Hamlet

Transcription

Hamlet
Hamlet
Énigmes du texte,
réponses de la scène
Dirigé par Catherine Treilhou-Balaudé.
Textes de Leila Adham, Anne-Françoise Benhamou,
Pascal Collin, Maxime Contrepois, Rafaëlle Jolivet Pignon,
Catherine Treilhou-Balaudé, Gisèle Venet.
Remerciements
Les auteurs de l’ouvrage, Leila Adham, Anne-Françoise
Benhamou, Pascal Collin, Maxime Contrepois, Raphaëlle
Jolivet Pignon, Catherine Treilhou-Balaudé, Gisèle Venet.
Les agences Artcomart, Bridgeman Art Library, le CDDS
Enguerand, Marc et Armelle, la BnF (département des Arts
du spectacle) la Fondation Craig, Sophie Chandoutis, Frédéric
Schlotterbeck, Marcel Freydefont et l’ENSA de Nantes,
Enrique Diaz, Juliette Caron du service des archives à
l’Odéon/Théâtre de l’Europe, la bibliothèque Gaston-Baty
et tout particulièrement Claude Chauvineau, les éditions
théâtrales, Yves Bonnefoy, Richard Peduzzi, Yannis Kokkos.
Les photographes Hervé Bellamy (1-D photos), Déborah 70,
Éric Dydim, Brigitte et Marc Enguerand, Alain Fonteray,
Yves Guillotin, Pascal Victor (Artcomart).
Crédits photographiques
Page de titre
Angela Winkler dans Hamlet, mise en scène de Peter Zadek,
MC93, Bobigny, décembre 2000.
© Pascal Victor/Artcomart
Page 2
Portrait de Shakespeare vers 1610 par John Taylor.
© Bridgeman Art Library
1re de couverture
Lars Eidinger dans Hamlet, adaptation et mise en scène
de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes,
Festival d’Avignon, Avignon, 2008.
© Pascal Victor/Artcomart
4e de couverture
Robert Wilson dans Hamlet: A Monologue, mise en scène
de Robert Wilson, Festival d’automne, MC93, Bobigny, 1995.
© Marc Enguerand
Pilotage et coordination
Patrick Laudet, inspecteur général de Lettres, chargé
du théâtre
Jean-Jacques Arnault, CNDP
Bruno Dairou, directeur-adjoint, CNDP
Jean-Claude Lallias, chargé de mission théâtre, CNDP
Pierre Laporte, chargé d’études à la DGESCO
Claude Renucci, directrice de l’édition, CNDP
Édition et iconographie
Jean-Jacques Arnault, CNDP
Secrétariat d’édition
Véronique Le Dosseur, Julie Desliers-Larralde, CNDP
Maquette
Jacques Zahles, HEXA Graphic
© CNDP, 1er trimestre 2012
ISBN : 978-2-240-03261-4
ISSN : en cours
Sommaire
4
Avant-propos
5
Préface – Sur une ligne de faille
7
Énigmes du texte
7
Vivre en liberté le vers shakespearien
12
Faire ou ne pas faire
14
Hamlet, des énigmes à déchiffrer ou à représenter ?
17
L’énigme toujours recommencée d’Hamlet.
23
Du texte à la scène
23
Hamlet de la scène française à la scène européenne : omniprésence et diversité
40
Faire la lumière dans Hamlet…
43
Scénographier Hamlet : le mouvement perpétuel des pages de l’Histoire
46
Hamlet sur la scène contemporaine
46
Nouveaux enjeux d’Hamlet
51
À propos du spectre dans quelques mises en scène récentes d’Hamlet
56
La représentation comme « piège » du théâtre
61
Hamlet, l’acteur absolu de Thomas Ostermeier
64
Un cabaret Hamlet : Matthias Langhoff et le fantôme de la vieillesse
67
L’eau dans le spectacle de David Bobee : un miroir des âmes
70
Repères
71
Filmographie
71
Bibliographie
72
Sitographie
Sommaire des encadrés
11
15
15
41
44
45
48
La chanson d’Ophélie
Krzysztof Warlikowski : « Hamlet, c’est tout à fait moi. »
Antoine Vitez contre « l’optimisme de la lecture »
Dans l’enfermement d’un univers mental
Le bois et la pierre, matériaux d’une histoire en mouvement
Le cavalier de l’Apocalypse
Au moins j’aurai laissé un beau cadavre
4
Avant-propos
Patrick Laudet, inspecteur général de l’Éducation nationale en charge de l’enseignement lettres-théâtre.
Nous dira-t-il le sens de ce spectacle ?
Hamlet, acte III, scène II.
Henri Suhamy estime que la tragédie d’Hamlet
« atteint le summum de la poésie aphoristique ».
C’est dire que, si la pièce est longue au temps de la
montre, elle est pourtant incroyablement condensée
et concentrée. « Chaque phrase en effet y reflète, ditil, l’expérience du monde et de la vie. »
Aphoristique, oui certainement, mais aporistique
non moins. Car cette pièce fatiguera toujours,
jusqu’au supplice, ceux qui entreprennent de la
jouer comme ceux qui voudraient la comprendre.
Ce n’est pas peu de chose que de confronter des
élèves à cette folie et à cet inceste – vrais, simulés,
fantasmés ? –, à ce non-meurtre du père, où l’on
aperçoit Oreste, Œdipe, Pyrrhus, mais où rien ni
personne, tel un spectre, ne se laisse identifier. Ce
n’est pas rien que de les embarquer dans l’écroulement d’un royaume, dans l’empoisonnement général
par où il faut passer… peut-être. À moins que ce ne
soit pour rien, sauf au bénéfice de la mort – qui est
insondable.
« Words, words, words », penseront certains élèves
du grand fatras shakespearien et davantage encore
de nos laborieux efforts d’analyse. Ne nous en effarouchons pas ! Ils auront donc capté l’essentiel.
Songeons seulement à leur offrir aussi, en guise
d’oxygène, l’étincelant To be or not to be d’Ernst
Lubitsch, qui n’oblitère rien du drame, porté au
contraire à l’échelle d’une guerre mondiale, mais
qui montre, et cela est éminemment shakespearien,
hamletien même, qu’on peut s’en sortir aussi avec le
sourire.
Une nouvelle saison scolaire se déroulera donc sous
le signe du grand Shakespeare, et sous l’horizon,
inquiétant et excitant, de l’énigme, de l’indécidable,
de la vérité qu’on n’attrape pas comme ça. Quelle
occasion ! Quel pied de nez à l’ordre du discours
environnant ! Nous serons alors délicieusement
consentants : c’est donc à un polar sans fin que nous
sommes invités… Pierre Bayard, dans une enquête
parue sous le titre Le Dialogue de sourds, nous a
récemment proposé son époustouflante résolution,
qu’il serait dommage de déflorer ici. Mais « résolution » au sens musical du mot : point où se rencontrent toute une série de résonances. Et non pas
solution, qui serait point final. Disons : étoile filante
dans l’obscure clarté du sens.
Mieux encore : nous sommes invités à l’acte théâtral
par excellence. « Énigmes du texte, réponses de la
scène. » Ce régime de l’aporie, auquel le texte
d’Hamlet nous soumet, est aussi une occasion de
nous confier davantage au plateau, au jeu, à tout
ce qui dispose les personnages et incarne les mots,
pour entendre mieux ce qu’ils disent vraiment. Ce
qu’ils disent aussi, ce qu’ils disent peut-être.
Une mise en scène résout, comme Jean-Sébastien
Bach résout la fugue ; elle ne résout pas comme le
gestionnaire prétend le faire d’une crise. Elle
découle d’une lecture, parfois remâchée des
dizaines d’années, ainsi qu’Edward Gordon Craig
nous le sermonne volontiers, sur Hamlet précisément. Il y a des lectures, impressionnantes au demeurant, qui referment pourtant l’interprétation sur le
texte tandis que d’autres, préférables dans leur principe, préservent sa qualité d’organisme vivant, où
s’inscrit sa propre négativité, où l’expiration assure la
prochaine inspiration.
« Énigmes du texte, réponses de la scène ? » Faisons
le pari que, chez nos élèves et leurs professeurs, la
question ouvrira de belles aventures herméneutiques, et surtout humaines ! Une œuvre dramatique
est semblable à la mer, celle-là même qui bat les
fondations du château d’Elseneur et répand sur le
Danemark ses embruns. Nulle route n’y est par
avance tracée ; autrement dit, une infinité de routes
y est possible, qui ne mènent pas toutes quelque
part. Il s’agit toujours d’en prendre une. Cela réclamera de la « résolution », dans un sens du mot pas
complètement autre. Il y faudra, comme au gonflement de la voile, des énergies plurielles, favorables
ou contraires. Cela réclamera une haute modestie,
une sorte de savoir-mourir, car le chemin inventé
s’efface toujours derrière le passage du navire.
Nos apprentis comédiens apprendront, j’en fais le
vœu, qu’on ne surplombe pas le mystère du texte.
On y entre.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
5
Préface – Sur une ligne de faille
Comme beaucoup de pièces de Shakespeare, Hamlet
est construit de sorte que même le spectateur le plus
naïf soit directement en contact avec son aspect énigmatique : pourquoi, après avoir passé une bonne
part de la pièce à chercher la preuve de la culpabilité
de Claudius, une fois qu’il l’a obtenue sous nos yeux
de façon certaine, Hamlet sursoit-il à son acte ?
Comme l’a brillamment montré Lev Vygotski, si
Shakespeare « nous signale constamment et très clairement la ligne droite que devrait suivre l’action,
c’est pour nous faire ressentir de manière aiguë les
écarts et les détours que cette action décrit »1. C’est
ce qu’on pourrait appeler une dramaturgie de l’aiguillage : en même temps que la pièce prend une
voie, Shakespeare nous rend conscients de la voie –
souvent bien plus logique – qu’elle n’emprunte pas.
L’espace toujours croissant qui sépare ces deux directions ouvre un champ problématique dans lequel
peuvent s’engouffrer toutes sortes de réponses
critiques et scéniques.
Si Hamlet est le parangon des œuvres énigmatiques
de Shakespeare, son cas n’est pas isolé ; beaucoup
de ses pièces plus célèbres sont fondées sur des
gouffres : pourquoi Lear – alors qu’il avait tout prévu
pour réserver la meilleure part à sa fille préférée – estil pris subitement d’une rage qui le fait la bannir ?
Pourquoi Othello, si confiant en sa femme, se laisset-il en quelques phrases abuser par Iago ? Pourquoi
Lady Macbeth passe-t-elle entre deux actes, sans transition ni explication, du comble du cynisme à un délire
de culpabilité ? Et pourquoi, dans le même intervalle,
Macbeth a-t-il perdu toute angoisse ? Pourquoi
Angelo le pur se transforme-t-il sous nos yeux, en
quelques répliques, en violeur potentiel ? Pourquoi le
roi Léontès se persuade-t-il subitement, alors qu’il
vient de redire sa profonde amitié pour Polixénès,
que celui-ci est le père de l’enfant qu’attend la reine2 ?
Non seulement l’écriture de Shakespeare ne fait rien
pour justifier ces renversements paradoxaux, ces
abîmes soudains qu’ouvre l’intrigue au cœur des
personnages, mais au contraire son théâtre propulse
en pleine lumière, devant nous, ces fractures incompréhensibles et brutales. Souvent le dédoublement de
l’action en renforce la structure énigmatique :
qu’Edgar le banni soit victime du machiavélisme de
© Fondation Craig.
Anne-Françoise Benhamou.
Dessin, encre et lavis d’Edward Gordon Craig pour l’acte
II scène II d’Hamlet, théâtre d’Art de Moscou, 1911, BnF,
Paris.
son frère Edmond ne fait que mieux apparaître que
la répudiation de Cordélia n’a pas de cause évidente ;
que Laërte et Fortinbras épousent si spontanément la
cause de leur père donne la mesure de ce qu’Hamlet
ne fait pas.
Œuvre intimidante par la place qu’elle occupe depuis
des siècles dans la culture européenne, Hamlet n’est
donc pas une machine écrasante : en exhibant ses
béances, ses incomplétudes, elle ouvre ardemment
le dialogue avec n’importe lequel de ses lecteurs,
de ses spectateurs, de ses metteurs en scène, de
ses acteurs. S’agit-il pour autant, pour le théâtre,
1. Lev Vygotski,
« La tragédie de Hamlet,
prince de Danemark »,
Théâtre/Public, n° 49
(« Shakespearomanie »),
janvier-février 1983, p. 35.
2. Respectivement dans
Le Roi Lear, Othello,
Macbeth, Mesure pour
mesure et Le Conte d’hiver.
3. Selon une formule
d’Antoine Vitez à propos
de son spectacle
Les Miracles, d’après
l’Évangile selon saint Jean :
« Naturellement on peut
traduire, comme font les
professeurs avec les
auteurs classiques dans
les livres de classe, mettre
des notes et expliquer
qu’ici l’apôtre veut dire
ceci, et là encore ceci.
Mais non, il ne veut pas
dire, il dit. Et notre travail
à nous, notre travail
impossible, c’est de montrer
avec le corps ce qu’il dit,
ou plutôt de résoudre,
par le corps, l’énigme.
Le texte est un sphinx. »
(« Le texte est un sphinx »,
Écrits sur le théâtre, II.
La scène 1974-1975, Paris,
P.O.L, 1995, p. 402)
4. Cf. infra, Catherine
Treilhou-Balaudé,
« Nouveaux enjeux
d’Hamlet sur la scène
contemporaine ».
5. Selon la terminologie
désormais classique
d’Hans-Thies Lehmann,
qui englobe sous cette
appellation tous les
spectacles où le texte
n'est plus l’élément central,
autour duquel s’organise
l’ensemble de la
représentation (Hans-Thies
Lehmann, Le Théâtre
postdramatique [1999],
Paris, L’Arche Éditeur,
2002).
© Fondation Craig.
6
Esquisse de décor pour Hamlet, par Edward Gordon
Craig, BnF, Paris.
de « résoudre, par le corps, l’énigme » du « texte
sphinx »3 ? Si de très grandes mises en scène, il y a
vingt ou trente ans, ont mis leur orgueil à affronter
l’intégralité du texte, à proposer la mise en perspective d’une multiplicité de significations dans des
constructions extrêmement élaborées, les Hamlet
d’aujourd’hui, à l’inverse, sont volontiers fragmentaires, subjectifs, déchirés, s’emparant de lambeaux
pour produire des spectacles eux-mêmes riches en
chaos et en énigmes4.
La lecture de l’ensemble de textes réunis ici par
Catherine Treilhou-Balaudé fait apparaître la mise
en scène d’Hamlet comme un passionnant poste
d’observation des mutations qui ont saisi la scène
européenne depuis le début des années 1990 – le
moment où la génération de metteurs en scène
apparue autour de 1968, ceux qui avaient largement
fondé leur art sur l’approche renouvelée des textes
classiques, a cessé d’être à la proue de la création
théâtrale ; où les nouvelles technologies, se répandant, ont considérablement modifié l’art de la scène,
le jeu et la place du texte ; où la chute du Mur a
permis une circulation accrue des artistes en Europe.
Si les formes « postdramatiques »5 qui se multiplient
désormais remontent en réalité aux avant-gardes
des années 1970, ce qui a changé, c’est qu’elles ont
cessé d’être dissidentes. Elles rencontrent aujourd’hui un public qui participe lui-même à la mutation
du statut de l’écrit, et pour qui le rapport au texte n’a
plus rien d’une norme culturelle ni d’une nécessité.
Aujourd’hui, au théâtre, « monter une pièce » n’est
plus une évidence, et suivre l’histoire récente de la
mise en scène d’une œuvre, c’est moins apprécier de
subtils différentiels dramaturgiques que mesurer, à
tout moment, ce qui peut faire basculer la notion
même de « texte » – en tant que tout inaliénable,
organique, signifiant.
Le « théâtre de texte » se trouve aujourd’hui sur
une ligne de faille. Pour les nouveaux courants
scéniques, la littérature, fût-elle dramatique, n’est
plus un art majeur ; mais surtout, l’écrit n’est plus un
moyen privilégié de comprendre le monde. Comme
en témoigne ce parcours dans les nouvelles
approches d’Hamlet, la collision entre une œuvre
fondatrice et ce contexte théâtral donne lieu à des
spectacles tendus, riches de polémiques, de contradictions, de provocations. Autant d’expériences où
les gens de théâtre semblent, plutôt que résoudre
les énigmes internes à Hamlet, mettre en contact
Hamlet et notre époque sans délibérer à l’avance ni
vouloir maîtriser les déflagrations de sens qui en
résulteront. Si la narration shakespearienne n’est
plus à l’honneur, nul doute que la matière proprement poétique du texte, ses hantises, ses obsessions, son foisonnement métaphorique trouvent
dans l’hyperréactivité de certains de ces spectacles,
dans leur excès et leur goût du concret, un
épanouissement nouveau, singulier, rarement
consensuel et parfois fascinant.
De cet ensemble ressort aussi que Hamlet est revenu
ces dernières années sur le devant de la scène à une
fréquence exceptionnelle, comme si l’urgence du
texte nous était devenue particulièrement accessible.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la pièce n’apparaît plus aujourd’hui comme une œuvre majeure
réservée à des metteurs en scène au sommet de leur
art, mais qu’au contraire de jeunes artistes nous la
restituent comme un brûlot dont leur insolence ou
leur colère peut faire fond. Cette tragédie qui dit
l’effroi causé par la fracture entre deux époques, où
le dégoût du monde atteint les couches intimes de
l’être, où la tentation nihiliste est si forte, résonne
clairement avec nos inquiétudes. Hamlet, au fond, ne
raconte-t-il pas aussi l’histoire d’une jeune génération
– Hamlet, Ophélie, Laërte, Fortinbras – qui voit
s’écrouler sur elle le monde dont elle hérite ?
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
7
Énigmes du texte
Vivre en liberté le vers shakespearien
Entretien avec Yves Bonnefoy.
© Marc Enguérand CDDS.
Pour le poète Yves Bonnefoy, traduire Shakespeare signifie engager sa vie, c’est-à-dire d’une part faire
son chemin en compagnie d’une œuvre immense, et d’autre part faire entendre, par ses mots, la vérité
profonde du texte. Traducteur de nombreuses pièces de Shakespeare, Yves Bonnefoy l’est aussi de ses
poèmes et de ses sonnets6. Mais quand il est question de théâtre, c’est encore de poésie qu’il s’agit.
Dans le théâtre shakespearien, le vers est quintessence, simultanéité de la forme et du sens.
Gérard Desarthe (Hamlet), dans la mise en scène de Patrice Chéreau, théâtre Paris-Villette, Paris, 1989.
Quelles sont, à vos yeux, les implications de la
traduction d’un texte de théâtre et plus particulièrement d’une pièce de Shakespeare par rapport à
d’autres formes de littérature ?
J’aimerais distinguer traduction et utilisation. On
utilise une œuvre quand on y puise des éléments
pour un spectacle nouveau sans pour autant prendre
en compte toutes les composantes de cette œuvre,
ou en les dénaturant. Procéder de cette façon n’est
pas nécessairement sans intérêt, une bande dessinée
d’après Hamlet pourrait valoir, mais c’est s’écarter
du modèle de deux façons également regrettables.
D’une part, on en perd la vérité, qui n’existe qu’au
plan où toutes les composantes se coordonnent :
6. Après avoir traduit Henri
IV, Jules César, Hamlet, Le
Conte d’hiver, Vénus et
Adonis, Le Viol de Lucrèce
pour l’édition des œuvres
complètes de Shakespeare
au Club français du Livre
(1957-1960), Yves
Bonnefoy n’a cessé
d’étendre ses traductions à
de nouvelles pièces, et de
retravailler ses propres
traductions pour de
nouvelles éditions. Les
œuvres de Shakespeare
traduites par Bonnefoy sont
données ici avec les dates
et éditions des versions les
plus récentes (reprises
parfois depuis dans
d’autres éditions, mais sans
changement de la
traduction elle-même) :
Roméo et Juliette, Mercure
de France, 1968 ; Macbeth,
Mercure de France, 1983 ;
Hamlet, Mercure de France,
1988 ; Le Roi Lear, Mercure
de France, 1991 ; Les
Poèmes (Les Sonnets,
Vénus et Adonis, Le Viol de
Lucrèce, Phénix et
Colombe), Mercure de
France, 1993 ; Le Conte
d’hiver, Mercure de France
1994 ; Jules César, Mercure
de France, 1995 ; La
Tempête, Gallimard, 1997 ;
Antoine et Cléopâtre,
Gallimard, 1999 ; Othello,
Gallimard, 2001 ; Comme il
vous plaira, Librairie
générale française, 2003.
© Marc Enguérand CDDS.
8
Wladimir Yordanoff (le spectre), dans la mise en scène
de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes,
Festival d’Avignon, Avignon, 1988.
c’est leur synthèse. D’autre part, on est en grand
risque de ne plus garder en esprit l’exigence, la vocation à la profondeur, qui assurait à l’œuvre sa capacité d’universel. Pour qu’il en soit autrement, il
faudrait que l’utilisateur soit lui-même un écrivain de
la qualité de celui dont il s’inspire, ainsi Racine,
disons, comparé à ses sources grecques. Mais ce n’est
pas ce qui a lieu dans la plupart des cas d’utilisation.
Parmi ces composantes qu’il ne faut pas négliger si
l’on veut vraiment traduire, et non simplement
utiliser, il en est une que l’on dénie trop souvent,
dans la traduction de Shakespeare, c’est le vers. Les
mètres ne sont nullement un aspect secondaire de
l’écriture, une façon de communiquer le sens avec
simplement un surcroît d’élégance, car ils ont été
l’instrument même avec lequel – « creusant »,
comme disait Mallarmé, les données immédiates de
la parole – l’auteur a fait apparaître, entrer en jeu
certaines catégories de l’être-au-monde qui ne se
révèlent pas dans la prose, alors qu’elles sont pourtant ce qu’il y a de plus spécifiquement actif dans la
plupart des situations de l’existence. C’est en effet
par le vers – par le recours de l’esprit aux rythmes,
aux assonances – que le mot cesse d’être simplement concept, c’est-à-dire pensée du général, de
l’intemporel, pour s’ouvrir à la perception de ce qui
dans une vie est sa relation au naître et au mourir, au
désir et à l’angoisse, aux tréfonds de la douleur et de
la joie, à la finitude. C’est seulement par le vers, ou
dans la proximité du vers, que la vérité humaine la
plus intérieure peut être dite ou, pour dire mieux,
révélée.
Et ce vers fondateur, instaurateur, c’est donc ce que
l’on aura à réinventer dans la langue de traduction
même si c’est dans une œuvre de théâtre qu’on le
rencontre. Ne jamais déstructurer par une parole de
prose ce que la forme a bâti. Bien sûr, ne pas compter
sur ses doigts non plus, pour fabriquer de l’alexandrin. Mais s’ouvrir, en sa propre vie, au travail de la
forme dans la parole. Et cela pour Shakespeare
autant qu’aucun autre grand tragique. Car si beaucoup du théâtre de Shakespeare est écrit en prose, à
l’image en cela de la conversation ordinaire, il y a
toujours dans ses pièces un vaste et violent courant
de parole poétique qui prend et emporte tout dans
sa vérité de par en dessous. Exemples de ce flux : les
monologues d’Hamlet, ou les admirables poèmes
que sont telles paroles de Prospéro, de Ferdinand
ou de Caliban dans La Tempête. Il faut traduire
Shakespeare dans le plus grand respect de son vers,
c’est le seul moyen de le rendre compréhensible,
c’est-à-dire d’en retrouver – aux plans psychologique,
métaphysique, voire politique où il se situe si spontanément – ce qui en fait la valeur actuelle, qu’on
risque sinon d’aborder de façon superficielle ou grossière. En traduisant Hamlet en prose, ou dans l’esprit
de la prose, on peut réduire, par exemple, le souci de
Shakespeare à celui des observateurs des dictatures
modernes, alors que ce drame se joue au niveau,
autrement plus profond, du rapport de l’être de finitude à de grandes options ontologiques dont
l’amour est une, le suicide une autre.
Il faut traduire Shakespeare en vers ; et, surtout, ne
pas craindre que le vers, s’il est vraiment revécu, s’il
est alors dans les mots comme leur sang et leurs nerfs,
soit un empêchement à la communication scénique.
Bien au contraire ! Il suffira d’apprendre à faire corps
avec lui, et le spectateur sera rejoint, remué, au plus
intérieur de lui-même. Il entendra, d’un coup, au
lieu d’avoir à totaliser des informations fournies en
désordre par une prose obligée d’imiter ce qu’elle ne
peut voir que du dehors.
Hamlet
ses enjambements trop voyants, serait dans le cas
présent une catastrophe. La seule forme fidèle au
vers de Shakespeare, c’est celle qui sera la plus libre,
en fait une suite de mètres de huit à quatorze
syllabes, oscillant autour du vers de onze pieds : un
vers, celui-ci dont la coupe fait nécessairement
alterner le pair et l’impair, l’intemporel et le temps,
l’intelligible et l’incarnation. Pour ma part, c’est cette
forme qui s’est imposée à moi dès mon premier
instant de traduction de Shakespeare, qui fut le
début de Jules César.
Quelle a été votre approche pour la traduction des
jeux de mots, des passages particulièrement
obscurs, des archaïsmes… ?
Il faut traduire dans la langue que l’on parle aujourd’hui. Et cela ne signifie nullement que l’on soit de
ce fait privé d’entendre les significations du texte
originel, au moins pour l’essentiel de ce qui se joue
dans de grandes œuvres comme les tragédies de
Shakespeare – il en irait autrement avec le théâtre
de Ben Jonson, satirique –, car la poésie va profond
dans la parole et y ressaisit le fondamental des situations de l’existence, une expérience commune à
toutes les langues à toutes époques. À tel niveau,
pas de mots élisabéthains qui ne puissent être
compris et, directement ou non, reflétés par notre
parole de maintenant. Autre est le problème des
couches plus superficielles dans les dialogues, par
exemple les jeux de mots ; et celui des passages du
© Marc Enguérand CDDS.
Quelles sont les contraintes et les libertés que vous
vous donnez dans l’acte de traduire ?
Je viens de dire la grande contrainte que doit
accepter le traducteur shakespearien : celle du vers,
une contrainte qui est en fait ce qui le rendra à sa
liberté véritable. Reste à accomplir le travail, c’est-àdire à se poser la question de certaines obligations
plus particulières que l’on pourrait penser qu’il faut
observer dans la pratique. Mais il n’en est pas. Et,
par exemple, il ne faut pas hésiter à abandonner
dans la traduction le vers régulier, et cela pour
nombre de raisons, convergentes. D’abord, la régularité a comme telle un sens qui ne convient plus à
notre époque, car elle n’aurait de vie que si elle était
le reflet d’une autre unicité, celle-ci au plan des
croyances, des valeurs partagées du groupe social : or,
aucun consensus métaphysique ou moral n’unifie
plus nos sociétés, si bien d’ailleurs que le vers régulier a déjà fait long feu dans la création poétique de
notre siècle, en tout cas en France. Ensuite : le choix
d’une forme régulière, ce serait l’inclusion d’un
ensemble de significations déjà donné – par le texte
original – dans un cadre lui-même donné et fixe, et
ainsi faudrait-il en passer par une acrobatie tout à fait
étrangère à l’esprit de la poésie, qui est invention
simultanée de la forme et du sens. Enfin : nous ne
disposons pas en français d’un vers qui rendrait le
pentamètre de Shakespeare en sa régularité, certes,
mais qui est ouverte, imprévue toujours, respirante.
L’alexandrin notamment, avec ses symétries internes,
Énigmes du texte, réponses de la scène
Redjep Mitrovista (Hamlet), dans la mise en scène de Georges Lavaudant, Comédie-Française, Paris, 1994.
9
10
texte shakespearien qui tout simplement sont
obscurs, soit par insuffisance de nos connaissances
philologiques, soit par négligence chez l’auteur.
Dans les jeux sur les mots, il faut sauver le ou plus
souvent les sens qui s’y cachent, mais ne pas trop
compter sur les mots français pour de nouveaux
calembours, car ce qui a été naturel, vivant, devient
aisément, en de tels recours à des signifiants rebelles,
du forcé, du mort, avec même alors quelque chose
de très spécifiquement vulgaire : à preuve les tristes
traductions de Joyce pour tels passages d’Ulysse ou
Finnegans Wake. Des passages obscurs, ou de sens
incertain, que dire ? Sinon que dans le cas de textes
particulièrement hérissés de difficultés de cette
nature, ainsi Hamlet, on a à faire de l’œuvre, en la
traduisant, sa propre édition critique : d’où suit qu’il
est absolument indispensable de s’entourer pour
traduire de toutes les éditions de langue anglaise du
texte, afin de se tenir au courant de travaux récents
qui peuvent avoir trouvé, et prouvé, la solution de
problèmes.
Vous dites votre attachement au vers shakespearien, vous avez choisi le vers libre pour rendre le
pentamètre iambique, quelle réflexion a guidé
votre choix ?
J’ai déjà répondu à une part de cette question.
Aucune forme régulière n’est acceptable aujourd’hui
pour la traduction de Shakespeare, il faut évoquer la
régularité et non la transposer mécaniquement ; et
que les vers réguliers soient utilisés sans rimes,
comme le texte originel y incite le plus souvent, cela
ne remédierait en rien à leur fondamentale artificialité. Toutefois, il m’est arrivé dans deux cas précis
de conserver la forme régulière et même la rime. Le
premier, c’est, par exemple, dans Hamlet, « the play
within the play », car cette petite pièce en abyme
dans la tragédie de Shakespeare est expressément
désignée par celui-ci comme du conventionnel et du
gauche, avec rimes pesantes et foisonnement des
poncifs. Il y a là un effet comique, et même une
charge de signification, qu’il faut donc absolument
préserver. Et, pour les mêmes raisons, j’ai traduit
aussi en vers de mirlitons « Le Masque » dans La
Tempête. L’autre cas, c’est celui des chansons, où les
rimes ont évidemment plus d’importance que
partout ailleurs dans les pièces. Mais ces chansons
ont aussi le plus souvent quelque chose d’impondérable, d’aérien, une grâce qui ne pourrait que souffrir d’un système de rimes trop rigide.
Lorsqu’il y a possibilité de collaboration entre le
traducteur et le metteur en scène, comment envisagez-vous ce travail en commun ? Êtes-vous prêt
à revenir sur certains de vos choix de traduction,
quitte à vous éloigner un peu plus de l’original
pour vous rapprocher du style de la mise en scène
ou du rythme souhaité par tel ou tel comédien ?
Je n’ai pas eu souvent l’occasion de collaborer avec
les metteurs en scène, auxquels je reconnais volontiers le droit de faire ce qu’ils veulent du texte français, à une époque où le texte anglais lui-même ne
peut plus être éclairé, expliqué par son auteur. Le
seul cas de vraie collaboration a été avec Patrice
Chéreau, qui, extrêmement attentif, a relu avec moi
toute ma traduction d’Hamlet, ce qui m’a conduit à
des révisions de celle-ci en un certain nombre de
points. Mais ce n’a jamais été pour des considérations de mise en scène, sauf dans des cas de mots
d’énonciation ambiguë qui risquaient d’être compris
dans un autre sens à l’écoute que sur la page.
Toujours il s’est agi de porter plus d’exactitude dans
la restitution du sens de ce texte souvent obscur et
toujours touffu, le moment de cette révision étant
d’ailleurs venu, de toute façon, pour moi, du fait de
l’apparition en anglais de quelques éditions critiques
nouvelles, et surtout parce que des années avaient
passé depuis la dernière réimpression de mon
Hamlet, ce qui me permettait un recul, et de voir ce
qui n’allait pas.
Comment définiriez-vous le rôle du traducteur
shakespearien ?
Le traducteur a évidemment en lui du critique. Lire,
c’est comprendre, vouloir comprendre, et quant à
moi, ce nécessaire close reading m’a conduit à consacrer à presque toutes mes traductions des essais qui
sont certes de la critique. Mais les metteurs en scène
ont eux aussi du critique en eux, ainsi Chéreau avec
lequel j’ai discuté du sens de quelques passages
cruciaux d’Hamlet. Le traducteur, attaché au sens au
plan où nécessairement celui-ci structure l’œuvre,
en est l’unité, la vie quasi organique, voit la pièce
dans l’espace de ces rapports réciproques des parties,
ce qui est déjà une façon de la mettre en scène.
J’ajouterai que je place très haut la traduction, en fait
à peu près au même niveau que l’œuvre originale
dont on se veut soi-même capable ; et cela parce
qu’il faut évidemment tenter de se porter, autant
que possible, au même degré d’intensité et de vérité
que l’auteur.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
La chanson d’Ophélie
Texte anglais
Tomorrow is Saint Valentine’s day,
All in the morning betime,
And I a maid at your window,
To be your Valentine.
Then up he rose,
and donned his clothes,
And dupped the chamber door;
Let in the maid, that out a maid
Never departed more.
Quoth she “Before you tumbled me,
You promised me to wed.”
He anwers“So would I adone, by yonder sun,
and thou hadst not come to my bed”.
Ophelia (The Tragedy of Hamlet,
acte IV, scène v)
© Rictus/David Bobee.
By Gis and by Saint Charity,
Alack, and fie for shame!
Young men will do’t if they come to’t,
By Cock, they are to blame.
Abigaïl Green (Ophélie), dans la mise en scène de David Bobee, maison des Arts et
de la Culture, Créteil, 2010.
Traduction de Pascal Collin
Traduction d’Yves Bonnefoy
Traduction de Jean-Michel Déprats
Demain c’est la Saint-Valentin
Et dès que sonneront mâtines
Je viendrai vierge à ta fenêtre
Pour devenir ta Valentine.
C’est demain la Saint-Valentin,
Pour être sa Valentine,
Je suis venue, bien pucelle,
Tôt matin frapper à sa vitre.
Il se lève et ouvre sa chambre
Après avoir mis ses habits
Et fait entrer la jeune vierge
Qui vierge n’est pas ressortie.
Il s’est levé, habillé,
Il m’ouvrit tout grand sa chambre,
Une pucelle est entrée,
Qui jamais n’en est ressortie.
Demain, c’est la Saint-Valentin,
Debout dans le petit matin,
Et moi vierge à ta fenêtre,
Qui ta Valentine dois être.
Il se leva et se vêtit,
Ouvrit la porte de la chambre ;
Entra la vierge, mais vierge
Jamais elle n’en sortit.
Doux Jésus et Sainte Charité,
Hélas ! honte à toi, c’est bien fait,
Les gars pour ça sont toujours prêts.
Par la verge ils sont à blâmer.
Ô Jésus, sainte Charité,
Hélas, hélas ! Quelle honte !
Les garçons ne s’en privent guère,
Pour les filles, c’est grand mécompte.
« Mais avant de me culbuter,
Tu disais vouloir m’épouser. »
« Je l’aurais fait au bel été
Si tu ne t’étais fait baiser. »
Avant de me culbuter,
Vous m’épousiez, lui dit-elle.
J’en jure, je l’aurais fait,
Mais pas après ça, ma belle !
Hamlet, Montreuil-sous-Bois,
Éditions Théâtrales, 2010,
p. 135-137.
Hamlet, Paris, Club Français du livre
(« Formes et Reflets »), 1957 ; rééd.
in Paris, Gallimard (« Folio
classique »), p. 159.
Jésus et Sainte Charité,
Hélas ! honte, que diable !
Les gars le font sans hésiter,
Par Queue, ils sont blâmables.
« Avant de me trousser, dit-elle,
Tu promis d’être mon mari. »
(Il répond :)
« C’est ce que j’aurais fait, ma belle,
Si tu n’étais pas venue dans mon lit. »
Tragédies. Œuvres complètes I,
Paris, Gallimard
(« Bibliothèque de La Pléiade »),
2002, p. 898-899.
11
12
Faire ou ne pas faire
Pascal Collin.
Traducteur, dramaturge et codirecteur artistique de la compagnie La nuit surprise par le jour, acteur à
l’occasion (il interprète Polonius dans l’Hamlet mis en scène par David Bobee), Pascal Collin a traduit
plusieurs pièces de Shakespeare, pour les mises en scène de Yann-Joël Collin (Henry IV, 1998 ; Le Songe
d’une nuit d’été, 2008) et pour celles d’autres metteurs en scène (Le Roi Lear, Jean-François Sivadier,
2007 ; Hamlet, David Bobee, 2010 ; Comme il vous plaira, Cendre Chassanne, 2010). Ses traductions
sont publiées aux Éditions Théâtrales. Pour lui, traduire Hamlet revient à s’affronter à des
questionnements à la fois vertigineux et très concrets, puisque portés sur le plateau et partagés, dans
l’espace politique du spectacle vivant, avec le public d’aujourd’hui.
Traduire Hamlet : toucher, donc, pour un traducteur
de théâtre, au saint des saints – et se dire aussitôt que
ces mots ne conviennent pas. Qu’il n’y a là rien de
sacré, au contraire, et que si dans ce travail qui mène
de la confrontation des langages, des temps et des
espaces (des civilisations) à la représentation vivante,
on s’est posé la question de l’être, il s’agissait d’abord
de l’« être » du texte… Pas la question donc, ontologique et romantique, de l’être en soi, ni celle,
inscrite à la fois dans la fiction et la vie, du sens de
notre existence (et de savoir si cela vaut le coup de la
poursuivre ou de l’interrompre…), mais bien celle
de l’écriture et de sa mise en jeu.
La langue de Shakespeare ne cesse en effet de créer
des situations, entendues comme ces concentrés
poétiques et dramatiques d’un langage ordinaire
aussi complexe que l’interlocution est infinie. Cette
langue ne cesse alors de révéler, par la distance inhérente aux codes du langage théâtral, les enjeux de
désir, d’intérêt et aussi de recherche de vérité qui
agissent nos échanges. Et à travers la relation au
public promue par la dramaturgie, par cette étrange
succession de monologues du héros qui sont autant
de dialogues avec la salle, cette langue d’Hamlet
constitue l’espace possible, actif, d’une interrogation commune.
L’activité même de questionnement, très concrète,
sur la vie et sa glorieuse insignifiance semble bien
figurer cet « être » du texte Hamlet par son extrême
densité thématique, par le fait que se déposent, non
pas côte à côte mais au même endroit, la tragédie et
la comédie. La dérision est ainsi au cœur de la méditation ou du moment sublime de l’action : quand le
rire advient, preuve du vivant, il s’adresse nécessairement au malheur d’être né.
Pas de réponse à attendre ici de la scène, à l’évidence, à ces questions sur soi, et ce qu’on fait un
instant sur la terre, dans ces circonstances involontaires, plutôt inopportunes voire très injustes. Mais il
reste dans la vive conscience de la mort, cet acte
obstiné de la représentation, cet effort nécessaire
de l’ignorance : Claude Simon disait se méfier du
théâtre qui lui semblait relever plus naïvement que
d’autres formes du mythe de l’expressivité. Dans son
discours de réception du prix Nobel de littérature, il
rappelait qu’il n’avait rien eu à dire au monde, et
qu’au bilan d’une longue vie, avec ses confrontations aux horreurs du siècle et ses multiples
rencontres d’humanités si différentes, il « n’avai(t)
trouvé aucun sens à tout cela sinon, comme l’a dit, je
crois, Barthes après Shakespeare, que si le monde
signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien –
sauf qu’il est ». On ajoutera : et qu’il faut faire avec.
Il n’est alors question d’être que dans et par l’action.
On peut d’ailleurs supposer que, pour le spectateur
contemporain de Shakespeare, cette pièce représentait bien une action à rebondissement, mais où,
phénomène nouveau, c’est la crise intérieure du
Énigmes du texte, réponses de la scène
© Rictus/David Bobee.
Hamlet
Pierre Cartonnet (Hamlet), dans la mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010.
personnage principal qui faisait l’essentiel du spectacle. Dans la mesure où agir est devenu un problème
pour le héros, la pièce de Shakespeare refléterait
ainsi le passage d’une idéologie rassurante (féodale :
les identités ne font pas de doute puisqu’elles procèdent de la reconnaissance de la filiation) à l’inquiétude de la conscience moderne, liée à la Renaissance
comme interrogation sur la liberté du sujet dans sa
relation, enfin déconcertante, au monde.
Mais rien de moins abstrait que la réflexion au
théâtre : s’il est question d’être dans Hamlet, ce n’est
pas dans les limbes des généralités mais sous les
auspices du théâtre du faire – ou ne pas faire.
Autrement dit la question du que faire, et plus encore
peut-être du comment faire, est inséparable sur le
plateau de celle du qui être (ou quel rôle jouer) ici et
maintenant : le maintenant d’hier, d’ailleurs, comme
ici, celui d’aujourd’hui… le monde est un théâtre, et
dorénavant on le sait. Chaque période, et sans doute
chaque seconde de l’histoire, est à sa manière une
« renaissance » où l’on se demande, même sans y
penser, comment entrer dans une sphère nouvelle
de l’action – où l’on se demande, en évitant surtout
d’y penser, si celle-ci est encore possible –, si même
l’action contient une quelconque espèce d’essence
ou de vérité, dans un monde où le système de valeurs,
justifiant les fonctions et les comportements du
monde social, semble chaque jour plus vain,
mensonger, mortel. Où l’illusion semble davantage
dans le monde que sur la scène… et cela dans tous les
cas de figure : qu’on subisse le règne d’Ubu (ou celui
plus débonnaire du meurtrier Claudius) ou que
persiste, par la volonté civilisée de quelques-uns, un
État de droit – ou encore, comme en nos démocraties
républicaines, que les deux cohabitent.
Mais c’est peut-être là, précisément, qu’est l’enjeu du
travail politique du spectacle vivant : instaurer grâce
à la langue et pour le présent la relation au public
édifiée et projetée par le texte, fût-il ancien, non
pas en espérant des certitudes, mais pour faire
renaître par exemple avec Shakespeare – et en même
temps sans lui –, avec surtout les générations qui
nous composent, l’acte radical et partagé, amusant,
de nous poser des questions.
Celles dont justement, par ailleurs, en médiatisant à
outrance l’obscène illusion des réponses à retenir et
à réciter, les pouvoirs tentent à toute force de discréditer l’importance, de nier la nécessité.
13
14
Hamlet, des énigmes à déchiffrer ou à représenter ?
7. Lev Vygotski,
Psychologie de l’art,
traduction de Françoise
Sève, Paris, La Dispute,
2005, p. 229.
Interdit jusqu’en 1956 en
Union soviétique, cet
ouvrage important,
longtemps accessible aux
seuls russophones, n’a été
redécouvert et traduit que
récemment. Néanmoins,
une première traduction
française de l’essai
sur Hamlet était parue dans
la revue Théâtre/Public
en 1983 (n° 49,
« Shakespearomanie »).
Vygotski croise les
approches esthétique,
psychologique et
sociologique pour tenter de
comprendre la spécificité de
l’acte de création et de
réception artistique.
© Fondation Craig.
Catherine Treilhou-Balaudé.
Dessin pour la mise en scène d’Hamlet, par Edward Gordon Craig, BnF, Paris.
« La tragédie d’Hamlet est unanimement considérée
comme énigmatique. Elle semble à tous se distinguer des autres tragédies du même Shakespeare et
de celles d’autres auteurs avant tout parce que l’action y est développée de manière à susciter à coup sûr
incompréhension et étonnement chez le spectateur.
C’est pourquoi les études et travaux critiques consacrés à cette pièce revêtent presque toujours un caractère d’interprétation et sont tous construits sur le
même modèle : ils tentent de déchiffrer l’énigme
posée par Shakespeare. Celle-ci peut être formulée
ainsi : pourquoi Hamlet, qui doit tuer le roi aussitôt
après sa conversation avec le spectre, ne peut-il aucunement le faire et pourquoi l’histoire de son inaction
occupe-t-elle toute la tragédie ? »7
Ainsi débute l’essai sur la tragédie d’Hamlet écrit
en 1915, à l’âge de dix-huit ans, par le psychologue
russe Lev Vygotski, repris et publié en 1925 dans son
ouvrage Psychologie de l’art. Le constat et la formulation qu’il propose de l’énigmaticité fondamentale
d’Hamlet n’ont pas pris une ride, pas plus que ses
analyses pénétrantes des interprétations produites
tant par le romantisme européen que par les écrivains russes du siècle précédent, tel Léon Tolstoï.
Hamlet
Vygotski reproche à ce dernier de considérer comme
une inhabileté de Shakespeare le fait qu’il soit
impossible de donner aux actes et aux discours
d’Hamlet une interprétation unique et plausible. La
question pertinente, selon lui, n’est pas de se
demander pourquoi Hamlet temporise, mais pourquoi Shakespeare oblige Hamlet à temporiser.
Déplaçant le champ de l’interprétation du psychologique à l’esthétique, il invite à ne pas poursuivre
la recherche illusoire du caractère d’Hamlet, mais à
toujours envisager ensemble et dans leur contradiction, ou leur non-coïncidence, le niveau du héros
tragique et celui de la tragédie elle-même. Dans
une belle réflexion sur le mot « machine » employé
par Hamlet dans la lettre par laquelle il jure un
éternel amour à Ophélie, et que retiendra Heiner
Müller pour le titre de sa réécriture, Vygotski voit
dans l’être-machine d’Hamlet l’essence même de
la tragédie. Les événements, dans Hamlet, sont
réfractés à travers le prisme de l’âme du personnage. Ce phénomène encourage l’identification du
spectateur à Hamlet : « Nous commençons en effet
à nous sentir, avec le héros tragique, comme une
machine de sentiments, dirigée par la tragédie ellemême, laquelle acquiert sur nous un pouvoir tout à
fait spécial et exceptionnel. »8
La tragédie d’Hamlet est construite sur le principe du
dédoublement et de la contradiction : le héros n’est
pas adapté à la fable, et la fable ne se déduit pas du
caractère du héros. Loin de voir dans Hamlet un héros
faible dépassé par la tâche qui lui est imposée, selon
l’interprétation romantique héritée de Goethe,
Vygotski le dépeint au contraire comme un personnage d’une énergie exceptionnelle, tandis que les
événements de la fable ne cessent de faire dévier
la tragédie de son but, par toutes sortes d’interruptions invraisemblables. Cette contradiction, voulue
et orchestrée par Shakespeare, est précisément
destinée à faire vivre au spectateur l’invraisemblable,
à lui permettre l’expérience de sentiments et d’émotions contradictoires.
Cette position a le mérite important, en déplaçant
l’énigmaticité d’Hamlet sur le plan de l’intention
esthétique, de rendre compte de sa nature d’œuvre
ouverte, et de permettre de comprendre la vocation
singulière de cette tragédie à accueillir depuis quatre
siècles toutes sortes d’interprétations, tant critiques
que scéniques, ainsi que ce phénomène récurrent
d’identification dans des contextes politiques, philosophiques, culturels différents.
Énigmes du texte, réponses de la scène
Krzysztof Warlikowski :
« Hamlet, c’est tout à fait moi. »
« Avec Hamlet, il y a beaucoup de questions et
peu de réponses. Gertrude est-elle coupable ou
pas ? Polonius est-il criminel ou non ?
Hamlet a-t-il des amis ? Et lesquels ? Est-il
homosexuel ? Aime-t-il sa mère d’un amour
incestueux ? Aime-t-il qui que ce soit ?
C’est une pièce sur les incertitudes de la vie.
J’y ai touché au même âge que celui qu’avait
Shakespeare quand il l’a écrite. Hamlet, c’est tout
à fait moi, avec mes incapacités et mes questions.
C’est aussi tout le monde. […] Tout le monde peut
être Hamlet. J’ai cultivé son côté introverti, mutilé
de la vie, souffrant. Je voulais atteindre la cause de
sa souffrance, la souffrance de chacun. Hamlet est
une pièce qui permet aux comédiens de s’exprimer
eux-mêmes et non de créer des biographies
imaginaires. »
Krzysztof Warlikowski,
dossier de presse d’Hamlet (2001).
Antoine Vitez contre
« l’optimisme de la lecture »
« Pour ce qui est du caractère énigmatique de la
pièce, je préfère ne pas employer le mot de
“lecture”, qui présuppose que l’on a trouvé la
lecture, le sens à donner à la pièce. Je m’oppose à
une mise en scène qui offrirait des signes
brouillés, illisibles, qui ne ferait que raconter une
histoire de cape et d’épée. Nous voyons bien,
d’autre part, qu’il faut présenter les différents
enjeux sans vouloir induire une réponse, suggérer
un avenir radieux. L’avenir radieux du Danemark,
si je ne me trompe, c’est l’occupation
norvégienne. Toute lecture débouche sur un
optimisme de la lecture. Nous sommes dans un
champ de forces, Hamlet est microcosmique. »
Antoine Vitez
in « Antoine Vitez : à propos de sa mise en scène
d’Hamlet », Du texte à la scène : langages du
théâtre, actes du congrès de la Société française
Shakespeare, 1982 ; édité par Marie-Thérèse
Jones-Davies, Paris, Jean Touzot, 1983, p. 265.
Pourquoi Hamlet n’agit-il pas ? Sa folie est-elle feinte
ou véritable, ou les deux à la fois ? Croit-on à la
réalité du fantôme dans Hamlet ? Gertrude est-elle
complice ou non du meurtre de son époux ? Hamlet
aime-t-il Ophélie ? La mort d’Ophélie est-elle suicidaire ? Fortinbras sauve-t-il ou asservit-il le Danemark ?
Horatio dira-t-il la vérité sur l’histoire d’Hamlet ?
8. Ibid., p. 267.
15
© Marc Enguérand CDDS.
16
Richard Fontana (Hamlet) et Jany Gastaldi (Ophélie), dans la mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national de
Chaillot, Paris, 1983.
9. John Dover Wilson,
Pour comprendre Hamlet
(nouveau titre de Vous avez
dit Hamlet ?, 1re édition de
la traduction française de
Dominique Goy Blanquet,
Paris, Aubier, 1988), Paris,
Seuil (« Points »), 1993.
L’ouvrage original, What
Happens in Hamlet, publié
en 1935, devenu un
classique de la critique
shakespearienne, a été
constamment réédité
depuis cette date.
Ces questions non exhaustives peuvent se rassembler en une, « what happens in Hamlet ? », qui donne
son titre à un ouvrage de John Dover Wilson9 tout à
fait caractéristique de la croyance de la critique, à un
moment donné de son histoire, en la possibilité de
résoudre les énigmes d’Hamlet. Mais les éclairages se
sont multipliés et se contredisent : les lectures psychanalytiques de l’histoire d’Hamlet, d’Ernest Jones à
Stanley Cavell, qui voient dans l’impossibilité d’agir
d’Hamlet l’effet d’une identification œdipienne à
Claudius l’empêchant de tuer le double de lui-même,
ne coïncident pas avec les interprétations philosophiques du scepticisme d’Hamlet, qui ne se reconnaîtrait pas dans les valeurs archaïques du père, pas
plus qu’elles ne rencontrent les approches allégoriques, dont l’une des plus intéressantes (quoique
partielle) est sans doute celle qui voit dans Hamlet
un reflet du schisme religieux : l’étudiant de
Wittemberg, ville d’origine de Martin Luther, ne
pourrait que douter de la véracité des propos et
exigences d’un spectre sortant du Purgatoire, auquel
ne croient pas les réformés.
L’enquête de Dover Wilson est le point de départ de
la dernière en date des tentatives pour poser (sinon
résoudre) les énigmes d’Hamlet, celle de Pierre
Bayard, dont l’Enquête sur Hamlet, publiée en 2002,
articulée autour de la question « qui a tué le père
d’Hamlet ? », si elle aboutit à la conclusion que
personne ne lit et ne comprend le même Hamlet,
n’en a pas moins le mérite de décrire avec une grande
acuité le fonctionnement de la lecture critique et de
l’interprétation.
Les metteurs en scène, plus que les critiques, ont
conscience du caractère éphémère de leur interprétation d’Hamlet quand ils ne se méfient pas, plus
radicalement, de l’idée même d’interprétation ou de
lecture par la scène. Cependant, ils partagent unanimement deux approches d’Hamlet : l’identification
– pas nécessairement d’eux-mêmes, mais de la
communauté formée par eux-mêmes, les scénographes, les comédiens et autres participants du
processus scénique, et le public auquel s’adresse leur
mise en scène – aux incertitudes et aux apories
stimulantes d’Hamlet ; l’interrogation, leur désir
d’Hamlet étant essentiellement mû par les questions qu’ils posent à Hamlet, que Hamlet leur pose,
qu’ils adressent à leurs contemporains à travers
Hamlet.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
17
L’énigme toujours recommencée d’Hamlet
Gisèle Venet.
Dans Hamlet, Shakespeare plus qu’ailleurs exacerbe
le trouble que suscite l’écriture du discontinu, du
fragmentaire, de l’attribution incertaine, du double
entendre, du double jeu avec le langage qu’est tout
texte de théâtre, auquel s’ajoute le jeu dédoublé
d’un texte donné à voir comme à entendre.
par-delà les intrigues de l’œuvre. « Être, ou ne pas
être » se récitait à genoux au XVIIIe siècle. Les romantiques de tous pays se sont identifiés au « prince
de la spéculation philosophique »11, Mallarmé y a
cherché « une ressemblance immortelle » ou Aragon
un « Kafka d’Elseneur »12, avant le désinvestissement
radical d’Heiner Müller dans Hamlet-machine – « Je
Quel texte ?
Encore faut-il, dans le cas d’Hamlet, savoir de quel
texte il s’agit : trois versions imprimées s’offrent au
lecteur, que ne garantit aucun manuscrit de l’auteur.
L’une de ces versions, sans qu’on sache laquelle, avait
été jouée en 1600, dans le tout récent théâtre du
Globe au fronton duquel figuraient la devise « Le
monde est un théâtre » et l’emblème « Hercule et
son fardeau »10 ; deux « énigmes » comme on aimait
les déchiffrer au jeu des rébus, mises en œuvre ou en
abyme dans le texte d’Hamlet, sur le mode sérieux ou
désinvolte, sans que l’on puisse toujours repérer la
frontière de l’un à l’autre tant cette écriture participe d’un double jeu entre « folie » et « méthode ».
Ces figures du monde ont présidé tout autant à la
recherche d’une « méthode » qui en décrypterait tous
les sens – tâche inaccessible, la critique multiséculaire
l’a prouvé – qu’à l’éloge de cette « folie » d’une écriture dans un texte qui se prête à toutes les interprétations – au sens intellectuel et scénique – et à toutes
les équivoques, laissant à chaque siècle la liberté d’y
projeter l’énigme qu’il voudrait y trouver.
Chaque génération s’y est exercée, privilégiant longtemps le personnage d’Hamlet au détriment de la
pièce Hamlet. Ses monologues sur l’énigme du nonêtre et la fascination du suicide autour d’un déficit
d’agir ont paradoxalement porté Hamlet à « être »
une « quasi-personne » plus qu’un personnage, dont
l’existence autonome semble appelée à perdurer
© Bridgeman.
Hamlet ou Hamlet ?
L’acteur tragique (Rouvière en Hamlet) par Édouard
Manet, 1866, National Galery of Art, Washington
(États-Unis).
10. Hamlet, acte II, scène II,
p. 119a (les références
renvoient à la traduction de
Jean-Michel Déprats,
Hamlet, éd. Gisèle Venet,
Paris, Gallimard [« Folio
Théâtre »], 2002).
11. William Hazlitt, Lectures
on the Literature of the Age
of Elizabeth and Characters
of Shakespear’s Plays
(1817).
12. Préface à Une nuit avec
Hamlet de Vladimir Holan,
Paris, Gallimard (« Folio »),
2000, p. 26.
18
Hamlet continuent de confronter le lecteur-spectateur à une « œuvre ouverte », selon la terminologie
d’Umberto Eco, de remettre en jeu à chaque reprise
du texte l’énigme de ses choix d’écriture.
© Marc Enguérand CDDS.
Jeux d’esprit baroques
Gérard Desarthe dans Hamlet-machine d’Heiner Müller,
mise en scène de Jean Jourdheuil, théâtre GérardPhilipe, Saint-Denis, 1979.
13. Dans « Hamlet et
Freud », préface à Ernest
Jones, Hamlet et Œdipe,
Paris, Gallimard, 1967,
p. XXIV, XX, XXXIV et XXXIII.
14. Hamlet, op. cit., III, II,
p. 88.
ne suis pas Hamlet. Je ne joue plus de rôle. Mes mots
n’ont plus rien à me dire » –, réduisant les mots de la
pièce à neuf pages.
Jean Starobinski revient sur l’énigme d’une disproportion entre cette fascination pour le personnage et
les analyses consacrées à la pièce. Il évoque à ce
propos une démarche critique portée à « reconstituer
le sens lacunaire, interroger l’espace sous-jacent,
définir le fond dérobé, unir le texte et son complément élusif », comme s’il s’agissait de retrouver une
intention délibérée chez Shakespeare « d’écrire une
pièce dont l’effet tragique serait lié à la représentation d’un univers – cosmique, politique, psychologique – traversé de lacunes ». Sa perspicacité critique
ne l’en ramène pas moins au privilège exorbitant du
personnage : vu par le « génie freudien [qui] consiste
en un enchaînement de reconnaissances », Hamlet,
« qui dès le début de la pièce parle en énigmes », ne
serait autre que « le prototype de l’anomalie qui
consiste à ne pas sortir victorieux de la phase
œdipienne »13.
Loin de refermer les horizons de la pièce, les éclairages incidents les plus factuels sur Hamlet comme les
analyses les plus pénétrantes de son « secret », ou les
réécritures absurdes ou satiriques de l’œuvre, auront
sollicité de nouvelles ouvertures critiques, de
nouvelles interprétations scéniques.
L’indétermination apparente du personnage Hamlet
et le fonctionnement contraignant de la pièce
La tragédie Hamlet est écrite au plus fort d’une crise
majeure des représentations – littéraire, scientifique,
métaphysique, psychologique, politique – qui affecte
l’Europe tout entière entre 1550 et 1650 et signe
l’entrée dans l’ère que les historiens nomment
« moderne ». Face aux questions encore imparfaitement formulées de cette nouvelle épistémè qui met
en cause la représentation sphérique connue du
monde, le « globe » de l’univers, les réponses esthétiques fournies par Shakespeare et ses contemporains entraînent la mise en déséquilibre des modèles
reçus – culturels, religieux, politiques, éthiques –,
tous plus ou moins inféodés à l’aristotélisme devenu
dogmatisme scolastique, et rejetés comme tels. On
assiste à la mise à l’envers des codes rhétoriques ou
plastiques de représentation – jamais autant d’estampes sur l’image du « monde à l’envers » n’auront circulé – comme on procède au renversement
des règles du langage, mises à mal par l’excès même
de la recherche poétique et des caprices de la
« pointe » et du mot d’esprit.
Cette « pointe », ce jeu d’esprit, tombés parfois dans
le non-sens par excès même de sens, ont regagné
pourtant une pertinence paradoxale à force de servir
de masques mystificateurs au théâtre – aux Biron,
Rosalinde, Béatrice, Orsino, Viola des comédies
shakespeariennes. Dans la tragédie, le personnage
d’Hamlet y gagne en inquiétante étrangeté à force
de se mettre en abyme dans des rôles d’emprunts,
« caméléon »14 puisant dans l’inépuisable jeu avec les
mots d’esprit de quoi servir sa dissimulation.
Une subtile mise en miroir des usages du jeu d’esprit
sert la mise en place du premier affrontement entre
le roi Claudius et Hamlet, avant même la révélation
du meurtre du père par le spectre. Les premiers mots
de Claudius en scène en appellent au jeu verbal pour
figurer la fiction de retour à l’ordre qu’il représente.
Ils empruntent au jeu virtuose avec les antonymes
pratiqué par les poètes maniéristes, non pourtant,
comme eux, pour mettre au jour dans l’énigme du
sens les paradoxes de la vérité, mais pour les masquer.
Seul l’audacieux oxymore redoublé – « gaieté aux
funérailles et chant funèbre au mariage » –, complété
d’une image paradoxale d’ordre parfait – « une
Hamlet
balance égale pesant plaisir et deuil » –, peut figurer
l’infigurable, travestir en jeu d’esprit audible de
tous l’inavouable secret d’un amour incestueux
pour la reine, et le péché de Caïn que Claudius dut
commettre pour l’épouser, le meurtre du « frère »,
du roi Hamlet. L’accueil qu’il fait au prince se voudrait
masque supplémentaire – « Hamlet, mon neveu
et mon fils –, n’était la parade du jeu d’esprit d’un
Hamlet qui utilise l’énigme pour éclairer la filiation
usurpée et récusée : « Un peu plus que neveu, moins
fils que tu ne veux. »15 Ce neveu et moins que fils
aura encore à se dédoubler en fiction de lui-même
mis en abyme dans une fiction de théâtre, dans « Le
meurtre de Gonzague » dont il sera l’auteur et le
metteur en scène, pour vérifier l’énigme révélée par
un spectre et démasquer Claudius.
aimée et complice. Non sans que Shakespeare remodèle en profondeur ses emprunts, comme dans tant
de ses autres pièces, omettant des motifs plus explicites dans les textes sources, occasion tout autant de
perplexité pour le lecteur que d’ambiguïté volontaire au service d’un dramaturge manipulateur. Il
retient du genre déjà constitué le serment précoce
d’un vengeur qui veut « voler à sa vengeance » dès
le début de la pièce mais n’actualise cette réparation attendue qu’à l’acte V, ce qui le laisse confronté
à la même nécessité de remplir l’entre-deux. Pour le
vengeur de Kyd comme pour Hamlet, il faut dissimuler le secret d’un meurtre antérieur à la tragédie,
révélé en scène par le spectre de la victime, dont il
faut aussi vérifier la parole. Pour cela, chez Kyd
comme chez Shakespeare, la stratégie du vengeur
lui impose de revêtir le masque d’une folie feinte
qui se confond avec une irréparable mélancolie à la
fois née du deuil et intrinsèque au personnage
auquel on impose un destin qu’il n’a pas choisi. Dans
les deux tragédies, les stratégies d’évitement adoptées par le meurtrier qui se sait en danger obligent
les vengeurs à retarder l’accomplissement de l’acte de
vengeance, tandis qu’ils se mortifient de leur inaptitude à l’action et se font rappeler à l’ordre par le
spectre. Et dans les deux cas, la conscience du meurtrier sera prise au piège d’une mimèsis de tragédie
mise en abyme dans la tragédie par le stratagème de
la « pièce dans la pièce ».
© Marc Enguérand CDDS.
La tragédie de vengeance :
un genre revisité
Le genre choisi pour écrire Hamlet – la tragédie –
est lui-même contesté comme forme identifiable
pour servir à l’interprétation, et cela de l’intérieur du
texte par la plume d’un Shakespeare narquois
confiant au cuistre Polonius le soin de faire la liste
bouffonne d’une prolifération de styles alternatifs
offerts à sa liberté créatrice – « tragédie, comédie,
drame historique, pastorale, pastorale comique,
pastorale historique, tragédie historique, tragédie
comico-historico-pastorale ». L’écho des querelles
qui divisent ses contemporains – « pièce avec unité ou
poème sans règle » – en parvient jusque sur le
plateau de théâtre où se joue Hamlet dans « un
grand assaut d’esprit » : les « tragédiens de la cité »,
si chaleureusement accueillis par un Shakespeare à
peine masqué sous les traits d’Hamlet, pourraient
être menacés, selon l’inclusion tardive de 1623, par
une « nichée d’enfants »16 employés à jouer des
pièces plus « classiques » dans des théâtres privés
plus fermés et plus sélectifs que le Globe, dans le
même temps où s’ébranle l’autre « globe », celui
qu’Hercule, tel Atlas, porte en fardeau, l’univers
sphérique ptoléméen et aristotélicien.
On voit pourtant Shakespeare se plier à toutes les
exigences du modèle collectif de structure close,
archaïque, qu’est la tragédie de vengeance, déjà
rendue familière par Thomas Kyd et sa Tragédie espagnole, et peut-être par un premier Hamlet que ce
même auteur aurait écrit, pour ne rien dire des
sources d’où dérivait déjà l’histoire danoise d’un
prince fou, Amleth, aux mots sévères pour une mère
Énigmes du texte, réponses de la scène
Vladimir Vyssotski (Hamlet), dans la mise en scène de
Iouri Lioubimov, adaptation de Boris Pasternak, Théâtre
national de Chaillot, Paris, 1977.
19
15. I, II, p. 12-13 et 65.
16. II, II, p. 117 et 298a (ce
fragment ne figure que
dans l’édition de 1623).
20
nom. Le renversement des codes de l’amour pétrarquiste qui lui fait suite serait alors la réponse misogyne à la « mise en scène » d’Ophélie, qui fait d’elle
l’égale de sa propre mère.
Le thème de la « vanité » est devenu un genre en soi
qui envahit toutes les formes de créativité contemporaine, détourné vers l’expression d’une mélancolie
du moi qui s’empare du siècle et en affecte tous les
modes d’expression : la réflexion solitaire y trouve
l’occasion d’un réfléchissement de soi par soi, découverte des abîmes de la subjectivité sur fond de néant,
le crâne se réfléchissant désormais dans les miroirs
peints des tableaux de « vanités »18 là où devrait
paraître un visage. Dans Hamlet, c’est encore sur le
mode le plus raffiné du recours à l’art – ici des bouffons de théâtre – que Shakespeare se charge de
« tendre pour ainsi dire le miroir à la nature » : le jeu
des reflets, grotesque sans cesser d’être cruel, met
face à face les profils symétriques de Yorick et
d’Hamlet, du bouffon professionnel et du comédien
de la folie, dans un ricanement existentiel commun.
Miroirs ou mirages
de la représentation
© Marc Enguérand CDDS.
17. II, II, p. 247a-249a
(fragment ne figurant que
dans l’édition de 1623) ; II,
II, p. 367 ; III, I, p. 31.
18. Voir Les Vanités dans la
peinture du XVIIe siècle, éd.
Alain Tapié, catalogue de
l’exposition Caen-Paris,
1990-1991.
Du vide structurel que lui imposait le genre du drame
de vengeance, Shakespeare va faire la matière d’une
crise personnelle rejoignant l’obsession collective de
tout le siècle – « vanité des vanités, tout est vanité ».
Ces mots de l’Ecclésiaste étaient déjà la source d’un
Éloge de la folie par Érasme, maître du mot d’esprit
à visée métaphysique. Dans les monologues
d’Hamlet, expression d’un déséquilibre intérieur
profond, ils rejoignent ceux des poètes contemporains évoquant la remise en cause d’une éminence de
l’homme dans un monde clos en passe de devenir
infini. La perception de l’espace, catégorie objective
s’il en est, en devient subjective et soumise aux aléas
de l’intériorité : « Je pourrais être enfermé dans une
coque de noix et m’y sentir roi d’un espace infini,
n’était que j’ai de mauvais rêves. » L’écho de cette
« misère » de l’homme perçu désormais comme
« quintessence de poussière » nous parvient du sein
de la pièce dans une turbulence de vapeurs fétides,
mais aussi en situation toujours possible de double
jeu : la méditation fascinante pourrait être falsifiée,
destinée à tromper des amis devenus suspects à force
de l’espionner, Rosencrantz et Guildenstern. Comme
l’autre méditation sur la vanité de toute action
– « Être, ou ne pas être » – pourrait être action,
volonté de berner les « espions légitimes »17 Claudius
et Polonius, inquiets d’une folie qui ne dit pas son
Daniel Mesguich (Hamlet), dans la mise en scène de
Daniel Mesguich, adaptation de Michel Vittoz, théâtre
Gérard-Philipe, Saint-Denis, 1986.
Au théâtre, genre littéraire le plus sollicité à l’âge
baroque, les réponses esthétiques à la crise des représentations tendent à faire douter de la représentabilité de toute perception grâce à l’exubérance même
des représentations de représentations. Les jeux avec
la réalité et ses doubles s’y multiplient dans des représentations illusoires de l’illusion, grâce aux miroirs
et aux trucages qui dédoublent ou déforment la
perception. C’est le mélancolique Jacques, dans
Comme il vous plaira, qui exploite l’emblématique
énigme : « Le monde entier est un théâtre et tous,
hommes et femmes, n’y sont que des acteurs », avant
que Macbeth n’y voie plus qu’une « ombre en
marche, un pauvre acteur » dans « le bruit et la
fureur » des matins et des soirs indifférenciés. Les
parodies de théâtre, sur le mode grotesque, viennent encore creuser « l’abyme », comme dans Le
Songe d’une nuit d’été où des artisans, s’improvisant en scène comédiens, exacerbent par leur désopilante gaucherie l’écart radical entre les fictions
d’un texte et la matérialité de leur représentation.
Shakespeare, en devant représenter l’inaction du
vengeur en Hamlet, semble même vouloir nous faire
douter de la pertinence du théâtre à représenter
quelque action que ce soit : à l’acte II, au moment
même où Hamlet devrait « voler à sa vengeance »,
rien n’arrive si ce n’est une troupe de comédiens,
sans rôle, sans masque, sans costumes, sans « art »
autre que le plus subtil de tous, pouvoir nous faire
croire qu’ils sont de « vrais » comédiens désœuvrés,
sans comédie – ni tragédie – à jouer, de ceux dont la
voix qui mue inquiète, auquel la barbe peut-être
pousse quand il les faudrait imberbes pour jouer les
rôles de femmes confiés aux jeunes garçons dans les
théâtres anglais. Pire, il faut leur souffler les règles
élémentaires du théâtre – ne pas « scier l’air » avec ses
bras –, s’ébahir de force d’une audace – une « reine
capuchonnée »19 –, énigme s’il en est dans ce texte
que Hamlet a arraché à sa mémoire. Car, sommet de
détresse pour des acteurs, ils sont entrés en scène
sans texte à dire, qu’il a fallu leur souffler, voire
déclamer à leur place. Voire réécrire. Car, dans ce
moment de la plus grande vacuité de sens, devant ces
acteurs aux rôles à contre-emploi, Hamlet retrouve le
sens de tout théâtre dans le paradoxe du comédien
qui pleure « pour rien », « pour Hécube ! », et se
réapproprie l’action, une action qui ne sera que
théâtre : « Le théâtre sera/La chose où je prendrai la
conscience du roi. »20
Ces jeux distanciés avec des fictions de fictions servent
plusieurs maîtres : ils ont permis de donner consistance – fût-ce par l’inconsistance – à un « effet de
réel », la « durée coupable » dont Hamlet s’afflige et
dont les commentateurs se sont emparés, « énigme »
du rapport entre le personnage, son rôle et ses représentations. Ils motivent ou excusent le « réalisme » du
stratagème de théâtre qui va suivre, auquel le
baroque Shakespeare va sacrifier en adoptant le lieu
commun devenu cliché selon lequel un coupable,
voyant mettre en scène son propre crime, serait porté
à la contrition ou à l’aveu. De fait, le mécanisme de
« La souricière », « métaphoriquement »21 si bien
nommée, se referme comme prévu sur un Claudius
avouant son crime en quittant brusquement les lieux
où se joue « le meurtre de Gonzague », fiction
réaliste du sien.
Le temps de l’action
La présence du témoin oculaire Horatio doit
confirmer comme « vrai » ce que la subjectivité de la
folie d’Hamlet pourrait encore faussement reconstruire. Après quoi l’ère du soupçon réciproque entre
Hamlet et Claudius cède le pas au temps de l’action :
la stratégie d’évitement, source de retard et de mots
d’esprit chez Hamlet, laisse la place aux fourberies
efficaces d’un Claudius que déjoue l’audacieuse
Énigmes du texte, réponses de la scène
21
© Marc Enguérand CDDS.
Hamlet
Gérard Desarthe (Hamlet), dans la mise en scène de
Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes,
Festival d’Avignon, Avignon, 1988.
contrefaçon de quelques lettres dans un message,
avec pour dégât collatéral la mort sans phrase des
deux faux confidents « sautés sur leur propre pétard ».
La politique de la folie feinte n’a plus d’objet : la
scène est libre pour une poétique de la folie qui ne
doit plus rien à la feinte, le délire d’Ophélie.
En adoptant le stratagème univoque du « meurtre de
Gonzague », Shakespeare ne s’est pas privé pour
autant de l’adapter à sa propre poétique de l’équivocité. Si le mime qui précède la pièce est muet,
Hamlet ne l’est pas durant le mime. Et sans doute
faut-il voir dans la redondance énigmatique du mime
et de la pièce plus qu’un accident de composition
mal venu de la part d’un Shakespeare ailleurs si
habile et soudain plus maladroit que les artisans
comédiens du Songe d’une nuit d’été. Le silence dans
l’action qu’il procure pourrait éveiller une connivence supplémentaire chez le spectateur-lecteur
contraint d’écouter un Hamlet qui doit encore « faire
le niais » afin de fourbir cette « langue niaise »22 qui
19. II, II, p. 433.
20. II, II, p. 531-532.
21. III, II, p. 223.
22. III, II, p. 86 ; III, IV, p. 10.
22
l’aparté, convention cocasse qui contraint l’acteur à
tout dire à voix haute : « Les comédiens ne savent pas
garder un secret. »23
Si les atermoiements autour de « l’énigme » à vérifier,
les paroles du spectre, n’ont plus lieu d’être après la
pièce dans la pièce, Hamlet n’en demeure pas moins
« œuvre ouverte », en mal de définition, voire – il s’en
faut de peu – de dénouement. Seul le « hasard »
d’un fleuret empoisonné, ramassé par erreur après sa
chute accidentelle des mains de Laërte, entraîne la
vengeance tant attendue de celui que « tous les
hasards accusent ». Encore faudra-t-il un dernier
« hasard » pour qu’enfin Claudius lui soit désigné
comme le coupable objectif, et qu’il l’exécute. Et que
de plus sa mère meure pour lever enfin toutes les
inhibitions qui pesaient sur cette action.
© Marc Enguérand CDDS.
L’énigme toujours recommencée
Redjep Mitrovitsa (Hamlet) et Andrzej Seweryn
(Claudius), dans la mise en scène de Georges Lavaudant,
Comédie-Française, Paris, 1994.
23. III, II, p. 90-91 et 129.
24. V, II, p. 309.
25. L’expression d’Hazlitt
(op. cit., p. 74) est en effet :
« It is we who are Hamlet. »
en sait trop long, avec laquelle il percera le cœur de
sa mère.
Le hors-scène dans la scène que sont les commentaires d’Hamlet dans le mime – « Vous faites bien le
chœur », ironise, ou s’extasie, Ophélie – motive plus
avant la pertinence du stratagème sous couvert d’impertinence des propos, et maintient la cohérence
d’un récit de vengeance commencé à l’acte I qui n’en
finit pas de se déboîter dans des événements adventices. Le rectificatif factuel prêté à Ophélie – « deux
fois deux mois » – en réponse à l’étourderie feinte
d’Hamlet – « moins de deux heures » – veille à
compter les jours qui passent dans les deux heures de
sablier que dure une représentation, mais il replace
aussi au centre de la scène le motif du deuil qui ne
passe pas. De même, l’ironie de la révélation à venir
est latente dans la condescendance d’un Claudius
sourd aux équivoques d’Hamlet sur son sort de prince
– « Ces paroles m’échappent » – ; mais elle devient
sardonique dans la confidence faite à Ophélie, sous
couvert de commenter en homme de théâtre
Même aussi tard dans la pièce, le texte recèle encore
des énigmes mystifiantes, ou des menaces de recommencements qui appellent d’autres réponses de mise
en scène. Les derniers mots d’Hamlet s’adressent
encore, par-delà le dénouement, à de mystérieux
spectateurs – « vous qui avez l’air blême et frissonnez
à cet événement »24 – sans que l’on sache s’ils sont des
comédiens en scène ou le public en salle, ou si Hamlet
se trompe de dénouement après avoir donné « sa
voix mourante » à Fortinbras. Au moment d’une
révélation qui devrait être oraculaire – « oh ! je pourrais vous dire… » –, les mots meurent dans sa bouche.
Après quoi « le reste est silence ». À moins que les
bruits de bottes qu’accompagne le son d’un tambour
n’arrivent à point nommé pour déséquilibrer la
tragédie plus avant en promettant de relancer le
cercle vénéneux des vengeances des pères par des fils
frustrés. « Où est ce spectacle ? » dit un Fortinbras
revenu « réclamer ses droits » dans un Danemark
réduit à un « spectacle lugubre », comme il était déjà
royaume « pourri » lors de sa première incursion tout
armée au début de la pièce, pour exercer son droit de
vengeance contre le « père » d’Hamlet, fût-il devenu
un Claudius père des peuples dans l’intervalle d’une
fausse paix avec la Norvège annexée. Jan Kott, autre
désabusé venu de l’Est, pourra dire du haut du grand
escalier de l’Histoire : « Nous sommes tous des
Hamlet », relisant les énigmes de ce texte à la lumière
de ses contemporains. Ou comme l’avait déjà dit un
romantique, énigme des recommencements : « Nous
sommes tous Hamlet », ou plutôt « Hamlet n’est que
par nous »25.
■
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
23
Du texte à la scène
Hamlet de la scène française à la scène européenne :
omniprésence et diversité
Catherine Treilhou-Balaudé.
reconstituer l’univers d’Hamlet ; symboliser-suggérer
l’espace mental d’Hamlet, jouer (avec) le théâtre
d’Hamlet, déplacer Hamlet vers d’autres temps ou
d’autres lieux, généralement plus proches du public
visé. Elles se succèdent historiquement, mais ne se
substituent pas pour autant les unes aux autres. On
verra comment chacune de ces démarches donne
naissance à une tradition propre, continue d’inspirer
metteurs en scène et comédiens, et s’offre aujourd’hui à de multiples combinaisons.
La tentation archéologique
On peut parler de tentation archéologique lorsque la
mise en scène prétend figurer un Danemark médiéval
ou l’univers culturel du tournant des XVIe et XVIIe siècles,
© Bridgeman/Giraudon.
Hamlet est la première pièce shakespearienne rendue
accessible, par des traductions destinées à la lecture
dans la première moitié du XVIIIe siècle, puis par des
adaptations scéniques dès la seconde moitié du XVIIIe
siècle, à un public moins confidentiel que celui des
lettrés français anglophones. Aujourd’hui encore, par
le nombre des mises en scène qu’elle suscite ou de
créations scéniques qu’elle inspire régulièrement, la
tragédie d’Hamlet reste largement en tête du corpus
des représentations shakespeariennes. Trois siècles
et demi se sont écoulés depuis l’Hamlet « imité » de
Shakespeare par Jean-François Ducis1, représentation
originaire pour la scène française. Mais parce que
Ducis, après Voltaire, dissimule son modèle et se
montre peu soucieux de reconnaître sa dette shakespearienne, et malgré l’interprétation de Talma,
inspirée, elle, plus directement, du personnage
original et du jeu anglais, on s’autorisera à déplacer
cette origine de près d’un siècle. Le premier Hamlet
se proposant de rendre à Shakespeare ce qui lui
appartient2, même s’il ne le fait pas en réalité, est La
Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark, adaptée par
Alexandre Dumas et Paul Meurice et créée en 1846.
Les mises en scène les plus récentes faisant l’objet
de développements spécifiques dans la troisième
partie de cet ouvrage, cette histoire des mises en
scène d’Hamlet en France, qui n’échappera pas à une
certaine sélectivité, et qui devrait s’élargir désormais
à une dimension européenne caractéristique de la
programmation théâtrale des dernières décennies,
s’achèvera avec celle du metteur en scène polonais
Krzysztof Warlikowski, créée à Varsovie en 1999 puis
au Festival d’Avignon en 2001.
Quatre démarches sont repérables dans l’histoire des
mises en scène françaises et européennes d’Hamlet,
émanant d’intentions artistiques différentes : figurer-
La Mort d’Ophélie d’Eugène Delacroix, 1844, musée du
Louvre, Paris.
1. Jean-François Ducis
(1733-1816) fait entrer
au répertoire de la
Comédie-Française
Hamlet (1769), Roméo et
Juliette (1772), Le Roi Lear
(1783), Macbeth (1784)
et Othello (1792),
adaptations très
déformantes des œuvres
shakespeariennes, mais qui
seront servies sur scène par
le génie du tragédien Talma.
2. La fidélité demeure
une intention, ce drame en
cinq actes et en vers
altérant en réalité
considérablement le texte
shakespearien.
24
© Maquette : Sophie Chandoutis. © Photo : Yves Guillotin © ENSA de Nantes.
qui est le moment de l’écriture et de la création
d’Hamlet, ou encore reconstituer les conditions originelles de la création des tragédies élisabéthaines –
pour Hamlet, celles du théâtre du Globe. Mais cette
archéologie de la scène est une tentation essentiellement britannique, allant de Granville Barker au
début de notre siècle à la reconstruction du théâtre
du Globe sur son emplacement d’origine. En France,
lorsque Lugné-Poe crée Mesure pour mesure en 1898
au Cirque d’été, avec le souci de recréer le rapport
scène-salle du public élisabéthain, puis Hamlet en
collaboration avec Firmin Gémier en 1913, il se situe
dans le droit fil de cette démarche. Par la suite, en
créant la Société française Shakespeare, Lugné-Poe
sera en France l’un des pionniers d’un théâtre populaire puisant à ses sources élisabéthaines.
Au XIXe siècle, mettre en scène Hamlet signifiait avant
tout réaliser dans l’espace scénique les tableaux puissants que la lecture de la tragédie avait suscités dans
l’imaginaire : les apparitions du spectre sur les
remparts d’Elseneur, la folie d’Ophélie, la scène du
cimetière, et d’autres encore ; c’était aussi retrouver
ou renouveler les extases visuelles que les représentations de la pièce par les acteurs anglais, Kemble,
Kean, Macready, avaient gravées dans la mémoire
des spectateurs dans des tournées s’échelonnant de
1827 à 1844. Faire apparaître aux yeux des spectateurs le palais et les remparts d’Elseneur, le théâtre du
troisième acte, le cimetière avec sa terre et ses osse-
Hamlet, maquette reconstituée au 1/33e du décor de
Jean-Baptiste Lavastre pour la Comédie-Française, Paris,
1886, pour l’exposition « Dramaturgie/Scénographie »,
Paris, 1992.
ments constitue un enjeu essentiel de la mise en
scène, qui dicte jusqu’à la réécriture du texte shakespearien. Ainsi, Dumas et Meurice regroupent les
scènes situées dans un même lieu, en dépit parfois de
leur signification dans la fable dramatique, afin que
le décor ne cesse jamais d’illustrer le lieu de l’action.
Cet Hamlet vaut surtout par l’interprétation originale du tragédien Philibert Rouvière, saluée par
Charles Baudelaire et fixée par Édouard Manet, qui
montre un prince danois énergique, anguleux,
pictural – Rouvière se souvient, dans son costume
comme dans sa gestuelle, des lithographies d’Eugène
Delacroix –, très éloigné du héros épuisé et aboulique transmis à la tradition depuis le Wilhelm
Meister de Goethe.
De 1847 à 1886, du Théâtre-Historique à la ComédieFrançaise, de Rouvière à Mounet-Sully, l’Hamlet de
Dumas-Meurice gagne en fidélité textuelle et en
attrait spectaculaire. Comme Talma avec Ducis un
siècle plus tôt, Mounet-Sully collabore avec Meurice
en 1886 pour rapprocher le texte de l’adaptation de
l’original shakespearien. Il insiste notamment pour
rétablir Fortinbras, absent de l’Hamlet de DumasMeurice comme de la plupart des adaptations françaises et parfois même anglaises, qui faisaient tomber
le rideau sur « The rest is silence » et le dernier soupir
d’Hamlet, souvent à la demande de l’acteur jouant
Hamlet, désireux d’offrir au public l’image ultime
du spectacle. Avec Fortinbras et grâce à un acteur
plus soucieux de la cohérence shakespearienne que
de sa propre gloire, ce n’est rien moins que la dimension politique de la tragédie, relative à la question de
la vacance du pouvoir et de la succession au royaume
de Danemark, qui est restituée. Cet Hamlet est régulièrement donné à la Comédie-Française, MounetSully tenant le rôle-titre jusqu’à sa mort en 1916.
Ces Hamlet « plastiques », liés à la volonté de figuration des hauts lieux de la tragédie, relèvent d’une
esthétique privilégiant l’image, d’une manière plus
picturale qu’architecturale.
Avec André Antoine, qui va notamment mettre en
scène Jules César et Le Roi Lear au théâtre de l’Odéon,
au tournant du XXe siècle, l’esthétique de la reconstitution participe d’une recherche de la vérité scénique,
qu’il s’agisse de textes classiques ou d’œuvres contemporaines : la figuration exacte des lieux, à laquelle
œuvre Antoine avec une grande ingéniosité technique, en généralisant l’alternance entre décors
construits et scènes se déroulant devant des rideaux
pour permettre le remplacement des décors sans
nuire au rythme de la représentation, est le pendant
scénique d’une exigence nouvelle d’intégralité et de
fidélité en matière de traduction des textes shakespeariens. S’il ne monte pas lui-même Hamlet, Antoine
commente avec sévérité la mise en scène de Charles
Granval à la Comédie-Française en 1932. Elle lui
semble inférieure, tant pour les décors et les costumes
que pour l’interprétation, à celle de 1886, l’idéal
restant pour lui « la succession ininterrompue des
multiples tableaux du chef-d’œuvre ». Or, le décorateur André Boll, qui qualifie lui-même sa mise en
scène de « constructiviste », explique qu’il a choisi
« un style décoratif qui ne situe pas le drame dans une
période trop déterminée », « constructiviste non pas
dans un sens synthétique ou symbolique […] mais
avec le souci de bannir complètement le trompe-l’œil,
voire la peinture, avec le désir de construire un espace
solide, à trois dimensions, dans lequel l’acteur
évoluera avec sûreté et avec aisance »3. Les décors
construits demeurent figuratifs, mais la plate-forme
à degrés ou la salle aux arcades ogivales du palais
d’Elseneur rompent, dans leur sobriété, avec la magnificence des tableaux de la mise en scène de 1886
pour se mettre au service du texte et de l’acteur.
L’esthétique de la reconstitution évolue, passant de la
conception du « décor magnifique », toile de fond
pour la déclamation du texte par les acteurs, à celle
du décor nécessaire au drame et adapté au mouvement des acteurs qui l’interprètent.
Une telle esthétique suscite une opposition forte et
immédiate de ceux qui, assez radicalement, estiment
réducteur de sortir Hamlet de l’espace ouvert et
inépuisable de l’imagination. Incarner Hamlet ne lui
confère aucun surplus d’être, mais revient au contraire
à l’appauvrir, à le diminuer d’autant de virtualités ou
de facettes de son mystère que celles que l’acteur,
dans son incomplétude, n’aura pas révélées.
Symboliser, suggérer
Cette réaction est d’abord celle de poètes et d’écrivains : celle de Stéphane Mallarmé s’accommodant,
pour Hamlet qu’il juge « la pièce par excellence », de
la mise en scène somptueuse de 1886, mais seulement en tant qu’elle ne peut lui nuire ; celle de
Maurice Maeterlinck, plus hostile à toute représentation, et pour lequel l’acteur n’est qu’un usurpateur détériorant l’image infiniment plus riche que
le lecteur se fait intérieurement d’Hamlet.
Un semblable rejet des excès de la reconstitution
anime ensuite la réflexion et la pratique théâtrale
Énigmes du texte, réponses de la scène
25
© Fondation Craig.
Hamlet
Carnet d’Edward Gordon Craig pour la mise en scène
d’Hamlet au théâtre d’Art de Moscou, 1912, BnF, Paris.
d’artistes comme Edward Gordon Craig ou Georges
Pitoëff, qui expérimentent avec Hamlet d’autres
rapports entre l’espace théâtral et l’espace de l’action, plus largement entre le théâtre et le réel. La
scène ne consent plus à la reproduction mimétique
d’un espace réel ou historique, mais symbolise ou
suggère un espace plus abstrait : mental, philosophique, voire métaphysique.
Selon Craig, des pièces comme Macbeth ou Hamlet,
qu’il met en scène au théâtre d’Art de Moscou en
1912 avec les acteurs de la troupe formée par
Stanislavski, sont imprégnées d’un sens du surnaturel qu’il appartient au metteur en scène de restituer : « Il faut pour cela écarter tout ce qui est
matériel, ou simplement rationnel, ou même ce dont
on n’aperçoit que l’extérieur rationnel. »4
Hamlet mis en scène par
Georges Pitoëff
Le théâtre shakespearien se trouve au cœur de l’activité créatrice de Pitoëff. Hamlet sera monté trois fois,
sans compter les reprises à Genève en 1920, à Paris
au théâtre des Arts en 1926 et au théâtre des
Mathurins en 1927, dans le cadre d’une recherche
théâtrale en constante évolution jusqu’à la dernière
représentation de la pièce en 1929. Dans un monde en
ruine, Hamlet, auquel Pitoëff identifie son propre
destin d’artiste, choisit le théâtre pour univers. Il
exprime toutes les aspirations humaines et reste en
tout un acteur maître de son mécanisme intérieur.
Pitoëff ne se soucie guère de la manière dont on représentait Hamlet au temps de Shakespeare. Son souci est
à la fois de le rendre contemporain et de s’attacher à
3. André Boll, « Pourquoi
nous avons conçu une
mise en scène
“constructiviste” »,
Comœdia, 1er mai 1932.
4. « Des spectres dans les
tragédies de Shakespeare »,
chapitre de l’ouvrage
d’Edward Gordon Craig
intitulé De l’art du théâtre,
Paris, Lieutier, 1943,
p. 179-182.
© Maquette : Sophie Chandoutis. © Photo : Yves Guillotin © ENSA de Nantes.
26
Hamlet, maquette reconstituée au 1/33e du décor de
Gaston Baty, théâtre de l’Avenue, Paris, 1928, pour
l’exposition « Dramaturgie/Scénographie », Paris, 1992.
5. Edmond Sée, L’Œuvre,
décembre 1927.
6. Association établie en
1927 entre quatre metteurs
en scène et directeurs de
théâtre, Gaston Baty,
Charles Dullin, Louis Jouvet
et Georges Pitoëff, afin de
mettre en place une
politique de solidarité et de
haute exigence artistique,
en réaction contre le
théâtre commercial et les
abus de la critique.
7. Il s’agit du premier
in-quarto d’Hamlet, de
1603, longtemps décrit
comme « mauvais », mais
qui pourrait être une
version pour la scène,
laissant place aux
improvisations verbales
dont les acteurs
élisabéthains étaient
capables.
l’essence de l’œuvre, au drame spirituel du prince
danois qu’il analyse comme son incapacité à convertir
rapidement sa pensée en action. En choisissant de
monter le texte intégral, dans la traduction d’Eugène
Morand et Marcel Schwob, il marque son intention de
ne pas montrer la tragédie d’un seul homme, mais la
crise de la royauté, nouée par l’usurpation de Claudius
et dénouée par la mort du héros et par l’affirmation
d’une succession politique. Fortinbras incarne à ses
yeux l’espoir de ce que Hamlet n’a pas pu donner aux
hommes, un ordre éthique autant que politique.
L’univers d’Hamlet est symbolisé par un espace
abstrait et mobile, selon les vingt-quatre configurations obtenues à l’aide de panneaux verticaux recouverts d’une toile peinte imitant l’acier. Le dispositif
rappelle celui des screens (écrans mobiles) de Craig
pour l’Hamlet du théâtre d’Art. Ces paravents
se combinent avec des tentures de velours noir ou
rouge, des praticables et des escaliers mobiles
pour créer des lieux successifs, évoquer plus que
représenter l’extérieur, les remparts et les salles du
château d’Elseneur. D’importants jeux d’ombre et
de lumière modulent l’espace scénique. Au théâtre
des Mathurins, Pitoëff modifie son décor : une seule
des combinaisons est conservée, celle du dernier
tableau, tandis que trois rideaux de velours, deux
noirs et un rouge (pour les scènes de la pantomime,
de la confrontation entre Hamlet et sa mère et de la
mort de Polonius), indiquent, à l’aide des seuls éclairages, les changements de lieu.
La musique de scène a été écrite à Genève par Henri
Breitenstein, en collaboration avec le metteur en
scène qui attache une grande importance à ses motifs
symbolisant, à la manière wagnérienne, des personnages ou des thèmes.
Ludmilla Pitoëff incarne une Ophélie traversée d’une
folie aérienne mais non naïve, tandis que l’interprétation quasi-sacralisée d’Hamlet par Pitoëff va
évoluer d’une composition paroxystique à une vision
plus dépouillée du personnage : « M. Pitoëff nous
montre le jeune prince souffrant dans son cœur,
mais surtout mentalement de son impuissance à agir
et torturé par des transes quasi “intellectuelles”…
Son visage si intensément expressif est celui d’un
homme qui cherche âprement à s’analyser, à se
découvrir, à se comprendre, et se désespère de n’y
point parvenir. »5
Hamlet est ici la métaphore d’une recherche de la
vérité que la mise en scène symbolisera et suggérera, loin de tout réalisme figuratif : cette lecture
motive également le travail de Jean-Louis Barrault
qui, à partir de 1942, va tenir le rôle d’Hamlet à la
Comédie-Française aux côtés de Madeleine Renaud,
interprète d’Ophélie depuis 1932. Au théâtre Marigny,
où il monte à son tour Hamlet en 1946, il transforme
profondément le spectacle conçu par Granval : en
adoptant la traduction qu’André Gide accepte
d’achever pour lui, en confiant les décors à André
Masson, Barrault approfondit les enjeux tragiques
et cérébralise le personnage, faisant de lui un être
intérieurement divisé mais redoutablement lucide,
assumant la bouffonnerie, revêtant le masque de la
folie tout en se tenant à sa lisière.
L’héritage de cette démarche symbolique dans des
mises en scène plus récentes est surtout perceptible
dans la scénographie, comme on le verra à propos
des Hamlet d’Antoine Vitez et de Patrice Chéreau.
Jouer (le théâtre d’)Hamlet
Cette démarche, qui fonde la mise en scène sur le
principe de la théâtralité d’Hamlet, se fait jour un peu
ultérieurement : après les mises en scène centrées
sur la représentation de l’intrigue manifeste et sur
l’explication de la procrastination d’Hamlet, et celles
qui visaient à suggérer scéniquement les enjeux
métaphysiques ou psychologiques latents sans pour
autant résoudre les énigmes ou lever les obscurités,
pour préserver le travail de l’imaginaire, il s’agit de
se tourner vers la théâtralité primordiale de la
tragédie. C’est Gaston Baty, autre metteur en scène
du Cartel6, qui va prendre ce tournant en s’intéressant, en 1928, au premier Hamlet7 dont il demande
Hamlet
Claudius, et c’est en se tournant vers elle que la reine,
à la fin de la scène, prononce son serment de chasteté. Emprunté solennellement, au début de la pièce,
par le roi et ses soldats munis d’étendards, l’escalier
connaîtra une seconde procession, celle du cortège
funèbre d’Ophélie ; Hamlet le gravit pour suivre le
spectre, puis y profère, plongeant lentement dans
l’insondable, le monologue « être, ou ne pas être » ;
sur ses marches s’écroulent les morts du dénouement, et le corps sans vie d’Hamlet, porté sur un
bouclier, y sera hissé, encadré de faisceaux de lances
brandis par les soldats de Fortinbras au son d’une
marche funèbre.
Contrairement à Sarah Bernhardt qui, en 1899,
prétendait effacer de sa composition toute trace
d’une faiblesse féminine qu’elle ne voyait pas dans le
personnage, Marguerite Jamois est choisie par Baty
pour interpréter un Hamlet fragile, fiévreux, tour à
tour agile et exténué, manquant de la force nécessaire à sa tâche.
Cet Hamlet « primitif » au rythme rapide, très visuel,
minorant le rôle de la parole au profit de la spatialisation du sens – si l’escalier symbolise la succession
perpétuelle de l’ascension et de la chute dans la
destinée humaine, il reste avant tout support de jeu
et de mouvement11 –, se situe aux antipodes de celui
de Pitoëff, qui était tout entier tendu par la dévotion
au texte. Avec son Hamlet, Baty est bien en France
l’initiateur d’un recentrement décisif sur la théâtralité12, qui déplace les enjeux d’Hamlet du texte vers
la scène. La question n’est plus tant celle de la folie
ou de la maladie d’Hamlet, l’énigme celle des mots
et des pensées, le mystère celui de l’être : la question,
l’énigme, le mystère touchent désormais à la nature
© Bibliothèque Gaston-Baty, Paris.
le texte français à Théodore Lascaris, traducteur de
La Nuit des rois pour Jacques Copeau en 1914.
Le spectacle donné au théâtre de l’Avenue en 1928
est accompagné d’un essai, « Visage de Shakespeare »,
dans lequel Baty défend le choix d’une version jamais
jouée en France avant lui. Il s’y intéresse du point de
vue de l’intrigue : le protagoniste de vingt ans est à
peine sorti de l’enfance et ploie sous un destin trop
lourd pour lui, tandis que Gertrude est une reine de
quarante ans qui s’abandonne à une sensualité vraisemblable ; il apprécie surtout l’efficacité scénique
plus grande selon lui de ce premier texte, caractéristique de l’écriture d’un dramaturge-comédien.
Baty voit dans Shakespeare le maître d’œuvre
d’Hamlet, sans exclure l’idée d’une écriture collective. À l’inverse des auteurs qui cherchent avant tout
à se dire eux-mêmes dans leurs textes, Shakespeare
garde dans son écriture le mouvement primordial
du comédien, qui consiste à sortir de soi pour revêtir
d’autres visages et d’autres voix. Tournant le dos à la
réception littéraire d’Hamlet, Baty rejette comme
autant d’ornementations inutiles les métaphores et
les images développées dans l’édition in-folio de
1623. Pour autant, il ne renonce pas à une certaine
richesse figurative de la mise en scène.
L’espace d’Hamlet est conçu comme un espace théâtral, unique et synthétique, dans une perspective
anti-décorativiste mais fondée sur une certaine
correspondance avec les lieux de la fable, « à la fois
réaliste et symbolique »8 : « Dans Hamlet un lieu
suffit : la cour du château. Elle est le centre de la vie
comme le hall des manoirs de la Renaissance. Les
soldats montent la garde à sa porte. Le roi y tient sa
cour, y reçoit les ambassadeurs ; on s’y assemble pour
voir la comédie ou l’assaut d’escrime. Il y a l’appartement du chambellan Corambis9. Il y a la chapelle et,
à côté de la chapelle, l’ossuaire. C’est là qu’est enterré
le vieux roi ; sur sa tombe vient prier Claudius ; sur sa
tombe Hamlet conduit la reine. C’est là aussi qu’on
enterrera Ophélie. N’est-elle pas de la maison ? Les
morts qui l’ont précédée étaient eux aussi des courtisans et le fou du roi. Aucun changement de lieu
n’est nécessaire. »10
Cet espace, structuré dans sa dimension verticale par
un escalier, devient un élément clé de l’action
scénique : une effigie du roi mort, représenté une
épée à la main, est sculptée sur le pilier d’un arcboutant enjambant l’escalier et éclairée avant chaque
apparition du spectre. C’est cette image que Hamlet
présente à sa mère pour la comparer à celle de
Énigmes du texte, réponses de la scène
Marguerite Jamois (Hamlet) dans Le Premier Hamlet,
mise en scène de Gaston Baty, théâtre de l’Avenue,
Paris, 1926, bibliothèque Gaston-Baty, Paris.
27
8. Jean Jacquot,
« Shakespeare en France,
mises en scène d’hier et
d’aujourd’hui », Le Temps,
1964, p. 85.
9. C’est le nom donné,
dans le texte de François
de Belleforest, l’une des
sources d’Hamlet, au
personnage nommé ensuite
Polonius.
10. Gaston Baty, « Visage
de Shakespeare »,
Masques. Cahiers d’art
dramatique, n° 13, 1928,
p. 30.
11. L’espace scénique de
cet Hamlet n’est pas sans
rappeler les théories
d’Adolphe Appia, homme
de théâtre suisse (18621928) ayant conçu des
« espaces rythmiques »
caractérisés par des
volumes horizontaux et
verticaux offrant au corps
de l’acteur, ou du danseur,
des points d’appui et de
résistance.
12. Cette démarche sera
poursuivie par les metteurs
en scène de la
décentralisation. Gabriel
Monnet montera Hamlet,
en 1955, dans la cour du
château d’Annecy, Maurice
Jacquemont créera la
version Copeau-Bing au
Festival de Sarlat : ces
Hamlet, en plein air mais
récusant toute utilisation
anecdotique des sites,
amènent à Shakespeare
d’autres publics que ceux
des théâtres fermés.
© Marc Enguérand CDDS.
28
Philippe Avron (Hamlet), dans la mise en scène de
Benno Besson, Cour d’honneur du palais des Papes,
Festival d’Avignon, Avignon, 1977.
et aux formes du théâtre qui ont le pouvoir de représenter scéniquement, dans Hamlet, le théâtre même.
On retrouvera cette vision au centre de la démarche
des metteurs en scène contemporains. Au-delà du
fait que Hamlet célèbre thématiquement le théâtre
et les comédiens, plongeant au cœur de la réversibilité baroque entre théâtre du monde et monde du
théâtre, le choix de cette tragédie shakespearienne,
épreuve de vérité dans un parcours artistique pour des
hommes de théâtre aussi différents que Daniel
Mesguich, Vitez, Chéreau, Georges Lavaudant, Peter
Brook ou Matthias Langhoff, est celui d’une pièce
qui questionne la nature même du théâtre. Dans la
question inaugurale d’Hamlet, « Who’s there ? »,
emblématique de tout pacte théâtral, convoquant
le spectateur sur les deux versants, fictionnel et spectaculaire, du processus artistique, Brook voit l’impulsion de toute recherche théâtrale, impulsion dont
son spectacle Qui est là rêve la captation utopique.
13. Carmelo Bene et Gilles
Deleuze, Superpositions,
Paris, Éditions de Minuit,
1979.
14. Voir à ce sujet
Jean-Michel Déprats,
« Métamorphoses
d’Hamlet », in Cahiers
élisabéthains, n° 14,
octobre 1978, et
Problématique de la mise
en scène shakespearienne,
thèse de l’université
Paris VII, p. 182-223.
Déplacer Hamlet
Le dernier courant apparu dans l’histoire des mises en
scène d’Hamlet prend acte d’une émancipation de la
mise en scène par rapport à la dramaturgie du texte,
d’une contestation de l’autorité du texte et du principe promus par Antoine puis par Copeau, d’intégrité et d’intégralité du texte shakespearien. Il s’agit
de déplacer dans le temps, ou dans l’espace, les
éléments de la fable d’Hamlet, pour les faire jouer ou
travailler autrement. La liberté revendiquée est pour
partie celle que l’allemand entend par le terme de
Bearbeitung, ce re-travail souvent pratiqué par
Bertolt Brecht puis par Heiner Müller, entre autres sur
des pièces élisabéthaines, et qui recourt à l’émondage, à la transplantation et/ou à la greffe, au
montage textuel. Il s’agit également de libérer l’univers scénique de la sujétion à la référence historique
du texte, et d’affranchir les metteurs en scène qui se
saisissent d’Hamlet du poids de plus en plus lourd
de la tradition de ses interprétations scéniques.
Retravailler, ou encore soustraire au texte d’Hamlet
de quoi inscrire une intentionnalité théâtrale au
présent : c’est ainsi qu’un Carmelo Bene ne cesse, sa
vie durant, de réécrire Hamlet, pour le théâtre et
pour le cinéma, en cherchant à y faire assez de vide
pour que sa propre démarche artistique évite
d’ajouter une strate supplémentaire à l’épaisseur
des interprétations existantes. Ce processus de soustraction, à l’œuvre également dans Richard III, est
salué par Gilles Deleuze comme « théâtre-expérimentation », phénomène de « désécriture »13, c’està-dire d’appauvrissement libérateur.
C’est le projet d’Un Amleto di meno (« Un Hamlet de
moins »), spectacle (1967, 1974) et film (1973), ainsi
que de Hommelette for Hamlet (1987), inspirés pour
leur part textuelle par la réécriture de Jules Laforgue,
Hamlet ou les suites de la piété filiale, spectacles
intenses dans lesquels la brièveté de la partition
textuelle laisse place à la force du jeu et de son
adresse au public, un public contemporain invité à
partager les doutes pirandelliens des personnages
sur la pérennité de leur destin shakespearien, leur
révolte burlesque et leurs critiques.
En France, ce sont des artistes nés au théâtre à la fin
des années 1960 qui ont ouvert cette autre voie.
1977 est une année particulièrement riche en
Hamlet14 : Benno Besson, alors metteur en scène à la
Volksbühne de Berlin, présente Hamlet dans la Cour
d’honneur d’Avignon, Mesguich monte son premier
Hamlet à Grenoble, tandis que le théâtre de La
Taganka de Moscou donne à Paris un remarquable
Hamlet dirigé par Iouri Lioubimov, avec Wladimir
Vyssotski dans le rôle du prince danois. Mesguich
comme Besson déplacent Hamlet, le premier vers la
scène de l’inconscient, le second vers le terrain de la
critique idéologique. Les deux lectures d’Hamlet,
iconoclastes et cohérentes, comportent un volet
théorique caractéristique de cette démarche, qui
appelle un discours de légitimation des références
choisies pour éclairer la pièce.
Énigmes du texte, réponses de la scène
29
© Chantal Palazon CDDS Enguérand.
Hamlet
Hamlet, mise en scène de Daniel Mesguich, théâtre de Chelles, Chelles, 2011.
Hamlet au théâtre du Miroir
Mesguich offre régulièrement au public un « Hamlet
de Shakespeare ». Convaincu de l’impossibilité de
savoir ce que le texte veut dire, et de l’inanité de
cette question, mais guidé par la recherche de ce
qu’il peut dire, il décline les formes du « pouvoirdire » du texte en 1977, 1986 et 1996, avec quelques
lignes de force que l’on retrouve d’une mise en scène
à l’autre : Hamlet est un texte classique, dont la mise
en scène ne montre pas un sens, mais interroge le
sens ; le statut de texte de théâtre n’est pas contingent mais essentiel à Hamlet : « Tout se passe comme
si Hamlet n’était pas un texte qui aurait le Théâtre
pour lieu d’expression de sa fable, mais était le
Théâtre lui-même qui mis en pièce, en pièces, en
procès, irait jusqu’à prendre des allures de fable. »15
Ainsi, le spectre est le spectacle (ou le « spectracle »,
comme le dit Mesguich en 1996) que la mise en
scène d’Hamlet pose sur la scène, en creux ou en
négatif. L’interprétation du spectre par un comédien est donc impossible, tout au plus le spectre
peut-il se laisser deviner dans le miroir placé devant
Hamlet (1996), ou de l’autre côté. Si représenter
Hamlet, c’est poser la question de la scène, les
formes théâtrales peuvent se multiplier sur le
plateau, un petit théâtre à l’italienne accueillir des
acteurs jouant Hamlet sous les yeux des personnages
d’Hamlet, les personnages se dédoubler systématiquement, une Ophélie brune et une Ophélie blonde
se répartir sur scène quelques interprétations
possibles de la relation avec Hamlet : une Ophélie
étreinte avant de se voir rejetée, une autre rejetée
sans étreinte. La greffe de textes contemporains sur
la pièce de Shakespeare adaptée par Michel Vittoz,
d’Hélène Cixous et de Jean-Luc Godard en 1977,
de Derrida en 1996, appartient également au projet
de montrer ce que le texte d’Hamlet peut nous
dire aujourd’hui. Mais c’est surtout par des images
(celles qui se réalisent sur le petit et le grand théâtre
d’Hamlet, ou encore les reflets proposés par les
miroirs encadrant le plateau) que le spectacle de
Mesguich représente l’activité fantasmatique
d’Hamlet et des autres protagonistes : images d’inceste lorsque Hamlet contraint sa mère à s’allonger
avec lui auprès du cadavre de Polonius, image du
meurtre de Claudius en prière, trois fois poignardé
et se relevant trois fois. Mesguich déplace radicalement l’image par rapport au langage, les images du
spectacle se heurtant éventuellement avec ce que dit
le texte shakespearien, selon la liberté absolue du
principe de « pouvoir-dire » du texte…
La nécessité de revenir à Hamlet s’étant fait de
nouveau sentir, Mesguich, au moment même où cet
ouvrage paraît, crée son quatrième Hamlet avec le
15. Daniel Mesguich et
Gervais Robin, « Un Hamlet
de plus », Théâtre/Public,
n° 18, octobre 1977, p. 39.
30
théâtre de l’Étreinte et son fils William Mesguich
dans le rôle-titre que lui-même tenait : « On n’en a
jamais fini avec Hamlet, c’est comme un fleuve gros
de l’infinité des sens, et aujourd’hui je le remonte. »16
Benno Besson en Avignon (1977)
© Marc Enguérand CDDS.
16. Dossier de présentation
d’Hamlet, 2011.
17. Entretien de Bernard
Sobel avec Benno Besson,
Théâtre/Public, n° 16-17,
avril 1977, p. 10.
Le metteur en scène est-allemand revient en 1977
dans la Cour d’honneur, où il a présenté Comme il
vous plaira l’année précédente, avec le projet de
débarrasser Hamlet de la métaphysique et de rendre
compte des données politiques et sociales de la fable.
Afin de faire entendre la fable d’Hamlet, Besson l’actualise : le personnage d’Hamlet est montré dans
une perspective critique permettant de déjouer l’illusion de l’identification, de montrer les implications
tragicomiques de l’Œdipe chez les rois, ainsi que le
pouvoir économique des propriétaires terriens,
Fortinbras à leur tête, qui l’emporte sur le pouvoir
politique. Dans l’interprétation brechtienne
d’Hamlet, le prince danois est la victime d’une contradiction tragique entre la beauté de ses raisonnements et la déraison de ses actes. Besson assortit
cette critique d’une revalorisation du personnage
de Claudius. Claudius est un roi avisé, comme le
prouve la négociation diplomatique entreprise avec
la Norvège. Son accession au trône pourrait réaliser
l’espoir que la rationalité supplante la force brutale
(celle du vieux roi) dans l’exercice du pouvoir. Mais la
pièce est l’histoire de son échec, en même temps que
celui d’Hamlet à appliquer, à son retour dans le
monde féodal, les principes de la nouvelle raison
qu’il avait appris à Wittenberg. Gertrude (Françoise
Brion) est le « centre immobile » de la constellation
d’Hamlet, autour duquel tout tourne. Quant à
Ophélie, selon Besson, elle est « peut-être la seule
figure révolutionnaire, celle qui amène dans son
délire, au grand scandale de tous, la plèbe sur la
scène »17.
La scénographie (un plateau incliné recouvert de
terre brune dans lequel s’enfoncent des casemates de
bois) matérialise ce qu’il y a de pourri au royaume de
Danemark, tandis que la représentation chorale de
la cour – les courtisans portent des masques gris et
recourent à une gestuelle grotesque signifiant la
Hamlet, mise en scène de Benno Besson, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1977.
Énigmes du texte, réponses de la scène
31
© Pascal Gély CDDS Enguérand.
Hamlet
Scali Delpeyrat (Hamlet, à gauche), dans la mise en scène de Philippe Adrien, Cartoucherie de Vincennes, théâtre de la
Tempête, Paris, 1996.
servilité et l’espionnage – insiste sur l’aspect de clownerie sinistre de l’univers politique de la tragédie.
La fable déroule les conséquences de l’indifférence
d’Hamlet (Philippe Avron) à la vie et à la mort, en
dépit d’un humour ravageur. La maladie de l’asocialité conduit à la décomposition de toute une
collectivité. La fin du spectacle montre l’arrivée
fracassante de Fortinbras avec son armée, lequel
ordonne de tirer, non pas une salve en l’honneur
d’Hamlet, mais bien sur les survivants du massacre, et
en premier lieu sur Horatio.
L’utilisation du grotesque caractérise également la
mise en scène de Iouri Lioubimov, la même année.
D’inspiration meyerholdienne, le grotesque est le
signe par quoi Hamlet, jouant la folie, rejoint le
peuple, s’accorde au rire des fossoyeurs sur les
tombeaux de ceux de sa caste. On pourrait évoquer
d’autres réalisations caractérisées par cette démarche
du déplacement, très courante en Angleterre. Ainsi
l’Hamlet « 1930 » donné par Steven Berkoff et le
London Theatre Group en 1982 au théâtre du RondPoint. Les années 1930 inspirent encore la mise en
scène d’Hamlet par Philippe Adrien au théâtre de la
Tempête en 1996.
Que l’actualisation soit primordiale, jusqu’à tenir
lieu d’interprétation, ou qu’elle accompagne
d’autres options, ainsi que cela apparaît dans les
mises en scène les plus récentes d’Hamlet, ce qui est
recherché à travers ces différentes formes de déplacement, c’est un Hamlet qui soit « notre contemporain »18, dans une esthétique de la proximité. Le
théâtre est alors pensé comme l’instrument « qui
peut aider à résoudre le problème de la communication entre les individus et les morts ». La fable
d’Hamlet, construite autour d’une situation de deuil
problématique, au niveau individuel comme au
niveau national, est de fait particulièrement réceptive à la réappropriation, tant par les metteurs en
scène que par les publics de chaque époque. Il est
d’ailleurs significatif d’entendre aujourd’hui de
nombreux metteurs en scène faire appel à leur
mémoire autobiographique pour expliciter leur désir
de monter Hamlet.
Hamlet aujourd’hui
Depuis la fin des années 1970, les mises en scène les
plus intéressantes d’Hamlet font appel, sans exclusive, à des principes esthétiques relevant de ces différentes démarches, toutes devenues « historiques »,
relevant selon les artistes de la mémoire involontaire ou explicite. Se fait jour également une
tendance nouvelle, significative d’un changement
radical de statut du texte dramatique dans les formes
scéniques contemporaines : celle du travail de
plateau à partir d’un matériau textuel shakespearien, d’une inspiration « hamletienne » qui ne se
18. Pour reprendre le titre
du célèbre ouvrage de
Jan Kott qui continue de
nourrir la réflexion de
nombreux metteurs en
scène, Shakespeare notre
contemporain (1964).
© Marc Enguérand CDDS.
32
Richard Fontana (Hamlet), dans la mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, Paris, 1983.
donne plus pour objet la « mise en scène » ou l’interprétation d’Hamlet, mais puise dans Hamlet les
éléments – fictionnels, poétiques, philosophiques –
d’une démarche artistique avant tout scénique.
Hamlet, un espace, une poétique
19. Selon Vitez, celui qui
souffre, dans Hamlet, c’est
surtout le spectre. La
paternité, loin d’être
assimilée à l’oppression
patriarcale (comme chez
Besson et Mesguich), est
associée au statut de mortvivant, de mort
douloureusement frappé
d’inachèvement.
20. « Antoine Vitez : à
propos de sa mise en scène
d’Hamlet », in Du texte à la
scène : langages du
théâtre, actes du congrès
de la Société française
Shakespeare, Paris, 1982 ;
édité par Marie-Thérèse
Jones-Davies, Paris, Jean
Touzot, 1983, p. 265.
Deux réalisations capitales, celle de Vitez au Théâtre
national de Chaillot en 1983, et celle de Chéreau
dans la Cour d’honneur d’Avignon en 1988, témoignent d’une intuition artistique similaire, d’origine
craigienne : le choix de l’espace comme fondement
du travail théâtral sur Hamlet. Elles s’accompagnent
toutes deux d’une volonté de recentrer la représentation sur l’écoute rigoureuse du texte et de sa
poésie, par le biais de l’archaïsme et de la rugosité
(texte français de Raymond Lepoutre pour Vitez),
ou par la tentative de restituer dans la langue française la structure sonore et rythmique du vers shakespearien (la traduction d’Hamlet retravaillée par Yves
Bonnefoy pour la mise en scène de Chéreau).
Dans la mise en scène de Vitez, la scénographie de
Yannis Kokkos crée à elle seule l’idée d’un Hamlet
recherchant la lumière, menant l’enquête dans un
labyrinthe de piliers blancs, aux antipodes de
l’Hamlet « romantique », souffrant et hésitant19 : « Ce
qu’il m’intéresse de montrer physiquement, géométriquement, sur la scène, c’est la trace au sol des
trajets accomplis par les personnages, dans des
rapports de domination, de subversion, de désir. »20
Dans la mise en scène de Chéreau, la scénographie de
Richard Peduzzi préexiste à tout travail sur la pièce :
elle en est une condition première, elle propose d’emblée une lecture plastique – le mur d’Avignon sur la
verticale, et la maquette de la demeure Renaissance
sur le sol, tel un livre ouvert, le livre de l’Histoire,
dont deux pages sont dévoilées. La page horizontale
correspond à la Renaissance, celle de l’époque de
Shakespeare, tandis que la page verticale fait varier
le rapport des époques : le Moyen Âge en Avignon (le
mur du palais des Papes s’identifiant à la page qu’il
s’agit de tourner dans la tragédie), notre présent avec
le mur de fond noir du théâtre des Amandiers de
Nanterre ou des autres théâtres de la tournée…
Ce livre de l’Histoire feuilleté différemment selon
les lieux affirme la conjugaison unique d’un « ici et
maintenant » avec le temps de l’histoire d’Hamlet :
le rapport entre deux passés, entre un passé
fictionnel et un présent de théâtre, est à réinventer
constamment, et l’espace d’Hamlet n’est que celui de
ce rapport éphémère mais inépuisé.
Dans les deux cas le plateau est nu, les configurations géométriques de l’espace et de la lumière n’ont
jamais prétention à figurer les lieux, mais elles indiquent, beaucoup plus largement, dans un cas (Vitez)
Hamlet
que l’espace est celui d’une quête de vérité, d’ordre,
de rationalité ; dans l’autre (Chéreau) que l’on se
situe dans l’espace tourmenté, hérissé, dangereux
de l’histoire, mais aussi, comme le signalait Bonnefoy,
dans « une machine d’emblée énigmatique, […] ce
qu’aux temps du surréalisme on appelait un objet à
fonctionnement symbolique »21 : dans les deux cas,
l’espace suggère et symbolise, mais plus encore
« énigmatise » les corps qui s’y aventurent, tour à
tour emprisonne, incite au mouvement, se dérobe et
devient tombe, se revêt de la clarté aveuglante de la
raison ou des stries violentes de l’aliénation mentale.
33
d’Aurélien Recoing qui dit pourtant « mon fils » à
Hamlet, la violence du jeu et de la voix de Jany
Gastaldi dans la folie d’Ophélie.
Chéreau, quant à lui, donne une forme scénique
prégnante à l’enjeu fondamental de la spectralité. La
fameuse apparition à cheval, sur le plateau de la
Cour d’honneur, du vieil Hamlet en armure (joué par
l’acteur qui interprète aussi Claudius) revêt un caractère angoissant et brutalement vivant. Comme
Bonnefoy l’a écrit, elle rend manifestes « ces forces
élémentaires au plan desquelles le fait humain, tout
riche qu’il soit de ses conquêtes et de ses rêves, n’est
qu’une illusion sans substance, même de ce côté-ci de
la mort – de la “mystérieuse frontière” »23.
Son Hamlet diffère considérablement de celui de
Vitez : Gérard Desarthe, rajeuni, interprète néanmoins un prince danois très mûr, arpentant le
« bizarre plancher » de sa démarche agitée. Il est
l’halluciné, le névrosé, le maudit, mais aussi, par une
soudaine métamorphose, l’ancien étudiant heureux
de philosopher, l’homme de théâtre joyeux, comme
revivifié par l’arrivée des comédiens, pour lequel,
plus encore qu’un piège ou qu’une arme, le théâtre
© Marc Enguérand CDDS.
Vitez choisit Hamlet pour inaugurer sa seconde saison
au Théâtre de Chaillot, dans la grande salle réaménagée frontalement, afin, entre autres motifs, de
mettre à l’épreuve le projet même d’Hamlet : « Le
théâtre est le piège où je prendrai la conscience du
roi. » S’affronter à Hamlet, c’est chercher ou rêver
dans un spectacle le théâtre absolu, la scène qui dirait
toutes les scènes possibles. Hamlet n’est-il pas la
tragédie du creusement de la théâtralité, de l’intervalle entre « seem » et « be », de la représentation du
théâtre à lui-même ? Vitez relie les acteurs-spectateurs dans la pièce, à l’extrême bord du plateau, vus
de dos et à contre-jour, aux spectateurs de la salle.
Cette réflexion sur le théâtre par le théâtre, que
favorise Hamlet entre toutes les pièces, ne se solde
pas par une relégation au second plan de la fable. Au
contraire, pour Vitez comme ensuite pour Chéreau,
et après les lectures « en force » des années 1970,
Hamlet raconte de nouveau une histoire22. Selon
Vitez, cette histoire est proche de celle d’Électre, à
laquelle il revient toujours.
Tandis qu’Électre vieillit dans la vengeance remâchée, Clytemnestre, par l’amour d’un homme, et de
la vie, se renouvelle perpétuellement. Dans Hamlet,
un Claudius jeune (Aurélien Recoing), du même âge
que Hamlet (Richard Fontana), éprouve une passion
profonde et réciproque pour Gertrude (Madeleine
Marion). La reine est donc à la fois coupable (elle
sait comment est mort son époux), et innocente, car
sa conscience est comme anesthésiée par son amour
pour Claudius. Ces propositions de jeu ne constituent
pas une « lecture » d’Hamlet, dont Vitez se défend.
Il tente de donner à voir les ambiguïtés et les énigmes
d’Hamlet, non en dédoublant les acteurs, comme
Mesguich, mais en travaillant avec la matière qu’apportent les acteurs eux-mêmes : le prince et le voyou
qui sont dans Richard Fontana, la jeunesse lumineuse
Énigmes du texte, réponses de la scène
Gérard Desarthe (Hamlet), dans la mise en scène de
Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes,
Avignon, 1988.
21. Yves Bonnefoy, « Le
lieu, l’heure, la mise en
scène », in NanterreAmandiers, les années
Chéreau, 1982-1990, Paris,
Éditions de l’Imprimerie
nationale, 1991, p. 16.
22. Cette volonté de retour
au texte, à la fable, pardessus la tradition scénique
et les gloses littéraires ou
dramaturgiques, caractérise
également l’Hamlet discret
mais rigoureux de
Catherine Dasté (théâtre
d’Ivry, 1985, traduction de
Jean-Michel Déprats).
23. Nanterre-Amandiers,
les années Chéreau, 19821990, p. 19.
34
scrupuleux d’Hamlet à la Comédie-Française en 1994,
il propose en 2006, pour la réouverture du théâtre de
l’Odéon qu’il dirige, Hamlet [un songe], nourri de
réminiscences personnelles – musicales, chorégraphiques, littéraires. Deux démarches radicalement
différentes : la première, qui accorde la priorité à
la dramaturgie et à la poétique shakespeariennes,
servie par les acteurs de la Comédie-Française (dont
Redjep Mitrovitsa en Hamlet), expose l’énigmaticité
et l’équivocité d’Hamlet : « Le plaisir d’Hamlet est
qu’il ne peut pas y avoir d’interprétation absolue,
comme si la pièce même était fabriquée pour déjouer
une et une seule interprétation. Hamlet est une
machine anti-interprétation, c’est un miroir aux
alouettes absolu, et pour l’acteur, et pour le metteur
en scène, et pour le spectateur. »24 La seconde prend
le parti de l’épure tant dramaturgique que textuelle,
en faveur de l’expansion d’un langage scénique
multiple et du concours de la musique et de la danse
pour rythmer et faire entendre les univers d’Hamlet.
Qui est là, Hamlet: A Monologue,
Elseneur
Georges Lavaudant,
le devenir songe d’Hamlet
Lavaudant est l’un des metteurs en scène français
qui a abordé Shakespeare avec le plus de diversité
– non tant dans le choix du répertoire, essentiellement composé du Roi Lear, de Richard III et d’Hamlet,
que dans la démarche scénique. Metteur en scène
© Brigitte Enguerand CDDS.
24. Georges Lavaudant, Le
Monde, jeudi 10 février
1994.
25. Qui est là : une
recherche théâtrale, théâtre
des Bouffes du Nord,
décembre 1995.
26. Hamlet: A Monologue,
interprétation, mise en
scène, décor de Bob Wilson,
spectacle présenté à la
MC93 (Bobigny) en
septembre 1995 (créé à
l’Alley Theatre de Houston
le 24 mai 1995).
27. Acteur, dramaturge et
théoricien japonais, Zeami
(1363-1443) a fixé les
règles du nô.
28. Hamlet avait déjà été
mis en scène et interprété
au théâtre des Bouffes du
Nord, en 1984, par François
Marthouret, dans la
traduction de Jean-Michel
Déprats.
semble être une fête du corps et de l’esprit, un
remède à la déliquescence de ce monde (la cour)
dans lequel il est contraint de vivre. Les comédiens en
costume de ville des années 1950 surgissent, sans feu
ni lieu, avec leurs valises, de notre mémoire culturelle
et cinématographique : façon d’inscrire au cœur de
la représentation d’Hamlet une interrogation artistique contemporaine.
La représentation du « meurtre de Gonzague » par
les comédiens, tous des hommes, costumés et perruqués façon Renaissance cette fois, dans l’outrance
d’une gestuelle cocasse et d’une chorégraphie
grotesque sur une musique de Prince, offre un
moment de pur comique qui inscrit la démesure et la
dérision au cœur du processus théâtral, comme elles
sont inscrites au cœur de la tragédie d’Hamlet.
Il apparaît alors que donner à voir le théâtre dans le
théâtre d’Hamlet est souvent l’occasion pour les
metteurs en scène de jouer avec leur propre
démarche créatrice : de même que Shakespeare y a
parodié une certaine enflure tragique de son temps,
ils y montrent le théâtre qu’ils ne font pas, celui qu’ils
pourraient faire, ne voudraient pas faire, etc.
Hamlet [un songe], adaptation et mise en scène de
Georges Lavaudant, avec Ariel Garcia Valdès, OdéonThéâtre de l’Europe, Paris, 2006.
Paris, automne 1995 : Hamlet suscite deux propositions contrastées, une « recherche théâtrale »25 (Peter
Brook) et un « monologue »26 (Bob Wilson). D’un
côté, un artiste seul sur scène rejoue obsessionnellement des paroles et des gestes surgis de la mémoire
d’Hamlet, agitant des fantômes privés d’altérité ; de
l’autre, une poignée d’acteurs recherchent ensemble
ce qui peut encore « faire théâtre » dans Hamlet,
imaginant des solutions pour que « To be, or not to
be » ne soit pas la récitation machinale d’un Pater
Noster théâtral, convoquant, à côté de Shakespeare
et avec le même statut de textes à dire sur le plateau,
de grands extraits théoriques, de Zeami27 à Brecht.
Dans les deux cas, la représentation fait état d’un
parcours à l’intérieur d’Hamlet, et l’impossibilité – ou
la non-pertinence – de la totalisation est placée au
cœur du projet théâtral.
Pour Brook, il s’agit d’aborder Shakespeare en se libérant de l’idée d’achèvement comme de la clôture de
la représentation28. Quelques moments clés d’Hamlet
sont mis à l’épreuve du jeu, et à leur tour mettent
en jeu les questions que soulève la pratique du
théâtre selon Brook : qui est là lorsque l’acteur est là,
sur quels modes la parole s’échange-t-elle et s’adresset-elle, dans quel univers (réaliste, artificiel, ritualisé)
l’acte théâtral s’invente-t-il ? Le spectacle donne à
entendre la diversité des réponses apportées à ces
questions initiales par Craig, Stanislavski, Meyerhold…
Loin d’isoler le héros Hamlet, à la manière de
Mallarmé ou comme dans le monologue de Wilson,
à l’intérieur d’un monde qui ne serait que la projection de sa pensée ou de sa mémoire, la recherche
théâtrale de Brook confère une réalité aux autres
personnages, qui ne se résume pas à leur relation
avec Hamlet. Le cas d’Ophélie est particulièrement
intéressant : au-delà de l’image première d’Ophélie
chosifiée, le spectacle laisse entrevoir une revendication à l’individualité, en mettant en regard la scène
dans laquelle elle est jetée en pâture à Hamlet et à
l’espionnage de Claudius, et un texte d’Antonin
Artaud dans lequel il est question de ne pas se sentir
exister dans la vie, mais seulement dans le jeu (de
l’acteur). Rapprochement terrible et furtif de deux
destins aliénés, du théâtre et de la folie.
La présence scénique du spectre constitue un autre
enjeu essentiel de cette expérimentation : travaillant
sur l’entre-deux entre l’animé et l’inanimé, le matériel et l’immatériel, la silhouette hiératique de Sotigui
Kouyaté signifie une recherche qui est celle du
théâtre par essence selon Brook, celle de la présence
de l’invisible dans le visible.
Les textes théoriques intercalés entre les fragments
d’Hamlet jouent de différentes manières avec la
représentation, éclairant le geste théâtral qu’il s’agit
d’explorer, situant l’exercice de la mise en scène
d’Hamlet aujourd’hui dans le contexte d’une histoire
interculturelle de la scène. La confrontation des
cultures théâtrales permet de redonner vie et sens à
la représentation réflexive, dans Hamlet, du théâtre
lui-même, de la pratique et de l’effet du théâtre.
Au contraire, Wilson approfondit la conception craigienne d’Hamlet comme un monodrame dans lequel
le monde apparaît selon le filtre de la perception du
prince danois, en le représentant seul sur scène, revivant ou rêvant les moments saillants de son histoire,
s’appuyant sur quelques objets (un chapeau, une
épée, une veste pour le spectre, la robe d’Ophélie)
pour incarner les personnages disparus et retrouver
le fil d’une mémoire brouillée.
Dans le même temps (quelques mois plus tard pour
la tournée française), Robert Lepage dans Elseneur,
variations sur le thème d’Hamlet29 présente également un spectacle pour un seul acteur, lui-même,
qui avec le support des nouvelles technologies interprète tous les rôles. Si le parti pris du monodrame est
similaire, la réalisation en est radicalement autre :
trois panneaux-écrans mobiles sont le support de
Énigmes du texte, réponses de la scène
35
© Marc Enguérand CDDS.
Hamlet
Robert Wilson (Hamlet) dans Hamlet: A Monologue,
mise en scène et adaptation de Robert Wilson, Festival
d’automne, MC93, Bobigny, 1995.
projections d’esprit cinématographique (telle la typographie des lettres du mot Elseneur, clin d’œil aux
graphies du cinéma muet ou aux génériques) ou de
la projection en direct d’images agrandies de l’acteur dans ses différents rôles et filmé sous des angles
divers. Ces écrans tantôt masquent la scène, tantôt
s’écartent pour faire place à la présence de l’acteur,
mettant en tension l’image théâtrale et l’image cinématographique dans un fécond dialogue.
Ces trois variations autour d’Hamlet ouvrent la voie
à des propositions scéniques affranchies de l’obligation de la totalité, qui jouent avec Hamlet plus
qu’elles ne jouent Hamlet. Sélectivité, subjectivité,
montage, primauté de l’événement scénique : les
intentions et les démarches d’artistes revendiquant
le plateau comme origine de l’acte théâtral se distribuent tout aussi bien dans les mises en scène les plus
récentes d’Hamlet que dans les spectacles inspirés
par Hamlet depuis Qui est là, Hamlet: A Monologue
et Elseneur.
Hamlet au XXIe siècle
C’est peut-être parce que Hamlet est une pièce
déceptive, digressive, rebelle à l’interprétation, relevant d’un théâtre de la pensée plus que de l’action,
d’une pensée de plus en plus difficilement compréhensible faute de connaissances historiques, philosophiques, métaphysiques, qu’une nouvelle
génération de metteurs en scène, dans la décennie
qui vient de s’écouler, a déplacé l’invention, le
rythme, parfois même le sens, du côté du plateau.
29. Maison des Arts de
Créteil, Festival Exit, mai
1996.
© Marc Enguérand CDDS.
36
Qui est là, texte et mise en scène de Peter Brook, avec Yoshi Oida, théâtre des Bouffes du Nord, Paris, 1995.
30. Ce néologisme signifie
le fait de tout envisager à
partir du point de vue
présent (nunc en latin).
31. Autre néologisme
désignant l’appartenance
de Shakespeare à une autre
époque que la nôtre.
32. Dieter Lesage, Peut-on
encore jouer Hamlet ?,
traduction de Monique
Nagielkopf, Paris, Les
Impressions nouvelles,
2006, p. 43.
Choisissant d’approfondir ce qui dans Hamlet nous
parle encore et d’éviter sans regret ce qui nous
échappe ou ne nous concerne plus. Dans un essai
récent en forme de questionnement polémique,
Peut-on encore jouer Hamlet ?, Dieter Lesage met à
mal le mythe romantique de l’intemporalité et de
l’universalité des classiques : selon lui, Shakespeare
est en grande partie inactuel. Pour aborder Hamlet,
nous devons renoncer au nuncocentrisme 30 et
admettre que bien des questions que cette pièce
soulève ne sont plus d’actualité : par exemple, la
question du Purgatoire, sujet brûlant de controverse
entre le catholicisme et la Réforme à l’époque de
Shakespeare, ne nous concerne plus guère ; la
concentration de la souveraineté en une seule
personne dont dépend le sort de toute une nation ne
correspond pas davantage aux normes des démocraties occidentales. La préconisation de Lesage aux
metteurs en scène est alors de partir de la noncontemporanéité d’Hamlet pour se confronter à elle :
« Plutôt qu’actualisé, Shakespeare doit être restitué,
aujourd’hui. C’est en allochrone31 que Shakespeare
peut nous apporter une conscience historique. Mais
pour cela, il nous faut être prêts à sortir de notre
époque et à en pénétrer une autre. »32
Cependant, c’est le cheminement inverse qui se laisse
observer dans les mises en scène les plus contempo-
raines. Là où Vitez et Chéreau, tout en travaillant à
partir de l’ici et maintenant des acteurs et du public,
proposaient un cheminement de la Renaissance
et de l’âge baroque à notre temps, cherchaient à
comprendre et à éclairer les énigmes d’Hamlet, épaissies par le temps, il semble que dans la dernière
décennie une relation plus libre et plus sélective
s’établisse avec la « pièce des pièces », envisagée
comme l’amorce et la matière d’un désir de théâtre
plus que comme une entité signifiante et énigmatique à interpréter.
Annonciatrice de cette liberté nouvelle, la mise en
scène de Brook, en français et en anglais, en 2000 et
2001, tout aussi internationale et multiculturelle
que Qui est là, privilégie l’accessibilité de la pièce et
de ses enjeux et l’interaction entre les comédiens
et l’assistance : un épais tapis orangé délimite l’aire
de jeu principale, dans un espace vide, habité par les
déplacements des comédiens ainsi que par une
musique scénique très présente. Point d’espace
second pour le théâtre dans le théâtre, aussi proche
des spectateurs internes que la scène brookienne
pour son public.
Le rejet par la scène contemporaine de la convention
élisabéthaine du théâtre dans le théâtre est caractéristique du refus de l’éloignement illusionniste du
Hamlet
spectateur par rapport au processus théâtral : les
mises en scène de Warlikowski et Bobee n’isoleront
pas non plus le théâtre intérieur du reste de l’univers
scénique. Plus radicalement, le cabaret de Langhoff
et le plateau quasi télévisuel de Thomas Ostermeier
affirmeront l’omniprésence du spectacle, du jeu et de
la conscience de la théâtralité, avant même l’irruption du théâtre dans le théâtre.
Ces choix de Brook s’accompagnent d’une adaptation assez importante du texte (dans les deux versions
anglaise et française), recentrant l’action autour
d’Hamlet, supprimant des éléments qui ne font plus
sens au présent comme l’apparition finale du jeune
Fortinbras en restaurateur de l’ordre, d’ailleurs
fréquemment coupée. Le plus célèbre monologue
de l’histoire du théâtre occidental est lui aussi
déplacé pour devenir le signe d’une tentation du
suicide, au moment de la tragédie qui représente
pour Brook celui de l’échec absolu d’Hamlet : « Bien
qu’ayant la preuve, il n’est pas parvenu à tuer le roi,
il est allé voir sa mère où il a tué par erreur, convaincu
qu’un roi dissimulé derrière le rideau ne pouvait
qu’être directement envoyé en enfer. Malgré les
consignes du père, il a agressé sa mère, il s’est perdu,
il n’a plus aucune ressource. Alors, une partie de sa
nature qui est suicidaire, dostoïevskienne, le pousse
à s’interroger : “Pourquoi ne pas en finir ?” »33
Les énigmes d’Hamlet s’étoffent de la succession des
temps qu’elles traversent, se transforment au contact
des arts et des cultures qui s’affrontent à elles, ainsi
que des résonances personnelles qu’elles suscitent
en chacun des metteurs en scène qui les rencontrent.
Ainsi, de Vitez à Brook, Hamlet s’enrichit-il du contact
avec la grande littérature russe du XIXe siècle et, dans
les années les plus proches de nous, de l’évolution des
pratiques théâtrales au contact des autres arts du
spectacle vivant, danse, cirque, performance, mais
aussi des arts plastiques et des arts numériques.
Énigmes du texte, réponses de la scène
inspirés de Shakespeare, autour des figures de l’Autre
et de l’Étranger que sont le roi Lear, Othello et
Shylock. Ce dernier spectacle relève de la démarche
la plus récente de son travail théâtral, qui consiste à
mettre en dialogue, sur scène, des textes d’auteurs et
d’époques différentes.
À l’époque où Warlikowski se tenait encore à une
démarche de mise en scène de textes de théâtre,
tout en construisant un univers scénique personnel,
son Hamlet rompait très nettement avec l’esthétique
des grands espaces froids de la modernité urbaine
– halls, laboratoires, salles d’hôpital – caractéristique
de son travail commun avec Malgorzata Szczesniak.
Un plateau carré délimite un espace vide entouré
de gradins se faisant face, fermé sur les deux autres
côtés par des panneaux peints bordés de quelques
chaises et tables qui donnent un fond pictural et une
dimension historique à certaines scènes construites
en tableau. Ainsi, Hamlet s’ouvre sur l’invention
scénique du couronnement de Claudius par Gertrude
en présence d’un prélat, caractéristique du rôle de
l’Église dans la société polonaise, suivi d’un bal, dans
un chatoiement de couleurs et d’étoffes précieuses.
Le reste du temps, ce sont des jeunes gens contemporains en pantalons sombres, débardeurs et baskets
qui occupent ce plateau nu, l’habitent tel un ring de
leurs corps à la fois puissants et vulnérables, de leurs
échanges physiques parcourant l’échelle des relations humaines, de la tendresse sensuelle à la plus
extrême agressivité. Car ce que recherche
Warlikowski dans Hamlet concerne essentiellement
l’identité d’Hamlet – de la dimension sexuelle à la
Le théâtre de Shakespeare constitue l’un des trois
univers de l’œuvre de Warlikowski, avec les tragiques
grecs et les écritures contemporaines (Franz Kafka,
Jean-Marie Koltès, Sarah Kane, Matei Visniec, Witold
Gombrowicz). Il a monté plusieurs fois et dans de
multiples théâtres européens Macbeth (de
Shakespeare et de Verdi), La Tempête, Hamlet, mais
également Le Marchand de Venise, Périclès, La Nuit
des rois, Le Songe d’une nuit d’été, Le Conte d’hiver,
et présente actuellement des Contes africains 34
© Marc Enguérand CDDS.
Hamlet, notre contemporain polonais
Stanislawa Celinska (Gertrude) et Andrzej Chyra
(Claudius), dans la mise en scène de Krzysztof
Warlikowski, théâtre Rozmaitosci de Varsovie, baraque
Chabran, Avignon, 2001.
37
33. Peter Brook, in Georges
Banu, Peter Brook, Paris,
Flammarion, 2001, p. 284.
34. Théâtre national de
Chaillot, 16-23 mars 2012.
© Marc Enguérand CDDS.
38
Angela Winkler (Hamlet), dans la mise en scène de Peter Zadek, MC93, Bobigny, 2000.
part métaphysique –, sa souffrance, emblématique
de la souffrance de n’importe quel être humain d’aujourd’hui. Sa mise en scène creuse les énigmes
d’Hamlet plus qu’elle n’entend les résoudre : Hamlet
est peut-être homosexuel, il a peut-être aimé sa mère
d’un amour incestueux ; la détresse immense
d’Ophélie, les jeux sensuels du couple féminin formé
par Rosencrantz et Guilderstern avec Hamlet, l’intimité partagée avec Horatio sont autant d’ouvertures
à une réception sur le mode de l’identification. Dans
Hamlet plus que dans tout autre spectacle de
Warlikowski, cette identification est générationnelle,
se jouant sur la confrontation d’une jeune génération sexuellement ambivalente et d’instances familiales, politiques et religieuses d’un pouvoir peu
disposé à lui faire place, et limité aux signes extérieurs de sa grandeur.
Derniers (mais non ultimes)
visages d’Hamlet
Plusieurs éléments autorisent à user autrement que
de manière anecdotique de l’idée de « XXIe siècle » :
l’échelle de la vie théâtrale y devient européenne,
voire occidentale. Les Hamlet les plus féconds de la
décennie qui vient de s’achever, ceux de Zadek, de
Warlikowski, d’Ostermeier, de Bobee, de Kolyada,
partagent, avec des problématiques différentes, un
ancrage résolu – esthétique autant que philosophique – dans le présent, lié sans doute à des itinéraires artistiques faits de va-et-vient entre les écritures
contemporaines et celles de grands dramaturges du
passé. Qu’il s’agisse de mises en scène d’Hamlet ou de
réécritures scéniques (Lavaudant, Langhoff, Vincent
Macaigne), ou encore de mises en scène de réécritures textuelles (voir la mise en scène récente de
Gertrude [le cri] d’Howard Barker par Giorgio
Barberio Corsetti au théâtre de l’Odéon), le plateau
de théâtre s’hybride d’autres pratiques artistiques, et
s’adresse à un spectateur habitué aux formes
scéniques contemporaines et désireux d’interaction
entre le dispositif scénique et son propre univers –
celui de son expérience et celui de son imaginaire.
Ainsi, les lieux de référence de ces mises en scène
rompent généralement avec la Renaissance et avec
ses codes picturaux et théâtraux : espaces plurifrontaux (Warlikowski, Langhoff), esthétique postindustrielle et design contemporain (Zadek, Ostermeier,
Bobee). Certains aspects politiques périmés d’Hamlet
s’effacent au profit d’autres questionnements : identité sexuelle et genre, frontières sociales et psychiatriques de la normalité, jeux de rôles dans la société
du spectacle qu’est devenue la vie politique. L’Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
© Eric Dydim.
Hamlet
Oleg Yagodine (Hamlet), dans la mise en scène de Nikolaï Kolyada, Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’automne,
Paris, 2010.
au féminin d’Angela Winkler dans la mise en scène
de Zadek rompt avec la tradition d’un Hamlet
féminin (Sarah Bernhardt, Marguerite Jamois), tradition étayée par l’interprétation psychanalytique
d’Ernest Jones, qui reconnaissait dans Hamlet une
nature hystérique. Loin d’être assimilable à celle du
personnage, la féminité de la comédienne sert
dramaturgiquement la représentation de la différence d’Hamlet, fils endeuillé entouré des participants aux excès des noces royales, ennemi des
apparences au milieu d’une cour danoise vouée au
paraître et à la dissimulation.
Claudius devient fréquemment un homme d’État
typique de nos démocraties occidentales, pratiquant
une Realpolitik efficace à grand renfort de communication : c’est le grand acteur allemand Otto Sander
dans la mise en scène de Zadek et, chez Ostermeier,
Urs Jucker rivé à son micro et fréquemment capturé
en gros plan par une caméra omniprésente, qui interprète également, en se couvrant le visage de sang à
vue, le spectre d’Hamlet père.
Les scénographies transportant la fable d’Hamlet
dans des lieux fonctionnels de la civilisation urbaine
(de l’immense conteneur de chantier de Zadek à la
morgue high-tech de Bobee) opèrent un curieux
mouvement inverse par rapport à celui qui, dans les
années 1960 et 1970, faisait investir et revivre par le
théâtre ces lieux désaffectés.
C’est sans doute dans la capacité de la tragédie
d’Hamlet de recevoir et d’accueillir les interrogations artistiques autant qu’existentielles de tant
d’époques différentes de l’histoire et du théâtre que
réside finalement la plus tenace de ses énigmes.
Comment les pensées et les mots, les actions et les
non-actions d’un prince médiéval, étudiant de la
Renaissance et de la Réforme, fils, amant, ami, acteur
de sa folie, et de son entourage, pourtant inscrits
dans le contexte précis de la culture baroque, faite de
remise en cause de toutes les certitudes antérieures,
d’émerveillement et d’effroi devant l’infinité du
monde et la nécessité de forger de nouveaux outils
pour le penser et simplement pouvoir y exister, trouvent-ils à se revivifier sans relâche et sans répétition
sur les scènes européennes, grâce à des metteurs en
scène et à des acteurs de tous âges et de tous bords
esthétiques ? Toute mise en scène, ou réécriture
scénique ou textuelle d’Hamlet, répond, à la fois
pleinement et momentanément, à cette énigme dont
la vitalité est celle du théâtre même, de son présent
toujours à recommencer, avec d’autres, pour d’autres
que ceux et celles qu’un soir, dans un ici et un maintenant, Hamlet a réunis.
39
40
Faire la lumière dans Hamlet…
Entretien avec Yannis Kokkos.
Yannis Kokkos, scénographe d’Antoine Vitez de 1969 jusqu’à La Vie de Galilée de Brecht en 1990,
devenu lui-même depuis metteur en scène de théâtre et d’opéra, explique comment « la pièce des
pièces », mise en scène par Vitez au Théâtre national de Chaillot en 1983, l’a conduit à concevoir un
espace nu, à la blancheur radicale, travaillé par la lumière et le déplacement des corps, à la mesure
d’une œuvre qui oblige à réinventer le théâtre.
© Marc Enguérand CDDS.
est hantée par le thème de la légitimité usurpée, et
déploie la logique de la raison en lutte contre la
tyrannie et l’injustice. Le personnage d’Hamlet
cherche comment répondre à ce grand défi. Antoine,
en choisissant Richard Fontana, dont il aimait l’apparence contradictoire de prince et de voyou, la
violence rentrée, ébauchait déjà le portrait d’Hamlet
tel qu’il l’imaginait, pas sentimental, aux antipodes
d’un héros romantique.
Hamlet, mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national
de Chaillot, Paris, 1983.
35. Cf. encadré ci-contre :
« Dans l’enfermement d’un
univers mental ».
De quelle manière Antoine Vitez et vous-même
avez-vous entrepris le travail sur Hamlet ?
Après la création d’un espace en fer à cheval, cette
mise en scène d’Hamlet coïncidait avec le désir chez
Antoine de changer la salle de Chaillot, comme si
cette pièce allait influer sur l’ensemble des spectacles
de la saison et marquer une nouvelle période dans sa
pratique à l’intérieur de ce théâtre. Il revendiquait le
retour à la frontalité d’une salle à l’italienne afin
d’offrir au plus grand nombre de spectateurs la
meilleure vision et la meilleure écoute des textes,
l’accès à un théâtre d’idées. La pièce de Shakespeare
Cette vision est-elle à l’origine de votre conception
d’un décor très géométrique ?
Tout est parti de l’idée première qu’il fallait faire la
lumière, éclairer une histoire, aller vers la raison35.
Dans l’esprit de la scénographie, j’ai voulu que l’utilisation de la couleur blanche soit radicalisée – par
rapport à d’autres décors – de manière que les
personnages, dans cet espace, puissent être lus
comme des signes. Aussi la rigidité du décor était-elle
contrebalancée par la mobilité, la fluidité et la
richesse des costumes. Ces derniers se référaient à
une vision historique complètement inventée, qui
se situait entre une Renaissance élisabéthaine et une
Renaissance italienne. J’ai utilisé des matières très
nobles qui faisaient songer à du métal ou à de l’or
fondu ; il s’agissait en fait de velours de soie mélangé
à des tissus dotés de trames métalliques. Seul Hamlet
était vêtu d’un velours de soie noire, le tissu le plus
noir qui existe.
Le décor reprenait les perspectives des cités idéales et
s’efforçait d’inscrire la perspective dans la scène à
l’italienne, de la matérialiser. Nous disposions d’un
premier plan permettant aux acteurs de surgir aussi
de face. Ainsi, avec le cadre un peu coupé (les piliers
tronqués), le trottoir, le plateau incliné derrière, l’illusion d’optique créée faisait que, de n’importe quel
point de la salle, même le plus élevé, on ne voyait pas
la fin du plateau, d’autant que la blancheur annulait
toute séparation : le spectre semblait apparaître de
nulle part, les personnages sortir de la scène même.
C’était ma première expérience avec Patrice Trottier,
dont je connaissais déjà le travail. Il a trouvé des solutions absolument originales pour que cet espace
monochrome puisse changer complètement de
couleur et connaître une évolution des formes et des
volumes par rapport à une lumière. Techniquement,
il est parvenu à ce que le décor paraisse blanc ; il a
réussi à donner l’impression réelle de l’aube qui se
levait avec des teintes extrêmement complexes et
raffinées. La coloration arrivait, à chaque fois, sans
que l’on s’en rende compte, par l’ajout de teintes
pastel : des lumières bleutées très dures suggéraient
l’asile d’aliénés dans lequel Ophélie se débattait.
C’était, d’ailleurs, une vraie scène de folie : elle était
habillée pratiquement comme Hamlet, vêtue d’une
grande robe de soie noire avec des manches très
longues comme au Moyen Âge : c’était ce détail qui
figurait qu’elle sortait de l’eau ; tout le mouvement
de son corps était très graphique, comme le tracé
d’un dessin, jusque dans l’excès et la convulsion…
Grâce à l’extraordinaire travail de Trottier, c’était à
tout moment un décor qui changeait complètement
de nature, de sensation, en fonction des jeux avec la
lumière.
Énigmes du texte, réponses de la scène
© Marc Enguérand CDDS.
Hamlet
Hamlet, mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national
de Chaillot, Paris, 1983.
Dans cet esprit, comment avez-vous traité « le
théâtre dans le théâtre » ?
L’idée de piège devait être ressentie à l’intérieur de
l’espace. La perspective faussée, l’étranglement
créaient aussi la vision d’un piège métaphysique dans
lequel les personnages étaient attrapés ; le blanc,
par sa couleur et sa froideur, suggérait le bloc et l’enfermement d’un univers mental. Pour « le théâtre
dans le théâtre », je n’ai à aucun moment imaginé
d’aire de jeu spécifique. Pour cette pièce, j’ai conçu
tout le décor d’un seul jet.
Par rapport à cette scénographie de l’enfermement,
quelle place occupait le spectre dans la mise en
Dans l’enfermement d’un univers mental
« Un lieu scénique, c’est d’abord un espace. Il n’y a pas d’acteur de théâtre sans conscience de l’espace dans
lequel il se trouve. Je ne peux pas jouer si je ne sais pas qui me regarde et d’où on me regarde. Le jeu se nourrit
littéralement de l’espace [...]. Pour imaginer ce que je vais faire, j’ai besoin de savoir quel espace je vais utiliser
[…]. L’espace à l’italienne n’est qu’une des variantes de l’espace frontal. Il fonctionne à partir des lois des
rapports des corps à l’intérieur d’une boîte. Yannis Kokkos a conçu une boîte à l’italienne qui serait plus
ancienne que le théâtre à l’italienne, un hommage au Teatro Olimpico de Vicence, qui est entièrement fondé sur
la perspective – une perspective fausse, accusée, devant des gradins à forte pente, où le corps prend des
proportions étranges selon l’emplacement où il se trouve (dans le fond il est plus grand). Cette perspective,
dessinée comme une épure en pointillé, c’est en même temps la représentation d’un espace entièrement fabriqué
par la raison. La silhouette des acteurs dans Hamlet se détache sur un espace entièrement blanc, sans aucun
élément de représentation d’aucun lieu, ni d’aucun temps. »
Antoine Vitez in « Antoine Vitez : à propos de sa mise en scène d’Hamlet »,
Du texte à la scène : langages du théâtre, actes du congrès de la Société française Shakespeare, 1982 ;
édité par Marie-Thérèse Jones-Davies, Paris, Jean Touzot, 1983, p. 269.
www.societefrancaiseshakespeare.org/docannexe/fichier/1180/1982-15Vitez.pdf
41
© Marc Enguérand CDDS.
42
Hamlet, mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national
de Chaillot, Paris, 1983.
scène d’Antoine Vitez ? Il n’était pas de même nature
que les autres personnages ?
Effectivement. Tout concourait, dans le jeu d’Alain
Ollivier, dans la cuirasse qui l’entravait, à donner
l’impression que le spectre ne pouvait absolument
pas avoir le mouvement libre ; il était prisonnier de
son état. En même temps, Antoine et le comédien
avaient fait de cette figure de père un personnage
très pathétique, un personnage qui souffrait de ne
pas être dans la vie. On assistait, du côté du fils, à
cette tentative d’enlacement qui ne pouvait jamais
aboutir. Dans la scène, le pathétique n’était pas du
côté d’Hamlet mais du côté de l’homme souffrant
dans son armure de fer. En fait, tout entrait dans la
logique de l’espace qui, par une figuration un peu
obsessionnelle, devenait une immense tombe :
comme si c’était l’œil de la mort qui regardait rétrospectivement.
Propos recueillis par
Samra Bonvoisin,
Catherine Treilhou-Balaudé
et Michel Fournier.
Entretien rédigé par
Samra Bonvoisin et
Catherine Treilhou-Balaudé.
Des œuvres artistiques ont-elles nourri votre imaginaire, et lesquelles partagiez-vous avec Antoine
Vitez ?
Hamlet faisait partie de mes rêves d’enfant. Très
jeune, j’avais dessiné des décors et des costumes avec
un parti pris radical : Hamlet était entièrement vêtu
de blanc et portait un brassard de deuil ! Depuis, j’ai
vu de nombreuses mises en scène de cette œuvre et
je garde une admiration éternelle pour Laurence
Olivier ; je trouve son interprétation d’Hamlet magnifique : la substance de Shakespeare passe par cette
épaisseur du corps, cette manière d’être absolument
matériel et en même temps embrasé d’émotions, de
folie, de surnaturel.
Pendant la préparation d’Hamlet, Antoine renouait
avec ses obsessions : une façon de lire l’histoire du
théâtre à travers les structures du pouvoir politique,
les personnages de la littérature russe, avec cette
attraction particulière pour la confession que l’on
retrouvait, par exemple, sur le plateau lorsque
Claudius se livrait à sa vaine prière. Le thème de l’innocence d’une jeunesse sacrifiée ou celui de l’innocence dans le crime revenait aussi. Voilà pourquoi
Antoine tenait tant à ce que Fontana, acteur très
jeune, incarne Hamlet.
Pendant la préparation, j’ai aussi beaucoup songé à
des peintres comme Cranach ou Dürer ; c’étaient,
d’ailleurs, des références que je partageais avec
Antoine. Plusieurs gravures de Dürer, par exemple,
dans leur dimension métaphysique, ont nourri secrètement notre imaginaire ; certaines figures allégoriques, des types d’attitudes se retrouvaient
imperceptiblement dans les rapports entre les
personnages d’Hamlet, dans leur façon « non
réaliste » de se mouvoir. De même, les tableaux de
Bruegel ont inspiré la scène des fossoyeurs, y compris
dans le traitement des costumes. J’ai surtout beaucoup travaillé, à partir des tableaux du Tintoret, sur
la manière de se mouvoir dans l’espace telle que ses
peintures la donnent à voir et la façon dont les
acteurs sur le plateau apparaissent à la lumière…
En un sens, il m’est difficile de raconter les étapes
de ce travail préliminaire avec Antoine. Nous discutions régulièrement, souvent j’avançais seul, parfois
il rebondissait à partir d’une de mes propositions,
parfois il évoquait un sentiment, une humeur, sans
rapport évident avec la pièce. Hamlet est la pièce
des pièces dans la mesure où elle déplie la plupart des
thèmes qui ont été traités au théâtre. L’identification
qui se produit pour chaque génération avec Hamlet
est un phénomène compréhensible parce que le
personnage demeure totalement mystérieux. Pour ce
décor, j’ai changé à nouveau la salle de Chaillot : il a
été conçu en continuité avec cette salle, vouée au
provisoire, pour laquelle j’avais dessiné des portes,
aménagé des parois recouvertes de velours rouge.
C’était un théâtre entier, un ensemble – qui finalement est resté ensuite – spécialement inventé pour
Hamlet ! En fait, en tant que pièce exceptionnelle,
elle appelle l’image suggérée par ce haïku japonais
cité par Georges Banu : « Avant que l’acteur entre en
scène, il faut construire le théâtre. »
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
Scénographier Hamlet :
le mouvement perpétuel des pages de l’Histoire
© Marc Enguérand CDDS.
Entretien avec Richard Peduzzi.
Hamlet, mise en scène de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1988.
Depuis leur rencontre en 1967, Richard Peduzzi conçoit les scénographies des mises en scène de
Patrice Chéreau. Revenant sur la genèse de la scénographie d’Hamlet, créé dans la Cour d’honneur du
palais des Papes en 1988, il dit être arrivé alors à un tournant dans son travail, correspondant au
désir de trouver des espaces nouveaux à partir de l’architecture abstraite d’un décor unique.
Progressivement germe l’idée d’une façade de bois inversée sur laquelle les acteurs marcheraient, et
l’esquisse labyrinthique d’un sol qui toujours se déroberait. À l’image de l’univers d’Hamlet : les
sables mouvants d’un monde en ébullition ; une page de la Renaissance qui se tourne.
Dans quel état d’esprit avez-vous abordé coup sur
coup la scénographie de deux pièces de
Shakespeare, Le Conte d’hiver dans la mise en
scène de Luc Bondy, puis Hamlet avec Patrice
Chéreau ?
J’avais alors très envie de concevoir des décors en
bois, de jouer avec la marqueterie, avec les différentes couleurs du bois ; l’utilisation de ces matériaux nouveaux correspondait à mon souhait de
mélanger les époques, la Renaissance et le monde
43
44
Le bois et la pierre, matériaux d’une histoire en mouvement
« Le décor d’Hamlet est tout autre chose qu’un simple plateau […]. Ce qui frappe d’abord, pour peu qu’on y
soit sensible, c’est la beauté du matériel utilisé : le bois ici comme dans Le Conte d’hiver, mis en valeur dans la
cour par le contrepoids des murailles du palais. Qu’on y songe, le château d’Elseneur est de la même veine
architecturale que le palais des Papes, médiéval comme ce dernier, forteresse, plus âpre peut-être et moins
élancé : mais avant tout se signalant par la présence massive de la pierre : lieu propre à la fermeture pour ne pas
dire à l’enfermement, comme la Cour là aussi en un sens ; et lieu pourtant où l’histoire pénètre malgré
l’épaisseur des murailles. Le bois du plateau, marqueterie très soigneusement ajustée, n’est-il pas le signe d’une
façon nouvelle de vivre qui, avec la Renaissance, envahit les châteaux, luxe nouveau qui s’installe ? […] »
Luc Boucris, « Hamlet dans l’itinéraire de Richard Peduzzi »,
in Actualité de la scénographie, n° 38, octobre-novembre 1988, p. 103.
moderne, à un parti pris esthétique d’ensemble.
Quand Patrice Chéreau a décidé de monter Hamlet,
j’étais arrivé à un tournant dans ma recherche, déjà
amorcé avec notre travail commun sur Lucio Silla,
l’opéra de Mozart, et je voulais trouver des espaces
nouveaux à partir d’un décor unique. J’ai tout de
suite intégré les contraintes qui s’imposaient à moi :
la Cour d’honneur d’Avignon, le vent, les intempéries… Techniquement, il était préférable de renoncer
aux décors en hauteur. L’idée a germé très vite de
concevoir une façade inversée sur laquelle les acteurs
marcheraient, un sol qui formerait des sillons, des
labyrinthes, des méandres ; je suis parti d’une architecture concrète, librement inspirée de la
Renaissance… Hamlet me racontait l’histoire d’une
page tournée de l’Histoire, celle d’un monde toujours
en mouvement. En regardant la façade un peu
moyenâgeuse dans cette cour du palais des Papes, j’ai
pensé qu’avec Hamlet en ce lieu la façade permettait
de tourner une page, d’avoir une autre page, celle de
la Renaissance, sur laquelle marcher. Ainsi y avait-il à
la fois les fondations et la gestation : c’était comme
un ventre qui respirait, comme un souffle nouveau
qui se levait…
Le sol qui se dérobe est l’élément dominant de
votre scénographie. Ce danger permanent vous
paraît-il correspondre à l’univers d’Hamlet ou bien
est-il le fruit de votre imaginaire ?
Cette solution résulte d’un croisement de mes
lectures antérieures de la pièce (que je connais bien),
de rêveries un peu folles sur des contrées indécises et
de la représentation concise, ramassée, que j’ai dû en
extraire lorsque j’ai proposé le décor autour de cette
façade inversée de la Renaissance, des sables
mouvants, des échafaudages, jusqu’à la recomposition de toute une architecture, l’invention d’un style,
dans un monde en ébullition permanente où l’on
entendait les canons tonner au loin. Un décor pareil
demande, dans sa conception, une machinerie
énorme : tout était réglé au quart de millimètre, la
montée des colonnes, l’enfoncement des chapiteaux,
la disparition des personnages. La maquette était
prête, le plateau de répétition avait déjà une configuration très précise quand les acteurs ont
commencé à travailler.
Comment avez-vous inclus dans ce dispositif
complexe les changements de lieu, du plein air en
Avignon aux différentes salles des théâtres durant
la tournée ?
En Avignon, le décor plaqué au sol pouvait résister
à la pluie, au vent, à la tempête. En tournée, nous
avons un peu « taillé dans les ailes » qui ne
pouvaient pas exister comme dans la grande Cour
d’honneur ; l’absence de la muraille d’Avignon n’a
en revanche pas posé de problème car nous nous
retrouvions à chaque fois avec un autre mur : si nous
partions de l’hypothèse qu’il s’agissait d’un fond de
scène moderne, c’était encore une autre « page » qui
se tournait. Dans tous les sens, nous pouvions
inventer.
Il est des choix de scénographie qui engagent aussi
l’interprétation d’Hamlet : telle cette idée de faire
surgir les comédiens du sous-sol comme les morts…
Oui, c’est la donnée de base, c’est écrit dans le texte.
Le décor induisait fatalement la présence de tout un
monde qui grouillait en dessous, qui ressortait. De la
même façon, au fil des croquis et des esquisses, s’est
imposée à moi la représentation en continu et en
mouvement de configurations différentes. La scénographie faisait coïncider des strates temporelles dans
le même mouvement ; je ne me hasarderais pas à
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
45
© Bricage/1d-photo.
Le cavalier de l’Apocalypse
Hamlet, mise en scène de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1988.
« Un guerrier féroce sur un cheval puissant fait irruption comme un ouragan sur la scène, un dieu vengeur, la
barbe grise déployée au vent, un cavalier de l’Apocalypse annonçant le Jugement dernier. Il ne se plaint pas de
ce qu’il a enduré. Il exige. Il ordonne. Il est effrayant et intrépide, ce visiteur de l’autre monde, cet émissaire de
la justice. Il fonce sur les gens qui se dispersent, effrayés ; son cheval qu’il fait se cabrer d’une main sûre est
prêt à piétiner quiconque se mettrait en travers de son chemin.
On comprend pourquoi son fils est prêt à le prendre pour un démon. On comprend aussi pourquoi la rencontre
avec ce “Sabaoth” entouré de tempêtes a métamorphosé Hamlet. Le contraste est frappant entre le héros raffiné
et impétueux du début que joue Gérard Desarthe – presque un personnage cornélien – et l’être pitoyable, défait,
qui se traîne par terre et ne contrôle pas ses nerfs que nous voyons là. Dès lors, quelque chose est
définitivement brisé, détraqué. Non seulement dans son esprit mais dans son organisme. »
A. Bartochevitch, Sovietskaïa Kultura, 26 septembre 1989,
cité dans Nanterre-Amandiers, les années Chéreau, 1982-1990,
Paris, Éditions de l’Imprimerie nationale, 1990.
prendre le risque d’un décor aussi compliqué pour un
autre metteur en scène que Patrice Chéreau. Nous
nous renvoyions la balle : le va-et-vient était incessant… Sa mise en scène imprimait le rythme, le
mouvement était donné par les acteurs, le cheval
galopant dans la nuit, les chauves-souris voletant
au-dessus des têtes, tout ce que racontait le spectacle…
Ce spectacle a représenté une étape charnière dans
votre parcours, disiez-vous…
Oui. J’ai trouvé sans difficulté la scénographie dont
j’avais envie à ce moment-là. Puis, j’ai dû chercher les
rapports de formes, de proportions, gommer tous
les éléments anecdotiques. J’avais envie de schéma-
tiser l’ornementation de la Renaissance, d’obtenir
un décor presque cubiste. Jusqu’à la scénographie
du Ring, la tétralogie de Wagner, à Bayreuth en 1976,
j’étais surtout intéressé par l’architecture industrielle
du XIXe siècle, les rues de New York, des matériaux
comme le fer et leur transposition sur un plateau de
théâtre. Depuis, je me sens de plus en plus attiré par
la manière de réinventer l’abstraction. Dans Hamlet,
la référence à une Renaissance stylisée se nourrissait
aussi de mon goût pour Giotto, de mon intérêt pour
les traités de perspective. C’était lié, d’une certaine
façon, au milieu intellectuel de la pièce. Le décor,
dans sa dimension mathématique, était là pour suivre
le tracé des formes, des volumes, des ombres qui se
déplaçaient, pour aller vers le mystère.
Propos recueillis
par Samra Bonvoisin,
Catherine Treilhou-Balaudé
et Michel Fournier.
Entretien rédigé
par Samra Bonvoisin et
Catherine Treilhou-Balaudé.
46
Hamlet sur la scène contemporaine
Nouveaux enjeux d’Hamlet
Catherine Treilhou-Balaudé.
Un siècle d’histoire de la mise en scène nous a accoutumés à des Hamlet dont le propos est d’offrir à un
public donné, dans une langue souvent différente de
l’original, selon une esthétique et des partis pris
scéniques particuliers, une représentation à la fois
inscrite dans un contexte contemporain, par les
acteurs qui l’interprètent, par le texte – traduit et/ou
adapté ou retravaillé –, le lieu scénique choisi, l’état
du monde auquel elle se réfère, et soucieuse de
mettre en lumière une fable, des personnages, des
idées, une pratique du théâtre éloignés de trois à
quatre siècles.
Le contexte actuel d’émergence de nouvelles formes
spectaculaires dans lesquelles le lieu premier de la
proposition artistique est le plateau, depuis lequel
s’agence (éventuellement) un matériau textuel
souvent multiple, amène le théâtre de mise en scène,
en ce début du XXIe siècle, à retravailler profondément la relation entre le texte et la scène.
De la mise en scène à l’écriture
scénique d’Hamlet
1. Voir la bibliographie en
fin de volume.
2. À la différence du terme
d’adaptation, plus « textocentriste » et par là moins
approprié pour décrire cette
évolution.
3. Ici aussi, le terme se
révèle peu approprié, mais
celui d’écrivain de plateau
ne l’est pas plus dans le cas
présent en effaçant
l’écriture shakespearienne,
avec laquelle est
néanmoins établi un
dialogue, comme origine du
spectacle.
Aborder Hamlet par la scène, selon une primauté
revendiquée de l’intention et de l’écriture scénique :
à partir de ce postulat contemporain déplaçant radicalement le geste artistique de mise en scène des classiques, les démarches divergent. Certains, tout en
affirmant sur scène une esthétique propre, mettent
assurément en scène Hamlet de Shakespeare (Thomas
Ostermeier, Matthias Langhoff, David Bobee) : c’està-dire affrontent, avec les moyens de la scène, l’idée
qui, de Stéphane Mallarmé à Dieter Lesage1, affirme
l’injouabilité de la « pièce des pièces », irreprésentable de manière satisfaisante ou désormais incompréhensible dans sa vision du monde, du pouvoir, de
la folie, de l’amour, de la mort.
D’autres (Romeo Castellucci, Vincent Macaigne)
proposent un cheminement singulier et subjectif,
fragmentaire ou déconstructionniste, à l’intérieur
de la tragédie shakespearienne et depuis les données
qu’ils choisissent de représenter du réel et d’un
certain état du monde, ainsi que l’atteste l’émergence récente de discours d’intention négatifs. Ce
n’est pas Hamlet qu’ils montent, mais eux-mêmes
interrogeant, réécrivant Hamlet pour une autre
scène et un autre public, selon d’autres enjeux que
ceux de sa création en 1600, définitivement perdus :
Castellucci questionne l’autisme et les représentations contemporaines de la folie par le truchement
d’Hamlet, Macaigne met en scène une « soupe » de
textes divers et non la pièce de Shakespeare pour
exprimer sa colère, qui trouve un héraut dans un
Hamlet tout en violence dont, de fait, l’expression
est beaucoup plus scénique que textuelle.
Plus que de mises en scène d’Hamlet, il conviendra
alors de parler de réécritures scéniques, cette notion
permettant de pointer la scène comme lieu premier
de l’écriture théâtrale2 et de prendre en compte la
nécessité de forger de nouveaux modes de réception, qui ne fonctionnent pas seulement à partir d’attentes relatives à Hamlet de Shakespeare, mais
prennent en compte l’émancipation créatrice et le
geste autorial de leurs « metteurs en scène »3 ou
collectifs de création.
Depuis une dizaine d’années se fait donc jour, parallèlement aux mises en scène d’Hamlet et non sans les
interroger, une autre démarche artistique qui
consiste à élaborer une œuvre théâtrale, ou plus
modestement une proposition artistique, sur un
plateau de théâtre, par le moyen d’Hamlet, bien plus
que chercher à comprendre et à éclairer Hamlet et ses
énigmes par le moyen de la mise en scène. L’origine
de la création théâtrale se déplace alors, de la
tragédie shakespearienne comme entité signifiante
que la scène s’efforcerait de réaliser avec ses moyens
Énigmes du texte, réponses de la scène
47
© Pascal Gély CDDS Enguérand.
Hamlet
Paolo Tonti (Hamlet) dans Hamlet, la véhémente extériorité de la mort d’un mollusque, texte et mise en scène de
Romeo Castellucci, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris, 2004.
propres, vers le plateau, espace premier du travail
théâtral qui rencontre Hamlet, tragédie de
Shakespeare écrite et représentée autour de 1600,
comme un matériau fictionnel et un support textuel
à faire jouer à l’intérieur d’un ensemble de déterminations esthétiques définies sur le plateau.
S’il fallait esquisser la généalogie de cette démarche,
on pourrait dire qu’elle a été annoncée, depuis un
demi-siècle, par des réécritures textuelles qui
portaient à la scène des fragments réinterprétés, des
essais inscrits dans les creux ou les plis de la tragédie
shakespearienne, des « critiques » de Shakespeare
ou des appropriations singulières : Hamlet vu à travers
des personnages secondaires et passablement
absurdes dans Rosencrantz et Guildenstern sont
morts, Hamlet en lambeaux dans l’Europe dévastée
de l’après-Seconde Guerre mondiale (Hamletmachine), Hamlet évincé du premier plan au profit de
Gertrude et de son désir (Howard Barker, Gertrude [Le
cri]), revenant au contraire occuper brièvement l’espace de la scène en compagnie de trois autres personnages promis à la mort dans la pièce de jeunesse de
Bernard-Marie Koltès, Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet, pour ne citer que ces exemples4…
La réécriture textuelle transmettant une vision
partielle d’Hamlet dans une écriture contemporaine
à un public d’aujourd’hui prépare, par la légitimité
accordée à un mouvement radical de déplacement et
de réappropriation, la réécriture scénique émanant
de l’intention d’un homme de théâtre de donner
forme à une idée ou à un rêve d’Hamlet né sur le
plateau. Deux spectacles pourraient à cet égard être
considérés comme fondateurs : Qui est là, de Peter
Brook, et Hamlet: A Monologue, de Bob Wilson5.
Traçant un cheminement singulier dans le monde
d’Hamlet, l’un en exalte la dimension spirituelle et la
réflexion sur le surnaturel, l’autre donne forme plastique à la poétique de la pensée solitaire, en isolant
Hamlet de son « monde » devenu superflu.
Tout se passe comme si, environ quatre cents ans
après la création de la tragédie du prince danois au
théâtre du Globe, l’histoire des mises en scène
d’Hamlet était devenue si chargée qu’elle donnait
envie de lui échapper par des chemins de traverse,
tout en maintenant le dialogue avec cette « pièce des
pièces » sollicitant inépuisablement le désir. Chemin
de traverse de l’imaginaire (Hamlet [un songe], créé
par Georges Lavaudant pour la réouverture du
théâtre de l’Odéon rénové en 2006, douze ans après
une première mise en scène d’Hamlet à la ComédieFrançaise), ou celui du travail théâtral pris comme
objet même de la représentation, en deçà du spec-
4. Réécriture pionnière,
la pièce de Tom Stoppard,
Rosencrantz and
Guidenstern are dead, a été
créée au Festival
d’Édimbourg en 1966, et
en France dès 1969.
Heiner Müller, Hamletmachine, traduction de
Jean Jourdheuil et Heinz
Schwarzinger, Paris, Éditions
de Minuit, 1979.
Howard Barker, Gertrude
[Le Cri], traduction
d’Élisabeth Angel-Perez et
Jean-Michel Déprats, Paris,
Éditions théâtrales (2003,
2009).
Bernard-Marie Koltès,
Le Jour des meurtres dans
l’histoire d’Hamlet, Paris,
Éditions de Minuit, 2006.
5. Voir « Hamlet, de la
scène française à la scène
européenne », p. 34-35.
© Déborah 70.
48
Emílio de Mello (Hamlet) dans Ensaio Hamlet, texte adapté par la Cia. dos Atores, mise en scène d’Enrique Diaz,
La Ferme du Buisson, Marne-la-Vallée, 2005.
tacle achevé (Ensaio Hamlet, 2005, où une compagnie théâtrale monte un Hamlet, dans lequel Hamlet
répète lui aussi une pièce6), ou de la déconstruction
par le kitsch et le gore, symptômes d’un monde plus
« pourri » encore que le royaume du Danemark (Au
moins j’aurai laissé un beau cadavre de Macaigne,
Festival d’Avignon, 2011).
On aurait cependant tort de ne voir dans les réécritures scéniques d’Hamlet qu’une conséquence de
l’histoire scénique écrasante de la pièce des pièces,
qui découragerait désormais de se risquer à la mettre
en scène : elles coexistent en effet avec des mises en
scène très inventives de la pièce dans sa totalité ;
réécritures scéniques et mises en scène d’Hamlet sont
à mettre en lien avec les transformations récentes
et profondes de la scène théâtrale au contact
d’autres arts et du fait de sa propre ouverture à de
Au moins j’aurai laissé un beau
cadavre
6. Ensaio Hamlet
(« Répétition Hamlet »),
mise en scène d’Enrique
Diaz, Companhia dos
Atores, La Ferme du
Buisson, théâtre de la
Cité internationale, 2005.
« Ce n’est pas le but de monter le texte de
Shakespeare Hamlet, […] il reste quelques textes
d’Hamlet, mais forcément les textes de
Shakespeare, par exemple « Être, ou ne pas être »,
tout le monde les reconnaît d’un coup. […] Il y a
très peu de textes qui restent de Shakespeare,
d’autres textes d’autres auteurs, d’autres textes que
j’ai écrits : c’est une sorte de… soupe de tout ça. »
Vincent Macaigne
interrogé par Jean-François Perrier, conférence
de presse, 8 juillet 2011, France Culture.
nouvelles pratiques supposant une grande liberté
de traitement des matériaux textuels.
Hamlet au croisement des arts
de la scène
Qu’il s’agisse de mettre en scène Hamlet ou de
proposer une forme théâtrale librement inspirée
d’Hamlet, la coprésence et l’interférence, sur scène,
de formes spectaculaires hétérogènes, est l’une des
tendances les plus intéressantes de ces dernières
années.
Bobee confie le rôle d’Hamlet à un acrobate, Pierre
Cartonnet, celui de Guildenstern à un danseur congolais, DeLaVallet Bidiefono N’Kouka, qui collabore
également à la chorégraphie du spectacle. D’autres
formes d’expressivité que celle des mots sont mises en
œuvre, donnant corps, très pertinemment, au doute
omniprésent dans la pièce touchant la capacité de ces
derniers à signifier la pensée. Words, words, words…
Hamlet [un songe] de Lavaudant diffracte le personnage d’Ophélie en trois avatars au costume identique : deux d’entre elles dansent, la troisième joue
du violon sur scène. Elles jouent et parlent Ophélie,
mais leur présence scénique et leur intervention artistique multiple débordent largement le spectre du
jeu de l’acteur. Une semblable expansion de la
présence scénique s’observe pour Hamlet. Au
moment de l’inhumation d’Ophélie, Hamlet, se
tenant derrière son mannequin, lui fait jouer un air
mélancolique à l’accordéon. Ces deux modes de
présence paradoxaux, l’animé silencieux et l’inanimé
instrumentiste, confèrent une grande puissance
Hamlet
Ophélie offerte et suppliante : de telles séquences
témoignent d’un rapport de forces nouveau, et
commun à tous les spectacles évoqués ici, entre
Hamlet, tragédie de Shakespeare, et Hamlet, œuvre
de Warlikowski : la signification s’élabore en premier
lieu sur le plateau, le texte shakespearien devient le
support malléable d’une création scénique qui ne se
borne plus à le servir.
Texte matériau ou matière
Que devient alors le texte d’Hamlet, dans sa double
nature poétique et dramaturgique ? Un matériau à
agencer, fragmenter, éventuellement associer à
d’autres matériaux textuels. Babélisation réjouissante
de la scène européenne : nombreux sont les metteurs
en scène de versions françaises d’Hamlet à revenir
pour certaines répliques à l’anglais (Lavaudant,
Bobee), ou encore à faire entendre d’autres langues
(l’espagnol et le russe dans Hamlet [un songe], le
français, avec la chanson de Gertrude, dans l’Hamlet
allemand d’Ostermeier, ou l’allemand d’Heiner Müller
dans le Cabaret Hamlet français de Langhoff).
La profusion baroque des enjeux scéniques et dramaturgiques d’Hamlet joue comme un stimulant de la
créativité scénique : un drame de la pensée s’incarnant dans les mots, cheminant de monologue en mot
d’esprit à travers les questions essentielles de la mortalité et de l’éphémère, de l’opacité du monde, de l’être
et des apparences, de l’amitié et de l’amour humains
; une tragédie du diffèrement et de l’empêchement
de l’action, une vengeance à laquelle un prince philosophe ne s’identifie pas, une pièce exaltant le théâtre
dans et par le théâtre, recherchant par lui la vérité et
des raisons de ne pas désespérer… Ces enjeux se
© Marc Enguérand CDDS.
poétique à la scène, là encore en l’absence de tout
discours verbal.
Réécritures scéniques et mises en scène d’Hamlet
confient au plateau des éléments cruciaux de la fable.
La scène – au sens large supposé par l’hybridation
récurrente des arts – prend en charge non seulement
l’action et la parole, mais la pensée même, qui hors
des mots se formule et s’adresse dans des agencements multiples de signes.
Le grotesque, registre dominant de la mise en scène
d’Ostermeier, est essentiellement porté par des signes
non verbaux et non commandés par le texte shakespearien, depuis la maladresse initiale du fossoyeur
incapable de porter correctement en terre le cercueil
d’Hamlet père, sous la « pluie » ostentatoire déversée
par un tuyau d’arrosage, jusqu’à la scène finale
réunissant les protagonistes et les spectateurs du
duel en un tableau à l’expressionnisme grinçant,
doublé d’une cacophonie de voix amplifiées, en lieu
et place du témoignage d’Horatio dont on devine
qu’il n’aura pas lieu, qu’au contraire tout s’achève
avec le silence constaté par Hamlet mourant.
Lorsque Krzysztof Warlikowski met en scène Hamlet
en 2001 au Festival d’Avignon, il intervient peu sur le
texte, mais confie aux mouvements scéniques l’approfondissement des relations interpersonnelles dont
sa mise en scène propose d’originales et parfois bouleversantes interprétations. La danse du trio amoureux
formé par Hamlet, Rosencrantz et Guildenstern féminisés, rejoints par Horatio, ou la cruelle « nunnery
scene » jouée par Hamlet et Ophélie assis face à face,
et dont la gestuelle raconte quasi exclusivement l’intimité physique, puis la violence faite par Hamlet à
son propre amour pour repousser sans cesse une
Énigmes du texte, réponses de la scène
Hamlet, mise en scène de Krzysztof Warlikowski, théâtre Rozmaitosci de Varsovie, baraque Chabran, Avignon, 2001.
49
© Alain Fonteray.
50
Gertrude [le cri] de Howard Barker, mise en scène
de Giorgio Barberio Corsetti, Odéon-Théâtre de
l’Europe, Paris, 2009.
répartissent selon de nouveaux équilibres : beaucoup
moins de langage verbal au profit de langages
scéniques adressés de l’imaginaire à l’imaginaire,
selon un transfert à chaque fois singulier de la poésie
des mots, fondement de la théâtralité shakespearienne, à une poétique des corps dans un espace visuel
et sonore complexe, support principal de la théâtralité et de la performativité7 contemporaines.
7. On se référera utilement
aux travaux de Josette Féral
sur la notion de
performativité appliquée au
théâtre, et notamment à
son dernier ouvrage,
Théorie et Pratique du
théâtre, Montpellier,
L’Entretemps, 2011.
8. Voir notamment Gilles
Deleuze et Félix Guattari,
Kafka. Pour une littérature
mineure, Paris, Éditions de
Minuit, 1975, et
L’Abécédaire de Gilles
Deleuze, avec Claire Parnet,
film de Pierre-André
Boutang, Arte, 1996 :
« D comme Désir ».
La liberté de tisser d’autres textes dans celui
d’Hamlet, prise par Daniel Mesguich depuis sa
première mise en scène, et d’agencer autrement les
éléments textuels conservés, selon des principes d’association et de montage, brechtiens ou non, est
largement mise à contribution, non seulement dans
les réécritures scéniques, mais aussi dans les mises
en scène. Les textes insérés à la place du texte shakespearien constituent autant de points d’ancrage dans
le présent culturel des acteurs et du public : supprimant les comédiens de la pièce, Ostermeier fait
d’Hamlet l’acteur par excellence, jouant non seulement la folie, mais encore deux des trois rôles de « La
souricière »… Lorsque Hamlet parle de théâtre, c’est
un discours et des chansons sur le théâtre contemporain qui lui sont prêtés, c’est un acteur de 2008
s’adressant au public du théâtre du XXIe siècle.
Avec Qui est là, Brook mettait en tension des
éléments textuels et des gestuelles rituelles et théâ-
trales d’origines très diverses (africains, japonais,
européens) pour approcher théâtralement la
présence du surnaturel à travers celle de l’acteur.
Quelques années plus tard, comme metteur en scène
d’Hamlet aux Bouffes du Nord, il s’octroie une
grande liberté par rapport au texte shakespearien
qu’il allège de sa dimension internationale et politique, et aménage par d’importants déplacements
textuels, notamment des monologues d’Hamlet.
Lavaudant (Hamlet [un songe]) choisit de faire
d’« Être, ou ne pas être » l’ultime monologue
d’Hamlet mourant, dont le dernier souffle interrompt
la parole : « Le reste est… », avant le mot silence. Le
noir se fait sur le plateau. Désacralisé, le texte
d’Hamlet devient un matériau supportant les interventions les plus diverses, jusqu’à la substitution à
ses joyaux poétiques de litanies de « putain » et de
« salope », leitmotiv de la relation Hamlet-Ophélie
dans la réécriture de Macaigne. Les mots deviennent
matière et projectile au même titre que la boue ou les
excréments manipulés sur le plateau. Faire violence à
Shakespeare semble le symptôme d’un certain théâtre
qui ne sait plus que faire de la parole poétique, d’une
époque qui ne se reconnaît que dans les images et n’a
plus confiance ni dans le pouvoir signifiant ni dans la
force évocatoire des mots.
Gilles Deleuze se méfiait du théâtre, plus sans doute
en raison de l’analogie psychanalytique entre l’inconscient et une scène que par une réelle aversion
envers la scène elle-même. Pourtant, la définition
partagée avec Félix Guattari du désir comme agencement8 rend bien compte de l’évolution contemporaine des relations entre Hamlet et la scène, et
des enjeux de celle-ci. Les artistes de théâtre qui se
tournent vers Hamlet ne désirent pas un objet, ni
même un monde, qui serait contenu dans Hamlet.
Leur désir est agencement : de ce qui les fait rêver,
penser, imaginer dans Hamlet – le théâtre, le doute,
la pensée, l’humour, la mort, la folie, etc. – et de ce
qui les sollicite dans leur propre univers (artistique,
mais tout autant politique, social, spirituel) ; tel lieu
à investir, tel acteur à diriger, tel musicien, chorégraphe ou vidéaste avec lequel partager un projet,
telle idée, ou telle pulsion, à porter sur un plateau…
The Readiness is all (« Le tout est d’être prêt ») :
abrégé de toutes les pensées sur le processus de la vie
et de la mort, Hamlet parle aussi des vies, des morts
et des renaissances du théâtre, dans une perpétuelle
et parfois douloureuse adaptation au moment
présent.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
51
À propos du spectre
dans quelques mises en scène récentes d’Hamlet
© Eric Dydim.
Leila Adham.
Hamlet, mise en scène de Nikolaï Kolyada, Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’automne, Paris, 2010.
Le spectre a un rapport étroit à la modernité. Corps
paradoxal qui permet de penser la présence d’une
absence et la survivance du passé, il figure de façon
exemplaire le concept de mémoire qui fonde la
société occidentale9. Dans le domaine de la représentation, le monde qu’il dessine – fait d’indices, de
traces, de restes, un monde hanté – réactualise la
dialectique visible/invisible, et épaissit le phénomène de présence dans l’imagerie contemporaine.
N’est pas seulement présent ce que l’on voit, mais
aussi ce qui échappe au domaine du visible et qui
relève alors du visuel, pour reprendre les termes de
Georges Didi-Huberman10. Ce dédoublement du
niveau de la représentation conceptualise l’image
profane et lui invente une transcendance. D’où,
probablement, le recours de plus en plus fréquent au
fantôme dans les esthétiques contemporaines, et
d’où, sans doute, l’intérêt toujours plus vivace des
9. Voir Paul Ricœur, La
Mémoire, l’Histoire, l’Oubli,
Paris, Seuil, 2000.
10. Georges DidiHuberman, Fra Angelico,
dissemblance et figuration,
Paris, Flammarion, 1990,
p. 14.
52
metteurs en scène contemporains pour l’Hamlet de
Shakespeare.
La question qui nous intéresse alors est de savoir non
plus seulement comment ces metteurs en scène
donnent corps au personnage du spectre dans
Hamlet, mais si son apparition détermine le fonctionnement des images de l’ensemble de la représentation.
La tragédie élargie
11. Hamlet, traduction de
Jean-Michel Déprats, Paris,
Gallimard (« Bibliothèque
de la Pléiade »), 2002,
scène I, acte II, p. 180-181.
12. Mikhaïl Bakhtine,
L’Œuvre de François
Rabelais et la Culture
populaire au Moyen Âge et
sous la Renaissance,
traduction d’Andrée Robel,
Paris, Gallimard, 1970,
p. 219.
13. Hamlet, op. cit., III, IV,
p. 53-84.
14. Programme du
spectacle.
15. Jean-Paul Sartre,
L’Être et le Néant.
Essai d’ontologie
phénoménologique, Paris,
Gallimard, 1979, p. 677.
Notons ce premier fait : deux mises en scène récentes
d’Hamlet théâtralisent les funérailles du roi défunt. Il
s’agit des travaux de Thomas Ostermeier (2008) et
de Nicolaï Kolyada (2010). L’Hamlet d’Ostermeier
commence effectivement par une séquence de neuf
minutes dans le cimetière, au cours de laquelle on
assiste à l’inhumation du monarque. La scène est
muette (elle n’est pas de Shakespeare) et est immédiatement suivie par une autre séquence rajoutée : les
noces de Claudius et Gertrude. Si ce prologue nous
permet de comprendre que nous nous situons ici dans
l’esprit d’Hamlet – n’est-ce pas lui qui associe les deux
événements au point de les faire se télescoper ? :
« Économie, économie, Horatio. Les viandes rôties
des funérailles/Ont été servies froides au repas du
mariage »11 –, il détermine surtout le sens et le fonctionnement du dispositif scénographique. Le cimetière est le souterrain de la tragédie. Il est le socle
pourri sur lequel le drame se construit. Un drame
qu’Ostermeier fait jouer sur un petit plateau qui glisse
sur ce terrain, semblable alors au « jardin où le chiendent monte en graine » et auquel Hamlet compare
déjà le monde dans le premier monologue. Cette
permanence du cimetière dans l’image pérennise
aussi la présence du fantôme sur scène. Bien qu’invisible en dehors de ses apparitions à Hamlet, le spectre
est là. Il hante la représentation, et double l’espace
d’un niveau situé non plus au-delà, mais en deçà de
l’image. Le sol terreux fonctionne en effet comme la
représentation indicielle du fantôme qu’il dissimule,
et conduit alors au cœur de la contradiction propre à
la spectralité : celle de l’être là et pourtant absent.
La mise en scène de Kolyada propose également un
prologue muet, mais chorégraphié, dans le cadre
duquel sont représentées, d’abord les noces du
couple royal, puis les funérailles du père d’Hamlet.
Les deux événements s’enchaînent, pris tous deux
dans la même énergie du rituel païen. Comme
Ostermeier, Kolyada fait donc le choix d’élargir la
tragédie afin de mettre en image le cadavre du roi
défunt, absent chez Shakespeare. Mais ici, l’image est
d’autant plus troublante qu’elle est reliée à son
double autre : celle d’un Claudius vivant. Le corps
rigide du défunt monarque est placé au centre de la
scène, avant d’être recouvert d’un cercueil en plastique qui ressemble étrangement à une oreille. La
scène suivante, le cercueil est retourné : le corps du
défunt a disparu et c’est Claudius que l’on y
découvre, allongé, comme dans un bain. De la tombe
à la baignoire, l’image est la même mais saisie dans
la dynamique de l’anamorphose. On pense au rite
carnavalesque et à sa bipolarité constitutive : « Dans
ce système, la destruction et le détrônement sont
associés à la renaissance et à la rénovation, la mort de
l’ancien est liée à la naissance du nouveau ; toutes les
images sont concentrées sur l’unicité contradictoire
du monde agonisant et renaissant. »12
On songe aux portraits que Hamlet fait des deux
frères13 et dans lesquels ils apparaissent comme des
antipodes, et on comprend qu’ici le corps de l’un,
vivant, est la trace de celui de l’autre, mort. C’est
d’autant plus clair que la mise en scène est tout
entière fondée sur une dramaturgie de la trace et du
recyclage. Les accessoires sont des objets usés,
« empruntés à des promenades : cuvettes métalliques, tissus bariolés pris à des pinces à linge, colliers
de chiens métamorphosés en bijoux ou en couronnes,
détritus, conserves de nourriture pour chat, déchets
de boucherie, et sacs plastique »14 ; les vêtements
sont élimés ; et tout un jeu est construit avec un
rouleau de film étirable, habituellement utilisé pour
conserver les restes.
Notons enfin que l’objet qui circule de bouche en
bouche au cours de la scène de mariage de Gertrude
et Claudius n’est autre qu’un bouchon, objet
convoqué par Hamlet pour penser l’implacable
processus de transformation que subit le corps
humain après la mort. « Réfléchis : Alexandre est
mort. Alexandre est enterré, Alexandre retourne à la
poussière, la poussière à la terre, de la terre on tire
la glaise, et pourquoi avec cette glaise qu’il est
devenu ne peut-on boucher une barrique de bière ? »
(V, I, 190-193).
Dans le corps de Claudius qui se présente comme le
négatif de celui d’Hamlet père, dans les objets usés
qui sont au sens strict des re-présentations d’existences passées, s’accumule donc de la spectralité.
Dans L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre rappelle
qu’une chose est hantée dès lors qu’elle a appartenu
à un premier propriétaire15. Or, ici tout a déjà servi :
Énigmes du texte, réponses de la scène
53
© Pascal Gély CDDS Enguérand.
Hamlet
Pascal Rénéric (Hamlet) dans Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, adaptation et mise en scène de Vincent
Macaigne, cloître des Carmes, Festival d’Avignon, Avignon, 2011.
à l’image de la reine qui vient d’une autre couche, la
couronne et le trône sont vétustes, et c’est dans cette
vétusté, on l’aura compris, que s’inscrit une présence
indicielle du père défunt.
De l’indice à l’icône
Ce déplacement du spectre dans l’objet ne fait
renoncer ni Kolyada ni Ostermeier à incarner le
personnage du fantôme dans les scènes d’apparition.
Dans l’Hamlet d’Ostermeier, la parole du fantôme
est prise en charge par l’acteur qui joue Claudius.
L’image de son visage en sang est projetée sur un
écran qui double le mur du lointain, et sur laquelle
vient se superposer celle d’une tête de mort. La
rencontre des deux visages ne dure qu’un court
instant car la tête de mort est non seulement mobile
mais variable dans sa forme et sa dimension.
À certains moments, elle s’aplatit, comme dans une
peinture de la Renaissance qui travaille la perspective ; à d’autres, elle se déplie et perd en profondeur.
Cet effet, en plus d’élever au carré le phénomène
de l’apparition, confirme l’existence, postulée plus
haut, d’une dimension de l’image située au-delà de
la surface du visible. Car l’écran n’est pas le lieu d’une
répétition du visible mais celui de sa densification. Ce
qui s’y projette n’apparaît qu’une fois le monde
visible dépassé, déchiré devrait-on dire. C’est
d’ailleurs un espace que Hamlet – qui « ne connaît
pas semble »16 – agence seul, pour lui seul. Un espace
construit pour tenter de « tirer le regard au-delà de
l’œil, et le visible au-delà de lui-même »17.
Dans ce dispositif à deux niveaux, on l’aura compris,
le fantôme n’est ni le visage défiguré de Claudius,
ni la tête de mort, mais bien le rapport entre ces
deux images. C’est leur mouvement l’une vers
l’autre et leur articulation. Car le spectre chez
Ostermeier est une image-temps telle que Gilles
Deleuze la définit : rencontre d’une image actuelle
avec son double, virtuel.
« L’image actuelle entre en rapport avec une image
virtuelle, image mentale ou en miroir. Au lieu d’un
prolongement linéaire [et d’une succession
d’images], on a un circuit où les deux images ne
cessent de courir l’une vers l’autre, autour d’un
point d’indistinction du réel et de l’imaginaire. On
dirait que l’image actuelle et l’image virtuelle cristallisent. C’est une image-cristal, toujours double
ou redoublée. »18
16. Hamlet, op. cit., I, II,
p. 77.
17. Georges DidiHuberman, Fra Angelico,
op. cit., p. 14.
18. Gilles Deleuze,
Pourparlers, Paris, Seuil,
2005, p. 75.
54
Et ce que cette image donne à voir, c’est effectivement du temps, le temps dans toute son épaisseur :
condensation du passé et du présent, permanence du
passé dans le présent. « On voit toujours quelque
chose dans le cristal. Et ce que l’on voit, c’est du
temps. »19
Si l’image-temps est habituellement une imagemémoire, elle peut également être envisagée ici
comme une image-avenir, une vanité qui annonce
celle du cinquième acte et dans laquelle le fantôme
ne désigne plus seulement ce qui a été, mais ce qui
sera. Image double, voire triple, le spectre est donc
à la fois la représentation d’une survivance de la
mort et celle de l’échec de la vie. En somme, il
contient en lui seul le vertige métaphysique d’Hamlet
qui découvre simultanément – et c’est sa tragédie –
le caractère obsessionnel de la mort et la fragilité
de la vie.
aux murs du décor ? Il pourrait en être tombé, et
représenter un reliquat kitschisé de la Renaissance.
Trop vulgaire pour être un messager de Dieu, ce
spectre n’en est que la reproduction parodique, fixée
dans de la matière.
Si le fantôme n’est donc pas l’empreinte de la
spiritualité du spectacle, il est en revanche un
signe mémoire. Définitivement kitsch parce que
ringard, il « porte en lui la quintessence des formes
anciennes »21.
« Les surréalistes cherchent l’arbre totémique des
objets dans l’épaisse forêt de l’histoire primitive. La
plus haute, l’ultime figure grimaçante de ce totem,
c’est le kitsch. Il est le dernier masque du banal, que
nous revêtons dans le rêve et la conversation, pour
nous incorporer la force du monde disparu des
objets. »22
L’apparition spectrale est moins spectaculaire chez
Kolyada. Ici, le fantôme ne brise pas la surface du
visible, au contraire : il entre en scène une première
fois de façon tout à fait anodine, et sans que
personne le remarque. Bien que supposément revenu
du monde des morts, ce spectre-là emprunte la même
porte que toutes les autres figures de la cour, est
vêtu du même costume – collant noir, jupe et T-shirt –
et affublé du même collier de chien. Seuls signes
distinctifs : des ailes et une auréole en plumes
blanches. Mais qui ne suffisent pas à susciter la
terreur : Hamlet se moque de son père dès les
premiers instants de leur rencontre. Plutôt anti-spectaculaire et ridicule, le fantôme de Kolyada est à la
fois le produit et le sommet de l’esthétique kitsch
dans laquelle le metteur en scène installe son Hamlet.
Avec son T-shirt à l’effigie de Jésus-Christ, il cumule
le grotesque et le mauvais goût et se marie parfaitement avec les cannettes de soda écrasées, les
housses de coussin et les tapis bariolés qui saturent
l’espace de la représentation. Comme ces objets usés,
le spectre est en effet le résidu d’un temps passé, le
rebut misérable d’une époque lointaine et dépassée.
« Les spectres sont des déchets car ils sont ce qui
reste ou ce qui revient de ce qu’on croyait mort »,
déclare Jean-François Peyret20.
Kolyada, qui interprète lui-même le personnage, en
fait presque un bibelot tant il le fige dans des poses
absurdes de danseuse de ballet. Est-ce un hasard,
d’ailleurs, si ses premiers gestes s’organisent tous
autour des reproductions de tableaux suspendues
Une adaptation d’Hamlet, créée en juillet 2011 pour
le Festival d’Avignon, reprend l’esthétique kitsch et
situe une nouvelle fois la question du retour des
morts dans la matière : il s’agit d’Au moins j’aurai
laissé un beau cadavre de Vincent Macaigne. Son
dispositif, fondé sur l’usage de bâches en plastique,
fait de la scène une sorte de réservoir dont une série
de matières ne cesse de déborder. Tout un volet du
spectacle est d’ailleurs fondé sur la projection plus ou
moins maîtrisée de ces substances, faite pour
engloutir le spectateur sous une couche de sang et
d’eau.
Le projet consiste à débarrasser Hamlet de toute
forme de transcendance pour questionner l’épaisseur de l’existence dans le monde de l’ici-bas. Plus de
revenant dans cet Hamlet replié sur le monde des
vivants : le fantôme est une taupe. « C’est un
fantôme dégagé de tout brouillard et de toute aura
qui parlera à Hamlet. Ce sera un animal. Les animaux
seront sur le plateau pour éradiquer une fois pour
toute l’idée du fantôme abstrait, vaporeux, de
passage. Il sera en chair et en odeur. »23 En 1600,
déjà, la taupe était la forme à travers laquelle
Shakespeare mettait en doute la possibilité du
Purgatoire. Le geste est donc clair : Macaigne
dégrade le fantôme et n’en conserve que la dimension charnelle, vivante en un sens, pour annuler le
monde dont le revenant est le signe. Si cette amputation élimine l’esprit d’Hamlet, elle ne supprime
pas pour autant les concepts qui lui sont associés. La
mémoire et la permanence du passé sont même au
Cadavre Hamlet
19. Ibid.
20. Jean-François Peyret,
« Heiner Müller ou le
Testament introuvable »,
Alternatives théâtrales,
n° 37, 1991.
21. Walter Benjamin,
« Kitsch onirique », Œuvres,
t. II, Paris, Gallimard, 2005,
p. 10.
22. Ibid.
23. Vincent Macaigne,
note d’intention du
spectacle, publiée sur le site
de la compagnie :
www.vincentmacaignefriche2266.com.
Hamlet
centre de ce travail, organisé autour de la dialectique présent-passé.
« Tout sera expérimenté sur le plateau en improvisations, de façon brute. »24 Le désir n’est pas de jouer
Hamlet mais de jouer avec Hamlet. D’improviser sur
la base des situations proposées par la tragédie. Ici,
Hamlet n’est qu’une matrice que le théâtre entend
dépasser car, ce qu’il spectacularise, c’est le débordement même de la pièce source. Une pièce que le
plateau a avalée, puis mâchée, et qu’il expulse au
présent de la représentation. Ce mouvement d’absorption-déjection, qui suppose un déroulement
linéaire chronologique, place Hamlet dans un temps
antérieur à celui du plateau. Hamlet est l’image d’un
passé, auquel s’oppose l’hyper-présence des acteurs
qui improvisent. Hamlet est un cadavre sur la tombe
duquel on joue. Hamlet est un spectre, le spectre de
cette expérience théâtrale. Et le jeu ne fonctionne
que si, à travers le fantôme, on reconnaît le mort.
Sans l’activation du principe de reconnaissance
propre au système spectral, le spectacle s’effondre.
Hamlet est mort, vive Hamlet !
scéniques pour l’exprimer. Ostermeier installe ses
personnages autour d’une table et s’attarde longuement sur l’image d’un Claudius vorace, engloutissant des morceaux de poulet. Macaigne dresse aussi
la table du repas des noces royales et travestit
Claudius en banane, quand Kolyada exhibe les restes
de ripailles : les os d’un bœuf ou d’un sanglier. Sur
scène, les acteurs mastiquent, avalent, crachent. Ils
dansent avec les os d’une carcasse d’animal, avec des
cannettes de Coca, ils tirent la langue, ils bavent.
Tout un réseau sémiotique se construit alors autour
du rapport corps mangeant/nourriture. Autour de
la faim et du désir. L’accent est mis sur la dimension
organique et érotique du corps, sur la sensorialité
et la sensualité. Dans ce monde tangible, qui célèbre
à l’envi la matière, le spectre n’est plus l’être surnaturel qu’il est dans la tragédie de Shakespeare. Il est
une figure du temps. Il est l’héritage, et ce qu’il
suppose de déterminisme. Il est l’histoire. C’est la
raison pour laquelle aucune mise en scène contemporaine ne le supprime, la raison pour laquelle il est
même, le plus souvent, étiré et décliné. Plus seulement personnage, le spectre est devenu un concept25
créé pour articuler passé/présent/futur : triangulaire
que la contemporanéité nous oblige incessamment
à repenser.
© Marc Enguérand CDDS.
Pour finir, formulons cette remarque : les trois mises
en scène citées déclinent toutes la thématique de la
nourriture et convoquent une profusion de signes
Énigmes du texte, réponses de la scène
Hamlet, mise en scène de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 2008.
55
24. Ibid.
25. Jacques Derrida invente
le concept d’hantologie à
partir d’une réflexion
menée sur les scènes
d’apparition dans Hamlet.
Voir Spectres de Marx,
Paris, Galilée, 1997.
56
La représentation comme « piège » du théâtre
Rafaëlle Jolivet Pignon.
26. L’expression est de
Daniel Mesguich.
27. « Une vanité
contemporaine », entretien
avec David Bobee par
Cathy Blisson dans Hamlet,
Montreuil-sous-Bois,
Éditions Théâtrales, 2010,
p. 11.
28. Extrait du programme
de la mise en scène
d’Hamlet en 2011.
29. L’expression a été
forgée par Bruno Tackels
pour souligner l’importance
du travail de plateau dans
les créations
contemporaines.
30. Voir l’échange d’Hamlet
avec Rosencrantz et
Guildenstern, II, II, p. 90-92
et notes 24-28 et 31,
p. 398. Cette citation et les
suivantes se font dans
l’édition Folio Classique,
traduction d’Yves Bonnefoy.
31. I, V, p. 66 ainsi que la
note p. 397.
Le thème du théâtre – et plus particulièrement la
question de la représentation – qui parcourt la pièce
explique sans aucun doute l’intérêt qu’elle suscite
chez les metteurs en scène. Les mises en scène
récentes en soulignent la théâtralité, jouent avec les
codes du théâtre, exhibant ainsi la mise en abyme de
la représentation. Mettre en scène Hamlet aujourd’hui est une façon de donner à voir sa propre
fabrique scénique. Le geste réflexif du théâtre sur luimême rend compte de la fable, l’histoire de ce jeune
homme qui utilise l’art théâtral comme outil de
connaissance tout comme masque, mais c’est aussi
une manière de montrer au spectateur le processus
de la représentation elle-même. Le metteur en scène,
à travers Hamlet, expose de façon métonymique une
image de sa propre écriture scénique. Que l’on
monte Hamlet pour la première fois, que l’on
propose une réécriture scénique de la pièce de
Shakespeare ou que, comme Daniel Mesguich, on
se confronte à cette œuvre régulièrement comme
un « work in progress »26, il s’agit à chaque fois de
« En tant que metteur en scène, je ne voulais pas
me laisser dévorer par ce type de texte. Je crois
qu’il est important de savoir d’abord qui on est et
d’où on parle pour arriver à rassembler ses propres
outils avant d’entrer en dialogue avec un texte
comme Hamlet. »
David Bobee27
« Il y a plus de quarante ans, je disais : “Ce qu’il
faudrait, ce serait remonter Hamlet tous les dix
ans.” Non pas dans le vain espoir d’en finir un
jour, mais pour se mesurer. Non à lui, mais à nousmêmes. »
Daniel Mesguich28
mettre à l’épreuve sa propre écriture scénique non
pas pour épuiser l’énigme du texte mais pour creuser
l’énigme de sa représentation.
Shakespeare écrivain de plateau29
Omniprésente dans l’œuvre, la thématique théâtrale
se manifeste à plusieurs niveaux : dans sa structure, par
la place centrale qu’occupe le « théâtre dans le
théâtre », dans sa distribution, en proposant des
personnages qui incarnent des acteurs, et dans la visibilité affichée du processus de la représentation.
Shakespeare, poète, auteur dramatique, mais aussi
acteur et sociétaire d’une compagnie théâtrale, parle
d’une réalité qu’il connaît au plus près et s’amuse à la
mettre en situation. La troupe des comédiens est ainsi
clairement inscrite dans la réalité théâtrale de l’époque
élisabéthaine30 et Hamlet, dans ses conseils de jeu
adressés aux comédiens, est le porte-parole de l’auteur.
Celui-ci se prête d’ailleurs avec facétie au jeu intertextuel en mettant dans la bouche de Polonius la référence à son expérience d’acteur dans Jules César, pièce
composée peu avant Hamlet. Le texte, par ailleurs,
distille en sourdine les indices de sa fabrique scénique
par des allusions à la configuration du lieu scénique luimême (« le bonhomme à la cave »31), mais aussi par
l’adresse directe aux spectateurs, associés aux acteursspectateurs de la représentation dans la fiction. Cette
métathéâtralité en jeu montre à quel point
Shakespeare, dans sa pratique vivante du théâtre, est
proche de nos pratiques contemporaines. Rappelons,
par ailleurs, que la pièce a été représentée au théâtre
du Globe avant que le texte soit figé dans les éditions
qui ont suivi. La pièce jouée différait vraisemblablement du texte que nous connaissons, dont l’intégralité suppose une représentation de plus de quatre
heures. Cette origine scénique – le travail de plateau
comme matrice – invite assez naturellement les
Énigmes du texte, réponses de la scène
57
© Rictus/David Bobee.
Hamlet
Pierre Cartonnet (Hamlet), dans la mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010.
« auteurs scéniques » à explorer l’œuvre à la lumière
d’une réflexion sur le théâtre.
Hamlet : un art de l’acteur
Tandis que la pièce confie au théâtre le pouvoir de
révéler la vérité derrière le masque, Hamlet, chargé
de venger le crime commis, décide pour sa part de
s’enfermer dans le silence. Cette posture, qu’il
gardera jusqu’à l’issue fatale, l’oblige à jouer un
double jeu ; l’art théâtral est pour lui le seul mode
d’expression possible.
Hamlet, acteur malgré lui ?
Après les révélations du spectre et devant le spectacle de ce remariage incestueux, Hamlet prend
conscience de l’ampleur de la tâche dans la mission
qui lui incombe : « Le temps est hors de ses gonds.
Ô sort maudit/Qui veut que je sois né pour le
rejointer ! »32 Cette phrase, point de bascule de son
destin, est prise en charge théâtralement par la mise
en scène. Mesguich33 s’en empare pour montrer la
dynamique de l’écriture dans la pièce. Elle est glosée
par un Hamlet qui cherche la formule exacte pour
caractériser cet état du monde. Son élan d’exégète
fait de lui une figure de traducteur, voire un double
de l’auteur : « Le temps est hors de lui-même, hors de
ses gonds, il est déboîté, désajusté, comment
traduire ? Toute structure est défaite, le temps est
décousu, détramé, détressé, scindé, comment
traduire out of joint […]. » Pour Mesguich, Hamlet
n’est pas un « personnage », il est avant tout un
texte (Shakespeare ne l’habille-t-il pas d’un
« manteau d’encre » ?). Hamlet est ainsi la somme
superposée de tout ce qui a été écrit à son sujet,
un personnage palimpseste en quelque sorte34. A
contrario, la proposition scénique de David Bobee
met en avant la corporalité de l’acteur acrobate
qu’est Pierre Cartonnet et souligne l’incarnation
physique du personnage. Hamlet exécute une véritable chorégraphie sur son mât chinois, agrès dont
l’acteur est spécialiste. Adoptant un parti pris cérébral
ou physique, le choix de la mise en scène inscrit la
nature de l’acteur au cœur de l’interprétation du
héros shakespearien, et celle-ci influe nécessairement sur notre perception de l’œuvre.
Lorsque Hamlet choisit l’art du camouflage comme
réponse à la demande du spectre, vêtu du « manteau
de la folie »35, il est le premier personnage acteur
32. I, II.
33. Traduction de Daniel
Mesguich, mise en scène de
1996 au Théâtre national
de Lille.
34. Lire « L’effet spectre »,
« Hamlet, une histoire de la
scène française », dans
Théâtre Aujourd’hui, n° 6
(« Hamlet, La Nuit des rois.
Shakespeare, la scène et
ses miroirs »), 1998,
p. 110-117.
35. I, V, p. 67.
58
36. II, II, p. 75.
37. Créé en 2010, le
spectacle a été filmé et
diffusé sur France Ô en
2011.
38. Voir l’extrait placé en
complément dans le site
Antigone-enligne. L’acteur
affiche d’emblée l’air
hagard d’un jeune homme
mal à l’aise dans un corps
lourd et maladroit ; son jeu
le rend plus pathétique que
tragique.
39. Hamlet est bien
supérieur dans l’art de la
feinte : il démasque
aisément le jeu de ses
compagnons, tandis qu’ils
échouent à percer le secret
du prince (II, II, p. 88).
40. La Tragédie d’Hamlet,
mise en scène en 2000 au
théâtre des Bouffes du
Nord et filmée (DVD Arte
vidéo, 2004).
41. II, II, p. 101.
42. III, II, p. 111-112.
43. II, II, p. 98-101.
44. Le phénomène se
répète dans la pièce avec
certaines variations selon
que la scène s’offre à vue
ou bien qu’elle est observée
par un ou plusieurs
personnages dissimulés.
45. Ces deux scènes sont
entrecoupées par celle où
Ophélie est envoyée audevant d’Hamlet. Le roi,
la reine et Polonius sont
cachés derrière une
tapisserie (III, I, p. 106).
46. Rosencrantz et
Guildenstern deviennent
alors spectateurs :
« Attention, Guildenstern,
soyez tout oreilles et vous
aussi : ce gros poupon que
vous voyez là est encore
aux langes. » (p. 93)
47. « Par Dieu,
monseigneur, c’est fort bien
dit, avec le ton qu’il faut, et
avec mesure ! » (II, II, p. 96)
48. Les acteurs « sont
l’abrégé, la chronique
concise de l’époque »
(p. 98).
49. L’acteur japonais
travaille avec Peter Brook
depuis la fin des années
1960.
de la pièce – pour les spectateurs qui connaissent la
raison de sa « métamorphose »36. La simulation de la
folie du personnage est avant tout une construction
scénique du metteur en scène. Autrement dit, l’adolescent renfermé, rock et rebelle, aux allures résolument contemporaines est un signe théâtral à
l’intérieur du dispositif artistique de Bobee37 de
la mise en scène de Patrice Chéreau ? Cette leçon,
encore si percutante aujourd’hui, sort assurément
de la bouche d’un « maître ». Effet volontaire ou
involontaire de la mise en scène, cette lecture montre
là encore que la théâtralité s’ancre et se déploie dans
une réalité scénique concrète.
même que le choix de Lars Eidinger, dans la mise en
scène de Thomas Ostermeier, participe de l’esthétique « déjantée » du metteur en scène allemand38.
Shakespeare motive le talent de comédien dont fait
preuve Hamlet – son art de la feinte – en l’opposant
à la médiocrité de ses deux compagnons,
Guildenstern et Rosencrantz, qui, eux, ne parviennent pas à le tromper : « Cela se trahit sur votre
visage, que votre vergogne n’est pas assez astucieuse
pour farder. »39 Le fard dont il est question est bien
celui du théâtre : Hamlet est aussi perspicace que
bon acteur, reconnaissant immédiatement les
« mauvais ». Sa connaissance intime du théâtre est
exposée dans la scène II de l’acte II, où il cesse de
jouer la folie face aux comédiens.
Le théâtre dans le théâtre
Hamlet, metteur en scène
L’arrivée des comédiens transforme Hamlet.
L’expression de sa joie est particulièrement sensible
dans la mise en scène de Peter Brook40. Le visage très
expressif du comédien noir américain Adrian Lester
s’éclaire d’un rire de franche camaraderie. Hamlet,
comme révélé à lui-même, devient metteur en scène :
« Le théâtre est le piège/Où je prendrai la conscience
du roi »41, le théâtre est l’outil qui lui permettra d’accéder à la vérité en faisant tomber les masques. À cet
effet, Hamlet devient auteur : « Vous pourriez au
besoin étudier douze ou seize vers de ma façon »,
demande-t-il aux comédiens afin d’ajuster le propos
à son projet. C’est dans ce sens également qu’il prend
le rôle de directeur d’acteur et prodigue sa fameuse
leçon d’interprétation42. Celle-ci doit être mise en
regard de la leçon d’interprétation que Hamlet vient
de recevoir, fasciné par les larmes du comédien
évoquant la douleur d’Hécube43. Cet art du simulacre sera théorisé dans les « conseils aux comédiens ». Hamlet y développe un jeu de l’acteur fondé
sur la simplicité, la sobriété et le naturel, l’art du
théâtre consistant à tendre « un miroir à la nature ».
Toutes les versions scéniques ne conservent pas ce
passage, mais comment ne pas entendre le professeur du Conservatoire national de Paris que fut
Gérard Desarthe à travers les paroles d’Hamlet dans
La mise en abyme de la représentation opère un
clivage dans l’ensemble des personnages : certains
deviennent spectateurs de ceux qui se donnent en
spectacle. Le « théâtre dans le théâtre » relève d’un
dispositif stratégique consistant à piéger celui qui
ignore être observé44. La pièce en offre deux épisodes
particulièrement frappants : la représentation du
« meurtre de Gonzague » et la scène du duel.
La mise en place du dispositif
Alors que le roi envoie Rosencrantz et Guildenstern
auprès d’Hamlet (II, II), l’arrivée des comédiens va
enclencher la mise en place du projet de représentation45. Hamlet déploie ici un double talent d’acteur. Manipulateur adroit, il se joue de Rosencrantz
et de Guildenstern puis de Polonius46, mais cesse
ce jeu de dupes pour interpréter avec talent une
tirade du récit qu’Énée fait du massacre de Priam.
Hamlet est aussi bon simulateur de folie qu’acteur de
théâtre47. Le prince souligne ici la valeur du théâtre,
faisant un éloge de l’art de l’acteur, miroir et expression de la société48.
Le traitement scénique de cet épisode engage une
conception du théâtre et de son pouvoir, à savoir sa
capacité à raconter et à faire surgir un monde qui
frappe notre sensibilité de spectateur. Les comédiens
d’Hamlet renvoient à l’esthétique particulière du
metteur en scène. Brook met l’accent sur le caractère métissé du théâtre, oriental en l’occurrence, en
choisissant Yoshi Oïda49 et l’acteur indien Akram
Khan. À la demande d’Hamlet, le premier comédien
se met à psalmodier dans une langue inconnue. La
tirade, accompagnée de la musique de Toshi
Tsuchitori, rappelle le théâtre épique et mythologique de Brook à l’époque du Mahabharata. Brook
convoque l’origine mythique du théâtre tout en
exposant son propre théâtre, multiculturel. Bobee
choisit pour interpréter les comédiens deux acteurs
de la compagnie de l’Oiseau-Mouche, compagnie
nationale permanente constituée d’acteurs en situation de handicap mental. La composition scénique est
ainsi organisée autour de Clément Delliaux et de
Hamlet
Caroline Leman, dont la singularité semble répondre
d’une certaine manière à celle d’Hamlet, irréductiblement marginal et isolé. Les retrouvailles entre
Hamlet et les comédiens se font donc sur un effet de
reconnaissance de statut et sur une admiration réciproque. Ce choix dramaturgique souligne la force
d’une écriture scénique dont la dynamique repose sur
une théâtralité mettant en avant le métissage et sur
le choc que ce dernier produit.
« Le piège » ou « La souricière »
59
« J’ai entendu dire
Que certains criminels furent, au théâtre,
Si fortement émus par l’art de la pièce
Qu’ils ont crié leurs méfaits, sur-le-champ,
Car le meurtre, bien que sans langue, peut parler
Par des bouches miraculeuses. »
Acte II, scène II.
représentation. Intitulée « Le piège de la souris », « La
souricière »51 ou « Le piège à rat »52, la pièce se développe en deux parties distinctes : le résumé de l’action
est d’abord pris en charge par la pantomime puis
interprété suivant une partition textuelle. Si Chéreau
maintient la structure intégrale de la représentation53, de nombreuses mises en scène transforment et
réduisent cette séquence dans une recomposition
scénique. Dans le dispositif de Brook, les spectateurs
sont de dos tandis que s’avancent les deux acteurs : le
roi, Yoshi Oïda, suivi d’Akram Khan, voilé de rouge
dans le rôle de la reine – reprenant la tradition élisabéthaine de faire jouer les rôles féminins par des
hommes. La représentation est concentrée sur l’argument de la fable, Lucianus est interprété par le
second acteur. Hamlet, commentateur extérieur
pendant la première partie, se lève pour expliquer
l’argument et rassurer son oncle, prenant ainsi la
responsabilité du spectacle. Sur l’aire de jeu, il
commente les gestes des comédiens en s’adressant
au public ; Hamlet, coryphée de la tragédie, est entré
dans le processus de la représentation. C’est au
moment où le roi de comédie réagit au poison qui le
pénètre que Claudius, grave et lourd, se lève lentement pour examiner l’acteur agité de soubresauts.
© Pascal Gély CDDS Enguérand.
La technique d’écriture de la « pièce dans la pièce »
est courante dans le théâtre élisabéthain, mais elle
occupe ici une place centrale aussi bien structurellement (III, II) que dramatiquement par l’enjeu qu’elle
représente : le « piège » mis en place par le prince
pour démasquer la forfaiture de Claudius. En transposant le meurtre du roi sur la scène théâtrale à
travers la tragédie du meurtre de Gonzague, Hamlet
espère révéler la culpabilité du nouveau roi. L’idée
du théâtre comme miroir tendu à la nature n’est,
certes, pas nouvelle, mais en tant que stratagème,
ce dispositif complexe est un moment charnière de la
pièce. Le spectacle concentre tous les regards puisque
la cour entière est réunie. Horatio, l’ami et confident
d’Hamlet, au fait du projet, a pour mission d’observer
le roi pendant la représentation ; il est en ce sens un
double spectateur, tandis que Hamlet est à la fois
spectateur et acteur, dans la mesure où il doit tenir
son rôle et « faire le fou »50. Tout en suivant l’action
sur scène, il provoque Ophélie, interpelle sa mère et
ponctue la pièce de commentaires ou d’explications,
interrompant et dynamisant le déroulement de la
Énigmes du texte, réponses de la scène
Hamlet, mise en scène de Peter Brook, avec Adrian Lester, théâtre des Bouffes du Nord, Paris, 2000.
50. III, II, p. 115.
51. Traduction de
Jean-Michel Déprats.
52. Traduction de Pascal
Collin.
53. Sa mise en scène
s’appuie d’ailleurs sur la
traduction d’Yves
Bonnefoy.
60
© Éric Legrand.
certains spectateurs à sortir des spectacles de Romeo
Castellucci, de Rodrigo Garcia ou même de Pascal
Rambert. »55 En faisant dire à la mère d’Hamlet « C’est
décadent ! », Bobee joue, de plus, d’une double intertextualité : il reprend la remarque de la mère de
Treplev devant le spectacle de son fils dans La
Mouette de Tchekhov et l’offre à l’actrice Murielle
Colvez qui a précisément joué le rôle d’Arkadina dans
une mise en scène d’Éric Lacascade. Ce tissage théâtral inscrit scéniquement la vitalité d’une pratique
scénique qui s’enrichit et se nourrit des liens théâtraux entre les œuvres et entre les interprétations.
Hamlet, mise en scène de Daniel Mesguich, théâtre La
Métaphore, Lille, 1996.
54. Voir un extrait de cette
scène sur Antigone-enligne.
55. Extrait de l’entretien,
op.cit., p. 19.
56. V, II, p. 210.
Le visage du roi, fermé, trahit un combat intérieur
dont Hamlet est le spectateur privilégié. Cette interruption de la pièce, sobre et pesante, s’oppose à l’agitation d’Hamlet qui suit, lorsqu’il se retrouve face à
Horatio pour tirer les conclusions de son observation.
Le parti pris scénique de Bobee offre des points de
comparaison avec celui de Brook, à commencer par la
volonté de resserrement et la simplicité de la proposition. Sur le plateau plongé dans l’obscurité, les spectateurs sont installés à jardin tandis qu’une lumière
laiteuse enveloppe les deux acteurs vêtus de costumes
historiques à collerette. L’image a le charme envoûtant d’un film muet en noir et blanc. La focalisation
se fait sur le face à face amoureux de la pantomime.
La séquence est commentée « hors champ » par
Hamlet en surplomb sur son mât chinois à cour. La
scène étrange et poétique semble ouvrir une nouvelle
réalité, suspendre le présent54. En s’éloignant de la
trame narrative shakespearienne, Bobee remotive la
réaction violente de Claudius devant le spectacle
proposé par son beau-fils ; le roi ne semble pas
supporter la vision des acteurs trisomiques au
moment du poison, le roi de comédie crie, la reine,
elle, rit. Bobee déplace le caractère insupportable de
la représentation en questionnant la position du spectateur devant des formes nouvelles de théâtre : « Et
si le scandale n’était pas que dans le fond de ce que
raconte la pièce, mais également dans sa propre
représentation, dans le fait de faire jouer le roi et la
reine par des trisomiques ? J’aime faire durer le doute
sur la culpabilité de Claudius en imaginant qu’il peut
aussi se lever pour les mêmes raisons qui poussent
Le duel final
En miroir du « Piège à rat », le duel entre Laërte et
Hamlet est le piège ultime par lequel la tragédie
trouve son dénouement. Le spectateur est là encore
convié à observer la cible ignorante de ce qui s’annonce être le spectacle de sa mise à mort. Cette fois,
le roi occupe la place du spectateur-voyeur. Le divertissement royal réunit la cour entière, convoquée au
spectacle de son propre naufrage. Le texte met l’accent sur la théâtralité de la scène, notamment à la
fin : « Où donc est ce spectacle ? » demande le jeune
Fortinbras. Le premier ambassadeur, qui a pu le
contempler, commente d’un « ce spectacle est
lugubre ». Le « théâtre dans le théâtre » ne présente
pas ici une fiction dans la fiction mais fait tomber le
quatrième mur en interpellant le spectateur en tant
que témoin de ce qu’il a vu. Hamlet en mourant
s’adresse à ceux qui restent mais aussi aux spectateurs assis dans la salle : « Et vous qui pâlissez à
ce coup du sort,/Spectateurs silencieux de cette
scène. »56 Il déchire par ces paroles le voile de la
fiction pour souligner la fabrique de la représentation, procédé courant dans le théâtre shakespearien.
Ostermeier le radicalise encore par l’exacerbation
de la folie d’Hamlet : ce dernier s’élance dans les
gradins, provoquant le public par des bruits scatologiques, moulinant des bras comme s’il allait tirer sur
la foule. Comment mieux faire comprendre l’extrémité de l’état mental du héros qu’en lui faisant
franchir le quatrième mur comme un dément ?
L’exhibition des effets scéniques avec les gobelets
d’hémoglobine que les acteurs se renversent sur la
tête accompagne une dramatisation du jeu. Tout est
faux autour d’Hamlet, mais sa folie est jouée de
manière très réaliste. Le choc théâtral naît alors de la
simultanéité du faux assumé et visible et du jeu de
l’acteur qui cultive l’illusion du vrai.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
Hamlet, l’acteur absolu de Thomas Ostermeier
Catherine Treilhou-Balaudé.
de mémoire germanique d’Hamlet en épigraphe à
son spectacle : le lieu de l’Hamlet-machine d’Heiner
Müller est ce « cimetière » de l’Europe où forniquent des fantômes. La matière meuble dans
laquelle les corps trébuchent, se jettent, roulent,
devient le signe de la folie, de l’empêchement du
langage (Hamlet l’ingère et la recrache au visage
des autres personnages), de son impossibilité à
surmonter les apparences pour dire l’être : la
première poignée de terre est saisie par Hamlet lors-
© Marc Enguérand CDDS.
Invité d’honneur du Festival d’Avignon en 2008,
Thomas Ostermeier y monte Hamlet dans la Cour
d’honneur du palais des Papes. En remontant dans
le temps de la fable pour faire des funérailles du roi
Hamlet l’événement inaugural de sa mise en scène,
le metteur en scène allemand inscrit d’emblée le
grotesque au cœur de la représentation : tuyaux
d’arrosage en guise de pluie, gestes mécaniques et
chutes clownesques des participants à une parodie
d’inhumation… Il place pourtant aussi une forme
Hamlet, mise en scène de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 2008.
61
© Marc Enguérand CDDS
62
Hamlet, mise en scène de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 2008.
57. L’acteur amateur
boulimique du Songe d’une
nuit d’été.
58. « Mort à peine depuis
deux mois... » « Un petit
mois, les souliers n’étaient
même pas usés/Avec
lesquels elle suivait le corps
de mon père, [...] elle se
mariait à mon oncle. »
(Hamlet, I, II, traduction de
Jean-Michel Déprats)
59. Hamlet, IV, III : à
Claudius qui le questionne,
Hamlet répond que
Polonius est à souper, « pas
où il mange, mais où il est
mangé ».
qu’il dit ne pas savoir ce qu’est « sembler ». Loin
d’incarner le deuil incompris d’un prince éloigné
des apparences fallacieuses de la vie de cour, Hamlet,
chez Ostermeier, va jouer et surjouer jusqu’à l’épuisement de multiples rôles, tel un Bottom57 égaré
dans une tragédie de vengeance : celui d’Hamlet et
de sa folie, mais aussi celui de l’ensemble des faits,
gestes et discours d’Hamlet mis à distance par une
dérision omniprésente ; celui enfin de deux des
personnages de la pièce dans la pièce, la reine et
l’assassin du roi, qu’il interprète tour à tour.
L’impossibilité d’un tragique
contemporain
Les murailles du palais des Papes ne forment que le
fond inamovible d’une histoire royale impossible à
réactiver. Le temps présent, celui d’acteurs jouant
Hamlet devant un public du XXIe siècle, impose son
horizontalité et sa matérialité. En un raccourci spatial
saisissant, faisant écho à celui que déplore Hamlet
dans le temps58, la terre où l’on inhume les morts et
la table du banquet funèbre et nuptial sont contiguës, et le resteront tout au long de la représentation. Illustrant à merveille le cheminement du corps
de l’homme de la table où l’on mange à celle où l’on
est mangé59, cette scénographie contre l’architecture et l’histoire participe d’une démystification du
tragique shakespearien, et sert puissamment le parti
pris grotesque de la mise en scène.
À table !
Au second plan, sur une estrade mobile en profondeur, une vaste table de banquet occupe presque
toute la largeur du plateau. Jonchée de boissons et
d’aliments relevant d’un quotidien ostensiblement
banal (cannettes de bière, bouteilles d’eau, briques
en carton de vin), bordée d’un seul côté de chaises
d’école, elle est une devanture où l’on s’expose
devant un public, avec les accessoires du spectacle
contemporain de la vie politique (costume-cravate,
micro et lunettes noires) bien plus que l’élément
d’un rituel tragique. L’omniprésence de cette table
Hamlet
transforme le royaume de Danemark en lieu
d’agapes perpétuelles et absurdes, évoquant à l’occasion d’autres tables et chaises de théâtre, celles
d’Eugène Ionesco (lorsque Claudius trébuche) ou
celles de Tadeusz Kantor, au moment où Polonius
mort, marionnette macabre, est installé sur l’une
d’elles par Hamlet.
Le rideau écran
Un rideau de franges, également mobile dans la
profondeur du plateau, sépare en deux l’espace
scénique et le temps de la fable. Sur sa surface se
projettent en gros plan les personnages filmés par
moments en direct par Lars Eidinger (Hamlet) ou
d’autres acteurs, et parfois les reflets de formes changeantes : la caméra, avec son pouvoir grossissant et
déformant représente avec justesse le « miroir »
omniprésent dans Hamlet et dans l’esthétique
baroque, métaphore du théâtre comme reflet
du monde et du moi jusque dans ses fantasmes, le
miroir que le théâtre tend à la nature, celui que
Hamlet tend à sa mère pour qu’elle y contemple ses
fautes noires. Aisé à traverser, propice aux apparitions et disparitions des acteurs, le rideau renvoie à
la mimèsis théâtrale plus qu’à une quelconque référentialité. Il condense le théâtre du passé, la scène de
la présence éloquente, parente et rivale de la chaire
et du barreau, et l’espace privilégié du spectacle
contemporain – artistique ou politique –, l’écran sur
lequel sont projetées des images filtrées et médiatisées de la présence humaine.
L’allègement du réseau métaphorique, de la
poétique baroque de la langue d’Hamlet, a pour
contrepartie un réseau d’images scéniques signifiantes, plus contemporaines et accessibles par leur
expressivité cinématographique : gros plans sur les
visages, sonorisation des voix au profit de l’intime
comme de la parole publique.
Le théâtre en questions, non le monde
La recontextualisation de l’environnement historique d’Hamlet dans une « société du spectacle »
contemporaine conduit paradoxalement à l’évacuation du politique : point de dynastie régnante et
déchirée dans un lointain Danemark menacé par les
royaumes voisins, mais pas non plus de problématique politique actuelle en lieu et place du vide créé.
Les puissants se produisent devant un public qui n’a
rien d’une communauté politique ou sociale, mais
se réduit à un pur regard collectif en attente de diver-
Énigmes du texte, réponses de la scène
63
tissement. Celui-ci prendra la forme, par exemple,
d’une danse nuptiale de Gertrude, assortie d’une
prestation vocale en français – pour Avignon. Nous
sommes dans n’importe quel État dont n’est montré,
de la vie politique, que la « communication », version
burlesque : Claudius embrasse Hamlet et, s’adressant au public, le déclare le plus proche du trône,
mais Hamlet se laisse tomber face la première dans
la terre. Peut-être le temps de l’action et de la pensée
politiques, et/ou de leur représentation par le
théâtre, est-il simplement révolu.
Hamlet, acteur absolu
L’Hamlet d’Ostermeier déploie une théâtralité postmoderne passant par la déception délibérée des
attentes tant « romantiques » que contemporaines
suscitées par la tragédie de Shakespeare : nulle interprétation de la lenteur d’Hamlet à agir, aucun soulignement des grandes scènes de la pièce –
monologues d’Hamlet, rencontre avec le spectre,
méditation sur le crâne de Yorick. Pas de crâne, pas
de Yorick, de vanité façon XVIIe siècle, car Hamlet joue
également, couronne vissée à l’envers sur la tête,
crachant de la terre à la face de ses interlocuteurs, la
partition scénique du bouffon.
Devenu acteur, Hamlet rend inutiles les comédiens de
Shakespeare, et même le théâtre dans le théâtre, à
la fois preuve par les faits de l’efficacité du théâtre,
et éloge du jeu théâtral et de l’illusion. Hamlet et
Horatio jouent « La souricière » : Hamlet travesti en
Gertrude revêt à vue le costume de Lucianus, neveu
et assassin du roi, qu’il interprète à la manière d’un
traître de mélodrame tout en menant à bien la « mise
en scène » expressionniste du spectacle-piège60.
Hamlet ou le théâtre en questions : qu’est-ce que
jouer ? interpréter un personnage ? adresser Hamlet
à un public contemporain ? Telles sont les questions
qu’Ostermeier choisit de mettre au centre de sa mise
en scène, dans un refus manifeste d’interpréter les
énigmes d’Hamlet : tout entier dans la succession de
ses rôles, Hamlet n’ouvre aucun accès à une intériorité, pas plus que les autres personnages. Rien n’est
suggéré de la relation Hamlet-Ophélie ou HamletGertrude, ou encore Hamlet-Horatio. Ce choix d’une
théâtralité exacerbée se révèle conforme au parti
pris de montrer la société du spectacle et ses effets de
surface. Les métamorphoses de l’acteur obéissent à
la même stratégie de déception des attentes au profit
des apparences, de leur séduction et de leur vide
abyssal.
60. Le roi crie, de douleur
ou de jouissance, lorsqu’il
est emballé dans un film
plastique par Hamlet
travesti en reine qui verse
sur lui divers liquides ; le
meurtre du roi est joué sur
la banquette même où sont
assis Gertrude et Claudius,
qui la quittent
précipitamment, laissant la
place à la danse endiablée
de Hamlet-Lucianus avec le
tuyau d’arrosage.
64
Un cabaret Hamlet :
Matthias Langhoff et le fantôme de la vieillesse
Maxime Contrepois.
61. « Auteur dramatique,
poète lyrique, narrateur et
cinéaste, théoricien de l’art
et metteur en scène, Brecht
(1898-1956) [...] défend la
conception d’un théâtre
“épique”, défini par sa
fonction sociale et
politique. »
Michel Corvin (dir.),
Dictionnaire encyclopédique
du théâtre à travers le
monde, Paris, Éditions
Bordas, 2008, p. 218.
62. Heiner Müller (19291995). « Poète et auteur
dramatique allemand.
Placé à la charnière des
deux Allemagnes, il inquiète
l’une et séduit l’autre ; il
finit par s’imposer des deux
côtés comme un des
créateurs les plus puissants
et une des consciences les
plus aiguës de l’Europe
déchirée de l’aprèsguerre. » Ibid., p. 960.
63. Irène Bonnaud, Brecht,
période américaine, Paris,
2001, p. 128. Thèse
universitaire dirigée par
Jean-Pierre Morel
(université Paris III).
L’homme de théâtre Matthias Langhoff a vécu plus
d’une trentaine d’années en Allemagne de l’Est avant
de rejoindre la France à la fin des années 1970. Son
père, Wolfgang Langhoff, dirigea le Deutsches
Theater à Berlin après la Seconde Guerre mondiale et
fut le premier à accueillir Bertolt Brecht61 aprèsguerre. Matthias Langhoff est l’héritier de cette tradition théâtrale. Fin 2008, Langhoff met en scène
Hamlet au Centre dramatique national de Dijon et
donne comme titre à son spectacle Un cabaret
Hamlet. Hamlet, un cabaret ?
La forme que prennent les spectacles de Langhoff
est indissociable du rapport qu’il entretient avec les
textes. Pour lui, qu’il travaille Shakespeare ou tout
autre auteur, le texte est avant tout un « matériau ».
Quand il monte une pièce, il n’a pas de projet
d’œuvre au sens où c’est le contenu spécifique d’une
pièce qui l’intéresse. Il fragmente, dépèce, déconstruit et reconstruit les textes pour nous confronter à
une interprétation singulière d’une pièce, mais aussi
pour faire surgir la vie qui s’y trouve. Il cherche à
mettre au jour ce qui entre en résonance avec sa vie,
avec sa propre expérience du monde. C’est pour cette
raison qu’il ne s’embarrasse pas de remords quand il
modifie l’angle d’attaque habituel. Cette idée du
texte « matériau », Langhoff dit la tenir de Brecht et
Heiner Müller62. Une telle approche permet de désacraliser l’objet textuel – chez Langhoff, le texte est un
matériau parmi d’autres : lumières, comédiens, son,
scénographie. Il y a pour lui une nécessité de briser
les structures (celle de la pièce et la structure théâtrale) pour réactiver les enjeux du texte et rendre
épique le récit.
Dans le titre donné par Langhoff à son spectacle
transparaît une des deux principales particularités
de cette mise en scène du texte shakespearien :
la forme cabaret donnée à la représentation,
l’autre étant l’aspect autobiographique du spectacle.
La conviction de Matthias Langhoff que la forme
adéquate pour monter Shakespeare a à voir avec le
« cirque, le cabaret, la revue, le music-hall » trouve
son origine dans les théories brechtiennes sur le
théâtre élisabéthain.
« Brecht pensait, en homme de théâtre pratique,
que la meilleure façon de jouer tel ou tel texte, et de
le faire échapper à la gangue de plomb où l’avait
enfermé le théâtre occidental, était de le travailler
dans le style d’un autre théâtre, moins menacé par
l’“esprit de sérieux” et de servilité mimétique. Brecht
préconisait des formes de divertissement de masse
pour libérer les dramaturges élisabéthains d’une
“tradition” qui n’avait rien à voir avec eux […] c’est
à propos de son adaptation, avec W.H. Auden, de
La Duchesse de Malfi que Brecht développa l’idée
que le musical était la meilleure forme possible pour
jouer les auteurs élisabéthains. »63
Langhoff ne veut pas de grandes formes. Il cherche
à rendre au texte shakespearien cet aspect polysémique qui le caractérise. Pour lui, Shakespeare est un
auteur du concret, de la chair. Il en vient même à
nous présenter pour le premier intermède musical
une femme qui, une fois le manteau tombé, est vêtue
de bas résille et d’un haut quasi transparent ; elle
entame son tour de chant comme une meneuse de
revue. C’est aussi l’absence d’homogénéité dans
l’écriture shakespearienne qui lui confère cet aspect
vivant et permet de la rattacher à des formes comme
le cabaret ou le music-hall. Shakespeare écrit pour un
public aux attentes hétéroclites, celui des gens assis
dans les galeries, cultivés, qui viennent assister à une
création artistique, et celui des gens du parterre,
Énigmes du texte, réponses de la scène
65
XXXXXX
Hamlet
Jean-Marc Stehle (le spectre) dans Un cabaret Hamlet, d’après William Shakespeare, texte et mise en scène de Matthias
Langhoff, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris, 2009.
boissons et nourriture à la main, qui sont là en
attente de divertissement.
« À l’époque élisabéthaine, le théâtre était le divertissement aussi bien des gens cultivés que des masses.
Il avait aussi entre autres la fonction que les films
d’horreur ou pornos ont aujourd’hui. »64 Dans une
lignée brechtienne, Müller place le théâtre élisabéthain du côté de la vie et du profane, car « c’est […]
un théâtre qui n’est pas supposé être de la grande
littérature ou un espace sacré – une représentation
de théâtre ne doit pas se dérouler comme une messe.
Brecht voulait que les gens puissent fumer des cigares
et boire leurs bières pendant les spectacles. » 65
Langhoff a donc voulu redonner vie à l’aspect populaire du théâtre de Shakespeare : il a par exemple
conservé le système de trappe pour l’apparition du
spectre au moment où Hamlet s’apprête à révéler à
Horatio que son oncle est coupable du meurtre de
son père. Il a aussi fait servir aux spectateurs du
parterre, au moment du « To be, or not to be », des
petits gobelets de bière Carlsberg.
À travers l’utilisation de la forme cabaret, Langhoff
recherche surtout une influence réciproque entre la
scène et la salle parce que, « pour Shakespeare, le
public est un personnage comme un autre pour la
simple raison que son théâtre n’a pas d’idéologie ».66
Qui dit influence ne dit pas contamination. Le cabaret
a cette double vertu d’intégrer spatialement le spectateur dans la représentation tout en préservant, grâce
à l’introduction dans l’action d’éléments hétérogènes
(morceaux de films, intermèdes musicaux), la distance
critique du spectateur vis-à-vis de ce qui se joue.
La seconde particularité de cette mise en scène
d’Hamlet est que Langhoff a perçu la pièce comme un
morceau de lui-même. Un cabaret Hamlet est une
forme d’essai autobiographique où Langhoff fait un
état des lieux, aujourd’hui, de qui il est en tant
qu’homme et en tant qu’artiste, et où il semble
remettre en cause certaines idées et certains principes
qui jusque-là étaient au fondement de sa pratique. On
remarque dans ce spectacle le choix de distribution
singulier qu’est celui de faire jouer Hamlet par François
Chattot, qui est bien plus âgé que ne l’est la comédienne (Emmanuelle Wion) qui joue Gertrude, sa
mère. L’explication première que l’on peut trouver
pour justifier ce décalage est que Langhoff a voulu
transposer chez Hamlet ce sentiment personnel qui
consiste à se sentir anormalement vieux. Langhoff est
64. Heiner Müller, Erreurs
choisies : textes et
entretiens, traduction
d’Anne Bérélowitch, JeanLouis Besson, Jean
Jourdheuil, Jean-Pierre
Morel, Jean-François Peyret,
Bernard Sobel et Bernard
Umbrecht, Paris, L’Arche
Éditeur, 1988, p. 165.
65. Entretien avec Irène
Bonnaud réalisé le
10 octobre 2009 à Dijon.
66. Entretien avec Matthias
Langhoff réalisé le 17
février 2011 à Paris.
© Pascal Gély CDDS Enguerand.
66
François Chattot (Hamlet), dans Un cabaret Hamlet,
d’après William Shakespeare, texte et mise en scène de
Matthias Langhoff, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris,
2009.
67. Traductrice du texte
présenté au théâtre de
l’Odéon en 2009.
68. Entretien entre
Matthias Langhoff et Ivan
Grimberg du 17 octobre
2008 au Centre dramatique
national de Dijon.
69. Lettre adressée par
Matthias Langhoff à
François Chattot que l’on
retrouve dans le
programme de présentation
du spectacle pour le théâtre
de l’Odéon.
70. Entretien entre
Matthias Langhoff et Ivan
Grimberg du 17 octobre
2008 au Centre dramatique
national de Dijon.
Hamlet, Hamlet c’est Langhoff. On remarque immédiatement que les questions d’âge et le rapport de
Langhoff à la vieillesse sont problématiques. Irène
Bonnaud67 raconte qu’au cours d’une séance de
traduction, Langhoff lui a confié que le fait d’être
désormais plus âgé que son père, mort à soixantecinq ans, le perturbait. Hamlet est normalement le
personnage du fils. Dans Un cabaret Hamlet, Langhoff
en fait un vieil Hamlet comme pour marquer qu’à ses
yeux cet événement représente le dérèglement du
monde. Cet Hamlet langhovien a perdu son statut de
fils, et c’est sans doute l’origine de sa perte de repères :
« Je crois que c’est au moins un des problèmes que
nous aurons tous quand nos parents seront morts.
Avec qui peut-on parler ? C’est ça que raconte le
spectre, c’est pour cela que j’aime Hamlet. »68
Le problème fondamental de l’Hamlet de Langhoff,
c’est la communication. S’il ne parvient pas à agir et
s’il se questionne tant, c’est aussi sûrement parce
qu’il est seul avec lui-même. L’Hamlet campé par
François Chattot est terriblement sombre aussi parce
qu’il est terriblement seul et n’a personne à qui parler
– Horatio/Horatia (Agnès Dewitte) est de bon conseil,
mais ce n’est tout de même pas la voix d’un père, et
Hamlet ne peut accepter le dialogue avec une mère
incestueuse qui se rend complice du meurtre de son
père.
Chez Langhoff, la vieillesse engendre la solitude
amoureuse. Claudius (Anatole Koama), qui normalement devrait avoir à peu de chose près le même âge
que le spectre (Jean-Marc Stehlé), puisqu’ils sont
frères, est de trente ans son cadet. Dans Hamlet de
Shakespeare, le spectre représente l’image du père
trompé par sa femme qui lui préfère son frère plus
jeune. On peut penser que, pour Langhoff, ce qui
nuit au spectre, c’est sa vieillesse en tant qu’elle
amoindrit considérablement ses performances
sexuelles. « Le prince est vieux et fatigué ; il ne veut
pas de lifting. Ce qu’il dit aux acteurs, aucun journal
et aucun ministère ne veut le cautionner. C’est que sa
mère est restée jeune, tournée vers la jeunesse. Est
puissant celui qui la prend puissamment. »69
Pour symboliser le fait que la vieillesse est un
obstacle à l’amour physique, les choix de distribution
sont fondamentaux : Gertrude se dirige vers
Claudius, qui est à la fois un homme beaucoup plus
jeune et l’incarnation, par sa couleur de peau
(Claudius étant interprété par un comédien burkinabé), de la valorisation sexuelle du Noir dans l’imaginaire occidental.
D’autre part, il est symptomatique que Langhoff
ait féminisé en Horatia le personnage qui chez
Shakespeare est le seul véritable ami d’Hamlet :
Horatio. Même si Langhoff dit avoir opéré ce changement pour « montrer que Hamlet accepte la femme
seulement en tant qu’amie »70, on peut penser que,
dans une société moderne où l’amitié homme-femme
a quelque chose d’utopique, l’Hamlet langhovien
est l’expression même de cette tendance qui veut
qu’une relation amoureuse se travestisse en relation
amicale soit par peur d’un des deux partis que les
sentiments éprouvés ne soient pas réciproques, soit
par peur de ne pouvoir satisfaire aux exigences de
l’amour charnel. Langhoff, dans l’ombre d’Hamlet,
dépeint cette frustration et cette accoutumance de
l’homme vieillissant à n’être plus qu’ami et non
amant, et qui doit se complaire dans une relation
intrinsèquement impossible.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
L’eau dans le spectacle de David Bobee :
un miroir des âmes
© Rictus/David Bobee.
Rafaëlle Jolivet Pignon.
Hamlet, mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010.
L’eau, symbole traditionnel de transparence, de purification, apparaît dans la mise en scène de David
Bobee sous son aspect le plus inquiétant. Souterraine,
sombre et glacée, elle surgit, mystérieusement, du
fond de la scène : pour venger un meurtre ? Punir
une faute ? Nettoyer le royaume d’un pouvoir
usurpé ? Hamlet, en jeans et blouson noirs, adolescent écorché, déclenche l’inexorable processus
tragique : il vient de tuer Polonius, il a révélé à sa
mère la cause véritable de la mort de son père et lui
annonce que « le pire est à venir ». Tandis que le
rideau se lève lentement sur un cri de Gertrude, le
spectateur est saisi par l’irruption de cette eau, qui
lentement s’avance vers l’avant-scène, large tache
qui s’étale, recouvrant le sol d’une nappe sombre et
réfléchissante. Les deux derniers actes sont alors
placés sous le signe de l’eau, transformant la perception de l’espace pour s’imposer en tant qu’élément
dramaturgique majeur.
Le château d’Elseneur,
morgue royale
L’espace scénographique, visiblement poreux, s’expose comme le théâtre d’un pouvoir mortifère.
D’emblée, la scénographie de Bobee plonge le spectateur dans l’univers obscur et froid d’un espace
carrelé. Haute muraille du château d’Elseneur, vaste
salle à manger qui accueille la cour pour les
nouvelles noces de la reine et du roi Claudius ou
salle d’exposition du corps de l’ancien roi, Hamlet,
gisant en avant-scène, à jardin, sur un catafalque
noir. La mort s’invite au cœur des réjouissances.
L’espace mortuaire n’est cependant pas immédiatement perceptible pour le spectateur qui n’identifie
pas ce que recèle le mur, à cour, découpé de huit
panneaux métalliques sur deux rangées superposées. Ce n’est qu’au retour de Laërte (IV, V), exalté et
prêt à venger son père, que Claudius ouvre un tiroir
laissant apparaître le corps de Polonius. L’eau accuse
67
68
met en lumière la manière dont l’eau qui suinte de
la muraille est une métaphore de ce qui unit le vivant
et le mort.
La décomposition des corps
Le thème de la décomposition et du pourrissement
parcourt toute la pièce de Shakespeare. Le fossoyeur
est celui qui en parle avec le plus de détachement, en
connaissance de cause : l’eau est le pire pourrisseur
d’un enfant de pute de cadavre71 affirme-t-il, le rire
aux lèvres et les pieds dans l’eau. L’eau est un catalyseur qui rappelle aux vivants que la mort est bien
présente.
Dramaturgiquement, le dispositif scénographique
renvoie également à l’espace mental d’Hamlet, qui,
dans ses habits de deuil, est dès l’ouverture de la
pièce obsédé par la mort, à commencer par la sienne :
« Oh, si cette chair trop, trop agressée pouvait se
décomposer,/fondre et se dissoudre en vapeur. »72
Son dégoût de la vie est exacerbé par le spectacle
du couple incestueux que forment sa mère et son
oncle. La présence de l’eau comme agent de décomposition peut dès lors se comprendre comme la
pulsion secrète du jeune prince73.
Le recentrement de la mort
« hors scène »
Le thème de l’eau en tant qu’élément dramaturgique lié à la fiction est présent dans la pièce, mais
© Rictus/David Bobee.
71. Traduction de Pascal
Collin, Éditions Théâtrales,
2010, p. 159.
72. Ibid., p. 36, I, II.
73. Ibid., « Mais fais
silence, mon cœur, je dois
tenir ma langue. », p. 37.
un nouvel état de fait sans qu’aucun des personnages y prête attention. À l’acte suivant, un autre
tiroir sera la tombe que le fossoyeur vide de ses ossements, avant de porter Ophélie dans un troisième
tiroir, où elle disparaîtra, rangée, comme son père,
dans cette espèce de morgue. La présence de l’eau
est alors associée à l’idée de conservation et de
préparation des corps ; l’humidité règne et les
surfaces lisses et brillantes laissent penser qu’on les
nettoie à grands jets de leurs miasmes putrides. Au
cinquième acte, la mort prend le devant de la scène :
l’action dramatique accumule les cadavres. Le spectacle sanglant concentre tous les regards et l’eau
devient bain de sang, de vin et de poison dans lequel
gisent tous les protagonistes de la tragédie. La
dernière séquence rappelle la première image de
l’exposition du corps du roi, mais, à la clôture de la
tragédie, c’est une vision de saturation de l’espace
qui s’offre aux spectateurs à travers un mouvement
chorégraphique alignant les différentes estrades
mobiles comme des podiums de marbre noir face
aux tiroirs ouverts. L’apparition du jeune Fortinbras,
militaire et danseur lunaire, unique figure lumineuse dans cette page sombre de l’histoire, ouvre un
nouvel ordre poétique dans un ultime hommage au
prince de Danemark.
L’espace scénographique, qui se transforme en
caveau familial, est une matière organique révélant
son processus de décomposition : la mise en scène
Hamlet, mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
69
dans un hors champ aussi proche que dangereux :
la mer qui cerne le royaume et la rivière profonde.
La présence de l’eau sur le plateau a ainsi le pouvoir
d’amener de manière métonymique ces lieux au
centre de l’espace scénique.
À propos du suicide ou de la mort accidentelle
d’Ophélie, les fossoyeurs débattent entre deux
possibles : soit qu’on aille chercher l’eau, soit que
l’eau vienne à soi… Sans trancher, la scène du drame,
située pourtant dans un ailleurs bucolique 74, se
déroule sous nos yeux, simultanément au récit que la
reine en fait : « Vint l’instant que ses vêtements, lourds
de l’eau bue,/entraînèrent la pauvre malheureuse de
sa belle mélodie/vers une mort boueuse. »75 Dans un
léger décalage temporel, Ophélie, nimbée d’ombres
végétales et aquatiques, apparaît au centre de la
scène, baignant dans l’eau, appuyée sur l’arc de ses
bras, la tête penchée en avant et les cheveux dénoués
dans l’eau, tel un tableau symboliste. Reflet ou
réalité ? La vision poétique et picturale dévore l’espace du récit pour se dérouler au présent devant les
spectateurs.
© Rictus/David Bobee.
La noyade d’Ophélie
Pierre Cartonnet (Hamlet), dans la mise en scène de
David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil,
2010.
Le voyage vers l’Angleterre
Plus radicalement encore, la mise en scène prend en
charge l’épisode épique de la traversée d’Hamlet
vers l’Angleterre, le retournement de situation,
l’abordage des pirates et le retour inattendu du
prince sur la terre danoise. Orchestrée par le récit
d’un narrateur au micro, la scène est investie par le
ballet aquatique d’Hamlet, de Rosencrantz et
Guildenstern. Ce passage est un exemple de réécriture du drame shakespearien dans lequel l’épique
devient l’espace où se mêlent en un dialogue interartistique théâtre, danse, musique et scénographie.
Jeux de reflets, miroir des âmes
L’eau crée enfin une esthétique théâtrale très
élaborée : traversée par les résonances textuelles,
sculptée par la lumière, se reflétant sur les parois de
la boîte scénique et prise dans un jeu subtil de
musiques et d’échos sonores, elle joue pleinement sur
l’imaginaire du spectateur.
Hamlet en superhéros
Lorsque le plateau, nimbé d’une lumière crépusculaire, apparaît recouvert d’une nappe d’eau, l’arrivée d’Hamlet en Batman relève du mirage. L’eau
crée une dimension cinématographique, amplifiée
par la musique envoûtante de Dead Man’s Bones,
Burried in Water. Hamlet en héros vengeur de la
nuit ? Un fantasme de l’adolescent sûrement. Il prend
d’ailleurs une gifle de son beau-père, comme si ce
dernier lui signifiait ainsi de cesser de fantasmer !
La folie d’Ophélie
Ophélie se révèle, quant à elle, par les jeux de reflets :
créature de l’eau, elle joue de ses doubles. Ondine,
elle se noie sans même y penser, dyslexique, elle
mélange les lettres de son prénom, le disloque, fait
des lettres un bouquet avant de les distribuer à
chacun comme on sème à tout vent. Au début de la
scène V de l’acte IV, elle est assise dans l’eau et joue
comme une enfant avec des cubes. Les lettres qu’elle
agence selon le langage de sa folie se reflètent cependant à l’endroit pour le spectateur qui déchiffre son
prénom dans l’eau – la folie d’Ophélie ne serait qu’un
effet d’optique ? Si l’énigme d’Ophélie reste entière
dans cette mise en scène, l’élément aquatique ouvre
une dimension nouvelle : déréalisant le personnage,
Bobee en fait une créature de l’eau, étrange et inquiétante, sortie d’un imaginaire mythologique.
74. Ibid., La Reine :
« Il existe un saule qui
penchant au-dessus du
ruisseau/reflète ses feuilles
grises dans le miroir du
courant. », p. 150, IV, VII.
75. Ibid., p. 151.
70
Repères
Repères biographiques
1564 23 avril, date présumée de la naissance de William, troisième enfant de John Shakespeare et de Mary Arden,
à Stratford-upon-Avon. Baptême le 26 avril.
1582 Mariage de William Shakespeare et d’Anne Hathaway.
1583 Baptême de Susanna.
1585 Baptême des jumeaux Hamnet et Judith.
1590-1592 Premières représentations de la trilogie historique d’Henri VI.
1596 Mort d’Hamnet à l’âge de 11 ans.
1597 Shakespeare acquiert la maison de New Place à Stratford.
1598-1599 Construction du théâtre du Globe à Southwark. Sur son fronton, la devise latine « Totus mundus agit
histrionem. » (« Le monde entier fait l’acteur. »). Shakespeare en est l’un des actionnaires principaux.
1600-1601 Création d’Hamlet au théâtre du Globe. Richard Burbage est Hamlet.
1603 Mort d’Elizabeth Ire, règne de Jacques Ier. La troupe de Shakespeare devient la troupe des Comédiens du Roi.
1610 Retour présumé de Shakespeare à Stratford dans sa maison de New Place.
1613 Incendie du Globe.
1616 25 mars, Shakespeare signe son testament. Le 23 avril, il meurt le jour de son 52e anniversaire.
Il est enterré le 25 avril dans le chœur de l’église de Stratford.
1623 Mort d’Anne Shakespeare. Publication de l’in-folio, première édition du théâtre complet de Shakespeare.
Hamlet : les principales mises en scène depuis 1980
1983 Paris, Théâtre national de Chaillot. Mise en scène Antoine Vitez. Texte français Raymond Lepoutre. Hamlet :
Richard Fontana.
1983 Lyon, compagnie Jacques-Weber, Paris, Bouffes du Nord. Mise en scène François Marthouret et Hortense
Guillemard. Texte français Jean-Michel Déprats. Hamlet : François Marthouret.
1986 Saint-Denis, théâtre Gérard-Philipe. Mise en scène Daniel Mesguich. Texte français Michel Vittoz. Hamlet : Daniel
Mesguich.
1988 Avignon, Cour d’honneur du palais des Papes ; Nanterre, théâtre Nanterre-Amandiers ; Villeurbanne, TNP de
Villeurbanne. Mise en scène Patrice Chéreau. Texte français Yves Bonnefoy. Hamlet : Gérard Desarthe.
1994 Paris, compagnie Francis-Huster, théâtre Marigny. Mise en scène Terry Hands. Texte français Terry Hands. Hamlet :
Francis Huster.
1994 Paris, Comédie-Française. Mise en scène Georges Lavaudant. Texte français Yves Bonnefoy. Hamlet : Redjep
Mitrovitsa.
1996 Paris, ARRT/théâtre de la Tempête, Cartoucherie. Mise en scène Philippe Adrien. Texte français Luc de Goustine.
Hamlet : Scali Delpeyrat.
1996-1997 Lille, théâtre La Métaphore. Mise en scène Daniel Mesguich. Texte français Michel Vittoz. Hamlet :
Christophe Maltot.
1997 Paris, théâtre de Gennevilliers. Mise en scène Robert Cantarella. Texte français André Markowicz. Hamlet :
Christophe Brault.
2000 Paris, Théâtre du Soleil, Hamlet sur la route. Mise en scène Paul Golub. Texte français Jean-Michel Déprats.
Hamlet : David Ayala.
2000-2001 Paris, CICT, Bouffes du Nord, La Tragédie d’Hamlet. Adaptation et mise en scène Peter Brook. Hamlet :
Adrian Lester.
2001 Avignon, baraque Chabran ; Teatr Rozmaitosci (Pologne). Mise en scène Krzysztof Warlikowski. Hamlet : Jacek
Poniedzialek.
2004 Paris, théâtre de l’Odéon, reprise du spectacle de 1991 Amleto, la veemente esteriorità della morte di un
mollusco (Hamlet, la véhémente extériorité de la mort d’un mollusque), Romeo Castellucci/Societas Raffaello
Sanzio. Hamlet : Paolo Tonti.
Hamlet
Énigmes du texte, réponses de la scène
2005-2006 Marseille, La Criée ; Paris, Théâtre national de Chaillot. Mise en scène et texte français Hubert Colas.
Hamlet : Thierry Raynaud.
2006 Paris, théâtre de l’Odéon, Hamlet [un songe]. Mise en scène Georges Lavaudant. Adaptation Daniel Loayza.
Hamlet : Ariel Garcia-Valdès.
2008 Avignon, Cour d’honneur du palais des Papes, Hamlet. Mise en scène Thomas Ostermeier. Texte allemand de
Marius von Mayenburg, surtitré en français. Hamlet : Lars Eidinger.
2008-2009 Dijon, théâtre Dijon Bourgogne ; Paris, théâtre de l’Odéon, Un cabaret Hamlet de Matthias Langhoff.
Traduit par Jörn Cambreleng puis par Irène Bonnaud. Hamlet : François Chattot.
2010 Lyon, Les Subsistances ; Créteil, MAC. Compagnie Rictus. Mise en scène David Bobee. Texte français Pascal Collin.
Hamlet : Pierre Cartonnet.
2010 Ekaterinbourg, théâtre Kolyada (2007) ; Paris, théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), Hamlet.
Mise en scène Nikolaï Kolyada. Texte russe surtitré en français. Hamlet : Oleg Yagodine.
2011 Paris, théâtre de Chelles. Mise en scène, traduction-adaptation Daniel Mesguich. Hamlet : William Mesguich.
2011 Grignan (Fêtes nocturnes), Hamlet. Mise en scène Jean-Luc Revol. Texte français Jean-Michel Déprats.
Hamlet : Philippe Torreton.
Filmographie
Laurence Olivier – Hamlet (1948)
Aki Kaurismaki – Hamlet Goes Business (1987)
Kenneth Branagh – Hamlet (1996)
Peter Brook – La Tragédie d’Hamlet, Brook by Brook (2002, DVD 2005, Arte Éditions).
Bibliographie
Sources d’Hamlet
Grammaticus Saxo, Amlethus, préface de Jean Paris, traduit du latin et annoté par Jean-Pierre Troadec, Romillé, Folle
avoine, 1990.
Belleforest François de, « Amleth, histoire tragique » (Histoires tragiques, 1583), in Christian Biet (dir.), Théâtre de la
cruauté et récits sanglants en France, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 506-545.
Une première tragédie d’Hamlet a été représentée une dizaine d’années avant celle de Shakespeare, mais le texte a
disparu, et l’attribution reste hypothétique (Thomas Kyd ?).
Shakespeare en anglais
Shakespeare William, The Complete Works (The Oxford Shakespeare), Oxford, Stanley Wells et Gary Taylor, 1986.
Greenblatt Stephen et al., The Norton Shakespeare, New York et Londres, ed. Norton, 1997.
Hamlet : traductions en français pour la scène
La Tragique histoire d'Hamlet, prince de Danemark, traduction d’Eugène Morand et Marcel Schwob, Paris, Fasquelle,
1900 (théâtre Sarah-Bernhardt 1899 ; G. Pitoëff 1920).
Hamlet, traduction d’André Gide, Paris, Gallimard, 1946 (J.-L. Barrault 1946).
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Hamlet, traduction de Pascal Collin, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2010 (D. Bobee 2010).
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Références critiques
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Société française Shakespeare : www.societefrancaiseshakespeare.org
Le théâtre du Globe et sa programmation : www.shakespearesglobe.com
Iconographie d’Hamlet au XIXe siècle : Shakespeare illustrated
www.english.emory.edu/classes/Shakespeare_Illustrated/HamletPaintings.html