Christian Poveda MARAS, MON AMOUR

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Christian Poveda MARAS, MON AMOUR
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polka écran
Christian
Poveda
MARAS,
MON
AMOUR
CHRISTIAN POVEDA
SALVADOR, 28 MAI 2007
La Liro et El Bamban le jour
de leur jugement pour extorsion
de fonds. Ils seront finalement
acquittés après avoir passé
huit mois en prison.
C’est une longue
plongée dans l’univers
cruel des « maras », ces
gangs armés qui sévissent en Amérique centrale mais aussi en Californie et au Mexique.
« La Vida loca », le beau
film de Christian Poveda
qui exposait l’an dernier
à Visa pour l’image, sort
en salles le 30 septembre.
Une œuvre traversée par
des scènes de tendresse
et d’amour familial.
CHRISTIAN POVEDA
El Dark (Le sombre) condamné à plus de
cent cinquante ans de prison pour
3 meurtres avec préméditation. Il est aussi
considéré comme le principal instigateur du
massacre de 21 détenus dans la prison
d’Apanteos, le 11 janvier 2007.
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Page de gauche
CHRISTIAN POVEDA
SALVADOR, FÉVRIER 2006
Portrait de famille: El Bamban,
Cesarito & La Liro à la Campanera.
CHRISTIAN POVEDA
SALVADOR
La Liro donne le sein à Daniela,
son second enfant, née le
9 novembre 2008 fille d’El Chicle,
son nouveau compagnon.
CHRISTIAN POVEDA
SALVADOR
La Liro, Cesarito et El Bamban. Bien
que nous soyons dans l’univers d’un
crime organisé ultra-hiérarchisé, un
modèle inconscient d’existence
familiale traditionnelle réunit les
anciens enfants des rues.
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“ La Liro porte le chiffre 18
sur son visage comme une
condamnation à mort
par
Alain Mingam
I
l pleut de chaudes larmes sur les joues du petit
Cesarito, comme ces orages qui soudain inondent
les ruelles défoncées de la Campanera à Soya-
pango, banlieue de San Salvador, capitale du pays
le plus meurtrier d’Amérique latine : le Salvador.
Ces cités cul-de-sac, d’une pauvreté absolue, sont les territoires des « maras », ou
bandes, « Mara Salvatrucha (MS) » et « 18 » qui
sèment la terreur dans tout le pays à l’image des
gangs qui, dans les années 70, ont gangréné depuis LosAngeles toute l’Amérique centrale. Elles
ont fait 3 174 morts en 2008 au cœur de ces no
man’s land de la désespérance sociale.
Jour et nuit pendant seize mois, Christian
Poveda a parcouru ces impasses de la violence au
quotidien pour réaliser «La Vida loca» un documentaire de 90 minutes déjà primé à Angers,
Mexico, Cuba etVienne. Cesarito vient de voir ses
géniteurs l’abandonner aux bras de sa grand-mère
maternelle, qui va assurer la garde du jeune orphelin des prisons. Car sur les marches du tribunal qui
vient de les juger pour extorsion de fond, son père,
El Bamban – le tatoueur le plus prisé du gang dont
il est membre depuis l’âge de 12 ans – et sa mère,
La Liro, 19 ans, qui porte le chiffre 18 telle une
condamnation à mort, se sont embrassés une dernière fois, tendrement résignés, comme esseulés,
poignets menottés au milieu des policiers dans
l’estafette qui va les conduire, lui au pénitencier
pour hommes d’Apanteos, elle à la prison pour
femmes d’Ilopango.
Christian Poveda le confirme : « Dans un
pays où on enregistre une moyenne de 11 homicides par jour, la prison est la seule issue proposée
afin d’enrayer le crime. En 2008, il y a approxima118 I polka magazine #6
tivement 22500 personnes privées de liberté dans
19 centres pénitenciers construits pour loger une
population maximale de 8000 individus.» Un mal
endémique qui ronge la société américaine avant
de se répandre en Europe pour engendrer demain
des centaines de petits Cesarito. Il voit dans les
yeux de sa mère comme la toile de fond d’une
profonde tristesse existentielle. Car la jeune
maman a trop conscience de la fragilité, de la précarité de ces moments de tendresse d’une famille
qui ne peut être «traditionnelle» ou normale.
La Liro, selon l’allitération hispanisante du
surnom anglais qui lui fût donné – « La Little
One», la petite – , est un cas unique et elle ne le sait
que trop. Pour s’être «dégonflée» lors de l’assassinat ordonné d’un membre de la bande adverse, la
MS. Lors de ce rite d’initiation obligé « son
manque de courage» a causé la mort du «pandillero » ou compagnon qui l’accompagnait et l’a
condamnée à avoir le visage marqué à vie du nombre 18, marque indélébile d’une punition qui la désigne à l’ennemi. Il lui a fallu l’autorisation des
chefs du gang pour demander à Christian Poveda
de masquer, à l’aide de Photoshop, le chiffre de son
appartenance au gang sur une photo où elle pose
avec Cesarito. Une attention toute filiale destinée
à entretenir sa mère, exilée à Houston lorsqu’elle
avait 1 an, dans l’illusion d’une vie normale, qui ne
le sera jamais. La Liro s’est confiée à Christian Poveda devenu Salvadorien de cœur: «Vais-je pouvoir amener Cesarito à l’école? Car je ne sais pas
ce qui va m’arriver d’ici là. Si mon fils entre dans
la “Pandilla”, ce sera sa décision», dit-elle.
El Bamban et la Liro sont aujourd’hui séparés. Elle a eu une petite fille avec un autre membre du gang, « El Chicle » (le chewing-gum), récemment incarcéré pour au moins vingt ans. Elle
vit terrée chez elle par peur d’être arrêtée et séparée de ses deux enfants et survit grâce à l’aide de
quelques amis et d’un peu d’argent – 100 dollars – que lui envoie sa mère depuis les EtatsUnis. El Bamban est détenu depuis le mois de
mai accusé de plusieurs meurtres.
Ancien journaliste, nouveau président du
Salvador, depuis le 1er juin dernier, Mauricio
Funès a pour mission d’éradiquer cette violence
pour ne pas faire de tous les Cesarito du présent
les assassins de demain.
CHRISTIAN POVEDA
SALVADOR, AVRIL 2007
Un moment de bonheur familial traditionnel
lors d’un déjeuner dans une pizzeria du quartier
de San Miguelito.
Photo de gauche
CHRISTIAN POVEDA
SALVADOR, AVRIL 2007
El Bamban, grand maître du tatouage dans
l’exercice de son art. Les tatouages permettent de se
reconnaître. Ils déclinent le nom du gang, dévoilent sa
mythologie, rendent hommage à une mère, même
quand elle a abandonné ses enfants, flirtent avec Eros
et, bien sûr, tentent d’apprivoiser la mort.
CHRISTIAN POVEDA, LE SCORSESE DU DOCUMENTAIRE
S
elon l’Organisation mondiale de la santé, le Salvador a un taux de criminalité «épidémique»,
avec une moyenne au cours des dernières années, de 55 crimes pour 100000 habitants. A
La date du 22 juin, soit sur les 6 premiers mois de l’année, il y a eu 2026 meurtres, 471 de plus
qu’en 2008 pour la même période. Cela équivaut déjà à 63% du nombre d’homicides perpétrés
en 2008. De retour dans le pays désigné comme le plus violent du monde, Christian Poveda
nous offre un film « La Vida loca » au plus près de ce phénomène de société ultraviolent.
«Infiltré» dans la vie du gang «18», il manie la caméra avec un sens de la proximité qui lui
permet de se faire littéralement «oublier» par les chefs de bande comme par les «pandilleros».
Il y a quelque chose en lui d’un Scorsese du documentaire auscultant les noirceurs de l’âme
humaine, chères à Norman Mailer dans le jardin des USA. S’interdisant la moindre caricature,
mais sans complaisance aucune, son regard fait de tous les acteurs d’un scénario criant de
vérité, filles et garçons, les héros tragiquement ordinaires d’une inhumanité jamais révélée
pour renvoyer une société devant ses responsabilités. L’œil de Christian Poveda est aussi acéré
que la pointe de l’aiguille, qui cisèle sur leur peau comme ses images sur la pellicule, tous les
signes tatoués de leur appartenance à cette famille de substitution qu’est le gang. Pas de
violence gratuite à l’écran, le réalisateur nous fait vivre ce qui reste d’humanité sous le vernis
des tatouages et la réalité de la mort qui rôde.
Pour imprimer ou incruster à jamais dans notre conscience de passionné de «cinéma vérité» la
marque indélébile d’un voyage jusqu’alors impossible au bout d’un nouvel enfer au quotidien.
Celui d’une violence pour la violence des « desperados » d’une société, stars anonymes et
victimes consentantes de la chronique d’une mort annoncée. Jamais immersion dans l’interdit
A.M.
ne fut si totale.
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