Hamlet
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Hamlet
Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène Dirigé par Catherine Treilhou-Balaudé. Textes de Leila Adham, Anne-Françoise Benhamou, Pascal Collin, Maxime Contrepois, Rafaëlle Jolivet Pignon, Catherine Treilhou-Balaudé, Gisèle Venet. Remerciements Les auteurs de l’ouvrage, Leila Adham, Anne-Françoise Benhamou, Pascal Collin, Maxime Contrepois, Raphaëlle Jolivet Pignon, Catherine Treilhou-Balaudé, Gisèle Venet. Les agences Artcomart, Bridgeman Art Library, le CDDS Enguerand, Marc et Armelle, la BnF (département des Arts du spectacle) la Fondation Craig, Sophie Chandoutis, Frédéric Schlotterbeck, Marcel Freydefont et l’ENSA de Nantes, Enrique Diaz, Juliette Caron du service des archives à l’Odéon/Théâtre de l’Europe, la bibliothèque Gaston-Baty et tout particulièrement Claude Chauvineau, les éditions théâtrales, Yves Bonnefoy, Richard Peduzzi, Yannis Kokkos. Les photographes Hervé Bellamy (1-D photos), Déborah 70, Éric Dydim, Brigitte et Marc Enguerand, Alain Fonteray, Yves Guillotin, Pascal Victor (Artcomart). Crédits photographiques Page de titre Angela Winkler dans Hamlet, mise en scène de Peter Zadek, MC93, Bobigny, décembre 2000. © Pascal Victor/Artcomart Page 2 Portrait de Shakespeare vers 1610 par John Taylor. © Bridgeman Art Library 1re de couverture Lars Eidinger dans Hamlet, adaptation et mise en scène de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 2008. © Pascal Victor/Artcomart 4e de couverture Robert Wilson dans Hamlet: A Monologue, mise en scène de Robert Wilson, Festival d’automne, MC93, Bobigny, 1995. © Marc Enguerand Pilotage et coordination Patrick Laudet, inspecteur général de Lettres, chargé du théâtre Jean-Jacques Arnault, CNDP Bruno Dairou, directeur-adjoint, CNDP Jean-Claude Lallias, chargé de mission théâtre, CNDP Pierre Laporte, chargé d’études à la DGESCO Claude Renucci, directrice de l’édition, CNDP Édition et iconographie Jean-Jacques Arnault, CNDP Secrétariat d’édition Véronique Le Dosseur, Julie Desliers-Larralde, CNDP Maquette Jacques Zahles, HEXA Graphic © CNDP, 1er trimestre 2012 ISBN : 978-2-240-03261-4 ISSN : en cours Sommaire 4 Avant-propos 5 Préface – Sur une ligne de faille 7 Énigmes du texte 7 Vivre en liberté le vers shakespearien 12 Faire ou ne pas faire 14 Hamlet, des énigmes à déchiffrer ou à représenter ? 17 L’énigme toujours recommencée d’Hamlet. 23 Du texte à la scène 23 Hamlet de la scène française à la scène européenne : omniprésence et diversité 40 Faire la lumière dans Hamlet… 43 Scénographier Hamlet : le mouvement perpétuel des pages de l’Histoire 46 Hamlet sur la scène contemporaine 46 Nouveaux enjeux d’Hamlet 51 À propos du spectre dans quelques mises en scène récentes d’Hamlet 56 La représentation comme « piège » du théâtre 61 Hamlet, l’acteur absolu de Thomas Ostermeier 64 Un cabaret Hamlet : Matthias Langhoff et le fantôme de la vieillesse 67 L’eau dans le spectacle de David Bobee : un miroir des âmes 70 Repères 71 Filmographie 71 Bibliographie 72 Sitographie Sommaire des encadrés 11 15 15 41 44 45 48 La chanson d’Ophélie Krzysztof Warlikowski : « Hamlet, c’est tout à fait moi. » Antoine Vitez contre « l’optimisme de la lecture » Dans l’enfermement d’un univers mental Le bois et la pierre, matériaux d’une histoire en mouvement Le cavalier de l’Apocalypse Au moins j’aurai laissé un beau cadavre 4 Avant-propos Patrick Laudet, inspecteur général de l’Éducation nationale en charge de l’enseignement lettres-théâtre. Nous dira-t-il le sens de ce spectacle ? Hamlet, acte III, scène II. Henri Suhamy estime que la tragédie d’Hamlet « atteint le summum de la poésie aphoristique ». C’est dire que, si la pièce est longue au temps de la montre, elle est pourtant incroyablement condensée et concentrée. « Chaque phrase en effet y reflète, ditil, l’expérience du monde et de la vie. » Aphoristique, oui certainement, mais aporistique non moins. Car cette pièce fatiguera toujours, jusqu’au supplice, ceux qui entreprennent de la jouer comme ceux qui voudraient la comprendre. Ce n’est pas peu de chose que de confronter des élèves à cette folie et à cet inceste – vrais, simulés, fantasmés ? –, à ce non-meurtre du père, où l’on aperçoit Oreste, Œdipe, Pyrrhus, mais où rien ni personne, tel un spectre, ne se laisse identifier. Ce n’est pas rien que de les embarquer dans l’écroulement d’un royaume, dans l’empoisonnement général par où il faut passer… peut-être. À moins que ce ne soit pour rien, sauf au bénéfice de la mort – qui est insondable. « Words, words, words », penseront certains élèves du grand fatras shakespearien et davantage encore de nos laborieux efforts d’analyse. Ne nous en effarouchons pas ! Ils auront donc capté l’essentiel. Songeons seulement à leur offrir aussi, en guise d’oxygène, l’étincelant To be or not to be d’Ernst Lubitsch, qui n’oblitère rien du drame, porté au contraire à l’échelle d’une guerre mondiale, mais qui montre, et cela est éminemment shakespearien, hamletien même, qu’on peut s’en sortir aussi avec le sourire. Une nouvelle saison scolaire se déroulera donc sous le signe du grand Shakespeare, et sous l’horizon, inquiétant et excitant, de l’énigme, de l’indécidable, de la vérité qu’on n’attrape pas comme ça. Quelle occasion ! Quel pied de nez à l’ordre du discours environnant ! Nous serons alors délicieusement consentants : c’est donc à un polar sans fin que nous sommes invités… Pierre Bayard, dans une enquête parue sous le titre Le Dialogue de sourds, nous a récemment proposé son époustouflante résolution, qu’il serait dommage de déflorer ici. Mais « résolution » au sens musical du mot : point où se rencontrent toute une série de résonances. Et non pas solution, qui serait point final. Disons : étoile filante dans l’obscure clarté du sens. Mieux encore : nous sommes invités à l’acte théâtral par excellence. « Énigmes du texte, réponses de la scène. » Ce régime de l’aporie, auquel le texte d’Hamlet nous soumet, est aussi une occasion de nous confier davantage au plateau, au jeu, à tout ce qui dispose les personnages et incarne les mots, pour entendre mieux ce qu’ils disent vraiment. Ce qu’ils disent aussi, ce qu’ils disent peut-être. Une mise en scène résout, comme Jean-Sébastien Bach résout la fugue ; elle ne résout pas comme le gestionnaire prétend le faire d’une crise. Elle découle d’une lecture, parfois remâchée des dizaines d’années, ainsi qu’Edward Gordon Craig nous le sermonne volontiers, sur Hamlet précisément. Il y a des lectures, impressionnantes au demeurant, qui referment pourtant l’interprétation sur le texte tandis que d’autres, préférables dans leur principe, préservent sa qualité d’organisme vivant, où s’inscrit sa propre négativité, où l’expiration assure la prochaine inspiration. « Énigmes du texte, réponses de la scène ? » Faisons le pari que, chez nos élèves et leurs professeurs, la question ouvrira de belles aventures herméneutiques, et surtout humaines ! Une œuvre dramatique est semblable à la mer, celle-là même qui bat les fondations du château d’Elseneur et répand sur le Danemark ses embruns. Nulle route n’y est par avance tracée ; autrement dit, une infinité de routes y est possible, qui ne mènent pas toutes quelque part. Il s’agit toujours d’en prendre une. Cela réclamera de la « résolution », dans un sens du mot pas complètement autre. Il y faudra, comme au gonflement de la voile, des énergies plurielles, favorables ou contraires. Cela réclamera une haute modestie, une sorte de savoir-mourir, car le chemin inventé s’efface toujours derrière le passage du navire. Nos apprentis comédiens apprendront, j’en fais le vœu, qu’on ne surplombe pas le mystère du texte. On y entre. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 5 Préface – Sur une ligne de faille Comme beaucoup de pièces de Shakespeare, Hamlet est construit de sorte que même le spectateur le plus naïf soit directement en contact avec son aspect énigmatique : pourquoi, après avoir passé une bonne part de la pièce à chercher la preuve de la culpabilité de Claudius, une fois qu’il l’a obtenue sous nos yeux de façon certaine, Hamlet sursoit-il à son acte ? Comme l’a brillamment montré Lev Vygotski, si Shakespeare « nous signale constamment et très clairement la ligne droite que devrait suivre l’action, c’est pour nous faire ressentir de manière aiguë les écarts et les détours que cette action décrit »1. C’est ce qu’on pourrait appeler une dramaturgie de l’aiguillage : en même temps que la pièce prend une voie, Shakespeare nous rend conscients de la voie – souvent bien plus logique – qu’elle n’emprunte pas. L’espace toujours croissant qui sépare ces deux directions ouvre un champ problématique dans lequel peuvent s’engouffrer toutes sortes de réponses critiques et scéniques. Si Hamlet est le parangon des œuvres énigmatiques de Shakespeare, son cas n’est pas isolé ; beaucoup de ses pièces plus célèbres sont fondées sur des gouffres : pourquoi Lear – alors qu’il avait tout prévu pour réserver la meilleure part à sa fille préférée – estil pris subitement d’une rage qui le fait la bannir ? Pourquoi Othello, si confiant en sa femme, se laisset-il en quelques phrases abuser par Iago ? Pourquoi Lady Macbeth passe-t-elle entre deux actes, sans transition ni explication, du comble du cynisme à un délire de culpabilité ? Et pourquoi, dans le même intervalle, Macbeth a-t-il perdu toute angoisse ? Pourquoi Angelo le pur se transforme-t-il sous nos yeux, en quelques répliques, en violeur potentiel ? Pourquoi le roi Léontès se persuade-t-il subitement, alors qu’il vient de redire sa profonde amitié pour Polixénès, que celui-ci est le père de l’enfant qu’attend la reine2 ? Non seulement l’écriture de Shakespeare ne fait rien pour justifier ces renversements paradoxaux, ces abîmes soudains qu’ouvre l’intrigue au cœur des personnages, mais au contraire son théâtre propulse en pleine lumière, devant nous, ces fractures incompréhensibles et brutales. Souvent le dédoublement de l’action en renforce la structure énigmatique : qu’Edgar le banni soit victime du machiavélisme de © Fondation Craig. Anne-Françoise Benhamou. Dessin, encre et lavis d’Edward Gordon Craig pour l’acte II scène II d’Hamlet, théâtre d’Art de Moscou, 1911, BnF, Paris. son frère Edmond ne fait que mieux apparaître que la répudiation de Cordélia n’a pas de cause évidente ; que Laërte et Fortinbras épousent si spontanément la cause de leur père donne la mesure de ce qu’Hamlet ne fait pas. Œuvre intimidante par la place qu’elle occupe depuis des siècles dans la culture européenne, Hamlet n’est donc pas une machine écrasante : en exhibant ses béances, ses incomplétudes, elle ouvre ardemment le dialogue avec n’importe lequel de ses lecteurs, de ses spectateurs, de ses metteurs en scène, de ses acteurs. S’agit-il pour autant, pour le théâtre, 1. Lev Vygotski, « La tragédie de Hamlet, prince de Danemark », Théâtre/Public, n° 49 (« Shakespearomanie »), janvier-février 1983, p. 35. 2. Respectivement dans Le Roi Lear, Othello, Macbeth, Mesure pour mesure et Le Conte d’hiver. 3. Selon une formule d’Antoine Vitez à propos de son spectacle Les Miracles, d’après l’Évangile selon saint Jean : « Naturellement on peut traduire, comme font les professeurs avec les auteurs classiques dans les livres de classe, mettre des notes et expliquer qu’ici l’apôtre veut dire ceci, et là encore ceci. Mais non, il ne veut pas dire, il dit. Et notre travail à nous, notre travail impossible, c’est de montrer avec le corps ce qu’il dit, ou plutôt de résoudre, par le corps, l’énigme. Le texte est un sphinx. » (« Le texte est un sphinx », Écrits sur le théâtre, II. La scène 1974-1975, Paris, P.O.L, 1995, p. 402) 4. Cf. infra, Catherine Treilhou-Balaudé, « Nouveaux enjeux d’Hamlet sur la scène contemporaine ». 5. Selon la terminologie désormais classique d’Hans-Thies Lehmann, qui englobe sous cette appellation tous les spectacles où le texte n'est plus l’élément central, autour duquel s’organise l’ensemble de la représentation (Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique [1999], Paris, L’Arche Éditeur, 2002). © Fondation Craig. 6 Esquisse de décor pour Hamlet, par Edward Gordon Craig, BnF, Paris. de « résoudre, par le corps, l’énigme » du « texte sphinx »3 ? Si de très grandes mises en scène, il y a vingt ou trente ans, ont mis leur orgueil à affronter l’intégralité du texte, à proposer la mise en perspective d’une multiplicité de significations dans des constructions extrêmement élaborées, les Hamlet d’aujourd’hui, à l’inverse, sont volontiers fragmentaires, subjectifs, déchirés, s’emparant de lambeaux pour produire des spectacles eux-mêmes riches en chaos et en énigmes4. La lecture de l’ensemble de textes réunis ici par Catherine Treilhou-Balaudé fait apparaître la mise en scène d’Hamlet comme un passionnant poste d’observation des mutations qui ont saisi la scène européenne depuis le début des années 1990 – le moment où la génération de metteurs en scène apparue autour de 1968, ceux qui avaient largement fondé leur art sur l’approche renouvelée des textes classiques, a cessé d’être à la proue de la création théâtrale ; où les nouvelles technologies, se répandant, ont considérablement modifié l’art de la scène, le jeu et la place du texte ; où la chute du Mur a permis une circulation accrue des artistes en Europe. Si les formes « postdramatiques »5 qui se multiplient désormais remontent en réalité aux avant-gardes des années 1970, ce qui a changé, c’est qu’elles ont cessé d’être dissidentes. Elles rencontrent aujourd’hui un public qui participe lui-même à la mutation du statut de l’écrit, et pour qui le rapport au texte n’a plus rien d’une norme culturelle ni d’une nécessité. Aujourd’hui, au théâtre, « monter une pièce » n’est plus une évidence, et suivre l’histoire récente de la mise en scène d’une œuvre, c’est moins apprécier de subtils différentiels dramaturgiques que mesurer, à tout moment, ce qui peut faire basculer la notion même de « texte » – en tant que tout inaliénable, organique, signifiant. Le « théâtre de texte » se trouve aujourd’hui sur une ligne de faille. Pour les nouveaux courants scéniques, la littérature, fût-elle dramatique, n’est plus un art majeur ; mais surtout, l’écrit n’est plus un moyen privilégié de comprendre le monde. Comme en témoigne ce parcours dans les nouvelles approches d’Hamlet, la collision entre une œuvre fondatrice et ce contexte théâtral donne lieu à des spectacles tendus, riches de polémiques, de contradictions, de provocations. Autant d’expériences où les gens de théâtre semblent, plutôt que résoudre les énigmes internes à Hamlet, mettre en contact Hamlet et notre époque sans délibérer à l’avance ni vouloir maîtriser les déflagrations de sens qui en résulteront. Si la narration shakespearienne n’est plus à l’honneur, nul doute que la matière proprement poétique du texte, ses hantises, ses obsessions, son foisonnement métaphorique trouvent dans l’hyperréactivité de certains de ces spectacles, dans leur excès et leur goût du concret, un épanouissement nouveau, singulier, rarement consensuel et parfois fascinant. De cet ensemble ressort aussi que Hamlet est revenu ces dernières années sur le devant de la scène à une fréquence exceptionnelle, comme si l’urgence du texte nous était devenue particulièrement accessible. Ce n’est sans doute pas un hasard si la pièce n’apparaît plus aujourd’hui comme une œuvre majeure réservée à des metteurs en scène au sommet de leur art, mais qu’au contraire de jeunes artistes nous la restituent comme un brûlot dont leur insolence ou leur colère peut faire fond. Cette tragédie qui dit l’effroi causé par la fracture entre deux époques, où le dégoût du monde atteint les couches intimes de l’être, où la tentation nihiliste est si forte, résonne clairement avec nos inquiétudes. Hamlet, au fond, ne raconte-t-il pas aussi l’histoire d’une jeune génération – Hamlet, Ophélie, Laërte, Fortinbras – qui voit s’écrouler sur elle le monde dont elle hérite ? Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 7 Énigmes du texte Vivre en liberté le vers shakespearien Entretien avec Yves Bonnefoy. © Marc Enguérand CDDS. Pour le poète Yves Bonnefoy, traduire Shakespeare signifie engager sa vie, c’est-à-dire d’une part faire son chemin en compagnie d’une œuvre immense, et d’autre part faire entendre, par ses mots, la vérité profonde du texte. Traducteur de nombreuses pièces de Shakespeare, Yves Bonnefoy l’est aussi de ses poèmes et de ses sonnets6. Mais quand il est question de théâtre, c’est encore de poésie qu’il s’agit. Dans le théâtre shakespearien, le vers est quintessence, simultanéité de la forme et du sens. Gérard Desarthe (Hamlet), dans la mise en scène de Patrice Chéreau, théâtre Paris-Villette, Paris, 1989. Quelles sont, à vos yeux, les implications de la traduction d’un texte de théâtre et plus particulièrement d’une pièce de Shakespeare par rapport à d’autres formes de littérature ? J’aimerais distinguer traduction et utilisation. On utilise une œuvre quand on y puise des éléments pour un spectacle nouveau sans pour autant prendre en compte toutes les composantes de cette œuvre, ou en les dénaturant. Procéder de cette façon n’est pas nécessairement sans intérêt, une bande dessinée d’après Hamlet pourrait valoir, mais c’est s’écarter du modèle de deux façons également regrettables. D’une part, on en perd la vérité, qui n’existe qu’au plan où toutes les composantes se coordonnent : 6. Après avoir traduit Henri IV, Jules César, Hamlet, Le Conte d’hiver, Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce pour l’édition des œuvres complètes de Shakespeare au Club français du Livre (1957-1960), Yves Bonnefoy n’a cessé d’étendre ses traductions à de nouvelles pièces, et de retravailler ses propres traductions pour de nouvelles éditions. Les œuvres de Shakespeare traduites par Bonnefoy sont données ici avec les dates et éditions des versions les plus récentes (reprises parfois depuis dans d’autres éditions, mais sans changement de la traduction elle-même) : Roméo et Juliette, Mercure de France, 1968 ; Macbeth, Mercure de France, 1983 ; Hamlet, Mercure de France, 1988 ; Le Roi Lear, Mercure de France, 1991 ; Les Poèmes (Les Sonnets, Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce, Phénix et Colombe), Mercure de France, 1993 ; Le Conte d’hiver, Mercure de France 1994 ; Jules César, Mercure de France, 1995 ; La Tempête, Gallimard, 1997 ; Antoine et Cléopâtre, Gallimard, 1999 ; Othello, Gallimard, 2001 ; Comme il vous plaira, Librairie générale française, 2003. © Marc Enguérand CDDS. 8 Wladimir Yordanoff (le spectre), dans la mise en scène de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1988. c’est leur synthèse. D’autre part, on est en grand risque de ne plus garder en esprit l’exigence, la vocation à la profondeur, qui assurait à l’œuvre sa capacité d’universel. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que l’utilisateur soit lui-même un écrivain de la qualité de celui dont il s’inspire, ainsi Racine, disons, comparé à ses sources grecques. Mais ce n’est pas ce qui a lieu dans la plupart des cas d’utilisation. Parmi ces composantes qu’il ne faut pas négliger si l’on veut vraiment traduire, et non simplement utiliser, il en est une que l’on dénie trop souvent, dans la traduction de Shakespeare, c’est le vers. Les mètres ne sont nullement un aspect secondaire de l’écriture, une façon de communiquer le sens avec simplement un surcroît d’élégance, car ils ont été l’instrument même avec lequel – « creusant », comme disait Mallarmé, les données immédiates de la parole – l’auteur a fait apparaître, entrer en jeu certaines catégories de l’être-au-monde qui ne se révèlent pas dans la prose, alors qu’elles sont pourtant ce qu’il y a de plus spécifiquement actif dans la plupart des situations de l’existence. C’est en effet par le vers – par le recours de l’esprit aux rythmes, aux assonances – que le mot cesse d’être simplement concept, c’est-à-dire pensée du général, de l’intemporel, pour s’ouvrir à la perception de ce qui dans une vie est sa relation au naître et au mourir, au désir et à l’angoisse, aux tréfonds de la douleur et de la joie, à la finitude. C’est seulement par le vers, ou dans la proximité du vers, que la vérité humaine la plus intérieure peut être dite ou, pour dire mieux, révélée. Et ce vers fondateur, instaurateur, c’est donc ce que l’on aura à réinventer dans la langue de traduction même si c’est dans une œuvre de théâtre qu’on le rencontre. Ne jamais déstructurer par une parole de prose ce que la forme a bâti. Bien sûr, ne pas compter sur ses doigts non plus, pour fabriquer de l’alexandrin. Mais s’ouvrir, en sa propre vie, au travail de la forme dans la parole. Et cela pour Shakespeare autant qu’aucun autre grand tragique. Car si beaucoup du théâtre de Shakespeare est écrit en prose, à l’image en cela de la conversation ordinaire, il y a toujours dans ses pièces un vaste et violent courant de parole poétique qui prend et emporte tout dans sa vérité de par en dessous. Exemples de ce flux : les monologues d’Hamlet, ou les admirables poèmes que sont telles paroles de Prospéro, de Ferdinand ou de Caliban dans La Tempête. Il faut traduire Shakespeare dans le plus grand respect de son vers, c’est le seul moyen de le rendre compréhensible, c’est-à-dire d’en retrouver – aux plans psychologique, métaphysique, voire politique où il se situe si spontanément – ce qui en fait la valeur actuelle, qu’on risque sinon d’aborder de façon superficielle ou grossière. En traduisant Hamlet en prose, ou dans l’esprit de la prose, on peut réduire, par exemple, le souci de Shakespeare à celui des observateurs des dictatures modernes, alors que ce drame se joue au niveau, autrement plus profond, du rapport de l’être de finitude à de grandes options ontologiques dont l’amour est une, le suicide une autre. Il faut traduire Shakespeare en vers ; et, surtout, ne pas craindre que le vers, s’il est vraiment revécu, s’il est alors dans les mots comme leur sang et leurs nerfs, soit un empêchement à la communication scénique. Bien au contraire ! Il suffira d’apprendre à faire corps avec lui, et le spectateur sera rejoint, remué, au plus intérieur de lui-même. Il entendra, d’un coup, au lieu d’avoir à totaliser des informations fournies en désordre par une prose obligée d’imiter ce qu’elle ne peut voir que du dehors. Hamlet ses enjambements trop voyants, serait dans le cas présent une catastrophe. La seule forme fidèle au vers de Shakespeare, c’est celle qui sera la plus libre, en fait une suite de mètres de huit à quatorze syllabes, oscillant autour du vers de onze pieds : un vers, celui-ci dont la coupe fait nécessairement alterner le pair et l’impair, l’intemporel et le temps, l’intelligible et l’incarnation. Pour ma part, c’est cette forme qui s’est imposée à moi dès mon premier instant de traduction de Shakespeare, qui fut le début de Jules César. Quelle a été votre approche pour la traduction des jeux de mots, des passages particulièrement obscurs, des archaïsmes… ? Il faut traduire dans la langue que l’on parle aujourd’hui. Et cela ne signifie nullement que l’on soit de ce fait privé d’entendre les significations du texte originel, au moins pour l’essentiel de ce qui se joue dans de grandes œuvres comme les tragédies de Shakespeare – il en irait autrement avec le théâtre de Ben Jonson, satirique –, car la poésie va profond dans la parole et y ressaisit le fondamental des situations de l’existence, une expérience commune à toutes les langues à toutes époques. À tel niveau, pas de mots élisabéthains qui ne puissent être compris et, directement ou non, reflétés par notre parole de maintenant. Autre est le problème des couches plus superficielles dans les dialogues, par exemple les jeux de mots ; et celui des passages du © Marc Enguérand CDDS. Quelles sont les contraintes et les libertés que vous vous donnez dans l’acte de traduire ? Je viens de dire la grande contrainte que doit accepter le traducteur shakespearien : celle du vers, une contrainte qui est en fait ce qui le rendra à sa liberté véritable. Reste à accomplir le travail, c’est-àdire à se poser la question de certaines obligations plus particulières que l’on pourrait penser qu’il faut observer dans la pratique. Mais il n’en est pas. Et, par exemple, il ne faut pas hésiter à abandonner dans la traduction le vers régulier, et cela pour nombre de raisons, convergentes. D’abord, la régularité a comme telle un sens qui ne convient plus à notre époque, car elle n’aurait de vie que si elle était le reflet d’une autre unicité, celle-ci au plan des croyances, des valeurs partagées du groupe social : or, aucun consensus métaphysique ou moral n’unifie plus nos sociétés, si bien d’ailleurs que le vers régulier a déjà fait long feu dans la création poétique de notre siècle, en tout cas en France. Ensuite : le choix d’une forme régulière, ce serait l’inclusion d’un ensemble de significations déjà donné – par le texte original – dans un cadre lui-même donné et fixe, et ainsi faudrait-il en passer par une acrobatie tout à fait étrangère à l’esprit de la poésie, qui est invention simultanée de la forme et du sens. Enfin : nous ne disposons pas en français d’un vers qui rendrait le pentamètre de Shakespeare en sa régularité, certes, mais qui est ouverte, imprévue toujours, respirante. L’alexandrin notamment, avec ses symétries internes, Énigmes du texte, réponses de la scène Redjep Mitrovista (Hamlet), dans la mise en scène de Georges Lavaudant, Comédie-Française, Paris, 1994. 9 10 texte shakespearien qui tout simplement sont obscurs, soit par insuffisance de nos connaissances philologiques, soit par négligence chez l’auteur. Dans les jeux sur les mots, il faut sauver le ou plus souvent les sens qui s’y cachent, mais ne pas trop compter sur les mots français pour de nouveaux calembours, car ce qui a été naturel, vivant, devient aisément, en de tels recours à des signifiants rebelles, du forcé, du mort, avec même alors quelque chose de très spécifiquement vulgaire : à preuve les tristes traductions de Joyce pour tels passages d’Ulysse ou Finnegans Wake. Des passages obscurs, ou de sens incertain, que dire ? Sinon que dans le cas de textes particulièrement hérissés de difficultés de cette nature, ainsi Hamlet, on a à faire de l’œuvre, en la traduisant, sa propre édition critique : d’où suit qu’il est absolument indispensable de s’entourer pour traduire de toutes les éditions de langue anglaise du texte, afin de se tenir au courant de travaux récents qui peuvent avoir trouvé, et prouvé, la solution de problèmes. Vous dites votre attachement au vers shakespearien, vous avez choisi le vers libre pour rendre le pentamètre iambique, quelle réflexion a guidé votre choix ? J’ai déjà répondu à une part de cette question. Aucune forme régulière n’est acceptable aujourd’hui pour la traduction de Shakespeare, il faut évoquer la régularité et non la transposer mécaniquement ; et que les vers réguliers soient utilisés sans rimes, comme le texte originel y incite le plus souvent, cela ne remédierait en rien à leur fondamentale artificialité. Toutefois, il m’est arrivé dans deux cas précis de conserver la forme régulière et même la rime. Le premier, c’est, par exemple, dans Hamlet, « the play within the play », car cette petite pièce en abyme dans la tragédie de Shakespeare est expressément désignée par celui-ci comme du conventionnel et du gauche, avec rimes pesantes et foisonnement des poncifs. Il y a là un effet comique, et même une charge de signification, qu’il faut donc absolument préserver. Et, pour les mêmes raisons, j’ai traduit aussi en vers de mirlitons « Le Masque » dans La Tempête. L’autre cas, c’est celui des chansons, où les rimes ont évidemment plus d’importance que partout ailleurs dans les pièces. Mais ces chansons ont aussi le plus souvent quelque chose d’impondérable, d’aérien, une grâce qui ne pourrait que souffrir d’un système de rimes trop rigide. Lorsqu’il y a possibilité de collaboration entre le traducteur et le metteur en scène, comment envisagez-vous ce travail en commun ? Êtes-vous prêt à revenir sur certains de vos choix de traduction, quitte à vous éloigner un peu plus de l’original pour vous rapprocher du style de la mise en scène ou du rythme souhaité par tel ou tel comédien ? Je n’ai pas eu souvent l’occasion de collaborer avec les metteurs en scène, auxquels je reconnais volontiers le droit de faire ce qu’ils veulent du texte français, à une époque où le texte anglais lui-même ne peut plus être éclairé, expliqué par son auteur. Le seul cas de vraie collaboration a été avec Patrice Chéreau, qui, extrêmement attentif, a relu avec moi toute ma traduction d’Hamlet, ce qui m’a conduit à des révisions de celle-ci en un certain nombre de points. Mais ce n’a jamais été pour des considérations de mise en scène, sauf dans des cas de mots d’énonciation ambiguë qui risquaient d’être compris dans un autre sens à l’écoute que sur la page. Toujours il s’est agi de porter plus d’exactitude dans la restitution du sens de ce texte souvent obscur et toujours touffu, le moment de cette révision étant d’ailleurs venu, de toute façon, pour moi, du fait de l’apparition en anglais de quelques éditions critiques nouvelles, et surtout parce que des années avaient passé depuis la dernière réimpression de mon Hamlet, ce qui me permettait un recul, et de voir ce qui n’allait pas. Comment définiriez-vous le rôle du traducteur shakespearien ? Le traducteur a évidemment en lui du critique. Lire, c’est comprendre, vouloir comprendre, et quant à moi, ce nécessaire close reading m’a conduit à consacrer à presque toutes mes traductions des essais qui sont certes de la critique. Mais les metteurs en scène ont eux aussi du critique en eux, ainsi Chéreau avec lequel j’ai discuté du sens de quelques passages cruciaux d’Hamlet. Le traducteur, attaché au sens au plan où nécessairement celui-ci structure l’œuvre, en est l’unité, la vie quasi organique, voit la pièce dans l’espace de ces rapports réciproques des parties, ce qui est déjà une façon de la mettre en scène. J’ajouterai que je place très haut la traduction, en fait à peu près au même niveau que l’œuvre originale dont on se veut soi-même capable ; et cela parce qu’il faut évidemment tenter de se porter, autant que possible, au même degré d’intensité et de vérité que l’auteur. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène La chanson d’Ophélie Texte anglais Tomorrow is Saint Valentine’s day, All in the morning betime, And I a maid at your window, To be your Valentine. Then up he rose, and donned his clothes, And dupped the chamber door; Let in the maid, that out a maid Never departed more. Quoth she “Before you tumbled me, You promised me to wed.” He anwers“So would I adone, by yonder sun, and thou hadst not come to my bed”. Ophelia (The Tragedy of Hamlet, acte IV, scène v) © Rictus/David Bobee. By Gis and by Saint Charity, Alack, and fie for shame! Young men will do’t if they come to’t, By Cock, they are to blame. Abigaïl Green (Ophélie), dans la mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010. Traduction de Pascal Collin Traduction d’Yves Bonnefoy Traduction de Jean-Michel Déprats Demain c’est la Saint-Valentin Et dès que sonneront mâtines Je viendrai vierge à ta fenêtre Pour devenir ta Valentine. C’est demain la Saint-Valentin, Pour être sa Valentine, Je suis venue, bien pucelle, Tôt matin frapper à sa vitre. Il se lève et ouvre sa chambre Après avoir mis ses habits Et fait entrer la jeune vierge Qui vierge n’est pas ressortie. Il s’est levé, habillé, Il m’ouvrit tout grand sa chambre, Une pucelle est entrée, Qui jamais n’en est ressortie. Demain, c’est la Saint-Valentin, Debout dans le petit matin, Et moi vierge à ta fenêtre, Qui ta Valentine dois être. Il se leva et se vêtit, Ouvrit la porte de la chambre ; Entra la vierge, mais vierge Jamais elle n’en sortit. Doux Jésus et Sainte Charité, Hélas ! honte à toi, c’est bien fait, Les gars pour ça sont toujours prêts. Par la verge ils sont à blâmer. Ô Jésus, sainte Charité, Hélas, hélas ! Quelle honte ! Les garçons ne s’en privent guère, Pour les filles, c’est grand mécompte. « Mais avant de me culbuter, Tu disais vouloir m’épouser. » « Je l’aurais fait au bel été Si tu ne t’étais fait baiser. » Avant de me culbuter, Vous m’épousiez, lui dit-elle. J’en jure, je l’aurais fait, Mais pas après ça, ma belle ! Hamlet, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2010, p. 135-137. Hamlet, Paris, Club Français du livre (« Formes et Reflets »), 1957 ; rééd. in Paris, Gallimard (« Folio classique »), p. 159. Jésus et Sainte Charité, Hélas ! honte, que diable ! Les gars le font sans hésiter, Par Queue, ils sont blâmables. « Avant de me trousser, dit-elle, Tu promis d’être mon mari. » (Il répond :) « C’est ce que j’aurais fait, ma belle, Si tu n’étais pas venue dans mon lit. » Tragédies. Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de La Pléiade »), 2002, p. 898-899. 11 12 Faire ou ne pas faire Pascal Collin. Traducteur, dramaturge et codirecteur artistique de la compagnie La nuit surprise par le jour, acteur à l’occasion (il interprète Polonius dans l’Hamlet mis en scène par David Bobee), Pascal Collin a traduit plusieurs pièces de Shakespeare, pour les mises en scène de Yann-Joël Collin (Henry IV, 1998 ; Le Songe d’une nuit d’été, 2008) et pour celles d’autres metteurs en scène (Le Roi Lear, Jean-François Sivadier, 2007 ; Hamlet, David Bobee, 2010 ; Comme il vous plaira, Cendre Chassanne, 2010). Ses traductions sont publiées aux Éditions Théâtrales. Pour lui, traduire Hamlet revient à s’affronter à des questionnements à la fois vertigineux et très concrets, puisque portés sur le plateau et partagés, dans l’espace politique du spectacle vivant, avec le public d’aujourd’hui. Traduire Hamlet : toucher, donc, pour un traducteur de théâtre, au saint des saints – et se dire aussitôt que ces mots ne conviennent pas. Qu’il n’y a là rien de sacré, au contraire, et que si dans ce travail qui mène de la confrontation des langages, des temps et des espaces (des civilisations) à la représentation vivante, on s’est posé la question de l’être, il s’agissait d’abord de l’« être » du texte… Pas la question donc, ontologique et romantique, de l’être en soi, ni celle, inscrite à la fois dans la fiction et la vie, du sens de notre existence (et de savoir si cela vaut le coup de la poursuivre ou de l’interrompre…), mais bien celle de l’écriture et de sa mise en jeu. La langue de Shakespeare ne cesse en effet de créer des situations, entendues comme ces concentrés poétiques et dramatiques d’un langage ordinaire aussi complexe que l’interlocution est infinie. Cette langue ne cesse alors de révéler, par la distance inhérente aux codes du langage théâtral, les enjeux de désir, d’intérêt et aussi de recherche de vérité qui agissent nos échanges. Et à travers la relation au public promue par la dramaturgie, par cette étrange succession de monologues du héros qui sont autant de dialogues avec la salle, cette langue d’Hamlet constitue l’espace possible, actif, d’une interrogation commune. L’activité même de questionnement, très concrète, sur la vie et sa glorieuse insignifiance semble bien figurer cet « être » du texte Hamlet par son extrême densité thématique, par le fait que se déposent, non pas côte à côte mais au même endroit, la tragédie et la comédie. La dérision est ainsi au cœur de la méditation ou du moment sublime de l’action : quand le rire advient, preuve du vivant, il s’adresse nécessairement au malheur d’être né. Pas de réponse à attendre ici de la scène, à l’évidence, à ces questions sur soi, et ce qu’on fait un instant sur la terre, dans ces circonstances involontaires, plutôt inopportunes voire très injustes. Mais il reste dans la vive conscience de la mort, cet acte obstiné de la représentation, cet effort nécessaire de l’ignorance : Claude Simon disait se méfier du théâtre qui lui semblait relever plus naïvement que d’autres formes du mythe de l’expressivité. Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, il rappelait qu’il n’avait rien eu à dire au monde, et qu’au bilan d’une longue vie, avec ses confrontations aux horreurs du siècle et ses multiples rencontres d’humanités si différentes, il « n’avai(t) trouvé aucun sens à tout cela sinon, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien – sauf qu’il est ». On ajoutera : et qu’il faut faire avec. Il n’est alors question d’être que dans et par l’action. On peut d’ailleurs supposer que, pour le spectateur contemporain de Shakespeare, cette pièce représentait bien une action à rebondissement, mais où, phénomène nouveau, c’est la crise intérieure du Énigmes du texte, réponses de la scène © Rictus/David Bobee. Hamlet Pierre Cartonnet (Hamlet), dans la mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010. personnage principal qui faisait l’essentiel du spectacle. Dans la mesure où agir est devenu un problème pour le héros, la pièce de Shakespeare refléterait ainsi le passage d’une idéologie rassurante (féodale : les identités ne font pas de doute puisqu’elles procèdent de la reconnaissance de la filiation) à l’inquiétude de la conscience moderne, liée à la Renaissance comme interrogation sur la liberté du sujet dans sa relation, enfin déconcertante, au monde. Mais rien de moins abstrait que la réflexion au théâtre : s’il est question d’être dans Hamlet, ce n’est pas dans les limbes des généralités mais sous les auspices du théâtre du faire – ou ne pas faire. Autrement dit la question du que faire, et plus encore peut-être du comment faire, est inséparable sur le plateau de celle du qui être (ou quel rôle jouer) ici et maintenant : le maintenant d’hier, d’ailleurs, comme ici, celui d’aujourd’hui… le monde est un théâtre, et dorénavant on le sait. Chaque période, et sans doute chaque seconde de l’histoire, est à sa manière une « renaissance » où l’on se demande, même sans y penser, comment entrer dans une sphère nouvelle de l’action – où l’on se demande, en évitant surtout d’y penser, si celle-ci est encore possible –, si même l’action contient une quelconque espèce d’essence ou de vérité, dans un monde où le système de valeurs, justifiant les fonctions et les comportements du monde social, semble chaque jour plus vain, mensonger, mortel. Où l’illusion semble davantage dans le monde que sur la scène… et cela dans tous les cas de figure : qu’on subisse le règne d’Ubu (ou celui plus débonnaire du meurtrier Claudius) ou que persiste, par la volonté civilisée de quelques-uns, un État de droit – ou encore, comme en nos démocraties républicaines, que les deux cohabitent. Mais c’est peut-être là, précisément, qu’est l’enjeu du travail politique du spectacle vivant : instaurer grâce à la langue et pour le présent la relation au public édifiée et projetée par le texte, fût-il ancien, non pas en espérant des certitudes, mais pour faire renaître par exemple avec Shakespeare – et en même temps sans lui –, avec surtout les générations qui nous composent, l’acte radical et partagé, amusant, de nous poser des questions. Celles dont justement, par ailleurs, en médiatisant à outrance l’obscène illusion des réponses à retenir et à réciter, les pouvoirs tentent à toute force de discréditer l’importance, de nier la nécessité. 13 14 Hamlet, des énigmes à déchiffrer ou à représenter ? 7. Lev Vygotski, Psychologie de l’art, traduction de Françoise Sève, Paris, La Dispute, 2005, p. 229. Interdit jusqu’en 1956 en Union soviétique, cet ouvrage important, longtemps accessible aux seuls russophones, n’a été redécouvert et traduit que récemment. Néanmoins, une première traduction française de l’essai sur Hamlet était parue dans la revue Théâtre/Public en 1983 (n° 49, « Shakespearomanie »). Vygotski croise les approches esthétique, psychologique et sociologique pour tenter de comprendre la spécificité de l’acte de création et de réception artistique. © Fondation Craig. Catherine Treilhou-Balaudé. Dessin pour la mise en scène d’Hamlet, par Edward Gordon Craig, BnF, Paris. « La tragédie d’Hamlet est unanimement considérée comme énigmatique. Elle semble à tous se distinguer des autres tragédies du même Shakespeare et de celles d’autres auteurs avant tout parce que l’action y est développée de manière à susciter à coup sûr incompréhension et étonnement chez le spectateur. C’est pourquoi les études et travaux critiques consacrés à cette pièce revêtent presque toujours un caractère d’interprétation et sont tous construits sur le même modèle : ils tentent de déchiffrer l’énigme posée par Shakespeare. Celle-ci peut être formulée ainsi : pourquoi Hamlet, qui doit tuer le roi aussitôt après sa conversation avec le spectre, ne peut-il aucunement le faire et pourquoi l’histoire de son inaction occupe-t-elle toute la tragédie ? »7 Ainsi débute l’essai sur la tragédie d’Hamlet écrit en 1915, à l’âge de dix-huit ans, par le psychologue russe Lev Vygotski, repris et publié en 1925 dans son ouvrage Psychologie de l’art. Le constat et la formulation qu’il propose de l’énigmaticité fondamentale d’Hamlet n’ont pas pris une ride, pas plus que ses analyses pénétrantes des interprétations produites tant par le romantisme européen que par les écrivains russes du siècle précédent, tel Léon Tolstoï. Hamlet Vygotski reproche à ce dernier de considérer comme une inhabileté de Shakespeare le fait qu’il soit impossible de donner aux actes et aux discours d’Hamlet une interprétation unique et plausible. La question pertinente, selon lui, n’est pas de se demander pourquoi Hamlet temporise, mais pourquoi Shakespeare oblige Hamlet à temporiser. Déplaçant le champ de l’interprétation du psychologique à l’esthétique, il invite à ne pas poursuivre la recherche illusoire du caractère d’Hamlet, mais à toujours envisager ensemble et dans leur contradiction, ou leur non-coïncidence, le niveau du héros tragique et celui de la tragédie elle-même. Dans une belle réflexion sur le mot « machine » employé par Hamlet dans la lettre par laquelle il jure un éternel amour à Ophélie, et que retiendra Heiner Müller pour le titre de sa réécriture, Vygotski voit dans l’être-machine d’Hamlet l’essence même de la tragédie. Les événements, dans Hamlet, sont réfractés à travers le prisme de l’âme du personnage. Ce phénomène encourage l’identification du spectateur à Hamlet : « Nous commençons en effet à nous sentir, avec le héros tragique, comme une machine de sentiments, dirigée par la tragédie ellemême, laquelle acquiert sur nous un pouvoir tout à fait spécial et exceptionnel. »8 La tragédie d’Hamlet est construite sur le principe du dédoublement et de la contradiction : le héros n’est pas adapté à la fable, et la fable ne se déduit pas du caractère du héros. Loin de voir dans Hamlet un héros faible dépassé par la tâche qui lui est imposée, selon l’interprétation romantique héritée de Goethe, Vygotski le dépeint au contraire comme un personnage d’une énergie exceptionnelle, tandis que les événements de la fable ne cessent de faire dévier la tragédie de son but, par toutes sortes d’interruptions invraisemblables. Cette contradiction, voulue et orchestrée par Shakespeare, est précisément destinée à faire vivre au spectateur l’invraisemblable, à lui permettre l’expérience de sentiments et d’émotions contradictoires. Cette position a le mérite important, en déplaçant l’énigmaticité d’Hamlet sur le plan de l’intention esthétique, de rendre compte de sa nature d’œuvre ouverte, et de permettre de comprendre la vocation singulière de cette tragédie à accueillir depuis quatre siècles toutes sortes d’interprétations, tant critiques que scéniques, ainsi que ce phénomène récurrent d’identification dans des contextes politiques, philosophiques, culturels différents. Énigmes du texte, réponses de la scène Krzysztof Warlikowski : « Hamlet, c’est tout à fait moi. » « Avec Hamlet, il y a beaucoup de questions et peu de réponses. Gertrude est-elle coupable ou pas ? Polonius est-il criminel ou non ? Hamlet a-t-il des amis ? Et lesquels ? Est-il homosexuel ? Aime-t-il sa mère d’un amour incestueux ? Aime-t-il qui que ce soit ? C’est une pièce sur les incertitudes de la vie. J’y ai touché au même âge que celui qu’avait Shakespeare quand il l’a écrite. Hamlet, c’est tout à fait moi, avec mes incapacités et mes questions. C’est aussi tout le monde. […] Tout le monde peut être Hamlet. J’ai cultivé son côté introverti, mutilé de la vie, souffrant. Je voulais atteindre la cause de sa souffrance, la souffrance de chacun. Hamlet est une pièce qui permet aux comédiens de s’exprimer eux-mêmes et non de créer des biographies imaginaires. » Krzysztof Warlikowski, dossier de presse d’Hamlet (2001). Antoine Vitez contre « l’optimisme de la lecture » « Pour ce qui est du caractère énigmatique de la pièce, je préfère ne pas employer le mot de “lecture”, qui présuppose que l’on a trouvé la lecture, le sens à donner à la pièce. Je m’oppose à une mise en scène qui offrirait des signes brouillés, illisibles, qui ne ferait que raconter une histoire de cape et d’épée. Nous voyons bien, d’autre part, qu’il faut présenter les différents enjeux sans vouloir induire une réponse, suggérer un avenir radieux. L’avenir radieux du Danemark, si je ne me trompe, c’est l’occupation norvégienne. Toute lecture débouche sur un optimisme de la lecture. Nous sommes dans un champ de forces, Hamlet est microcosmique. » Antoine Vitez in « Antoine Vitez : à propos de sa mise en scène d’Hamlet », Du texte à la scène : langages du théâtre, actes du congrès de la Société française Shakespeare, 1982 ; édité par Marie-Thérèse Jones-Davies, Paris, Jean Touzot, 1983, p. 265. Pourquoi Hamlet n’agit-il pas ? Sa folie est-elle feinte ou véritable, ou les deux à la fois ? Croit-on à la réalité du fantôme dans Hamlet ? Gertrude est-elle complice ou non du meurtre de son époux ? Hamlet aime-t-il Ophélie ? La mort d’Ophélie est-elle suicidaire ? Fortinbras sauve-t-il ou asservit-il le Danemark ? Horatio dira-t-il la vérité sur l’histoire d’Hamlet ? 8. Ibid., p. 267. 15 © Marc Enguérand CDDS. 16 Richard Fontana (Hamlet) et Jany Gastaldi (Ophélie), dans la mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, Paris, 1983. 9. John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet (nouveau titre de Vous avez dit Hamlet ?, 1re édition de la traduction française de Dominique Goy Blanquet, Paris, Aubier, 1988), Paris, Seuil (« Points »), 1993. L’ouvrage original, What Happens in Hamlet, publié en 1935, devenu un classique de la critique shakespearienne, a été constamment réédité depuis cette date. Ces questions non exhaustives peuvent se rassembler en une, « what happens in Hamlet ? », qui donne son titre à un ouvrage de John Dover Wilson9 tout à fait caractéristique de la croyance de la critique, à un moment donné de son histoire, en la possibilité de résoudre les énigmes d’Hamlet. Mais les éclairages se sont multipliés et se contredisent : les lectures psychanalytiques de l’histoire d’Hamlet, d’Ernest Jones à Stanley Cavell, qui voient dans l’impossibilité d’agir d’Hamlet l’effet d’une identification œdipienne à Claudius l’empêchant de tuer le double de lui-même, ne coïncident pas avec les interprétations philosophiques du scepticisme d’Hamlet, qui ne se reconnaîtrait pas dans les valeurs archaïques du père, pas plus qu’elles ne rencontrent les approches allégoriques, dont l’une des plus intéressantes (quoique partielle) est sans doute celle qui voit dans Hamlet un reflet du schisme religieux : l’étudiant de Wittemberg, ville d’origine de Martin Luther, ne pourrait que douter de la véracité des propos et exigences d’un spectre sortant du Purgatoire, auquel ne croient pas les réformés. L’enquête de Dover Wilson est le point de départ de la dernière en date des tentatives pour poser (sinon résoudre) les énigmes d’Hamlet, celle de Pierre Bayard, dont l’Enquête sur Hamlet, publiée en 2002, articulée autour de la question « qui a tué le père d’Hamlet ? », si elle aboutit à la conclusion que personne ne lit et ne comprend le même Hamlet, n’en a pas moins le mérite de décrire avec une grande acuité le fonctionnement de la lecture critique et de l’interprétation. Les metteurs en scène, plus que les critiques, ont conscience du caractère éphémère de leur interprétation d’Hamlet quand ils ne se méfient pas, plus radicalement, de l’idée même d’interprétation ou de lecture par la scène. Cependant, ils partagent unanimement deux approches d’Hamlet : l’identification – pas nécessairement d’eux-mêmes, mais de la communauté formée par eux-mêmes, les scénographes, les comédiens et autres participants du processus scénique, et le public auquel s’adresse leur mise en scène – aux incertitudes et aux apories stimulantes d’Hamlet ; l’interrogation, leur désir d’Hamlet étant essentiellement mû par les questions qu’ils posent à Hamlet, que Hamlet leur pose, qu’ils adressent à leurs contemporains à travers Hamlet. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 17 L’énigme toujours recommencée d’Hamlet Gisèle Venet. Dans Hamlet, Shakespeare plus qu’ailleurs exacerbe le trouble que suscite l’écriture du discontinu, du fragmentaire, de l’attribution incertaine, du double entendre, du double jeu avec le langage qu’est tout texte de théâtre, auquel s’ajoute le jeu dédoublé d’un texte donné à voir comme à entendre. par-delà les intrigues de l’œuvre. « Être, ou ne pas être » se récitait à genoux au XVIIIe siècle. Les romantiques de tous pays se sont identifiés au « prince de la spéculation philosophique »11, Mallarmé y a cherché « une ressemblance immortelle » ou Aragon un « Kafka d’Elseneur »12, avant le désinvestissement radical d’Heiner Müller dans Hamlet-machine – « Je Quel texte ? Encore faut-il, dans le cas d’Hamlet, savoir de quel texte il s’agit : trois versions imprimées s’offrent au lecteur, que ne garantit aucun manuscrit de l’auteur. L’une de ces versions, sans qu’on sache laquelle, avait été jouée en 1600, dans le tout récent théâtre du Globe au fronton duquel figuraient la devise « Le monde est un théâtre » et l’emblème « Hercule et son fardeau »10 ; deux « énigmes » comme on aimait les déchiffrer au jeu des rébus, mises en œuvre ou en abyme dans le texte d’Hamlet, sur le mode sérieux ou désinvolte, sans que l’on puisse toujours repérer la frontière de l’un à l’autre tant cette écriture participe d’un double jeu entre « folie » et « méthode ». Ces figures du monde ont présidé tout autant à la recherche d’une « méthode » qui en décrypterait tous les sens – tâche inaccessible, la critique multiséculaire l’a prouvé – qu’à l’éloge de cette « folie » d’une écriture dans un texte qui se prête à toutes les interprétations – au sens intellectuel et scénique – et à toutes les équivoques, laissant à chaque siècle la liberté d’y projeter l’énigme qu’il voudrait y trouver. Chaque génération s’y est exercée, privilégiant longtemps le personnage d’Hamlet au détriment de la pièce Hamlet. Ses monologues sur l’énigme du nonêtre et la fascination du suicide autour d’un déficit d’agir ont paradoxalement porté Hamlet à « être » une « quasi-personne » plus qu’un personnage, dont l’existence autonome semble appelée à perdurer © Bridgeman. Hamlet ou Hamlet ? L’acteur tragique (Rouvière en Hamlet) par Édouard Manet, 1866, National Galery of Art, Washington (États-Unis). 10. Hamlet, acte II, scène II, p. 119a (les références renvoient à la traduction de Jean-Michel Déprats, Hamlet, éd. Gisèle Venet, Paris, Gallimard [« Folio Théâtre »], 2002). 11. William Hazlitt, Lectures on the Literature of the Age of Elizabeth and Characters of Shakespear’s Plays (1817). 12. Préface à Une nuit avec Hamlet de Vladimir Holan, Paris, Gallimard (« Folio »), 2000, p. 26. 18 Hamlet continuent de confronter le lecteur-spectateur à une « œuvre ouverte », selon la terminologie d’Umberto Eco, de remettre en jeu à chaque reprise du texte l’énigme de ses choix d’écriture. © Marc Enguérand CDDS. Jeux d’esprit baroques Gérard Desarthe dans Hamlet-machine d’Heiner Müller, mise en scène de Jean Jourdheuil, théâtre GérardPhilipe, Saint-Denis, 1979. 13. Dans « Hamlet et Freud », préface à Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, Paris, Gallimard, 1967, p. XXIV, XX, XXXIV et XXXIII. 14. Hamlet, op. cit., III, II, p. 88. ne suis pas Hamlet. Je ne joue plus de rôle. Mes mots n’ont plus rien à me dire » –, réduisant les mots de la pièce à neuf pages. Jean Starobinski revient sur l’énigme d’une disproportion entre cette fascination pour le personnage et les analyses consacrées à la pièce. Il évoque à ce propos une démarche critique portée à « reconstituer le sens lacunaire, interroger l’espace sous-jacent, définir le fond dérobé, unir le texte et son complément élusif », comme s’il s’agissait de retrouver une intention délibérée chez Shakespeare « d’écrire une pièce dont l’effet tragique serait lié à la représentation d’un univers – cosmique, politique, psychologique – traversé de lacunes ». Sa perspicacité critique ne l’en ramène pas moins au privilège exorbitant du personnage : vu par le « génie freudien [qui] consiste en un enchaînement de reconnaissances », Hamlet, « qui dès le début de la pièce parle en énigmes », ne serait autre que « le prototype de l’anomalie qui consiste à ne pas sortir victorieux de la phase œdipienne »13. Loin de refermer les horizons de la pièce, les éclairages incidents les plus factuels sur Hamlet comme les analyses les plus pénétrantes de son « secret », ou les réécritures absurdes ou satiriques de l’œuvre, auront sollicité de nouvelles ouvertures critiques, de nouvelles interprétations scéniques. L’indétermination apparente du personnage Hamlet et le fonctionnement contraignant de la pièce La tragédie Hamlet est écrite au plus fort d’une crise majeure des représentations – littéraire, scientifique, métaphysique, psychologique, politique – qui affecte l’Europe tout entière entre 1550 et 1650 et signe l’entrée dans l’ère que les historiens nomment « moderne ». Face aux questions encore imparfaitement formulées de cette nouvelle épistémè qui met en cause la représentation sphérique connue du monde, le « globe » de l’univers, les réponses esthétiques fournies par Shakespeare et ses contemporains entraînent la mise en déséquilibre des modèles reçus – culturels, religieux, politiques, éthiques –, tous plus ou moins inféodés à l’aristotélisme devenu dogmatisme scolastique, et rejetés comme tels. On assiste à la mise à l’envers des codes rhétoriques ou plastiques de représentation – jamais autant d’estampes sur l’image du « monde à l’envers » n’auront circulé – comme on procède au renversement des règles du langage, mises à mal par l’excès même de la recherche poétique et des caprices de la « pointe » et du mot d’esprit. Cette « pointe », ce jeu d’esprit, tombés parfois dans le non-sens par excès même de sens, ont regagné pourtant une pertinence paradoxale à force de servir de masques mystificateurs au théâtre – aux Biron, Rosalinde, Béatrice, Orsino, Viola des comédies shakespeariennes. Dans la tragédie, le personnage d’Hamlet y gagne en inquiétante étrangeté à force de se mettre en abyme dans des rôles d’emprunts, « caméléon »14 puisant dans l’inépuisable jeu avec les mots d’esprit de quoi servir sa dissimulation. Une subtile mise en miroir des usages du jeu d’esprit sert la mise en place du premier affrontement entre le roi Claudius et Hamlet, avant même la révélation du meurtre du père par le spectre. Les premiers mots de Claudius en scène en appellent au jeu verbal pour figurer la fiction de retour à l’ordre qu’il représente. Ils empruntent au jeu virtuose avec les antonymes pratiqué par les poètes maniéristes, non pourtant, comme eux, pour mettre au jour dans l’énigme du sens les paradoxes de la vérité, mais pour les masquer. Seul l’audacieux oxymore redoublé – « gaieté aux funérailles et chant funèbre au mariage » –, complété d’une image paradoxale d’ordre parfait – « une Hamlet balance égale pesant plaisir et deuil » –, peut figurer l’infigurable, travestir en jeu d’esprit audible de tous l’inavouable secret d’un amour incestueux pour la reine, et le péché de Caïn que Claudius dut commettre pour l’épouser, le meurtre du « frère », du roi Hamlet. L’accueil qu’il fait au prince se voudrait masque supplémentaire – « Hamlet, mon neveu et mon fils –, n’était la parade du jeu d’esprit d’un Hamlet qui utilise l’énigme pour éclairer la filiation usurpée et récusée : « Un peu plus que neveu, moins fils que tu ne veux. »15 Ce neveu et moins que fils aura encore à se dédoubler en fiction de lui-même mis en abyme dans une fiction de théâtre, dans « Le meurtre de Gonzague » dont il sera l’auteur et le metteur en scène, pour vérifier l’énigme révélée par un spectre et démasquer Claudius. aimée et complice. Non sans que Shakespeare remodèle en profondeur ses emprunts, comme dans tant de ses autres pièces, omettant des motifs plus explicites dans les textes sources, occasion tout autant de perplexité pour le lecteur que d’ambiguïté volontaire au service d’un dramaturge manipulateur. Il retient du genre déjà constitué le serment précoce d’un vengeur qui veut « voler à sa vengeance » dès le début de la pièce mais n’actualise cette réparation attendue qu’à l’acte V, ce qui le laisse confronté à la même nécessité de remplir l’entre-deux. Pour le vengeur de Kyd comme pour Hamlet, il faut dissimuler le secret d’un meurtre antérieur à la tragédie, révélé en scène par le spectre de la victime, dont il faut aussi vérifier la parole. Pour cela, chez Kyd comme chez Shakespeare, la stratégie du vengeur lui impose de revêtir le masque d’une folie feinte qui se confond avec une irréparable mélancolie à la fois née du deuil et intrinsèque au personnage auquel on impose un destin qu’il n’a pas choisi. Dans les deux tragédies, les stratégies d’évitement adoptées par le meurtrier qui se sait en danger obligent les vengeurs à retarder l’accomplissement de l’acte de vengeance, tandis qu’ils se mortifient de leur inaptitude à l’action et se font rappeler à l’ordre par le spectre. Et dans les deux cas, la conscience du meurtrier sera prise au piège d’une mimèsis de tragédie mise en abyme dans la tragédie par le stratagème de la « pièce dans la pièce ». © Marc Enguérand CDDS. La tragédie de vengeance : un genre revisité Le genre choisi pour écrire Hamlet – la tragédie – est lui-même contesté comme forme identifiable pour servir à l’interprétation, et cela de l’intérieur du texte par la plume d’un Shakespeare narquois confiant au cuistre Polonius le soin de faire la liste bouffonne d’une prolifération de styles alternatifs offerts à sa liberté créatrice – « tragédie, comédie, drame historique, pastorale, pastorale comique, pastorale historique, tragédie historique, tragédie comico-historico-pastorale ». L’écho des querelles qui divisent ses contemporains – « pièce avec unité ou poème sans règle » – en parvient jusque sur le plateau de théâtre où se joue Hamlet dans « un grand assaut d’esprit » : les « tragédiens de la cité », si chaleureusement accueillis par un Shakespeare à peine masqué sous les traits d’Hamlet, pourraient être menacés, selon l’inclusion tardive de 1623, par une « nichée d’enfants »16 employés à jouer des pièces plus « classiques » dans des théâtres privés plus fermés et plus sélectifs que le Globe, dans le même temps où s’ébranle l’autre « globe », celui qu’Hercule, tel Atlas, porte en fardeau, l’univers sphérique ptoléméen et aristotélicien. On voit pourtant Shakespeare se plier à toutes les exigences du modèle collectif de structure close, archaïque, qu’est la tragédie de vengeance, déjà rendue familière par Thomas Kyd et sa Tragédie espagnole, et peut-être par un premier Hamlet que ce même auteur aurait écrit, pour ne rien dire des sources d’où dérivait déjà l’histoire danoise d’un prince fou, Amleth, aux mots sévères pour une mère Énigmes du texte, réponses de la scène Vladimir Vyssotski (Hamlet), dans la mise en scène de Iouri Lioubimov, adaptation de Boris Pasternak, Théâtre national de Chaillot, Paris, 1977. 19 15. I, II, p. 12-13 et 65. 16. II, II, p. 117 et 298a (ce fragment ne figure que dans l’édition de 1623). 20 nom. Le renversement des codes de l’amour pétrarquiste qui lui fait suite serait alors la réponse misogyne à la « mise en scène » d’Ophélie, qui fait d’elle l’égale de sa propre mère. Le thème de la « vanité » est devenu un genre en soi qui envahit toutes les formes de créativité contemporaine, détourné vers l’expression d’une mélancolie du moi qui s’empare du siècle et en affecte tous les modes d’expression : la réflexion solitaire y trouve l’occasion d’un réfléchissement de soi par soi, découverte des abîmes de la subjectivité sur fond de néant, le crâne se réfléchissant désormais dans les miroirs peints des tableaux de « vanités »18 là où devrait paraître un visage. Dans Hamlet, c’est encore sur le mode le plus raffiné du recours à l’art – ici des bouffons de théâtre – que Shakespeare se charge de « tendre pour ainsi dire le miroir à la nature » : le jeu des reflets, grotesque sans cesser d’être cruel, met face à face les profils symétriques de Yorick et d’Hamlet, du bouffon professionnel et du comédien de la folie, dans un ricanement existentiel commun. Miroirs ou mirages de la représentation © Marc Enguérand CDDS. 17. II, II, p. 247a-249a (fragment ne figurant que dans l’édition de 1623) ; II, II, p. 367 ; III, I, p. 31. 18. Voir Les Vanités dans la peinture du XVIIe siècle, éd. Alain Tapié, catalogue de l’exposition Caen-Paris, 1990-1991. Du vide structurel que lui imposait le genre du drame de vengeance, Shakespeare va faire la matière d’une crise personnelle rejoignant l’obsession collective de tout le siècle – « vanité des vanités, tout est vanité ». Ces mots de l’Ecclésiaste étaient déjà la source d’un Éloge de la folie par Érasme, maître du mot d’esprit à visée métaphysique. Dans les monologues d’Hamlet, expression d’un déséquilibre intérieur profond, ils rejoignent ceux des poètes contemporains évoquant la remise en cause d’une éminence de l’homme dans un monde clos en passe de devenir infini. La perception de l’espace, catégorie objective s’il en est, en devient subjective et soumise aux aléas de l’intériorité : « Je pourrais être enfermé dans une coque de noix et m’y sentir roi d’un espace infini, n’était que j’ai de mauvais rêves. » L’écho de cette « misère » de l’homme perçu désormais comme « quintessence de poussière » nous parvient du sein de la pièce dans une turbulence de vapeurs fétides, mais aussi en situation toujours possible de double jeu : la méditation fascinante pourrait être falsifiée, destinée à tromper des amis devenus suspects à force de l’espionner, Rosencrantz et Guildenstern. Comme l’autre méditation sur la vanité de toute action – « Être, ou ne pas être » – pourrait être action, volonté de berner les « espions légitimes »17 Claudius et Polonius, inquiets d’une folie qui ne dit pas son Daniel Mesguich (Hamlet), dans la mise en scène de Daniel Mesguich, adaptation de Michel Vittoz, théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis, 1986. Au théâtre, genre littéraire le plus sollicité à l’âge baroque, les réponses esthétiques à la crise des représentations tendent à faire douter de la représentabilité de toute perception grâce à l’exubérance même des représentations de représentations. Les jeux avec la réalité et ses doubles s’y multiplient dans des représentations illusoires de l’illusion, grâce aux miroirs et aux trucages qui dédoublent ou déforment la perception. C’est le mélancolique Jacques, dans Comme il vous plaira, qui exploite l’emblématique énigme : « Le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs », avant que Macbeth n’y voie plus qu’une « ombre en marche, un pauvre acteur » dans « le bruit et la fureur » des matins et des soirs indifférenciés. Les parodies de théâtre, sur le mode grotesque, viennent encore creuser « l’abyme », comme dans Le Songe d’une nuit d’été où des artisans, s’improvisant en scène comédiens, exacerbent par leur désopilante gaucherie l’écart radical entre les fictions d’un texte et la matérialité de leur représentation. Shakespeare, en devant représenter l’inaction du vengeur en Hamlet, semble même vouloir nous faire douter de la pertinence du théâtre à représenter quelque action que ce soit : à l’acte II, au moment même où Hamlet devrait « voler à sa vengeance », rien n’arrive si ce n’est une troupe de comédiens, sans rôle, sans masque, sans costumes, sans « art » autre que le plus subtil de tous, pouvoir nous faire croire qu’ils sont de « vrais » comédiens désœuvrés, sans comédie – ni tragédie – à jouer, de ceux dont la voix qui mue inquiète, auquel la barbe peut-être pousse quand il les faudrait imberbes pour jouer les rôles de femmes confiés aux jeunes garçons dans les théâtres anglais. Pire, il faut leur souffler les règles élémentaires du théâtre – ne pas « scier l’air » avec ses bras –, s’ébahir de force d’une audace – une « reine capuchonnée »19 –, énigme s’il en est dans ce texte que Hamlet a arraché à sa mémoire. Car, sommet de détresse pour des acteurs, ils sont entrés en scène sans texte à dire, qu’il a fallu leur souffler, voire déclamer à leur place. Voire réécrire. Car, dans ce moment de la plus grande vacuité de sens, devant ces acteurs aux rôles à contre-emploi, Hamlet retrouve le sens de tout théâtre dans le paradoxe du comédien qui pleure « pour rien », « pour Hécube ! », et se réapproprie l’action, une action qui ne sera que théâtre : « Le théâtre sera/La chose où je prendrai la conscience du roi. »20 Ces jeux distanciés avec des fictions de fictions servent plusieurs maîtres : ils ont permis de donner consistance – fût-ce par l’inconsistance – à un « effet de réel », la « durée coupable » dont Hamlet s’afflige et dont les commentateurs se sont emparés, « énigme » du rapport entre le personnage, son rôle et ses représentations. Ils motivent ou excusent le « réalisme » du stratagème de théâtre qui va suivre, auquel le baroque Shakespeare va sacrifier en adoptant le lieu commun devenu cliché selon lequel un coupable, voyant mettre en scène son propre crime, serait porté à la contrition ou à l’aveu. De fait, le mécanisme de « La souricière », « métaphoriquement »21 si bien nommée, se referme comme prévu sur un Claudius avouant son crime en quittant brusquement les lieux où se joue « le meurtre de Gonzague », fiction réaliste du sien. Le temps de l’action La présence du témoin oculaire Horatio doit confirmer comme « vrai » ce que la subjectivité de la folie d’Hamlet pourrait encore faussement reconstruire. Après quoi l’ère du soupçon réciproque entre Hamlet et Claudius cède le pas au temps de l’action : la stratégie d’évitement, source de retard et de mots d’esprit chez Hamlet, laisse la place aux fourberies efficaces d’un Claudius que déjoue l’audacieuse Énigmes du texte, réponses de la scène 21 © Marc Enguérand CDDS. Hamlet Gérard Desarthe (Hamlet), dans la mise en scène de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1988. contrefaçon de quelques lettres dans un message, avec pour dégât collatéral la mort sans phrase des deux faux confidents « sautés sur leur propre pétard ». La politique de la folie feinte n’a plus d’objet : la scène est libre pour une poétique de la folie qui ne doit plus rien à la feinte, le délire d’Ophélie. En adoptant le stratagème univoque du « meurtre de Gonzague », Shakespeare ne s’est pas privé pour autant de l’adapter à sa propre poétique de l’équivocité. Si le mime qui précède la pièce est muet, Hamlet ne l’est pas durant le mime. Et sans doute faut-il voir dans la redondance énigmatique du mime et de la pièce plus qu’un accident de composition mal venu de la part d’un Shakespeare ailleurs si habile et soudain plus maladroit que les artisans comédiens du Songe d’une nuit d’été. Le silence dans l’action qu’il procure pourrait éveiller une connivence supplémentaire chez le spectateur-lecteur contraint d’écouter un Hamlet qui doit encore « faire le niais » afin de fourbir cette « langue niaise »22 qui 19. II, II, p. 433. 20. II, II, p. 531-532. 21. III, II, p. 223. 22. III, II, p. 86 ; III, IV, p. 10. 22 l’aparté, convention cocasse qui contraint l’acteur à tout dire à voix haute : « Les comédiens ne savent pas garder un secret. »23 Si les atermoiements autour de « l’énigme » à vérifier, les paroles du spectre, n’ont plus lieu d’être après la pièce dans la pièce, Hamlet n’en demeure pas moins « œuvre ouverte », en mal de définition, voire – il s’en faut de peu – de dénouement. Seul le « hasard » d’un fleuret empoisonné, ramassé par erreur après sa chute accidentelle des mains de Laërte, entraîne la vengeance tant attendue de celui que « tous les hasards accusent ». Encore faudra-t-il un dernier « hasard » pour qu’enfin Claudius lui soit désigné comme le coupable objectif, et qu’il l’exécute. Et que de plus sa mère meure pour lever enfin toutes les inhibitions qui pesaient sur cette action. © Marc Enguérand CDDS. L’énigme toujours recommencée Redjep Mitrovitsa (Hamlet) et Andrzej Seweryn (Claudius), dans la mise en scène de Georges Lavaudant, Comédie-Française, Paris, 1994. 23. III, II, p. 90-91 et 129. 24. V, II, p. 309. 25. L’expression d’Hazlitt (op. cit., p. 74) est en effet : « It is we who are Hamlet. » en sait trop long, avec laquelle il percera le cœur de sa mère. Le hors-scène dans la scène que sont les commentaires d’Hamlet dans le mime – « Vous faites bien le chœur », ironise, ou s’extasie, Ophélie – motive plus avant la pertinence du stratagème sous couvert d’impertinence des propos, et maintient la cohérence d’un récit de vengeance commencé à l’acte I qui n’en finit pas de se déboîter dans des événements adventices. Le rectificatif factuel prêté à Ophélie – « deux fois deux mois » – en réponse à l’étourderie feinte d’Hamlet – « moins de deux heures » – veille à compter les jours qui passent dans les deux heures de sablier que dure une représentation, mais il replace aussi au centre de la scène le motif du deuil qui ne passe pas. De même, l’ironie de la révélation à venir est latente dans la condescendance d’un Claudius sourd aux équivoques d’Hamlet sur son sort de prince – « Ces paroles m’échappent » – ; mais elle devient sardonique dans la confidence faite à Ophélie, sous couvert de commenter en homme de théâtre Même aussi tard dans la pièce, le texte recèle encore des énigmes mystifiantes, ou des menaces de recommencements qui appellent d’autres réponses de mise en scène. Les derniers mots d’Hamlet s’adressent encore, par-delà le dénouement, à de mystérieux spectateurs – « vous qui avez l’air blême et frissonnez à cet événement »24 – sans que l’on sache s’ils sont des comédiens en scène ou le public en salle, ou si Hamlet se trompe de dénouement après avoir donné « sa voix mourante » à Fortinbras. Au moment d’une révélation qui devrait être oraculaire – « oh ! je pourrais vous dire… » –, les mots meurent dans sa bouche. Après quoi « le reste est silence ». À moins que les bruits de bottes qu’accompagne le son d’un tambour n’arrivent à point nommé pour déséquilibrer la tragédie plus avant en promettant de relancer le cercle vénéneux des vengeances des pères par des fils frustrés. « Où est ce spectacle ? » dit un Fortinbras revenu « réclamer ses droits » dans un Danemark réduit à un « spectacle lugubre », comme il était déjà royaume « pourri » lors de sa première incursion tout armée au début de la pièce, pour exercer son droit de vengeance contre le « père » d’Hamlet, fût-il devenu un Claudius père des peuples dans l’intervalle d’une fausse paix avec la Norvège annexée. Jan Kott, autre désabusé venu de l’Est, pourra dire du haut du grand escalier de l’Histoire : « Nous sommes tous des Hamlet », relisant les énigmes de ce texte à la lumière de ses contemporains. Ou comme l’avait déjà dit un romantique, énigme des recommencements : « Nous sommes tous Hamlet », ou plutôt « Hamlet n’est que par nous »25. ■ Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 23 Du texte à la scène Hamlet de la scène française à la scène européenne : omniprésence et diversité Catherine Treilhou-Balaudé. reconstituer l’univers d’Hamlet ; symboliser-suggérer l’espace mental d’Hamlet, jouer (avec) le théâtre d’Hamlet, déplacer Hamlet vers d’autres temps ou d’autres lieux, généralement plus proches du public visé. Elles se succèdent historiquement, mais ne se substituent pas pour autant les unes aux autres. On verra comment chacune de ces démarches donne naissance à une tradition propre, continue d’inspirer metteurs en scène et comédiens, et s’offre aujourd’hui à de multiples combinaisons. La tentation archéologique On peut parler de tentation archéologique lorsque la mise en scène prétend figurer un Danemark médiéval ou l’univers culturel du tournant des XVIe et XVIIe siècles, © Bridgeman/Giraudon. Hamlet est la première pièce shakespearienne rendue accessible, par des traductions destinées à la lecture dans la première moitié du XVIIIe siècle, puis par des adaptations scéniques dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, à un public moins confidentiel que celui des lettrés français anglophones. Aujourd’hui encore, par le nombre des mises en scène qu’elle suscite ou de créations scéniques qu’elle inspire régulièrement, la tragédie d’Hamlet reste largement en tête du corpus des représentations shakespeariennes. Trois siècles et demi se sont écoulés depuis l’Hamlet « imité » de Shakespeare par Jean-François Ducis1, représentation originaire pour la scène française. Mais parce que Ducis, après Voltaire, dissimule son modèle et se montre peu soucieux de reconnaître sa dette shakespearienne, et malgré l’interprétation de Talma, inspirée, elle, plus directement, du personnage original et du jeu anglais, on s’autorisera à déplacer cette origine de près d’un siècle. Le premier Hamlet se proposant de rendre à Shakespeare ce qui lui appartient2, même s’il ne le fait pas en réalité, est La Tragédie d’Hamlet, prince de Danemark, adaptée par Alexandre Dumas et Paul Meurice et créée en 1846. Les mises en scène les plus récentes faisant l’objet de développements spécifiques dans la troisième partie de cet ouvrage, cette histoire des mises en scène d’Hamlet en France, qui n’échappera pas à une certaine sélectivité, et qui devrait s’élargir désormais à une dimension européenne caractéristique de la programmation théâtrale des dernières décennies, s’achèvera avec celle du metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski, créée à Varsovie en 1999 puis au Festival d’Avignon en 2001. Quatre démarches sont repérables dans l’histoire des mises en scène françaises et européennes d’Hamlet, émanant d’intentions artistiques différentes : figurer- La Mort d’Ophélie d’Eugène Delacroix, 1844, musée du Louvre, Paris. 1. Jean-François Ducis (1733-1816) fait entrer au répertoire de la Comédie-Française Hamlet (1769), Roméo et Juliette (1772), Le Roi Lear (1783), Macbeth (1784) et Othello (1792), adaptations très déformantes des œuvres shakespeariennes, mais qui seront servies sur scène par le génie du tragédien Talma. 2. La fidélité demeure une intention, ce drame en cinq actes et en vers altérant en réalité considérablement le texte shakespearien. 24 © Maquette : Sophie Chandoutis. © Photo : Yves Guillotin © ENSA de Nantes. qui est le moment de l’écriture et de la création d’Hamlet, ou encore reconstituer les conditions originelles de la création des tragédies élisabéthaines – pour Hamlet, celles du théâtre du Globe. Mais cette archéologie de la scène est une tentation essentiellement britannique, allant de Granville Barker au début de notre siècle à la reconstruction du théâtre du Globe sur son emplacement d’origine. En France, lorsque Lugné-Poe crée Mesure pour mesure en 1898 au Cirque d’été, avec le souci de recréer le rapport scène-salle du public élisabéthain, puis Hamlet en collaboration avec Firmin Gémier en 1913, il se situe dans le droit fil de cette démarche. Par la suite, en créant la Société française Shakespeare, Lugné-Poe sera en France l’un des pionniers d’un théâtre populaire puisant à ses sources élisabéthaines. Au XIXe siècle, mettre en scène Hamlet signifiait avant tout réaliser dans l’espace scénique les tableaux puissants que la lecture de la tragédie avait suscités dans l’imaginaire : les apparitions du spectre sur les remparts d’Elseneur, la folie d’Ophélie, la scène du cimetière, et d’autres encore ; c’était aussi retrouver ou renouveler les extases visuelles que les représentations de la pièce par les acteurs anglais, Kemble, Kean, Macready, avaient gravées dans la mémoire des spectateurs dans des tournées s’échelonnant de 1827 à 1844. Faire apparaître aux yeux des spectateurs le palais et les remparts d’Elseneur, le théâtre du troisième acte, le cimetière avec sa terre et ses osse- Hamlet, maquette reconstituée au 1/33e du décor de Jean-Baptiste Lavastre pour la Comédie-Française, Paris, 1886, pour l’exposition « Dramaturgie/Scénographie », Paris, 1992. ments constitue un enjeu essentiel de la mise en scène, qui dicte jusqu’à la réécriture du texte shakespearien. Ainsi, Dumas et Meurice regroupent les scènes situées dans un même lieu, en dépit parfois de leur signification dans la fable dramatique, afin que le décor ne cesse jamais d’illustrer le lieu de l’action. Cet Hamlet vaut surtout par l’interprétation originale du tragédien Philibert Rouvière, saluée par Charles Baudelaire et fixée par Édouard Manet, qui montre un prince danois énergique, anguleux, pictural – Rouvière se souvient, dans son costume comme dans sa gestuelle, des lithographies d’Eugène Delacroix –, très éloigné du héros épuisé et aboulique transmis à la tradition depuis le Wilhelm Meister de Goethe. De 1847 à 1886, du Théâtre-Historique à la ComédieFrançaise, de Rouvière à Mounet-Sully, l’Hamlet de Dumas-Meurice gagne en fidélité textuelle et en attrait spectaculaire. Comme Talma avec Ducis un siècle plus tôt, Mounet-Sully collabore avec Meurice en 1886 pour rapprocher le texte de l’adaptation de l’original shakespearien. Il insiste notamment pour rétablir Fortinbras, absent de l’Hamlet de DumasMeurice comme de la plupart des adaptations françaises et parfois même anglaises, qui faisaient tomber le rideau sur « The rest is silence » et le dernier soupir d’Hamlet, souvent à la demande de l’acteur jouant Hamlet, désireux d’offrir au public l’image ultime du spectacle. Avec Fortinbras et grâce à un acteur plus soucieux de la cohérence shakespearienne que de sa propre gloire, ce n’est rien moins que la dimension politique de la tragédie, relative à la question de la vacance du pouvoir et de la succession au royaume de Danemark, qui est restituée. Cet Hamlet est régulièrement donné à la Comédie-Française, MounetSully tenant le rôle-titre jusqu’à sa mort en 1916. Ces Hamlet « plastiques », liés à la volonté de figuration des hauts lieux de la tragédie, relèvent d’une esthétique privilégiant l’image, d’une manière plus picturale qu’architecturale. Avec André Antoine, qui va notamment mettre en scène Jules César et Le Roi Lear au théâtre de l’Odéon, au tournant du XXe siècle, l’esthétique de la reconstitution participe d’une recherche de la vérité scénique, qu’il s’agisse de textes classiques ou d’œuvres contemporaines : la figuration exacte des lieux, à laquelle œuvre Antoine avec une grande ingéniosité technique, en généralisant l’alternance entre décors construits et scènes se déroulant devant des rideaux pour permettre le remplacement des décors sans nuire au rythme de la représentation, est le pendant scénique d’une exigence nouvelle d’intégralité et de fidélité en matière de traduction des textes shakespeariens. S’il ne monte pas lui-même Hamlet, Antoine commente avec sévérité la mise en scène de Charles Granval à la Comédie-Française en 1932. Elle lui semble inférieure, tant pour les décors et les costumes que pour l’interprétation, à celle de 1886, l’idéal restant pour lui « la succession ininterrompue des multiples tableaux du chef-d’œuvre ». Or, le décorateur André Boll, qui qualifie lui-même sa mise en scène de « constructiviste », explique qu’il a choisi « un style décoratif qui ne situe pas le drame dans une période trop déterminée », « constructiviste non pas dans un sens synthétique ou symbolique […] mais avec le souci de bannir complètement le trompe-l’œil, voire la peinture, avec le désir de construire un espace solide, à trois dimensions, dans lequel l’acteur évoluera avec sûreté et avec aisance »3. Les décors construits demeurent figuratifs, mais la plate-forme à degrés ou la salle aux arcades ogivales du palais d’Elseneur rompent, dans leur sobriété, avec la magnificence des tableaux de la mise en scène de 1886 pour se mettre au service du texte et de l’acteur. L’esthétique de la reconstitution évolue, passant de la conception du « décor magnifique », toile de fond pour la déclamation du texte par les acteurs, à celle du décor nécessaire au drame et adapté au mouvement des acteurs qui l’interprètent. Une telle esthétique suscite une opposition forte et immédiate de ceux qui, assez radicalement, estiment réducteur de sortir Hamlet de l’espace ouvert et inépuisable de l’imagination. Incarner Hamlet ne lui confère aucun surplus d’être, mais revient au contraire à l’appauvrir, à le diminuer d’autant de virtualités ou de facettes de son mystère que celles que l’acteur, dans son incomplétude, n’aura pas révélées. Symboliser, suggérer Cette réaction est d’abord celle de poètes et d’écrivains : celle de Stéphane Mallarmé s’accommodant, pour Hamlet qu’il juge « la pièce par excellence », de la mise en scène somptueuse de 1886, mais seulement en tant qu’elle ne peut lui nuire ; celle de Maurice Maeterlinck, plus hostile à toute représentation, et pour lequel l’acteur n’est qu’un usurpateur détériorant l’image infiniment plus riche que le lecteur se fait intérieurement d’Hamlet. Un semblable rejet des excès de la reconstitution anime ensuite la réflexion et la pratique théâtrale Énigmes du texte, réponses de la scène 25 © Fondation Craig. Hamlet Carnet d’Edward Gordon Craig pour la mise en scène d’Hamlet au théâtre d’Art de Moscou, 1912, BnF, Paris. d’artistes comme Edward Gordon Craig ou Georges Pitoëff, qui expérimentent avec Hamlet d’autres rapports entre l’espace théâtral et l’espace de l’action, plus largement entre le théâtre et le réel. La scène ne consent plus à la reproduction mimétique d’un espace réel ou historique, mais symbolise ou suggère un espace plus abstrait : mental, philosophique, voire métaphysique. Selon Craig, des pièces comme Macbeth ou Hamlet, qu’il met en scène au théâtre d’Art de Moscou en 1912 avec les acteurs de la troupe formée par Stanislavski, sont imprégnées d’un sens du surnaturel qu’il appartient au metteur en scène de restituer : « Il faut pour cela écarter tout ce qui est matériel, ou simplement rationnel, ou même ce dont on n’aperçoit que l’extérieur rationnel. »4 Hamlet mis en scène par Georges Pitoëff Le théâtre shakespearien se trouve au cœur de l’activité créatrice de Pitoëff. Hamlet sera monté trois fois, sans compter les reprises à Genève en 1920, à Paris au théâtre des Arts en 1926 et au théâtre des Mathurins en 1927, dans le cadre d’une recherche théâtrale en constante évolution jusqu’à la dernière représentation de la pièce en 1929. Dans un monde en ruine, Hamlet, auquel Pitoëff identifie son propre destin d’artiste, choisit le théâtre pour univers. Il exprime toutes les aspirations humaines et reste en tout un acteur maître de son mécanisme intérieur. Pitoëff ne se soucie guère de la manière dont on représentait Hamlet au temps de Shakespeare. Son souci est à la fois de le rendre contemporain et de s’attacher à 3. André Boll, « Pourquoi nous avons conçu une mise en scène “constructiviste” », Comœdia, 1er mai 1932. 4. « Des spectres dans les tragédies de Shakespeare », chapitre de l’ouvrage d’Edward Gordon Craig intitulé De l’art du théâtre, Paris, Lieutier, 1943, p. 179-182. © Maquette : Sophie Chandoutis. © Photo : Yves Guillotin © ENSA de Nantes. 26 Hamlet, maquette reconstituée au 1/33e du décor de Gaston Baty, théâtre de l’Avenue, Paris, 1928, pour l’exposition « Dramaturgie/Scénographie », Paris, 1992. 5. Edmond Sée, L’Œuvre, décembre 1927. 6. Association établie en 1927 entre quatre metteurs en scène et directeurs de théâtre, Gaston Baty, Charles Dullin, Louis Jouvet et Georges Pitoëff, afin de mettre en place une politique de solidarité et de haute exigence artistique, en réaction contre le théâtre commercial et les abus de la critique. 7. Il s’agit du premier in-quarto d’Hamlet, de 1603, longtemps décrit comme « mauvais », mais qui pourrait être une version pour la scène, laissant place aux improvisations verbales dont les acteurs élisabéthains étaient capables. l’essence de l’œuvre, au drame spirituel du prince danois qu’il analyse comme son incapacité à convertir rapidement sa pensée en action. En choisissant de monter le texte intégral, dans la traduction d’Eugène Morand et Marcel Schwob, il marque son intention de ne pas montrer la tragédie d’un seul homme, mais la crise de la royauté, nouée par l’usurpation de Claudius et dénouée par la mort du héros et par l’affirmation d’une succession politique. Fortinbras incarne à ses yeux l’espoir de ce que Hamlet n’a pas pu donner aux hommes, un ordre éthique autant que politique. L’univers d’Hamlet est symbolisé par un espace abstrait et mobile, selon les vingt-quatre configurations obtenues à l’aide de panneaux verticaux recouverts d’une toile peinte imitant l’acier. Le dispositif rappelle celui des screens (écrans mobiles) de Craig pour l’Hamlet du théâtre d’Art. Ces paravents se combinent avec des tentures de velours noir ou rouge, des praticables et des escaliers mobiles pour créer des lieux successifs, évoquer plus que représenter l’extérieur, les remparts et les salles du château d’Elseneur. D’importants jeux d’ombre et de lumière modulent l’espace scénique. Au théâtre des Mathurins, Pitoëff modifie son décor : une seule des combinaisons est conservée, celle du dernier tableau, tandis que trois rideaux de velours, deux noirs et un rouge (pour les scènes de la pantomime, de la confrontation entre Hamlet et sa mère et de la mort de Polonius), indiquent, à l’aide des seuls éclairages, les changements de lieu. La musique de scène a été écrite à Genève par Henri Breitenstein, en collaboration avec le metteur en scène qui attache une grande importance à ses motifs symbolisant, à la manière wagnérienne, des personnages ou des thèmes. Ludmilla Pitoëff incarne une Ophélie traversée d’une folie aérienne mais non naïve, tandis que l’interprétation quasi-sacralisée d’Hamlet par Pitoëff va évoluer d’une composition paroxystique à une vision plus dépouillée du personnage : « M. Pitoëff nous montre le jeune prince souffrant dans son cœur, mais surtout mentalement de son impuissance à agir et torturé par des transes quasi “intellectuelles”… Son visage si intensément expressif est celui d’un homme qui cherche âprement à s’analyser, à se découvrir, à se comprendre, et se désespère de n’y point parvenir. »5 Hamlet est ici la métaphore d’une recherche de la vérité que la mise en scène symbolisera et suggérera, loin de tout réalisme figuratif : cette lecture motive également le travail de Jean-Louis Barrault qui, à partir de 1942, va tenir le rôle d’Hamlet à la Comédie-Française aux côtés de Madeleine Renaud, interprète d’Ophélie depuis 1932. Au théâtre Marigny, où il monte à son tour Hamlet en 1946, il transforme profondément le spectacle conçu par Granval : en adoptant la traduction qu’André Gide accepte d’achever pour lui, en confiant les décors à André Masson, Barrault approfondit les enjeux tragiques et cérébralise le personnage, faisant de lui un être intérieurement divisé mais redoutablement lucide, assumant la bouffonnerie, revêtant le masque de la folie tout en se tenant à sa lisière. L’héritage de cette démarche symbolique dans des mises en scène plus récentes est surtout perceptible dans la scénographie, comme on le verra à propos des Hamlet d’Antoine Vitez et de Patrice Chéreau. Jouer (le théâtre d’)Hamlet Cette démarche, qui fonde la mise en scène sur le principe de la théâtralité d’Hamlet, se fait jour un peu ultérieurement : après les mises en scène centrées sur la représentation de l’intrigue manifeste et sur l’explication de la procrastination d’Hamlet, et celles qui visaient à suggérer scéniquement les enjeux métaphysiques ou psychologiques latents sans pour autant résoudre les énigmes ou lever les obscurités, pour préserver le travail de l’imaginaire, il s’agit de se tourner vers la théâtralité primordiale de la tragédie. C’est Gaston Baty, autre metteur en scène du Cartel6, qui va prendre ce tournant en s’intéressant, en 1928, au premier Hamlet7 dont il demande Hamlet Claudius, et c’est en se tournant vers elle que la reine, à la fin de la scène, prononce son serment de chasteté. Emprunté solennellement, au début de la pièce, par le roi et ses soldats munis d’étendards, l’escalier connaîtra une seconde procession, celle du cortège funèbre d’Ophélie ; Hamlet le gravit pour suivre le spectre, puis y profère, plongeant lentement dans l’insondable, le monologue « être, ou ne pas être » ; sur ses marches s’écroulent les morts du dénouement, et le corps sans vie d’Hamlet, porté sur un bouclier, y sera hissé, encadré de faisceaux de lances brandis par les soldats de Fortinbras au son d’une marche funèbre. Contrairement à Sarah Bernhardt qui, en 1899, prétendait effacer de sa composition toute trace d’une faiblesse féminine qu’elle ne voyait pas dans le personnage, Marguerite Jamois est choisie par Baty pour interpréter un Hamlet fragile, fiévreux, tour à tour agile et exténué, manquant de la force nécessaire à sa tâche. Cet Hamlet « primitif » au rythme rapide, très visuel, minorant le rôle de la parole au profit de la spatialisation du sens – si l’escalier symbolise la succession perpétuelle de l’ascension et de la chute dans la destinée humaine, il reste avant tout support de jeu et de mouvement11 –, se situe aux antipodes de celui de Pitoëff, qui était tout entier tendu par la dévotion au texte. Avec son Hamlet, Baty est bien en France l’initiateur d’un recentrement décisif sur la théâtralité12, qui déplace les enjeux d’Hamlet du texte vers la scène. La question n’est plus tant celle de la folie ou de la maladie d’Hamlet, l’énigme celle des mots et des pensées, le mystère celui de l’être : la question, l’énigme, le mystère touchent désormais à la nature © Bibliothèque Gaston-Baty, Paris. le texte français à Théodore Lascaris, traducteur de La Nuit des rois pour Jacques Copeau en 1914. Le spectacle donné au théâtre de l’Avenue en 1928 est accompagné d’un essai, « Visage de Shakespeare », dans lequel Baty défend le choix d’une version jamais jouée en France avant lui. Il s’y intéresse du point de vue de l’intrigue : le protagoniste de vingt ans est à peine sorti de l’enfance et ploie sous un destin trop lourd pour lui, tandis que Gertrude est une reine de quarante ans qui s’abandonne à une sensualité vraisemblable ; il apprécie surtout l’efficacité scénique plus grande selon lui de ce premier texte, caractéristique de l’écriture d’un dramaturge-comédien. Baty voit dans Shakespeare le maître d’œuvre d’Hamlet, sans exclure l’idée d’une écriture collective. À l’inverse des auteurs qui cherchent avant tout à se dire eux-mêmes dans leurs textes, Shakespeare garde dans son écriture le mouvement primordial du comédien, qui consiste à sortir de soi pour revêtir d’autres visages et d’autres voix. Tournant le dos à la réception littéraire d’Hamlet, Baty rejette comme autant d’ornementations inutiles les métaphores et les images développées dans l’édition in-folio de 1623. Pour autant, il ne renonce pas à une certaine richesse figurative de la mise en scène. L’espace d’Hamlet est conçu comme un espace théâtral, unique et synthétique, dans une perspective anti-décorativiste mais fondée sur une certaine correspondance avec les lieux de la fable, « à la fois réaliste et symbolique »8 : « Dans Hamlet un lieu suffit : la cour du château. Elle est le centre de la vie comme le hall des manoirs de la Renaissance. Les soldats montent la garde à sa porte. Le roi y tient sa cour, y reçoit les ambassadeurs ; on s’y assemble pour voir la comédie ou l’assaut d’escrime. Il y a l’appartement du chambellan Corambis9. Il y a la chapelle et, à côté de la chapelle, l’ossuaire. C’est là qu’est enterré le vieux roi ; sur sa tombe vient prier Claudius ; sur sa tombe Hamlet conduit la reine. C’est là aussi qu’on enterrera Ophélie. N’est-elle pas de la maison ? Les morts qui l’ont précédée étaient eux aussi des courtisans et le fou du roi. Aucun changement de lieu n’est nécessaire. »10 Cet espace, structuré dans sa dimension verticale par un escalier, devient un élément clé de l’action scénique : une effigie du roi mort, représenté une épée à la main, est sculptée sur le pilier d’un arcboutant enjambant l’escalier et éclairée avant chaque apparition du spectre. C’est cette image que Hamlet présente à sa mère pour la comparer à celle de Énigmes du texte, réponses de la scène Marguerite Jamois (Hamlet) dans Le Premier Hamlet, mise en scène de Gaston Baty, théâtre de l’Avenue, Paris, 1926, bibliothèque Gaston-Baty, Paris. 27 8. Jean Jacquot, « Shakespeare en France, mises en scène d’hier et d’aujourd’hui », Le Temps, 1964, p. 85. 9. C’est le nom donné, dans le texte de François de Belleforest, l’une des sources d’Hamlet, au personnage nommé ensuite Polonius. 10. Gaston Baty, « Visage de Shakespeare », Masques. Cahiers d’art dramatique, n° 13, 1928, p. 30. 11. L’espace scénique de cet Hamlet n’est pas sans rappeler les théories d’Adolphe Appia, homme de théâtre suisse (18621928) ayant conçu des « espaces rythmiques » caractérisés par des volumes horizontaux et verticaux offrant au corps de l’acteur, ou du danseur, des points d’appui et de résistance. 12. Cette démarche sera poursuivie par les metteurs en scène de la décentralisation. Gabriel Monnet montera Hamlet, en 1955, dans la cour du château d’Annecy, Maurice Jacquemont créera la version Copeau-Bing au Festival de Sarlat : ces Hamlet, en plein air mais récusant toute utilisation anecdotique des sites, amènent à Shakespeare d’autres publics que ceux des théâtres fermés. © Marc Enguérand CDDS. 28 Philippe Avron (Hamlet), dans la mise en scène de Benno Besson, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1977. et aux formes du théâtre qui ont le pouvoir de représenter scéniquement, dans Hamlet, le théâtre même. On retrouvera cette vision au centre de la démarche des metteurs en scène contemporains. Au-delà du fait que Hamlet célèbre thématiquement le théâtre et les comédiens, plongeant au cœur de la réversibilité baroque entre théâtre du monde et monde du théâtre, le choix de cette tragédie shakespearienne, épreuve de vérité dans un parcours artistique pour des hommes de théâtre aussi différents que Daniel Mesguich, Vitez, Chéreau, Georges Lavaudant, Peter Brook ou Matthias Langhoff, est celui d’une pièce qui questionne la nature même du théâtre. Dans la question inaugurale d’Hamlet, « Who’s there ? », emblématique de tout pacte théâtral, convoquant le spectateur sur les deux versants, fictionnel et spectaculaire, du processus artistique, Brook voit l’impulsion de toute recherche théâtrale, impulsion dont son spectacle Qui est là rêve la captation utopique. 13. Carmelo Bene et Gilles Deleuze, Superpositions, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 14. Voir à ce sujet Jean-Michel Déprats, « Métamorphoses d’Hamlet », in Cahiers élisabéthains, n° 14, octobre 1978, et Problématique de la mise en scène shakespearienne, thèse de l’université Paris VII, p. 182-223. Déplacer Hamlet Le dernier courant apparu dans l’histoire des mises en scène d’Hamlet prend acte d’une émancipation de la mise en scène par rapport à la dramaturgie du texte, d’une contestation de l’autorité du texte et du principe promus par Antoine puis par Copeau, d’intégrité et d’intégralité du texte shakespearien. Il s’agit de déplacer dans le temps, ou dans l’espace, les éléments de la fable d’Hamlet, pour les faire jouer ou travailler autrement. La liberté revendiquée est pour partie celle que l’allemand entend par le terme de Bearbeitung, ce re-travail souvent pratiqué par Bertolt Brecht puis par Heiner Müller, entre autres sur des pièces élisabéthaines, et qui recourt à l’émondage, à la transplantation et/ou à la greffe, au montage textuel. Il s’agit également de libérer l’univers scénique de la sujétion à la référence historique du texte, et d’affranchir les metteurs en scène qui se saisissent d’Hamlet du poids de plus en plus lourd de la tradition de ses interprétations scéniques. Retravailler, ou encore soustraire au texte d’Hamlet de quoi inscrire une intentionnalité théâtrale au présent : c’est ainsi qu’un Carmelo Bene ne cesse, sa vie durant, de réécrire Hamlet, pour le théâtre et pour le cinéma, en cherchant à y faire assez de vide pour que sa propre démarche artistique évite d’ajouter une strate supplémentaire à l’épaisseur des interprétations existantes. Ce processus de soustraction, à l’œuvre également dans Richard III, est salué par Gilles Deleuze comme « théâtre-expérimentation », phénomène de « désécriture »13, c’està-dire d’appauvrissement libérateur. C’est le projet d’Un Amleto di meno (« Un Hamlet de moins »), spectacle (1967, 1974) et film (1973), ainsi que de Hommelette for Hamlet (1987), inspirés pour leur part textuelle par la réécriture de Jules Laforgue, Hamlet ou les suites de la piété filiale, spectacles intenses dans lesquels la brièveté de la partition textuelle laisse place à la force du jeu et de son adresse au public, un public contemporain invité à partager les doutes pirandelliens des personnages sur la pérennité de leur destin shakespearien, leur révolte burlesque et leurs critiques. En France, ce sont des artistes nés au théâtre à la fin des années 1960 qui ont ouvert cette autre voie. 1977 est une année particulièrement riche en Hamlet14 : Benno Besson, alors metteur en scène à la Volksbühne de Berlin, présente Hamlet dans la Cour d’honneur d’Avignon, Mesguich monte son premier Hamlet à Grenoble, tandis que le théâtre de La Taganka de Moscou donne à Paris un remarquable Hamlet dirigé par Iouri Lioubimov, avec Wladimir Vyssotski dans le rôle du prince danois. Mesguich comme Besson déplacent Hamlet, le premier vers la scène de l’inconscient, le second vers le terrain de la critique idéologique. Les deux lectures d’Hamlet, iconoclastes et cohérentes, comportent un volet théorique caractéristique de cette démarche, qui appelle un discours de légitimation des références choisies pour éclairer la pièce. Énigmes du texte, réponses de la scène 29 © Chantal Palazon CDDS Enguérand. Hamlet Hamlet, mise en scène de Daniel Mesguich, théâtre de Chelles, Chelles, 2011. Hamlet au théâtre du Miroir Mesguich offre régulièrement au public un « Hamlet de Shakespeare ». Convaincu de l’impossibilité de savoir ce que le texte veut dire, et de l’inanité de cette question, mais guidé par la recherche de ce qu’il peut dire, il décline les formes du « pouvoirdire » du texte en 1977, 1986 et 1996, avec quelques lignes de force que l’on retrouve d’une mise en scène à l’autre : Hamlet est un texte classique, dont la mise en scène ne montre pas un sens, mais interroge le sens ; le statut de texte de théâtre n’est pas contingent mais essentiel à Hamlet : « Tout se passe comme si Hamlet n’était pas un texte qui aurait le Théâtre pour lieu d’expression de sa fable, mais était le Théâtre lui-même qui mis en pièce, en pièces, en procès, irait jusqu’à prendre des allures de fable. »15 Ainsi, le spectre est le spectacle (ou le « spectracle », comme le dit Mesguich en 1996) que la mise en scène d’Hamlet pose sur la scène, en creux ou en négatif. L’interprétation du spectre par un comédien est donc impossible, tout au plus le spectre peut-il se laisser deviner dans le miroir placé devant Hamlet (1996), ou de l’autre côté. Si représenter Hamlet, c’est poser la question de la scène, les formes théâtrales peuvent se multiplier sur le plateau, un petit théâtre à l’italienne accueillir des acteurs jouant Hamlet sous les yeux des personnages d’Hamlet, les personnages se dédoubler systématiquement, une Ophélie brune et une Ophélie blonde se répartir sur scène quelques interprétations possibles de la relation avec Hamlet : une Ophélie étreinte avant de se voir rejetée, une autre rejetée sans étreinte. La greffe de textes contemporains sur la pièce de Shakespeare adaptée par Michel Vittoz, d’Hélène Cixous et de Jean-Luc Godard en 1977, de Derrida en 1996, appartient également au projet de montrer ce que le texte d’Hamlet peut nous dire aujourd’hui. Mais c’est surtout par des images (celles qui se réalisent sur le petit et le grand théâtre d’Hamlet, ou encore les reflets proposés par les miroirs encadrant le plateau) que le spectacle de Mesguich représente l’activité fantasmatique d’Hamlet et des autres protagonistes : images d’inceste lorsque Hamlet contraint sa mère à s’allonger avec lui auprès du cadavre de Polonius, image du meurtre de Claudius en prière, trois fois poignardé et se relevant trois fois. Mesguich déplace radicalement l’image par rapport au langage, les images du spectacle se heurtant éventuellement avec ce que dit le texte shakespearien, selon la liberté absolue du principe de « pouvoir-dire » du texte… La nécessité de revenir à Hamlet s’étant fait de nouveau sentir, Mesguich, au moment même où cet ouvrage paraît, crée son quatrième Hamlet avec le 15. Daniel Mesguich et Gervais Robin, « Un Hamlet de plus », Théâtre/Public, n° 18, octobre 1977, p. 39. 30 théâtre de l’Étreinte et son fils William Mesguich dans le rôle-titre que lui-même tenait : « On n’en a jamais fini avec Hamlet, c’est comme un fleuve gros de l’infinité des sens, et aujourd’hui je le remonte. »16 Benno Besson en Avignon (1977) © Marc Enguérand CDDS. 16. Dossier de présentation d’Hamlet, 2011. 17. Entretien de Bernard Sobel avec Benno Besson, Théâtre/Public, n° 16-17, avril 1977, p. 10. Le metteur en scène est-allemand revient en 1977 dans la Cour d’honneur, où il a présenté Comme il vous plaira l’année précédente, avec le projet de débarrasser Hamlet de la métaphysique et de rendre compte des données politiques et sociales de la fable. Afin de faire entendre la fable d’Hamlet, Besson l’actualise : le personnage d’Hamlet est montré dans une perspective critique permettant de déjouer l’illusion de l’identification, de montrer les implications tragicomiques de l’Œdipe chez les rois, ainsi que le pouvoir économique des propriétaires terriens, Fortinbras à leur tête, qui l’emporte sur le pouvoir politique. Dans l’interprétation brechtienne d’Hamlet, le prince danois est la victime d’une contradiction tragique entre la beauté de ses raisonnements et la déraison de ses actes. Besson assortit cette critique d’une revalorisation du personnage de Claudius. Claudius est un roi avisé, comme le prouve la négociation diplomatique entreprise avec la Norvège. Son accession au trône pourrait réaliser l’espoir que la rationalité supplante la force brutale (celle du vieux roi) dans l’exercice du pouvoir. Mais la pièce est l’histoire de son échec, en même temps que celui d’Hamlet à appliquer, à son retour dans le monde féodal, les principes de la nouvelle raison qu’il avait appris à Wittenberg. Gertrude (Françoise Brion) est le « centre immobile » de la constellation d’Hamlet, autour duquel tout tourne. Quant à Ophélie, selon Besson, elle est « peut-être la seule figure révolutionnaire, celle qui amène dans son délire, au grand scandale de tous, la plèbe sur la scène »17. La scénographie (un plateau incliné recouvert de terre brune dans lequel s’enfoncent des casemates de bois) matérialise ce qu’il y a de pourri au royaume de Danemark, tandis que la représentation chorale de la cour – les courtisans portent des masques gris et recourent à une gestuelle grotesque signifiant la Hamlet, mise en scène de Benno Besson, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1977. Énigmes du texte, réponses de la scène 31 © Pascal Gély CDDS Enguérand. Hamlet Scali Delpeyrat (Hamlet, à gauche), dans la mise en scène de Philippe Adrien, Cartoucherie de Vincennes, théâtre de la Tempête, Paris, 1996. servilité et l’espionnage – insiste sur l’aspect de clownerie sinistre de l’univers politique de la tragédie. La fable déroule les conséquences de l’indifférence d’Hamlet (Philippe Avron) à la vie et à la mort, en dépit d’un humour ravageur. La maladie de l’asocialité conduit à la décomposition de toute une collectivité. La fin du spectacle montre l’arrivée fracassante de Fortinbras avec son armée, lequel ordonne de tirer, non pas une salve en l’honneur d’Hamlet, mais bien sur les survivants du massacre, et en premier lieu sur Horatio. L’utilisation du grotesque caractérise également la mise en scène de Iouri Lioubimov, la même année. D’inspiration meyerholdienne, le grotesque est le signe par quoi Hamlet, jouant la folie, rejoint le peuple, s’accorde au rire des fossoyeurs sur les tombeaux de ceux de sa caste. On pourrait évoquer d’autres réalisations caractérisées par cette démarche du déplacement, très courante en Angleterre. Ainsi l’Hamlet « 1930 » donné par Steven Berkoff et le London Theatre Group en 1982 au théâtre du RondPoint. Les années 1930 inspirent encore la mise en scène d’Hamlet par Philippe Adrien au théâtre de la Tempête en 1996. Que l’actualisation soit primordiale, jusqu’à tenir lieu d’interprétation, ou qu’elle accompagne d’autres options, ainsi que cela apparaît dans les mises en scène les plus récentes d’Hamlet, ce qui est recherché à travers ces différentes formes de déplacement, c’est un Hamlet qui soit « notre contemporain »18, dans une esthétique de la proximité. Le théâtre est alors pensé comme l’instrument « qui peut aider à résoudre le problème de la communication entre les individus et les morts ». La fable d’Hamlet, construite autour d’une situation de deuil problématique, au niveau individuel comme au niveau national, est de fait particulièrement réceptive à la réappropriation, tant par les metteurs en scène que par les publics de chaque époque. Il est d’ailleurs significatif d’entendre aujourd’hui de nombreux metteurs en scène faire appel à leur mémoire autobiographique pour expliciter leur désir de monter Hamlet. Hamlet aujourd’hui Depuis la fin des années 1970, les mises en scène les plus intéressantes d’Hamlet font appel, sans exclusive, à des principes esthétiques relevant de ces différentes démarches, toutes devenues « historiques », relevant selon les artistes de la mémoire involontaire ou explicite. Se fait jour également une tendance nouvelle, significative d’un changement radical de statut du texte dramatique dans les formes scéniques contemporaines : celle du travail de plateau à partir d’un matériau textuel shakespearien, d’une inspiration « hamletienne » qui ne se 18. Pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Jan Kott qui continue de nourrir la réflexion de nombreux metteurs en scène, Shakespeare notre contemporain (1964). © Marc Enguérand CDDS. 32 Richard Fontana (Hamlet), dans la mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, Paris, 1983. donne plus pour objet la « mise en scène » ou l’interprétation d’Hamlet, mais puise dans Hamlet les éléments – fictionnels, poétiques, philosophiques – d’une démarche artistique avant tout scénique. Hamlet, un espace, une poétique 19. Selon Vitez, celui qui souffre, dans Hamlet, c’est surtout le spectre. La paternité, loin d’être assimilée à l’oppression patriarcale (comme chez Besson et Mesguich), est associée au statut de mortvivant, de mort douloureusement frappé d’inachèvement. 20. « Antoine Vitez : à propos de sa mise en scène d’Hamlet », in Du texte à la scène : langages du théâtre, actes du congrès de la Société française Shakespeare, Paris, 1982 ; édité par Marie-Thérèse Jones-Davies, Paris, Jean Touzot, 1983, p. 265. Deux réalisations capitales, celle de Vitez au Théâtre national de Chaillot en 1983, et celle de Chéreau dans la Cour d’honneur d’Avignon en 1988, témoignent d’une intuition artistique similaire, d’origine craigienne : le choix de l’espace comme fondement du travail théâtral sur Hamlet. Elles s’accompagnent toutes deux d’une volonté de recentrer la représentation sur l’écoute rigoureuse du texte et de sa poésie, par le biais de l’archaïsme et de la rugosité (texte français de Raymond Lepoutre pour Vitez), ou par la tentative de restituer dans la langue française la structure sonore et rythmique du vers shakespearien (la traduction d’Hamlet retravaillée par Yves Bonnefoy pour la mise en scène de Chéreau). Dans la mise en scène de Vitez, la scénographie de Yannis Kokkos crée à elle seule l’idée d’un Hamlet recherchant la lumière, menant l’enquête dans un labyrinthe de piliers blancs, aux antipodes de l’Hamlet « romantique », souffrant et hésitant19 : « Ce qu’il m’intéresse de montrer physiquement, géométriquement, sur la scène, c’est la trace au sol des trajets accomplis par les personnages, dans des rapports de domination, de subversion, de désir. »20 Dans la mise en scène de Chéreau, la scénographie de Richard Peduzzi préexiste à tout travail sur la pièce : elle en est une condition première, elle propose d’emblée une lecture plastique – le mur d’Avignon sur la verticale, et la maquette de la demeure Renaissance sur le sol, tel un livre ouvert, le livre de l’Histoire, dont deux pages sont dévoilées. La page horizontale correspond à la Renaissance, celle de l’époque de Shakespeare, tandis que la page verticale fait varier le rapport des époques : le Moyen Âge en Avignon (le mur du palais des Papes s’identifiant à la page qu’il s’agit de tourner dans la tragédie), notre présent avec le mur de fond noir du théâtre des Amandiers de Nanterre ou des autres théâtres de la tournée… Ce livre de l’Histoire feuilleté différemment selon les lieux affirme la conjugaison unique d’un « ici et maintenant » avec le temps de l’histoire d’Hamlet : le rapport entre deux passés, entre un passé fictionnel et un présent de théâtre, est à réinventer constamment, et l’espace d’Hamlet n’est que celui de ce rapport éphémère mais inépuisé. Dans les deux cas le plateau est nu, les configurations géométriques de l’espace et de la lumière n’ont jamais prétention à figurer les lieux, mais elles indiquent, beaucoup plus largement, dans un cas (Vitez) Hamlet que l’espace est celui d’une quête de vérité, d’ordre, de rationalité ; dans l’autre (Chéreau) que l’on se situe dans l’espace tourmenté, hérissé, dangereux de l’histoire, mais aussi, comme le signalait Bonnefoy, dans « une machine d’emblée énigmatique, […] ce qu’aux temps du surréalisme on appelait un objet à fonctionnement symbolique »21 : dans les deux cas, l’espace suggère et symbolise, mais plus encore « énigmatise » les corps qui s’y aventurent, tour à tour emprisonne, incite au mouvement, se dérobe et devient tombe, se revêt de la clarté aveuglante de la raison ou des stries violentes de l’aliénation mentale. 33 d’Aurélien Recoing qui dit pourtant « mon fils » à Hamlet, la violence du jeu et de la voix de Jany Gastaldi dans la folie d’Ophélie. Chéreau, quant à lui, donne une forme scénique prégnante à l’enjeu fondamental de la spectralité. La fameuse apparition à cheval, sur le plateau de la Cour d’honneur, du vieil Hamlet en armure (joué par l’acteur qui interprète aussi Claudius) revêt un caractère angoissant et brutalement vivant. Comme Bonnefoy l’a écrit, elle rend manifestes « ces forces élémentaires au plan desquelles le fait humain, tout riche qu’il soit de ses conquêtes et de ses rêves, n’est qu’une illusion sans substance, même de ce côté-ci de la mort – de la “mystérieuse frontière” »23. Son Hamlet diffère considérablement de celui de Vitez : Gérard Desarthe, rajeuni, interprète néanmoins un prince danois très mûr, arpentant le « bizarre plancher » de sa démarche agitée. Il est l’halluciné, le névrosé, le maudit, mais aussi, par une soudaine métamorphose, l’ancien étudiant heureux de philosopher, l’homme de théâtre joyeux, comme revivifié par l’arrivée des comédiens, pour lequel, plus encore qu’un piège ou qu’une arme, le théâtre © Marc Enguérand CDDS. Vitez choisit Hamlet pour inaugurer sa seconde saison au Théâtre de Chaillot, dans la grande salle réaménagée frontalement, afin, entre autres motifs, de mettre à l’épreuve le projet même d’Hamlet : « Le théâtre est le piège où je prendrai la conscience du roi. » S’affronter à Hamlet, c’est chercher ou rêver dans un spectacle le théâtre absolu, la scène qui dirait toutes les scènes possibles. Hamlet n’est-il pas la tragédie du creusement de la théâtralité, de l’intervalle entre « seem » et « be », de la représentation du théâtre à lui-même ? Vitez relie les acteurs-spectateurs dans la pièce, à l’extrême bord du plateau, vus de dos et à contre-jour, aux spectateurs de la salle. Cette réflexion sur le théâtre par le théâtre, que favorise Hamlet entre toutes les pièces, ne se solde pas par une relégation au second plan de la fable. Au contraire, pour Vitez comme ensuite pour Chéreau, et après les lectures « en force » des années 1970, Hamlet raconte de nouveau une histoire22. Selon Vitez, cette histoire est proche de celle d’Électre, à laquelle il revient toujours. Tandis qu’Électre vieillit dans la vengeance remâchée, Clytemnestre, par l’amour d’un homme, et de la vie, se renouvelle perpétuellement. Dans Hamlet, un Claudius jeune (Aurélien Recoing), du même âge que Hamlet (Richard Fontana), éprouve une passion profonde et réciproque pour Gertrude (Madeleine Marion). La reine est donc à la fois coupable (elle sait comment est mort son époux), et innocente, car sa conscience est comme anesthésiée par son amour pour Claudius. Ces propositions de jeu ne constituent pas une « lecture » d’Hamlet, dont Vitez se défend. Il tente de donner à voir les ambiguïtés et les énigmes d’Hamlet, non en dédoublant les acteurs, comme Mesguich, mais en travaillant avec la matière qu’apportent les acteurs eux-mêmes : le prince et le voyou qui sont dans Richard Fontana, la jeunesse lumineuse Énigmes du texte, réponses de la scène Gérard Desarthe (Hamlet), dans la mise en scène de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes, Avignon, 1988. 21. Yves Bonnefoy, « Le lieu, l’heure, la mise en scène », in NanterreAmandiers, les années Chéreau, 1982-1990, Paris, Éditions de l’Imprimerie nationale, 1991, p. 16. 22. Cette volonté de retour au texte, à la fable, pardessus la tradition scénique et les gloses littéraires ou dramaturgiques, caractérise également l’Hamlet discret mais rigoureux de Catherine Dasté (théâtre d’Ivry, 1985, traduction de Jean-Michel Déprats). 23. Nanterre-Amandiers, les années Chéreau, 19821990, p. 19. 34 scrupuleux d’Hamlet à la Comédie-Française en 1994, il propose en 2006, pour la réouverture du théâtre de l’Odéon qu’il dirige, Hamlet [un songe], nourri de réminiscences personnelles – musicales, chorégraphiques, littéraires. Deux démarches radicalement différentes : la première, qui accorde la priorité à la dramaturgie et à la poétique shakespeariennes, servie par les acteurs de la Comédie-Française (dont Redjep Mitrovitsa en Hamlet), expose l’énigmaticité et l’équivocité d’Hamlet : « Le plaisir d’Hamlet est qu’il ne peut pas y avoir d’interprétation absolue, comme si la pièce même était fabriquée pour déjouer une et une seule interprétation. Hamlet est une machine anti-interprétation, c’est un miroir aux alouettes absolu, et pour l’acteur, et pour le metteur en scène, et pour le spectateur. »24 La seconde prend le parti de l’épure tant dramaturgique que textuelle, en faveur de l’expansion d’un langage scénique multiple et du concours de la musique et de la danse pour rythmer et faire entendre les univers d’Hamlet. Qui est là, Hamlet: A Monologue, Elseneur Georges Lavaudant, le devenir songe d’Hamlet Lavaudant est l’un des metteurs en scène français qui a abordé Shakespeare avec le plus de diversité – non tant dans le choix du répertoire, essentiellement composé du Roi Lear, de Richard III et d’Hamlet, que dans la démarche scénique. Metteur en scène © Brigitte Enguerand CDDS. 24. Georges Lavaudant, Le Monde, jeudi 10 février 1994. 25. Qui est là : une recherche théâtrale, théâtre des Bouffes du Nord, décembre 1995. 26. Hamlet: A Monologue, interprétation, mise en scène, décor de Bob Wilson, spectacle présenté à la MC93 (Bobigny) en septembre 1995 (créé à l’Alley Theatre de Houston le 24 mai 1995). 27. Acteur, dramaturge et théoricien japonais, Zeami (1363-1443) a fixé les règles du nô. 28. Hamlet avait déjà été mis en scène et interprété au théâtre des Bouffes du Nord, en 1984, par François Marthouret, dans la traduction de Jean-Michel Déprats. semble être une fête du corps et de l’esprit, un remède à la déliquescence de ce monde (la cour) dans lequel il est contraint de vivre. Les comédiens en costume de ville des années 1950 surgissent, sans feu ni lieu, avec leurs valises, de notre mémoire culturelle et cinématographique : façon d’inscrire au cœur de la représentation d’Hamlet une interrogation artistique contemporaine. La représentation du « meurtre de Gonzague » par les comédiens, tous des hommes, costumés et perruqués façon Renaissance cette fois, dans l’outrance d’une gestuelle cocasse et d’une chorégraphie grotesque sur une musique de Prince, offre un moment de pur comique qui inscrit la démesure et la dérision au cœur du processus théâtral, comme elles sont inscrites au cœur de la tragédie d’Hamlet. Il apparaît alors que donner à voir le théâtre dans le théâtre d’Hamlet est souvent l’occasion pour les metteurs en scène de jouer avec leur propre démarche créatrice : de même que Shakespeare y a parodié une certaine enflure tragique de son temps, ils y montrent le théâtre qu’ils ne font pas, celui qu’ils pourraient faire, ne voudraient pas faire, etc. Hamlet [un songe], adaptation et mise en scène de Georges Lavaudant, avec Ariel Garcia Valdès, OdéonThéâtre de l’Europe, Paris, 2006. Paris, automne 1995 : Hamlet suscite deux propositions contrastées, une « recherche théâtrale »25 (Peter Brook) et un « monologue »26 (Bob Wilson). D’un côté, un artiste seul sur scène rejoue obsessionnellement des paroles et des gestes surgis de la mémoire d’Hamlet, agitant des fantômes privés d’altérité ; de l’autre, une poignée d’acteurs recherchent ensemble ce qui peut encore « faire théâtre » dans Hamlet, imaginant des solutions pour que « To be, or not to be » ne soit pas la récitation machinale d’un Pater Noster théâtral, convoquant, à côté de Shakespeare et avec le même statut de textes à dire sur le plateau, de grands extraits théoriques, de Zeami27 à Brecht. Dans les deux cas, la représentation fait état d’un parcours à l’intérieur d’Hamlet, et l’impossibilité – ou la non-pertinence – de la totalisation est placée au cœur du projet théâtral. Pour Brook, il s’agit d’aborder Shakespeare en se libérant de l’idée d’achèvement comme de la clôture de la représentation28. Quelques moments clés d’Hamlet sont mis à l’épreuve du jeu, et à leur tour mettent en jeu les questions que soulève la pratique du théâtre selon Brook : qui est là lorsque l’acteur est là, sur quels modes la parole s’échange-t-elle et s’adresset-elle, dans quel univers (réaliste, artificiel, ritualisé) l’acte théâtral s’invente-t-il ? Le spectacle donne à entendre la diversité des réponses apportées à ces questions initiales par Craig, Stanislavski, Meyerhold… Loin d’isoler le héros Hamlet, à la manière de Mallarmé ou comme dans le monologue de Wilson, à l’intérieur d’un monde qui ne serait que la projection de sa pensée ou de sa mémoire, la recherche théâtrale de Brook confère une réalité aux autres personnages, qui ne se résume pas à leur relation avec Hamlet. Le cas d’Ophélie est particulièrement intéressant : au-delà de l’image première d’Ophélie chosifiée, le spectacle laisse entrevoir une revendication à l’individualité, en mettant en regard la scène dans laquelle elle est jetée en pâture à Hamlet et à l’espionnage de Claudius, et un texte d’Antonin Artaud dans lequel il est question de ne pas se sentir exister dans la vie, mais seulement dans le jeu (de l’acteur). Rapprochement terrible et furtif de deux destins aliénés, du théâtre et de la folie. La présence scénique du spectre constitue un autre enjeu essentiel de cette expérimentation : travaillant sur l’entre-deux entre l’animé et l’inanimé, le matériel et l’immatériel, la silhouette hiératique de Sotigui Kouyaté signifie une recherche qui est celle du théâtre par essence selon Brook, celle de la présence de l’invisible dans le visible. Les textes théoriques intercalés entre les fragments d’Hamlet jouent de différentes manières avec la représentation, éclairant le geste théâtral qu’il s’agit d’explorer, situant l’exercice de la mise en scène d’Hamlet aujourd’hui dans le contexte d’une histoire interculturelle de la scène. La confrontation des cultures théâtrales permet de redonner vie et sens à la représentation réflexive, dans Hamlet, du théâtre lui-même, de la pratique et de l’effet du théâtre. Au contraire, Wilson approfondit la conception craigienne d’Hamlet comme un monodrame dans lequel le monde apparaît selon le filtre de la perception du prince danois, en le représentant seul sur scène, revivant ou rêvant les moments saillants de son histoire, s’appuyant sur quelques objets (un chapeau, une épée, une veste pour le spectre, la robe d’Ophélie) pour incarner les personnages disparus et retrouver le fil d’une mémoire brouillée. Dans le même temps (quelques mois plus tard pour la tournée française), Robert Lepage dans Elseneur, variations sur le thème d’Hamlet29 présente également un spectacle pour un seul acteur, lui-même, qui avec le support des nouvelles technologies interprète tous les rôles. Si le parti pris du monodrame est similaire, la réalisation en est radicalement autre : trois panneaux-écrans mobiles sont le support de Énigmes du texte, réponses de la scène 35 © Marc Enguérand CDDS. Hamlet Robert Wilson (Hamlet) dans Hamlet: A Monologue, mise en scène et adaptation de Robert Wilson, Festival d’automne, MC93, Bobigny, 1995. projections d’esprit cinématographique (telle la typographie des lettres du mot Elseneur, clin d’œil aux graphies du cinéma muet ou aux génériques) ou de la projection en direct d’images agrandies de l’acteur dans ses différents rôles et filmé sous des angles divers. Ces écrans tantôt masquent la scène, tantôt s’écartent pour faire place à la présence de l’acteur, mettant en tension l’image théâtrale et l’image cinématographique dans un fécond dialogue. Ces trois variations autour d’Hamlet ouvrent la voie à des propositions scéniques affranchies de l’obligation de la totalité, qui jouent avec Hamlet plus qu’elles ne jouent Hamlet. Sélectivité, subjectivité, montage, primauté de l’événement scénique : les intentions et les démarches d’artistes revendiquant le plateau comme origine de l’acte théâtral se distribuent tout aussi bien dans les mises en scène les plus récentes d’Hamlet que dans les spectacles inspirés par Hamlet depuis Qui est là, Hamlet: A Monologue et Elseneur. Hamlet au XXIe siècle C’est peut-être parce que Hamlet est une pièce déceptive, digressive, rebelle à l’interprétation, relevant d’un théâtre de la pensée plus que de l’action, d’une pensée de plus en plus difficilement compréhensible faute de connaissances historiques, philosophiques, métaphysiques, qu’une nouvelle génération de metteurs en scène, dans la décennie qui vient de s’écouler, a déplacé l’invention, le rythme, parfois même le sens, du côté du plateau. 29. Maison des Arts de Créteil, Festival Exit, mai 1996. © Marc Enguérand CDDS. 36 Qui est là, texte et mise en scène de Peter Brook, avec Yoshi Oida, théâtre des Bouffes du Nord, Paris, 1995. 30. Ce néologisme signifie le fait de tout envisager à partir du point de vue présent (nunc en latin). 31. Autre néologisme désignant l’appartenance de Shakespeare à une autre époque que la nôtre. 32. Dieter Lesage, Peut-on encore jouer Hamlet ?, traduction de Monique Nagielkopf, Paris, Les Impressions nouvelles, 2006, p. 43. Choisissant d’approfondir ce qui dans Hamlet nous parle encore et d’éviter sans regret ce qui nous échappe ou ne nous concerne plus. Dans un essai récent en forme de questionnement polémique, Peut-on encore jouer Hamlet ?, Dieter Lesage met à mal le mythe romantique de l’intemporalité et de l’universalité des classiques : selon lui, Shakespeare est en grande partie inactuel. Pour aborder Hamlet, nous devons renoncer au nuncocentrisme 30 et admettre que bien des questions que cette pièce soulève ne sont plus d’actualité : par exemple, la question du Purgatoire, sujet brûlant de controverse entre le catholicisme et la Réforme à l’époque de Shakespeare, ne nous concerne plus guère ; la concentration de la souveraineté en une seule personne dont dépend le sort de toute une nation ne correspond pas davantage aux normes des démocraties occidentales. La préconisation de Lesage aux metteurs en scène est alors de partir de la noncontemporanéité d’Hamlet pour se confronter à elle : « Plutôt qu’actualisé, Shakespeare doit être restitué, aujourd’hui. C’est en allochrone31 que Shakespeare peut nous apporter une conscience historique. Mais pour cela, il nous faut être prêts à sortir de notre époque et à en pénétrer une autre. »32 Cependant, c’est le cheminement inverse qui se laisse observer dans les mises en scène les plus contempo- raines. Là où Vitez et Chéreau, tout en travaillant à partir de l’ici et maintenant des acteurs et du public, proposaient un cheminement de la Renaissance et de l’âge baroque à notre temps, cherchaient à comprendre et à éclairer les énigmes d’Hamlet, épaissies par le temps, il semble que dans la dernière décennie une relation plus libre et plus sélective s’établisse avec la « pièce des pièces », envisagée comme l’amorce et la matière d’un désir de théâtre plus que comme une entité signifiante et énigmatique à interpréter. Annonciatrice de cette liberté nouvelle, la mise en scène de Brook, en français et en anglais, en 2000 et 2001, tout aussi internationale et multiculturelle que Qui est là, privilégie l’accessibilité de la pièce et de ses enjeux et l’interaction entre les comédiens et l’assistance : un épais tapis orangé délimite l’aire de jeu principale, dans un espace vide, habité par les déplacements des comédiens ainsi que par une musique scénique très présente. Point d’espace second pour le théâtre dans le théâtre, aussi proche des spectateurs internes que la scène brookienne pour son public. Le rejet par la scène contemporaine de la convention élisabéthaine du théâtre dans le théâtre est caractéristique du refus de l’éloignement illusionniste du Hamlet spectateur par rapport au processus théâtral : les mises en scène de Warlikowski et Bobee n’isoleront pas non plus le théâtre intérieur du reste de l’univers scénique. Plus radicalement, le cabaret de Langhoff et le plateau quasi télévisuel de Thomas Ostermeier affirmeront l’omniprésence du spectacle, du jeu et de la conscience de la théâtralité, avant même l’irruption du théâtre dans le théâtre. Ces choix de Brook s’accompagnent d’une adaptation assez importante du texte (dans les deux versions anglaise et française), recentrant l’action autour d’Hamlet, supprimant des éléments qui ne font plus sens au présent comme l’apparition finale du jeune Fortinbras en restaurateur de l’ordre, d’ailleurs fréquemment coupée. Le plus célèbre monologue de l’histoire du théâtre occidental est lui aussi déplacé pour devenir le signe d’une tentation du suicide, au moment de la tragédie qui représente pour Brook celui de l’échec absolu d’Hamlet : « Bien qu’ayant la preuve, il n’est pas parvenu à tuer le roi, il est allé voir sa mère où il a tué par erreur, convaincu qu’un roi dissimulé derrière le rideau ne pouvait qu’être directement envoyé en enfer. Malgré les consignes du père, il a agressé sa mère, il s’est perdu, il n’a plus aucune ressource. Alors, une partie de sa nature qui est suicidaire, dostoïevskienne, le pousse à s’interroger : “Pourquoi ne pas en finir ?” »33 Les énigmes d’Hamlet s’étoffent de la succession des temps qu’elles traversent, se transforment au contact des arts et des cultures qui s’affrontent à elles, ainsi que des résonances personnelles qu’elles suscitent en chacun des metteurs en scène qui les rencontrent. Ainsi, de Vitez à Brook, Hamlet s’enrichit-il du contact avec la grande littérature russe du XIXe siècle et, dans les années les plus proches de nous, de l’évolution des pratiques théâtrales au contact des autres arts du spectacle vivant, danse, cirque, performance, mais aussi des arts plastiques et des arts numériques. Énigmes du texte, réponses de la scène inspirés de Shakespeare, autour des figures de l’Autre et de l’Étranger que sont le roi Lear, Othello et Shylock. Ce dernier spectacle relève de la démarche la plus récente de son travail théâtral, qui consiste à mettre en dialogue, sur scène, des textes d’auteurs et d’époques différentes. À l’époque où Warlikowski se tenait encore à une démarche de mise en scène de textes de théâtre, tout en construisant un univers scénique personnel, son Hamlet rompait très nettement avec l’esthétique des grands espaces froids de la modernité urbaine – halls, laboratoires, salles d’hôpital – caractéristique de son travail commun avec Malgorzata Szczesniak. Un plateau carré délimite un espace vide entouré de gradins se faisant face, fermé sur les deux autres côtés par des panneaux peints bordés de quelques chaises et tables qui donnent un fond pictural et une dimension historique à certaines scènes construites en tableau. Ainsi, Hamlet s’ouvre sur l’invention scénique du couronnement de Claudius par Gertrude en présence d’un prélat, caractéristique du rôle de l’Église dans la société polonaise, suivi d’un bal, dans un chatoiement de couleurs et d’étoffes précieuses. Le reste du temps, ce sont des jeunes gens contemporains en pantalons sombres, débardeurs et baskets qui occupent ce plateau nu, l’habitent tel un ring de leurs corps à la fois puissants et vulnérables, de leurs échanges physiques parcourant l’échelle des relations humaines, de la tendresse sensuelle à la plus extrême agressivité. Car ce que recherche Warlikowski dans Hamlet concerne essentiellement l’identité d’Hamlet – de la dimension sexuelle à la Le théâtre de Shakespeare constitue l’un des trois univers de l’œuvre de Warlikowski, avec les tragiques grecs et les écritures contemporaines (Franz Kafka, Jean-Marie Koltès, Sarah Kane, Matei Visniec, Witold Gombrowicz). Il a monté plusieurs fois et dans de multiples théâtres européens Macbeth (de Shakespeare et de Verdi), La Tempête, Hamlet, mais également Le Marchand de Venise, Périclès, La Nuit des rois, Le Songe d’une nuit d’été, Le Conte d’hiver, et présente actuellement des Contes africains 34 © Marc Enguérand CDDS. Hamlet, notre contemporain polonais Stanislawa Celinska (Gertrude) et Andrzej Chyra (Claudius), dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, théâtre Rozmaitosci de Varsovie, baraque Chabran, Avignon, 2001. 37 33. Peter Brook, in Georges Banu, Peter Brook, Paris, Flammarion, 2001, p. 284. 34. Théâtre national de Chaillot, 16-23 mars 2012. © Marc Enguérand CDDS. 38 Angela Winkler (Hamlet), dans la mise en scène de Peter Zadek, MC93, Bobigny, 2000. part métaphysique –, sa souffrance, emblématique de la souffrance de n’importe quel être humain d’aujourd’hui. Sa mise en scène creuse les énigmes d’Hamlet plus qu’elle n’entend les résoudre : Hamlet est peut-être homosexuel, il a peut-être aimé sa mère d’un amour incestueux ; la détresse immense d’Ophélie, les jeux sensuels du couple féminin formé par Rosencrantz et Guilderstern avec Hamlet, l’intimité partagée avec Horatio sont autant d’ouvertures à une réception sur le mode de l’identification. Dans Hamlet plus que dans tout autre spectacle de Warlikowski, cette identification est générationnelle, se jouant sur la confrontation d’une jeune génération sexuellement ambivalente et d’instances familiales, politiques et religieuses d’un pouvoir peu disposé à lui faire place, et limité aux signes extérieurs de sa grandeur. Derniers (mais non ultimes) visages d’Hamlet Plusieurs éléments autorisent à user autrement que de manière anecdotique de l’idée de « XXIe siècle » : l’échelle de la vie théâtrale y devient européenne, voire occidentale. Les Hamlet les plus féconds de la décennie qui vient de s’achever, ceux de Zadek, de Warlikowski, d’Ostermeier, de Bobee, de Kolyada, partagent, avec des problématiques différentes, un ancrage résolu – esthétique autant que philosophique – dans le présent, lié sans doute à des itinéraires artistiques faits de va-et-vient entre les écritures contemporaines et celles de grands dramaturges du passé. Qu’il s’agisse de mises en scène d’Hamlet ou de réécritures scéniques (Lavaudant, Langhoff, Vincent Macaigne), ou encore de mises en scène de réécritures textuelles (voir la mise en scène récente de Gertrude [le cri] d’Howard Barker par Giorgio Barberio Corsetti au théâtre de l’Odéon), le plateau de théâtre s’hybride d’autres pratiques artistiques, et s’adresse à un spectateur habitué aux formes scéniques contemporaines et désireux d’interaction entre le dispositif scénique et son propre univers – celui de son expérience et celui de son imaginaire. Ainsi, les lieux de référence de ces mises en scène rompent généralement avec la Renaissance et avec ses codes picturaux et théâtraux : espaces plurifrontaux (Warlikowski, Langhoff), esthétique postindustrielle et design contemporain (Zadek, Ostermeier, Bobee). Certains aspects politiques périmés d’Hamlet s’effacent au profit d’autres questionnements : identité sexuelle et genre, frontières sociales et psychiatriques de la normalité, jeux de rôles dans la société du spectacle qu’est devenue la vie politique. L’Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène © Eric Dydim. Hamlet Oleg Yagodine (Hamlet), dans la mise en scène de Nikolaï Kolyada, Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’automne, Paris, 2010. au féminin d’Angela Winkler dans la mise en scène de Zadek rompt avec la tradition d’un Hamlet féminin (Sarah Bernhardt, Marguerite Jamois), tradition étayée par l’interprétation psychanalytique d’Ernest Jones, qui reconnaissait dans Hamlet une nature hystérique. Loin d’être assimilable à celle du personnage, la féminité de la comédienne sert dramaturgiquement la représentation de la différence d’Hamlet, fils endeuillé entouré des participants aux excès des noces royales, ennemi des apparences au milieu d’une cour danoise vouée au paraître et à la dissimulation. Claudius devient fréquemment un homme d’État typique de nos démocraties occidentales, pratiquant une Realpolitik efficace à grand renfort de communication : c’est le grand acteur allemand Otto Sander dans la mise en scène de Zadek et, chez Ostermeier, Urs Jucker rivé à son micro et fréquemment capturé en gros plan par une caméra omniprésente, qui interprète également, en se couvrant le visage de sang à vue, le spectre d’Hamlet père. Les scénographies transportant la fable d’Hamlet dans des lieux fonctionnels de la civilisation urbaine (de l’immense conteneur de chantier de Zadek à la morgue high-tech de Bobee) opèrent un curieux mouvement inverse par rapport à celui qui, dans les années 1960 et 1970, faisait investir et revivre par le théâtre ces lieux désaffectés. C’est sans doute dans la capacité de la tragédie d’Hamlet de recevoir et d’accueillir les interrogations artistiques autant qu’existentielles de tant d’époques différentes de l’histoire et du théâtre que réside finalement la plus tenace de ses énigmes. Comment les pensées et les mots, les actions et les non-actions d’un prince médiéval, étudiant de la Renaissance et de la Réforme, fils, amant, ami, acteur de sa folie, et de son entourage, pourtant inscrits dans le contexte précis de la culture baroque, faite de remise en cause de toutes les certitudes antérieures, d’émerveillement et d’effroi devant l’infinité du monde et la nécessité de forger de nouveaux outils pour le penser et simplement pouvoir y exister, trouvent-ils à se revivifier sans relâche et sans répétition sur les scènes européennes, grâce à des metteurs en scène et à des acteurs de tous âges et de tous bords esthétiques ? Toute mise en scène, ou réécriture scénique ou textuelle d’Hamlet, répond, à la fois pleinement et momentanément, à cette énigme dont la vitalité est celle du théâtre même, de son présent toujours à recommencer, avec d’autres, pour d’autres que ceux et celles qu’un soir, dans un ici et un maintenant, Hamlet a réunis. 39 40 Faire la lumière dans Hamlet… Entretien avec Yannis Kokkos. Yannis Kokkos, scénographe d’Antoine Vitez de 1969 jusqu’à La Vie de Galilée de Brecht en 1990, devenu lui-même depuis metteur en scène de théâtre et d’opéra, explique comment « la pièce des pièces », mise en scène par Vitez au Théâtre national de Chaillot en 1983, l’a conduit à concevoir un espace nu, à la blancheur radicale, travaillé par la lumière et le déplacement des corps, à la mesure d’une œuvre qui oblige à réinventer le théâtre. © Marc Enguérand CDDS. est hantée par le thème de la légitimité usurpée, et déploie la logique de la raison en lutte contre la tyrannie et l’injustice. Le personnage d’Hamlet cherche comment répondre à ce grand défi. Antoine, en choisissant Richard Fontana, dont il aimait l’apparence contradictoire de prince et de voyou, la violence rentrée, ébauchait déjà le portrait d’Hamlet tel qu’il l’imaginait, pas sentimental, aux antipodes d’un héros romantique. Hamlet, mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, Paris, 1983. 35. Cf. encadré ci-contre : « Dans l’enfermement d’un univers mental ». De quelle manière Antoine Vitez et vous-même avez-vous entrepris le travail sur Hamlet ? Après la création d’un espace en fer à cheval, cette mise en scène d’Hamlet coïncidait avec le désir chez Antoine de changer la salle de Chaillot, comme si cette pièce allait influer sur l’ensemble des spectacles de la saison et marquer une nouvelle période dans sa pratique à l’intérieur de ce théâtre. Il revendiquait le retour à la frontalité d’une salle à l’italienne afin d’offrir au plus grand nombre de spectateurs la meilleure vision et la meilleure écoute des textes, l’accès à un théâtre d’idées. La pièce de Shakespeare Cette vision est-elle à l’origine de votre conception d’un décor très géométrique ? Tout est parti de l’idée première qu’il fallait faire la lumière, éclairer une histoire, aller vers la raison35. Dans l’esprit de la scénographie, j’ai voulu que l’utilisation de la couleur blanche soit radicalisée – par rapport à d’autres décors – de manière que les personnages, dans cet espace, puissent être lus comme des signes. Aussi la rigidité du décor était-elle contrebalancée par la mobilité, la fluidité et la richesse des costumes. Ces derniers se référaient à une vision historique complètement inventée, qui se situait entre une Renaissance élisabéthaine et une Renaissance italienne. J’ai utilisé des matières très nobles qui faisaient songer à du métal ou à de l’or fondu ; il s’agissait en fait de velours de soie mélangé à des tissus dotés de trames métalliques. Seul Hamlet était vêtu d’un velours de soie noire, le tissu le plus noir qui existe. Le décor reprenait les perspectives des cités idéales et s’efforçait d’inscrire la perspective dans la scène à l’italienne, de la matérialiser. Nous disposions d’un premier plan permettant aux acteurs de surgir aussi de face. Ainsi, avec le cadre un peu coupé (les piliers tronqués), le trottoir, le plateau incliné derrière, l’illusion d’optique créée faisait que, de n’importe quel point de la salle, même le plus élevé, on ne voyait pas la fin du plateau, d’autant que la blancheur annulait toute séparation : le spectre semblait apparaître de nulle part, les personnages sortir de la scène même. C’était ma première expérience avec Patrice Trottier, dont je connaissais déjà le travail. Il a trouvé des solutions absolument originales pour que cet espace monochrome puisse changer complètement de couleur et connaître une évolution des formes et des volumes par rapport à une lumière. Techniquement, il est parvenu à ce que le décor paraisse blanc ; il a réussi à donner l’impression réelle de l’aube qui se levait avec des teintes extrêmement complexes et raffinées. La coloration arrivait, à chaque fois, sans que l’on s’en rende compte, par l’ajout de teintes pastel : des lumières bleutées très dures suggéraient l’asile d’aliénés dans lequel Ophélie se débattait. C’était, d’ailleurs, une vraie scène de folie : elle était habillée pratiquement comme Hamlet, vêtue d’une grande robe de soie noire avec des manches très longues comme au Moyen Âge : c’était ce détail qui figurait qu’elle sortait de l’eau ; tout le mouvement de son corps était très graphique, comme le tracé d’un dessin, jusque dans l’excès et la convulsion… Grâce à l’extraordinaire travail de Trottier, c’était à tout moment un décor qui changeait complètement de nature, de sensation, en fonction des jeux avec la lumière. Énigmes du texte, réponses de la scène © Marc Enguérand CDDS. Hamlet Hamlet, mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, Paris, 1983. Dans cet esprit, comment avez-vous traité « le théâtre dans le théâtre » ? L’idée de piège devait être ressentie à l’intérieur de l’espace. La perspective faussée, l’étranglement créaient aussi la vision d’un piège métaphysique dans lequel les personnages étaient attrapés ; le blanc, par sa couleur et sa froideur, suggérait le bloc et l’enfermement d’un univers mental. Pour « le théâtre dans le théâtre », je n’ai à aucun moment imaginé d’aire de jeu spécifique. Pour cette pièce, j’ai conçu tout le décor d’un seul jet. Par rapport à cette scénographie de l’enfermement, quelle place occupait le spectre dans la mise en Dans l’enfermement d’un univers mental « Un lieu scénique, c’est d’abord un espace. Il n’y a pas d’acteur de théâtre sans conscience de l’espace dans lequel il se trouve. Je ne peux pas jouer si je ne sais pas qui me regarde et d’où on me regarde. Le jeu se nourrit littéralement de l’espace [...]. Pour imaginer ce que je vais faire, j’ai besoin de savoir quel espace je vais utiliser […]. L’espace à l’italienne n’est qu’une des variantes de l’espace frontal. Il fonctionne à partir des lois des rapports des corps à l’intérieur d’une boîte. Yannis Kokkos a conçu une boîte à l’italienne qui serait plus ancienne que le théâtre à l’italienne, un hommage au Teatro Olimpico de Vicence, qui est entièrement fondé sur la perspective – une perspective fausse, accusée, devant des gradins à forte pente, où le corps prend des proportions étranges selon l’emplacement où il se trouve (dans le fond il est plus grand). Cette perspective, dessinée comme une épure en pointillé, c’est en même temps la représentation d’un espace entièrement fabriqué par la raison. La silhouette des acteurs dans Hamlet se détache sur un espace entièrement blanc, sans aucun élément de représentation d’aucun lieu, ni d’aucun temps. » Antoine Vitez in « Antoine Vitez : à propos de sa mise en scène d’Hamlet », Du texte à la scène : langages du théâtre, actes du congrès de la Société française Shakespeare, 1982 ; édité par Marie-Thérèse Jones-Davies, Paris, Jean Touzot, 1983, p. 269. www.societefrancaiseshakespeare.org/docannexe/fichier/1180/1982-15Vitez.pdf 41 © Marc Enguérand CDDS. 42 Hamlet, mise en scène d’Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, Paris, 1983. scène d’Antoine Vitez ? Il n’était pas de même nature que les autres personnages ? Effectivement. Tout concourait, dans le jeu d’Alain Ollivier, dans la cuirasse qui l’entravait, à donner l’impression que le spectre ne pouvait absolument pas avoir le mouvement libre ; il était prisonnier de son état. En même temps, Antoine et le comédien avaient fait de cette figure de père un personnage très pathétique, un personnage qui souffrait de ne pas être dans la vie. On assistait, du côté du fils, à cette tentative d’enlacement qui ne pouvait jamais aboutir. Dans la scène, le pathétique n’était pas du côté d’Hamlet mais du côté de l’homme souffrant dans son armure de fer. En fait, tout entrait dans la logique de l’espace qui, par une figuration un peu obsessionnelle, devenait une immense tombe : comme si c’était l’œil de la mort qui regardait rétrospectivement. Propos recueillis par Samra Bonvoisin, Catherine Treilhou-Balaudé et Michel Fournier. Entretien rédigé par Samra Bonvoisin et Catherine Treilhou-Balaudé. Des œuvres artistiques ont-elles nourri votre imaginaire, et lesquelles partagiez-vous avec Antoine Vitez ? Hamlet faisait partie de mes rêves d’enfant. Très jeune, j’avais dessiné des décors et des costumes avec un parti pris radical : Hamlet était entièrement vêtu de blanc et portait un brassard de deuil ! Depuis, j’ai vu de nombreuses mises en scène de cette œuvre et je garde une admiration éternelle pour Laurence Olivier ; je trouve son interprétation d’Hamlet magnifique : la substance de Shakespeare passe par cette épaisseur du corps, cette manière d’être absolument matériel et en même temps embrasé d’émotions, de folie, de surnaturel. Pendant la préparation d’Hamlet, Antoine renouait avec ses obsessions : une façon de lire l’histoire du théâtre à travers les structures du pouvoir politique, les personnages de la littérature russe, avec cette attraction particulière pour la confession que l’on retrouvait, par exemple, sur le plateau lorsque Claudius se livrait à sa vaine prière. Le thème de l’innocence d’une jeunesse sacrifiée ou celui de l’innocence dans le crime revenait aussi. Voilà pourquoi Antoine tenait tant à ce que Fontana, acteur très jeune, incarne Hamlet. Pendant la préparation, j’ai aussi beaucoup songé à des peintres comme Cranach ou Dürer ; c’étaient, d’ailleurs, des références que je partageais avec Antoine. Plusieurs gravures de Dürer, par exemple, dans leur dimension métaphysique, ont nourri secrètement notre imaginaire ; certaines figures allégoriques, des types d’attitudes se retrouvaient imperceptiblement dans les rapports entre les personnages d’Hamlet, dans leur façon « non réaliste » de se mouvoir. De même, les tableaux de Bruegel ont inspiré la scène des fossoyeurs, y compris dans le traitement des costumes. J’ai surtout beaucoup travaillé, à partir des tableaux du Tintoret, sur la manière de se mouvoir dans l’espace telle que ses peintures la donnent à voir et la façon dont les acteurs sur le plateau apparaissent à la lumière… En un sens, il m’est difficile de raconter les étapes de ce travail préliminaire avec Antoine. Nous discutions régulièrement, souvent j’avançais seul, parfois il rebondissait à partir d’une de mes propositions, parfois il évoquait un sentiment, une humeur, sans rapport évident avec la pièce. Hamlet est la pièce des pièces dans la mesure où elle déplie la plupart des thèmes qui ont été traités au théâtre. L’identification qui se produit pour chaque génération avec Hamlet est un phénomène compréhensible parce que le personnage demeure totalement mystérieux. Pour ce décor, j’ai changé à nouveau la salle de Chaillot : il a été conçu en continuité avec cette salle, vouée au provisoire, pour laquelle j’avais dessiné des portes, aménagé des parois recouvertes de velours rouge. C’était un théâtre entier, un ensemble – qui finalement est resté ensuite – spécialement inventé pour Hamlet ! En fait, en tant que pièce exceptionnelle, elle appelle l’image suggérée par ce haïku japonais cité par Georges Banu : « Avant que l’acteur entre en scène, il faut construire le théâtre. » Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène Scénographier Hamlet : le mouvement perpétuel des pages de l’Histoire © Marc Enguérand CDDS. Entretien avec Richard Peduzzi. Hamlet, mise en scène de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1988. Depuis leur rencontre en 1967, Richard Peduzzi conçoit les scénographies des mises en scène de Patrice Chéreau. Revenant sur la genèse de la scénographie d’Hamlet, créé dans la Cour d’honneur du palais des Papes en 1988, il dit être arrivé alors à un tournant dans son travail, correspondant au désir de trouver des espaces nouveaux à partir de l’architecture abstraite d’un décor unique. Progressivement germe l’idée d’une façade de bois inversée sur laquelle les acteurs marcheraient, et l’esquisse labyrinthique d’un sol qui toujours se déroberait. À l’image de l’univers d’Hamlet : les sables mouvants d’un monde en ébullition ; une page de la Renaissance qui se tourne. Dans quel état d’esprit avez-vous abordé coup sur coup la scénographie de deux pièces de Shakespeare, Le Conte d’hiver dans la mise en scène de Luc Bondy, puis Hamlet avec Patrice Chéreau ? J’avais alors très envie de concevoir des décors en bois, de jouer avec la marqueterie, avec les différentes couleurs du bois ; l’utilisation de ces matériaux nouveaux correspondait à mon souhait de mélanger les époques, la Renaissance et le monde 43 44 Le bois et la pierre, matériaux d’une histoire en mouvement « Le décor d’Hamlet est tout autre chose qu’un simple plateau […]. Ce qui frappe d’abord, pour peu qu’on y soit sensible, c’est la beauté du matériel utilisé : le bois ici comme dans Le Conte d’hiver, mis en valeur dans la cour par le contrepoids des murailles du palais. Qu’on y songe, le château d’Elseneur est de la même veine architecturale que le palais des Papes, médiéval comme ce dernier, forteresse, plus âpre peut-être et moins élancé : mais avant tout se signalant par la présence massive de la pierre : lieu propre à la fermeture pour ne pas dire à l’enfermement, comme la Cour là aussi en un sens ; et lieu pourtant où l’histoire pénètre malgré l’épaisseur des murailles. Le bois du plateau, marqueterie très soigneusement ajustée, n’est-il pas le signe d’une façon nouvelle de vivre qui, avec la Renaissance, envahit les châteaux, luxe nouveau qui s’installe ? […] » Luc Boucris, « Hamlet dans l’itinéraire de Richard Peduzzi », in Actualité de la scénographie, n° 38, octobre-novembre 1988, p. 103. moderne, à un parti pris esthétique d’ensemble. Quand Patrice Chéreau a décidé de monter Hamlet, j’étais arrivé à un tournant dans ma recherche, déjà amorcé avec notre travail commun sur Lucio Silla, l’opéra de Mozart, et je voulais trouver des espaces nouveaux à partir d’un décor unique. J’ai tout de suite intégré les contraintes qui s’imposaient à moi : la Cour d’honneur d’Avignon, le vent, les intempéries… Techniquement, il était préférable de renoncer aux décors en hauteur. L’idée a germé très vite de concevoir une façade inversée sur laquelle les acteurs marcheraient, un sol qui formerait des sillons, des labyrinthes, des méandres ; je suis parti d’une architecture concrète, librement inspirée de la Renaissance… Hamlet me racontait l’histoire d’une page tournée de l’Histoire, celle d’un monde toujours en mouvement. En regardant la façade un peu moyenâgeuse dans cette cour du palais des Papes, j’ai pensé qu’avec Hamlet en ce lieu la façade permettait de tourner une page, d’avoir une autre page, celle de la Renaissance, sur laquelle marcher. Ainsi y avait-il à la fois les fondations et la gestation : c’était comme un ventre qui respirait, comme un souffle nouveau qui se levait… Le sol qui se dérobe est l’élément dominant de votre scénographie. Ce danger permanent vous paraît-il correspondre à l’univers d’Hamlet ou bien est-il le fruit de votre imaginaire ? Cette solution résulte d’un croisement de mes lectures antérieures de la pièce (que je connais bien), de rêveries un peu folles sur des contrées indécises et de la représentation concise, ramassée, que j’ai dû en extraire lorsque j’ai proposé le décor autour de cette façade inversée de la Renaissance, des sables mouvants, des échafaudages, jusqu’à la recomposition de toute une architecture, l’invention d’un style, dans un monde en ébullition permanente où l’on entendait les canons tonner au loin. Un décor pareil demande, dans sa conception, une machinerie énorme : tout était réglé au quart de millimètre, la montée des colonnes, l’enfoncement des chapiteaux, la disparition des personnages. La maquette était prête, le plateau de répétition avait déjà une configuration très précise quand les acteurs ont commencé à travailler. Comment avez-vous inclus dans ce dispositif complexe les changements de lieu, du plein air en Avignon aux différentes salles des théâtres durant la tournée ? En Avignon, le décor plaqué au sol pouvait résister à la pluie, au vent, à la tempête. En tournée, nous avons un peu « taillé dans les ailes » qui ne pouvaient pas exister comme dans la grande Cour d’honneur ; l’absence de la muraille d’Avignon n’a en revanche pas posé de problème car nous nous retrouvions à chaque fois avec un autre mur : si nous partions de l’hypothèse qu’il s’agissait d’un fond de scène moderne, c’était encore une autre « page » qui se tournait. Dans tous les sens, nous pouvions inventer. Il est des choix de scénographie qui engagent aussi l’interprétation d’Hamlet : telle cette idée de faire surgir les comédiens du sous-sol comme les morts… Oui, c’est la donnée de base, c’est écrit dans le texte. Le décor induisait fatalement la présence de tout un monde qui grouillait en dessous, qui ressortait. De la même façon, au fil des croquis et des esquisses, s’est imposée à moi la représentation en continu et en mouvement de configurations différentes. La scénographie faisait coïncider des strates temporelles dans le même mouvement ; je ne me hasarderais pas à Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 45 © Bricage/1d-photo. Le cavalier de l’Apocalypse Hamlet, mise en scène de Patrice Chéreau, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 1988. « Un guerrier féroce sur un cheval puissant fait irruption comme un ouragan sur la scène, un dieu vengeur, la barbe grise déployée au vent, un cavalier de l’Apocalypse annonçant le Jugement dernier. Il ne se plaint pas de ce qu’il a enduré. Il exige. Il ordonne. Il est effrayant et intrépide, ce visiteur de l’autre monde, cet émissaire de la justice. Il fonce sur les gens qui se dispersent, effrayés ; son cheval qu’il fait se cabrer d’une main sûre est prêt à piétiner quiconque se mettrait en travers de son chemin. On comprend pourquoi son fils est prêt à le prendre pour un démon. On comprend aussi pourquoi la rencontre avec ce “Sabaoth” entouré de tempêtes a métamorphosé Hamlet. Le contraste est frappant entre le héros raffiné et impétueux du début que joue Gérard Desarthe – presque un personnage cornélien – et l’être pitoyable, défait, qui se traîne par terre et ne contrôle pas ses nerfs que nous voyons là. Dès lors, quelque chose est définitivement brisé, détraqué. Non seulement dans son esprit mais dans son organisme. » A. Bartochevitch, Sovietskaïa Kultura, 26 septembre 1989, cité dans Nanterre-Amandiers, les années Chéreau, 1982-1990, Paris, Éditions de l’Imprimerie nationale, 1990. prendre le risque d’un décor aussi compliqué pour un autre metteur en scène que Patrice Chéreau. Nous nous renvoyions la balle : le va-et-vient était incessant… Sa mise en scène imprimait le rythme, le mouvement était donné par les acteurs, le cheval galopant dans la nuit, les chauves-souris voletant au-dessus des têtes, tout ce que racontait le spectacle… Ce spectacle a représenté une étape charnière dans votre parcours, disiez-vous… Oui. J’ai trouvé sans difficulté la scénographie dont j’avais envie à ce moment-là. Puis, j’ai dû chercher les rapports de formes, de proportions, gommer tous les éléments anecdotiques. J’avais envie de schéma- tiser l’ornementation de la Renaissance, d’obtenir un décor presque cubiste. Jusqu’à la scénographie du Ring, la tétralogie de Wagner, à Bayreuth en 1976, j’étais surtout intéressé par l’architecture industrielle du XIXe siècle, les rues de New York, des matériaux comme le fer et leur transposition sur un plateau de théâtre. Depuis, je me sens de plus en plus attiré par la manière de réinventer l’abstraction. Dans Hamlet, la référence à une Renaissance stylisée se nourrissait aussi de mon goût pour Giotto, de mon intérêt pour les traités de perspective. C’était lié, d’une certaine façon, au milieu intellectuel de la pièce. Le décor, dans sa dimension mathématique, était là pour suivre le tracé des formes, des volumes, des ombres qui se déplaçaient, pour aller vers le mystère. Propos recueillis par Samra Bonvoisin, Catherine Treilhou-Balaudé et Michel Fournier. Entretien rédigé par Samra Bonvoisin et Catherine Treilhou-Balaudé. 46 Hamlet sur la scène contemporaine Nouveaux enjeux d’Hamlet Catherine Treilhou-Balaudé. Un siècle d’histoire de la mise en scène nous a accoutumés à des Hamlet dont le propos est d’offrir à un public donné, dans une langue souvent différente de l’original, selon une esthétique et des partis pris scéniques particuliers, une représentation à la fois inscrite dans un contexte contemporain, par les acteurs qui l’interprètent, par le texte – traduit et/ou adapté ou retravaillé –, le lieu scénique choisi, l’état du monde auquel elle se réfère, et soucieuse de mettre en lumière une fable, des personnages, des idées, une pratique du théâtre éloignés de trois à quatre siècles. Le contexte actuel d’émergence de nouvelles formes spectaculaires dans lesquelles le lieu premier de la proposition artistique est le plateau, depuis lequel s’agence (éventuellement) un matériau textuel souvent multiple, amène le théâtre de mise en scène, en ce début du XXIe siècle, à retravailler profondément la relation entre le texte et la scène. De la mise en scène à l’écriture scénique d’Hamlet 1. Voir la bibliographie en fin de volume. 2. À la différence du terme d’adaptation, plus « textocentriste » et par là moins approprié pour décrire cette évolution. 3. Ici aussi, le terme se révèle peu approprié, mais celui d’écrivain de plateau ne l’est pas plus dans le cas présent en effaçant l’écriture shakespearienne, avec laquelle est néanmoins établi un dialogue, comme origine du spectacle. Aborder Hamlet par la scène, selon une primauté revendiquée de l’intention et de l’écriture scénique : à partir de ce postulat contemporain déplaçant radicalement le geste artistique de mise en scène des classiques, les démarches divergent. Certains, tout en affirmant sur scène une esthétique propre, mettent assurément en scène Hamlet de Shakespeare (Thomas Ostermeier, Matthias Langhoff, David Bobee) : c’està-dire affrontent, avec les moyens de la scène, l’idée qui, de Stéphane Mallarmé à Dieter Lesage1, affirme l’injouabilité de la « pièce des pièces », irreprésentable de manière satisfaisante ou désormais incompréhensible dans sa vision du monde, du pouvoir, de la folie, de l’amour, de la mort. D’autres (Romeo Castellucci, Vincent Macaigne) proposent un cheminement singulier et subjectif, fragmentaire ou déconstructionniste, à l’intérieur de la tragédie shakespearienne et depuis les données qu’ils choisissent de représenter du réel et d’un certain état du monde, ainsi que l’atteste l’émergence récente de discours d’intention négatifs. Ce n’est pas Hamlet qu’ils montent, mais eux-mêmes interrogeant, réécrivant Hamlet pour une autre scène et un autre public, selon d’autres enjeux que ceux de sa création en 1600, définitivement perdus : Castellucci questionne l’autisme et les représentations contemporaines de la folie par le truchement d’Hamlet, Macaigne met en scène une « soupe » de textes divers et non la pièce de Shakespeare pour exprimer sa colère, qui trouve un héraut dans un Hamlet tout en violence dont, de fait, l’expression est beaucoup plus scénique que textuelle. Plus que de mises en scène d’Hamlet, il conviendra alors de parler de réécritures scéniques, cette notion permettant de pointer la scène comme lieu premier de l’écriture théâtrale2 et de prendre en compte la nécessité de forger de nouveaux modes de réception, qui ne fonctionnent pas seulement à partir d’attentes relatives à Hamlet de Shakespeare, mais prennent en compte l’émancipation créatrice et le geste autorial de leurs « metteurs en scène »3 ou collectifs de création. Depuis une dizaine d’années se fait donc jour, parallèlement aux mises en scène d’Hamlet et non sans les interroger, une autre démarche artistique qui consiste à élaborer une œuvre théâtrale, ou plus modestement une proposition artistique, sur un plateau de théâtre, par le moyen d’Hamlet, bien plus que chercher à comprendre et à éclairer Hamlet et ses énigmes par le moyen de la mise en scène. L’origine de la création théâtrale se déplace alors, de la tragédie shakespearienne comme entité signifiante que la scène s’efforcerait de réaliser avec ses moyens Énigmes du texte, réponses de la scène 47 © Pascal Gély CDDS Enguérand. Hamlet Paolo Tonti (Hamlet) dans Hamlet, la véhémente extériorité de la mort d’un mollusque, texte et mise en scène de Romeo Castellucci, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris, 2004. propres, vers le plateau, espace premier du travail théâtral qui rencontre Hamlet, tragédie de Shakespeare écrite et représentée autour de 1600, comme un matériau fictionnel et un support textuel à faire jouer à l’intérieur d’un ensemble de déterminations esthétiques définies sur le plateau. S’il fallait esquisser la généalogie de cette démarche, on pourrait dire qu’elle a été annoncée, depuis un demi-siècle, par des réécritures textuelles qui portaient à la scène des fragments réinterprétés, des essais inscrits dans les creux ou les plis de la tragédie shakespearienne, des « critiques » de Shakespeare ou des appropriations singulières : Hamlet vu à travers des personnages secondaires et passablement absurdes dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts, Hamlet en lambeaux dans l’Europe dévastée de l’après-Seconde Guerre mondiale (Hamletmachine), Hamlet évincé du premier plan au profit de Gertrude et de son désir (Howard Barker, Gertrude [Le cri]), revenant au contraire occuper brièvement l’espace de la scène en compagnie de trois autres personnages promis à la mort dans la pièce de jeunesse de Bernard-Marie Koltès, Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet, pour ne citer que ces exemples4… La réécriture textuelle transmettant une vision partielle d’Hamlet dans une écriture contemporaine à un public d’aujourd’hui prépare, par la légitimité accordée à un mouvement radical de déplacement et de réappropriation, la réécriture scénique émanant de l’intention d’un homme de théâtre de donner forme à une idée ou à un rêve d’Hamlet né sur le plateau. Deux spectacles pourraient à cet égard être considérés comme fondateurs : Qui est là, de Peter Brook, et Hamlet: A Monologue, de Bob Wilson5. Traçant un cheminement singulier dans le monde d’Hamlet, l’un en exalte la dimension spirituelle et la réflexion sur le surnaturel, l’autre donne forme plastique à la poétique de la pensée solitaire, en isolant Hamlet de son « monde » devenu superflu. Tout se passe comme si, environ quatre cents ans après la création de la tragédie du prince danois au théâtre du Globe, l’histoire des mises en scène d’Hamlet était devenue si chargée qu’elle donnait envie de lui échapper par des chemins de traverse, tout en maintenant le dialogue avec cette « pièce des pièces » sollicitant inépuisablement le désir. Chemin de traverse de l’imaginaire (Hamlet [un songe], créé par Georges Lavaudant pour la réouverture du théâtre de l’Odéon rénové en 2006, douze ans après une première mise en scène d’Hamlet à la ComédieFrançaise), ou celui du travail théâtral pris comme objet même de la représentation, en deçà du spec- 4. Réécriture pionnière, la pièce de Tom Stoppard, Rosencrantz and Guidenstern are dead, a été créée au Festival d’Édimbourg en 1966, et en France dès 1969. Heiner Müller, Hamletmachine, traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, Paris, Éditions de Minuit, 1979. Howard Barker, Gertrude [Le Cri], traduction d’Élisabeth Angel-Perez et Jean-Michel Déprats, Paris, Éditions théâtrales (2003, 2009). Bernard-Marie Koltès, Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet, Paris, Éditions de Minuit, 2006. 5. Voir « Hamlet, de la scène française à la scène européenne », p. 34-35. © Déborah 70. 48 Emílio de Mello (Hamlet) dans Ensaio Hamlet, texte adapté par la Cia. dos Atores, mise en scène d’Enrique Diaz, La Ferme du Buisson, Marne-la-Vallée, 2005. tacle achevé (Ensaio Hamlet, 2005, où une compagnie théâtrale monte un Hamlet, dans lequel Hamlet répète lui aussi une pièce6), ou de la déconstruction par le kitsch et le gore, symptômes d’un monde plus « pourri » encore que le royaume du Danemark (Au moins j’aurai laissé un beau cadavre de Macaigne, Festival d’Avignon, 2011). On aurait cependant tort de ne voir dans les réécritures scéniques d’Hamlet qu’une conséquence de l’histoire scénique écrasante de la pièce des pièces, qui découragerait désormais de se risquer à la mettre en scène : elles coexistent en effet avec des mises en scène très inventives de la pièce dans sa totalité ; réécritures scéniques et mises en scène d’Hamlet sont à mettre en lien avec les transformations récentes et profondes de la scène théâtrale au contact d’autres arts et du fait de sa propre ouverture à de Au moins j’aurai laissé un beau cadavre 6. Ensaio Hamlet (« Répétition Hamlet »), mise en scène d’Enrique Diaz, Companhia dos Atores, La Ferme du Buisson, théâtre de la Cité internationale, 2005. « Ce n’est pas le but de monter le texte de Shakespeare Hamlet, […] il reste quelques textes d’Hamlet, mais forcément les textes de Shakespeare, par exemple « Être, ou ne pas être », tout le monde les reconnaît d’un coup. […] Il y a très peu de textes qui restent de Shakespeare, d’autres textes d’autres auteurs, d’autres textes que j’ai écrits : c’est une sorte de… soupe de tout ça. » Vincent Macaigne interrogé par Jean-François Perrier, conférence de presse, 8 juillet 2011, France Culture. nouvelles pratiques supposant une grande liberté de traitement des matériaux textuels. Hamlet au croisement des arts de la scène Qu’il s’agisse de mettre en scène Hamlet ou de proposer une forme théâtrale librement inspirée d’Hamlet, la coprésence et l’interférence, sur scène, de formes spectaculaires hétérogènes, est l’une des tendances les plus intéressantes de ces dernières années. Bobee confie le rôle d’Hamlet à un acrobate, Pierre Cartonnet, celui de Guildenstern à un danseur congolais, DeLaVallet Bidiefono N’Kouka, qui collabore également à la chorégraphie du spectacle. D’autres formes d’expressivité que celle des mots sont mises en œuvre, donnant corps, très pertinemment, au doute omniprésent dans la pièce touchant la capacité de ces derniers à signifier la pensée. Words, words, words… Hamlet [un songe] de Lavaudant diffracte le personnage d’Ophélie en trois avatars au costume identique : deux d’entre elles dansent, la troisième joue du violon sur scène. Elles jouent et parlent Ophélie, mais leur présence scénique et leur intervention artistique multiple débordent largement le spectre du jeu de l’acteur. Une semblable expansion de la présence scénique s’observe pour Hamlet. Au moment de l’inhumation d’Ophélie, Hamlet, se tenant derrière son mannequin, lui fait jouer un air mélancolique à l’accordéon. Ces deux modes de présence paradoxaux, l’animé silencieux et l’inanimé instrumentiste, confèrent une grande puissance Hamlet Ophélie offerte et suppliante : de telles séquences témoignent d’un rapport de forces nouveau, et commun à tous les spectacles évoqués ici, entre Hamlet, tragédie de Shakespeare, et Hamlet, œuvre de Warlikowski : la signification s’élabore en premier lieu sur le plateau, le texte shakespearien devient le support malléable d’une création scénique qui ne se borne plus à le servir. Texte matériau ou matière Que devient alors le texte d’Hamlet, dans sa double nature poétique et dramaturgique ? Un matériau à agencer, fragmenter, éventuellement associer à d’autres matériaux textuels. Babélisation réjouissante de la scène européenne : nombreux sont les metteurs en scène de versions françaises d’Hamlet à revenir pour certaines répliques à l’anglais (Lavaudant, Bobee), ou encore à faire entendre d’autres langues (l’espagnol et le russe dans Hamlet [un songe], le français, avec la chanson de Gertrude, dans l’Hamlet allemand d’Ostermeier, ou l’allemand d’Heiner Müller dans le Cabaret Hamlet français de Langhoff). La profusion baroque des enjeux scéniques et dramaturgiques d’Hamlet joue comme un stimulant de la créativité scénique : un drame de la pensée s’incarnant dans les mots, cheminant de monologue en mot d’esprit à travers les questions essentielles de la mortalité et de l’éphémère, de l’opacité du monde, de l’être et des apparences, de l’amitié et de l’amour humains ; une tragédie du diffèrement et de l’empêchement de l’action, une vengeance à laquelle un prince philosophe ne s’identifie pas, une pièce exaltant le théâtre dans et par le théâtre, recherchant par lui la vérité et des raisons de ne pas désespérer… Ces enjeux se © Marc Enguérand CDDS. poétique à la scène, là encore en l’absence de tout discours verbal. Réécritures scéniques et mises en scène d’Hamlet confient au plateau des éléments cruciaux de la fable. La scène – au sens large supposé par l’hybridation récurrente des arts – prend en charge non seulement l’action et la parole, mais la pensée même, qui hors des mots se formule et s’adresse dans des agencements multiples de signes. Le grotesque, registre dominant de la mise en scène d’Ostermeier, est essentiellement porté par des signes non verbaux et non commandés par le texte shakespearien, depuis la maladresse initiale du fossoyeur incapable de porter correctement en terre le cercueil d’Hamlet père, sous la « pluie » ostentatoire déversée par un tuyau d’arrosage, jusqu’à la scène finale réunissant les protagonistes et les spectateurs du duel en un tableau à l’expressionnisme grinçant, doublé d’une cacophonie de voix amplifiées, en lieu et place du témoignage d’Horatio dont on devine qu’il n’aura pas lieu, qu’au contraire tout s’achève avec le silence constaté par Hamlet mourant. Lorsque Krzysztof Warlikowski met en scène Hamlet en 2001 au Festival d’Avignon, il intervient peu sur le texte, mais confie aux mouvements scéniques l’approfondissement des relations interpersonnelles dont sa mise en scène propose d’originales et parfois bouleversantes interprétations. La danse du trio amoureux formé par Hamlet, Rosencrantz et Guildenstern féminisés, rejoints par Horatio, ou la cruelle « nunnery scene » jouée par Hamlet et Ophélie assis face à face, et dont la gestuelle raconte quasi exclusivement l’intimité physique, puis la violence faite par Hamlet à son propre amour pour repousser sans cesse une Énigmes du texte, réponses de la scène Hamlet, mise en scène de Krzysztof Warlikowski, théâtre Rozmaitosci de Varsovie, baraque Chabran, Avignon, 2001. 49 © Alain Fonteray. 50 Gertrude [le cri] de Howard Barker, mise en scène de Giorgio Barberio Corsetti, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris, 2009. répartissent selon de nouveaux équilibres : beaucoup moins de langage verbal au profit de langages scéniques adressés de l’imaginaire à l’imaginaire, selon un transfert à chaque fois singulier de la poésie des mots, fondement de la théâtralité shakespearienne, à une poétique des corps dans un espace visuel et sonore complexe, support principal de la théâtralité et de la performativité7 contemporaines. 7. On se référera utilement aux travaux de Josette Féral sur la notion de performativité appliquée au théâtre, et notamment à son dernier ouvrage, Théorie et Pratique du théâtre, Montpellier, L’Entretemps, 2011. 8. Voir notamment Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, et L’Abécédaire de Gilles Deleuze, avec Claire Parnet, film de Pierre-André Boutang, Arte, 1996 : « D comme Désir ». La liberté de tisser d’autres textes dans celui d’Hamlet, prise par Daniel Mesguich depuis sa première mise en scène, et d’agencer autrement les éléments textuels conservés, selon des principes d’association et de montage, brechtiens ou non, est largement mise à contribution, non seulement dans les réécritures scéniques, mais aussi dans les mises en scène. Les textes insérés à la place du texte shakespearien constituent autant de points d’ancrage dans le présent culturel des acteurs et du public : supprimant les comédiens de la pièce, Ostermeier fait d’Hamlet l’acteur par excellence, jouant non seulement la folie, mais encore deux des trois rôles de « La souricière »… Lorsque Hamlet parle de théâtre, c’est un discours et des chansons sur le théâtre contemporain qui lui sont prêtés, c’est un acteur de 2008 s’adressant au public du théâtre du XXIe siècle. Avec Qui est là, Brook mettait en tension des éléments textuels et des gestuelles rituelles et théâ- trales d’origines très diverses (africains, japonais, européens) pour approcher théâtralement la présence du surnaturel à travers celle de l’acteur. Quelques années plus tard, comme metteur en scène d’Hamlet aux Bouffes du Nord, il s’octroie une grande liberté par rapport au texte shakespearien qu’il allège de sa dimension internationale et politique, et aménage par d’importants déplacements textuels, notamment des monologues d’Hamlet. Lavaudant (Hamlet [un songe]) choisit de faire d’« Être, ou ne pas être » l’ultime monologue d’Hamlet mourant, dont le dernier souffle interrompt la parole : « Le reste est… », avant le mot silence. Le noir se fait sur le plateau. Désacralisé, le texte d’Hamlet devient un matériau supportant les interventions les plus diverses, jusqu’à la substitution à ses joyaux poétiques de litanies de « putain » et de « salope », leitmotiv de la relation Hamlet-Ophélie dans la réécriture de Macaigne. Les mots deviennent matière et projectile au même titre que la boue ou les excréments manipulés sur le plateau. Faire violence à Shakespeare semble le symptôme d’un certain théâtre qui ne sait plus que faire de la parole poétique, d’une époque qui ne se reconnaît que dans les images et n’a plus confiance ni dans le pouvoir signifiant ni dans la force évocatoire des mots. Gilles Deleuze se méfiait du théâtre, plus sans doute en raison de l’analogie psychanalytique entre l’inconscient et une scène que par une réelle aversion envers la scène elle-même. Pourtant, la définition partagée avec Félix Guattari du désir comme agencement8 rend bien compte de l’évolution contemporaine des relations entre Hamlet et la scène, et des enjeux de celle-ci. Les artistes de théâtre qui se tournent vers Hamlet ne désirent pas un objet, ni même un monde, qui serait contenu dans Hamlet. Leur désir est agencement : de ce qui les fait rêver, penser, imaginer dans Hamlet – le théâtre, le doute, la pensée, l’humour, la mort, la folie, etc. – et de ce qui les sollicite dans leur propre univers (artistique, mais tout autant politique, social, spirituel) ; tel lieu à investir, tel acteur à diriger, tel musicien, chorégraphe ou vidéaste avec lequel partager un projet, telle idée, ou telle pulsion, à porter sur un plateau… The Readiness is all (« Le tout est d’être prêt ») : abrégé de toutes les pensées sur le processus de la vie et de la mort, Hamlet parle aussi des vies, des morts et des renaissances du théâtre, dans une perpétuelle et parfois douloureuse adaptation au moment présent. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 51 À propos du spectre dans quelques mises en scène récentes d’Hamlet © Eric Dydim. Leila Adham. Hamlet, mise en scène de Nikolaï Kolyada, Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’automne, Paris, 2010. Le spectre a un rapport étroit à la modernité. Corps paradoxal qui permet de penser la présence d’une absence et la survivance du passé, il figure de façon exemplaire le concept de mémoire qui fonde la société occidentale9. Dans le domaine de la représentation, le monde qu’il dessine – fait d’indices, de traces, de restes, un monde hanté – réactualise la dialectique visible/invisible, et épaissit le phénomène de présence dans l’imagerie contemporaine. N’est pas seulement présent ce que l’on voit, mais aussi ce qui échappe au domaine du visible et qui relève alors du visuel, pour reprendre les termes de Georges Didi-Huberman10. Ce dédoublement du niveau de la représentation conceptualise l’image profane et lui invente une transcendance. D’où, probablement, le recours de plus en plus fréquent au fantôme dans les esthétiques contemporaines, et d’où, sans doute, l’intérêt toujours plus vivace des 9. Voir Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, 2000. 10. Georges DidiHuberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990, p. 14. 52 metteurs en scène contemporains pour l’Hamlet de Shakespeare. La question qui nous intéresse alors est de savoir non plus seulement comment ces metteurs en scène donnent corps au personnage du spectre dans Hamlet, mais si son apparition détermine le fonctionnement des images de l’ensemble de la représentation. La tragédie élargie 11. Hamlet, traduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2002, scène I, acte II, p. 180-181. 12. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduction d’Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, p. 219. 13. Hamlet, op. cit., III, IV, p. 53-84. 14. Programme du spectacle. 15. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1979, p. 677. Notons ce premier fait : deux mises en scène récentes d’Hamlet théâtralisent les funérailles du roi défunt. Il s’agit des travaux de Thomas Ostermeier (2008) et de Nicolaï Kolyada (2010). L’Hamlet d’Ostermeier commence effectivement par une séquence de neuf minutes dans le cimetière, au cours de laquelle on assiste à l’inhumation du monarque. La scène est muette (elle n’est pas de Shakespeare) et est immédiatement suivie par une autre séquence rajoutée : les noces de Claudius et Gertrude. Si ce prologue nous permet de comprendre que nous nous situons ici dans l’esprit d’Hamlet – n’est-ce pas lui qui associe les deux événements au point de les faire se télescoper ? : « Économie, économie, Horatio. Les viandes rôties des funérailles/Ont été servies froides au repas du mariage »11 –, il détermine surtout le sens et le fonctionnement du dispositif scénographique. Le cimetière est le souterrain de la tragédie. Il est le socle pourri sur lequel le drame se construit. Un drame qu’Ostermeier fait jouer sur un petit plateau qui glisse sur ce terrain, semblable alors au « jardin où le chiendent monte en graine » et auquel Hamlet compare déjà le monde dans le premier monologue. Cette permanence du cimetière dans l’image pérennise aussi la présence du fantôme sur scène. Bien qu’invisible en dehors de ses apparitions à Hamlet, le spectre est là. Il hante la représentation, et double l’espace d’un niveau situé non plus au-delà, mais en deçà de l’image. Le sol terreux fonctionne en effet comme la représentation indicielle du fantôme qu’il dissimule, et conduit alors au cœur de la contradiction propre à la spectralité : celle de l’être là et pourtant absent. La mise en scène de Kolyada propose également un prologue muet, mais chorégraphié, dans le cadre duquel sont représentées, d’abord les noces du couple royal, puis les funérailles du père d’Hamlet. Les deux événements s’enchaînent, pris tous deux dans la même énergie du rituel païen. Comme Ostermeier, Kolyada fait donc le choix d’élargir la tragédie afin de mettre en image le cadavre du roi défunt, absent chez Shakespeare. Mais ici, l’image est d’autant plus troublante qu’elle est reliée à son double autre : celle d’un Claudius vivant. Le corps rigide du défunt monarque est placé au centre de la scène, avant d’être recouvert d’un cercueil en plastique qui ressemble étrangement à une oreille. La scène suivante, le cercueil est retourné : le corps du défunt a disparu et c’est Claudius que l’on y découvre, allongé, comme dans un bain. De la tombe à la baignoire, l’image est la même mais saisie dans la dynamique de l’anamorphose. On pense au rite carnavalesque et à sa bipolarité constitutive : « Dans ce système, la destruction et le détrônement sont associés à la renaissance et à la rénovation, la mort de l’ancien est liée à la naissance du nouveau ; toutes les images sont concentrées sur l’unicité contradictoire du monde agonisant et renaissant. »12 On songe aux portraits que Hamlet fait des deux frères13 et dans lesquels ils apparaissent comme des antipodes, et on comprend qu’ici le corps de l’un, vivant, est la trace de celui de l’autre, mort. C’est d’autant plus clair que la mise en scène est tout entière fondée sur une dramaturgie de la trace et du recyclage. Les accessoires sont des objets usés, « empruntés à des promenades : cuvettes métalliques, tissus bariolés pris à des pinces à linge, colliers de chiens métamorphosés en bijoux ou en couronnes, détritus, conserves de nourriture pour chat, déchets de boucherie, et sacs plastique »14 ; les vêtements sont élimés ; et tout un jeu est construit avec un rouleau de film étirable, habituellement utilisé pour conserver les restes. Notons enfin que l’objet qui circule de bouche en bouche au cours de la scène de mariage de Gertrude et Claudius n’est autre qu’un bouchon, objet convoqué par Hamlet pour penser l’implacable processus de transformation que subit le corps humain après la mort. « Réfléchis : Alexandre est mort. Alexandre est enterré, Alexandre retourne à la poussière, la poussière à la terre, de la terre on tire la glaise, et pourquoi avec cette glaise qu’il est devenu ne peut-on boucher une barrique de bière ? » (V, I, 190-193). Dans le corps de Claudius qui se présente comme le négatif de celui d’Hamlet père, dans les objets usés qui sont au sens strict des re-présentations d’existences passées, s’accumule donc de la spectralité. Dans L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre rappelle qu’une chose est hantée dès lors qu’elle a appartenu à un premier propriétaire15. Or, ici tout a déjà servi : Énigmes du texte, réponses de la scène 53 © Pascal Gély CDDS Enguérand. Hamlet Pascal Rénéric (Hamlet) dans Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, adaptation et mise en scène de Vincent Macaigne, cloître des Carmes, Festival d’Avignon, Avignon, 2011. à l’image de la reine qui vient d’une autre couche, la couronne et le trône sont vétustes, et c’est dans cette vétusté, on l’aura compris, que s’inscrit une présence indicielle du père défunt. De l’indice à l’icône Ce déplacement du spectre dans l’objet ne fait renoncer ni Kolyada ni Ostermeier à incarner le personnage du fantôme dans les scènes d’apparition. Dans l’Hamlet d’Ostermeier, la parole du fantôme est prise en charge par l’acteur qui joue Claudius. L’image de son visage en sang est projetée sur un écran qui double le mur du lointain, et sur laquelle vient se superposer celle d’une tête de mort. La rencontre des deux visages ne dure qu’un court instant car la tête de mort est non seulement mobile mais variable dans sa forme et sa dimension. À certains moments, elle s’aplatit, comme dans une peinture de la Renaissance qui travaille la perspective ; à d’autres, elle se déplie et perd en profondeur. Cet effet, en plus d’élever au carré le phénomène de l’apparition, confirme l’existence, postulée plus haut, d’une dimension de l’image située au-delà de la surface du visible. Car l’écran n’est pas le lieu d’une répétition du visible mais celui de sa densification. Ce qui s’y projette n’apparaît qu’une fois le monde visible dépassé, déchiré devrait-on dire. C’est d’ailleurs un espace que Hamlet – qui « ne connaît pas semble »16 – agence seul, pour lui seul. Un espace construit pour tenter de « tirer le regard au-delà de l’œil, et le visible au-delà de lui-même »17. Dans ce dispositif à deux niveaux, on l’aura compris, le fantôme n’est ni le visage défiguré de Claudius, ni la tête de mort, mais bien le rapport entre ces deux images. C’est leur mouvement l’une vers l’autre et leur articulation. Car le spectre chez Ostermeier est une image-temps telle que Gilles Deleuze la définit : rencontre d’une image actuelle avec son double, virtuel. « L’image actuelle entre en rapport avec une image virtuelle, image mentale ou en miroir. Au lieu d’un prolongement linéaire [et d’une succession d’images], on a un circuit où les deux images ne cessent de courir l’une vers l’autre, autour d’un point d’indistinction du réel et de l’imaginaire. On dirait que l’image actuelle et l’image virtuelle cristallisent. C’est une image-cristal, toujours double ou redoublée. »18 16. Hamlet, op. cit., I, II, p. 77. 17. Georges DidiHuberman, Fra Angelico, op. cit., p. 14. 18. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Seuil, 2005, p. 75. 54 Et ce que cette image donne à voir, c’est effectivement du temps, le temps dans toute son épaisseur : condensation du passé et du présent, permanence du passé dans le présent. « On voit toujours quelque chose dans le cristal. Et ce que l’on voit, c’est du temps. »19 Si l’image-temps est habituellement une imagemémoire, elle peut également être envisagée ici comme une image-avenir, une vanité qui annonce celle du cinquième acte et dans laquelle le fantôme ne désigne plus seulement ce qui a été, mais ce qui sera. Image double, voire triple, le spectre est donc à la fois la représentation d’une survivance de la mort et celle de l’échec de la vie. En somme, il contient en lui seul le vertige métaphysique d’Hamlet qui découvre simultanément – et c’est sa tragédie – le caractère obsessionnel de la mort et la fragilité de la vie. aux murs du décor ? Il pourrait en être tombé, et représenter un reliquat kitschisé de la Renaissance. Trop vulgaire pour être un messager de Dieu, ce spectre n’en est que la reproduction parodique, fixée dans de la matière. Si le fantôme n’est donc pas l’empreinte de la spiritualité du spectacle, il est en revanche un signe mémoire. Définitivement kitsch parce que ringard, il « porte en lui la quintessence des formes anciennes »21. « Les surréalistes cherchent l’arbre totémique des objets dans l’épaisse forêt de l’histoire primitive. La plus haute, l’ultime figure grimaçante de ce totem, c’est le kitsch. Il est le dernier masque du banal, que nous revêtons dans le rêve et la conversation, pour nous incorporer la force du monde disparu des objets. »22 L’apparition spectrale est moins spectaculaire chez Kolyada. Ici, le fantôme ne brise pas la surface du visible, au contraire : il entre en scène une première fois de façon tout à fait anodine, et sans que personne le remarque. Bien que supposément revenu du monde des morts, ce spectre-là emprunte la même porte que toutes les autres figures de la cour, est vêtu du même costume – collant noir, jupe et T-shirt – et affublé du même collier de chien. Seuls signes distinctifs : des ailes et une auréole en plumes blanches. Mais qui ne suffisent pas à susciter la terreur : Hamlet se moque de son père dès les premiers instants de leur rencontre. Plutôt anti-spectaculaire et ridicule, le fantôme de Kolyada est à la fois le produit et le sommet de l’esthétique kitsch dans laquelle le metteur en scène installe son Hamlet. Avec son T-shirt à l’effigie de Jésus-Christ, il cumule le grotesque et le mauvais goût et se marie parfaitement avec les cannettes de soda écrasées, les housses de coussin et les tapis bariolés qui saturent l’espace de la représentation. Comme ces objets usés, le spectre est en effet le résidu d’un temps passé, le rebut misérable d’une époque lointaine et dépassée. « Les spectres sont des déchets car ils sont ce qui reste ou ce qui revient de ce qu’on croyait mort », déclare Jean-François Peyret20. Kolyada, qui interprète lui-même le personnage, en fait presque un bibelot tant il le fige dans des poses absurdes de danseuse de ballet. Est-ce un hasard, d’ailleurs, si ses premiers gestes s’organisent tous autour des reproductions de tableaux suspendues Une adaptation d’Hamlet, créée en juillet 2011 pour le Festival d’Avignon, reprend l’esthétique kitsch et situe une nouvelle fois la question du retour des morts dans la matière : il s’agit d’Au moins j’aurai laissé un beau cadavre de Vincent Macaigne. Son dispositif, fondé sur l’usage de bâches en plastique, fait de la scène une sorte de réservoir dont une série de matières ne cesse de déborder. Tout un volet du spectacle est d’ailleurs fondé sur la projection plus ou moins maîtrisée de ces substances, faite pour engloutir le spectateur sous une couche de sang et d’eau. Le projet consiste à débarrasser Hamlet de toute forme de transcendance pour questionner l’épaisseur de l’existence dans le monde de l’ici-bas. Plus de revenant dans cet Hamlet replié sur le monde des vivants : le fantôme est une taupe. « C’est un fantôme dégagé de tout brouillard et de toute aura qui parlera à Hamlet. Ce sera un animal. Les animaux seront sur le plateau pour éradiquer une fois pour toute l’idée du fantôme abstrait, vaporeux, de passage. Il sera en chair et en odeur. »23 En 1600, déjà, la taupe était la forme à travers laquelle Shakespeare mettait en doute la possibilité du Purgatoire. Le geste est donc clair : Macaigne dégrade le fantôme et n’en conserve que la dimension charnelle, vivante en un sens, pour annuler le monde dont le revenant est le signe. Si cette amputation élimine l’esprit d’Hamlet, elle ne supprime pas pour autant les concepts qui lui sont associés. La mémoire et la permanence du passé sont même au Cadavre Hamlet 19. Ibid. 20. Jean-François Peyret, « Heiner Müller ou le Testament introuvable », Alternatives théâtrales, n° 37, 1991. 21. Walter Benjamin, « Kitsch onirique », Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2005, p. 10. 22. Ibid. 23. Vincent Macaigne, note d’intention du spectacle, publiée sur le site de la compagnie : www.vincentmacaignefriche2266.com. Hamlet centre de ce travail, organisé autour de la dialectique présent-passé. « Tout sera expérimenté sur le plateau en improvisations, de façon brute. »24 Le désir n’est pas de jouer Hamlet mais de jouer avec Hamlet. D’improviser sur la base des situations proposées par la tragédie. Ici, Hamlet n’est qu’une matrice que le théâtre entend dépasser car, ce qu’il spectacularise, c’est le débordement même de la pièce source. Une pièce que le plateau a avalée, puis mâchée, et qu’il expulse au présent de la représentation. Ce mouvement d’absorption-déjection, qui suppose un déroulement linéaire chronologique, place Hamlet dans un temps antérieur à celui du plateau. Hamlet est l’image d’un passé, auquel s’oppose l’hyper-présence des acteurs qui improvisent. Hamlet est un cadavre sur la tombe duquel on joue. Hamlet est un spectre, le spectre de cette expérience théâtrale. Et le jeu ne fonctionne que si, à travers le fantôme, on reconnaît le mort. Sans l’activation du principe de reconnaissance propre au système spectral, le spectacle s’effondre. Hamlet est mort, vive Hamlet ! scéniques pour l’exprimer. Ostermeier installe ses personnages autour d’une table et s’attarde longuement sur l’image d’un Claudius vorace, engloutissant des morceaux de poulet. Macaigne dresse aussi la table du repas des noces royales et travestit Claudius en banane, quand Kolyada exhibe les restes de ripailles : les os d’un bœuf ou d’un sanglier. Sur scène, les acteurs mastiquent, avalent, crachent. Ils dansent avec les os d’une carcasse d’animal, avec des cannettes de Coca, ils tirent la langue, ils bavent. Tout un réseau sémiotique se construit alors autour du rapport corps mangeant/nourriture. Autour de la faim et du désir. L’accent est mis sur la dimension organique et érotique du corps, sur la sensorialité et la sensualité. Dans ce monde tangible, qui célèbre à l’envi la matière, le spectre n’est plus l’être surnaturel qu’il est dans la tragédie de Shakespeare. Il est une figure du temps. Il est l’héritage, et ce qu’il suppose de déterminisme. Il est l’histoire. C’est la raison pour laquelle aucune mise en scène contemporaine ne le supprime, la raison pour laquelle il est même, le plus souvent, étiré et décliné. Plus seulement personnage, le spectre est devenu un concept25 créé pour articuler passé/présent/futur : triangulaire que la contemporanéité nous oblige incessamment à repenser. © Marc Enguérand CDDS. Pour finir, formulons cette remarque : les trois mises en scène citées déclinent toutes la thématique de la nourriture et convoquent une profusion de signes Énigmes du texte, réponses de la scène Hamlet, mise en scène de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 2008. 55 24. Ibid. 25. Jacques Derrida invente le concept d’hantologie à partir d’une réflexion menée sur les scènes d’apparition dans Hamlet. Voir Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1997. 56 La représentation comme « piège » du théâtre Rafaëlle Jolivet Pignon. 26. L’expression est de Daniel Mesguich. 27. « Une vanité contemporaine », entretien avec David Bobee par Cathy Blisson dans Hamlet, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2010, p. 11. 28. Extrait du programme de la mise en scène d’Hamlet en 2011. 29. L’expression a été forgée par Bruno Tackels pour souligner l’importance du travail de plateau dans les créations contemporaines. 30. Voir l’échange d’Hamlet avec Rosencrantz et Guildenstern, II, II, p. 90-92 et notes 24-28 et 31, p. 398. Cette citation et les suivantes se font dans l’édition Folio Classique, traduction d’Yves Bonnefoy. 31. I, V, p. 66 ainsi que la note p. 397. Le thème du théâtre – et plus particulièrement la question de la représentation – qui parcourt la pièce explique sans aucun doute l’intérêt qu’elle suscite chez les metteurs en scène. Les mises en scène récentes en soulignent la théâtralité, jouent avec les codes du théâtre, exhibant ainsi la mise en abyme de la représentation. Mettre en scène Hamlet aujourd’hui est une façon de donner à voir sa propre fabrique scénique. Le geste réflexif du théâtre sur luimême rend compte de la fable, l’histoire de ce jeune homme qui utilise l’art théâtral comme outil de connaissance tout comme masque, mais c’est aussi une manière de montrer au spectateur le processus de la représentation elle-même. Le metteur en scène, à travers Hamlet, expose de façon métonymique une image de sa propre écriture scénique. Que l’on monte Hamlet pour la première fois, que l’on propose une réécriture scénique de la pièce de Shakespeare ou que, comme Daniel Mesguich, on se confronte à cette œuvre régulièrement comme un « work in progress »26, il s’agit à chaque fois de « En tant que metteur en scène, je ne voulais pas me laisser dévorer par ce type de texte. Je crois qu’il est important de savoir d’abord qui on est et d’où on parle pour arriver à rassembler ses propres outils avant d’entrer en dialogue avec un texte comme Hamlet. » David Bobee27 « Il y a plus de quarante ans, je disais : “Ce qu’il faudrait, ce serait remonter Hamlet tous les dix ans.” Non pas dans le vain espoir d’en finir un jour, mais pour se mesurer. Non à lui, mais à nousmêmes. » Daniel Mesguich28 mettre à l’épreuve sa propre écriture scénique non pas pour épuiser l’énigme du texte mais pour creuser l’énigme de sa représentation. Shakespeare écrivain de plateau29 Omniprésente dans l’œuvre, la thématique théâtrale se manifeste à plusieurs niveaux : dans sa structure, par la place centrale qu’occupe le « théâtre dans le théâtre », dans sa distribution, en proposant des personnages qui incarnent des acteurs, et dans la visibilité affichée du processus de la représentation. Shakespeare, poète, auteur dramatique, mais aussi acteur et sociétaire d’une compagnie théâtrale, parle d’une réalité qu’il connaît au plus près et s’amuse à la mettre en situation. La troupe des comédiens est ainsi clairement inscrite dans la réalité théâtrale de l’époque élisabéthaine30 et Hamlet, dans ses conseils de jeu adressés aux comédiens, est le porte-parole de l’auteur. Celui-ci se prête d’ailleurs avec facétie au jeu intertextuel en mettant dans la bouche de Polonius la référence à son expérience d’acteur dans Jules César, pièce composée peu avant Hamlet. Le texte, par ailleurs, distille en sourdine les indices de sa fabrique scénique par des allusions à la configuration du lieu scénique luimême (« le bonhomme à la cave »31), mais aussi par l’adresse directe aux spectateurs, associés aux acteursspectateurs de la représentation dans la fiction. Cette métathéâtralité en jeu montre à quel point Shakespeare, dans sa pratique vivante du théâtre, est proche de nos pratiques contemporaines. Rappelons, par ailleurs, que la pièce a été représentée au théâtre du Globe avant que le texte soit figé dans les éditions qui ont suivi. La pièce jouée différait vraisemblablement du texte que nous connaissons, dont l’intégralité suppose une représentation de plus de quatre heures. Cette origine scénique – le travail de plateau comme matrice – invite assez naturellement les Énigmes du texte, réponses de la scène 57 © Rictus/David Bobee. Hamlet Pierre Cartonnet (Hamlet), dans la mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010. « auteurs scéniques » à explorer l’œuvre à la lumière d’une réflexion sur le théâtre. Hamlet : un art de l’acteur Tandis que la pièce confie au théâtre le pouvoir de révéler la vérité derrière le masque, Hamlet, chargé de venger le crime commis, décide pour sa part de s’enfermer dans le silence. Cette posture, qu’il gardera jusqu’à l’issue fatale, l’oblige à jouer un double jeu ; l’art théâtral est pour lui le seul mode d’expression possible. Hamlet, acteur malgré lui ? Après les révélations du spectre et devant le spectacle de ce remariage incestueux, Hamlet prend conscience de l’ampleur de la tâche dans la mission qui lui incombe : « Le temps est hors de ses gonds. Ô sort maudit/Qui veut que je sois né pour le rejointer ! »32 Cette phrase, point de bascule de son destin, est prise en charge théâtralement par la mise en scène. Mesguich33 s’en empare pour montrer la dynamique de l’écriture dans la pièce. Elle est glosée par un Hamlet qui cherche la formule exacte pour caractériser cet état du monde. Son élan d’exégète fait de lui une figure de traducteur, voire un double de l’auteur : « Le temps est hors de lui-même, hors de ses gonds, il est déboîté, désajusté, comment traduire ? Toute structure est défaite, le temps est décousu, détramé, détressé, scindé, comment traduire out of joint […]. » Pour Mesguich, Hamlet n’est pas un « personnage », il est avant tout un texte (Shakespeare ne l’habille-t-il pas d’un « manteau d’encre » ?). Hamlet est ainsi la somme superposée de tout ce qui a été écrit à son sujet, un personnage palimpseste en quelque sorte34. A contrario, la proposition scénique de David Bobee met en avant la corporalité de l’acteur acrobate qu’est Pierre Cartonnet et souligne l’incarnation physique du personnage. Hamlet exécute une véritable chorégraphie sur son mât chinois, agrès dont l’acteur est spécialiste. Adoptant un parti pris cérébral ou physique, le choix de la mise en scène inscrit la nature de l’acteur au cœur de l’interprétation du héros shakespearien, et celle-ci influe nécessairement sur notre perception de l’œuvre. Lorsque Hamlet choisit l’art du camouflage comme réponse à la demande du spectre, vêtu du « manteau de la folie »35, il est le premier personnage acteur 32. I, II. 33. Traduction de Daniel Mesguich, mise en scène de 1996 au Théâtre national de Lille. 34. Lire « L’effet spectre », « Hamlet, une histoire de la scène française », dans Théâtre Aujourd’hui, n° 6 (« Hamlet, La Nuit des rois. Shakespeare, la scène et ses miroirs »), 1998, p. 110-117. 35. I, V, p. 67. 58 36. II, II, p. 75. 37. Créé en 2010, le spectacle a été filmé et diffusé sur France Ô en 2011. 38. Voir l’extrait placé en complément dans le site Antigone-enligne. L’acteur affiche d’emblée l’air hagard d’un jeune homme mal à l’aise dans un corps lourd et maladroit ; son jeu le rend plus pathétique que tragique. 39. Hamlet est bien supérieur dans l’art de la feinte : il démasque aisément le jeu de ses compagnons, tandis qu’ils échouent à percer le secret du prince (II, II, p. 88). 40. La Tragédie d’Hamlet, mise en scène en 2000 au théâtre des Bouffes du Nord et filmée (DVD Arte vidéo, 2004). 41. II, II, p. 101. 42. III, II, p. 111-112. 43. II, II, p. 98-101. 44. Le phénomène se répète dans la pièce avec certaines variations selon que la scène s’offre à vue ou bien qu’elle est observée par un ou plusieurs personnages dissimulés. 45. Ces deux scènes sont entrecoupées par celle où Ophélie est envoyée audevant d’Hamlet. Le roi, la reine et Polonius sont cachés derrière une tapisserie (III, I, p. 106). 46. Rosencrantz et Guildenstern deviennent alors spectateurs : « Attention, Guildenstern, soyez tout oreilles et vous aussi : ce gros poupon que vous voyez là est encore aux langes. » (p. 93) 47. « Par Dieu, monseigneur, c’est fort bien dit, avec le ton qu’il faut, et avec mesure ! » (II, II, p. 96) 48. Les acteurs « sont l’abrégé, la chronique concise de l’époque » (p. 98). 49. L’acteur japonais travaille avec Peter Brook depuis la fin des années 1960. de la pièce – pour les spectateurs qui connaissent la raison de sa « métamorphose »36. La simulation de la folie du personnage est avant tout une construction scénique du metteur en scène. Autrement dit, l’adolescent renfermé, rock et rebelle, aux allures résolument contemporaines est un signe théâtral à l’intérieur du dispositif artistique de Bobee37 de la mise en scène de Patrice Chéreau ? Cette leçon, encore si percutante aujourd’hui, sort assurément de la bouche d’un « maître ». Effet volontaire ou involontaire de la mise en scène, cette lecture montre là encore que la théâtralité s’ancre et se déploie dans une réalité scénique concrète. même que le choix de Lars Eidinger, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, participe de l’esthétique « déjantée » du metteur en scène allemand38. Shakespeare motive le talent de comédien dont fait preuve Hamlet – son art de la feinte – en l’opposant à la médiocrité de ses deux compagnons, Guildenstern et Rosencrantz, qui, eux, ne parviennent pas à le tromper : « Cela se trahit sur votre visage, que votre vergogne n’est pas assez astucieuse pour farder. »39 Le fard dont il est question est bien celui du théâtre : Hamlet est aussi perspicace que bon acteur, reconnaissant immédiatement les « mauvais ». Sa connaissance intime du théâtre est exposée dans la scène II de l’acte II, où il cesse de jouer la folie face aux comédiens. Le théâtre dans le théâtre Hamlet, metteur en scène L’arrivée des comédiens transforme Hamlet. L’expression de sa joie est particulièrement sensible dans la mise en scène de Peter Brook40. Le visage très expressif du comédien noir américain Adrian Lester s’éclaire d’un rire de franche camaraderie. Hamlet, comme révélé à lui-même, devient metteur en scène : « Le théâtre est le piège/Où je prendrai la conscience du roi »41, le théâtre est l’outil qui lui permettra d’accéder à la vérité en faisant tomber les masques. À cet effet, Hamlet devient auteur : « Vous pourriez au besoin étudier douze ou seize vers de ma façon », demande-t-il aux comédiens afin d’ajuster le propos à son projet. C’est dans ce sens également qu’il prend le rôle de directeur d’acteur et prodigue sa fameuse leçon d’interprétation42. Celle-ci doit être mise en regard de la leçon d’interprétation que Hamlet vient de recevoir, fasciné par les larmes du comédien évoquant la douleur d’Hécube43. Cet art du simulacre sera théorisé dans les « conseils aux comédiens ». Hamlet y développe un jeu de l’acteur fondé sur la simplicité, la sobriété et le naturel, l’art du théâtre consistant à tendre « un miroir à la nature ». Toutes les versions scéniques ne conservent pas ce passage, mais comment ne pas entendre le professeur du Conservatoire national de Paris que fut Gérard Desarthe à travers les paroles d’Hamlet dans La mise en abyme de la représentation opère un clivage dans l’ensemble des personnages : certains deviennent spectateurs de ceux qui se donnent en spectacle. Le « théâtre dans le théâtre » relève d’un dispositif stratégique consistant à piéger celui qui ignore être observé44. La pièce en offre deux épisodes particulièrement frappants : la représentation du « meurtre de Gonzague » et la scène du duel. La mise en place du dispositif Alors que le roi envoie Rosencrantz et Guildenstern auprès d’Hamlet (II, II), l’arrivée des comédiens va enclencher la mise en place du projet de représentation45. Hamlet déploie ici un double talent d’acteur. Manipulateur adroit, il se joue de Rosencrantz et de Guildenstern puis de Polonius46, mais cesse ce jeu de dupes pour interpréter avec talent une tirade du récit qu’Énée fait du massacre de Priam. Hamlet est aussi bon simulateur de folie qu’acteur de théâtre47. Le prince souligne ici la valeur du théâtre, faisant un éloge de l’art de l’acteur, miroir et expression de la société48. Le traitement scénique de cet épisode engage une conception du théâtre et de son pouvoir, à savoir sa capacité à raconter et à faire surgir un monde qui frappe notre sensibilité de spectateur. Les comédiens d’Hamlet renvoient à l’esthétique particulière du metteur en scène. Brook met l’accent sur le caractère métissé du théâtre, oriental en l’occurrence, en choisissant Yoshi Oïda49 et l’acteur indien Akram Khan. À la demande d’Hamlet, le premier comédien se met à psalmodier dans une langue inconnue. La tirade, accompagnée de la musique de Toshi Tsuchitori, rappelle le théâtre épique et mythologique de Brook à l’époque du Mahabharata. Brook convoque l’origine mythique du théâtre tout en exposant son propre théâtre, multiculturel. Bobee choisit pour interpréter les comédiens deux acteurs de la compagnie de l’Oiseau-Mouche, compagnie nationale permanente constituée d’acteurs en situation de handicap mental. La composition scénique est ainsi organisée autour de Clément Delliaux et de Hamlet Caroline Leman, dont la singularité semble répondre d’une certaine manière à celle d’Hamlet, irréductiblement marginal et isolé. Les retrouvailles entre Hamlet et les comédiens se font donc sur un effet de reconnaissance de statut et sur une admiration réciproque. Ce choix dramaturgique souligne la force d’une écriture scénique dont la dynamique repose sur une théâtralité mettant en avant le métissage et sur le choc que ce dernier produit. « Le piège » ou « La souricière » 59 « J’ai entendu dire Que certains criminels furent, au théâtre, Si fortement émus par l’art de la pièce Qu’ils ont crié leurs méfaits, sur-le-champ, Car le meurtre, bien que sans langue, peut parler Par des bouches miraculeuses. » Acte II, scène II. représentation. Intitulée « Le piège de la souris », « La souricière »51 ou « Le piège à rat »52, la pièce se développe en deux parties distinctes : le résumé de l’action est d’abord pris en charge par la pantomime puis interprété suivant une partition textuelle. Si Chéreau maintient la structure intégrale de la représentation53, de nombreuses mises en scène transforment et réduisent cette séquence dans une recomposition scénique. Dans le dispositif de Brook, les spectateurs sont de dos tandis que s’avancent les deux acteurs : le roi, Yoshi Oïda, suivi d’Akram Khan, voilé de rouge dans le rôle de la reine – reprenant la tradition élisabéthaine de faire jouer les rôles féminins par des hommes. La représentation est concentrée sur l’argument de la fable, Lucianus est interprété par le second acteur. Hamlet, commentateur extérieur pendant la première partie, se lève pour expliquer l’argument et rassurer son oncle, prenant ainsi la responsabilité du spectacle. Sur l’aire de jeu, il commente les gestes des comédiens en s’adressant au public ; Hamlet, coryphée de la tragédie, est entré dans le processus de la représentation. C’est au moment où le roi de comédie réagit au poison qui le pénètre que Claudius, grave et lourd, se lève lentement pour examiner l’acteur agité de soubresauts. © Pascal Gély CDDS Enguérand. La technique d’écriture de la « pièce dans la pièce » est courante dans le théâtre élisabéthain, mais elle occupe ici une place centrale aussi bien structurellement (III, II) que dramatiquement par l’enjeu qu’elle représente : le « piège » mis en place par le prince pour démasquer la forfaiture de Claudius. En transposant le meurtre du roi sur la scène théâtrale à travers la tragédie du meurtre de Gonzague, Hamlet espère révéler la culpabilité du nouveau roi. L’idée du théâtre comme miroir tendu à la nature n’est, certes, pas nouvelle, mais en tant que stratagème, ce dispositif complexe est un moment charnière de la pièce. Le spectacle concentre tous les regards puisque la cour entière est réunie. Horatio, l’ami et confident d’Hamlet, au fait du projet, a pour mission d’observer le roi pendant la représentation ; il est en ce sens un double spectateur, tandis que Hamlet est à la fois spectateur et acteur, dans la mesure où il doit tenir son rôle et « faire le fou »50. Tout en suivant l’action sur scène, il provoque Ophélie, interpelle sa mère et ponctue la pièce de commentaires ou d’explications, interrompant et dynamisant le déroulement de la Énigmes du texte, réponses de la scène Hamlet, mise en scène de Peter Brook, avec Adrian Lester, théâtre des Bouffes du Nord, Paris, 2000. 50. III, II, p. 115. 51. Traduction de Jean-Michel Déprats. 52. Traduction de Pascal Collin. 53. Sa mise en scène s’appuie d’ailleurs sur la traduction d’Yves Bonnefoy. 60 © Éric Legrand. certains spectateurs à sortir des spectacles de Romeo Castellucci, de Rodrigo Garcia ou même de Pascal Rambert. »55 En faisant dire à la mère d’Hamlet « C’est décadent ! », Bobee joue, de plus, d’une double intertextualité : il reprend la remarque de la mère de Treplev devant le spectacle de son fils dans La Mouette de Tchekhov et l’offre à l’actrice Murielle Colvez qui a précisément joué le rôle d’Arkadina dans une mise en scène d’Éric Lacascade. Ce tissage théâtral inscrit scéniquement la vitalité d’une pratique scénique qui s’enrichit et se nourrit des liens théâtraux entre les œuvres et entre les interprétations. Hamlet, mise en scène de Daniel Mesguich, théâtre La Métaphore, Lille, 1996. 54. Voir un extrait de cette scène sur Antigone-enligne. 55. Extrait de l’entretien, op.cit., p. 19. 56. V, II, p. 210. Le visage du roi, fermé, trahit un combat intérieur dont Hamlet est le spectateur privilégié. Cette interruption de la pièce, sobre et pesante, s’oppose à l’agitation d’Hamlet qui suit, lorsqu’il se retrouve face à Horatio pour tirer les conclusions de son observation. Le parti pris scénique de Bobee offre des points de comparaison avec celui de Brook, à commencer par la volonté de resserrement et la simplicité de la proposition. Sur le plateau plongé dans l’obscurité, les spectateurs sont installés à jardin tandis qu’une lumière laiteuse enveloppe les deux acteurs vêtus de costumes historiques à collerette. L’image a le charme envoûtant d’un film muet en noir et blanc. La focalisation se fait sur le face à face amoureux de la pantomime. La séquence est commentée « hors champ » par Hamlet en surplomb sur son mât chinois à cour. La scène étrange et poétique semble ouvrir une nouvelle réalité, suspendre le présent54. En s’éloignant de la trame narrative shakespearienne, Bobee remotive la réaction violente de Claudius devant le spectacle proposé par son beau-fils ; le roi ne semble pas supporter la vision des acteurs trisomiques au moment du poison, le roi de comédie crie, la reine, elle, rit. Bobee déplace le caractère insupportable de la représentation en questionnant la position du spectateur devant des formes nouvelles de théâtre : « Et si le scandale n’était pas que dans le fond de ce que raconte la pièce, mais également dans sa propre représentation, dans le fait de faire jouer le roi et la reine par des trisomiques ? J’aime faire durer le doute sur la culpabilité de Claudius en imaginant qu’il peut aussi se lever pour les mêmes raisons qui poussent Le duel final En miroir du « Piège à rat », le duel entre Laërte et Hamlet est le piège ultime par lequel la tragédie trouve son dénouement. Le spectateur est là encore convié à observer la cible ignorante de ce qui s’annonce être le spectacle de sa mise à mort. Cette fois, le roi occupe la place du spectateur-voyeur. Le divertissement royal réunit la cour entière, convoquée au spectacle de son propre naufrage. Le texte met l’accent sur la théâtralité de la scène, notamment à la fin : « Où donc est ce spectacle ? » demande le jeune Fortinbras. Le premier ambassadeur, qui a pu le contempler, commente d’un « ce spectacle est lugubre ». Le « théâtre dans le théâtre » ne présente pas ici une fiction dans la fiction mais fait tomber le quatrième mur en interpellant le spectateur en tant que témoin de ce qu’il a vu. Hamlet en mourant s’adresse à ceux qui restent mais aussi aux spectateurs assis dans la salle : « Et vous qui pâlissez à ce coup du sort,/Spectateurs silencieux de cette scène. »56 Il déchire par ces paroles le voile de la fiction pour souligner la fabrique de la représentation, procédé courant dans le théâtre shakespearien. Ostermeier le radicalise encore par l’exacerbation de la folie d’Hamlet : ce dernier s’élance dans les gradins, provoquant le public par des bruits scatologiques, moulinant des bras comme s’il allait tirer sur la foule. Comment mieux faire comprendre l’extrémité de l’état mental du héros qu’en lui faisant franchir le quatrième mur comme un dément ? L’exhibition des effets scéniques avec les gobelets d’hémoglobine que les acteurs se renversent sur la tête accompagne une dramatisation du jeu. Tout est faux autour d’Hamlet, mais sa folie est jouée de manière très réaliste. Le choc théâtral naît alors de la simultanéité du faux assumé et visible et du jeu de l’acteur qui cultive l’illusion du vrai. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène Hamlet, l’acteur absolu de Thomas Ostermeier Catherine Treilhou-Balaudé. de mémoire germanique d’Hamlet en épigraphe à son spectacle : le lieu de l’Hamlet-machine d’Heiner Müller est ce « cimetière » de l’Europe où forniquent des fantômes. La matière meuble dans laquelle les corps trébuchent, se jettent, roulent, devient le signe de la folie, de l’empêchement du langage (Hamlet l’ingère et la recrache au visage des autres personnages), de son impossibilité à surmonter les apparences pour dire l’être : la première poignée de terre est saisie par Hamlet lors- © Marc Enguérand CDDS. Invité d’honneur du Festival d’Avignon en 2008, Thomas Ostermeier y monte Hamlet dans la Cour d’honneur du palais des Papes. En remontant dans le temps de la fable pour faire des funérailles du roi Hamlet l’événement inaugural de sa mise en scène, le metteur en scène allemand inscrit d’emblée le grotesque au cœur de la représentation : tuyaux d’arrosage en guise de pluie, gestes mécaniques et chutes clownesques des participants à une parodie d’inhumation… Il place pourtant aussi une forme Hamlet, mise en scène de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 2008. 61 © Marc Enguérand CDDS 62 Hamlet, mise en scène de Thomas Ostermeier, Cour d’honneur du palais des Papes, Festival d’Avignon, Avignon, 2008. 57. L’acteur amateur boulimique du Songe d’une nuit d’été. 58. « Mort à peine depuis deux mois... » « Un petit mois, les souliers n’étaient même pas usés/Avec lesquels elle suivait le corps de mon père, [...] elle se mariait à mon oncle. » (Hamlet, I, II, traduction de Jean-Michel Déprats) 59. Hamlet, IV, III : à Claudius qui le questionne, Hamlet répond que Polonius est à souper, « pas où il mange, mais où il est mangé ». qu’il dit ne pas savoir ce qu’est « sembler ». Loin d’incarner le deuil incompris d’un prince éloigné des apparences fallacieuses de la vie de cour, Hamlet, chez Ostermeier, va jouer et surjouer jusqu’à l’épuisement de multiples rôles, tel un Bottom57 égaré dans une tragédie de vengeance : celui d’Hamlet et de sa folie, mais aussi celui de l’ensemble des faits, gestes et discours d’Hamlet mis à distance par une dérision omniprésente ; celui enfin de deux des personnages de la pièce dans la pièce, la reine et l’assassin du roi, qu’il interprète tour à tour. L’impossibilité d’un tragique contemporain Les murailles du palais des Papes ne forment que le fond inamovible d’une histoire royale impossible à réactiver. Le temps présent, celui d’acteurs jouant Hamlet devant un public du XXIe siècle, impose son horizontalité et sa matérialité. En un raccourci spatial saisissant, faisant écho à celui que déplore Hamlet dans le temps58, la terre où l’on inhume les morts et la table du banquet funèbre et nuptial sont contiguës, et le resteront tout au long de la représentation. Illustrant à merveille le cheminement du corps de l’homme de la table où l’on mange à celle où l’on est mangé59, cette scénographie contre l’architecture et l’histoire participe d’une démystification du tragique shakespearien, et sert puissamment le parti pris grotesque de la mise en scène. À table ! Au second plan, sur une estrade mobile en profondeur, une vaste table de banquet occupe presque toute la largeur du plateau. Jonchée de boissons et d’aliments relevant d’un quotidien ostensiblement banal (cannettes de bière, bouteilles d’eau, briques en carton de vin), bordée d’un seul côté de chaises d’école, elle est une devanture où l’on s’expose devant un public, avec les accessoires du spectacle contemporain de la vie politique (costume-cravate, micro et lunettes noires) bien plus que l’élément d’un rituel tragique. L’omniprésence de cette table Hamlet transforme le royaume de Danemark en lieu d’agapes perpétuelles et absurdes, évoquant à l’occasion d’autres tables et chaises de théâtre, celles d’Eugène Ionesco (lorsque Claudius trébuche) ou celles de Tadeusz Kantor, au moment où Polonius mort, marionnette macabre, est installé sur l’une d’elles par Hamlet. Le rideau écran Un rideau de franges, également mobile dans la profondeur du plateau, sépare en deux l’espace scénique et le temps de la fable. Sur sa surface se projettent en gros plan les personnages filmés par moments en direct par Lars Eidinger (Hamlet) ou d’autres acteurs, et parfois les reflets de formes changeantes : la caméra, avec son pouvoir grossissant et déformant représente avec justesse le « miroir » omniprésent dans Hamlet et dans l’esthétique baroque, métaphore du théâtre comme reflet du monde et du moi jusque dans ses fantasmes, le miroir que le théâtre tend à la nature, celui que Hamlet tend à sa mère pour qu’elle y contemple ses fautes noires. Aisé à traverser, propice aux apparitions et disparitions des acteurs, le rideau renvoie à la mimèsis théâtrale plus qu’à une quelconque référentialité. Il condense le théâtre du passé, la scène de la présence éloquente, parente et rivale de la chaire et du barreau, et l’espace privilégié du spectacle contemporain – artistique ou politique –, l’écran sur lequel sont projetées des images filtrées et médiatisées de la présence humaine. L’allègement du réseau métaphorique, de la poétique baroque de la langue d’Hamlet, a pour contrepartie un réseau d’images scéniques signifiantes, plus contemporaines et accessibles par leur expressivité cinématographique : gros plans sur les visages, sonorisation des voix au profit de l’intime comme de la parole publique. Le théâtre en questions, non le monde La recontextualisation de l’environnement historique d’Hamlet dans une « société du spectacle » contemporaine conduit paradoxalement à l’évacuation du politique : point de dynastie régnante et déchirée dans un lointain Danemark menacé par les royaumes voisins, mais pas non plus de problématique politique actuelle en lieu et place du vide créé. Les puissants se produisent devant un public qui n’a rien d’une communauté politique ou sociale, mais se réduit à un pur regard collectif en attente de diver- Énigmes du texte, réponses de la scène 63 tissement. Celui-ci prendra la forme, par exemple, d’une danse nuptiale de Gertrude, assortie d’une prestation vocale en français – pour Avignon. Nous sommes dans n’importe quel État dont n’est montré, de la vie politique, que la « communication », version burlesque : Claudius embrasse Hamlet et, s’adressant au public, le déclare le plus proche du trône, mais Hamlet se laisse tomber face la première dans la terre. Peut-être le temps de l’action et de la pensée politiques, et/ou de leur représentation par le théâtre, est-il simplement révolu. Hamlet, acteur absolu L’Hamlet d’Ostermeier déploie une théâtralité postmoderne passant par la déception délibérée des attentes tant « romantiques » que contemporaines suscitées par la tragédie de Shakespeare : nulle interprétation de la lenteur d’Hamlet à agir, aucun soulignement des grandes scènes de la pièce – monologues d’Hamlet, rencontre avec le spectre, méditation sur le crâne de Yorick. Pas de crâne, pas de Yorick, de vanité façon XVIIe siècle, car Hamlet joue également, couronne vissée à l’envers sur la tête, crachant de la terre à la face de ses interlocuteurs, la partition scénique du bouffon. Devenu acteur, Hamlet rend inutiles les comédiens de Shakespeare, et même le théâtre dans le théâtre, à la fois preuve par les faits de l’efficacité du théâtre, et éloge du jeu théâtral et de l’illusion. Hamlet et Horatio jouent « La souricière » : Hamlet travesti en Gertrude revêt à vue le costume de Lucianus, neveu et assassin du roi, qu’il interprète à la manière d’un traître de mélodrame tout en menant à bien la « mise en scène » expressionniste du spectacle-piège60. Hamlet ou le théâtre en questions : qu’est-ce que jouer ? interpréter un personnage ? adresser Hamlet à un public contemporain ? Telles sont les questions qu’Ostermeier choisit de mettre au centre de sa mise en scène, dans un refus manifeste d’interpréter les énigmes d’Hamlet : tout entier dans la succession de ses rôles, Hamlet n’ouvre aucun accès à une intériorité, pas plus que les autres personnages. Rien n’est suggéré de la relation Hamlet-Ophélie ou HamletGertrude, ou encore Hamlet-Horatio. Ce choix d’une théâtralité exacerbée se révèle conforme au parti pris de montrer la société du spectacle et ses effets de surface. Les métamorphoses de l’acteur obéissent à la même stratégie de déception des attentes au profit des apparences, de leur séduction et de leur vide abyssal. 60. Le roi crie, de douleur ou de jouissance, lorsqu’il est emballé dans un film plastique par Hamlet travesti en reine qui verse sur lui divers liquides ; le meurtre du roi est joué sur la banquette même où sont assis Gertrude et Claudius, qui la quittent précipitamment, laissant la place à la danse endiablée de Hamlet-Lucianus avec le tuyau d’arrosage. 64 Un cabaret Hamlet : Matthias Langhoff et le fantôme de la vieillesse Maxime Contrepois. 61. « Auteur dramatique, poète lyrique, narrateur et cinéaste, théoricien de l’art et metteur en scène, Brecht (1898-1956) [...] défend la conception d’un théâtre “épique”, défini par sa fonction sociale et politique. » Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Paris, Éditions Bordas, 2008, p. 218. 62. Heiner Müller (19291995). « Poète et auteur dramatique allemand. Placé à la charnière des deux Allemagnes, il inquiète l’une et séduit l’autre ; il finit par s’imposer des deux côtés comme un des créateurs les plus puissants et une des consciences les plus aiguës de l’Europe déchirée de l’aprèsguerre. » Ibid., p. 960. 63. Irène Bonnaud, Brecht, période américaine, Paris, 2001, p. 128. Thèse universitaire dirigée par Jean-Pierre Morel (université Paris III). L’homme de théâtre Matthias Langhoff a vécu plus d’une trentaine d’années en Allemagne de l’Est avant de rejoindre la France à la fin des années 1970. Son père, Wolfgang Langhoff, dirigea le Deutsches Theater à Berlin après la Seconde Guerre mondiale et fut le premier à accueillir Bertolt Brecht61 aprèsguerre. Matthias Langhoff est l’héritier de cette tradition théâtrale. Fin 2008, Langhoff met en scène Hamlet au Centre dramatique national de Dijon et donne comme titre à son spectacle Un cabaret Hamlet. Hamlet, un cabaret ? La forme que prennent les spectacles de Langhoff est indissociable du rapport qu’il entretient avec les textes. Pour lui, qu’il travaille Shakespeare ou tout autre auteur, le texte est avant tout un « matériau ». Quand il monte une pièce, il n’a pas de projet d’œuvre au sens où c’est le contenu spécifique d’une pièce qui l’intéresse. Il fragmente, dépèce, déconstruit et reconstruit les textes pour nous confronter à une interprétation singulière d’une pièce, mais aussi pour faire surgir la vie qui s’y trouve. Il cherche à mettre au jour ce qui entre en résonance avec sa vie, avec sa propre expérience du monde. C’est pour cette raison qu’il ne s’embarrasse pas de remords quand il modifie l’angle d’attaque habituel. Cette idée du texte « matériau », Langhoff dit la tenir de Brecht et Heiner Müller62. Une telle approche permet de désacraliser l’objet textuel – chez Langhoff, le texte est un matériau parmi d’autres : lumières, comédiens, son, scénographie. Il y a pour lui une nécessité de briser les structures (celle de la pièce et la structure théâtrale) pour réactiver les enjeux du texte et rendre épique le récit. Dans le titre donné par Langhoff à son spectacle transparaît une des deux principales particularités de cette mise en scène du texte shakespearien : la forme cabaret donnée à la représentation, l’autre étant l’aspect autobiographique du spectacle. La conviction de Matthias Langhoff que la forme adéquate pour monter Shakespeare a à voir avec le « cirque, le cabaret, la revue, le music-hall » trouve son origine dans les théories brechtiennes sur le théâtre élisabéthain. « Brecht pensait, en homme de théâtre pratique, que la meilleure façon de jouer tel ou tel texte, et de le faire échapper à la gangue de plomb où l’avait enfermé le théâtre occidental, était de le travailler dans le style d’un autre théâtre, moins menacé par l’“esprit de sérieux” et de servilité mimétique. Brecht préconisait des formes de divertissement de masse pour libérer les dramaturges élisabéthains d’une “tradition” qui n’avait rien à voir avec eux […] c’est à propos de son adaptation, avec W.H. Auden, de La Duchesse de Malfi que Brecht développa l’idée que le musical était la meilleure forme possible pour jouer les auteurs élisabéthains. »63 Langhoff ne veut pas de grandes formes. Il cherche à rendre au texte shakespearien cet aspect polysémique qui le caractérise. Pour lui, Shakespeare est un auteur du concret, de la chair. Il en vient même à nous présenter pour le premier intermède musical une femme qui, une fois le manteau tombé, est vêtue de bas résille et d’un haut quasi transparent ; elle entame son tour de chant comme une meneuse de revue. C’est aussi l’absence d’homogénéité dans l’écriture shakespearienne qui lui confère cet aspect vivant et permet de la rattacher à des formes comme le cabaret ou le music-hall. Shakespeare écrit pour un public aux attentes hétéroclites, celui des gens assis dans les galeries, cultivés, qui viennent assister à une création artistique, et celui des gens du parterre, Énigmes du texte, réponses de la scène 65 XXXXXX Hamlet Jean-Marc Stehle (le spectre) dans Un cabaret Hamlet, d’après William Shakespeare, texte et mise en scène de Matthias Langhoff, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris, 2009. boissons et nourriture à la main, qui sont là en attente de divertissement. « À l’époque élisabéthaine, le théâtre était le divertissement aussi bien des gens cultivés que des masses. Il avait aussi entre autres la fonction que les films d’horreur ou pornos ont aujourd’hui. »64 Dans une lignée brechtienne, Müller place le théâtre élisabéthain du côté de la vie et du profane, car « c’est […] un théâtre qui n’est pas supposé être de la grande littérature ou un espace sacré – une représentation de théâtre ne doit pas se dérouler comme une messe. Brecht voulait que les gens puissent fumer des cigares et boire leurs bières pendant les spectacles. » 65 Langhoff a donc voulu redonner vie à l’aspect populaire du théâtre de Shakespeare : il a par exemple conservé le système de trappe pour l’apparition du spectre au moment où Hamlet s’apprête à révéler à Horatio que son oncle est coupable du meurtre de son père. Il a aussi fait servir aux spectateurs du parterre, au moment du « To be, or not to be », des petits gobelets de bière Carlsberg. À travers l’utilisation de la forme cabaret, Langhoff recherche surtout une influence réciproque entre la scène et la salle parce que, « pour Shakespeare, le public est un personnage comme un autre pour la simple raison que son théâtre n’a pas d’idéologie ».66 Qui dit influence ne dit pas contamination. Le cabaret a cette double vertu d’intégrer spatialement le spectateur dans la représentation tout en préservant, grâce à l’introduction dans l’action d’éléments hétérogènes (morceaux de films, intermèdes musicaux), la distance critique du spectateur vis-à-vis de ce qui se joue. La seconde particularité de cette mise en scène d’Hamlet est que Langhoff a perçu la pièce comme un morceau de lui-même. Un cabaret Hamlet est une forme d’essai autobiographique où Langhoff fait un état des lieux, aujourd’hui, de qui il est en tant qu’homme et en tant qu’artiste, et où il semble remettre en cause certaines idées et certains principes qui jusque-là étaient au fondement de sa pratique. On remarque dans ce spectacle le choix de distribution singulier qu’est celui de faire jouer Hamlet par François Chattot, qui est bien plus âgé que ne l’est la comédienne (Emmanuelle Wion) qui joue Gertrude, sa mère. L’explication première que l’on peut trouver pour justifier ce décalage est que Langhoff a voulu transposer chez Hamlet ce sentiment personnel qui consiste à se sentir anormalement vieux. Langhoff est 64. Heiner Müller, Erreurs choisies : textes et entretiens, traduction d’Anne Bérélowitch, JeanLouis Besson, Jean Jourdheuil, Jean-Pierre Morel, Jean-François Peyret, Bernard Sobel et Bernard Umbrecht, Paris, L’Arche Éditeur, 1988, p. 165. 65. Entretien avec Irène Bonnaud réalisé le 10 octobre 2009 à Dijon. 66. Entretien avec Matthias Langhoff réalisé le 17 février 2011 à Paris. © Pascal Gély CDDS Enguerand. 66 François Chattot (Hamlet), dans Un cabaret Hamlet, d’après William Shakespeare, texte et mise en scène de Matthias Langhoff, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris, 2009. 67. Traductrice du texte présenté au théâtre de l’Odéon en 2009. 68. Entretien entre Matthias Langhoff et Ivan Grimberg du 17 octobre 2008 au Centre dramatique national de Dijon. 69. Lettre adressée par Matthias Langhoff à François Chattot que l’on retrouve dans le programme de présentation du spectacle pour le théâtre de l’Odéon. 70. Entretien entre Matthias Langhoff et Ivan Grimberg du 17 octobre 2008 au Centre dramatique national de Dijon. Hamlet, Hamlet c’est Langhoff. On remarque immédiatement que les questions d’âge et le rapport de Langhoff à la vieillesse sont problématiques. Irène Bonnaud67 raconte qu’au cours d’une séance de traduction, Langhoff lui a confié que le fait d’être désormais plus âgé que son père, mort à soixantecinq ans, le perturbait. Hamlet est normalement le personnage du fils. Dans Un cabaret Hamlet, Langhoff en fait un vieil Hamlet comme pour marquer qu’à ses yeux cet événement représente le dérèglement du monde. Cet Hamlet langhovien a perdu son statut de fils, et c’est sans doute l’origine de sa perte de repères : « Je crois que c’est au moins un des problèmes que nous aurons tous quand nos parents seront morts. Avec qui peut-on parler ? C’est ça que raconte le spectre, c’est pour cela que j’aime Hamlet. »68 Le problème fondamental de l’Hamlet de Langhoff, c’est la communication. S’il ne parvient pas à agir et s’il se questionne tant, c’est aussi sûrement parce qu’il est seul avec lui-même. L’Hamlet campé par François Chattot est terriblement sombre aussi parce qu’il est terriblement seul et n’a personne à qui parler – Horatio/Horatia (Agnès Dewitte) est de bon conseil, mais ce n’est tout de même pas la voix d’un père, et Hamlet ne peut accepter le dialogue avec une mère incestueuse qui se rend complice du meurtre de son père. Chez Langhoff, la vieillesse engendre la solitude amoureuse. Claudius (Anatole Koama), qui normalement devrait avoir à peu de chose près le même âge que le spectre (Jean-Marc Stehlé), puisqu’ils sont frères, est de trente ans son cadet. Dans Hamlet de Shakespeare, le spectre représente l’image du père trompé par sa femme qui lui préfère son frère plus jeune. On peut penser que, pour Langhoff, ce qui nuit au spectre, c’est sa vieillesse en tant qu’elle amoindrit considérablement ses performances sexuelles. « Le prince est vieux et fatigué ; il ne veut pas de lifting. Ce qu’il dit aux acteurs, aucun journal et aucun ministère ne veut le cautionner. C’est que sa mère est restée jeune, tournée vers la jeunesse. Est puissant celui qui la prend puissamment. »69 Pour symboliser le fait que la vieillesse est un obstacle à l’amour physique, les choix de distribution sont fondamentaux : Gertrude se dirige vers Claudius, qui est à la fois un homme beaucoup plus jeune et l’incarnation, par sa couleur de peau (Claudius étant interprété par un comédien burkinabé), de la valorisation sexuelle du Noir dans l’imaginaire occidental. D’autre part, il est symptomatique que Langhoff ait féminisé en Horatia le personnage qui chez Shakespeare est le seul véritable ami d’Hamlet : Horatio. Même si Langhoff dit avoir opéré ce changement pour « montrer que Hamlet accepte la femme seulement en tant qu’amie »70, on peut penser que, dans une société moderne où l’amitié homme-femme a quelque chose d’utopique, l’Hamlet langhovien est l’expression même de cette tendance qui veut qu’une relation amoureuse se travestisse en relation amicale soit par peur d’un des deux partis que les sentiments éprouvés ne soient pas réciproques, soit par peur de ne pouvoir satisfaire aux exigences de l’amour charnel. Langhoff, dans l’ombre d’Hamlet, dépeint cette frustration et cette accoutumance de l’homme vieillissant à n’être plus qu’ami et non amant, et qui doit se complaire dans une relation intrinsèquement impossible. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène L’eau dans le spectacle de David Bobee : un miroir des âmes © Rictus/David Bobee. Rafaëlle Jolivet Pignon. Hamlet, mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010. L’eau, symbole traditionnel de transparence, de purification, apparaît dans la mise en scène de David Bobee sous son aspect le plus inquiétant. Souterraine, sombre et glacée, elle surgit, mystérieusement, du fond de la scène : pour venger un meurtre ? Punir une faute ? Nettoyer le royaume d’un pouvoir usurpé ? Hamlet, en jeans et blouson noirs, adolescent écorché, déclenche l’inexorable processus tragique : il vient de tuer Polonius, il a révélé à sa mère la cause véritable de la mort de son père et lui annonce que « le pire est à venir ». Tandis que le rideau se lève lentement sur un cri de Gertrude, le spectateur est saisi par l’irruption de cette eau, qui lentement s’avance vers l’avant-scène, large tache qui s’étale, recouvrant le sol d’une nappe sombre et réfléchissante. Les deux derniers actes sont alors placés sous le signe de l’eau, transformant la perception de l’espace pour s’imposer en tant qu’élément dramaturgique majeur. Le château d’Elseneur, morgue royale L’espace scénographique, visiblement poreux, s’expose comme le théâtre d’un pouvoir mortifère. D’emblée, la scénographie de Bobee plonge le spectateur dans l’univers obscur et froid d’un espace carrelé. Haute muraille du château d’Elseneur, vaste salle à manger qui accueille la cour pour les nouvelles noces de la reine et du roi Claudius ou salle d’exposition du corps de l’ancien roi, Hamlet, gisant en avant-scène, à jardin, sur un catafalque noir. La mort s’invite au cœur des réjouissances. L’espace mortuaire n’est cependant pas immédiatement perceptible pour le spectateur qui n’identifie pas ce que recèle le mur, à cour, découpé de huit panneaux métalliques sur deux rangées superposées. Ce n’est qu’au retour de Laërte (IV, V), exalté et prêt à venger son père, que Claudius ouvre un tiroir laissant apparaître le corps de Polonius. L’eau accuse 67 68 met en lumière la manière dont l’eau qui suinte de la muraille est une métaphore de ce qui unit le vivant et le mort. La décomposition des corps Le thème de la décomposition et du pourrissement parcourt toute la pièce de Shakespeare. Le fossoyeur est celui qui en parle avec le plus de détachement, en connaissance de cause : l’eau est le pire pourrisseur d’un enfant de pute de cadavre71 affirme-t-il, le rire aux lèvres et les pieds dans l’eau. L’eau est un catalyseur qui rappelle aux vivants que la mort est bien présente. Dramaturgiquement, le dispositif scénographique renvoie également à l’espace mental d’Hamlet, qui, dans ses habits de deuil, est dès l’ouverture de la pièce obsédé par la mort, à commencer par la sienne : « Oh, si cette chair trop, trop agressée pouvait se décomposer,/fondre et se dissoudre en vapeur. »72 Son dégoût de la vie est exacerbé par le spectacle du couple incestueux que forment sa mère et son oncle. La présence de l’eau comme agent de décomposition peut dès lors se comprendre comme la pulsion secrète du jeune prince73. Le recentrement de la mort « hors scène » Le thème de l’eau en tant qu’élément dramaturgique lié à la fiction est présent dans la pièce, mais © Rictus/David Bobee. 71. Traduction de Pascal Collin, Éditions Théâtrales, 2010, p. 159. 72. Ibid., p. 36, I, II. 73. Ibid., « Mais fais silence, mon cœur, je dois tenir ma langue. », p. 37. un nouvel état de fait sans qu’aucun des personnages y prête attention. À l’acte suivant, un autre tiroir sera la tombe que le fossoyeur vide de ses ossements, avant de porter Ophélie dans un troisième tiroir, où elle disparaîtra, rangée, comme son père, dans cette espèce de morgue. La présence de l’eau est alors associée à l’idée de conservation et de préparation des corps ; l’humidité règne et les surfaces lisses et brillantes laissent penser qu’on les nettoie à grands jets de leurs miasmes putrides. Au cinquième acte, la mort prend le devant de la scène : l’action dramatique accumule les cadavres. Le spectacle sanglant concentre tous les regards et l’eau devient bain de sang, de vin et de poison dans lequel gisent tous les protagonistes de la tragédie. La dernière séquence rappelle la première image de l’exposition du corps du roi, mais, à la clôture de la tragédie, c’est une vision de saturation de l’espace qui s’offre aux spectateurs à travers un mouvement chorégraphique alignant les différentes estrades mobiles comme des podiums de marbre noir face aux tiroirs ouverts. L’apparition du jeune Fortinbras, militaire et danseur lunaire, unique figure lumineuse dans cette page sombre de l’histoire, ouvre un nouvel ordre poétique dans un ultime hommage au prince de Danemark. L’espace scénographique, qui se transforme en caveau familial, est une matière organique révélant son processus de décomposition : la mise en scène Hamlet, mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 69 dans un hors champ aussi proche que dangereux : la mer qui cerne le royaume et la rivière profonde. La présence de l’eau sur le plateau a ainsi le pouvoir d’amener de manière métonymique ces lieux au centre de l’espace scénique. À propos du suicide ou de la mort accidentelle d’Ophélie, les fossoyeurs débattent entre deux possibles : soit qu’on aille chercher l’eau, soit que l’eau vienne à soi… Sans trancher, la scène du drame, située pourtant dans un ailleurs bucolique 74, se déroule sous nos yeux, simultanément au récit que la reine en fait : « Vint l’instant que ses vêtements, lourds de l’eau bue,/entraînèrent la pauvre malheureuse de sa belle mélodie/vers une mort boueuse. »75 Dans un léger décalage temporel, Ophélie, nimbée d’ombres végétales et aquatiques, apparaît au centre de la scène, baignant dans l’eau, appuyée sur l’arc de ses bras, la tête penchée en avant et les cheveux dénoués dans l’eau, tel un tableau symboliste. Reflet ou réalité ? La vision poétique et picturale dévore l’espace du récit pour se dérouler au présent devant les spectateurs. © Rictus/David Bobee. La noyade d’Ophélie Pierre Cartonnet (Hamlet), dans la mise en scène de David Bobee, maison des Arts et de la Culture, Créteil, 2010. Le voyage vers l’Angleterre Plus radicalement encore, la mise en scène prend en charge l’épisode épique de la traversée d’Hamlet vers l’Angleterre, le retournement de situation, l’abordage des pirates et le retour inattendu du prince sur la terre danoise. Orchestrée par le récit d’un narrateur au micro, la scène est investie par le ballet aquatique d’Hamlet, de Rosencrantz et Guildenstern. Ce passage est un exemple de réécriture du drame shakespearien dans lequel l’épique devient l’espace où se mêlent en un dialogue interartistique théâtre, danse, musique et scénographie. Jeux de reflets, miroir des âmes L’eau crée enfin une esthétique théâtrale très élaborée : traversée par les résonances textuelles, sculptée par la lumière, se reflétant sur les parois de la boîte scénique et prise dans un jeu subtil de musiques et d’échos sonores, elle joue pleinement sur l’imaginaire du spectateur. Hamlet en superhéros Lorsque le plateau, nimbé d’une lumière crépusculaire, apparaît recouvert d’une nappe d’eau, l’arrivée d’Hamlet en Batman relève du mirage. L’eau crée une dimension cinématographique, amplifiée par la musique envoûtante de Dead Man’s Bones, Burried in Water. Hamlet en héros vengeur de la nuit ? Un fantasme de l’adolescent sûrement. Il prend d’ailleurs une gifle de son beau-père, comme si ce dernier lui signifiait ainsi de cesser de fantasmer ! La folie d’Ophélie Ophélie se révèle, quant à elle, par les jeux de reflets : créature de l’eau, elle joue de ses doubles. Ondine, elle se noie sans même y penser, dyslexique, elle mélange les lettres de son prénom, le disloque, fait des lettres un bouquet avant de les distribuer à chacun comme on sème à tout vent. Au début de la scène V de l’acte IV, elle est assise dans l’eau et joue comme une enfant avec des cubes. Les lettres qu’elle agence selon le langage de sa folie se reflètent cependant à l’endroit pour le spectateur qui déchiffre son prénom dans l’eau – la folie d’Ophélie ne serait qu’un effet d’optique ? Si l’énigme d’Ophélie reste entière dans cette mise en scène, l’élément aquatique ouvre une dimension nouvelle : déréalisant le personnage, Bobee en fait une créature de l’eau, étrange et inquiétante, sortie d’un imaginaire mythologique. 74. Ibid., La Reine : « Il existe un saule qui penchant au-dessus du ruisseau/reflète ses feuilles grises dans le miroir du courant. », p. 150, IV, VII. 75. Ibid., p. 151. 70 Repères Repères biographiques 1564 23 avril, date présumée de la naissance de William, troisième enfant de John Shakespeare et de Mary Arden, à Stratford-upon-Avon. Baptême le 26 avril. 1582 Mariage de William Shakespeare et d’Anne Hathaway. 1583 Baptême de Susanna. 1585 Baptême des jumeaux Hamnet et Judith. 1590-1592 Premières représentations de la trilogie historique d’Henri VI. 1596 Mort d’Hamnet à l’âge de 11 ans. 1597 Shakespeare acquiert la maison de New Place à Stratford. 1598-1599 Construction du théâtre du Globe à Southwark. Sur son fronton, la devise latine « Totus mundus agit histrionem. » (« Le monde entier fait l’acteur. »). Shakespeare en est l’un des actionnaires principaux. 1600-1601 Création d’Hamlet au théâtre du Globe. Richard Burbage est Hamlet. 1603 Mort d’Elizabeth Ire, règne de Jacques Ier. La troupe de Shakespeare devient la troupe des Comédiens du Roi. 1610 Retour présumé de Shakespeare à Stratford dans sa maison de New Place. 1613 Incendie du Globe. 1616 25 mars, Shakespeare signe son testament. Le 23 avril, il meurt le jour de son 52e anniversaire. Il est enterré le 25 avril dans le chœur de l’église de Stratford. 1623 Mort d’Anne Shakespeare. Publication de l’in-folio, première édition du théâtre complet de Shakespeare. Hamlet : les principales mises en scène depuis 1980 1983 Paris, Théâtre national de Chaillot. Mise en scène Antoine Vitez. Texte français Raymond Lepoutre. Hamlet : Richard Fontana. 1983 Lyon, compagnie Jacques-Weber, Paris, Bouffes du Nord. Mise en scène François Marthouret et Hortense Guillemard. Texte français Jean-Michel Déprats. Hamlet : François Marthouret. 1986 Saint-Denis, théâtre Gérard-Philipe. Mise en scène Daniel Mesguich. Texte français Michel Vittoz. Hamlet : Daniel Mesguich. 1988 Avignon, Cour d’honneur du palais des Papes ; Nanterre, théâtre Nanterre-Amandiers ; Villeurbanne, TNP de Villeurbanne. Mise en scène Patrice Chéreau. Texte français Yves Bonnefoy. Hamlet : Gérard Desarthe. 1994 Paris, compagnie Francis-Huster, théâtre Marigny. Mise en scène Terry Hands. Texte français Terry Hands. Hamlet : Francis Huster. 1994 Paris, Comédie-Française. Mise en scène Georges Lavaudant. Texte français Yves Bonnefoy. Hamlet : Redjep Mitrovitsa. 1996 Paris, ARRT/théâtre de la Tempête, Cartoucherie. Mise en scène Philippe Adrien. Texte français Luc de Goustine. Hamlet : Scali Delpeyrat. 1996-1997 Lille, théâtre La Métaphore. Mise en scène Daniel Mesguich. Texte français Michel Vittoz. Hamlet : Christophe Maltot. 1997 Paris, théâtre de Gennevilliers. Mise en scène Robert Cantarella. Texte français André Markowicz. Hamlet : Christophe Brault. 2000 Paris, Théâtre du Soleil, Hamlet sur la route. Mise en scène Paul Golub. Texte français Jean-Michel Déprats. Hamlet : David Ayala. 2000-2001 Paris, CICT, Bouffes du Nord, La Tragédie d’Hamlet. Adaptation et mise en scène Peter Brook. Hamlet : Adrian Lester. 2001 Avignon, baraque Chabran ; Teatr Rozmaitosci (Pologne). Mise en scène Krzysztof Warlikowski. Hamlet : Jacek Poniedzialek. 2004 Paris, théâtre de l’Odéon, reprise du spectacle de 1991 Amleto, la veemente esteriorità della morte di un mollusco (Hamlet, la véhémente extériorité de la mort d’un mollusque), Romeo Castellucci/Societas Raffaello Sanzio. Hamlet : Paolo Tonti. Hamlet Énigmes du texte, réponses de la scène 2005-2006 Marseille, La Criée ; Paris, Théâtre national de Chaillot. Mise en scène et texte français Hubert Colas. Hamlet : Thierry Raynaud. 2006 Paris, théâtre de l’Odéon, Hamlet [un songe]. Mise en scène Georges Lavaudant. Adaptation Daniel Loayza. Hamlet : Ariel Garcia-Valdès. 2008 Avignon, Cour d’honneur du palais des Papes, Hamlet. Mise en scène Thomas Ostermeier. Texte allemand de Marius von Mayenburg, surtitré en français. Hamlet : Lars Eidinger. 2008-2009 Dijon, théâtre Dijon Bourgogne ; Paris, théâtre de l’Odéon, Un cabaret Hamlet de Matthias Langhoff. Traduit par Jörn Cambreleng puis par Irène Bonnaud. Hamlet : François Chattot. 2010 Lyon, Les Subsistances ; Créteil, MAC. Compagnie Rictus. Mise en scène David Bobee. Texte français Pascal Collin. Hamlet : Pierre Cartonnet. 2010 Ekaterinbourg, théâtre Kolyada (2007) ; Paris, théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), Hamlet. Mise en scène Nikolaï Kolyada. Texte russe surtitré en français. Hamlet : Oleg Yagodine. 2011 Paris, théâtre de Chelles. Mise en scène, traduction-adaptation Daniel Mesguich. Hamlet : William Mesguich. 2011 Grignan (Fêtes nocturnes), Hamlet. Mise en scène Jean-Luc Revol. Texte français Jean-Michel Déprats. Hamlet : Philippe Torreton. Filmographie Laurence Olivier – Hamlet (1948) Aki Kaurismaki – Hamlet Goes Business (1987) Kenneth Branagh – Hamlet (1996) Peter Brook – La Tragédie d’Hamlet, Brook by Brook (2002, DVD 2005, Arte Éditions). Bibliographie Sources d’Hamlet Grammaticus Saxo, Amlethus, préface de Jean Paris, traduit du latin et annoté par Jean-Pierre Troadec, Romillé, Folle avoine, 1990. Belleforest François de, « Amleth, histoire tragique » (Histoires tragiques, 1583), in Christian Biet (dir.), Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 506-545. Une première tragédie d’Hamlet a été représentée une dizaine d’années avant celle de Shakespeare, mais le texte a disparu, et l’attribution reste hypothétique (Thomas Kyd ?). Shakespeare en anglais Shakespeare William, The Complete Works (The Oxford Shakespeare), Oxford, Stanley Wells et Gary Taylor, 1986. Greenblatt Stephen et al., The Norton Shakespeare, New York et Londres, ed. Norton, 1997. Hamlet : traductions en français pour la scène La Tragique histoire d'Hamlet, prince de Danemark, traduction d’Eugène Morand et Marcel Schwob, Paris, Fasquelle, 1900 (théâtre Sarah-Bernhardt 1899 ; G. Pitoëff 1920). Hamlet, traduction d’André Gide, Paris, Gallimard, 1946 (J.-L. Barrault 1946). Hamlet, Le Roi Lear, préface et traduction d’Yves Bonnefoy, Gallimard, Folio, 1978. Première édition : Hamlet suivi d’« Une idée de la traduction », Mercure de France, 1962 (O. Krejca 1965 ; P. Chéreau 1988 ; G. Lavaudant 1994). Hamlet, édition bilingue, présentée et annotée par Gisèle Venet, texte établi par Henri Suhamy, traduction JeanMichel Déprats, Gallimard, Folio théâtre, 2004 (J.-L. Revol 2011). Hamlet et Macbeth, traduits de l’anglais par André Markowicz, Arles, Actes Sud, 1996 (D. Gauchard 2004 ; C. Lasne 2009). Hamlet, traduction de Pascal Collin, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2010 (D. Bobee 2010). 71 72 Références critiques Théâtre Aujourd’hui n° 6, « Hamlet. La Nuit des rois. Shakespeare, la scène et ses miroirs », Paris, CNDP, 1998. Article « Hamlet » du Dictionnaire Shakespeare, dir. Henri Suhamy, Paris, Ellipses, 2005, p. 161-164. Revue Théâtre/Public (Gennevilliers) : n° 46, « Shakespeare 1982 », juillet 1982 ; n° 49, « Shakespearomanie » janvier 1983 ; n° 115, « Shakespeare », janvier 1994. Banu Georges, Shakespeare, le monde est une scène. Métaphores et pratiques du théâtre, traductions et introduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, 2009. Bayard Pierre, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, éditions de Minuit, 2002. Borie Monique, Le Fantôme ou le théâtre qui doute, Arles, Actes Sud, 1997. Brook Peter, Avec Shakespeare, Arles, Actes Sud/Conservatoire national d’art dramatique, 1999. Cavell Stanley, Le Déni de savoir dans six pièces de Shakespeare, Paris, Seuil, 1993 (« Hamlet et la charge de la preuve »). Dover Wilson John, Pour comprendre Hamlet, traduit par Dominique Goy Blanquet, Paris, Seuil, 1993 (Aubier, 1988). Edwards Michael, « Leçon inaugurale faite le jeudi 7 décembre 2000 », Collège de France, Chaire européenne : « Sur un vers d’Hamlet », Paris, Collège de France, 2001. Girard René, Shakespeare, les feux de l’envie, Paris, Grasset, 1990. Kott Jan, Shakespeare, notre contemporain, traduit du polonais par Anna Posner, préface de Peter Brook, Paris, Payot, 1993. Laroque François, Shakespeare comme il vous plaira, Paris, Gallimard, (1991) 2003. Lesage Dieter, Peut-on encore jouer Hamlet ?, essai traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf, Paris, Les Impressions nouvelles, 2006. Schmitt Carl, Hamlet ou Hécube : l’irruption du temps dans le jeu, texte français de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, Paris, L’Arche, 1992. Suhamy Henri, Shakespeare, Paris, Le Livre de poche, 1996. Venet Gisèle, Temps et Vision tragique, Shakespeare et ses contemporains, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, (1995) 2003. Hamlet et la psychanalyse Green André, Hamlet et Hamlet, une interprétation psychanalytique de la représentation, Paris, Bayard, (1982) 2003. Jones Ernest, Hamlet et Œdipe, traduit de l’anglais par Anne-Marie Le Gall, préface de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, (1949) 1967. Lacan Jacques, Séminaire VI, « Le désir et son interprétation ». Sibony Daniel, Avec Shakespeare, Paris, Grasset, 1988. Hamlet au cinéma Shakespeare on Screen: "Hamlet", edited by Sarah Hatchuel and Nathalie Vienne-Guerrin, PURH, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2011. Sitographie Antigone en ligne : www.cndp.fr/antigone Société française Shakespeare : www.societefrancaiseshakespeare.org Le théâtre du Globe et sa programmation : www.shakespearesglobe.com Iconographie d’Hamlet au XIXe siècle : Shakespeare illustrated www.english.emory.edu/classes/Shakespeare_Illustrated/HamletPaintings.html