Cyrano de Bergerac
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Cyrano de Bergerac
DOSSIER PEDAGOGIQUE Cyrano de Bergerac Edmond Rostand Distribution Mise en scène : Gilles Bouillon Avec Christophe Brault : Cyrano de Bergerac Emmanuelle Wion : Roxane Thibaut Corrion : Christian de Neuvillette Cécile Bouillot : La duègne, Mère Marguerite de Jésus Xavier Guittet : Ragueneau Philippe Lebas : Comte de Guiche Denis Léger-Milhau : Lignière Léon Napias : Montfleury/ Capitaine Carbon/ Castel-Jaloux Marc Siemiatycki : Le Bret Et les comédiens du JTRC : Louise Belmas, Pauline Bertani, Stephan Blay, Edouard Bonnet, Brice Carrois, Laure Coignard, Richard Pinto et Mikaël Teyssie Dramaturgie : Bernard Pico Scénographie : Nathalie Holt Costumes : Marc Anselmi Lumière : Michel Theuil Musique : Alain Bruel Assistante mise en scène : Albane Aubry Une production du Centre Dramatique Régional de Tours. Avec le soutien de la Drac Centre, de la Région Centre et du Conseil Général d!Indre-et-Loire (Jeune Théâtre en Région Centre) et le soutien du Fonds d!Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques, Drac et Région Provence-Alpes-Côte d!Azur. En coproduction avec la Compagnie du Passage, Neuchâtel. Dates : du 26 au 30 avril 2011 Lieu : Aula Magna Durée du spectacle : 2h50 Réservations : 0800/25 325 • N!oubliez pas de distribuer les tickets avant d!arriver à l!Aula Magna • Soyez présents au moins 15 minutes avant le début de la représentation, le placement de tous les groupes ne peut se faire en 5 minutes ! N.B : - les places sont numérotées, nous insistons pour que chacun occupe la place dont le numéro figure sur le billet. - la salle est organisée avec un côté pair et impair (B5 n!est pas à côté de B6 mais de B7), tenez-en éventuellement compte lors de la distribution des billets. • En salle, nous demandons aux professeurs d!avoir l!amabilité de se disperser dans leur groupe de manière à encadrer leurs élèves et à assurer le bon déroulement de la représentation. !"# I. 08 La pièce Deux amis amoureux de la même femme : Cyrano et Christian aiment Roxane. Mais Roxane, sans être le moins du monde une coquette, aime qu!on lui parle d!amour avec passion, volubilité et poésie. Or Christian, beau comme le jour, est incapable de parler joliment d!amour, tandis que Cyrano, ô combien éloquent et poète, est grotesquement laid, avec ce fameux nez qu!il porte au milieu du visage comme un défi et comme un masque. Le coup de génie de Rostand c!est d!inventer un arrangement improbable, sublimement théâtral, une substitution amoureuse : pour servir l!amour de son ami, Cyrano écrit les lettres et dicte les paroles que Christian met en action. Christian grimpe sur le balcon cueillir le baiser de Roxane, alors que Cyrano reste le souffleur de la sérénade. Rostand met alors à l!épreuve la force de cet amour et de ce romanesque monstre à deux têtes, en le passant au feu de l!héroïsme du sang, de l!abnégation et du sacrifice. Les péripéties de cette quête de la vérité sous le masque dessinent une fresque où l!action amoureuse se dispute aux exploits de cape et d!épée. Le spectateur est successivement transporté dans l!univers des Précieuses et dans celui des mousquetaires, d!une représentation houleuse au Théâtre du Marais à la boutique du pâtissier Ragueneau qui régale poètes faméliques et cadets de Gascogne affamés de gloire, du siège héroïque d!Arras au jardin du couvent final où, comme la chouette qui prend son vol au crépuscule, est révélé ce qui restera à jamais un amour impossible. II. Note d!intention du metteur en scène, Gilles Bouillon Cyrano de Bergerac c!est d!abord le personnage. Cyrano, avec un nez qu!il porte au milieu du visage comme un défi et comme un masque. Le nez de Cyrano, c!est tout Cyrano, et Cyrano c!est tout le théâtre ! Un mythe. On ne décide de mettre en scène Cyrano que parce qu!on a déjà trouvé, choisi, l!acteur qui va jouer Cyrano : Christophe Brault a déjà interprété pour moi Iago (personnage de Othello de Shakespeare).Magnifiquement. Comédien flamboyant avec son intelligence, sa générosité, sa sensibilité d!écorché, il EST le personnage. Mais Cyrano de Bergerac est aussi une comédie de troupe. 18 acteurs pour interpréter les quelques quarante rôles prévus par l!auteur. C!est peu et c!est beaucoup. Précisément je tiens à garder cette forme concertante, le contrepoint entre chœur et protagonistes, le héros et la foule, le héros qui voudrait fuir la foule et en même temps l!aspirer vers le ciel de l!idéalisme. Ce serait défigurer la pièce et se priver d!un plaisir exceptionnel de théâtre, que de la faire sonner comme une musique de chambre, sans en faire entendre l!orchestration, le tutti, la polyphonie. Cyrano, c!est un opéra parlé ! Penser cette dimension chorale sans être asservi à la comédie à « grand spectacle », est la question qui orientera la mise en scène. Ni grand guignol, ni cinéma. Cyrano, c!est du théâtre, et je veux, comme j!aime le faire avec Shakespeare, jouer avec la convention du théâtre, la surprise et la joie, la théâtralité des rôles multiples, la poésie du théâtre en train de se faire. Sur le plan scénographique avec Nathalie Holt, sur le plan des costumes avec Marc Anselmi, autant que sur le plan du jeu, du mouvement, de la mise en scène, il s!agit de trouver, au pittoresque de la comédie héroïque, des solutions poétiques plus que spectaculaires, des solutions de théâtre. Car il s!agit bien de cela : une pièce à la « gloire » du théâtre et de la théâtralité. Une pièce pour amoureux du théâtre ! 2 Six questions à Gilles Bouillon 1. « Ce monument quand le visite-t-on ? » dit Cyrano dans la célébrissime tirade des nez. Gilles Bouillon vous vous attaquez donc à un « monument » ? Oui Cyrano est un mythe ! Le personnage est un mythe ! La pièce est un mythe ! Un morceau de bravoure. Un défi ! Le succès immense remporté auprès du public a contribué à faire de cette œuvre de Rostand un mythe. Ce qui me fascine d!abord dans cette comédie héroïque c!est sa dimension polyphonique, opératique. 2. On a dit de la pièce que c!était « un opéra parlé ». Pouvez-vous dire, vous qui avez mis en scène de nombreux opéras, dans quelle mesure on peut parler ici d!opéra ? Oui, un opéra parlé. Avec ses excès, son intensité émotionnelle, son baroquisme, ses arias. Un feu d!artifice. L!alexandrin qui va grand train ou qui vole en éclats. D!une écriture toujours virtuose, brillante, électrique. A la fois comique – dramatique – mélo – héroïque – burlesque – romanesque – parodique – ironique. Contrastes de styles, de tons, de couleurs, de rythmes, de géométries. Elle revisite tout le théâtre français : mystère médiéval, théâtre de tréteaux, comédie baroque, Molière, Corneille et Racine, Hugo et tout le romantisme. 3. Cyrano est un personnage dont le modèle est « historique ». La mise en scène va-telle inscrire l!action dans une reconstitution historique du XVII° siècle ? Une pièce à costumes ? Cyrano est un concentré de toute l!histoire du théâtre français, Corneille, Racine, Molière sont cités directement ou indirectement, Marivaux dans le jeu du langage amoureux, et, Hugo en tête, tout le romantisme dont la pièce semble allumer un finale de feux d!artifice. Et si Rostand semble tourner le dos à son époque, déchirée entre la défaite de 1870 et la grande boucherie de 14-18, avec la distance et le prisme du siècle de Louis XIII, il lui révèle en réalité sa propre image. J!aurai plaisir à redonner à la scène cette profondeur temporelle, à jouer des superpositions, de la poésie des collages, des anachronismes. Un peu à la manière des surréalistes dont la poésie de Rostand se rapproche parfois étrangement ! Bien sûr Cyrano est une figure imposée, un archétype théâtral, mais Roxane est sans doute parente d!Adèle Hugo, comme les poètes faméliques pourraient hanter les rues et les passages de Paris évoqués par Baudelaire et Walter Benjamin, et tout comme le siège d!Arras n!est pas sans pouvoir évoquer le bleu horizon des uniformes de la grande guerre. Enfin la distributrice des douces liqueurs arriverait d!une salle de cinéma des années 1960. 4. Ce choix de traiter la mise en scène de manière « chorale », implique-t-elle un dispositif scénographique particulier ? Cyrano est un personnage de théâtre, un personnage théâtral dans tous les sens du terme, une pure entité dramatique ou dramaturgique. Comme Scapin, il ne cesse de jouer, de se mettre en scène, d!afficher sa propre théâtralité (même avec ostentation - il sur-théâtralise) et de faire jouer les autres. Il théâtralise le monde autour de lui : le monde est fait pour aboutir à une belle scène, pourrait-il paraphraser Mallarmé. C!est surtout cette théâtralité, qui 3 réfléchit sur ses propres puissances et ses propres illusions, sur sa capacité à dire le monde, qui me passionne ici. La scénographie sera d!abord un espace de jeu, dont la structure circulaire évoque la scène en même temps que la salle du théâtre, le berceau de l!amour, le manège et les cavalcades des romans de cape et d!épée. Une esthétique résolument tournée vers le théâtre brut, l!univers forain et les jeux de l!enfance (l!enfance, une dimension omniprésente dans la pièce) dans sa dimension ludique, vers l!effet de théâtre dans le théâtre, la théâtralité qui s!affirme en tant que telle, vers une représentation en train de se construire. Un décor en évolution donc, pour représenter chacun des tableaux, changements à vue possibles, pour évoquer chaque fois un univers différent : la scène du Marais, la rôtisserie des poètes, le balcon de Roxane, le théâtre de la guerre, le couvent de la révélation finale. Rostand voyait chaque tableau avec des couleurs différentes : les foules du théâtre et de la rôtisserie des actes I et II en multicolore, le nocturne de l!acte III en bleu, la guerre de l!acte IV en or et rouge, l!automne du cinquième acte en gris et roux. Ce dernier acte nous l!imaginons, nous, autrement : en blanc. 5. Cette « comédie héroïque » qui met en scène l!époque de Louis XIII, a paru, dès la création, tourner le dos à son époque. En quoi peut-elle justement révéler une « capacité à dire le monde aujourd!hui » ? Une comédie héroïque. Précisément. « Héroïque », Cyrano nous somme de nous interroger sur le sens et les modes de représentation des valeurs de l!héroïsme aujourd!hui, sur la possibilité ou l!impossibilité du grand récit à l!ère post-moderne, sur la « francité » du héros, sur la réconciliation ou l!unité nationale, à une époque où l!idée même de nation se dissout dans l!avènement politique de l!Europe et la mondialisation des marchés ! Les valeurs prônées par Cyrano, virilité du héros, courage personnel, renoncement, qualités de cœur, sont des valeurs romantiques autant qu!aristocratiques. D!ancien régime. Et sans doute ces valeurs nous touchent encore très profondément et très sincèrement aujourd!hui. Mais « comédie » avant tout. Contre les « imposteurs », une stratégie de la dérision : pour dénoncer la folie du monde, Cyrano prend lui-même le rôle du fou, fait rire de lui-même (emphase, outrances, bouffonnerie) : il exagère. Comme Molière dans les comédies ballets : « il arrache les masques, tout en prenant soin de souligner la folie qu!il y a à vouloir changer les gens » (Apostolidès). Jamais donneur de leçons, ce Cyrano ! Le rire de Cyrano est « philosophique » ou « éthique ». Jusqu!à sa propre mort dont il voudrait faire une « comédie », mais qui sait si admirablement nous faire passer du rire aux larmes et de la joie à la mélancolie. Car la fable de Cyrano est dotée d!une incroyable force romanesque et émotionnelle, qui explique le succès jamais démenti de la pièce et son caractère « populaire » au sens le plus noble du terme ! 6. Au fond, ce qui a toujours séduit le public, n!est-ce pas la grande force émotionnelle des personnages, le caractère « romanesque » de cet incroyable et étrange roman d!amour, sa capacité poétique à être « un grand récit » ? Sans doute ! 4 Sans doute nous passionne cette histoire d!un amour brûlant, jusqu!au sacrifice et jusqu!à la mort, pour une figure de l!inaccessible étoile, la « Princesse lointaine » de l!amour courtois et de l!amour mystique. Sans doute nous fascine cet « arrangement » entre deux hommes. Arrangement monstrueux en ce sens qu!il engendre un monstre, une oxymore intenable : être imaginaire hybride de laideur et beauté, d!esprit et d!absence d!esprit, de voix et de silence, soulevant tout un pan d!obsessions inconscientes, dévoilant comme une face cachée de la lune. Sans doute nous élève la poésie véritable dont les ombres et les clairs obscurs trouent le brillant et le bruyant du panache stylistique. Sans doute, nulle autre part qu!ici, cette poésie ne s!incarne mieux que dans une rêverie sur la vérité et les mensonges du théâtre, les sortilèges du théâtre dans le théâtre, ombre et lumière, rouge et or, sang et larmes, et rires. Sans doute enfin pouvons-nous légitimement encore aujourd!hui céder à la nostalgie du panache et au vouloir-vivre hénaurme du héros ! A ce pied de nez à l!esprit de sérieux par le rire, l!humour et le panache ! III. L!auteur, Edmond Rostand Edmond Eugène Alexis Rostand voit le jour à Marseille le 1er avril 1868. Issu d!une famille aisée, Edmond Rostand se met à l!écriture pendant ses études de droit. Non dénué d!humour, il fonde avec son ami Maurice Froyez le « Club des natifs du Premier Avril », dont les statuts stipulent que ses membres jouiront à vie du privilège d!entrer gratuitement dans tous les établissements publics, opéras, théâtres, champs de course et maisons closes, de pouvoir rire aux enterrements et de se voir attribuer un appartement de fonction dans un des Palais nationaux. En 1890, il fait paraître un volume de poésies, Les Musardises. Il épouse la même année la poétesse Rosemonde Etiennette Gérard, qui avait pour parrain le poète Leconte de Lisle et pour tuteur Alexandre Dumas. Le couple aura deux fils, Maurice et Jean, ce dernier voué à une illustre carrière dans la biologie. Edmond Rostand abandonne le droit et se consacre entièrement à l!écriture. Il connaîtra son premier succès avec Les Romanesques, pièce en vers présentée à la Comédie-Française en 1894. Il écrit ensuite pour Sarah Bernhardt deux pièces en vers : La Princesse lointaine et La Samaritaine. Il connaît la gloire avec la première représentation de Cyrano de Bergerac, le 28 décembre 1897 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Un triomphe resté gravé dans l!histoire du théâtre. Dès l!entracte, la salle applaudit debout. Un ministre vient en coulisses voir l!auteur et lui agrafe sa propre Légion d!honneur avec ces mots : « Permettez-moi de prendre un peu d!avance ». Au baisser de rideau, le public l!ovationne une heure durant. La pièce venait à point pour rendre le moral à une France traumatisée par la perte de l!Alsace-Lorraine, à la suite de la guerre franco-prussienne de 1870, et hantée depuis par l!humiliation et l!esprit de revanche. Rostand continue sur cette voie avec L!Aiglon, créée par Sarah Bernhardt en 1900. Cette double réussite auprès du public a fortement influencé l!élection du poète à l!Académie française. Après l!insuccès critique de Chantecler, Rostand n!écrit plus de pièces en vers. À partir de 1914, il s!implique fortement dans le soutien aux soldats français. Quelques jours après l!armistice de 1918, il s!éteint à Paris, victime de la grippe espagnole. 5 IV. Le vrai Cyrano Le nez « historique » du vrai Cyrano Pour sa pièce éponyme, Edmond Rostand s!est inspiré d!un écrivain français, Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac, né en 1619. Si l!écrivain avait bel et bien un nez anormalement grand, qu!il était un poète populaire et une fine lame ne redoutant pas les duels, Edmond Rostand a enjolivé ses capacités. Parmi ses écrits, la comédie Le Pédant joué et Histoire comique des Etats et Empires de Lune. Mais Hercule Savinien doit surtout sa célébrité à Rostand. Le nom « Bergerac » renvoie à une terre possédée par la famille de l!écrivain, à Saint-Forget en région parisienne. Contemporain de Molière et Boileau, ce libre-penseur multipliait les signatures imaginaires. L!ajout de « Bergerac » daterait de 1638. Le modèle pour le personnage de Roxane était Catherine de Cyrano, la cousine de Cyrano, qui vivait avec sa tante au couvent des Filles de la Croix. L!intrigue de la pièce impliquant Roxane et Christian est presque totalement fictive. Le vrai Cyrano n!a pas écrit de lettres d!amour à la place du baron. V. Le nez de Constant Coquelin, interprète du rôle à la création « C!est à l!âme de Cyrano que je voulais dédier ce poème. Mais puisqu!elle a passé en vous, Coquelin, c!est à vous que je le dédie » Edmond Rostand Rostand a songé aux défauts physiques de son futur interprète en écrivant le rôle de Cyrano, entre autres au complexe de Coquelin à l!égard de son nez retroussé, qui fut un handicap dans la composition des rôles tragiques : « Une voix magnifique et complète était celle de Coquelin. Elle comprenait toutes les gammes, avait toutes les résonances, et si Coquelin eut eu un nez ordinaire, il eût certainement réussi dans certains rôles tragiques » (Sarah Bernhardt) « Coquelin ... son rôle, il le coupe en tranches de vingt rimes. Il ne les lance pas : il vous les flanque à la figure. Il est heureux, étant laid, de pouvoir parler comme un amoureux. Il avait une voix de trompette et Rostand lui a collé au milieu du visage la trompette elle-même. » (Jules Renard, Journal, décembre 1897) Constant Coquelin a marqué ce rôle à tel point que les comédiens d!aujourd!hui se positionnent encore par rapport à lui. Constant Coquelin et Edmond Rostand 6 Les Non merci ! La lettre suivante accompagnait l'envoi à Coquelin d'une des tirades les plus célèbres, la tirade des «Non, merci ! » où Rostand avait mis tant de souvenirs personnels. Elle témoigne aussi du talent scénique de Rostand : tous ses contemporains s'accordent à reconnaître en lui un admirable diseur, et Coquelin lui-même déclara plus tard : « Il aurait pu jouer le rôle mieux que personne.» Cette lettre est citée et reproduite pour la première fois dans le numéro 56 (juin 1955) des Annales, revue mensuelle des Lettres Françaises, article « Cyrano de Bergerac », par Dussane. Mon cher Coquelin, Il est certain que vous devez rager. Mais il serait fou pour un ou deux jours de différence de vous envoyer des morceaux qui ne vous satisferaient pas. Voici les Non, merci, et ils sont à point. C'est un vrai morceau à apprendre. Je l'ai dit mille fois, en y changeant un mot à chaque fois. Tout y est. Vous verrez mieux que moi ce que l'on peut en faire, et que de Non, merci depuis celui qu'on dit en deux fois, Non !... merci ! ? jusqu'à celui qui va d'un trait. Depuis le Non merci comique et léger jusqu'à celui qui s'indigne. Il y a le non merci qui semble refuser un plat qu'on vous passe, simplement, et celui qui repousse les présents d'Artacarcès ! Je pense qu'il faut commencer tout doucement de sorte qu'on croie le premier non merci tout seul et qu'on s'étonne d'en voir arriver un second. Puis à partir du moment où ils se resserrent, Chez le bon éditeur de Sercy , etc, , presser, presser, et que cela deviennent une pluie, - jusqu'à 3 derniers dits d'un trait pour détacher sur un brusque changement de voix le : Mais chanter !.. . Et à partir de là, un lyrisme tout différent, un chant jusqu'à la fin, - et avec un reprise de bravoure sur le dernier vers et le : Tout seul ! Mais tout cela , c'était inutile de vous l'écrire. Vous verrez tout. Nous nous entendons si bien. Et les gestes moqueurs que peuvent donner : D'une main flatter la chèvre Cependant que de l'autre on arrose... etc. Et j'y pense encore, le non merci de dégoût sur les soupirs de vieilles dames, etc. J'attends avec impatience de vous entendre. Cent fois il faut l'avoir dans la bouche pour aller, par moment, vertigineusement vite. Avant que vous n'ayez pu savoir cette torture, vous aurez la suite. A vous Source : www.cyranodebergerac.fr 7 VI. Les autres personnages principaux de la pièce ROXANE Adulée, elle est l!objet de l!admiration générale. Objet aimé par excellence : aimée de Valvert, De Guiche, Montfleury, Cyrano, Christian... Une image idéalisée, divinisée, la beauté superlative, la perfection : la beauté même, la grâce, Cléopâtre, Bérénice, Diane, Vénus ! La plus belle qui soit au monde, et à la fois la plus brillante, la plus fine – alors qu!en face, côté masculin, beauté et esprit brillant seront distribués séparément. Roxane est amoureuse des apparences, et spontanément platonicienne elle idéalise la beauté de Christian : la beauté du visage est le signe de la vérité, de l!esprit, garante d!une beauté spirituelle : « il a sur son front de l!esprit, du génie, il est fier, noble, intrépide, beau ». L!amour de Roxane cristallise sur une image sans paroles, sur un beau silence : « j!aime quelqu!un qui m!aime sans oser me le dire ». Et c!est ce silence, doublé ou post-synchronisé par les mots de Cyrano qui va créer et entretenir le quiproquo. Roxane est désignée comme « Précieuse ». La Préciosité est un mouvement de pensée, de mœurs et de littérature qui n!a rien de ridicule. Ses excès même sont constitutifs de l!audace et de la révolte qui en sont les fondements. Une production majeure de l!esprit et de l!époque baroques qu!apprécie particulièrement Rostand (qui a consacré entre autres une étude à d!Urfé, auteur fétiche des Précieuses). La préciosité renoue avec la rhétorique de l!amour courtois. Mouvement féministe, impulsé par des femmes aristocrates qui se réunissent dans les Salons où elles animent des débats, des discussions, des communications scientifiques, philosophiques, (Voir Les Femmes savantes de Molière), où elles viennent écouter les écrivains ou les poètes. Roxane est amoureuse de l!amour, du romanesque de l!amour, de la théâtralité de l!amour, d!une idée de l!amour qu!elle lit dans les romans comme ceux d!Honoré d!Urfé. Elle est également amoureuse de littérature, amoureuse des mots, amoureuse des jeux du langage. Elle est amoureuse de l!amour dans la poésie et de la poésie dans l!amour. A l!excès. Jusqu!au vertige. Une érotique du langage. De Christian, elle attend plus que les « fragments » d!un discours amoureux. Elle voudrait qu!il en « disserte », qu!il « délabyrinthe ses sentiments » ! Qu!importe presque qu!il aime mais qu!il le dise en ornements, broderies de langage, éclats d!éloquence, caresses des mots, à distance peut-être, mais que ça ne finisse pas... On est précisément dans ce jeu amoureux que Barthes appelle « l!entretien amoureux » et Shakespeare « a set of wit », un ping-pong de l!esprit. Il lui déplaît que Christian devienne sot comme il lui déplairait qu!il devienne laid. Entre les deux son cœur balance encore. La scène du balcon, à l!écoute de la voix de Cyrano masqué, va changer le niveau de l!entretien amoureux. Du madrigal, du compliment on passe à l!aveu, la sincérité, et Roxane entend une tout autre voix (« vous ne m!aviez jamais parlé comme cela »), elle accède à une autre vérité, à la vérité poétique, que le jeu brillant mais artificiel de l!esprit masquait. Un autre texte, un autre ton, une autre sincérité, une autre voix. Comme si on était passé des préliminaires à l!acte même d!aimer. Roxane est physiquement aimée par une voix, par un langage poétique. Avoir accès à cette vérité des sentiments la bouleverse émotionnellement et physiquement. 8 En même temps l!amour ne sera jamais consommé charnellement. Le départ de Christian à la guerre, sa mort au siège d!Arras, le silence de Cyrano, la mort qui l!empêche de « jouir » de la révélation qu!il vient de faire, laissent Roxane vierge de tout commerce charnel. Cette figure de l!amour impossible, qui a toujours fasciné Rostand appartient à l!érotique de l!amour courtois : l!amour lointain. CHRISTIAN DE NEUVILLETTE Petite noblesse sans grande fortune (en comparaison de ducs, comtes et marquis...), il est l!un des nombreux barons du territoire féodal. Il « débarque » de Touraine. Il arrive dans un milieu et une culture avec lesquels il se sent en décalage. Il est monté à la capitale pour s!engager dans les cadets de Gascogne. Christian symbolise la beauté du jeune premier. C!est ce qui séduira Roxane. Le caractère romanesque de la jeune femme lui prêtera des qualités d!âme, des qualités poétiques qu!il n!a pas. D!où la peur qu!a Christian de la « désillusionner » Le portrait de Christian est brossé en antithèse, la figure majeure du style Rostand : la bravoure du soldat et la timidité de l!amoureux, d!une part. La beauté du visage et l!absence d!esprit, d!autre part. Il ne sait pas manier le langage de cour, ni surtout le langage amoureux tel que le parlent et l!écrivent les Précieuses ou les beaux esprits de Paris et est conscient de sa faiblesse. Pour compléter la figure de l!antithèse : le court d!esprit aime la plus « fine ». Il agit toujours avec son impulsivité de jeune homme et de provincial courageux mais il est direct, entier, d!un bloc : il court provoquer Valvert en duel quand il apprend qu!il doit épouser Roxane, il vole au secours de Lignière qui va tomber dans un guet-apens. Si la parole le paralyse, l!action le libère. L!amitié entre Christian et Cyrano se fonde sur une admiration cornélienne et réciproque. Les deux hommes sont amoureux de la même femme mais l!un le dit, l!autre le cache. Le pacte entre Christian et Cyrano va donner une alliance de contraires, incarner l!antithèse : de deux imperfections faire un être idéal, un personnage de roman, un artéfact, une illusion (pour ne pas désillusionner Roxane). De deux défaites (la laideur, le manque d!esprit) faire une victoire : « veux-tu qu!à nous deux nous la séduisions ? Veux-tu sentir passer de mon pourpoint de buffle / Dans ton pourpoint brodé, l!âme que je t!insuffle ! » De deux timidités faire une seule audace. Etrange pacte qui lie ces deux hommes dans le mensonge, le déni, la renonciation. Malgré son désir de séduire, Christian sent que quelque chose ne va pas, dans cette relation où son rôle est celui de l!interprète des mots d!un autre, il comprend intuitivement qu!il y a une intention cachée dans ce jeu, que Cyrano a un secret. Au fil du texte, Christian se retrouve comme pris au piège d!un jeu qui le dépasse, un jeu entre deux grands manipulateurs de langage et de bel esprit auxquels il reste étranger. Il souhaite rétablir la vérité. Mais sa mort fait faire à son ami un pieux mensonge. Cyrano ne dira pas son amour à Roxane et persuadera Christian qu!il est aimé : « J!ai tout dit, c!est toi qu!elle aime encore ». Et c!est comme si Christian attendait la réponse, il peut alors mourir. Le jeune premier de la comédie héroïque est devenu la première victime tragique. Un tragique où la fatalité est intérieure, une force ou un faisceau de forces contradictoires qui les éloignent irrémédiablement du bonheur et de la réalisation de leur amour. 9 Au moment où soudain tout paraît possible, la mort vient tout dénouer et l!amour sera toujours non réalisé : la seule issue de cet amour serait la mort. Christian est la première victime de cet amour condamné à rester lointain. VII. Du théâtre dans le théâtre La pièce joue fortement sur le registre théâtral. Cyrano a créé un personnage de théâtre : l!acteur qui joue c!est Christian, les mots qu!il joue sont de l!auteur Cyrano. L!auteur confie à l!acteur le soin de faire entendre son texte. Mais au cours de la scène du balcon, l!acteur a un « trou », sa voix est en panne, et la posture du souffleur est intenable. Cyrano connaît alors la tentation de jouer pour lui-même. De n!être plus seulement « le souffleur de l!amour », mais le locuteur direct, la voix de l!amour. Et la voix change, c!est Cyrano qui fait entendre sa voix propre. L!obscurité et le feuillage le rendent invisible et il peut enfin laisser libre cours à ses sentiments sans crainte: Cyrano se fait passer pour un autre, mais il n!a jamais été aussi sincère et l!émotion le gagne. Le ton change, la qualité de la poésie change, descend de la rhétorique ou de l!éloquence amoureuse à l!aveu sincère à la poésie personnelle, au chant profond. Il faudra analyser en détail comment la poésie amoureuse de Cyrano se transforme cette nuit-là. Cyrano l!auteur prend la place de l!acteur tout en préservant la fiction du personnage. Cyrano joue Christian pour oser dire enfin de vive voix son amour et sa vérité : « Mon langage jamais jusqu!ici n!est sorti de mon vrai cœur », « Ce soir il me semble que je vous parle pour la première fois », jusqu!ici il ne parlait « qu!à travers... » les mots qu!il prêtait à la voix de Christian. Mais il s!agit ici d!un entretien, pas d!une entrevue. L!artifice de Cyrano : « se parler doucement sans se voir ». Puisque être vu lui est interdit. Le baiser viendra rompre le poème, mais Roxane a déjà « joui » des caresses verbales : « J!ai senti, que tu le veuilles ou non, le tremblement adoré de ta main descendre tout le long des branches du jasmin. » Qui est le masque de qui ? Christian de Cyrano et/ou Cyrano de Christian ? Cyrano prend comme masque le visage de la beauté, celui de Christian. Sous ce masque il se permet de s!adresser à Roxane, de lui dire le fond de son âme, de lui déclarer son amour : « Qui me voyant m!écouterait ? » Christian porte un masque de mots qui ne sont pas les siens. Ce que les mots expriment, il le sent, il le sait, ce n!est pas lui. Avant de céder la place à la voix de Cyrano, il a des doutes, des scrupules. L!évolution de Roxane ne fait que confirmer son intuition : Roxane aimera la beauté de l!âme (les mots de Cyrano) plus que celle de l!apparence (le visage de Christian) Y a-t-il une vérité du masque ? Les masques dévoilent-ils ou révèlent-ils le fond de l!âme des personnages ? 10 VIII. Textes complémentaires PIERRE LASSERRE, Mes routes, 1924 Le ressort dramatique de Cyrano est un artifice. Mais c!est un artifice heureux. L!artificiel suppose chez les personnages l!absence ou la déformation des sentiments naturels. Ces sentiments sont délicatement observés dans Cyrano, et l!ingénieuse combinaison inventée par le poète, combinaison réalisable sur le théâtre, non dans la vie, ne fait en quelque sorte qu!en tirer la conséquence. Elle leur fournit ce que leur eût refusé la vie : la possibilité de se manifester et de déployer leur grâce. Je veux parler de la substitution amoureuse concertée entre Cyrano, spirituel et débordant de passion éloquente, mais trop laid pour plaire aux yeux d!une belle, et Christian de Neuvillette, beau comme le jour, mais trop court de cervelle pour plaire à son âme. Cyrano écrira les lettres et dictera les paroles. Christian mettra en action les discours et les métaphores enflammées de son ami. Christian grimpera sur le balcon d!où l!on écoute, en confondant un peu les voix, l!éternelle sérénade de la jeunesse et du printemps, modulée dans la rue par le pauvre Cyrano... La souffrance d!un homme de cœur dont la nature a disgracié le visage, l!illusion d!une jeune fille qui prend de beaux yeux et de jolies moustaches pour l!enseigne authentique de tout ce dont le cœur a besoin, voilà les deux données morales, les deux faits de l!âme qui alimentent ce joli jeu et cette piquante intrigue. Aussi nous touche-t-elle en même temps qu!elle nous amuse. Les personnages s!expriment dans un langage conventionnel et outré, qui s!écarte énormément de la nature et qui cependant ne la trahit pas, car il offre comme une transposition systématique et plaisamment concertée du langage naturel. Ces personnages ne sont pas des ombres vaines, des fantoches parlants ; ils sont vivants et vrais, d!une absence de complexité « psychologique » qui ne manque pas de charme à leur âge, l!âge de la jeunesse. Ce sont des jeunes gens à la française, épris d!amour, de gaîté, de loyauté, de bravoure, de fantaisie, d!aventures, et que nous connaissons bien. Mais ils se présentent à nous sous une sorte d!alibi sympathique ; ils se revêtent d!un habit d!arlequin, drolatique et agréable ; ils nous parlent à travers un masque dont la peinture est comme une pochade... L!amour et le sentiment, traduits dans le goût de la société précieuse de l!époque Louis XIII, la gaîté, la bravoure, l!esprit d!aventure, la vantardise juvénile s!épanouissant dans les formes du vieux roman picaresque et du roman de cape et d!épée, renouvelé par Alexandre Dumas, telles sont les principales sources d!inspiration de Cyrano. Un composé de préciosité, de bouffonnerie espagnole, d!effervescence et de cliquetis romantique, en voilà le style. Le style de Cyrano est plus qu!un pastiche ; il est un amalgame de pastiches. Mais le résultat n!est pas froid, parce que le poète a su, encore une fois, faire passer à travers cet amalgame un courant de verve et de jeunesse et qu!il en a manié et combiné les éléments avec une délectation si extraordinaire qu!elle a équivalu de sa part à une véritable inspiration. Une telle tentative, ayant été heureuse une fois, ne pouvait être recommencée une seconde, ou bien il eût fallu refaire exactement et presque mot pour mot Cyrano de Bergerac. JEAN-MARIE APOSTOLIDES, Cyrano qui fut tout et qui ne fut rien, 2006 Cyrano de Bergerac, dernière floraison du drame romantique, apparaît à un moment crucial de l!histoire de France. En 1897, le pays se trouve affaibli par la défaite de 1870. Au plan intérieur, les querelles se multiplient à propos du rôle de l!armée ou de l!Eglise. Par un coup de génie, Rostand produit une œuvre de réconciliation suffisamment riche pour que chacun y puise des motifs de fierté. Les raisons de l!identification étroite entre le personnage-titre et la 11 France ont en fait leur source dans une homologie entre les structures cachées de la pièce et celles de la nation. En dehors de la valeur littéraire, cette homologie explique sans doute le succès sans précédent de ce texte depuis plus d!un siècle et la transformation du héros en un mythe collectif. On peut aller jusqu!à parler d!un complexe de Cyrano qui marque de nombreux habitants de l!hexagone. Ce complexe traduit à la fois l!attachement à l!idée de nation et la difficulté qu!éprouvent les français à se défaire des valeurs héritées de l!Ancien Régime, en particulier celles qui touchent à l!absolu. Dans les moments où la nation est forte, ce complexe pousse les hommes à donner le meilleur d!eux-mêmes, à explorer des voies nouvelles, à se surpasser, à être tout, à l!instar de leur héros. Aujourd!hui, la conception nationale qui sous-tend l!œuvre de Rostand est battue en brèche par la mondialisation des échanges et la constitution d!une nouvelle entité géopolitique, l!Europe. Pour survivre sur le plan international, le pays doit s!ouvrir et se fondre dans un ensemble plus large. Trop attachés à leur identité nationale, beaucoup de Français éprouvent la tentation, comme Cyrano au cinquième acte, de tourner le dos à la modernité. Faute de pouvoir encore être tout, ils courent le risque de n!être plus rien. XIX. Pour aller plus loin… Le texte : Il existe de très nombreuses éditions de Cyrano de Bergerac au format de poche, notamment Folio Plus Classiques, avec un dossier conséquent. De cape et d!épée Dumas, Les Trois Mousquetaires Gautier, La Capitaine Fracasse Féval, Le Bossu Sur l!auteur Jean-Baptiste Manuel, Edmond Rostand écrivain imaginaire, Atlantica, 2003 Caroline de Margerie, Edmond Rostand ou le baiser de la gloire, Grasset, 1997 Jacques Lorcey, Edmond Rostand, tome I, Séguier, coll. Empreinte, 2004 Marc Andry, Edmond Rostand, le panache et la gloire, Plon, 1986 Sur la pièce Jean-Marie Apostolidès, Cyrano qui fut tout et qui ne fut rien, Les impressions nouvelles, 2006 Nasologie Nicolas Gogol, Le nez Laurence Sterne, Tristram Shandy Carlo Collodi, Pinocchio Internet : cyranodebergerac.fr 12