eux-mêmes à la ville pour acheter
la nourriture nécessaire. Jésus propose une troisième solution : collecter tout ce que les
gens ont pu apporter, puis partager. L’objection des disciples est imparable, du moins
aux yeux des hommes. « Voyez nous sommes dans un endroit désert. Et les gens n’ont
rien ou si peu. » Inventaire fait, résultat ; cinq pains et deux poissons. C’est vraiment
ridicule de partager cela entre cinq mille personnes. La suite du récit est tout à fait
étrange. Il n’est pas nécessaire d’être un exégète patenté pour voir la ressemblance entre
les gestes que fait Jésus et la parole qu’il prononce avec ce qui se passera à la Cène et à
Emmaüs. Au cœur même des évènements, Luc introduit une liturgie en pleine histoire
des hommes. La célébration de ce qui vient d’être collecté et de ce qui devra être
immédiatement partagé pour apaiser la faim des affamés. L’Eucharistie ne peut être une
communauté de table rituelle sans qu’il y ait une communauté de table réelle. La foule
qui se pressait autour de Jésus, chacun était là pour son compte, pour son salut, devient
un peuple par la grâce du partage et de l’Eucharistie, indissociablement unis. Les gens
n’avaient pas encore compris qu’ils ne pouvaient prétendre avoir leur place dans le
royaume à venir sans partager le peu qu’ils avaient, sans une effective solidarité. Jésus a
dû faire la collecte et, comme par anticipation, célébrer l’Eucharistie, pour qu’ils
comprennent qu’ils avaient à faire la traversée de leur désert intérieur pour former avec
les autres un peuple, le peuple de Dieu. Comme autrefois les Hébreux.