Dossier critique sur les films du cycle
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Dossier critique sur les films du cycle
1 SOMMAIRE Le Tempestaire de Jean Epstein p. 3 La Chute de la maison Usher de Jean Epstein p.11 Seconds de John Frankenheimer p.19 Lettre d'une inconnue de Max Ophüls p.26 L'Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz p.38 Macbeth d'Orson Welles p.43 Phantom of the Paradise de Brian de Palma p.48 Boulevard du crépuscule de Billy Wilder p.51 Les Fraises sauvages d'Ingmar Bergman p.54 Une question de vie ou de mort de Powell & Pressburger p.60 Dossier réalisé avec le site DVDClassik.com 2 LE TEMPESTAIRE Un film de JEAN EPSTEIN France – 1947 – 22 min – Format 1.37 – Noir et blanc L'histoire Alors qu'une tempête se lève sur la baie de Mor braz, une jeune femme restée à Belle île s'inquiète pour son fiancé parti en mer pêcher la sardine. Elle se rend au phare s'enquérir de la météo, mais les gardiens ne sont guère rassurants. Sa grand-mère lui parle alors des temps jadis où les siffleurs de vent étaient capables de calmer les tempêtes. Un vieil homme de l'île, le père Floch, était dit-on l'un de ces tempestaires. La jeune fille se rend chez lui et le supplie d'avoir une dernière fois recours à sa magie... Analyse et critique Si Jean Epstein s'est trouvé peu à peu repoussé à la marge du cinéma - que ce soit à cause de l'insuccès de ses films ou le fruit d'une démarche volontaire - la guerre marque un véritable arrêt dans sa carrière. A cause de leur nom et de leur origine polonaise, les Epstein sont rapidement suspects aux yeux de l'occupant et de la police française qui brille alors étonnamment pour son efficacité. Jean est ainsi radié de la profession cinématographique sur décision de la préfecture de police et n'a plus l'autorisation de tourner. Il s'installe avec sa sœur en France libre et travaille pour la Croix-Rouge, au service de l'aide aux prisonniers. Le domicile familial de Viroflay (dans les Yvelines) est confisqué et pillé par les Allemands, et Jean et sa sœur Marie son arrêtés par la Gestapo, échappant de peu à la déportation grâce à l'intervention de la Croix-Rouge. Après la Libération, Epstein donne des cours à l'IDHEC et écrit de nombreux articles et des livres où il développe et enrichit ses réflexions sur le cinéma, le plus notable étant le passionnant Intelligence d'une machine en 1946, texte qu'il complète et enrichit en 1947 avec Le Cinéma du Diable. La même année, il fait son retour derrière la caméra avec la réalisation du prologue de La Bataille de l'eau lourde de Jean Dréville et c'est également en 1947 qu'il revient en Bretagne et qu'il peut s’atteler à la réalisation du Tempestaire, projet qu'il caresse depuis longtemps mais qui n'a pu voir le jour à cause de la guerre. Dès la Libération, Epstein a essayé de monter ce film, mais 3 sans succès, aucun producteur ne s'intéressant alors à ce projet. C'est finalement grâce au soutien du fidèle Nino Constantini que le film peut se faire, son acteur du Double amour et de Mauprat ayant monté sa société de production Film-Magazine. Constantini montre le scénario à Bluette ChristinFalaize, propriétaire de la maison de distribution Le Trident, qui est emballée. L'association entre la petite maison de production et le distributeur permet à Epstein de tourner ce film qu'il traîne dans sa besace depuis dix ans. « Le dernier cadeau de Jean Epstein au cinéma c’est Le Tempestaire où il y a le ralenti du son dont personne n’a profité à l’heure actuelle... voici un chef-d’oeuvre qui préfigure l’avenir, un homme en pleine possession de ses moyens, plus jeune que bien des jeunes... et on a laissé cet homme sept ans sans travailler... Mais Epstein n’habitait pas Passy, ce n’était pas un homme à la mode ; il était trop vivant pour accepter de se momifier... il est mort bâillonné sans pouvoir s’exprimer, alors qu’il était plein de choses à dire, à nous apprendre... » dira Henri Langlois dans son imposant dossier consacré au cinéaste et publié dans Les Cahiers du cinéma en 1953. Langlois met en avant le ralenti sonore qui est effectivement l'un des éléments les plus notables du film. A lire ses écrits, on voit qu'Epstein aurait aimé travailler la matière sonore autant que la matière visuelle, mais il n'en a pas eu l'opportunité. Les expériences techniquement peu enthousiasmantes de L'Or des mers et des Chansons d'Ar-Mor ainsi que les chansons filmées ne laissaient aucune place à l'expérimentation et Epstein a enfin le loisir avec ce film de travailler la bande sonore. Il réalise une bande-son magistrale, retravaillant toutes les ambiances, les mêlant minutieusement à la musique. Il joue de manière très originale sur la diction des acteurs, leur imposant un rythme et des intonations qui annoncent le travail de Robert Bresson. Et surtout, il y a ces ralentis sonores, fantastique trouvaille qui s'accorde parfaitement à la logique du récit. A sa demande, l'ingénieur du son Léon Vareille fait des essais et trouve des solutions techniques lui permettant de ralentir les sons jusqu'à quatre fois. En ralentissant un son, la tonalité descend, ce qui permet à Epstein d'obtenir des tessitures très variables à partir d'un son unique. Il crée ainsi une véritable partition musicale à partir de ces effets de ralentis, avec simplement l'ajout d'une ligne mélodique minimaliste signée par le compositeur Yves Baudrier. 4 Epstein voit également dans le ralenti sonore une possibilité de décrypter les sons, d'aller au-delà de la perception humaine. De la même manière que le gros plan et le ralenti permettent de dépasser les limites des capacités de perception et d'analyse de l’œil humain, le ralenti sonore permet de distinguer dans un son unique une multitude de variations inaudibles sans le recours à l'enregistrement sonore. Pour Epstein, c'est un monde qui s'ouvre mais étonnamment aucun cinéaste - hormis quelques réalisateurs expérimentaux - ne va utiliser cette capacité de la machine cinéma, et le ralenti sonore va rester cantonner aux domaines de la recherche scientifique et de la musique acousmatique. Si avec Finis Terrae et Mor Vran Epstein a atteint son apogée artistique, Le Tempestaire constitue peut-être son chef-d’œuvre. Dans ces trois films, Epstein cherchait le merveilleux dans le réel. Ici, il opère une véritable transmutation du réel pour le transformer en merveilleux. Par l'usage des images et des sons, il applique un procédé alchimique qui transforme la matière brute en un monde fantastique. Le réel est toujours là et le film repose sur un fort aspect documentaire (les scènes du port, le phare, les tisseuses...) et la captation en direct des événements (la tempête qu'il aurait pu reconstituer ou retravailler par les optiques mais qu'il choisit de filmer réellement). Mais ce réel se couvre d'une autre dimension, Epstein nous invitant par le biais du langage cinématographique à avoir une autre perception du monde qui nous entoure. C'est en observant les choses et en jouant sur les cadres et les lumières qu'Epstein crée cette sensation d'inquiétante étrangeté qui parcourt tout le film. Il ne fabrique pas ce merveilleux, ce fantastique, il l'arrache du réel. Par la puissance du cinématographe, les faits les plus quotidiens se transforment, deviennent autre chose, se chargent de signification, se font symboles et métaphores. « Ce n'est pas inventer. J'ai essayé. Il est défendu d'inventer. Car si la plus laborieuse, prudente et vraisemblable élucubration, conventions admises, peut être figurée à satisfaction par d'adroits symboles : acteurs, décors, jamais elle ne s'applique sans prendre l'air d'un masque, sur hommes et choses qui sont, sur pays qui vivent. » (« Les approches de la vérité », Photo-ciné, nov 1928) 5 Cette transmutation du réel passe notamment par la façon dont Epstein utilise des éléments qui se transforment avec le temps, qui évoluent à l'écran mais dans une autre temporalité que celle qui nous serait donnée à voir à l'état naturel, sans en passer par cette machine d'enregistrement, de restitution et de transformation du réel qu'est le cinéma. Le temps est une question qui parcourt toute l'œuvre d'Epstein, son œuvre filmée mais plus encore son oeuvre écrite. C'est, d'évidence, sa grande obsession et il n'a cessé jusqu'à la fin de sa vie d'étudier, de décortiquer, de triturer ce concept. Epstein voit le cinéma en quatre dimensions. S'il prophétise souvent dans ses écrits l'arrivée proche du relief (mais aussi de la couleur et du son), il voit déjà le cinéma muet et en noir et blanc doté d'un dimension supplémentaire : le temps. Un temps que la machine ne fait pas que capter mais dont elle met aussi en évidence la relativité, démontrant sa nature véritable faite de variations et de modulations en fonction des perspectives, tout comme l'espace. « Le temps est la quatrième dimension de l'univers qui est espace-temps. Le cinématographe est actuellement le seul instrument qui enregistre l’événement dans un système à quatre références. En cela, il s'avère supérieur à l'homme qui ne paraît pas constitué pour saisir lui-même une continuité à quatre dimensions » et, plus loin, « S'il est des clairvoyants, leur don est celui-là : concevoir simultanément le temps et l'espace » (« Intelligence d'une machine », 1946) : le père Floch est certainement de ces clairvoyants et Le Tempestaire est la mise en images, l'incarnation de ce concept. Epstein ralentit, accélère, remonte le temps. Il le déroule, le fait sortir des rails de la temporalité classique qui va de la cause à l'effet. Un cinéaste, un photographe ou un metteur en scène de théâtre peuvent jouer sur les perspectives spatiales - qui ne sont que des conventions - pour modifier notre perception du monde et Epstein prouve avec ce film-essai qu'il est possible également de jouer sur les perspectives temporelles. 6 Un autre élément marquant du Tempestaire est la façon dont Epstein s'y prend pour que la tempête dépasse sa simple figuration à l'écran et que sa présence s'étende à chaque seconde du film. Les premières images nous montrent une caméra mouvante, comme battue par le vent, qui survole le large. Puis c'est le calme du port, les bateaux qui dorment. Epstein utilise des photogrammes de marins regardant la mer et de deux femmes qui cousent. Temps figé, stase. Cet emploi d'images fixes sert le rythme du film comme on va le voir, mais fait également songer à un vieil album photos, ce qui nourrit un autre aspect du film qui est le surgissement du passé dans une Bretagne entrée de plain-pied dans le monde moderne. Ces images - le port, les pêcheurs, les tisseuses - se mettent doucement en mouvement, accompagnant la sensation du temps qui repart mais aussi de la tempête qui arrive. La mer bouge doucement, les femmes travaillent au ralenti, les arbustes bruissent. Puis les vagues se font plus vivaces et avancent sur la plage, le vent forcit. Les deux femmes interrompent leur ouvrage et nous regardent lorsque la porte se met à grincer : « C'est un mauvais signe... » dit la plus jeune. Les vagues se font de plus en plus violentes. Les nuages s’amoncellent et l'île est plongée dans la nuit. Bientôt, c'est le fracas des vagues sur les rocs, le hurlement du vent. Epstein orchestre une montée en puissance d'une force incroyable. On ressent le côté terrible, implacable de la tempête, sa force brute. Jean Rouch se rappelle en 1991 de Marie Epstein racontant le tournage de la tempête : « Lorsqu’il tourna Le Tempestaire au milieu de la tempête et des embruns, accroché à la caméra pour l’empêcher de s’envoler, l’opérateur affolé s’écriait "Il n’y aura rien sur la pellicule." "Ne vous occupez pas de cela, lui disait Epstein, mettez cet objectif, ouvrez à tant, faites ceci, faites cela", et l’opérateur revenu à Paris découvrit avec stupeur que non seulement la pellicule était impressionnée, mais que les images étaient d’une merveilleuse beauté. » Mais ce n'est pas seulement de voir à l'écran la mer qui se soulève, le vent qui balaye les plaines, les vagues qui frappent le falaises qui nous fait ressentir la tempête, c'est tout ce mouvement, ce rythme souterrain qu'Epstein impulse à sa mise en scène qui immerge dès les premières images le spectateur dans l'ouragan. La force de cette séquence tient aussi à sa charge émotionnelle, car ce qui nous est donné à voir n'est pas simplement la nature qui se déchaîne, c'est le cœur de la femme qui s'inquiète pour son homme parti en mer. La tempête, en se chargeant ainsi d'une émotion toute humaine, n'en est que plus terrible et inquiétante... 7 Un combat va s'installer entre la tempête et le cœur de la jeune fille, entre l'espoir et la peur. Car malgré la tempête, le phare continue à luire, à percer les ténèbres, quelques rayons de soleil franchissent le mur noir des nuages et le chant de la jeune fille parvient à couvrir la fureur du vent et de la mer... autant de signes qui nous permettent de croire que l'espoir de la jeune fille peut triompher de la nature vorace. La façon dont Epstein enregistre et restitue le réel est soumis à la vision intérieure de la jeune dentellière. On est avec elle, dans son angoisse de la perte, dans son amour pour son homme. Et c'est son courage, sa volonté qui vont réveiller des forces du passé et sauver son marin, du moins c'est ce qu'Epstein choisit de nous montrer. Comme pour L'Or des mers, il s'inspire d'une légende bretonne, celle des siffleurs de vent, ces hommes capables de calmer les tempêtes. Epstein montre la jeune fille aller des gardiens du phare au vieux tempestaire, de la technologie à la magie. Lorsqu'elle va voir le père Floch et le supplie de calmer les éléments, le réel va se plier à son désir, céder à la passion avec laquelle elle réclame le retour de son homme. Le film devient son incantation aux forces du passé, à ce rêve ancien où l'homme pouvait commander à la nature. Elle provoque la résurgence de ce temps des croyances en un monde invisible, ce temps de la magie qui a été rejeté, chassé par le catholicisme avant d'être repoussé jusqu'aux confins (ici Belle île en mer) par le monde moderne. Si le tempestaire accepte d'aider la jeune fille, c'est parce qu'elle lui propose en échange sa médaille de baptême, offrant sa foi chrétienne au "druide", acceptant son monde magique. 8 La mise en scène d'Epstein fait corps avec les pensées de la jeune fille et avec sa volonté de croire en la capacité du vieil homme à maîtriser la nature. Epstein utilise pour cela des « ralentis psychologiques » qui consistent à faire varier la vitesse de défilement des images en fonction des pensées du personnage, une technique qu'il utilise depuis longtemps mais qui atteint ici la perfection. Les ralentis - du son et de l'image - lui servent également à calmer les vents et les vagues suite aux incantations du tempestaire. Si Epstein épouse le point de vue de la magie, il montre dans un même temps que celle-ci tient à un pacte très fragile passé entre le tempestaire et une nature qui restera toujours une force qui dépasse l'homme. Les images de la mer occupent en minutage presque la moitié du film et les personnages sont souvent réduits dans le cadre à de minuscules silhouettes écrasées par le ciel ombrageux. Et lorsque la nature n'apparaît pas à l'écran directement, elle est toujours présente via la bande sonore où se font entendre le fracas des vagues et le souffle du vent. Les hommes ne peuvent que se résoudre aux caprices de la nature et lorsque cette dernière se déchaîne, ils ne peuvent que se terrer. Dans les scènes d'intérieurs, Epstein ressert les cadres, emprisonne ses personnages qui sont comme les otages d'une nature indomptable. « L'une des plus grandes puissances du cinéma est son animisme. A l'écran, il n'y a pas de nature morte. Les objets ont des attitudes. Les arbres gesticulent. Les montagnes, ainsi que cet Etna, signifient. Chaque accessoire devient un personnage. Les décors se morcellent et chacune de leurs fractions prend une expression particulière. Un panthéisme étonnant renaît au monde et le remplit à craquer. » (Le Cinématographe vu de l'Etna) Ce qu'Epstein couchait dans ses écrits lorsqu'il arpentait les flancs du volcan en 1926, il en fait un film vingt ans plus tard. Mais cette pensée magique le film l'incarne autant qu'il n'en fait le deuil. C'est qu'en 1947, Epstein travaille sur des idées de mise en scène qui n'ont plus vraiment cours et il sent qu'il n'appartient pas à ce nouvel âge du cinéma. « Le cinéma est une langue, et comme toutes les langues, il est animiste, c'est-à-dire qu'il prête une apparence de vie à tous les objets qu'il désigne. Plus un langage est primitif, plus cette tendance animiste y est marquée. Il est inutile de souligner à quel point la langue cinématographique est encore primitive dans ses termes et dans ses idées » : ce qui était vrai en 1923, lorsque qu'Epstein écrivait ces lignes, ne l'est plus en cette fin des années 40. Le cinéma a grandi, évolué. Comme la Bretagne est entrée dans la modernité, le cinéma est entré dans une nouvelle ère à laquelle Epstein se sent étranger. 9 Ainsi, symboliquement, le tempestaire parvient à calmer la tempête mais le bris de sa boule de cristal nous dit que c'est la dernière fois que la nature accepte de respecter le pacte passé dans des temps immémoriaux. Cette pensée magique, que la mise en scène épouse, se heurte donc à quelque chose de grave, à une profonde mélancolie. Le globe de verre qui se brise au sol, c'est l'image d'une époque qui s'achève, d'un monde magique qui ne sera jamais plus. Mais cette image ralentie nous dit aussi quelque chose du cinéaste, elle nous fait ressentir sa tristesse et sa fatigue. C'est comme si Epstein savait qu'il ne tournera plus, que sa carrière de cinéaste touchait à sa fin. Lui qui a été jadis 10un peu malgré lui - un précurseur de l'avant-garde cinématographique, lui qui a connu l'oubli et le mépris, lui qui s'est ressourcé au contact de la Bretagne et du réel ne trouve plus sa place dans le cinéma d'après-guerre. Cette image nous bouleverse car elle clôt un cycle, elle clôt une vie. Olivier Bitoun 10 LA CHUTE DE LA MAISON USHER Un film de JEAN EPSTEIN France – 1928 – 61 min – Format 1.33 – Noir et blanc L'histoire Hiver 1840. Allan est appelé par son ami Roderick Usher à le rejoindre dans sa vieille demeure familiale. Il peine à trouver un cocher qui accepte de le conduire dans cette bâtisse sise au fond des marais et réputée maudite. Roderick le reçoit avec grande joie, peinant cependant à cacher sa fébrilité. Dernier descendant d'une vieille famille aristocratique, il vit isolé du monde avec sa compagne Lady Madeline et un médecin chargé de veiller sur la santé vacillante de son épouse. Roderick est hanté par le désir impérieux de peindre le portrait parfait de Madeline et celle-ci s'épuise lors de longues séances de pauses. Roderick ne la laisse pas en paix car il refuse de rompre ce qui est une tradition ancestrale de la famille Usher. Allan finit par comprendre que c'est en fait le tableau qui absorbe les forces vives de Madeline et qu'elle se meurt un peu plus à chaque nouveau coup de pinceau... Analyse et critique Avec ses deux précédentes réalisations (Six et demi, onze et La Glace à trois faces), Epstein a pu enfin se livrer à des expériences cinématographiques correspondant à sa vision du 7ème art. Seulement, en 1928, ses recherches esthétiques ne sont suivies que par un nombre très restreint d'admirateurs et de curieux qui assistent aux rares séances qui ont lieu dans les quelques salles spécialisées des grandes villes. Et ce cercle d'amateurs et de fidèles a tendance à se réduire, ils passent à autre chose, la mode étant alors au cinéma surréaliste, dadaïste et abstrait. Toute cette réflexion qu'Epstein propose sur des formes antérieures n’intéresse plus vraiment les cinéphiles avides de nouveautés qui commencent à juger son travail archaïque et dépassé. Il aura plus tard des mots très durs contre le surréalisme, mais dès février 1927 il écrit un article dan Photo-Ciné où il égratigne en passant aussi bien le dadaïsme que Man Ray, Eggeling et Richter. En remontant encore, il dit du cubisme et de l'expressionnisme qu'ils ce ne sont « qu'un accessoire du cinéma et 11 presque une maladie de cet accessoire » (« L'Essentiel du cinéma » en 1923) ou encore en 1926 à propos du cinéma de Fernand Léger : « Si ce cinéma abstrait en enchante quelques-uns, qu'ils achètent un kaléidoscope » ! Cette acrimonie ne tient donc pas au désintérêt du public pour ses propres films et à son engouement pour cette frange du cinéma. La rupture est plus profonde et correspond vraiment à la vision qu'il a du cinéma et qui n'est pas compatible avec ce type de propositions extrêmes. Les expérimentations et recherches formelles intéressent bien sûr Epstein – et il ne s'en prive pas – mais pour lui elles ne doivent se suffire à elles-mêmes. Rien de plus terrible à ses yeux qu'un cinéma enivré par sa propre audace. Mais son rejet est encore plus profond. Ce qu'il reproche aux cinéastes surréalistes, alors qu'au départ ce mouvement attire son attention, c'est qu'ils forcent le fantastique en détournant les objets de leurs usages et de leur sens communs. Epstein est quant à lui persuadé que le fantastique doit émerger de la matière même du réel car le cinéma a cette capacité ontologique à transformer le geste le plus banal, l'objet le plus quotidien et à le charger de cette inquiétante étrangeté que les artistes surréalistes recherchent en détournant ces gestes et ces objets de leur rôle logique. Ses critiques vis à vis de l'expressionnisme sont du même ordre. Il s'intéresse à plusieurs des aspects du mouvement, mais regrette que tout le fantastique soit déjà préparé avant même d'être filmé et que les cinéastes n'utilisent pas les caractéristiques propres de la machine cinéma pour le faire émerger. C'est un adepte des jeux de lumière, des déformations, des surimpressions, des perspectives faussées... mais à condition que tout cet art de la représentation soit en accord avec les psychologies à recréer et non de simples prouesses artistiques et techniques. « L'expressionnisme triomphe lorsqu'il donne du monde un aspect plus vrai que la réalité ; si la vision qu'on présente au spectateur peut être erronée absolument, elle doit être exacte relativement » (conférence de décembre 1930). 12 Epstein ne se sent donc plus du tout raccord avec ce mouvement que l'on nommera plus tard seconde Avant-garde et dont les chefs de file sont Man Ray, Viking Eggeling et Hans Richter. Un mouvement picturaliste qui s'étend aux travaux de Fernand Léger et de Marcel Duchamp et que vont rejoindre Germaine Dulac et René Clair auxquels Epstein était jusqu'ici associé. Il faut cependant dire que ces classifications qui tendent à cloisonner les artistes sont surtout affaire de critiques et de spécialistes et que des cinéastes comme Dulac ou Clair qui passent d'un cercle et à un autre ne le font pas par opportunisme ou par mode, mais bien parce qu'ils évoluent dans leurs pratiques du cinéma. Mais de tout temps, cinéphiles et critiques aiment que chacun soit bien dans sa case afin que les querelles aillent bon train entre défenseurs d'une doctrine et d'une autre. Même s'il les alimente parfois, Epstein n'est pas à l'aise avec ces querelles de chapelle qui n'ont que peu à voir avec la passion du cinéma qui l'anime. Surtout, il sent bien qu'il n'est plus au goût du jour, que son cinéma n'intéresse plus et qu'il est temps pour lui de voguer vers de nouveaux horizons. Mais avant de partir, il signe La Chute de la maison Usher, ce film somme qui va venir clore le cycle des Films Jean Epstein. Un film où il va reprendre et amplifier l'ensemble de ses recherches formelles. Un film pictural où il va utiliser la palette la plus élargie possible du langage cinématographique (surimpressions, transparences, ralentis, mouvements de caméra...) en la mettant constamment au service de la psychologie du récit. Mais aussi un film où il va viser à l'épure, envie à priori contradictoire avec ses ambitions esthétiques et qui pourtant est bien au cœur de ce projet qui annonce finalement, malgré le gouffre qui semble les séparer, ses futures réalisations bretonnes. 13 «La Chute de la maison Usher est mon impression en général sur Poe. Que l'on me reproche, si l'on veut, d'avoir représenté carré le portrait ovale » (Jean Epstein, entretien dans le magazine Pour vous d'octobre 1929). Comme toujours dans ses adaptations littéraires, Epstein s'intéresse plus à retranscrire l'atmosphère, l'ambiance du récit qu'à en respecter la trame. Comme il le précise dans le générique - « d'après les motifs d'Edgar Allan Poe » - il n'adapte pas littéralement le texte mais travaille à partir des souvenirs qu'il en a. Ce qui compte pour lui, c'est transmettre l'empreinte laissée en lui par le roman ou la nouvelle et non à suivre précisément sa trame narrative. Il mêle d'ailleurs ici plusieurs éléments issus d'autres nouvelles de l'écrivain comme Le Portrait ovale. Epstein va créer cette atmosphère par toute une armada d'idées et de trouvailles qui vont s'étendre à toutes les composantes de la mise en scène : au cadre, au découpage, aux mouvements de caméra, à la vitesse de défilement de la pellicule, au jeu des acteurs. Son ambition est de faire de la maison Usher un monde hors du monde, un espace frontalier entre la vie et la mort, entre le réel et le rêve. Et pour cela, rien d'autre que la matière brute du réel que la machine caméra va transformer. C'est l'essence de ce qu'Epstein appelle la photogénie, ce terme inventé par Louis Delluc en 1919 et dont il apporte un définition qui lui est propre : «J'appellerai photogénique tout aspect des choses, des êtres et des âmes qui accroît sa qualité morale par la reproduction cinématographique. Et tout aspect qui n'est pas majoré par la reproduction cinématographique n'est pas photogénique, ne fait pas partie de l'art cinématographique ». La photogénie est plus traditionnellement associée à une valeur esthétique. Epstein voit les choses de manière radicalement différente et cette photogénie au sens d'une beauté des êtres et des choses qui serait amplifiée par son enregistrement cinématographique n'intéresse pas Epstein. Il se méfie même de la belle image qui peut venir parasiter un film. Pour lui, la force de sidération de l'image photographique est telle qu'elle peut très facilement prendre le pas sur le récit cinématographique. L'image est tellement forte que le réalisateur peut s'y abandonner et alors perdre le fil de son film. Pour Epstein, il faut utiliser cette puissance de l'image de manière pensée et ponctuelle, comme des pics qui aiguillonnent le spectateur. Il ne faut surtout pas lâcher la bride aux images au risque de se laisser emporter par elles... L'intérêt du cinéma n'est pas pour Epstein dans les images, mais dans la manière dont elles se succèdent d'où bien évidemment l'importance primordiale du travail de montage dans son travail de cinéaste. Epstein travaille très précisément sur la durée des plans, essayant même de tirer des règles mathématiques de ses expériences de cinéaste (sans grand succès il faut l'avouer...). Les transitions sont également un sujet de réflexion constant, le récit cinématographique résidant dans le rapport que les images entretiennent entre elles. Epstein cite Poe à ce propos : « Il existe, sans doute aucun, 14 des combinaisons d'objets très simples et naturels qui détiennent la force de nous émouvoir », phrase qu'il se répète souvent et qu'il voit comme une « intuition du cinématographe ». De fait, audelà des expérimentations formelles, Epstein est toujours à la recherche de l'épure, de la simplicité. Il sait que chaque image porte en elle énormément de choses, de sens et pour maîtriser un film il faut maîtriser les images qui le compose. Il travaille ainsi dans le sens d'une mise en scène univoque, cherchant non pas le foisonnement des idées et des thèmes mais au contraire la plus grande simplicité. Il s'attache à ce que le spectateur n'ait pas plusieurs interprétations possibles car pour lui il faut que l’œuvre n'ait qu'un seul sens, qu'elle ne porte qu'une vision, qu'un discours. Épure de sens qui s'accompagner d'une volonté de dépouiller la mise en scène de tout superflu, de fuir la surcharge sensorielle et la confusion. Il résumera ainsi sa démarche en 1947 : « Pour rendre un découpage bien compréhensible au spectateur, il importe d'abord de limiter rigoureusement l'image – qui a toujours tendance à dire tout et trop à la fois, l'utile et l'inutile – à ne montrer que ce qui est nécessaire et suffisant pour provoquer l'émotion souhaitée (…) ensuite, entre les plans, c'est avec la même stricte économie, qui deviendra clarté, qu'il y a lieu d'établir les liaisons syntaxiques en les rendant aussi univoques qu'il sera possible » (« Découpage – construction visuelle », La Technique cinématographique, mai 1947). Usher est une tentative limite de trouver l'équilibre entre ses envies d'expérimentations et cette recherche de l'épure, un film qui se situe vraiment entre les tentatives plus formalistes que sont La Glace à trois face et Six et demi, onze et le très pur Finis Terrae qui marquera une nouvelle étape dans sa quête cinématographique. Une autre règle qui pour Epstein définit la photogénie cinématographique, c'est qu'elle ne peut s'appliquer qu'à ce qui est mobile. « Un aspect est photogénique s'il se déplace et varie simultanément dans l'espace et le temps » (conférence du 1er décembre 1923) ou, en renversant le paradigme : « La Loi fondamentale de toute l'esthétique et de toute la dramaturgie cinématographique est la photogénie du mouvement ». Pour Esptein, la spécificité du cinéma, sa matrice, sa matière première c'est le mouvement, son enregistrement et sa restitution par la machine. Mouvement des choses dans l'espace et dans le temps, le cinéma pouvant enregistrer les deux comme aucun autre art ne peut le faire. C'est sa singularité, son essence. Lorsqu'il pense au cinéma en couleur, au son, il imagine là encore le mouvement partout : « qu'il s'agisse du cinématographe en relief, nous découvrirons le mystère du relief ; la géométrie descriptive sera concrète. Qu'il s'agisse du cinématographe en couleurs, nous connaîtrons, pour la première fois, le mouvement des couleurs. Qui n'a vu des rouges et des jaunes ? Mais qui sait comment le jaune naît du rouge ? On peut encadrer une seconde de couchant, mais on pourra faire durer une heure la dernière, tout à fait la dernière flamme du soleil » (conférence décembre1930). 15 La photogénie de l'image fixe n'intéresse donc que peu Epstein, ce qui lui importe c'est la photogénie du mouvement. Pour beaucoup, la perception du mouvement au cinéma se fait par le défilement d'images fixes. Pour Epstein, il n'y a même pas d'image fixe, chaque photogramme possédant déjà en lui la promesse du mouvement, l'annonce du photogramme suivant et le souvenir de celui qui le précède. Le cinéma casse l'idée de temps continu et dans un même temps il crée de la continuité à partir de l'intermittence. Autrement dit, les images figées fabriquent du temps là où il n'y avait que de la discontinuité et le temps n'est plus une continuité fixe et universelle mais quelque chose de changeant, de mouvant, d'irrégulier et même de réversible. Epstein a énormément écrit sur ce phénomène, central dans sa philosophie du cinéma. Pour lui, il il y a d'abord la capacité de la machine cinéma à nous donner une autre vision du monde : « Dans l'enchantement qui attache le regard au ralenti d'un coureur s'envolant à chaque foulée ou à l'accéléré d'une herbe se gonflant en chêne ; dans des images que l'oeil ne sait former ni si grandes, ni si proches, ni si durables, ni si fugaces, on découvre l'essence du mystère cinématographique, le secret de la machine à hypnose : une nouvelle connaissance, un nouvel amour, une nouvelle possession du monde par les yeux » (Le livre d'or du cinéma français, 1947). Et parmi ces outils que la machine utilise, il y a les modifications de la vitesse de défilement de la pellicule : « Tous deux, ralenti et accéléré, ont ainsi fait surgir à côté des trois mondes déjà plus ou moins connus – ceux de l'échelle humaine, de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, un quatrième univers qui embrasse, d'ailleurs, les trois autres : celui de l'infiniment mobile, infiniment lent ou infiniment rapide et, sous l'acceptation psychologique de l'infiniment humain ». (« Rapidité 16 et fatigue de l'homme-spectateur », Mercure de France novembre 1949) ; « Un tel pouvoir de séparation du sur-oeil mécanique et optique fait apparaître clairement la relativité du temps. Il est donc vrai que des secondes durent des heures ! Un nouvelle perspective, purement psychologique, est obtenue » (« L'Âme au ralenti », Paris-Midi-Ciné, mai 1928) Pour Epstein, l'essence du cinéma c'est la création d'un monde que l’œil et le cerveau humain ne peuvent concevoir seuls. C'est une porte sur un monde qui nous était jusqu'ici invisible, ce qui rejoint d'ailleurs dans le cas du film qui nous occupe l'imaginaire de Poe. Et ce monde qui nous est donné à voir, ce n'est pas seulement la nature qui dévoilerait soudainement ses mystères, mais également un monde humain, un monde psychologique qui nous serait désormais rendu accessible : « L'œil et l'oreille du cinématographe commençant à explorer le monde, nous montrent déjà que le mouvement, que la vie y sont rigoureusement universels. Évoquées à l'écran, synthétiques, supérieures en puissance et en durée, ont approché l'âme du visible et de l'audible, ont révélé tantôt les apparences de l'esprit, tantôt l'esprit des apparences, ont réduit la différence entre l'esprit et la matière à une limite de nos sens qui séparent tout aussi arbitrairement le froid du chaud, les ténèbres de la lumière, le futur du passé. Mais quand surgit l'instrumentation qui aiguise un sens ou l'autre, la frontière que nous croyions entre la vie et la mort se déplace et nous découvrons qu'elle n'existe guère » (« Photogénie de l'impondérable », Corymbe nov 1934). « Ce film doit le meilleur de son atmosphère tragique et mystérieuse à l'emploi systématique d'un ralenti discret, du rapport de un et demi ou deux » écrira Epstein à propos de La Chute de la maison Usher. De fait, ce qui marque peut-être le plus dans ce film, c'est cet usage des ralentis qui sert à intensifier chaque scène, chaque mouvement, chaque geste et expression des acteurs. Tout le film ainsi légèrement ralenti possède un aspect fantastique naturel qui naît de ce léger décalage avec notre perception habituelle du monde. Ce ralenti crée également une sourde mélancolie, soit un équivalent visuel extrêmement bien senti à ce thème de la pesanteur de l'existence humaine qui revient sans cesse chez Poe. Un ralenti qui « désanime et dévitalise les êtres » tout comme le tableau de Roderick qui vide Madeline de sa vie. Le film devient une hypnotique danse contre le temps, Epstein opposant au temps réel un temps purement cinématographique. Quelques secondes pourraient ici durer une éternité, le rythme du film épousant celui mental des personnages et non celui de la temporalité universelle. « Je ne connais rien d'absolument plus émouvant qu'au ralenti un visage se délivrant d'une expression. Car c'est la dramaturgie, l'âme elle-même du film que ce procédé intéresse ». 17 Epstein va plus loin encore, son projet étant d'accompagner une action vécue par un personnage de manière à la fois subjective et objective. Il ne veut pas être devant, derrière ou à côté du personnage mais en lui. Il veut voir par ses yeux, totalement, mais veut voir aussi ses actions extérieurement et c'est ce double mouvement qu'il va rechercher par le découpage des plans. Epstein brouille constamment nos repères. Ainsi, lorsqu'il utilise des plans subjectifs, ils nous fait passer d'un personnage à un autre sans qu'il y ait de transition cohérente, le changement de point de vue troublant alors notre perception de l'espace et de ce qui s'y déroule. L'espace lui même est contrarié et il est impossible de faire une topologie des lieux, un plan de la maison : les raccords ne sont pas cohérents et l'on est très vite désorienté par cette absence de repères géographiques. On serait bien en peine de relever toutes les inventions du film. Celui-ci fourmille de mille idées de cinéma, véritable apothéose des recherches d'Epstein sur l'écriture cinématographique. Il y a ce montage musical fantastique avec Roderick qui pince les cordes de sa guitare et des plans sur la mer, une forêt, un lac et une colline qui se suivent, images sans lien avec le récit qui sont là pour incarner visuellement les ondes acoustiques, représentation des humeurs et du rythme de la mélodie. Et on entend vraiment cette mélopée muette uniquement par le découpage et la juxtaposition des plans. Epstein parviendra plus tard à nous faire entendre le bruit du marteau frappant les clous qui viennent clôre le cercueil de Madeline. 18 On remarque également la caméra très en mouvement, comme les nombreux travellings arrière ou avant qui accompagnent Roderick, avec des cadres très serrés sur son visage ou sa nuque (1). La caméra incarne alors à la perfection ses émotions, ses emportements, sa fougue, sa passion, sa frayeur. On se rappellera également le mouvement qui suit en travelling arrière le cortège qui emporte le cercueil de Madeline, avec la caméra placée au ras du sol qui suit les efforts des porteurs. Ou encore cet autre mouvement où la caméra rase à toute allure le plancher, devenant ce vent qui s'engouffre dans la maison Usher et fait s'envoler les feuilles. Et il y a ces magnifiques fondus qui lient les plans, fils étroits entre deux mondes, ponts dressés entre la vie et la mort. « L'horreur, chez Poe, est due davantage aux vivants qu'aux morts, et la mort elle-même y est une sorte de charme. La vie aussi est un charme. La vie et la mort ont la même substance, la même fragilité. Comme la vie soudain se rompt, ainsi la mort se défait. Tous ces morts ne sont morts que légèrement. Madeleine et Roderick sentent qu'ils vont mourir comme nous sentons le sommeil nous gagner. Puis Roderick guette les bruits au seuil du tombeau, comme nous guettons à la porte d'une chambre qu'un hôte nocturne et fatigué s'éveille » (« Quelques notes sur Edgar Poe et les images douées de vie », Photo-Ciné avril 1928)... Olivier Bitoun 19 SECONDS / L'OPERATION DIABOLIQUE Un film de JOHN FRANKENHEIMER Etats-Unis – 1966 – 107 min – Format 1.85 – Noir et blanc L'histoire Arthur Hamilton, banquier d'âge mûr, éteint par sa routine professionnelle comme conjugale, accepte la proposition d'une organisation secrète qui lui propose de changer de vie, de nom et de visage. Il devient ainsi Tony Wilson, plus jeune, plus beau, plus athlétique, plus talentueux... mais pas forcément plus heureux... Analyse et critique Seconds - L’Opération diabolique pourrait être vu, dans la carrière de John Frankenheimer, comme l’ultime volet d’une impressionnante « trilogie de la paranoïa » débutée avec le célèbre Un crime dans la tête (The Manchurian Candidate - 1962) et poursuivie avec le plus méconnu mais non moins génial 7 jours en mai (Seven Days in May - 1964). Dans ces trois films, le trouble et l’effroi, intimement liés au contexte de Guerre Froide, viennent en effet naître, conjointement, d’une forme impétueuse et du sentiment de malaise provoqué par une menace impalpable, inexplicite. Mais si dans les deux premiers films cités, c’était l’administration américaine, à travers son Président ou son Etat-major, qui était visée par cette menace sourde, Seconds soumet l’Américain moyen, l’individu lambda, à un questionnement pour le moins angoissant : et si Je était un autre ? 20 Fidèle à son habitude - on se souvient par exemple de la sidérante émeute d’ouverture de 7 jours en mai -, John Frankenheimer attaque (le terme est probablement le bon) son film avec une énergie et une débauche d’effets peu communes. Si on arrivait à définir les contours d’un « expressionnisme américain » dans l’histoire du 7ème art, nul doute que John Frankenheimer devrait, en tout cas à ses débuts, être considéré comme l’un de ses chefs de file : déformant ou stylisant la réalité par des biais purement cinématographiques (angles de prises de vues, jeux sur les focales ou les objectifs, resserrement du cadre, montage syncopé...), il parvient en effet comme peu de ses pairs à susciter chez le spectateur une émotion immédiate, quelque part entre la fascination et le vertige. Plusieurs séquences de Seconds s’avèrent parfaitement emblématiques de ce style éminemment personnel : la séquence d’ouverture, donc, dans Grand Central Station - faisant, qui plus est, suite à un générique durant lequel Saul Bass et Jerry Goldsmith auront, chacun à leur manière, contribué à faire naître le malaise - saisit d’emblée par la diversité des moyens mis en œuvre pour faire naître une tension sourde à partir de bien peu (un homme suit un autre dans une gare) : photographie vaporeuse, ambiance sonore indistincte, mouvements de caméra vifs (avec des zooms ou des panoramiques inquisiteurs), cadrage au niveau des pieds ou encore, et de façon assez inattendue, utilisation du procédé de SnorriCam. Un peu plus tard, c’est par exemple une séquence à la vocation narrative dans un premier temps indéfinie (cauchemar, fantasme, réalité ?) qui donnera à John Frankenheimer l’occasion de démontrer l’étendue de sa palette formelle : Arthur Hamilton s’assoupit sur le canapé de l’Organisation, et le voilà dans un couloir au bout duquel une belle jeune femme dort. Il se rapproche d’elle, elle hurle, il se couche sur elle, elle se débat, il se réveille... Pour accentuer la perturbante force de cette brève séquence (1 minute 20, une quarantaine de cuts), Frankenheimer use de tous les effets à sa disposition : suppression du son (le cri de la jeune femme est ainsi muet) au profit de la partition fiévreuse de Goldsmith ; variation des jeux de lumières (notamment avec un enchaînement façon « jump cut » de gros plans a priori identiques mais éclairés différemment) ; utilisation du champ et du contre-champ subjectifs, mais aussi de points de vue externes, qui placent le spectateur en position de voyeur ; multiplication des très gros plans, souvent mobiles et parfois de nouveau à la SnorriCam ; et effets de distorsion des plans larges, avec par exemple un effet « fisheye » obtenu avec un oculaire à très courte focale (moins de 10 mm), qu’il réutilisera plus tard, lors de la toute dernière séquence du film. Le résultat, à la limite du psychédélisme, est absolument tétanisant. 21 On voit assez vite les reproches que ce type de démarche ultra-formaliste peut faire affleurer : ne s’agit-il pas finalement d’un exercice de virtuosité un peu vain ? cela nourrit-il vraiment le propos du film ? et au fait, y’en-a-t-il réellement un ? La réponse vient assez vite en mesurant à quel point, fondamentalement, Seconds est un film politique, au sens où il délivre un constat, plutôt sévère, sur la société de son époque. Il faut se souvenir du contexte très particulier, international mais aussi intérieur, de l’Amérique de la première moitié des années 60 : Un crime dans la tête et 7 Jours en mai, à leur manière, résonnaient déjà de façon cinglante avec l’actualité politique en invoquant indirectement les figures de McCarthy, Le May ou Mac Arthur. Seconds, à son tour, témoigne avec force ironie des illusions d’une Amérique qui, sous prétexte d’accomplir ses rêves, se recroqueville alors dangereusement sur des principes chimériques, sur sa frustration et sur ses peurs. Seconds - comme son titre original l’indique - parle du mythe consumériste de la seconde chance, de cette idée que l’on peut racheter sa réussite, racheter son bonheur ou racheter sa vie. Pour ce faire, Frankenheimer imagine donc une société mystérieuse, nommée l’Organisation, et lui fait adopter tous les contours de la compagnie prospère, allégorie souriante et sinistre à la fois du capitalisme triomphant : « Je voulais qu’ils soient très gentils, comme une banque ou une compagnie d’assurances. Tout à l’air d’être étudié pour vous faciliter la vie, jusqu’au jour où vous refusez de payer la note. » 22 En un sens, Seconds est, sinon un film ouvertement communiste - ce qui était proprement impossible à l’époque -, un film profondément subversif, du type « ver dans la pomme » (3), qui pousse jusqu’à son extrême la logique d’une société pour en montrer l’absurdité : « Je voulais dire que le rêve américain, c’est du vent...Vous êtes ce que vous êtes. Vous devez vivre avec cette idée et l’accepter. Cela ne sert à rien de vouloir rêver que vous changez complètement à l’intérieur de la même société. Au contraire, vous devez apprendre à vivre avec vous-même, à vous accepter tel que vous êtes. Ensuite vous pourrez essayer de progresser et de faire progresser le monde autour de vous, à condition que vous acceptiez votre passé. Si vous éliminez votre passé, vous êtes foutu. Le rêve que caresse le héros est une échappatoire. Vous n’avez pas le droit d’échapper à ce qui vous entoure, à vos responsabilités. Vous ne pouvez pas y échapper, contrairement à ce qu’on vous enseigne en Amérique. Il faut les accepter et essayer de progresser intérieurement (...) Seconds est un film terriblement pessimiste, mais je n’arrive pas du tout à croire au thème de la seconde chance. Ce n’est pas seulement un thème américain, il devient important en France : je lis vos journaux, vos magazines, et là, je crois que vous vous américanisez dangereusement. » (2) Quarante ans plus tard, et alors que les alternatives à la réalité (et donc à la responsabilité individuelle) n’ont cessé de se développer dans tous les domaines, l’angoissante prophétie de John Frankenheimer semble s’être accomplie. Seconds est ainsi, avant tout, un film qui parle du rapport de l’individu au réel, donc un film autour de la perception, ce qui nous ramène aux procédés formels évoqués précédemment. On peut en priorité évoquer le montage et le découpage, qui, en multipliant les angles (donc les points de vue) et en ajustant son rythme à l’état nerveux du personnage (avec ces phases de quasi-syncope), participent à brouiller la perception individuelle. Mais les jeux de focales et les choix d’objectifs mentionnés brièvement allaient dans le même sens : « Dans Seconds, l’idée de la distorsion était terriblement importante. La distorsion de ce que la société avait fait de cette homme, de ce en quoi l’Organisation l’avait transformé et quand finalement il se dirigeait vers la mort, il ne restait que cette distorsion de la réalité et le constat que tout ça n’avait absolument aucun sens. » (4) Pour ces raisons (vivacité des mouvements de caméra, diversité des angles de vue, utilisation de grand angle...), la spécificité autant que la réussite de Seconds tiennent beaucoup à la virtuosité de ses opérateurs, dirigés par James Wong Howe, directeur de la photographie alors sexagénaire qui s’avéra le collaborateur idéal du fougueux trentenaire qu’était Frankenheimer. Il s’agit d’ailleurs du dernier film en noir et blanc tourné par Howe : celui-ci, né en Chine en 1899, avait débuté à Hollywood à l’époque du muet, collaborant ensuite avec d’autres illustres émigrés tels que Michael Curtiz (La Glorieuse parade), Josef von Sternberg (Shanghai Express), Fritz Lang (Les Bourreaux meurent aussi) ou Charles Vidor (L’Adieu aux armes). Pour Seconds, il dut non seulement gérer les excentricités formelles de Frankenheimer, auxquelles il était assez réticent, mais également les difficultés provoquées par les caméras multiples : pour la scène de l’orgie païenne, ou pour la scène d’ouverture à Grand Central, il y eut jusqu’à 7 caméras portées navigant au milieu des figurants, certaines cachées dans des valises. On raconte qu’une figurante blonde fut sollicitée pour 23 se dévêtir dans un coin de la gare, afin de créer une diversion permettant à l’équipe de tourner les prises de vues désirées au milieu de la foule des passants ! Cette complexité formelle revendiquée par Frankenheimer, et les nombreuses expérimentations auxquelles il se sera livré, font de Seconds un film certes riche mais souvent hétérogène et parfois difficile à appréhender. Le film, présenté à Cannes en 1966, ne suscita guère l’enthousiasme, et sa sortie s’avéra un échec assez cuisant. Parmi les reproches qui lui furent adressés, et outre sa forme tarabiscotée, il y eut le choix de Rock Hudson. L’influente journaliste Judith Crist eut par exemple ce mot sévère : « Après 55 minutes formidables, qu’est-ce qu’on obtient ? Rock Hudson... » Pour autant, ce choix était cohérent avec les intentions propres au film : avec sa beauté virile un peu lisse, Hudson incarnait à merveille l’idée du fantasme masculin, y compris dans son inassouvissement : « L’Américain qui acceptera de se faire opérer de cette manière, de souffrir ainsi, voudra comme récompense ressembler à Rock Hudson, c’est absolument certain. » (2) Le comédien John Randolph, qui incarne Arthur Hamilton avant l’opération, dut ainsi travailler assidument pour acquérir un certain nombre des attitudes ou des postures de Hudson, afin de rendre la transition crédible. Au départ, John Frankenheimer avait envisagé de confier les deux visages au même comédien (Kirk Douglas étant son premier choix) mais la lourdeur extrême des prothèses et du maquillage l’en dissuada. Rétrospectivement, et probablement en conséquence directe de cet échec, Frankenheimer concéda plusieurs fois qu’il en avait probablement « trop » fait dans Seconds, et qu’une mise en scène moins tarabiscotée, plus réaliste, aurait peut-être été aussi efficace. Il y a, en effet, dans la deuxième partie du film, une scène extrêmement puissante que Frankenheimer filme sans afféteries, avec un champ/contre-champ élémentaire : celle où Arthur Hamilton/Tony Wilson retourne chez lui et discute avec sa femme, qui ne le reconnaît pas. Mais l’efficacité de la séquence provient justement, en partie, du contraste qui se crée entre sa forme discrète et le tumulte du reste de l’œuvre. 24 En tous les cas, après quelques années de purgatoire - et probablement grâce à cette forme sophistiquée toujours aussi impressionnante - Seconds sera progressivement parvenu à reconquérir un franc lustre et une influence notable, légitimes à plusieurs égards. Nous avons déjà évoqué la dimension anticipatrice de son propos, non négligeable, mais on peut aussi trouver dans le motif de l’Organisation (et à travers elle, ce rapport inégal entre l'individu et une société indéfinie qui l’enserre et le détruit) la matrice d’un courant fort du cinéma américain des années 70 qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le « film de complot ». Avant Conversation secrète, A cause d’un assassinat, Capricorn One, Les Trois jours du Condor et parmi d'autres La Théorie des dominos, il y eut donc Seconds - L’Opération diabolique, film admirable de John Frankenheimer auquel il est aujourd’hui temps de redonner... une seconde chance. Antoine Royer 25 LETTRE D'UNE INCONNUE (LETTER FROM AN UNKOWN WOMAN) Un film de MAX OPHÜLS Etats-Unis – 1948 – 86 min – Format 1.37 – Noir et blanc L'histoire A Vienne vers 1900, au beau milieu d'une nuit pluvieuse un carrosse ramène chez lui un homme épuisé moralement et physiquement. Stefan Brand est attendu au petit matin pour se battre en duel contre un mari outragé, il sait avec certitude que la mort l'attend. Doit-il fuir ou se soumettre ? Brand est plutôt du genre à se dérober. Alors qu'il ne lui reste à peine que trois heures pour se préparer, son valet de chambre lui remet une lettre provenant d'une patiente mourante de l'Hôpital Sainte-Catherine. Celle-ci a été rédigée à son attention par une femme qui lui est inconnue, une dénommée Lisa Berndle qui jure de l'avoir aimé passionnément depuis toujours et qui entreprend, via cette missive à la tonalité morbide, de lui raconter sa vie et son amour absolu pour sa personne. Stefan plonge dans la lecture de cette lettre, et le spectateur de suivre par des flashbacks et la voix off de Lisa trois époques de l'existence de l'amante éplorée, de sa première rencontre à 15 ans avec le beau Stefan Brand, un pianiste doué promis à un bel avenir qui vient d'emménager tout près de chez elle, jusqu'à la dernière une vingtaine d'années plus tard, en passant par quelques rares moments de grâce et surtout de nombreux drames, déchirements et frustrations. Analyse et critique « Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. » Dès l'entame du film, avec son atmosphère lugubre et pluvieuse, avec son personnage de séducteur usé et clairement en sursis, saisi en pleine lecture d'une lettre écrite par une femme probablement déjà décédée qui lui conte une histoire d'amour obsessionnelle et illusoire, avec la douce voix de Joan Fontaine qui surgit d'outre-tombe pour nous faire passer de l'ombre à la lumière tout au long de 26 son récit déchirant, nous savons que Lettre d'une inconnue appartient au genre du mélodrame ; un mélodrame d'une puissance dramatique peu commune certes, mais également une oeuvre typique de son pays d'origine - les États-Unis - et de son époque - l'immédiate après-guerre. Pourtant, une fois l'oeuvre achevée, il nous apparaît tout aussi distinctement que Lettre d'une inconnue n'est pas un mélodrame comme les autres, qu'il offre une complexité inattendue du fait des personnages mis en scène, de la nature de leur relations, et surtout par le regard que porte le réalisateur sur ces derniers et par le basculement des points du vue féminin et masculin qui s'opère subtilement au sein du film. La recréation d'un univers ancien disparu, la mélancolie qui innerve profondément le film, l'importance de la musique, le mouvement perpétuel qui emporte les personnages dans une danse sans fin autre que la mort, l'impression d'un rêvé éveillé qui subit les assauts d'une réalité normative, le passage du temps qui détermine la tragédie, le monde vu comme un théâtre dans lequel le destin d'une femme qui s'abîme dans ses emportements passionnels croise celui d'un homme-artiste épris de doutes qui ne réussira à se révéler à lui-même qu'une fois cerné par la mort... incontestablement nous sommes en présence d'un film de Max Ophuls. Pourtant, à l'origine, Lettre d'une inconnue n'est pas du tout un projet personnel d'Ophuls. Défendue depuis des années par William Dozier, cette adaptation d'une nouvelle de Stefan Zweig, eut bien du mal à se monter, principalement en raison de son sujet jugé scabreux et donc bien trop moralement condamnable pour être porté à l'écran. C'est qu'à l'époque sévissait le Breen Office, un organisme de censure toujours prompt à trancher dans le vif des scénarios dès qu'il s'agissait de morale publique. La nouvelle de Zweig, avec sa sexualité explicite et ses personnages aux comportements heurtant la bienséance, ne pouvait raisonnablement faire l'objet d'un film hollywoodien. Dozier, devenu vice-président de Universal, par sa force de conviction et grâce à une stratégie consistant à convaincre le Breen Office de l'intérêt des nombreux changements apportés à l'histoire originale, finit par mettre le film en chantier avec comme partenaire John Houseman, un producteur dont il avait fait la connaissance lors de son passage à la Paramount. Houseman a l'idée d'engager le scénariste Howard Koch (qui avait travaillé sur les scripts de L'Aigle des mers, Sergent York ou encore Casablanca) qui lui-même insiste fortement pour que Max Ophuls assure la mise en scène. De son côté, William Dozier avait créé une petite compagnie - Rampart Productions - dont le but était de produire des films pour son épouse, une certaine Joan Fontaine. Lettre d'une inconnue est ainsi leur premier projet (un seul autre film sera produit par cette compagnie, le plutôt insignifiant L'Extravagant Mlle Dee avec Fontaine et James Stewart). Max Ophuls arrive donc en dernier sur cette production Rampart / Universal, mais sa collaboration avec Howard Koch dans l'écriture du scénario va s'avérer confraternelle et fructueuse. 27 Lettre d'une inconnue est le deuxième film que tourne Ophuls aux États-Unis après L'Exilé, un film de cape et d'épée avec Douglas Fairbanks Jr. Le cinéaste allemand, contrairement à d'autres cinéastes européens émigrés à Hollywood suite à l'avènement du nazisme, peina longtemps à trouver du travail, souffrant d'un manque de renommée malgré une déjà longue expérience sur le Vieux Continent. Arrivé aux USA en 1941, il dut attendre six ans avant de pouvoir retrouver le chemin des plateaux, soutenu essentiellement par son compatriote Robert Siodmak. Pourtant, malgré des débuts difficiles, il parvient, en dépit de son fort caractère, à s'adapter peu ou prou aux exigences des grands studios américains et surtout à contourner les diktats et à subvertir le matériau qu'il avait à disposition. En réalité, c'est en profitant de l'impressionnante logistique hollywoodienne et en collaborant avec les meilleurs artistes et techniciens du monde que Max Ophuls put franchir un nouveau palier dans son art de la mise en scène et affiner son style. Lettre d'une inconnue va ainsi représenter la quintessence de l'art ophulsien aux Etats-Unis, avant que ce dernier ne vienne s'épanouir encore plus librement en France dans un quatuor de chefs-d'œuvre dont la réputation n'est plus à faire (La Ronde, Le Plaisir, Madame de..., Lola Montès). La préparation du film ainsi que son tournage ne connurent que très peu de heurts, l'entente entre Koch, Ophuls, Dozier et Houseman fut même relativement excellente... jusqu'à la phase du montage. En effet, le style du cinéaste, fait de grands blocs de séquences plus ou moins autonomes et de longs plans séquences à la fluidité stupéfiante, ne réussit véritablement jamais à convaincre les responsables des studios américains et les monteurs - aux ordres - qui ne se privaient pas de tailler dans le mouvement dans le but d'accélérer la narration. L'Exilé avait été littéralement "charcuté" au montage, et Lettre d'une inconnue allait connaître le même triste sort. Heureusement, Ophuls et Koch parvinrent à faire revenir William Dozier sur sa décision après un premier montage calamiteux. Il subsiste à l'évidence, hélas, quelques raccords ici ou là altérant un peu les options spatio-temporelles de Max Ophuls, mais ceux-ci n'empêcheront en aucun cas le réalisateur et le scénariste d'accomplir un petit miracle, et Lettre d'une inconnue de témoigner à vif à chacun de ses plans de son empreinte ophulsienne. 28 Brief einer Unbekannten, tel est le titre de la nouvelle de Stefan Zweig publiée en 1922. L'écrivain autrichien fasciné par la psychanalyse, et virtuose dans l'art de mêler les sentiments romantiques les plus exaltés à une sexualité dévorante, avait fait de son personnage principal un écrivain (sans doute pour se projeter plus facilement en lui). Cette histoire romanesque à la sexualité explicite, qui explore la dépendance affective d'un personnage de tragédie confiant avant de mourir son comportement masochiste, et dont la narration à la première personne joue constamment entre les thèmes de présence et de l'absence, ne pouvait certes que terrifier Hollywood, mais à l'inverse trouver des résonances fortes chez Ophuls, le réalisateur finalement idéal pour en assurer la transposition cinématographique. Modifier de façon considérable la nouvelle de Zweig ne répondait donc pas seulement à des contraintes de production dues à une logique de censure (et d'autocensure), mais également au besoin du cinéaste de s'approprier un matériau original fait pour lui. Ainsi l'écrivain devient un pianiste doué mais insatisfait pour un Max Ophuls à la fois séducteur et mélomane dans la vie, doublé d'un artiste pointilleux toujours en proie aux doutes dans l'exercice de son art. (Détail amusant : le concert dont le poster est affiché sur le mur de l'appartement de Stefan Brand est daté du 6 mai... le jour de naissance d'Ophuls.) De plus, le cinéaste, qui ne partageait pas la cruauté envers l'humanité qui pouvait saisir Zweig, et dont l'élégance suprême de la mise en scène témoignait aussi de son raffinement spirituel, ne pouvait raisonnablement condamner son personnage à une forme de châtiment moral éternel. La nécessité de racheter ce dernier se faisait sentir pour Ophuls, qui introduisit l'idée du duel devant sceller le destin de Stefan. Ainsi, en lisant la lettre écrite par Lisa, il se révèle progressivement à lui-même ; et c'est dans la mort que le séducteur, jusqu'ici vidé de tout affect, trouve une noblesse aux yeux du cinéaste en retrouvant la mémoire de ses rares moments heureux passés avec la jeune femme. Dans une temporalité et un espace différents, Stefan et Lisa se sont chacun brûlé les ailes en voulant échapper à une dure réalité. 29 Car pour Max Ophuls - tout ses films en témoignent - l'univers est une scène de théâtre sur laquelle nous avons tous une fonction assignée. Ses personnages (féminins surtout, mais pas seulement) aspirent à s'extraire des rôles que l'existence nous attribue, et ce quel que soit le milieu social dépeint (la haute bourgeoisie, les femmes du monde ou celles de petite vertu, le monde des artistes, les corps d'armée). A différents moments du récit, Ophuls filme souvent à travers des rideaux ou des objets qui rappellent explicitement leur forme théâtrale, et s'ingénie à les ouvrir ou les refermer, à faire passer des personnages au travers. Ainsi le tapis que l'on époussette au premier plan dans la cour de la propriété à Vienne et qui tombe au moment où la scène démarre ; les nombreux plans qui montrent Lisa observer le monde derrière des rideaux ou des tentures ; les rideaux qui encadrent les deux amants dans le salon privé du restaurant ; les rideaux à la fenêtre du petit train au Prater donnant sur les faux paysages défilants ; le surgissement à travers un grand rideau de la modiste dans la boutique où travaille Lisa, au tout début de la scène qui suit son premier baiser échangé avec Stefan ; les rideaux à l'hôpital où Lisa accouche et, où plus tard, elle rédige sa lettre près de son lit de mort. Pour un cinéaste aussi méticuleux que Max Ophuls, la lumière comme les décors ou les accessoires peuvent aider à inscrire les personnages dans leur environnement, et à révéler leur situation présente ou future. Adolescente vivant chez sa mère, Lisa comprend subitement que celle-ci va se remarier, la discussion qui s'ensuit est filmée en intérieur avec une cage d'oiseau omniprésente près de la fillette (l'éclairage dur mis au point à ce moment-là par Franz Planer avec ses ombres rectilignes participe de cet enfermement visuel). Plus tard à Linz, alors qu'un militaire lui fait la cour en vue 30 certainement d'un "bon mariage", un berceau se tient juste derrière elle pour évoquer une vie future de mère nourricière prisonnière de son foyer. La séquence à Linz est filmée de manière quasi géométrique dans une lumière aveuglante ne laissant place à aucune nuance ; un petit orchestre joue sans génie alors que les quelques personnages visibles (soldats comme civils) déambulent en suivant ce qui apparaît à l'écran comme un parcours millimétré. Rien à voir avec l'effervescence qui régnait à Vienne, les allées et venues de la caméra de l'ombre à la lumière, les bruits d'ambiance savamment disséminés, les gens vadrouillant dans tous les sens, que ce soit dans la cour du domaine où s'activent ses locataires ou bien dans les rues. La liberté à laquelle aspirait d'entrée Lisa se ressent à travers ses échappées dans le décor, comme la séquence sur la balançoire qui forme des ellipses semblant vouloir écarter les limites de l'image. Dans la même optique, Ophuls organise régulièrement son cadre autour de Joan Fontaine à travers des entrées d'immeubles ou d'appartements, des portes-fenêtres, des grilles : il s'agit de vouloir changer d'univers, de pénétrer dans une autre dimension, de fuir un enfermement, de remplir un manque. A une échelle personnelle ou collective, on remarque donc dès le début un dialectique entre le plein et le vide : au niveau physique lorsque la scène du petit théâtre de la vie se remplit ou de désemplit de monde, et au niveau psychologique et sentimental quand Stefan et Lisa ne sont quasiment jamais sur la même longueur d'onde (l'une sait précisément ce qu'elle veut, l'autre non). C'est pour cette raison que les instants de bonheur, même illusoires, sont toujours teintés de tristesse et de nostalgie, avec la sensation que le temps file entre les doigts comme des grains de sable et alors que l'envers du décor nous ramène assez tôt à la réalité la plus prosaïque. Le jeu entre l'imaginaire et la réalité participe de cette volonté d'échapper à l'aliénation ; hélas, le résultat est presque systématiquement la fuite en avant qui mène soit à la destruction soit à la mort. Ce jeu atteint son point d'orgue lors de la parenthèse enchantée que constitue la première rencontre amoureuse entre Stefan et Lisa, plus précisément à l'intérieur du petit train du parc d'attractions au Prater à Vienne en plein hiver. Le voyage proposé est totalement artificiel, mais Ophuls met en place une séquence exquise dans laquelle l'illusion est un moyen d'affirmer sa foi dans un rêve qu'on espère voir se réaliser. Dans ce train Lisa et Stefan parcourent plusieurs sites (Venise, les Alpes Suisses) qui sont en fait des toiles peintes défilant derrière la vitre du wagon ; la première s'abandonne à ses rêveries quand le second en sourit. On remarque que chaque moment vécu par la jeune femme prend la valeur d'une vie entière alors que le dandy séducteur fait régulièrement montre de son incompréhension ou de sa trop grande légèreté face aux commentaires de sa partenaire. Cette scène oscille constamment entre humour et tristesse, car les deux personnages ne souhaiteraient pas vraiment quitter ce lieu suspendu dans l'espace et dans le temps. Mais Max Ophuls filme toujours les coulisses, et l'on aperçoit l'opérateur pédaler et changer les toiles peintes quand Stefan demande à ce qu'on relance l'attraction. « Nous revisiterons les décors de notre 31 jeunesse » lance-t-il... Cette phrase dite sur un ton humoristique cache en fait une mélancolie sourde car elle semble avoir été écrite pour Lisa, à la fois narratrice et actrice de cette séquence et qui se construit une existence totalement décalée de la réalité. Le baiser tant attendu ne sera pas montré à l'écran, Ophuls préférant prendre de la distance et rester "à quai", si l'on peut dire, et cadrer le wagon de l'extérieur en laissant le couple à leurs illusions respectives. Comme d'autres oeuvres du cinéaste, Lettre d'une inconnue accorde une place importante à l'artifice, source de merveilleux mais aussi révélatrice d'une réalité déprimante. Et le train dans l'espace réel, celui de l'Autriche au début du XXème siècle, n'a rien d'un endroit chimérique. Comme dans tout bon mélodrame qui se respecte, l'univers de la gare dans le film prend une signification particulière et bien connue des cinéphiles : il oriente le destin cruel des principaux protagonistes. Dans deux séquences symétriques, Lisa devra dire adieu sans le savoir à l'homme qu'elle chérit ardemment, et dix ans plus tard à son fils - celui de Stefan, resté dans l'ignorance destiné à mourir du typhus pour être brièvement entré dans un compartiment contaminé. A chaque fois, elle devait revoir chacun d'eux dans « deux semaines » mais le destin en aura décidé autrement. Les ressorts du mélodrame dans Lettre d'une inconnue sont amplifiés par le figure stylistique de la répétition des actions engagés par Lisa (quand elle visite l'appartement de Stefan pour la première fois, quand elle revient à Vienne et lors de retrouvailles une dizaine d'années plus tard) et celle de la symétrie entre les scènes. Le corps principal du film, subordonné au registre de l'interprétation et de l'imaginaire, est encapsulé entre deux séquences qui renseignent sur le caractère bien réel et inéluctable de la tragédie en cours. Cette structure narrative propice au déploiement d'une pensée 32 libre et sinueuse permet à Ophuls de décliner à l'envi ses arabesques élégantes mettant en jeu des mouvements de caméra très élaborés qui vont saisir les personnages pour ne plus les lâcher. Il conçoit ainsi une sorte de chorégraphie qui les arrachent à la théâtralité de leur existence avec une fluidité impressionnante pour les fondre dans un environnement vecteur de poésie, de rêve, mais aussi de profond désenchantement. Comment se traduit cette fluidité ? Les acteurs ne se déplacent quasiment jamais seuls et dans une simple direction, ils sont toujours suivis par une caméra mobile qui ne se prive pas d'opérer plusieurs mouvements contraires à leur déplacement. Derechef, le cinéaste s'arrange souvent pour déconnecter la base du travelling de la caméra pour que chacun opère un mouvement contraire à l'autre. Tous ces effets combinés permettent de conférer à chaque séquence une pulsation propre, un flottement particulier et un caractère indépendant l'une de l'autre (une approche qui irritait les producteurs hollywoodiens, qui ne supportaient pas que Max Ophuls assurât le montage du film durant le processus même du tournage). Enfin cette mise en scène développe une temporalité différente, propre à une œuvre d'une grande mélancolie qui cherche à lutter contre le passage destructeur du temps. L'autre effet de style concerne bien sûr les escaliers (en spirale surtout) dont le cinéaste fut un grand amateur. L'escalier permet au personnage de prendre son élan, la montée de l'escalier arrache ce dernier à la pesanteur, mais la vérité - belle ou décevante - l'attend toujours à son sommet. Et l'effet est double car après l'ascension survient inévitablement la descente, souvent dans un espace déserté par la foule, comme dans à la fin de la séquence du hall de l'opéra de Vienne qui a permis à Max Ophuls de diriger son fameux plan séquence. Dans ce plan séquence légendaire, le réalisateur extraie lentement Lisa de l'agitation - provoquée par les spectateurs qui se déplacent de droite à gauche et de l'avant vers l'arrière du cadre - pour la faire gravir le grand escalier menant au premier étage. Alors qu'elle entend des commentaires peu amènes sur Stefan Brand, c'est en haut qu'elle aperçoit le pianiste aux tempes grises, affaibli et isolé en contrebas, et qu'elle subit un choc dévastateur en retour. Ce plan séquence magnifiquement exécuté a été raccourci au montage sur les conseils du producteur John Houseman, qui parvint à convaincre tant bien que mal Ophuls de tourner deux plans de coupe sur les deux protagonistes. On aurait bien aimé découvrir les plans initiaux du cinéaste, voir comment il aurait organisé dans un même mouvement l'espace scénique séparant Lisa de Stefan, mais force est d'admettre que les deux plans rapprochés sur les personnages ne nuisent pas réellement à la puissance de la mise en scène. Et c'est au beau milieu du spectacle que Lisa quittera sa loge et descendra ce même grand escalier en plan large dans un hall complètement vide. Lisa qui avait épousé Johann Stauffer, un officier au rang social élevé, pour éduquer confortablement son fils, est alors ramenée vers son passé et sa seule certitude demeure l'amour inconditionnel qu'elle porte à Stefan. C'est donc à nouveau à une forme d'isolement que Lisa se retrouve condamnée, à mesure qu'elle se sépare psychologiquement 33 puis physiquement de son mari pour espérer retrouver le bonheur qu'elle s'était imaginée dix ans auparavant. Alors qu'elle a regagné sa maison après sa brève rencontre avec Stefan, Ophuls a la sagacité de filmer un plan de Stauffer se tenant debout devant deux épées croisées accrochées au mur et annonçant à son épouse qu'il n'entend pas se laisser humilier : cette image nous apprend ainsi l'identité de l'homme que Stefan devra affronter en duel. A partir de cet instant nombreux seront les plans, nocturnes cette fois, où Lisa marchera seule vers un arrière-plan lumineux semblant dessiner une trajectoire en profondeur qui l'emmène vers la fin. Ce sera notamment le cas lorsqu'elle abandonnera l'appartement de Stefan, quittant l'élu de son cœur pour la dernière fois après s'être rendu compte avec douleur que celui-ci l'avait complètement oubliée. Max Ophuls apprécie peu les gros plans et quand il y a recours, l'effet est saisissant. C'est le cas précisément de deux cadrages sur un Stefan plusâgé, l'un à l'intérieur de l'opéra, l'autre à l'extérieur face à Lisa lors de leur retrouvailles. Dans le premier plan, le cinéaste montre un homme à la mine défaite, qui n'exprime rien, dont chaque trait du visage renseigne sur le vide intérieur d'un personnage en plein désarroi, totalement perdu et absent à lui-même. Dans le deuxième plan, Stefan a tous les traits d'un vampire, grâce à la lumière expressionniste qui découpe violemment l'entièreté de son visage ; c'est un prédateur qui apparaît ici, mais un prédateur ignorant de ce qu'il recherche, un homme sans passé ni avenir qui a totalement perdu pied. La haine de soi transparaît dans toute sa cruauté. Et l'on se souvient d'une séquence ayant pris place une dizaine d'années auparavant, dans laquelle Stefan et Lisa se trouvaient devant une vitrine de mannequins en cire. La jeune amoureuse se demandait si l'on ferait un jour un personnage de cire de Stefan, future célébrité de la musique. Ce dernier lui demandait à son tour si elle paierait un penny pour le voir. Ce à quoi elle répondait : « Si vous vous animez. » C'est là que survient la triste ironie de la situation : nous avons d'un côté une femme se faisant sa propre idée de la personne qu'elle aime passionnément au point de l'imaginer comme un modèle parfait créé par ses soins, et de l'autre côté un homme qui dans la réalité finit par arborer un masque de cire, un masque qui traduit tout le vide de son existence et son absence totale d'émotion. Cette manière subtile qu'a Ophuls de soigner la psychologie de ses personnages par l'alliance étroite entre le texte et l'image dans des scènes fonctionnant en miroir l'une de l'autre fait également le prix de cette œuvre profondément attachante. 34 A première vue, Lettre d'une inconnue raconte l'histoire de Lisa. L'ensemble est filmé de son point de vue puisque c'est la lettre rédigée de sa main qui dicte la narration à travers trois flashbacks. Koch et Ophuls respectent en cela la figure de style littéraire propre à Stefan Zweig, qui fait raconter à un ou plusieurs personnages le récit à travers des enchevêtrements temporels qui mêlent la mémoire à l'imaginaire - tout récemment, en 2013, Wes Anderson reprend délibérément cette figure de style dans son magnifique Grand Budapest Hotel, librement inspiré des oeuvres du romancier autrichien. Dans Lettre d'une inconnue, Lisa Berndle évoque le cours de sa vie et ce que nous voyons est censé refléter sa vision toute personnelle. Dans le premier flashback, un formidable mouvement vertical de grue semble la propulser (et nous avec) dans le monde de ses souvenirs. Stefan Brand nous est présenté via son point de vue dès que le son du piano se fait entendre grâce au plan en caméra subjective de la balançoire, l'endroit d'où elle regarde la fenêtre du soliste. Durant quasiment tout le film, Lisa sera logiquement en position d'observatrice en accord avec la voix off qui déroule le fil de sa pensée. Mais la mémoire est par essence subjective et sélective, elle est autant l'interprétation du réel qu'une projection évasive de nos vœux, conscients ou inconscients. C'est ce qui peut expliquer la forte sympathie que nous, spectateurs, éprouvons pour Lisa et son amour-passion malgré le fait que son attitude obsessionnelle et même masochiste pourrait facilement la caractériser de façon très négative. C'est tout l'art d'Ophuls d'empêcher cela parce que le cinéaste joue très habilement avec les points de vue. On se rendra vite compte que Lettres d'une inconnue, par le truchement seul de sa mise en scène, raconte en fait l'histoire de Stefan Brand, un personnage masculin insignifiant car égoïste, dilettante et vaniteux qui deviendra un mondain revenu de tout après avoir gaspillé son talent, et dont le manque de souvenirs renvoie à sa vacuité ; vu d'abord à travers les yeux d'une femme aveuglée par son amour, petit à petit il prendra de l'épaisseur. Le film montre ainsi un homme comblant son absence de mémoire par les souvenirs d'une autre personne, un cheminement psychologique qui amène son existence à prendre enfin un sens juste avant de périr. 35 Un plan attire assez vite l'attention, d'autant plus qu'il montre la toute première rencontre entre Stefan et Lisa âgée de 15 ans. Celle-ci lui ouvre la porte d'entrée de son immeuble. Elle se tient derrière, encadrée par la vitre vers laquelle regarde Stefan dont le reflet se superpose sur la jeune femme. Ce plan pourtant rapide est proprement incroyable en ce qui révèle le sujet même du film. Nous voyons un plan issu du souvenir de Lisa dans lequel cette dernière regarde avec ses yeux fascinés un homme qui la regarde en retour avec un effet grossissant dû au sur-cadrage, et dans lequel on voit son propre reflet faire le lien entre les deux regards ! Par ailleurs ce lieu n'est absolument pas anodin puisque c'est ici-même, à la toute fin du film, qu'apparaîtra le "fantôme" de Lisa devant un Stefan se souvenant enfin de la jeune femme juste avant d'aller prendre son carrosse qui le conduira à la mort. Deux autres scènes essentielles, mises habilement en parallèle, fonctionnent avec la même intention. Par deux fois nous voyons Stefan filmé exactement de la même façon en plongée du haut de l'escalier (et avec le même panoramique circulaire) en train de ramener une femme chez lui : la première fois il s'agit du point de vue de Lisa adolescente qui observe la scène d'en haut ; la deuxième fois personne ne se trouve au sommet des marches et c'est une Lisa plus mature qui accompagne le pianiste dans sa demeure. Quel est donc le point de vue dictant cette deuxième séquence en miroir ? Celui de Lisa la "narratrice" qui se voit elle-même monter les marches, sans s'imaginer un instant que cette image d'une férocité terrible l'associe aux donzelles qui se sont succédé dans le lit de Stefan ? Ou est-ce plutôt le point de vue d'Ophuls qui, à l'intérieur de la vision de Lise, prend le relais pour nous présenter la triste réalité ? Cette mise en scène vertigineuse fait également tout le prix de ce mélodrame à tiroirs. Car tout l'objet de Lettre d'une inconnue, pour Max Ophuls, est d'opérer une translation de point de vue pour aboutir à une fusion à la toute fin du film. 36 Après avoir achevé la lecture de la longue lettre par l'avis de décès de Lisa, Stefan se remémore les moments de félicité qui l'ont temporairement uni à elle. Ophuls filme ces courts extraits de scènes en les nimbant d'un cercle de fumée tournant dans le sens des aiguilles d'une montre afin de figurer le temps qui passe inexorablement et qui ne peut être rattrapé. Le dernier de ces extraits est celui du plan en plongée où Lisa, saisie en gros plan et assise devant les touches du piano, contemple en adoration Stefan jouant pour elle dans la salle désertée par l'orchestre. A cet instant, le cinéaste utilise un fondu enchaîné pour revenir au temps présent, qui fait superposer exactement le visage de Stefan à celui de la jeune femme : le basculement de point de vue et le transfert de mémoire sont complets, la fusion est totale. Il s'agit ici d'une idée sublime, nous assistons à l'un des plus beaux et plus signifiants fondus enchaînés de l'histoire du cinéma (Steven Spielberg saura s'en souvenir en 1998 dans Saving Private Ryan, même s'il en fera un usage un peu différent et en deux temps). Ce que le récit a été impuissant à raconter, ce que les amants ont été incapables d'accomplir, le cinéma, lui, peut l'exprimer. Et de quelle manière ! La romance qui n'a jamais existé dans les faits prend soudainement vie grâce à un pur exercice de mise en scène. C'est l'acmé du film, le point d'orgue de sa respiration profonde. Fondu enchaîné avec les deux visages qui se superposent exactement. A ce moment précis de Lettre d'une inconnue, Max Ophuls, vingt ans après la fin du muet, retrouve la puissance évocatrice et l'inspiration lyrique de réalisateurs tels que Borzage ou Murnau et se hisse à leur sommet, très haut. Et nous, cinéphiles étranglés par l'émotion, d'accompagner Stefan qui s'en retourne rasséréné ; il est parvenu à combler son vide existentiel par l'entremise de la voix intérieure de Lisa avant d'accepter son funeste destin. Et enfin l'émigré juif allemand Ophuls de revisiter une énième fois avec lucidité et nostalgie sa Mitteleuropa chérie qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale (à peine 2-3 ans séparent le film de sa fin), après le suicide de Stefan Zweig en 1942 puis la destruction systématique des Juifs d'Europe Centrale et Orientale qui furent pour une bonne partie à l'origine de son effervescence culturelle, n'est plus qu'une chimère, un souvenir évanescent destiné à sortir de la pénombre au gré seulement des volontés d'un artiste qui portera en lui sa mémoire jusqu'à sa propre disparition. Ronny Chester 37 L'AVENTURE DE MME MUIR (THE GHOST AND MRS. MUIR) Un film de JOSEPH LEO MANKIEWICZ Etats-Unis – 1947 – 104 min – Format 1.37 – Noir et blanc L'histoire Au début du siècle à Londres, Lucy Muir, jeune et belle veuve, quitte sa belle-famille pour aller vivre au bord de la mer avec sa fille et sa servante. Lucy loue un cottage qu’on dit hanté par le fantôme du capitaine Clegg. Il l’est en effet et apparaît à Lucy qui, loin d’être terrorisée, lui voue au contraire une grande tendresse malgré son caractère frustre et bougon. La belle veuve ayant des ennuis d’argent, le fantôme propose de lui dicter ses mémoires de marin grâce auxquelles elle pourrait se renflouer. Mais chez l’éditeur à qui elle va proposer le manuscrit, elle rencontre Miles Farley, un écrivain gentleman avec qui elle pense se remarier, délaissant pour cela son fantôme. Comment va réagir ce dernier ? Tout ceci n’était-il pas seulement un rêve ? Le final d’une somptueuse beauté viendra nous apporter la réponse Analyse et critique N’y allons pas par quatre chemins et n’attendons pas la fin de cette critique pour clamer haut et fort que ce film fantastique est un pur chef d’œuvre, le premier d’une longue série pour Mankiewicz. Mais attention le terme ‘fantastique’ ne s’applique ici ni à la science-fiction, ni à l’épouvante. Ce film fait partie de ce courant qu’on pourrait nommer ‘fantastique romantique’ ou ‘comédie fantastique’ qui a connu son apogée dans les années 40 en Europe comme à Hollywood et qui a amené sur les écrans son lot de gentils fantômes et de morts en sursis. En ces périodes troublées et au milieu d’un monde chaotique, la Mort au cinéma représente alors souvent un idéal inaccessible, Mme Muir, par exemple, attendant patiemment son dernier soupir pour espérer enfin retrouver son fantôme bien aimé. Ce genre délicieux par excellence est composé d’œuvres comme Peter 38 Ibbetson de Henry Hathaway, Le Ciel peut attendre de Ernst Lubitsch, Le Portrait de Jennie de William Dieterle, La Vie est belle de Frank Capra ou, dans une veine plus humoristique, le délicieux Ma femme est une sorcière de René Clair. Une ‘mode’ qui a traversé aussi l’Atlantique puisque Michael Powell et Emeric Pressburger tourneront le merveilleux Une question de vie et de mort et David Lean L’Esprit s’amuse en Angleterre alors que Claude Autant-lara réalisera en France Sylvie et le fantôme. L’exquise alchimie constituant la recette de ces œuvres s’est malheureusement évaporée, car hormis quelques réussites éparses, les grands succès du genre de ces dernières années ont gagné en mièvrerie ce qu’ils ont perdu en magie et en poésie, l’exemple le plus flagrant étant le médiocre et pourtant ultra bénéficiaire Ghost de Jerry Zucker. Au lieu de nous lamenter, revenons en arrière jusqu’au film qui nous préoccupe ici. Mme Muir est une jeune veuve qui décide après la mort de son mari de s’extirper du carcan oppressant de sa belle-famille pour enfin aller vivre sa propre vie et ne plus subir celle des autres. Lassée du cynisme et de l’hypocrisie environnante, elle s’installe dans une maison isolée au bord de la mer. Elle est fascinée par le tableau représentant le portrait d’un capitaine, ex-propriétaire de ces lieux, accroché dans le salon. Comme Dana Andrews faisant apparaître Laura à force d’y penser très fort dans le film d’Otto Preminger, Lucy est, elle aussi, si puissamment attirée par ce visage, qu’elle va finir par rencontrer le fantôme du capitaine ; une amitié assez forte va naître entre eux. En effet, tous deux sont séduits par la même chose, à savoir une vie aventureuse. Le fantôme l’a vécu et n’aura de cesse de la lui narrer mais Lucy, notre Emma Bovary anglaise, frustrée par une vie terne et monotone aux côtés d’une belle-famille étouffante et d’un mari qui devait être ennuyeux, a toujours fantasmé une vie romanesque. Quand le marin baroudeur, malgré son caractère frustre, irascible et ronchonneur, lui dit "Je suis ici parce que vous croyez en moi. Continuez à le croire et je serais toujours réel pour vous", comment la jeune femme rêveuse n’en serait-elle pas aussitôt tombée amoureuse ? Cependant, elle sera incapable de tout lui sacrifier quand, poussée par le fantôme lui-même, accablé de ne pas pouvoir lui offrir de plaisirs terrestres, elle se mettra à aimer un homme en chair et en os, écrivain de son état, qui lui fera miroiter monts et merveilles mais qui se révèlera en fait un véritable mufle, monstre d’égoïsme et de cynisme. Quand elle se rendra compte de son erreur, il sera trop tard : le fantôme, réagissant aussi humainement que les êtres réels, à savoir, avec jalousie et déception s’en ira après avoir parlé à Lucy dans son sommeil lui murmurant une bouleversante déclaration d’amour. 39 Encore une fois, nous pouvons raisonnablement nous poser la question de savoir s’il s’agit d’un rêve ou de la réalité puisque le personnage de Gene Tierney est endormi lors de la dernière apparition du capitaine et que, à son réveil, tout est terminé. Et c’est la dernière partie du film qui commence, profondément mélancolique, au cours de laquelle nous voyons la sublime Gene Tierney vieillir sous nos yeux. Ses enfants et petits enfants se marieront tous à leur tour, la laissant solitaire, errer sur les plages et les grèves balayées par les vagues, symbole du temps qui passe inlassablement. Mais le spectateur retrouvera le visage magnifique de l’actrice et du personnage lors d’un final éblouissant de beauté et d’émotion porté par le somptueux thème d’amour de Bernard Herrmann. Encore une fois, comme dans tous les grands films romantiques, de Peter Ibbetson de Henry Hathaway à Brigadoon de Vincente Minnelli en passant par Le Réveil de la sorcière rouge de Edward Ludwig, la force de l’amour sera telle qu’elle réunira les deux amants au-delà de la mort ou du temps. Comme le dit Patrick Brion, "Le temps perd la valeur qu’il est habituel de lui accorder et le présent ne sert qu’à mériter l’avenir." Présenté comme ceci, nous pourrions raisonnablement penser que le film aurait pu tomber dans la mièvrerie ou dans un trop plein de guimauve mais nous vous avons annoncé dès le départ qu’il n’en était rien. Comme les plus beaux romans d’amour de la littérature, le style transfigure tout. Et ce film est un mélange harmonieux d’éléments tous portés à la perfection. Ayant commencé sa carrière de réalisateur l’année précédente avec Le Château du dragon, Mankiewicz manie déjà la caméra avec une fluidité et une élégance qui ne le quittera jamais plus. Le travail sur le montage est lui aussi transparent et irréprochable. La photographie de Charles Lang est d’une belle sensualité et 40 avec l’aide des autres techniciens de la Fox restitue à merveille l’Angleterre de l’époque du Roi Edouard et les paysages champêtres et marins de des superbes côtes anglaises. Et que dire du score de Bernard Herrmann, peut-être le plus beau qu’il ait composé avant celui de Vertigo, si ce n’est qu’il est éblouissant ? Cette musique fait beaucoup pour ajouter à l’émotion que nous éprouvons à de nombreuses reprises. A signaler aussi que l’un des thèmes de cette bande originale fait fortement penser à celui célèbre qui ponctuera Vertigo justement qui pourrait d’ailleurs en être une variation. Troisième film du réalisateur pour la 20th Century Fox, auparavant scénariste très justement réputé, auteur de scripts extraordinaires comme ceux de Fury de Fritz Lang, Indiscrétions de George Cukor et surtout Trois camarades de Frank Borzage, Mankiewicz n’a bizarrement pas écrit le scénario de Mme Muir. Il a juste contribué à peaufiner le personnage interprété par George Sanders en lui écrivant certaines lignes de dialogues. C’est Philip Dunne, auteur de la magnifique adaptation de Qu’elle était verte ma vallée que réalisera John Ford et de quelques péplums plus intelligents que la moyenne tels David et Bethsabée de Henry King ou L’Egyptien de Michael Curtiz, qui écrira cette histoire d’une qualité poétique extraordinaire, à la fois drôle et émouvante, romantique et mystérieuse mais aussi intelligente et désillusionnée puisque l’amour véritable ne peut s’accomplir pleinement que dans l’au-delà. A la fois comédie brillante et spirituelle, surtout dans sa première partie, le film se transforme en fine méditation sur la supériorité mélancolique du rêve sur la réalité et nous nous retrouvons devant une seconde partie tout simplement déchirante et poignante. Tous les sentiments défilent sous nos yeux émerveillés et embués d’émotion devant ce mélange d’onirisme, de charme, de séduction sans oublier la tendre ironie habituelle de Mankiewicz qui est un des éléments qui constituera en quelque sorte sa ‘marque de fabrique’ pour les films à venir. 41 Nous ne pourrions achever ce texte sans parler de ce trio d’acteurs extraordinaire. George Sanders, dans le rôle de l’écrivain séducteur mais cynique, est très à son aise puisqu’il a très souvent joué ce genre de personnages fort peu recommandables. Dans la peau, ou plutôt ‘l’enveloppe charnelle’ du fantôme, nous trouvons le superbe acteur Rex Harrison qui ne sera jamais aussi bon que chez Mankiewicz puisque son autre interprétation la plus mémorable est sans doute son personnage de Jules César dans Cléopâtre. Il excelle dans ce personnage au langage peu châtié, râleur invétéré, romantique et même cultivé puisqu’il ira jusqu’à citer des poèmes de Keats. Quant à Mme Muir, inutile de s’appesantir sur l’une des actrices les plus adulées des cinéphiles du monde entier, la sublime Gene Tierney qui trouve peut-être ici son plus beau rôle. La voir dans la scène finale, ayant retrouvée son apparence de jeune femme radieuse, s’éloigner main dans la main avec son capitaine est un des moments les plus ‘tendrement fort’ de l’histoire du cinéma. Et Mankiewicz commence ici avec le personnage de Lucy, le début d’un catalogue impressionnant de rôle féminin sur mesure, avant entres autres, ceux de Eve Harrington, Maria Vargas ou Cléopâtre. Notons aussi le tout petit rôle de la future Maria de West Side Story : Nathalie Wood. Laissons le mot de la fin à Jacques Lourcelles qui écrit ceci dans son dictionnaire du cinéma : "Alliage rare, presque unique, entre l’expression d’une intelligence déliée et caustique et un goût romantique de la rêverie s’attardant sur les déceptions, les désillusions de l’existence." Erick Maurel 42 MACBETH Un film d'ORSON WELLES Etats-Unis – 1948 – 89 min – Format 1.37 – Noir et blanc L'histoire Macbeth, un seigneur écossais, vient de remporter une guerre contre un prétendant au trône d’Angleterre. Trois sorcières s’adressent à lui pour livrer leur prophétie : sa destinée sera de devenir Roi après avoir été nommé Thane de Cawdor. Cette nomination prend effet lorsqu’il revient sur ses terres. L’ambition ne cesse alors de l’habiter, un sentiment alimenté par son épouse Lady Macbeth qui le presse d’assassiner le Roi pour s’emparer du trône. Le crime sera accompli et Macbeth accédera dans la foulée au pouvoir suprême. Mais les soupçons qui l’accusent du meurtre commencent à s’accumuler et les morts violentes se succèdent autour de lui. Rongés par la culpabilité, les époux régicides voient leur fin se dessiner alors que Malcolm, l’héritier naturel du royaume, amasse son armée pour le destituer. Analyse et critique « Une force démesurée, un charme exquis, la férocité épique, la pitié, la faculté créatrice, la gaieté, cette haute gaieté inintelligible aux entendements étroits, le sarcasme, le puissant coup de fouet aux méchants, la grandeur sidérale, la ténuité microscopique, une poésie illimitée qui a un zénith et un nadir, l'ensemble vaste, le détail profond, rien ne manque à cet esprit. On sent, en abordant l'œuvre de cet homme, le vent énorme qui viendrait de l'ouverture d'un monde. Le rayonnement du génie dans tous les sens, c'est là Shakespeare. » Ces quelques mots sont ceux de Victor Hugo exprimant son immense respect pour le dramaturge anglais. Bien des années plus tard, ces mêmes éloges 43 mériteraient sans faute de s’adresser à Orson Welles. Les qualificatifs employés par l'écrivain français semblent définir exactement la personnalité fascinante du cinéaste et sa vision du monde. L’attachement profond ressenti par Welles pour Shakespeare depuis ses vertes années se comprend mieux lorsqu’on a fait le tour de sa carrière au théâtre et au cinéma. Ces deux créateurs étaient faits pour se rencontrer et le travail d’adaptation et d’interprétation entrepris par Welles éclaira d’un jour nouveau l’œuvre du poète. C’est en 1936, à l’âge de vingt et un ans qu’Orson Welles se frotta pour la première fois à la mise en scène de Macbeth sur les planches. Il fut appelé par John Houseman, alors à la tête du FTP (Federal Theater Project) à New York. Le FTP était un programme artistique gouvernemental créé par la Works Progress Administration (WPA), un organisme fédéral chargé de faire vivre les compagnie théâtrales en ces années difficiles de Grande Dépression. Houseman fondera par la suite le fameux Mercury Theater avec Orson Welles. Les cinéphiles le connaissent comme producteur (Lettre d’une inconnue, Les Amants de la nuit, Les Ensorcelés, Jules César ou Les Contrebandiers de Moonfleet) et aussi comme comédien à la télévision et dans quelques films célèbres tels que Rollerball, Les Trois jours du Condor ou Fog. Dans les années 1930, le théâtre américain connaît une grande activité liée surtout aux débats d’idées qui illustrent cette période trouble aux Etats-Unis et en Europe, ainsi qu’au militantisme progressiste. Les afro-américains sont concernés au premier chef et Houseman n’est pas par hasard responsable de l’unité noire au sein du FTP ; il a pour ambition de présenter des pièces classiques interprétées par des artistes noirs. Sous la férule de John Houseman, Orson Welles allait donc initier cette nouvelle politique, inspiré justement par son épouse Virginia qui eut l’idée de transposer l’intrigue de Macbeth dans le Haïti du XIXème Siècle. C’est ainsi que le futur réalisateur de Citizen Kane débuta sa formidable entreprise de captation et d’interprétation de l’œuvre shakespearienne qui aboutit dans l’univers du cinéma à la mise en œuvre de trois films éblouissants par leur singularité narrative, leur intensité émotionnelle et leur maîtrise formelle : Macbeth (1948), Othello (1952) et Falstaff (1966), Le Roi Lear n’ayant, lui, jamais pu connaître son passage sur grand écran à l’exemple d’autres projets maudits du cinéaste. Tout ne pouvait en effet aller de soi dans le petit monde baroque d’Orson Welles. En dehors de son premier film coup-de-poing de 1941, dont la réussite artistique quasi insultante scella paradoxalement le sort commercial de Welles à Hollywood, toutes ses autres œuvres devaient connaître difficultés et errements en tous genres, subir les interventions destructrices des producteurs, souffrir de l’ambition phénoménale de son auteur ou bien pâtir de l’ensemble de ces problèmes à la fois. Le cas de Macbeth est pourtant différent. Produit au sein de la Republic Pictures et co-produit par Welles lui même, il s’agit d’une relative petite production de 500 000 Dollars sur laquelle le réalisateur a tout le contrôle. Après La Splendeur des Amberson, It’s All True (inachevé) et La Dame de Shanghai pour lesquels il dût batailler en vain pour asseoir son autorité, Welles est libre de ses mouvements bien que ce projet n'avait pas été initié par lui. Du moins libre jusqu’à ce que ses options de mise en scène finissent par embarrasser les dirigeants du studio, s’attirer les foudres de la critique et la stupéfaction de son premier public. Tourné rapidement (en 23 44 jours) après de longues répétitions, avec l’appui de la postsynchronisation (les comédiens avaient enregistré leurs dialogues avant le tournage) et dans un décor réduit à sa plus simple expression, Macbeth n’a rien du projet risqué. Sauf que… Sauf que Welles décide de faire parler tous les acteurs avec un accent écossais bien appuyé, et de travailler la bande-son dans le but de conférer à cette dernière une présence outrancière et une puissance d’évocation inédite. Aujourd’hui ces décisions forcent le respect, et cette piste sonore combinée aux images expressionnistes noyées dans la brume donne au film son originalité et son pouvoir de fascination. Il en allait tout autrement en 1948 lors de la sortie du film. Suite aux attaques subies par ce premier montage de 107 minutes, il fut décidé de redoubler dans la douleur la quasi totalité des dialogues, de diminuer la surcharge sonore, d’ajouter un prologue explicatif et de couper et déplacer des scènes. En 1950 sort un second montage de Macbeth totalisant 85 minutes. Si la critique continue de persifler, le public suit plus ou moins. Le film ne sera pas un échec commercial et Welles a déjà l’esprit occupé par d’autres projets. Orson Welles fait appel à quelques uns de ses compagnons du Mercury Theater pour composer le casting du film comme Edgar Barrier, qui travailla beaucoup avec le futur cinéaste lors de ses émissions radiophoniques, et Erskine Sanford, fidèle à Welles depuis Citizen Kane et La Splendeur des Amberson. Pour incarner la fielleuse Lady Macbeth, Welles appelle Jeanette Nolan, débutante au cinéma puisqu’elle interprète ici son premier rôle sur grand écran, mais une valeur sûre à la radio. On remarque que l’expérience du théâtre classique et surtout les voix des comédiens ont leur importance, autant sinon plus que leur physique. Nolan fit une carrière immense à la télévision et apparaîtra au cinéma dans Règlement de comptes de Fritz Lang, La Loi de la prairie de Robert Wise, Les Deux cavaliers et L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford, Sanglantes confessions d’Ulu Grosbard ou encore L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux de Robert Redford. Sa performance de "femme fatale" dans Macbeth, consumée par l’ambition et rattrapée par la folie, donne le ton et tend un miroir déformant à son époux. Il fallait une prestance et une passion dans le jeu pour résister à l’ogre Welles (chose à laquelle certains autres comédiens du film ne peuvent malheureusement pas prétendre), Jeannette Nolan ne fut jamais aussi brillante et habitée que dans ce personnage ô combien méprisable. Dans le rôle de Malcolm, on reconnaîtra le formidable enfant star qui nous arrachaient les larmes dans Qu’elle était verte ma vallée (1941) de John Ford, à savoir bien sûr Roddy McDowall. Acteur précoce et très vite populaire aussi bien à la télévision qu’au cinéma et qui accompagna plusieurs générations de cinéphiles dans des productions 45 célèbres dont il serait vain ici d’en énoncer la liste. Le hasard fit que son rôle le plus célèbre fut celui pour lequel son visage dut être méconnaissable : le chimpanzé Cornelius de La Planète des Singes. Pour la photographie de Macbeth, essentielle par ses forts contrastes et ses jeux de lumière, Orson Welles fit appel à John L. Russel. Ce chef opérateur habitué à travailler dans la rapidité, n’est pourtant pas un grand nom de la profession ; il est connu pour son travail avec Hitchcock dans la série télévisée Alfred Hitchcock Presents et surtout pour Psychose au cinéma (1960). Il est fort à parier que l’implication de Welles dans l’éclairage de son film fut déterminante, fort des son apprentissage avec le grand Gregg Toland sur Citizen Kan (1941). Macbeth, l’homme et le souverain, peut facilement entrer dans la galerie des fabuleux personnages wellesiens. Animés par une ambition démesurée, imposants de par leur stature physique et leur emprise sur les siens, rongés par un secret inavouable qui conduit leur entreprise à un échec certain, architectes de leur ascension sociale et de leur déchéance, mêlant souvent fiction et réalité dans l’édification de leur propre légende, écartelés sous le sceau de la tragédie entre une nature humaine, trop humaine, et leur attirance vers le pouvoir suprême (proche du divin), Charles Foster Kane, Othello, Gregory Arkadin, Hank Quinlan, Falstaff, Charles Clay et donc Macbeth sont cousins et dessinent en creux le portrait d’un artiste démiurge qui a constamment porté son regard vers le haut, tutoyant les sommets de son art tout en dévalant avec pertes et fracas les pentes dangereuses de l’industrie qui l’a vu naître. Macbeth est tiraillé entre sa misérable condition d’être humain et son aspiration à rejoindre le sommet des dieux. Ainsi le filme Orson Welles, faisant le pont entre la terre et le ciel grâce à son corps massif étiré dans sa hauteur par des contre-plongées régulières et accentuées. Dès l’introduction, cet homme est défini comme un pantin, le jouet de forces surnaturelles : les trois sorcières sculptent une poupée dans la glaise, l’avenir de Macbeth est inscrit dans la pierre de l’oracle. Avec Macbeth, Welles réalise un poème fantastique d’une beauté grave et douloureuse. Le génie baroque et expressionniste mis à l’œuvre confère au récit une puissance visuelle qui donne à voir la souffrance intérieure du personnage suite à sa trahison, de même que la sauvagerie - les personnages paraissent vivre dans des grottes - résultante des conflits historiques et religieux (le profane et le sacré s’opposent dans un monde en proie aux tourments de l’enfer sur Terre). La couronne que porte Macbeth évoque celle qui couvre la tête de la Statue de la Liberté. Voilà un exemple, volontiers ironique, de l’intrusion de la modernité dans le contexte ancien de l’Ecosse du 46 Moyen Âge. Macbeth, bien que perverti par son crime, est un esprit libre. L’ordre ancien, symbolisé par les croyances païennes dont les sorcières représentent la face maléfique, est bousculé par l’irruption de la chrétienté. Mais Welles semble les renvoyer dos à dos dans cette quête de l’ordre et du pouvoir, croix celtiques contre fourches des sorcières. L’univers du film est un décor quasi unique, directement hérité de la pièce de théâtre montée en 1936, qui enserre en vase clos ses protagonistes. Rares sont les scènes éloignées de cet espace. Un espace-monde unissant les avantplans de la pierre du château et les arrière-plans de la lande écossaise dans des aller-retour incessants effectués par la lumière et les personnages. Macbeth est transformé en un terrain de jeu pervers soumis à des forces obscures. L’adaptation de la pièce de Shakespeare, dans laquelle Welles a pas mal coupé, devient une fantasmagorie sombre et vouée aux mystères de la vie et de la mort. Un poème morbide scandé par de superbes plans séquence au sein desquels monte une tension qui finit par exploser lors de variations brutales d’éclairage ou des transitions violentes en fondus. La brume, omniprésente, envahit sournoisement les lieux, les ombres entourent les protagonistes de l’intrigue, tous les sons sont amplifiés et trahissent la présence d’esprits mystérieux qui se mêlent aux suppliques du nouveau roi dans ses habits mal taillés. Les fantômes shakespeariens, véhicules extérieurs des tourments les plus intimes, trouvent ici une représentation insolite et volontiers extravagante, fort éloignée du travail jusque là respecté de l’impeccable Laurence Olivier. La brume donne à la forêt l’impression de bouger par elle-même lors de la marche de l’armée au service de Malcolm vers le château. Passant de l’ombre à la lumière et inversement, Lady Macbeth et son époux naviguent entre le Bien et le Mal, présentant leurs funestes desseins au spectateur ainsi que les incertitudes cruelles qui accompagnent leur réalisation. La mise en scène d’Orson Welles est principalement bâtie sur une composition millimétrée du cadre avec une grande profondeur de champ que viennent heurter les quelques mouvements de caméra. L’harmonie de la composition est en déséquilibre permanent avec les mouvements des personnages, les orientations d’angle et les directions de regard qui installent une tension verticale traduisant ces aller-retour entre le sol terreux de la réalité humaine et cette volonté de grandeur, cette ambition de remonter jusqu’aux cieux. Les humains, engoncés dans leur posture (la direction d’acteurs est, à ce titre, d’une précision phénoménale), obéissent à des besoins simples et naturels que vient contredire la recherche d’une certaine spiritualité condamnée dès le départ car esquissée dans le sang. C’est dans l’ombre de la mort que se fait jour la vérité des âmes. Welles, au sommet d’une inventivité qui doit compenser la pauvreté relative des décors, poursuit sa quête de la dualité des êtres promis à des destins exceptionnels, aussi fourbes que sincères, aussi puissants que pathétiques. Il balaie tous les champs du possible, de la vision microscopique à l’infiniment grand. C’est dans la destinée d’un tel personnage que se fait la compréhension du monde. L’absolu se niche dans le détail. Un détail qui échappe presque toujours au personnage mais que le spectateur sera toujours en mesure d’appréhender, consciemment ou non, en entrant par une porte dérobée dans l'univers grotesque et gigantesque du maître Orson Welles. Ronny Chester 47 PHANTOM OF THE PARADISE Un film de Brian de Palma Etats-Unis – 1974 – 92 min – Format 1.85 – Couleur L'histoire Phantom of the paradise, ou le Fantôme de l’opéra à la sauce Brian De Palma. Swan, producteur de disques riche et célèbre recherche une musique divine pour faire l’ouverture de son club ‘le Paradise’. Winslow Leach, compositeur naïf, se fait voler sa cantate rock par un Swan qui lui fait miroiter un contrat en or. Défiguré alors qu’il tentait de détruire son œuvre, Winslow Leach endosse les habits du Phantom et hante les couloirs du ‘Paradise club’. Séduit pas Swan, le Phantom signe un contrat de son sang et promet de s’atteler à l’écriture d’une œuvre rock magistrale que produira Swan. Analyse et critique Ce Phantom of the Paradise, qui commence comme un épisode de Happy days, musique 60’s façon Beach boys, cuirs noirs et coiffures gominées, se situe dans la plus pure tradition ‘de palmienne’ : on retrouve les split screens, technique précédemment utilisée sur Dionysus in '69 (un des premiers De Palma) en 1970, une dose de thriller et de cynisme… D’emblée, un constat s’impose : Brian De Palma a puisé son inspiration dans différentes sources qui vont bien évidemment du roman de Gaston Leroux le Fantôme de l’opéra, à ses multiples adaptations cinématographiques : Lon Chaney en 1925 et Arthur Lubin en 1943. On pense également à Faust, au Portrait de Dorian Gray, à La Soif du mal ou encore au film muet allemand Das Kabinett des Doktor Caligari de Robert Wiene ou encore au Frankenstein de James Whale, bref, Phantom of the Paradise est un film passerelle, réalisé dans le seul but de critiquer l’industrie du disque et par extension, celle du cinéma. 48 Phantom of the Paradise est une méditation cathartique à propos du mercantilisme qui pervertit toute œuvre artistique. De Palma avoue lui-même se trouver au centre d’une société capitaliste dont il rejette les valeurs mais dont il ne peut se dépêtrer. Comme il le dit : "traiter avec le diable fait de vous un démon". A travers le personnage du fantôme, De Palma s’interroge sur la place de l’artiste dans un monde capitaliste qu’il ne peut rejeter, sous peine d’être rejeté à son tour. Si De Palma est critique par rapport au show business, il l’est également par rapport à son public. Une foule que le réalisateur décrit assoiffée, insatiable, incapable de penser par elle-même. La mort du chanteur glamour bisexué Beef (Gerrit Graham) passe pour partie intégrante du spectacle, un effet spécial concocté dans le seul but de nourrir la foule. Il en va de même pour le meurtre de Swan lors de la cérémonie de mariage avec Phoenix. La foule est pareille à un zombie, prête à accepter tout ce que le système peut lui donner sans se poser la moindre question. On est en droit de se demander si De Palma perçoit son public de la même manière… Le succès d’estime, la reconnaissance du public ne peut passer que par de multiples concessions. Dans le cas du Phantom, le succès passera par la vente de son âme à Swan. Le réveil de son cauchemar ne se fera qu’au prix du meurtre de ce dernier. L’impresario mort, le Phantom peut renaître de ses cendres et devenir, comme Phoenix, un oiseau sacré libéré. Une libération, qui si elle marque la fin du Phantom, sonne également le chant du cygne pour Swan. De Palma, qui mûrissait ce projet d’adaptation depuis de longues années, a eu quelque difficulté à vendre son script à un studio. Une barrière qui tenait principalement de la thématique rock du film, un genre dont les studios ont une peur viscérale, le rock représentant la liberté et la lutte contre l’establishment. De Palma a présenté le film comme une comédie musicale d’horreur rock, destinée à un public orienté cinéma plutôt que musique rock. 49 A la différence d’une comédie musicale dite classique, Phantom of the Paradise est une métaphore qui va au-delà des seules compositions scéniques. A la manière d’un Berthold Brecht, la musique et le spectacle deviennent un commentaire ironique sur l’action dramatique. De même, dans une comédie musicale classique, les compositions scéniques freinent l’action dramatique, avec Phantom of the Paradise, la musique n’est nullement un frein, une pause, au contraire elle attise la tension dramatique à l’écran. Trouver un studio fut un tel calvaire que De Palma décida de prendre le problème à l’envers : dégoter une compagnie de disques intéressée dans le projet puis chercher un studio. De Palma sonna chez A&M records, il y fit la connaissance de Michael Arciaga, un jeune cadre enthousiasmé par le script, qui le mit en contact avec Paul Williams, sous contrat chez A&M à l’époque. De Palma tenait du même coup son Swan et son compositeur, même si le réalisateur avoue que Williams n’était pas son premier choix, il aurait préféré les Rolling Stones ou les Who, malheureusement, ils n’ont jamais décroché le téléphone. Pour le personnage du Phantom, De Palma pensa directement à William Finley, qu’il connaissait de longue date. En ce qui concerne le rôle de Phoenix, le choix fut plus délicat, l’actrice devait personnifier à la fois la beauté et le talent, Jessica Harper décocha le rôle, notamment grâce à ses capacités vocales. Suite à Phantom of the Paradise, son premier rôle au cinéma, on la retrouvera dans Suspiria de Dario Argento. Sous des dehors de film comique, grand guignol et fourre tout, Phantom of the Paradise représente une œuvre éminemment intelligente et subtile qui consacra De Palma comme un des grands réalisateurs américains du vingtième siècle. Ne perdez pas de temps, signez dès à présent votre contrat ! Gregory Schwandtner 50 BOULEVARD DU CREPUSCULE (SUNSET BLVD.) Un film de Billy Wilder Etats-Unis – 1950 – 110 min – Format 1.37 – Noir et blanc L'histoire Joe Gillis, scénariste fauché, est relancé une fois de plus par ses créanciers. Deux gros bras lui réclament sa voiture qu'il déclare ne plus avoir en sa possession, avant de partir la récupérer discrètement pour la mettre en lieu sûr. Sur sa route il recroise les deux brutes et une poursuite s’engage. Pour leur échapper il se cache sur une petite route et y découvre une immense demeure décrépie. Quelqu’un le hèle de l’intérieur, il semblerait qu’on l’attend... Analyse et critique Quand Norma Desmond dit à celui qu’elle croit être le fossoyeur qu’elle désespère de voir arriver : « Enfin vous voilà ! Pourquoi m’avez vous fait attendre si longtemps ? », c’est bel et bien, sans le savoir, au scénariste qu’elle a en face d’elle et même au cinéma tout entier qu’elle s’adresse. Norma est une star. Une star du muet qui fut adulée et chérie et qui, avec l’arrivée du parlant, est brutalement tombée en désuétude. « Je vous reconnais, vous étiez une grande » ; « Je SUIS une grande, ce sont les films qui sont devenus petits. » Norma vit dans l’illusion de sa gloire perdue, dans un monde tout entier figé en cette époque bénie où elle recevait des milliers de lettres de fans par semaine. Joe Gillis, scénariste arriviste et corrompu, abusera de sa confiance et profitera de la situation en aidant Norma à préparer son "come-back". 51 Considéré dès l’écriture comme traitant d’un sujet brûlant, le script de Sunset Boulevard fut distribué aux différents intervenants avec une mention spécifiant bien la nécessité de tenir secret le contenu du scénario. Billy Wilder avait raison, Sunset Boulevard sera très mal reçu par la profession. Il faut dire que Wilder dresse un portrait terrible de l’industrie cinématographique. Hollywood fabrique des vedettes, il fait d’individus des monstres aux égos boursouflés, les exploite et les oublie. Joe Gillis (incarnation de cet Hollywood sans morale) traitera Norma avec mépris jusqu’à ce qu’il saisisse comment tirer profit de la situation dans laquelle le hasard l’a plongé. Film sur la célébrité et ses dérives, violent pamphlet contre la puissante machine hollywoodienne, Sunset Boulevard est également un regard plein de tendresse sur le cinéma et sa magie. Le retour de Norma aux studios Paramount pour y rencontrer Cecil B. DeMille (sur le tournage réel de Samson et Dalilah) permet d’ailleurs au cinéaste de signer l'une des plus belles séquences du film : Norma y sera reconnue par les siens, ceux qui font le cinéma, les techniciens et figurants des studios, ces petites mains sur lesquelles Wilder porte un regard plein d’une bienveillante affection. Cette subtile alchimie de tons (version emphatique de ce que seront plus tard des films plus nuancés tel La Garçonnière où, là non plus, le rire n’est jamais très loin des larmes) se retrouve dans le jeu grandiloquent de Gloria Swanson. On est ébloui par son incroyable présence à l’écran. Ses éclats de colère, sa détermination sans faille et sa fragilité font de sa prestation l'une des plus belles performances d’acteur de l’histoire du cinéma. Cette star imaginaire à la personnalité baroque est aujourd’hui une véritable icône et représente à jamais à nos yeux de cinéphile l’image même de la 52 "Diva". Gloria Swanson fut véritablement une des idoles du muet. Contrairement à Norma Desmond, elle survécut au passage à l’ère du parlant, tournant même dans une comédie musicale, mais disparut tout de même des écrans quelques années plus tard. Sunset Boulevard marqua en 1950 son retour au cinéma dans un premier rôle pour une performance absolument inoubliable. S’il faut saluer la performance de Gloria Swanson, il faut également louer l’intégralité d’un casting particulièrement bien choisi. Erich Von Stroheim hésita longuement avant d’accepter le rôle de Max qui offrait, tout de même, de tragiques résonances à ce qu’avaient été son parcours et sa vie. Lui qui fut l’un des plus brillants réalisateurs des années 20 et offrit au cinéma quelques uns de ses plus grands chefs-d’œuvre (il dirigea d’ailleurs Gloria Swanson dans Queen Kelly en 1929) fut rejeté par Hollywood à force de dépassement de planning et de budget (Foolish Wifes coûta plus d’un million de dollars, ce qui en 1922 était absolument faramineux). En 1950 il n’était plus qu’un second rôle au visage connu, un faire-valoir de luxe. Wilder lui rendra l’un des plus émouvants hommages d’un réalisateur à l’un de ses pairs en le replaçant à nouveau, le temps de la dernière séquence du film, derrière une caméra. Von Stroheim, revenu exprès d’Europe aux Etats-Unis pour y tourner le film, retournera définitivement finir ses jours en France après le tournage. On le voit, le film tisse habilement des parallèles entre pure fiction et matériau historique, et si cette spécificité du film lui confère un aspect particulièrement jouissif (comme une sorte de connivence entre le film et le spectateur "initié") l’essentiel de sa beauté n’est pas là. Nul besoin en effet de connaître la biographie de Von Stroheim ou celle de Gloria Swanson pour éprouver du plaisir à la vision de ce chef-d’œuvre. Le scénario d’une richesse infinie ménage de formidables rebondissements, les dialogues étincelants fourmillent de répliques cultes et cet incroyable mélange de tonalités entre rires, larmes et compassion fait du script de Sunset Boulevard un bijou à l’éclat inégalé. Ce mélange des genres (film sur la folie ? film sur le cinéma ? film noir ?), cette atmosphère mortifère teintée de fantastique, l'inventivité de la mise en scène, la qualité globale d’une production en tous points irréprochable et la sublime prestation de Gloria Swanson font définitivement de Boulevard du crépuscule un chef-d’œuvre absolu... Olivier Gonord 53 LES FRAISES SAUVAGES (SMULTRONSTÄLLET) Un film d'INGMAR BERGMAN Suède – 1957 – 91 min – Format 1.37 – Noir et blanc L'histoire Isak Borg (Victor Sjöström) est invité à Lund pour y recevoir une distinction honorifique couronnant sa longue carrière de médecin. Bousculant ses plans à la suite d’un rêve énigmatique, il décide de s’y rendre en voiture, et sa belle-fille Marianne (Ingrid Thulin) se joint à lui à la dernière minute. Ce voyage sera l’occasion pour lui de revenir, tant géographiquement qu’émotionnellement, sur les moments qui ont marqué sa vie, et d’en retrouver les protagonistes... Analyse et critique Pour dédramatiser Bergman « Quelle aura été l’ambition d’Ingmar Bergman ? Être un artiste ? Sans doute. Mais pas comme un peintre, pas comme un musicien peuvent se penser artistes. Bergman est plutôt l’équivalent, au vingtième siècle […] qui est celui du cinéma, de ce qu’ont été au dix-neuvième les auteurs de romans et les auteurs dramatiques. Un pourvoyeur d’imaginaire, si l’on veut ; mais j’aime mieux considérer, pour parler de lui, que le roman, la littérature et le drame sont des pourvoyeurs de réalité, et profonde. » (1) 54 Soyons honnêtes : Ingmar Bergman est intimidant, pour le spectateur aussi bien que pour le chroniqueur. D’abord parce qu’il fait partie de ces auteurs statufiés par la critique et qui ont porté une influence majeure et sur le cinéma, et sur les cinéastes. Ensuite parce que Bergman, avec son aura de misanthrope reclus sur son île de Fårö, dispensant des sentences sévères sur ses œuvres (2), Bergman lui-même n’est pas facilement aimable. Mieux encore, s’il se soucie de se faire aimer de son public, il en exige beaucoup, et en efforts, et en disponibilité d’esprit, sans toujours s’en rendre compte. (3) Mais pour autant ses films ne sont pas que des forteresses de réflexions austères et moralisatrices, ni que des dissections impitoyables de l’âme, on y trouve la sensualité, la tendresse, l’humour même. Car avant tout ses films se nourrissent d’humanité sous toutes ses formes (ils comportent d’ailleurs de larges pans autobiographiques, plus ou moins déguisés). Et de tous les films par lesquels "débuter en Bergman", Les Fraises sauvages est sans doute un bon choix, un de ceux qui sont le plus à même de mettre le débutant en appétit Portrait du héros en vieillard indigne Nous pénétrons dans le film par la voix d’Isak, qui d’emblée justifie son retirement du monde pour en éviter les continuelles frictions. Le tableau que nous brosse la caméra vient compléter le portrait en quelques plans : un vieil homme que n’entourent que des photos de ses proches et une chienne, dont l’existence est encore rythmée par le service des repas et pour qui l’alignement des accessoires de bureau sur le sous-main requiert une attention extrême. Très tôt dans le film il apparaît que la solitude d’Isak est moins un choix de la part du vieil homme qu’un état subi découlant de son comportement. Nous le voyons ainsi tarabuster sa gouvernante jusqu’à l’exaspération, et plus tard, dans la voiture, sa belle-fille Marianne le confronte aux malentendus existant entre eux. Il comprend 55 ainsi, avec un brin d’incrédulité, que le fait d’avoir accueilli la jeune femme sous son toit n’est pas vécu comme un geste de générosité puisqu’il refuse d’en connaître les raisons (ses difficultés conjugales avec le fils d’Isak, Evald, joué par Gunnar Björnstrand), et que le prêt accordé au couple est vu comme un chantage à l’honneur, puisque même sans exigence du remboursement, la manière dont a été élevé Evald ne lui laisse aucun choix. Isak Borg, à trop prêter attention à ses principes et à sa carrière, en a visiblement accordé trop peu à son entourage, et son isolement en est le résultat. Comme un étranger à ses propres sentiments Un processus de prise de distance qui, par ailleurs, n’a rien de récent, mais nous est montré comme constitutif du personnage. Un arrêt à la maison de son enfance le replonge si profondément dans ses souvenirs qu’il rencontre les acteurs de ces scènes du passé, à cette différence qu’il est témoin des parties de l’histoire auxquelles, en tant que jeune Isak Borg, il n’avait pu assister à l’époque. Il voit sa fiancée d’alors, Sara (Bibi Andersson, radieuse de ses 22 ans), séduite par son frère Sigfrid (Per Sjöstrand), et se lamentant plus tard de ce que la cour érudite et compassée que lui fait Isak la contraint à aller chercher la tendresse ailleurs. Plus tard, dans une séquence qui cette fois est un souvenir, il voit son épouse défunte (Gertrud Fridh) se donner crûment à un homme brutal pour la pure perversité de tromper son époux avec son opposé, puis anticiper sur l’indifférence avec laquelle Isak accueillera l’aveu de cet acte. Ainsi devant les deux femmes de sa vie il lui est donné de réaliser l’étendue de son incompréhension de leurs désirs, et combien leur perte est avant tout sa responsabilité, son incapacité. 56 J uste avant l’épisode de l’adultère, un examen de cauchemar lui a fait douter même de sa plus grande fierté : ses compétences de médecin. Ces différents épisodes auront ainsi accompli un travail de sape de sa confiance et de son sentiment d’accomplissement personnel, traits saillants de sa personnalité telle que l’introduction du film nous la montrait. Isak Borg doute d’avoir bien fait et fait le bien dans sa vie, son identité se brouille et se dissout à ses propres yeux, comme l’homme rencontré dans le rêve précédant son départ pour Lund est une baudruche au visage indistinct qu’un toucher décompose. L’apaisement est un travail Si le film s’arrêtait à ce constat d’échec d’un homme en fin de vie, il serait des plus désespérant, mais le voyage d’Isak Borg lui fait surtout rencontrer des personnages qui, indirectement, rendent possibles la réconciliation avec son passé. Il croise d’abord la jeune Sara (Andersson encore), tout aussi frivole et espiègle que l’autre, et comme elle accompagnée de deux jeunes hommes dont elle se joue des sentiments. Avec elle Isak peut contempler une situation en tout point semblable à celle qu’il connut autrefois mais sans y être impliqué, et ses rapports avec la jeune fille lui donnent l’occasion de croiser son ancien amour sous une forme bénigne, de lui prodiguer enfin de la tendresse sans en souffrir. Bien plus dérangeante est la rencontre avec un couple (Gunnar Sjöberg et Gunnel Broström) que leurs disputes perpétuelles envoient - littéralement ! - dans le fossé. Leur relation, faite à la fois de 57 cruauté psychologique et d’insensibilité, est un rappel douloureux non seulement pour Isak, mais aussi pour Marianne. À tel point qu’après avoir demandé au couple de sortir de la voiture, elle décide de s’ouvrir enfin à son beau-père, lui infligeant un choc salutaire : elle est enceinte et craint que son enfant à naître ne soit "contaminé" par l’espèce de momification émotionnelle qui caractérise la famille Borg. En effet, que ce soit la mère d’Isak (Naima Wifstrand) retranchée derrière un rempart d’objets inutiles et, comme eux, désertée par ceux qui faisaient sa raison d’être, que ce soit Isak reclus au sommet de sa réussite académique, ou que ce soit Evald qui refuse que la grossesse de sa femme l’ancre dans la vie... les Borg ont en commun un orgueil qui leur fait tourner le dos délibérément au sort du commun des mortels, et une stérilité des sentiments qui vient démentir toute autre forme de prolixité qu’ils pourraient sembler avoir par ailleurs (nombre d’enfants, de travaux publiquement reconnus). Isak est ainsi "mort sans le savoir", son temps comme temps des hommes dans le monde est arrêté, ainsi qu’il interprète lui-même le cauchemar survenu avant son départ pour Lund. Il est le passager ignorant d’un corbillard sans conducteur aux chevaux emballés (4), dans un pays symbolique où les aiguilles des pendules n’ont plus d’aiguilles. Cette voie solitaire d’Isak est aussi rendue sensible lors de la rencontre avec l’ancienne Sara au cours de laquelle elle lui tend un miroir pour lui faire contempler l’étendue de temps qui les sépare à jamais, avant de retourner à une vie d’où il est absent parce qu’il l’a bien voulu ainsi. Jamais davantage qu’en cet instant le sentiment de perte d’Isak n’a pu être plus complet, son infirmité humaine plus manifeste (il est significatif d’ailleurs que ce rêve soit noyé d’obscurité et traversé de grands vols de corbeaux, oiseaux symbolisant l’angoisse chez Bergman). Mais cette démonstration, loin d’être une fin en soi, devient le vecteur d’un ultime sursaut pour le vieil homme. Comme s’endort un enfant bordé dans son lit Une fois arrivé à Lund, c’est un Isak un peu ébranlé dans ses convictions mais résolu à secouer son engourdissement qui tente de combler le fossé qu’il a laissé se creuser entre lui et son entourage. Maladroitement, il tente d’amorcer des rapports moins formels avec sa gouvernante, qui le rabroue malicieusement. Il encourage également une précautionneuse parade de rapprochement entre son fils et Marianne. Marianne qui viendra l’embrasser dans son lit (image pleine de douceur de son profil penché vers le vieil homme, découpé par la lumière de la lampe de chevet) avant de partir danser avec son époux retrouvé. En cet instant se cristallise une régression vers l’enfance déjà pressentie lors de la dernière rencontre rêvée avec la Sara d’autrefois, où nous voyions Isak se tenir 58 près d’un berceau vide et contempler le paysage de son souvenir : Marianne est déjà pleine de son devenir de mère et prodigue les gestes du réconfort à son beau-père, qui lui glisse déjà dans la position fœtale de l’enfant assoupi. Et le rêve qui s’ensuit est un pas supplémentaire vers cette enfance idyllique, car cette fois il n’y existe pas un Isak jeune qui en serait le résident attitré, c’est lui, le vieil Isak, qui est reconnu par les protagonistes de ce monde d’autrefois comme étant à jamais le seul et unique Isak. (5) La lucidité quasi omnisciente qui lui autorisait de voir des épisodes du passé dont il ne connaissait que les conséquences prend alors un sens qui rejoint celui de cette ultime fugue : il approche de la mort au bras de "sa" Sara, le visage rayonnant, et s’embarque pour une excursion en bateau (6) sans avoir plus à se soucier du rivage à atteindre. (1) Ingmar Bergman : « Mes films sont l’explication de mes images », Jacques Aumont, Cahiers du Cinéma Auteurs (2) « Je pense qu’en enfer je vais devoir m’asseoir dans une salle de projection et voir mes propres films pendant deux ou trois éternités. Je pense que ça sera ma punition. » in Conversation avec Ingmar Bergman, Olivier Assayas et Stig Björkman, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, n°88 (3) « J’aime le public. J’ai toujours pensé : "Je suis très clair, ils doivent comprendre ce que je dis, ce n’est pas difficile" et plusieurs fois, je me suis rendu compte que je n’avais pas été assez simple, assez clair. Mais toute ma vie (…), j’ai toujours travaillé avec ou pour le public. » ibid. (4) Hommage direct à La Charrette fantôme (Körkalen, 1921), film muet réalisé par Victor Sjöström (5) « J’avais alors trente-sept ans, j’étais coupé de toutes relations humaines et c’est moi-même qui coupais ces relations en voulant m’affirmer (…). Dans la dernière scènes des Fraises sauvages il y a une forte charge de nostalgie, et un souhait : Sara prend Isak Borg par la main et elle le conduit dans une clairière pleine de soleil. Il peut voir, de l’autre côté du détroit, ses parents. Ils lui font signe de la main. (…) Je ne mesure pas encore et j’ignorais alors à quel point, à travers Les Fraises sauvages, j’en appelais à mes parents : voyez ce que je suis, comprenez-moi et - si c’est possible -pardonnez-moi. » in Images, Ingmar Bergman, Gallimard (6) La valeur symbolique semble du même ordre que celle de la barque de Charon traversant le fleuve Styx vers l’Hadès (le royaume des morts des Grecs), ou encore du bateau emportant le roi Arthur mortellement blessé vers l’île d’Avalon. 59 UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT (A MATTER OF LIFE ANDE DEATH) Un film de MICHAEL POWELL & EMERIC PRESSBURGER Royaume-Uni – 1946 – 104 min – Format 1.37 – Noir et blanc & Couleur L'histoire Pendant la Seconde Guerre mondiale, le bombardier du commandant britannique Peter Carter s'écrase en mer. Alors qu'il aurait dû mourir dans le crash, il s'éveille indemne sur la plage et fait la rencontre d'une jeune Américaine, June. Les deux jeunes gens tombent alors amoureux. Mais dans "l'Autre monde", c'est le branle-bas de combat : Carter aurait dû mourir dans l'accident, mais l'épaisseur du brouillard anglais a empêché son transfert ! Un ange-émissaire est alors envoyé sur Terre pour expliquer la situation à Carter, et le convaincre de l'accompagner. Mais celui-ci, follement épris de June, refuse, risquant de créer une fâcheuse jurisprudence... Analyse et critique En 1945, le ministère de l’Information britannique fait appel à Michael Powell et Emeric Pressburger pour contribuer à l’amélioration des relations anglo-américaines, alors éprouvées par la durée et l’intensité du conflit mondial. Les "Archers" sont, sinon coutumiers, au moins habitués à de telles sollicitations et ils savent désormais y répondre sans renier leur personnalité d’artistes. Trois ans plus tôt ils avaient transformé leur adaptation de Colonel Blimp, personnage de papier caricatural au possible, en une extraordinaire fresque humaniste, au splendide Technicolor, qui appelait avant l’heure à la réconciliation avec l’Allemagne. Entre-temps, Powell et Pressburger ont réalisé deux films d’apparence mineure, en noir et blanc, dans la campagne anglaise, laissant libre cours à leur fibre poétique et sentimentale dans des rêveries d’une modestie bouleversante (A Canterbury Tale et I Know Where I'm Going). Une question de vie et de mort se situe en quelque sorte à mi-chemin entre l’amplitude majestueuse de Colonel Blimp et la merveilleuse naïveté d’A Canterbury Tale, ce qui a parfois 60 gêné les exégètes embarrassés par sa nature hétéroclite. On peut au contraire trouver que c’est l’une des œuvres les plus équilibrées du duo, un film qui entremêle avec une évidence déconcertante leurs élans habituels, entre la démesure et la simplicité, entre l’universalité (cette ouverture...) et l’intime, entre la solennité et la fantaisie, entre la flamboyance du Technicolor et l’épure du noir et blanc... La première chose que l’on retient du film en général est justement ce va-et-vient habile entre la couleur et le noir et blanc, qui opère un contraste entre les deux mondes, celui du réel et celui de "l'autre monde". Le procédé n’est pas révolutionnaire (penser au Magicien d’Oz, qui fonctionnait selon un dispositif inverse), mais il est ici utilisé avec brio, bénéficiant notamment de la qualité inouïe de la photographie de Jack Cardiff : là où les films du duo auront parfois tendance à chercher l’excès graphique (Les Chaussons rouges), le Technicolor et ici utilisé parcimonieusement, pour exalter la luminosité printanière ou la vigueur des sentiments humains. Les jaunes dominent, conférant aux scènes "réelles" un aspect solaire, doux et bienveillant, qui contraste avec la froide immensité de l’autre monde. De la même manière, la couleur exalte la beauté naturelle des paysages campagnards là où le noir et blanc accentue l’austérité mécanique, presque oppressante, de l’Audelà. Lorsque l’ange 71 descend pour la première fois sur Terre, sa première réplique concerne justement son plaisir de retrouver cette couleur nourrissante (le doublage remplacera finalement le mot colour dans la phrase « One is starved from colour up there » par Technicolor). Ce dernier exemple, qui tient du clin d’œil, sert aussi à révéler la fantaisie avec laquelle Powell et Pressburger jouent de leur dispositif narratif : les apparitions de l’ange figeant la temporalité du réel, ils choisissent par exemple de le faire intervenir au milieu d’une partie de ping-pong... et les comédiens de tenir ainsi leur pose pendant toute la séquence... 61 Powell et Pressburger doivent indéniablement être considérés parmi les plus brillants utilisateurs du Technicolor de toute l’histoire du cinéma : l’extraordinaire séquence d’ouverture, qui décrit le coup de foudre verbal entre Peter et June, trouve une grande partie de sa force dans l’intensité chromatique et dans les contrastes apportés par le procédé. Cela vient peut-être du fait que Powell et Pressburger n’envisagent pas le Technicolor à travers sa seule flamboyance, mais comme une invitation à l’audace, comme une opportunité pour oser : les décors d’Albert Junge, les trucages, les idées visuelles abondent dans un film qui traduit en permanence le plaisir simple de ses réalisateurs à raconter une histoire. L'histoire d'Une question de vie et de mort est double : c’est celle d’une histoire d’amour entre une Américaine et un Anglais, mais c’est donc au-delà la grande histoire des relations angloaméricaines. La première, la romance entre June et Peter, est traitée avec sincérité et lyrisme, sans réfréner les élans mélodramatiques qui lui sont associés. Et c’est justement parce qu’ils assument ce premier degré que Powell et Pressburger sont parmi les seuls cinéastes au monde à pouvoir nous faire accepter l’idée d’une larme recueillie dans une rose, séquence qui pourrait être grotesque et qui se révèle admirable. De la même manière, comment ne pas être touché par la simplicité désarmante des deux gros plans, l’un dans l’autre monde, l’autre dans le réel, réunissant les deux amoureux joue contre joue. 62 Mais Une question de vie ou de mort n’est pas pour autant un film naïf, et l’esprit plein de malice de Powell et Pressburger s'exprime pleinement dans la manière dont ils traitent l’autre monde : nous parlons évidemment ici de ce long procès final, plein de culot, qui n’hésite pas à lister méthodiquement toutes les raisons (valables) qu’ont les nations du monde pour détester l’Angleterre. Mais on peut également évoquer tous ces indices, disséminés de part en parts le long du film, qui visent à brouiller les cartes dans la perception : du diagnostic médical établi par le docteur Reeves au livre d’échecs retrouvé dans les poches de Peter, des apparitions de l’ange 71 à la réplique finale de June (« I know », qui peut s’entendre comme la reconnaissance d’une expérience partagée aussi bien que comme une marque d’apaisement de l’esprit tourmenté émergeant de son songe), le doute est savamment maintenu quant à l’existence réelle de cet Au-delà. Et si toutes les séquences liées à l’autre monde ne faisaient que provenir de l’esprit chancelant de Peter ? La toute première séquence (l’attente de Bob) nous présentant les lieux, comme plus tard celle du procès (dans laquelle le juge est incarné par le comédien, Abraham Sofaer, jouant aussi le chirurgien en train d’opérer Peter), interviennent en effet alors que Peter est inanimé, après sa chute d’avion ou lors de son anesthésie. Ce faisant, Powell et Pressburger dédoublent la grille de lecture de leur film autant qu’ils s’affranchissent d’une éventuelle accusation de prosélytisme religieux : c’est dans l’imaginaire de Peter, dans son éducation et dans sa culture historique, que cette vision du paradis trouve son origine. Une question de vie ou de mort est donc un mélodrame, c’est donc un film de procès, mais c’est surtout une comédie so british, dont l’incarnation la plus exemplaire est probablement Roger Livesey, exemplaire interprète de Colonel Blimp ou de Je sais où je vais. Sa distinction, son flegme et son humour font du docteur Reeves le personnage le plus attachant et le plus dense de cette histoire. Sa confrontation avec Raymond Massey, dans le rôle de Farlan, fait office de morceau de bravoure d’un film dont le charme vient donc aussi de ses irrésistibles comédiens : la performance du très anglais Marius Goring en ange victime de la Révolution est particulièrement remarquable, tour à tour aussi drolatique qu’inquiétante. Notons donc également la présence du truculent Robert Coote (dans le rôle de Bob) ou de l’impressionnante Kathleen Byron (future Sister Ruth du Narcisse noir) en réceptionniste de l’Au-delà. 63 Comme beaucoup d’autres films de Powell et Pressburger, Une question de vie ou de mort traduit surtout une confiance inébranlable en l’intelligence de ses spectateurs et en la puissance du médium cinématographique. Il est ici affaire de pacte, d’entente réciproque, entre celui qui veut raconter son histoire et celui qui attend qu’on lui raconte. La première scène nous présentant Reeves fait à cet égard office de manifeste : enfermé dans sa camera obscura, il observe et commente le village, dont il projette en direct l’image sur sa table ronde. Tout Powell est là : la magie de l’image, l’espièglerie du commentaire, la bienveillance du regard, et les deux chiens (les deux cockers personnels du cinéaste) qui dans un contrechamp réagissent lorsque la voix de Reeves évoque le boucher. Tout ceci n’est que du cinéma, mais nous avons follement envie d’y croire. Une question de vie ou de mort passe pour être, de tous ses films, celui que Michael Powell préférait (Emeric Pressburger ayant une prédilection - compréhensible - pour Colonel Blimp) : il faut dire qu’au-delà des questions politiques qu’il aborde, follement pertinentes (notamment autour de la question de la nation... mais à l’occasion un peu datées) ; au-delà de son écriture ciselée ou de son esthétique téméraire ; au-delà même de l’émotion, franche et sensible, qu’il dégage, Une question de vie ou de mort est un film salutaire, habité d’un espoir inébranlable mais aussi d’une forme de mysticisme poétique qu’il est difficile d’expliquer... Rarement le terme, dans toutes ses acceptations, aura donc été aussi propice : Une question de vie ou de mort est un film absolument merveilleux. Antoine Royer 64