Questions de repérage et d`analyse Question de synthèse avec titre
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Questions de repérage et d`analyse Question de synthèse avec titre
Questions de repérage et d'analyse 1. Quel est le principe du Potlatch ? 2. La liste de mariage apparue en France dans les années 50 s’est étendue depuis à d’autres cérémonies. En quoi cela pourrait marquer le début d’une transformation des usages sociaux tant du cadeau que de l’argent ? 3. Quelle est la morale de l’histoire du bombardon d’Achille Talon ? 4. Le microcrédit tente de rompre avec la logique d’assistance grâce à une règle simple : « plutôt que de donner un poisson à un pauvre, il faut lui apprendre à pêcher, et lui permettre d’acheter un filet ». Expliquez pourquoi. 5. Comment André Comte-Sponville différencie-t-il la solidarité telle qu’elle s’exprime dans le bénévolat, de la générosité perçue comme « la vertu du don » ? 6. Que nous apprend le cinéma sur l’échange ? Question de synthèse avec titre et plan 7. Le philosophe contemporain Jacques Derrida, à écrit dans son ouvrage « Donner le temps » (Paris, Galilée, 1991, p 39) : « On pourrait aller jusqu'à dire qu'un livre aussi monumental que l'"Essai sur le don" de Marcel Mauss parle de tout sauf du don ». Peut-on alors définir ce qu’est le don ? Quelle est sa place dans notre société ? Illustrez votre propos à l’aide d’exemples donnés dans le dossier. Donnez un titre à votre question de synthèse. Présentez le plan que vous suivrez pour répondre. Analyse-synthèse 2002 – Questions – p. 1 SESAME 2002 Analyse et synthèse Dossier de Textes Sommaire ACHILLE TALON........................................................................................................... 2 Greg LA FORCE DU DON ...................................................................................................... 3 Nicolas Journet L’AMITIE SE DONNE-T-ELLE ?.................................................................................... 5 Bruno Karsenti L'ESPRIT DU DON ........................................................................................................ 7 Jacques T. Godbout L’ENIGME DU DON....................................................................................................... 9 Maurise Godelier ACHILLE TALON......................................................................................................... 12 Greg L’ECHANGE ECONOMIQUE ET SOCIAL ................................................................... 13 Henri Mendras DONNANT, DONNANT ................................................................................................ 17 Robert Axelrod POLITIQUE ET SAVOIR-VIVRE .................................................................................. 20 Patrick Pharo PETIT TRAITE DES GRANDES VERTUS ................................................................... 22 André Comte-Sponville VAMPIRES................................................................................................................... 25 Pascal Bonitzer ACHILLE TALON......................................................................................................... 29 Greg « UN CADEAU, ÇA N’A PAS DE PRIX ! »................................................................... 30 Sous la direction d’Anne Monjaret et de Sophie Chevalier LES SYSTEMES D’ECHANGE LOCAL....................................................................... 33 Smaïn Laacher LE MICROCREDIT SE VOIT EN GRAND .................................................................... 39 Dorian Sabo LE RETOUR DE LA CHARITE ? ................................................................................. 42 Les ambiguïtés de l’humanitaire. Revue Panoramiques ACHILLE TALON......................................................................................................... 46 Greg « Voilà pourquoi on élève un temple des Grâces (Charites) en un lieu où il est bien vu ; c'est pour apprendre à rendre les bienfaits reçus. C'est cela le propre de la grâce; il faut non seulement prier de retour celui qui a fait preuve de gracieuseté, mais encore prendre soi-même l'initiative d'un geste gracieux. » Éthique à Nicomaque. Aristote 1 1.1 Achille talon Bon, bardons I Greg Dargaud, 1972 Suite page 12 2 2 La force du don Si je vous invite à un café, p o u r q u o i m ’ e n o ff r e z - v o u s un autre ? Nicolas Journet Sciences Humaines, n° 70, 1997 Cette question faussement naïve est à l’origine d’un des textes les plus lus et les plus commentés du répertoire anthropologique français. L’Essai sur le don de Marcel Mauss a ouvert une discussion qui, depuis 1925, ne s’est pas refermée. C’est en s’appuyant sur ce propos que Mauss produit une théorie ésotérique de l’obligation de rendre : « On comprend clairement et logiquement, dans ce système d’idées, qu’il faille rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et substance ; car accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme. Cette chose donnée n’est pas inerte. Animée, souvent individualisée, elle tend à rentrer à ce que Hertz appelait son « foyer d’origine », etc. D’où la proposition générale de l’Essai sur le don : le pouvoir de contrainte des objets donnés vient de ce qu’ils ne cessent jamais d’appartenir spirituellement à leur origine. L’« esprit du don » : questions de langue Un des moments forts de l’analyse du don par Mauss est celui où il fait appel à un sage Maori pour répondre à la question qu’il se pose. Comment se fait-il qu’une chose donnée soit nécessairement rendue ? Le texte de l’informateur Tamati Ranaipiri, rapporté par l’ethnologue Elsdon Best, et traduit par Mauss, signifierait, en substance, ceci : les choses précieuses ont un esprit, une âme (hau), qui reste attachée au lieu d’origine et à la personne qui les donne pour la première fois. C’est pourquoi, chaque fois que cet objet est échangé, son hau tend à revenir à son point de départ. Cependant, dès 1929, l’interprétation des propos de Ranaipiri par Mauss fut contestée par un ethnologue « de terrain », Raymond Firth, qui doutait que la notion de 3 2 hau eût, en langue maori, une signification aussi générale. Plus récemment, en 1976, une nouvelle traduction du texte de Ranaipiri et un commentaire par Marshall 1 Sahlins faisaient apparaître que : 1) Ce texte ne se référait pas aux échanges en général, mais à une céré2 monie propitiatoire pour la chasse aux oiseaux. Marcel MAUSS Marcel MAUSS (1872-1950) fut tout d’abord étudiant en philosophie, avant de rejoindre les rangs du groupe de sociologues réuni par son oncle Emile Durkheim, autour de la revue L’Année Sociologique. Il fut directeur d’études à la section d’histoire des religions des peuples non civilisés à l’École pratique des hautes études, puis professeur au Collège de France (1930). Il forma toute une génération de jeunes ethnologues (Georges Devereux, Marcel Griaule, André Georges Haudricourt, Michel Leiris, Alfred Métraux, Jacques Soustelle, etc.). Militant dreyfusard, puis socialiste, il a écrit de nombreux articles dans La Vie socialiste. Penseur non systématique, Mauss n’a pas écrit d’ouvrages de synthèse. Son oeuvre est composée d’articles publiés dans diverses revues. Paradoxe : cet inlassable chercheur, rétif à l’esprit de système, soucieux d’observations concrètes, est l’auteur d’un manuel d’ethnographie, mais n’est jamais allé sur le terrain observer les peuples et tribus sur lesquels il a mené des recherches. 2) Le hau désignait en l’occurrence les produits de la chasse qu’en remerciement les chasseurs devaient offrir aux prêtres qui avaient exécuté le rite. Aussi, selon Marshall Sahlins, la théorie sousjacente à ces propos ne devait pas être celle de l’obligation de rendre, mais plutôt celle d’une participation au bénéfice : A donne à B, et si celui-ci tire profit de ce don, il cède à A une partie du bénéfice obtenu. Il n’y a là-dedans, selon Sahlins, aucune forme de don ni d’échange, mais un principe de partage des gains. Cette dernière explication ne fait pas des Maori des penseurs capitalistes avant l’heure, mais plutôt les membres d’une société où nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui et où la propriété des choses n’est jamais complètement cédée. En ce dernier sens seulement, Mauss n’avait pas tort. Cette traduction-interprétation du propos de Ranaipiri n’est sûrement pas la dernière. D’autres lectures de ce rituel de chasse et de la langue maori sont possibles. Un ethnologue australien n’a t-il pas montré, il y a une dizaine d’années que le mana des polynésiens ne signifiait probablement pas grand3 chose de plus qu’« être efficace » ? 1 Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, Gallimard, 1976. 2 Propitiatoire : qui à la vertu de rendre propice. 3 Roger Keesing, « Rethinking Mana », Jounal of Anthropological Research, 40, 1984 ; voir aussi « Métaphores conventionnelles et métaphysiques anthropologiques », revue Enquête n°3, 1996, éditions Parenthèses, Marseille. 4 3 L’amitié se donne-t-elle ? Bruno Karsenti Autrement – Série Morales n°17, 1995 Aussi provocatrice quelle puisse paraître, la démarche consistant à faire de l’amitié un phénomène proprement social régulé par la dynamique du don projette un nouvel éclairage sur ce qui lie les hommes les uns aux autres. L’ « Essai sur le don » de Marcel Mauss montre que donner c’est aussi soumettre le donataire, et que l’amitié est l’exercice d’un pouvoir, une sorte de guerre « continuée par d’autres moyens », transposée sur le plan symbolique. L’Essai sur le don de Marcel Mauss comporte en épigraphe quelques strophes de l’Havamal, vieux poème de l’Edda scandinave, où la prescription incantatoire n’a d’autre objet que l’amitié, son bon usage, sa pratique mesurée. Mais si tu en as un autre de qui tu te défies et si tu veux arriver à un bon résultat, il faut lui dire de belles paroles mais avoir des pensées fausses et rendre dol pour mensonge Il en est ainsi de celui On doit être un ami pour son ami et rendre cadeau pour cadeau ; on doit avoir rire pour rire et dol pour mensonge En qui tu n’as pas confiance Tu le sais si tu as un ami en qui tu as confiance et si tu veux obtenir un bon résultat, il faut mêler ton âme à la sienne et échanger les cadeaux et lui rendre souvent visite Et dont tu suspectes les sentiments, Il faut lui sourire mais parler à contrecœur : les cadeaux rendus doivent être semblables aux cadeaux reçus. 5 3 À la belle âme moderne et à ses purs sentiments, le texte fait violence de toutes parts. Comment peut-on décrire ainsi la sacro-sainte amitié, relation humaine d’une nature et d’une intensité remarquables, aussi belle que rare, et qui doit justement beauté et rareté à son caractère de désintéressement absolu, fondé sur une confiance réciproque et totale ? Dans les dons et les visites que je fais à l’ami véritable, celui en qui j’ai confiance, je ne puis décemment me préoccuper de l’obtention d’un « bon résultat », finalité intéressée incompatible avec une relation qui vaut exclusivement pour elle-même. Et si se lier d’amitié revient bien en quelque sorte à mêler son âme à celle de l’autre, on comprend mal qu’une union toute spirituelle puisse être envisagée au seul plan de l’inessentiel et de l’accessoire : l’échange matériel de cadeaux qui, comme on dit, entretiennent l’amitié, mais en aucun cas ne la fondent. Pourtant, la poésie scandinave ne s’arrête pas là et pousse plus loin l’entreprise d’aplatissement. Au même titre que l’ami en qui j’ai confiance, il faut considérer l’ami dont je me défie - contradiction dans les termes qui ne semble pas en être une pour cette parole ancienne décidément choquante. D’autant que s’énonce une magistrale leçon d’hypocrisie, où il s’agit encore d’arriver à un « bon résultat », mais cette fois-ci par le chassé-croisé de « belles paroles », de « fausses pensées » et de vrais cadeaux. À contrecœur mais avec raison, alors même que je suspecte les sentiments qui ont présidé au don qui m’est fait, il me faut rétablir l’équilibre et rendre éga4 lement « dol pour mensonge », c’est-à-dire mentir à mon tour. En cela aussi consiste l’amitié. 4 Dol : manœuvre frauduleuse destinée à tromper. 6 4 L'esprit du don Le père Noël Jacques T. Godbout La Découverte, 1992 Nourri par le mythe du plus grand don possible (un Dieu qui naît pour donner sa vie aux hommes), le « temps des Fêtes » est la période de l'année pendant laquelle l'univers du don, habituellement logé dans les interstices de la société moderne, vient occuper le devant de la scène. De ce fait, on y observe bien plus crûment que d'habitude les avantages et les inconvénients d'avoir des obligations et des liens sociaux. Les pauvres, ou les éclopés des rapports sociaux, détestent cette période et la fuient. Ils attendent avec impatience le retour des échanges froids, neutres, ce grand cadeau de la société marchande, où l'on paie tout et où l'on ne doit rien à personne, où l'on peut être seul sans être (trop) malheureux, sans éprouver er le manque de relations. La solitude est moins facile à oublier entre le 24 décembre et le 1 janvier, car le marché lui-même cesse d'être neutre et se met à nourrir ostensiblement les réseaux sociaux. C'est pourquoi les personnes seules ou en rupture de liens vont dans le Sud, au soleil. Le voyage dans le Sud est le cadeau de Noël du marché, pour ceux qui peuvent se le payer, bien sûr. Vu l'importance de l'enfant dans l'univers moderne du don, nul ne sera étonné de constater qu'il est le personnage central de cette période des Fêtes : le don aux enfants est le rapport de don le plus soumis aux liens. Ce qui n'empêche pas l'un des phénomènes les plus étonnants du don moderne : le fait que les donateurs réels soient masqués, comme s'ils voulaient se soustraire à toute gratitude en introduisant un personnage mythique, étrange et évanescent, le père Noël. Ce phénomène est en expansion. Dans plusieurs pays, les postes organisent un service spécial de réponse aux lettres adressées au père Noël. On voit là un appareil étatique se mettre au service du don, ce qui ne manque pas d'étonner dans cet univers fondé sur la rationalité. Mais notons que le service postal fait appel à des bénévoles pour répondre aux enfants. Au Canada, en 1989, les pères Noël bénévoles ont répondu à plus de 700 000 lettres. Pourquoi les adultes jugent-ils tellement nécessaire que les enfants croient au père Noël, au point que beaucoup d'enfants font semblant d'y croire pour leur faire plaisir ? Pourquoi cet être, qui n'a qu'une seule fonction, donner, et qu'une existence éphémère ? Pourquoi ce dispositif, grâce auquel les enfants peuvent croire que les cadeaux ne viennent pas des parents ? Pourquoi, après s'être endettés voire ruinés dans ce potlatch sans cesse croissant des cadeaux de Noël qui s'accumulent sous l'arbre illuminé, les parents s'évertuent-ils à nier que le don vienne d'eux, à faire croire aux enfants qui le reçoivent qu'ils n'y sont pour rien, et à attribuer le geste à un personnage qui n'a d'autre mérite que d'apporter les cadeaux, accomplissant le geste gratuit par excellence ? Pourquoi une telle abnégation, qui relève quelque part du sacrifice, du don aux dieux, et n'empêche pas les parents de se réjouir du plaisir ressenti par l'enfant qui déballe les cadeaux... qu'un autre lui donne ? Comme si les parents cherchaient à se prouver à eux-mêmes qu'ils n'attendent aucune reconnaissance de ce don, qu'ils ne sont pas les « vrais » donateurs, en tout cas pas les seuls, que seul compte pour eux le plaisir 7 4 éprouvé par l'enfant, qu'ils donnent uniquement par plaisir, même pas pour la reconnaissance, acceptant et faisant même en sorte que la reconnaissance soit dirigée vers un autre, irréel toutefois. Car la manifestation de plaisir du donateur est essentielle ; mais elle est dissociée, au moyen du père Noël, de la reconnaissance à l'égard du vrai donateur. Pourquoi un esprit moderne invoque-t-il une figure aussi primitive, une conception si profondément religieuses du don ? Pourquoi le don devient-il anonyme, ou presque, provenant d'un inconnu en tout cas, à l'intérieur des liens sociaux primaires les plus intenses qui soient ? Comme dans le rapport de couple se profile ici la présence de l'étranger, là où on l'attendrait le moins. Peut-être s'agit-il de libérer l'enfant de la dette si lourde qu'il a envers les parents. De le libérer du danger du don total que constitue le rapport actuel parents-enfants. Pour distinguer un don spécial des dons ordinaires, quotidiens, permanents que les parents font à l'enfant, et qui vont de soi ? Pour permettre à l'enfant l'apprentissage du don, de la gratuité, de la chaîne de transmission, pour lui permettre de vivre l'expérience d'un inconnu qui donne sans raison (même pas pour le motif d'avoir été sage, qui est aujourd'hui en voie de disparition ... ). Mais quel sacrifice il y a là, « objectivement » (mais non subjectivement, car les parents ne le vivent pas comme tel), quand on sait que, surtout pour un enfant, donner et recevoir des cadeaux est « le signe le plus clair le moins équivoque de l'amour ». Toutes ces raisons ne sont probablement pas sans fondement. Sans les exclure, les caractéristiques du personnage permettent d'avancer une hypothèse plus précise : celle de l'inscription du don dans la filiation. En français, le nom du personnage l'indique déjà : c'est un père. Le père Noël a une grande barbe, il rit d'une voix grave et prend les «petits enfants» sur ses genoux. Le père Noël ressemble à un grand-père. Le père Noël est un ancêtre. Il rétablit la filiation, le lien avec les ancêtres que la modernité rompt constamment, la référence dont nous nous sommes coupés. Le don est une chaîne temporelle, le marché une chaîne spatiale. Les morts aujourd'hui ne sont plus des ancêtres. Ce sont des cadavres. Au moment de la grande fête annuelle des enfants qu'est aujourd'hui Noël, les ancêtres reviennent, et ce sont eux qui donnent les cadeaux aux enfants. Les cadeaux de Noël sont les premiers objets qu'un enfant reçoit de ses parents, dans sa vie, comme un don. Les derniers qu'il recevra constitueront l'héritage, à la mort des parents, quand ceux-ci iront rejoindre les ancêtres. Le premier et le dernier don proviennent ainsi des ancêtres. Ce sont tous deux des héritages. Ainsi, les parents ne sont effectivement pas les seuls à donner. Le père Noël ouvre l'univers fermé de la famille moderne, rétablit un lien avec le passé, dans le temps, mais unit aussi les enfants à l'espace, au reste de l'univers. Il sort les enfants de leur petit monde, ouvre le réseau étroit dans lequel ils se situent habituellement. Le père Noël les relie au monde. C'est pourquoi il vient de si loin, du pôle Nord, et qu'il est accompagné par quelqu'un qui vient de beaucoup plus loin encore : la Fée des étoiles. Le père Noël relie l'enfant à l'univers entier et au passé. Il apporte les cadeaux de l'univers et il autorise les parents, par sa présence, à être aussi des fils, à redevenir aussi des enfants, l'espace d'un moment ; enfin, il autorise le père à être un vrai père, si on admet avec Legendre « qu'il n'est de père pensable que sous l'égide du Père mythique ». Pour vérifier cette hypothèse, il serait évidemment nécessaire de faire une recherche sur l'histoire du père Noël, inexistante à notre connaissance, et d'interviewer des parents et des enfants. Mais on sait que, sous sa forme actuelle, le père Noël vient des États-Unis, société qui, selon Lévi-Strauss, « semble souvent chercher à réintégrer dans la civilisation moderne des attitudes et des procédés très généraux des cultures primitives ». Serait-ce parce que cette société est celle qui a le plus radicalement rejeté les ancêtres, puisqu'elle se dit autofondatrice ? Ici encore, on voit le don s'insérer dans la filiation, établissant un lien avec le passé, au lieu de faire table rase du temps. 8 5 L’énigme du don Maurise Godelier Fayard, 1996 Le retour du don et le déplacement de l’énigme Quelle place reste-t-il pour le don dans nos sociétés occidentales ? Il ne peut évidemment pas y jouer le rôle qu’il continue à avoir dans beaucoup de parties du monde, et pas seulement en Mélanésie. Dans nos sociétés, le don n’est plus un moyen nécessaire pour produire et reproduire les structures de base de la société. Par exemple, pour se marier, un homme n’a pas à « donner » sa sœur, une femme à « donner » son frère. On n’a pas non plus à entrer dans des compétitions de dons et de contre-dons de richesses pour accéder au pouvoir politique. Le don existe mais il est libéré de toute la charge d’avoir à produire et reproduire des rapports sociaux fondamentaux, communs à tous les membres de la société. Le don est devenu objectivement une affaire avant tout subjective, personnelle, individuelle. Il est l’expression et l’instrument de rapports personnels situés au-delà du marché et de l’Etat. En France, il continue bien sûr à être pratiqué là où il est de règle depuis des siècles, dans les rapports de parenté et dans les rapports d’amitié. Entre proches, parents proches, amis proches, il reste une obligation. Il témoigne de cette proximité par l’absence de calcul, le refus de traiter ses proches comme des moyens au service de ses propres fins. Ainsi dans notre culture le don continue à relever d’une éthique et d’une logique qui ne sont pas celles du marché et du profit, et qui même s’y opposent, leur résistent. Chacun a dans la tête les vieux adages populaires qu’ « entre parents on ne doit pas parler d’argent », que c’est « le meilleur moyen de brouiller les familles », etc. Tout se passe comme si l’argent était meurtrier pour les sentiments, tuait l’affection. En fait l’argent n’est pas coupable, il n’est que l’aveu, le cheval de Troie d’intérêts particuliers, divergents sinon opposés, qui en général sont refoulés, contenus pour maintenir la façade ou la réalité d’une communauté solidaire. Le don subjectif s’oppose, certes, aux rapports marchands, mais il en porte toujours les stigmates. Car dans l’imaginaire des individus et des groupes il se présente un 5 peu comme l’envers rêvé, comme le « rêve inversé » des rapports de force, d’intérêt, de manipulation et de soumission qu’impliquent les rapports marchands et la recherche du profit d’une part, les rapports politiques, la conquête et l’exercice du pouvoir de l’autre. En 5 Selon la belle formule d'André Petitat dans « Le don : espace imaginaire, normatif et secret des acteurs », Anthropologie et Sociétés, vol. 19, n°1 et 2, 1995, p. 18, numéro spécial in titulé « Retour sur le don ». André Petitat ajoute ses efforts à ceux que dépensent depuis des années Alain Caillé et les collaborateurs de la revue Mauss (efforts auxquels nous tenons à rendre ici hommage) pour critiquer l'utilitarisme et redonner place dans la vie à des rapports, à des principes de pensée et d'action non marchands. 9 5 s’idéalisant, le don « sans calcul » fonctionne dans l’imaginaire comme le dernier refuge d’une solidarité, d’une générosité dans le partage qui aurait caractérisé d’autres époques de l’évolution de l’humanité. Le don devient porteur d’utopie (une utopie qui peut se projeter tout autant dans le passé que dans l’avenir). Et ce rêve était en Mauss, lui qui, au sortir de la guerre de 1914, comptait sur l’État et la générosité des riches pour permettre à nos sociétés occidentales de reprendre la route du progrès social en refusant de s’emprisonner, selon ses termes, « dans la froide raison du 6 marchand, du banquier et du capitaliste ». Mauss rêvait d’un monde où les nantis seraient généreux et l’État tourné résolument vers la construction d’une société plus juste. Il combattait deux adversaires, le bolchevisme et le capitalisme sans frein, le libéralisme. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Le bolchevisme, qui avait donné naissance au socialisme à la russe ou à la chinoise et aux « démocraties populaires », s’est effondré. Il semble cependant qu’il ait entraîné dans sa tombe deux idées qu’il avait trahies après avoir paru un court instant les porter, l’idée que la démocratie puisse être réellement exercée par tous et celle qu’elle puisse même déborder le cadre du politique et pénétrer la sphère de l’économie. Aujourd’hui, ces idées semblent être remontées de la terre vers le ciel des utopies, et le vieux mythe du libéralisme économique, de la foi dans les vertus du marché et de la concurrence comme les seules institutions capables de régler les problèmes essentiels de la société, a refait surface. L’efficacité du capitalisme ne peut l’empêcher d’accumuler les exclus - individus, nations et d’accroître fractures (sociales) et fossés (entre les nations). L’État est supposé représenter toutes les parties de la société et a pour mission de la gouverner de sorte que les conflits d’intérêts, les contradictions qui se développent entre certaines de ses parties, ne l’empêchent pas de se reproduire comme un tout et, encore moins, ne rejettent hors de ce tout une partie de la société. Or, aujourd’hui, l’État entreprend de se désengager, pas seulement de l’économie mais aussi de la santé, de l’éducation, ou est de plus en plus pressé de le faire. C’est dans ce contexte de fin de siècle que le don généreux, le don « sans retour » est à nouveau sollicité, avec mission cette fois d’aider à résoudre des problèmes de société. Les organisations caritatives se multiplient alors qu’au début du siècle Mauss jugeait encore la charité 7 « blessante pour celui qui l’accepte ». Mais la charité d’aujourd’hui se sert des moyens d’aujourd’hui. Elle utilise les médias, se bureaucratise et, en Occident, se nourrit par les images de la télévision de tous les malheurs, de tous les maux, conjoncturels ou durables, qui surgissent aux quatre coins de la planète. Le don en Occident recommence ainsi à déborder la sphère de la vie privée et des rapports personnels où il s’était retrouvé cantonné à mesure que s’étendait l’emprise du marché sur la production et les échanges, et que grandissait le rôle de l’État dans la gestion des inégalités. Mais aujourd’hui, devant l’ampleur des problèmes sociaux et l’incapacité manifeste du marché et de l’État à les résoudre, le don est en passe de redevenir une condition objective, socialement nécessaire, de la reproduction de la société. Ce ne sera pas le don réciproque de choses équivalentes. Ce ne sera pas non plus le don potlatch, puisque ceux auxquels les dons sont destinés seraient bien en peine de les « rendre », encore moins de rendre plus. Le don caritatif est donc en passe de s’institutionnaliser à nouveau. Mais le don n’est pas la Terre promise. Il peut servir à attendre, mais on ne peut pas tout en attendre, car seuls les dieux donnent tout ou ont tout donné, mais précisément parce qu’ils n’étaient pas des hommes. Le don va servir mais en attendant quoi ? Nous sommes en effet dans une société dont le fonctionnement même sépare les individus les uns des autres, les isole jusque dans leur famille, et ne les promeut qu’en les oppo- 6 7 Marcel Mauss, « Essai sur le don »,art. cit., p.270. Ibid., p. 258. Mauss reprend ici les mots mêmes d'une sourate du Coran à laquelle il se réfère : sourate II, 265. 10 5 sant les uns aux autres. Nous sommes dans une société qui libère, comme aucune autre ne l’a fait, toutes les forces, les potentialités qui sommeillent dans l’individu, mais qui pousse aussi chaque individu à se désolidariser des autres tout en se servant d’eux. Notre société ne vit et ne prospère donc qu’au prix d’un déficit permanent de solidarité. Et elle n’imagine de nouvelles solidarités que négociées sous forme de contrats. Mais tout n’est pas négociable de ce qui fait lien entre les individus, de ce qui compose leurs rapports, publics et privés, sociaux et intimes, de ce qui fait qu’ils vivent en société mais qu’ils doivent aussi produire de la société pour vivre. Les limites du négoce social sont pourtant claires. Imagine-t-on un enfant passer contrat avec ses parents pour naître ? Cette idée est absurde. Et son absurdité montre que le premier lien entre les humains, celui de la naissance, n’est pas négocié entre ceux qu’il concerne. Et c’est pourtant sur de tels faits incontournables que notre société tend à faire silence. 11 1.2 Achille talon Bon, bardons II Greg Dargaud, 1972 Suite page 29 12 6 L’échange économique et social É l é m e n ts d e s o c i o l o g i e Henri Mendras Armand Colin, 1975 Toute vie sociale est faite d’échanges : échange de politesses, de biens, de femmes, de pouvoir. L’exigence de réciprocité dans les actes sociaux est vivement ressentie par les individus dans toutes les sociétés et toutes les civilisations semble-t-il, et une grande part des règles et des institutions ont pour but de codifier et d’organiser les échanges. On peut donc voir là une sorte de rapport social élémentaire et fondamental et chercher à l’étudier dans divers contextes et de divers points de vue. Le mariage et le tabou de l’inceste ont été expliqués au chapitre précédent comme une forme de réciprocité. Les économistes font métier d’étudier les échanges de biens rares, et les ethnologues ont donné maintes descriptions de cérémonies et de rites d’échanges dans des peuples variés. Claude Lévi-Strauss décrit les rites de politesses qui accompagnent le repas dans les restaurants à bas prix du Midi de la France : « Dans ces petits établissements où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d’un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu’une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d’attitude se manifeste aussitôt à l’égard de l’aliment liquide et de l’aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L’un sert d’abord à nourrir, l’autre à honorer (...) C’est qu’en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s’est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n’a, en fin de compte, rien reçu de plus que s’il avait consommé sa part personnelle. D’un point de vue économique, personne n’a gagné et personne n’a perdu. Mais 8 c’est qu’il y a bien plus dans l’échange, que les choses échangées. » 8 Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, P.U.F., 1949, p. 75. 13 6 Cet apologue et sa morale pourraient servir d’exergue à un long débat sur les rapports entre l’analyse économique et l’analyse sociologique. Disons provisoirement que l’économiste s’intéresse aux choses échangées et le sociologue à l’échange. Commençons par souligner, comme le montre ce texte, que l’échange suppose la reconnaissance d’autrui comme un autre soi-même avec qui on peut échanger des sœurs, des biens ou des politesses. Cet autrui ne peut pas être un étranger inconnu, un « barbare ». Les castes de l’Inde ont un code très strict des gens de qui l’on peut accepter certaines nourritures. Selon Claude Lévi-Strauss encore : « Les primitifs ne connaissent que deux moyens de classer les groupes étrangers : ils sont ou bien bons ou bien mauvais. Mais la traduction naïve des termes indigènes ne doit pas faire illusion. Le groupe bon, c’est celui auquel, sans discuter, on accorde l’hospitalité, celui pour lequel on se dépouille des biens les plus précieux, tandis que le groupe mauvais est celui dont on attend et auquel on promet, à la première occasion, la souffrance ou la mort. Avec l’un on se bat, avec l’autre on échange. » Quand un étranger approche d’un camp qu’il n’a jamais visité auparavant, il ne pénètre pas dans le camp, mais il se tient à quelque distance. Après un moment, un petit groupe d’anciens l’aborde et la première tâche à laquelle il se livre est de découvrir qui est l’étranger. La question qu’on lui pose le plus souvent est : quel est ton maéli, père du père ? La discussion se déroule sur des questions de généalogie jusqu’à ce que tous les intéressés se déclarent satisfaits, quant à la détermination exacte de la relation de l’étranger avec chacun des indigènes présents au camp. Quand on est arrivé à ce point, l’étranger peut être reçu dans le camp et on lui indique chaque homme et chaque femme, avec la relation de parenté correspondante entre lui-même et chacun. Si je suis un indigène et que je rencontre un autre indigène, celui-ci doit être ou bien mon parent, ou bien mon ennemi, et s’il est mon ennemi, je dois saisir la première occasion pour le tuer, de crainte que lui-même ne me tue. Il y a les gens avec qui l’on échange et avec qui l’on se marie, et ceux avec qui l’on est en guerre. Qu’échange et combat soient extrêmement proches se trouve inscrit chez un certain nombre de peuples dans les rites du mariage, qui sont très souvent symboliques de combat, ou tout au moins, de rapt et de vol. En quelque sorte vous allez voler une femme dans le groupe social adverse pour l’amener chez vous, et le groupe social se défend. Ailleurs, le mariage est une forme d’échange, comme il a été dit déjà, parce que la femme est conçue comme un bien. Mais cela ne veut pas dire simplement que le mariage soit une sorte d’échange économique. Entre les deux extrêmes, le mariage et la vente, il y a toutes sortes de formes d’échanges qui mêlent intimement, de façon indissociable, l’aspect « économique » et l’aspect « social ». A mesure que notre société « se rationalise », se spécifie, se spécialise, l’activité économique a tendance à prendre son autonomie par rapport aux autres aspects de la vie sociale. Mais il reste encore quantité d’occasions où il y a mélange étroit de l’échange économique et de l’échange social. Dans les sociétés dites primitives, il y a peu d’échanges économiques du type de la vente que nous connaissons dans nos sociétés. (…) Nos civilisations, depuis les civilisations sémitiques, grecques et romaines, distinguent fortement entre l’obligation et la prestation non gratuite d’une part, et le don de l’autre. Mais ces distinctions ne sont-elles pas assez récentes dans les droits des grandes civilisations ? Celles-ci n’ont-elles pas passé par une 9 phase antérieure où elles n’avaient pas cette mentalité froide et calculatrice ? » En effet, la terre est le bien par excellence des sociétés agraires, or la terre est un bien tout à fait particulier qui, très fréquemment, n’est pas susceptible d’échange. Contrairement aux femmes qui sont un objet d’échange, la terre n’en est pas un : elle appartient à la famille, au lignage, et, par conséquent, elle doit être transmise de génération en génération dans le lignage, mais elle ne peut pas être transmise d’un lignage à un autre. Si par hasard les condi- 9 Marcel MAUSS, Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, pp. 228-229. 14 6 tions économiques font qu’il doit tout de même y avoir transfert de terre d’une famille à une autre, le procédé juridique, le rite par lequel on fait passer la terre d’un lignage, à un autre, consiste à détruire la terre. Par exemple, en droit babylonien, on prend une motte de la terre du champ qui doit être vendu, on la jette dans le fleuve où elle se dissout. Donc symboliquement, on détruit le champ, et c’est alors un champ nouveau, qui n’a jamais existé, qui entre dans le patrimoine du nouveau lignage. Par conséquent, des biens mis hors du système d’échange sont traités par les économistes comme économiques. A l’inverse, dans notre société, le mariage, qui paraît être l’acte le plus personnel et sentimental, demeure très largement un acte économique. La preuve en est qu’un contrat de mariage règle la transmission des biens d’une famille à l’autre, et le retour éventuel des biens à la famille d’origine en cas de décès. Dans les sociétés dites primitives, lorsqu’on prend une femme, on donne une compensation (objets rares ou bétail) à la famille de la femme. Dans la e société méditerranéenne et dans la bourgeoisie du XIX siècle au contraire, on donne une dot à la femme. Par le prix de la fiancée, c’est le mari qui donne de l’argent en compensation de la femme qu’il prend au lignage opposé, alors que par la dot, c’est la famille de la femme qui donne de l’argent, en même temps que la femme, à la famille du mari. En effet, si la femme est considérée comme une source de revenu, en prenant une femme à un groupe social, on lui enlève un « capital » qu’il faut remplacer par un autre « capital » producteur, tandis que si la femme est considérée comme une « occasion de dépense », il faut qu’elle apporte avec elle ses ressources autonomes pour ne pas être « à charge » de la famille dans laquelle elle entre. A mesure que le travail des conjoints remplace le capital, le mariage devient moins un acte économique et plus un acte de droit personnel. Le très ancien droit romain distingue entre les familia les biens familiaux qui appartiennent à la famille et qui théoriquement n’en peuvent pas sortir, et les pecunia, les biens mobiles, qui, par définition, peuvent se multiplier ou diminuer comme le troupeau (pécus) augmente les bonnes années et diminue en cas de sécheresse. Le Code civil oppose les immeubles, qui sont le « patrimoine » de la famille et les meubles qui sont des biens moins nobles et qui sont moins bien garantis que les immeubles. Les peuples primitifs font aussi cette distinction entre les objets : il en est que l’on peut soumettre au commerce, tandis que d’autres sont des objets d’échanges nobles. Prenons l’exemple des îles Trobriands. Malinowski décrit un système d’échange extrêmement développé, le kula, entre des tribus dispersées dans un certain nombre de petites îles. Au cours de fêtes rituelles les nobles d’une tribu partent en canoë vers une autre île et une autre tribu, et leur apportent des cadeaux. Ces cadeaux sont de deux sortes : les mwali, qui sont des bracelets taillés et polis dans une coquille et portés dans les grandes occasions, et les souleva qui sont des colliers de coquillages. Celui qui apporte des mwali recevra en échange des soulava, si bien que les soulava voyagent d’est en ouest, tandis que les mwali voyagent en sens contraire. La grande activité sociale de ces tribus est d’aller se visiter les unes les autres pour échanger ces objets qui n’ont aucune utilité économique autre que la parure. On les garde un certain temps, on est fier de les avoir et de les montrer. Un rituel est établi pour l’échange de ces biens. Vous arrivez avec un très beau mwali dans l’espoir de remporter un soulava encore plus beau que vous pourrez échanger à son tour contre un mwali encore plus beau, etc. Cet échange purement somptuaire qui n’a aucune base économique, est ritualisé dans une fête perpétuelle. Mais un échange économique proprement dit se fait en même temps : des biens, qui ne sont pas de la même dignité, sont échangés, et les indigènes font une distinction très nette entre cet échange somptuaire et l’échange économique de marchandises utiles qui porte le nom de gimwali. Lorsque vous échangez les biens somptuaires, vous affirmez que vous faites un don et que vous n’êtes pas digne de recevoir un si beau don en retour, au contraire quand vous faites un échange économique pur des biens qui ne sont pas biens nobles, vous marchandez de façon agressive, discutez « sou à sou » : « Je vous donne cela. 15 6 Cela vaut beaucoup plus que vous ne voulez m’en donner. » Et pourtant si vous obtenez un plus beau soulava à la place de votre mwali vous augmentez vos richesses puisque ces ornements, ont une valeur. Plus vous avez de beaux mwali et de beaux soulava, plus vous êtes riche, plus vous augmentez votre « standing social », dirait-on dans notre jargon. Un autre type d’échange de dons, le potlatch est pratiqué par les Indiens Kwakiutl de la Côte ouest du Canada. Ce rite social consiste à faire un cadeau à autrui pour qu’autrui soit obligé de vous faire un contre-cadeau, plus riche que celui que vous lui avez donné : vous lui donnez des couvertures richement tissées, et des plaques de cuivre finement gravées, s’il ne peut pas vous en rendre de plus belles en plus grand nombre, il s’humilie et vous triomphez. Le kula était un jeu somptuaire et le potlatch est un jeu agressif et dominateur. Mais dans les deux cas le jeu est basé sur trois règles fondamentales : l’obligation de donner, l’obligation de recevoir et l’obligation de rendre. Pris dans ce circuit, vous êtes obligé de donner à autrui, si vous voulez avoir une existence sociale. Si autrui vous donne, vous êtes de même obligé de recevoir ce que vous donne autrui. Si vous ne donnez pas, et si vous ne recevez pas, vous êtes, comme disent les Indiens Kwakiutl « aplatis », vous n’êtes pas un homme digne de ce nom, vous perdez la face. Dans notre civilisation un certain nombre de rites sont du même ordre. Il faut faire des cadeaux et il faut en rendre. Dans la bourgeoisie on échange des dîners exactement de la même façon qu’on échange des couvertures ou des bracelets chez les trobriandais et les kwakiutl. Et il est très important pour la maîtresse de maison que son dîner soit un peu mieux que celui de l’autre maîtresse de maison, mais pas trop afin de ne pas écraser le prestige de l’invité. « Il ne faut pas être en reste » ou bien « c’est à nous de rendre », ces expressions soulignent que la réciprocité fondamentale est vivement ressentie et acceptée. Il en est de même pour les cadeaux qui deviennent de plus en plus importants dans la vie sociale et mondaine. Cadeaux de mariage et de naissance, cadeaux de Noël, d’anniversaire, etc. Noël peut être analysé comme une sorte d’immense potlatch ou kula. Chacun donne et chacun reçoit, parfois la même chose : on apporte une boîte de chocolats à la vieille tante, et on repart avec une autre boîte de chocolats qu’elle vous a donnée. Le cadeau et la fête sont de plus en plus liés, et on offre des cadeaux « pour faire fête ». Tous ces échanges sont très strictement codifiés et paraissent un jeu purement social, mais n’en ont pas moins un aspect économique important. On peut « se ruiner en cadeaux ». Et les objets qui servent de cadeaux sont d’un genre particulier : « on ne se les offrirait jamais à soi-même ». Choses utiles, mais dont cependant on peut se passer : des « folies » qu’on se refuse. Toute une industrie et tout un commerce prospèrent pour alimenter ce jeu. 16 7 Donnant, donnant Théorie du comportement coopératif Robert Axelrod Odile Jacob, 1992 Le célèbre dilemme du prisonnier Dans le dilemme du prisonnier, deux joueurs sont en présence. Chacun a deux options : soit coopérer, soit faire cavalier seul. Chacun doit choisir sans connaître la décision de l’autre. Quoi que fasse l’autre, il est plus payant de faire cavalier seul que de coopérer. Le dilemme consiste en ceci que, si les deux joueurs font cavalier seul, ils s’en tirent moins bien que s’ils avaient coopéré. (...) Un joueur choisit une ligne, ou bien coopérer, ou bien faire cavalier seul. L’autre joueur choisit en même temps une colonne, ou bien coopérer, ou bien faire cavalier seul. Conjointement, ces choix conduisent à (...) quatre résultats possibles (...) Si les deux joueurs coopèrent, ils s’en tirent relativement bien tous les deux. Chacun obtient R, la récompense pour coopération mutuelle. Dans l’exemple, la récompense est de 3 points. Ce chiffre pourrait, par exemple, représenter une somme d’argent que chaque joueur obtiendrait pour ce résultat. Si un joueur coopère mais que l’autre fasse cavalier seul, ce dernier obtient la tentation de l’égoïste, tandis que le joueur coopérant récolte le salaire de la dupe. Dans l’exemple présent, cela donne respectivement 5 et 0 points. Si les deux font défection, ils obtiennent chacun 1 point, la punition de l’égoïste. Que devez-vous faire dans un tel jeu ? Supposons que vous soyez le joueur de la ligne et que vous pensiez que le joueur de la colonne va coopérer. Cela signifie que vous obtiendrez l’un des deux résultats de la première colonne. Vous vous trouvez devant une alternative. Vous pouvez coopérer aussi, ce qui vous rapportera les 3 points de la récompense pour coopération mutuelle. Ou faire cavalier seul, auquel cas vous obtiendrez les 5 points de la tentation. Il est donc payant de faire cavalier seul si vous pensez que l’autre va coopérer. Supposons maintenant que vous pensiez que l’autre va faire cavalier seul. Vous vous trouvez donc dans la seconde colonne et vous avez le choix entre coopérer, ce qui ferait de vous une dupe et vous rapporterait 0 point, et faire cavalier seul, ce qui entraînerait la punition et un gain de seulement 1 point. Il est donc payant de faire cavalier seul si vous pensez que l’autre joueur va faire de même. Cela signifie qu’il vaut mieux faire cavalier seul si l’on pense que l’autre va 17 7 coopérer et qu’il vaut mieux faire cavalier seul si l’on pense que l’autre va en faire autant. Quoi que fasse l’autre joueur, vous avez donc intérêt à faire cavalier seul. jusqu’ici, tout va bien. Seulement cette logique est également valable pour l’autre joueur. Il devrait donc faire cavalier seul quoi que vous fassiez. Vous devriez donc faire cavalier seul tous les deux. Seulement, dans ce cas, vous obtiendrez tous les deux 1 point, ce qui est pire que ce que vous auriez gagné si vous aviez tous les deux coopéré. La rationalité individuelle mène au pire résultat possible pour les deux joueurs. D’où le dilemme. Le dilemme du prisonnier n’est rien de plus qu’une formulation abstraite de certaines situations très courantes et fort intéressantes dans lesquelles la meilleure solution mène chaque individu à faire cavalier seul, alors qu’il s’en serait mieux tiré en coopérant. La définition du dilemme du prisonnier exige qu’il y ait plusieurs relations entre les quatre issus possibles. La première spécifie la hiérarchie des quatre résultats. Le mieux que puisse faire un joueur est d’obtenir T, la tentation de faire cavalier seul lorsque l’autre coopère, Le pire est d’obtenir S, le salaire de la dupe pour avoir coopéré tandis que l’autre faisait cavalier seul. Pour les deux autres résultats, R, la récompense pour coopération mutuelle, est, par hypothèse, préférable à P, la punition de l’égoïste. Cela donne un classement préférentiel des quatre résultats allant du meilleur au pire, c’est-à-dire T, R, P, et S. La seconde composante de la définition du dilemme du prisonnier est que les joueurs ne peuvent échapper à leur dilemme en s’exploitant l’un l’autre à tour de rôle. Cela veut dire qu’à chances égales d’exploiter l’autre ou de se faire exploiter, le résultat sera quand même moins favorable que la coopération mutuelle. On pose donc que la récompense pour coopération mutuelle doit être supérieure à la moyenne de la tentation et du salaire de la dupe. Cette hypothèse, prise conjointement avec le classement des quatre résultats, définit le dilemme du prisonnier. Ainsi deux égoïstes jouant une seule partie opteront tous les deux pour leur choix dominant, faire cavalier seul, et chacun obtiendra moins que s’ils avaient coopéré. Si le jeu est joué un nombre fini de fois et que ce nombre est connu d’avance, les joueurs n’ont toujours pas intérêt à coopérer. Cela est évident pour le dernier coup, puisqu’il n’y a pas de futur à Influencer. A l’avant-dernier coup, aucun des joueurs n’aura intérêt à coopérer puisqu’ils pourront tous les deux prévoir que l’autre fera cavalier seul au dernier coup. En remontant par le même raisonnement jusqu’au premier coup, on en déduit que les joueurs feront toujours cavalier seul dans toute séquence fin de coups dont la longueur est connue d’avance (Luce et Raiffa 1957). Mais ce raisonnement n’est pas valable si les joueurs se rencontrent un nombre indéfini de fois. Et dans la plupart des situations réalistes, les joueurs ne peuvent être sûrs du moment où la dernière interaction aura lieu. Comme nous le démontrerons ultérieurement, lorsque le nombre de rencontres est indéfini, la coopération peut émerger. La question devient alors de découvrir quelles conditions précises sont nécessaires et suffisantes pour l’apparition de la coopération. Je n’examinerai ici que des interactions impliquant deux joueurs à la fois. Un joueur peut interagir avec de nombreux autres, mais on suppose qu’il n’interagit qu’avec un seul à la fois. On suppose également qu’il peut reconnaître chaque joueur et qu’il se rappelle la nature de leurs échanges précédents. Cette capacité de reconnaître et de se souvenir permet à un joueur de tenir compte de l’histoire de l’interaction particulière dans sa stratégie. On a proposé plusieurs manières de résoudre le dilemme du prisonnier. Toutes ces solutions reposent sur l’introduction d’une activité supplémentaire qui modifie l’interaction stratégique et, par la même, change fondamentalement la nature du problème. 18 7 Le problème initial subsiste toutefois parce qu’il existe de nombreuses situations dans lesquelles ces remèdes ne sont pas disponibles. On étudiera donc le problème dans sa forme fondamentale, sans ces altérations. 1. Les joueurs ne disposent d’aucun mécanisme leur permettant de mettre des menaces à exécution ou de prendre des engagements (Schelling 1960). Comme les joueurs ne peuvent s’engager à suivre une stratégie particulière, chacun doit tenir compte de toutes les stratégies possibles de l’autre joueur. En outre, les joueurs eux-mêmes disposent de toutes les stratégies possibles. 2. Il est impossible de savoir avec certitude ce que l’autre va faire à un coup donné. Cela élimine la possibilité d’une analyse par méta-jeu (Howard 1971) qui permet des options du genre « faire le choix que l’autre s’apprête à faire ». Cela interdit aussi de se baser sur la fiabilité de l’autre joueur en l’observant jouer avec des tiers. Ainsi, la seule. information à la disposition des joueurs est l’histoire de leur interaction jusqu ‘au coup précédent. 3. Il est impossible d’éliminer l’autre joueur ou de se dérober à l’interaction. Chaque joueur conserve donc la capacité de coopérer ou de faire cavalier seul à chaque coup. 4. Il est impossible de modifier les gains de l’autre joueur. Les gains tiennent déjà compte de la considération que chaque joueur a pour les intérêts de l’autre. Dans ces conditions, les mots qui ne sont pas suivis d’actes ont si peu de valeur quels en perdent toute signification. Les joueurs ne peuvent communiquer que par leurs propres comportements successifs. Tel est le dilemme du prisonnier dans sa forme fondamentale. Le dilemme du prisonnier Joueur de la colonne ∅ Joueur de la ligne ∪ Coopérer Faire cavalier seul Coopérer Faire cavalier seul R = 3, R = 3 Récompense pour coopération mutuelle S = 0, T = 5 Salaire de la dupe, et tentation de l’égoïste T = 5, S = 0 Tentation de l’égoïste et salaire de la dupe P = 1, P = 1 Punition de l’égoïste Note : Les gains du joueur de la ligne sont donnés en premier. 19 8 Politique et savoir-vivre Enquête s u r l e s f o n d e m e n ts d u l i e n c i v i l Patrick Pharo L’Harmattan – Corlet, 1991 L’intelligence réciproque Dès que la réciprocité devient un but ou une obligation, fait l’objet d’une réflexion dans laquelle on se pose explicitement le problème de l’égalisation des prestations, on est conduit à s’engager dans un calcul qui préfigure directement le schéma marchand et monétaire qui joue un rôle si important dans les démocraties modernes. Mais il faut bien voir qu’à l’origine, ce calcul des contributions respectives prend sa source dans un idéal de justice qui est de rendre à chacun son dû, de respecter l’égalité en assurant des contreparties pour ce qu’on reçoit soimême - et l’on voit facilement toutes les vertus qui se trouvent engagées par cet idéal : la générosité, la gratitude, la ponctualité, etc. Cet idéal s’enracine dans la nécessité logique de maintenir les conditions d’un échange sensé avec autrui, conditions qui sont toujours mises à mal dès lors que l’échange se fait à sens unique - et quel que soit l’objet de cet échange, biens palpables ou impalpables ou simples signes. C’est pourquoi, plus que la réciprocité des prestations qui en définitive ne peut jamais compenser complètement l’inégalité foncière de tout échange civil, c’est la circulation à double sens des attentes de compréhension et des compréhensions effectives qui a le plus de chance de créer le sentiment d’un juste rapport dans le commerce civil. Il faut prendre ici compréhension au sens quasi étymologique : ce qui venant de l’autre est pris avec soi, et ce qui venant de soi, est pris avec l’autre. Cela ne peut pas être du donnant-donnant pour cette raison qu’il n’y a pas d’équivalence possible entre le contenu de chaque attente, laquelle est inévitablement singulière. Lorsqu’un couple de personnes, deux amis, deux amants, deux associés, perdent le sentiment d’intelligence mutuelle - et généralement, c’est d’abord l’une des parties qui commence à le perdre - ils peuvent mutuellement s’accuser d’avoir manqué de réciprocité dans l’échange. Cela se produit tous les jours et dans tous les milieux sociaux. Mais la perte de l’amour mutuel, comme d’ailleurs son apparition, et aussi celle de l’estime, du respect, de la confiance et de tous ces caractères qu’on attribue aux justes rapports qui s’établissent dans le commerce civil, ne se mesurent pas à la quantité de prestations effectivement consenties. Il importe aussi et surtout que se logent, dans les actes civils de chaque partie, une compréhension et une acceptation des actes civils de l’autre partie. Car les liens entre les personnes, les 20 8 liens affectifs bien sûr, mais aussi les liens normatifs qui sont étroitement liés aux précédents, c’est-à-dire les obligations et les autorisations qu’ils peuvent s’attribuer réciproquement, dépendent de la compréhension et de l’acceptation des conséquences des actes d’autrui. Une relation civile aura peu de chance d’être considérée comme juste si chacune des parties ne manifeste pas, par ses propres actes, qu’elle a compris et accepté au moins certains des actes de l’autre partie. C’est pourquoi d’ailleurs les manuels de civilité recommandent aussi d’éviter soigneusement tout ce qui pourrait être pris par autrui comme un refus d’accepter les composantes les plus essentielles de sa pratique habituelle. Dans le commerce civil, la réciprocité en matière d’acceptation des façons de faire a sans doute plus d’importance que l’égalisation des prestations respectives, et le sentiment de la justice est souvent une conséquence de l’acceptation mutuelle. Et cela se manifeste en particulier dans la forme, c’est-à-dire la façon et le moment, qui compte toujours davantage que la valeur codifiée. C’est pourquoi, comme disent les manuels, des gestes très simples, des attentions qui paraissent sincères, des cadeaux de peu de valeur mais qui témoignent d’une certaine sensibilité à la personne d’autrui, des écoutes particulièrement intenses, même si elles sont exceptionnelles, des aides apportées au bon moment... peuvent souvent servir d’équivalents à des prestations qu’une comptabilisation hors contexte pourrait juger infiniment plus précieuses. Mais la réciprocité des attentes de compréhension est d’autant mieux assurée que l’action de chacun manifeste, au-delà de tout calcul et de toute règle soigneusement pesée, qu’elle peut faire pour autrui, si l’étalon normatif de la situation l’exige, davantage que ce qu’exigeraient les règles conventionnelles de la réciprocité. Cela semble vrai également en politique. 21 9 Petit traité des grandes vertus André Comte-Sponville PUF/Perspectives Critiques, 1995 La générosité La générosité est la vertu du don. Il ne s’agit plus « d’attribuer à chacun le sien » disait Spinoza à propos de la justice, mais de lui offrir ce qui n’est pas sien, ce qui est vôtre, et qui lui manque. Que la justice puisse aussi y trouver son compte, c’est assurément possible (si l’on donne à quelqu’un ce qui, sans lui appartenir encore, sans lui revenir même selon la loi, lui est dû en quelque façon : par exemple si l’on donne à manger à celui qui a faim), mais ce n’est ni nécessaire ni essentiel à la générosité. De là ce sentiment qu’on peut avoir parfois que la justice est plus importante, plus urgente, plus nécessaire, à côté de quoi la générosité serait comme un luxe ou un supplément d’âme. « Il faut être juste avant d’être généreux, disait 10 Chamfort, comme on a des chemises avant d’avoir des dentelles. » Sans doute. Les deux vertus étant d’un registre différent, il n’est pas sûr pourtant que le problème se pose toujours dans ces termes, ni souvent, Certes, justice et générosité concernent l’une et l’autre nos rapports avec autrui (du moins principalement : on peut en avoir besoin aussi pour soi-même) ; mais la générosité est plus subjective, plus singulière, plus affective, plus spontanée, quand la justice, même appliquée, garde en elle quelque chose de plus objectif, de plus universel, de plus intellectuel ou de plus réfléchi. La générosité semble devoir davantage au cœur ou au tempérament ; la justice, à l’esprit ou à la raison. Les droits de l’homme, par exemple, peuvent faire l’objet d’une déclaration. La générosité, non : il s’agit d’agir, et non en fonction de tel ou tel texte, de telle ou telle loi, mais au-delà de tout texte, au-delà de toute loi, en tout cas humaine, et conformément aux seules exigences de l’amour, de la morale ou de la solidarité. (…) Que la solidarité puisse la motiver, la susciter, la renforcer, sans doute. Mais elle n’est vraiment généreuse qu’à la condition d’aller au-delà de l’intérêt, même bien compris et même partagé - qu’à la condition, donc, d’aller au-delà de la solidarité ! Si vraiment il était de mon intérêt d’aider, par exemple, les enfants du Tiers Monde, je n’aurais pas besoin pour le faire 10 Maximes et pensées, chap. 2, § 160 (G.-F., 1968, p. 82). 22 9 d’être généreux. Il me suffirait d’être lucide et prudent. « Combattre la faim pour sauver la paix », disait un mouvement catholique dans les années soixante. Cela choquait notre jeunesse et notre générosité, qui trouvaient ce rnarchandage sordide. Avions-nous tort ? je ne sais. Toujours est-il que si tel était en effet notre intérêt, nous le ferions, sauf à être idiots, sans avoir besoin pour cela d’être généreux, et donc nous le ferions en effet ! Que nous ne le fassions pas, ou si peu, suffit à prouver que tel n’est pas à nos yeux notre intérêt véritable, que nous sommes donc hypocrites quand nous prétendons le contraire, en quoi ; rien ne prouve que ce soient nos yeux qui soient mauvais, ni la lucidité qui nous manque. C’est le cœur qui est mauvais, puisqu’il est égoïste c’est la générosité, plus encore que la lucidité, qui fait défaut. Sans vouloir tout réduire à une question d’argent, puisqu’on peut donner autre chose, n’omettons pas pourtant ce fait que l’argent a le mérite, il sert même à cela, d’être quantifiable. Aussi autorise-t-il, par exemple, cette question : quel pourcentage de tes revenus consacrestu à aider de plus pauvres ou de plus malheureux que toi ? Il faut laisser de côté les impôts, puisqu’ils ne sont pas volontaires ; et la famille ou mes amis très proches, puisque l’amour, bien davantage que la générosité, suffit à expliquer ce que nous faisons pour eux sans cesser pour autant (puisque leur bonheur est notre bonheur) de le faire aussi pour nous... Je simplifie un peu, et trop. S’agissant des impôts, par exemple, ce peut être un acte de générosité, quand on fait partie des classes moyennes on aisées, que de voter pour un parti politique qui a annoncer sa ferme intention de les augmenter. Mais la chose est si rare que cette générosité-là n’a que bien peu l’occasion de se manifester ; et les partis, qui ne savent guère annoncer qu’une diminution des impôts, montrent par là le crédit qu’ils accordent à notre générosité ! On me juge pessimiste ; mais qui ne voit que les hommes politiques le sont davantage, quoi qu’ils disent, et pour de très solides raisons ? Quant à la famille ou aux amis intimes, il en va un peu de même. C’est simplifier à l’excès que de ne vouloir y voir aucune générosité possible ou nécessaire. Quand bien même le bonheur de mes enfants fait le mien, ou le conditionne, il n’en arrive pas moins que leurs désirs s’opposent aux miens, leurs jeux à mon travail, leur enthousiasme à ma fatigue... Autant d’occasions de faire, ou pas, preuve de générosité à leur égard ! Mais tel n’est pas ici mon propos. je ne voulais que poser la question d’argent dans sa plus grande netteté, et pour cela globaliser, il faut bien, les budgets familiaux. Donc, nous y revoilà : quel pourcentage de -vos revenus familiaux consacrez-vous à des dépenses qu’on puisse appeler de générosité, autrement dit à un autre bonheur que le vôtre ou celui de vos intimes ? Chacun répondra, pour son compte. Mon idée est que nous serons presque tous en dessous de 10%, et même bien souvent, faites le calcul, en dessous de 1%... J’entends bien que l’argent n’est pas tout. Mais par quel miracle serions-nous davantage généreux dans les domaines non financiers ou non quantifiables ? Pourquoi aurions-nous le cœur plus ouvert que le porte-monnaie ? L’inverse est plus vraisemblable. Comment savoir si le peu que nous donnons, c’est générosité, vraiment, ou bien si c’est le prix de notre confort moral, le petit prix de notre petite bonne conscience ? Bref, la générosité n’est une vertu si grande, et si vantée, que parce qu’elle est très faible, en chacun, que parce que l’égoïsme est le plus fort, toujours, que parce que la générosité ne brille, le plus souvent, que par son absence... « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure », disait Pas11 cal . C’est qu’il n’est empli, presque toujours, que de soi. (...) La générosité, disait Hume, si elle était absolue et universelle, nous dispenserait de la jus12 tice ; et l’on a vu que cela pouvait en effet se concevoir. il est clair en revanche que la justice, même accomplie, ne saurait nous dispenser de la générosité : aussi cette dernière est-elle socialement moins nécessaire, et humainement, me semble-t-il, plus précieuse. 11 12 Pensées, 139-143 (éd. Lafuma, Seuil, 1963). Hume, Enquête sur les principes de la morale, III, 1, p. 87. 23 9 A quoi bon ces comparaisons, demandera-t-on, puisque nous sommes si peu capables et de l’une et de l’autre ? C’est que ce peu malgré tout n’est pas rien, qui nous fait sensibles à sa petitesse et désireux, parfois, de l’augmenter... Quelle vertu qui ne soit d’abord, même petitement, un désir de vertu ? Quant à savoir si la générosité résulte d’un sentiment naturel et premier, comme le voulait Hume, ou bien d’un processus d’élaboration du désir et de l’amour de soi (spécialement par l’imitation des affects et la sublimation des pulsions), comme ont pu le penser Spinoza ou 13 Freud , c’est aux anthropologues d’en décider, et cela, moralement, n’importe guère. C’est se tromper sur les vertus que de fonder leur valeur sur leur origine, comme de vouloir, au nom de cette origine, les invalider. Qu’elles viennent toutes de l’animalité, et donc du plus bas (du moins de ce qui nous paraît tel : il est clair que la matière et le vide, d’où tout vient, y compris l’animalité, n’ont ni haut ni bas nulle part), j’en suis personnellement persuadé. Mais c’est dire aussi qu’elles nous élèvent, et c’est pourquoi le contraire de toute vertu, sans doute, est une forme de bassesse. La générosité nous élève vers les autres, pourrait-on dire, et vers nous-mêmes en tant que libérés de notre petit moi. Celui qui ne serait pas du tout généreux, la langue nous avertit qu’il serait bas, lâche, mesquin, vil, avare, cupide, égoïste, sordide... Et nous le sommes tous, mais toutefois pas toujours ni complètement : la générosité est ce qui nous en sépare ou, parfois, nous en libère. Remarquons pour finir que la générosité, comme toutes les vertus, est plurielle, dans son contenu comme dans les noms qu’on lui prête ou qui servent à la désigner. Jointe au courage, elle peut être héroïsme. Jointe à la justice, elle se fait équité. Jointe à la compassion, elle devient bienveillance. Jointe à la miséricorde, la voilà indulgence. Mais son plus beau nom est son secret, que chacun connaît : jointe à la douceur, elle s’appelle la bonté. 13 Hume, Enquête sur les principes de la morale, V, 2 ; Spinoza, Ethique, III, prop. 27 et scolie (sur cette espèce de fonction mimétique, chez Spinoza, voir aussi mon Traité du désespoir et de la béatitude, t. 2, chap. 4, p. 102 à 109) ; Freud, Malaise dans la civilisation, et passim. 24 10 Vampires L’ é c h a n g e , de la civilité à la violence Pascal Bonitzer Critique n° 596-597, janvier – février 1997 Au Vampire, on vend mieux. R. QUENEAU. Le désir, dit quelque part Deleuze, ne connaît pas l'échange, il ne connaît que le vol et le don. Au fond de tous les échanges grondent des pulsions de rapt, d'arrachement, et vibrent des mouvements de dépossession, des effets de potlatch. Il en résulte que tous les échanges sont biaisés, trichés, sur fond d'une violence profonde. Ou plus rarement, en un pacte supérieur, miraculeux, exceptionnel, ils exorcisent cette violence. Cette violence, le cinéma s'en nourrit et y puise le pouvoir de fascination qui le soutient comme spectacle. On ne s'étonnera donc pas que les scénarios d'échange y abondent, dans les films les plus populaires comme les plus raffinés, avec des figures types, des topoi, des poncifs que la comédie, mais aussi le film noir, le western, le film de samouraï, le film policier, le film de gangsters, le film d'espionnage ont inlassablement ressassés. J'ai été accroché, il y a quelques années, pour je ne sais quelle raison, par un film publicitaire idiot pour quelque marque de crème glacée (distribuée à l'entracte) en forme d'hommage comique aux divers genres ou émotions standards du cinéma. Le suspense, ou l'espionnage, était ainsi évoqué par la saynète suivante : sur le pont des transactions secrètes, dans l'aube brumeuse et clandestine, le sympathique Français ouvre une mallette remplie de framboises en prononçant le mot de passe : « la framboise est ponctuelle » ; l'arrogant Soviétique aussitôt de répondre : « ...et le citrrron prrressé », en ouvrant une mallette identique, remplie de citrons. Des framboises pour des citrons, ce serait la formule basique, enfantine et « innocente » du thème de l'échange. En l'occurrence framboises et citrons parodient les billets de banque et les microfilms des films de référence. Ce que les fruits métonymiques des parfums pour crèmes glacées rendent en l'occurrence risible, c'est la clandestinité de la transaction, c'est-àdire le détournement, le vol (microfilms, plans, documents « secret défense ») qui en suscite le protocole grotesque et inquiétant. Il n'y a pas de fiction si l'échange est tout simple, des citrons pour des framboises, des documents pour de l'argent. Il y a fiction si les documents sont secrets, donc s'ils ont été dérobés, ou si l'argent est faux. Si quelqu'un, autrement dit, est lésé et veut récupérer son bien, avec quelque vengeance pour compensation. Si la dissymétrie que produit la rivalité génère une dynamique. 25 10 Pas de western, pas de film de gangsters, pas de film d'espionnage sans que la forme de l'échange n'y soit mêlée, mais d'un échange empoisonné, comme figure centrale de la rivalité mortelle. C'est la rencontre fatale, au cœur du récit, où doivent changer de mains l'argent, l'otage, la drogue, l'or, les diamants, les microfilms... bref ce que Hitchcock désigne sous le nom générique de McGuffin, et où la violence fait basculer le cours des choses, parce que l'un des deux contractants a décidé de tout prendre, ou de ne rien lâcher. Le vol est quelquefois l'argument simple de la fiction, du suspense : quelque chose, la mallette infernale de Kiss Me Deadly par exemple, est convoité au prix d'un maximum de morts. Mais la ligne de la fiction ressemble alors à une sorte de jeu de poursuite, de cachetampon ou de cache-cache, sans que véritablement ne se tissent de rapports entre les protagonistes. Une terreur anonyme plane sur le récit et le héros poursuit sa quête, de cadavres en cadavres, à la recherche du possesseur toujours dérobé, sans visage, anonyme, du Grand Secret (The Great What-sit). Au contraire, dans les scénarios d'échange, des rapports dangereux, des complicités précaires, des alliances instables, inquiétantes, labiles, se nouent entre les participants, comme dans The Maltese Falcon, où entre Sam Spade (Bogart), la femme et les gangsters, la question est de savoir qui sera dupe et victime des accords provisoires entre les malins. Bref, l'échange est le principe apparent du contrat que nouent les protagonistes et qui définit le code interne de la fiction, autant que le signe du contrat qui lie le public au film, à travers les visages auxquels il va se lier, « s'identifier ». L'échange met en jeu le visage, mais aussi bien les mains qui le trahissent, la poignée de mains où les visages se reconnaissent et qui scelle le code de l'échange, mais aussi la main furtive qui profite du visage détourné pour tricher le contrat, la main vengeresse qui s'applique sur le visage du traître ou du tricheur, la main qui tue par trahison ou par justice. Parce que le cinéma est un art du visage, il est fasciné par l'échange et il fascine par le spectacle de l'échange. Tout le cinéma de Bresson, et pas seulement Pickpocket, est fondé sur d'étranges ballets où des billets, des portefeuilles, des sacoches, des journaux, passent de main en main en silence, tandis que les visages restent impassibles ou, à la limite, invisibles. Cette impassibilité du visage, on sait que Bresson y tient beaucoup, théoriquement par opposition à l'expressivité artificielle du théâtre. Elle est le corrélat de la diction « neutre » sur laquelle on met plus souvent l'accent, et qui a suscité tant de sarcasmes. Mais elle ne prend tout son sens que par rapport à l'extrême mobilité des mains, qui prennent en charge tout l'érotisme et toute l'émotion du film. Dans L'Argent c'est par exemple la chorégraphie du troc dans la prison, où tout et n'importe quoi circule entre les mains des prisonniers anonymes et sans visage. Bresson filme à hauteur de mains, comme si tout ce qui se passait d'important, dans le sexuel et l'économique, se situait dans ce furtif contact entre les doigts, dans ce qui passe d'une main à l'autre, à la fois flux érotique et lieu de la transaction, signe du vol, du don, de la communication au sens transfusionnel, intense, électrique. Bresson intensifie, érotise, par ses plans à hauteur de mains, ces gestes le plus souvent automatiques et à la longue inconscients, par lesquels on prend un paquet de cigarettes et quelque ferraille en échange d'un billet glissé sur le comptoir. Par l'attention qu'il leur donne, il les rend étranges, étrangers. Cette attention est moderne, comme est moderne le détournement de ces gestes familiers dès lors par exemple que l'argent est faux, ou l'échange un trompe-l’œil pour dissimuler un vol. Chez Bresson, donc, l'échange vit sa vie comme les mains vivent d'une vie plus intense que les personnes, comme si les mains et les choses étaient des personnages en euxmêmes, au-delà des personnes dont elles se détachent. C'est sans doute un cas-limite, un cas pervers, car, la plupart du temps, au cinéma, l'échange ne constitue un argument de fiction que comme enjeu fort entre des individus constitués comme des personnes. L'objet de la transaction n'a souvent guère d'importance en lui-même, généralement factice ou quelconque. « The stuff the dreams are made of », comme dit Spade à la fin du Faucon maltais. Ce qui 26 10 compte, c'est le rêve dont il est le prétexte et la substance, c'est-à-dire la lutte à mort pour sa possession illusoire. L'échange en ce sens ne prend toute sa valeur de vertige, sa puissance de suspense, que pour autant qu'il suscite et anime l'image paranoïaque du rival et le spectre de la perte (d'argent, de sang, de vie). On ravit à l'autre, à l'ennemi, quelque chose pour l'échanger contre ce qu'il possède, au risque de tout perdre. L'homme contre l'or, ou la femme contre l'impunité, ou l'enfant contre le secret gardé. La valeur de l'objet d'échange est d'autant plus haute qu'elle provoque plus de violence et se paie de plus de morts, voire du plus grand sacrifice, celui de l'amour ou de l'amitié. La guerre froide, comme la guerre des gangs et même celle des polices, a fourni beaucoup de scénarii d'échange, mais c'est le western qui en a sans doute produit le modèle, avec ses villes sans loi où s'affrontent à visage nu, au crépuscule des règlements de comptes, le bien et le mal. La scène de la transaction correspond alors classiquement au climax de l'histoire, son moment de déchaînement, de violence maximale. C'est dans Touchez pas au grisbi, de Jacques Becker, la scène où le copain de Gabin est échangé contre la valise de lingots, sous la surveillance de deux porteurs de mitraillettes, et le carnage qui s'ensuit, au cours duquel l'or se liquéfie dans une voiture en flammes. Dans Rio Bravo, de Howard Hawks, c'est l'échange final du prisonnier et de l'otage où Dude (Dean Martin), en croisant le meurtrier contre lequel il est échangé, se jette sur lui pour transformer d'un coup de poing la défaite en victoire, dans un festival de dynamite. Ce sont ces films où la mallette contenant la drogue, les diamants, les billets, etc., ne contient que de la farine, des morceaux de verre, du papier... où celui qui en fait la découverte n'a souvent pas le temps de réagir, soit parce que ceux qui l'ont piégé sont déjà loin, soit parce qu'ils ont déjà sorti leurs revolvers. Ainsi The King of New York d’Abel Ferrara ou Carlito's Way de Brian de Palma (le massacre dans la salle de billard, avec le dealer novice égorgé en donnant le fric). Ou encore, c'est le thème, non moins classique, non moins usé, mais inusable, le thème hemingwayen du pari truqué, le boxeur qui accepte de « se coucher » en échange des services rendus par les gangsters, et qui, s'il transgresse cet échange par fierté ou fidélité, se trouve automatiquement voué à la mort (de Nous avons gagné ce soir de Robert Wise à Pulp Fiction de Tarantino - l'histoire de Butch - en passant par Raging Bull de Scorsese). Dans toute fiction classique le méchant incarne le mauvais échange, le contrat délétère, celui par exemple qu'impose le kidnapping. On en a vu récemment un avatar baroque avec Fargo des frères Coen, sur ce principe de dérision, très actuel, qui veut que personne, ni les ravisseurs, ni les rançonnés, ne contrôle rien, entraînant une boucherie d'autant plus écœurante qu'elle est due à la maladresse, à la bêtise et à l'incompétence. La dérision qui efface toute frontière certaine entre les bons et les méchants, les entraîne tous dans une catastrophe risible et sanglante, est un trait récent. Tous des canailles, tous des pauvres types, disent facilement les films d'aujourd'hui. A l'époque classique des scénarios de contrat criminel, au contraire, l'un des deux contractants est au fond la figure perverse de l'autre, sa mauvaise image et celle qui doit être détruite pour que renaisse l'ordre naturel des choses. On connaît la formule hitchcockienne : plus réussi est le méchant, meilleur est le film. Or le méchant le plus réussi, c'est celui qui incarne le plus profondément le désir de l'autre, du « bon ». C'est pourquoi dans Shadow Of A Doubt l'oncle meurtrier et la nièce innocente portent le même prénom. Quelques-uns des plus célèbres films de Hitchcock sont ainsi fondés sur un échange pervers, contaminant, entre deux personnages dont l'un risque non seulement sa peau, mais (et c'est en un sens pire) son identité, son statut social et son intégrité psychologique : Strangers In Again (L'Inconnu du Nord Express) est sans doute le plus connu, mais The Rope, Shadow Of A Doubt, The Wrong Man et même Rear Window (Fenêtre sur cour) sont également de ces films de vertige où une personne « normale » aux passions moyennes se voit changer de peau, par le truchement 27 10 d'un meurtre ou d'un délit qu'elle est contrainte imaginairement ou réellement d'endosser aux termes d'un contrat qui lui échappe, et qui recèle peut-être le secret de son désir. (...) Il arrive, bien sûr, que l'échange ait une histoire différente, l'histoire d'un salut plutôt que d'un naufrage, d'une perdition. C'est par exemple La Sentinelle, d'Arnaud Desplechin, où un agent de la DST en rupture de ban refile à un étudiant en médecine légale un crâne momifié, pour qu'il l'identifie et mette à jour au passage un « trafic de cerveaux » organisé en France. En échange, à la fin, il le sauvera d'une accusation de meurtre, en camouflant l'assassinat de son « meilleur ennemi » en suicide. Et le jeune légiste n'aura de cesse de rendre ce morceau de cadavre dont on l'a rendu dépositaire à quelque puissance, religieuse ou autre, qui sauvera le mort (et la part d'histoire, la part de vérité qui va avec) du no man's land métaphysique et de l'oubli où il s'est égaré. Rien ne m'émeut plus au cinéma que ces fins « affectives » où l'un des deux adversaires irréconciliables soudain dépose les armes et vient maladroitement dire à l'autre qu'il le reconnaît pour un maître, ou simplement un type bien, comme à la fin de Gentleman Kim de Raoul Walsh, lorsque le terrible Ward Bond (précédemment défait et mis K.O. par Jim), au milieu d'un salon soudain muet de stupeur et d'émotion, vient dire à Errol Flynn qu'il ne comprend pas grand chose à toutes ces histoires de gentleman, mais qu'il a rencontré en lui, et pour la première fois, un champion. C'est alors comme si la perception d'une notion nouvelle, symbolisée par le terme de « gentleman », une délicatesse inconnue avait percé la peau épaisse du boxeur-boucher et l'illuminait d'une douceur et d'une timidité inouïe, au-delà de toute violence. C'est là le contraire du cauchemar hitchcockien, où l'homme moyen est entraîné dans la spirale descendante d'une jouissance maudite. L'homme brutal et sans autre loi que la force se trouve ici emporté dans une spirale ascendante de sublimation, parce qu'il a été touché audelà de la défaite par la délicatesse inconnue de son adversaire. Alors l'échange atteint ce degré supérieur, très rare, où les ennemis déposent les armes, mais c'est sur la base d'un don, d'un arrachement à la rivalité, à la compétition, et à la violence qu'elles supposent et engendrent, et ce don et cet arrachement ne peuvent être qu'un moment de grâce, ce moment que recherchent et atteignent les grands mélos et les grands films tragiques que le cinéma a donnés, et qu'il ne donne presque plus aujourd'hui, dans ce temps incertain qui est le nôtre. Hors ces moments de paix, le motif de l'échange renvoie plutôt à la part maudite. La version cinématographique la plus inquiétante du thème de l'échange est peut-être symbolisée par la figure du vampire, dont on peut souligner que seul le cinéma lui a donné et lui donne encore une si forte charge mythique. À l'opposé du diable qui donne le pouvoir ou la richesse en échange de l'âme, le vampire ne donne rien, il n'a d'autre fonction que de prendre, prendre le sang, et avec le sang la vie et l'âme. Mais cette action prédatrice ne laisse pas simplement, on le sait, un corps sans vie. Ses victimes deviennent à leur tour vampires, âmes errantes, non-morts sans repos obsédés par le sang des vivants, n'ayant de cesse donc d'élargir le règne de la mort vivante. Terme paranoïaque radical imaginé par Richard Matheson dans son roman Je suis une légende : le narrateur est désormais sur terre le seul non-vampire, et en tant que tel monstre pourchassé comme l'étaient autrefois les vampires, vampire en négatif. Le vampire transforme sa victime en vampire : il prend son sang et sa vie, et lui donne en échange son être de damné identifié à cette soif inextinguible et stérile de sang et de vie. Par la morsure au cou il infecte la victime fraîche et saine et la rend dépendante, serve et finalement vampire elle-même. (...) 28 1.3 Achille talon Bon, bardons III Greg Dargaud, 1972 Suite page 46 29 11 « Un cadeau, ça n’a pas de prix ! » Enquête sur l’argent des cadeaux Sous la direction d’Anne Monjaret et de Sophie Chevalier Ethnologie française n°4, 1998 Faire un cadeau est toujours un acte hautement symbolique, contribuant à l’établissement ou à l’entretien du lien social. Mais dans la société marchande, qui dit cadeau dit argent : une relation étroite s’est tissée entre les deux. C’est à cette relation qu’est consacrée la recherche d’Anne Monjaret, sociologue au Centre d’ethnologie française (CNRS-ministère de la Culture). Comment cette relation estelle gérée ? Objet et argent sont-ils porteurs de la même signification ? Sont-ils interchangeables ? Le cadeau est-il réductible à sa valeur monétaire ? société française contemporaine. Si l’acte d’offrir est supposé gratuit, le cadeau lui, avant d’être un don, est une monnaie ou un produit qui a une valeur marchande. Les cadeaux : A quel prix ? Réalisée à partir des résultats d’une enquête en milieu urbain, cette étude montre que la matérialité du cadeau est nécessaire à la construction et au maintien du lien social. Elle est publiée dans la Revue Ethnologie française qui a consacré un numéro au thème « Les cadeaux : A quel prix ? ». Objets de fabrication personnelle, objets achetés dans le commerce, titres de transport, bons de voyage... mais aussi argent (chèques, billets), sont autant de formes de cadeaux que l’on rencontre dans la Anne Monjaret, chercheur au Centre d’ethnologie française (CNRS-ministère de la Culture), s’est intéressée aux usages de l’argent en milieu urbain au travers des pratiques associées au cadeau dans le cercle familial et dans celui des amis et des relations sociales. Elle a distingué trois sortes de cadeaux : le cadeau-objet, le cadeau-liste (dont l’archétype est la liste de mariage) et le cadeau-argent. 30 11 donateur, réalisant ainsi une sorte d’accord de compromis entre les deux, qui symbolise bien leur relation. Enfin, cet objet est plus ou moins durable : il peut être périssable, consommable, ou destiné à rester à demeure en possession de la personne qui l’a reçu, manifestant ainsi la présence physique du donateur auprès d’elle. Du fait de sa charge symbolique, l’objet doit être dégagé de la relative impureté des relations marchandes : le donateur veille autant que possible à faire disparaître son prix. Le cadeau-objet Le cadeau-objet a un prix. Ce prix n’est pas arbitraire : il existe une relation étroite entre la valeur marchande de l’objet offert et sa valeur affective. Cette relation peut être biaisée - il arrive que le cadeau serve à compenser un manque de présence affective - mais le prix est généralement proportionnel à l’étroitesse du lien qui unit le donateur et le destinataire. Cela étant, l’échelle des prix est très variable : elle peut aller de 0,50 F à 4 000 F, mais elle se situe actuellement autour de 250/300 F en 14 moyenne . Cependant, dans la perspective du contre-don qu’il devra faire, le receveur va aussitôt s’efforcer d’évaluer ce prix, étant donné l’importance qu’il a dans la relation et dans la perspective de la réciprocité. Donateur et receveur vont ainsi se jouer une comédie muette, affectant l’un et l’autre d’ignorer la valeur marchande de l’objet, alors qu’elle leur est constamment présente en arrière-plan. Enfin, dans la mesure où le cadeau se situe dans une perspective de réciprocité, le don est un acte faussement libre : bien que le contredon ne soit pas obligatoire, le faire ou ne pas le faire signifie adopter une attitude ou une autre par rapport à la relation qu’il symbolise. Mais ce n’est là que l’un des facteurs qui déterminent le prix. Il y en a de nombreux autres. En premier lieu, évidemment, les moyens du donateur : plus ils sont faibles et plus les cadeaux seront modestes. Toutefois, cette règle n’est pas absolue, car le cadeau a aussi une valeur de sacrifice, qui fait qu’on offre parfois un cadeau au-dessus de ses moyens. Ceci d’autant plus que l’objet offert est un moyen de donner une certaine image de soi, avec parfois une part d’ostentation. Le prix du cadeau obéit aussi à certaines conventions sociales et en particulier à la règle de réciprocité : il doit être approprié à la situation de fortune du destinataire, afin de permettre à celui-ci de le rendre. Si le bénéficiaire se trouve dans l’impossibilité de répondre par un contre-cadeau de même valeur, le cadeau le mettra dans l’embarras et, au lieu de fortifier la relation sociale, il la compromettra. Mais le cadeau-objet ne représente pas seulement une quantité d’argent, il est porteur d’une qualité : il est un objet, qui a été choisi par le donateur. Ce choix a demandé une recherche, un investissement personnel, qui représente un travail plus ou moins long. Cet aspect qualitatif symbolise le lien particulier qui unit les deux parties, il est porteur d’un message relationnel précis. Le cadeau-liste Le cadeau-liste, lui, est apparu en France dans les années cinquante pour encadrer les cadeaux de mariage, et il s’est étendu depuis à d’autres cérémonies. On propose aux proches une liste d’objets à prix variés et affichés, l’objectif étant de réunir le maximum d’argent. La composition de la liste n’est pas purement formelle, elle obéit à des conventions précises comme le choix d’objets « palpables » (le voyage est un cadeau encore rarement choisi). Pour un mariage, le montant moyen est actuellement de l’ordre de 40 000 F. Ici aussi, le niveau de la participation varie selon le degré de proximité, les revenus, l’image qu’on veut donner de soi, etc. Le prix du cadeau-liste est affiché, ce qui va également à l’encontre des conventions traditionnelles. Cette levée du tabou du prix bouleverse Par ailleurs, il a été choisi non seulement en fonction des goûts de son destinataire, mais aussi en fonction de ceux du 14 Au-delà de 1 000 F, le cadeau, considéré comme onéreux, s'adresse de préférence à des proches. 31 11 les habitudes et introduit une nouvelle manière de gérer les relations, et peut-être un début de remise en cause de l’économie symbolique du cadeau. Dans la mesure où le don se fait en argent, le système est plus pratique car il épargne aux donateurs un investissement personnel en temps et en efforts de recherche. Mais par là même, il est plus anonyme, et ceci soulève des réticences de la part de donateurs qui souhaitent personnaliser leur don ; sachant que les mariés ne sont pas tenus de prendre les objets de la liste et peuvent au final en choisir d’autres (dans la pratique cependant, les mariés respectent souvent la sélection), certains donateurs essaient alors de choisir un objet qui sera, pensent-ils, conservé par le donataire ou décident d’offrir un cadeau hors de la liste. Ceux qui utilisent la liste choisissent d’attribuer une somme d’argent à un objet précis. Le lien social est en effet lié à l’objet qu’on offre : une simple participation financière n’a pas la même charge symbolique. disparaît : il n’a alors été un cadeau qu’au moment où il a été reçu - en somme, l’argent serait le plus périssable de tous les cadeaux. Le don d’argent peut aussi être pratiqué et accepté comme une forme de la solidarité familiale, particulièrement des générations aînées vers les générations plus jeunes. Mais d’une manière générale, la légitimité du cadeau-argent apparaît beaucoup plus limitée que celle des autres formes. L’économie du cadeau s’inscrit dans un cadre de conventions et de codes qui guident les choix et façonnent les modes relationnels. L’échange de cadeaux continue de se pratiquer dans la société marchande à peu de chose près selon les modalités traditionnelles du don et du contre-don : en dépit de l’extension des relations monétaires à tous les aspects de la vie, l’argent n’a pas supplanté l’objet. En revanche, l’apparition de la formule intermédiaire du cadeau-liste, en mettant fin à la fois au tabou sur le prix et à la matérialité du cadeau, pourrait marquer le début d’une transformation des usages sociaux tant du cadeau que de l’argent. Le cadeau-argent Enfin, le cadeau-argent, quant à lui, implique un lien de grande proximité et ne se pratique guère au-delà des limites de la famille, en dehors des étrennes ou des cadeaux collectifs, par exemple dans un contexte professionnel. Pour le donateur, il représente une sorte de raccourci, qui lui évite de passer du temps à choisir un objet, au risque de se tromper et de ne pas provoquer la réaction souhaitée chez le bénéficiaire. A celui-ci il offre une plus grande liberté, puisqu’il lui laisse le soin de décider lui-même de l’usage qu’il fera de son cadeau. Mais l’argent est un médium pauvre en valeur symbolique : il n’a ni matérialité, ni mémoire. Dans la mesure où le cadeau-argent représente un investissement personnel moindre, il suscite parfois une certaine méfiance, voire une réaction de rejet. Une solution peut être la transformation du cadeau-argent en cadeau-objet par le bénéficiaire : ceci lui permet de combler partiellement le déficit symbolique du cadeau-argent. Si une telle transformation n’est pas opérée, l’argent réintègre le circuit économique général, dans lequel il 32 12 Les systèmes d’échange local Entre utopie politique et réalisme économique. Smaïn Laacher Mouvement, n° 19, janvier-février 2002 Les systèmes d’échange local sont l’un des derniers espaces de fabrication de « liens sociaux ». Trop souvent les questions à leur propos ont été de nature économiciste : rôle économique de la monnaie, valeur monétaire des biens et services échangés, etc. Quant à la presse, sa préoccupation fut surtout de savoir si les SEL n’étaient pas plutôt des espaces de « travail au noir » ou, version plus digne mais plus archaïque, des lieux ou se pratiquait le « troc ». Ce qui s’expérimente avec ces micro-économies est bien plus la recherche complexe et aléatoire d’un sens du juste dans les transactions fondées sur une « monnaie équitable ». Les systèmes d’échange local français ont une double filiation : l’une liée aux utopies socialistes, l’autre raccordée à des expériences de « monnaies alternatives » qui ont eu lieu principalement aux USA dans les années soixante. Les SEL français : une double filiation Commençons par la première. Les (...) SEL ont une préhistoire qui trouve son origine dans une longue tradition d’utopie révolutionnaire (Marx, Fourier, Proudhon, Owen, Gesell pour ne citer que les principaux théoriciens), pour qui le changement social passait par un travail de domestication du pouvoir insolent de l’argent, par une volonté d’inverser les liens de subordination entre l’économie et le politique. Dans les deux cas l’utopie est la même : c’est au politique de gouverner les besoins fondamentaux des populations et non aux « puissances financières » d’imposer leurs « lois », celles de l’argent et du marché. Ce sont les secondes qui doivent être contrôlées par les premières et non l’inverse. Les SEL ont vu le jour dans des pays capitalistes développés dont une partie de leur population s’est appauvrie. Mais, à la différence des temps qui ont précédé la période de l’État-social ces populations sont, dans leur grande majorité, pourvues de droits et de protections. Comme leur dénomination l’indique, les SEL ne déploient leur utopie que 33 12 Comme leur dénomination l’indique, les SEL ne déploient leur utopie que « localement » et inscrivent leurs actions dans une politique de territorialisation des problèmes sociaux. C’est en cela qu’ils sont des vecteurs de politisation du local. Mais sans aucun doute la filiation proprement politique des SEL français remonte aux nombreux mouvements contestataires hippies qui ont eu lieu sur les campus californiens, dans les années soixante. La critique politique portait alors sur la « société de consommation », et le refus de la guerre au Viêt-Nam. Mais la velléité des « communautés alternatives » de l’époque de décrocher du système marchand et de l’idéologie du travail salarié ne signifiait pas une rupture avec l’activité économique et le « travail communautaire ». C’est en leur sein que sont apparues des « monnaies parallèles » dont l’utilité était, avant tout, d’ordre pratique : être une mémoire des échanges ou une trace comptable des transactions. Ces monnaies n’étaient pas investies d’une charge subversive contre le désenchantement de l’argent froid et des rapports marchands. En un mot, elles n’étaient pas l’expression théorisée d’une critique politique du capitalisme. Les groupes les plus politisés, en particulier les libertaires, se sont d’ailleurs, pour un grand nombre d’entre eux « reconvertis » dans l’agriculture biologique ou l’activité artisanale (travail du cuir, etc.). Ainsi, Les premiers groupes ayant été les plus attentifs à ces expériences étrangères, au milieu des années quatre-vingt dans le Lot-et-Garonne et en Ariège, étaient ceux qui étaient les plus proches de l’idéologie et de la culture « hippie » et écologiste, ainsi que ceux qui avaient été activement partie prenante des mouvements contestataires dans les années soixante-dix. Ce sont, précisément, ces ressources technico-politiques et symboliques qui ont été mises au service du premier SEL ariégeois. Des militants écologistes et des groupes comme Alliance paysanne et ouvrière, dont la mémoire et l’identité s’étaient constituées au fil des luttes sociales (refus de l’extension du camp militaire au Larzac, mouvement antimilitariste, objection de conscience, antinucléaire, investissement dans l’humanitaire, « développement durable », équité et égalité économique dans les rapports Nord-sud, etc.), ont pu convertir une expérience accumulée en investissant et en s’investissant en nombre dans ces nouveaux pôles de contestation légitime que sont les SEL. Ceux-ci ont indéniablement permis de construire une sorte d’aggiornamento, rendu nécessaire par l’état des rapports de force politiques et intellectuels dans la société française, en permettant aux premiers et nombreux militants écolo-libertaires de s’approprier des pratiques alternatives plus universelles, moins idéologiques, sans rien renier de leur passé et des valeurs qui avaient été les leurs au temps des « grandes luttes ». Critique de la monnaie « capitaliste » Leur originalité réside en ceci que leur critique porte non pas, pour schématiser, sur les politiques de l’emploi, mais sur la vocation de l’argent et les conditions politiques de sa circulation. Qu’est-ce que l’argent dans une société inégalitaire, à quoi doit-il servir et qui doit décider de ses modalités de création et de sa distribution ? Voilà, pour les SEL, les interrogations premières. C’est à partir d’une critique radicale de l’usage capitaliste de l’argent, comme fin en soi, thésaurisable et instrument d’exploitation, que s’esquissent toute une série de redéfinitions touchant à des pratiques comme l’intérêt, le crédit, la circulation monétaire, les rapports de confiance économique, les principes d’équivalence entre les services et les biens, etc. Plus largement, les SEL, offriraient la possibilité à chacun, indépendamment de son statut, de sa condition et de ses opinions, d’expérimenter de nouvelles formes de relations sociales au sein d’une économie non monétaire reposant, pour l’essentiel, sur la circulation et l’échange de biens symboliques. Une sorte d’économie enchantée débarrassée des pouvoirs iniques de l’argent et des rapports marchands. Il nous semble que ce discours peut être qualifié d’idéologie équivoque. La coexistence d’intérêts et d’attentes parfois très différents au sein d’une même structure (entre par exemple un militant politique, une personne cherchant à rompre la solitude affective et un adepte du new-age) ne peut se maintenir et n’être maintenue qu’au prix d’un accord largement implicite sur l’indétermination de la vocation des SEL ou, ce qui revient au même, sur une multiplicité de définitions jugées aussi légitimes les unes que les 34 12 autres. L’inclination collective à préserver cette ambivalence structurale s’organise autour d’un certain nombre de valeurs et de principes (la tolérance, le respect, la confiance, l’égalité des échanges, l’entraide, la controverse pacifique, etc.) qui, aussitôt qu’ils sont évoqués, sonnent comme autant de rappel à I’ordre à une philosophie commune. Pluralité des politiques monétaires Les SEL ont de nombreux points communs. Ils sont juridiquement organisés en association de droit ou de fait et sont adhérents à la Charte des SEL qui codifie la philosophie générale et signe leur appartenance à un même « esprit », ou, ce qui revient au même, à une même « éthique des échanges ». La publicité des transactions s’opère a l’aide d’un catalogue des ressources où sont consignées les offres et les demandes de chaque adhérent. Dans leur grande majorité, les SEL matérialisent leurs transactions et leur comptabilité par un système de bons, appelés « bons d’échange », et organisent périodiquement des bourses locales d’échanges. Mais à y regarder de plus près, les différences qui apparaissent ne peuvent pas être réduites seulement à des modes d’organisation spécifiques. Elles sont liées, pour les plus fondamentales d’entres elles, à la tentative d’introduire la plus grande équité possible dans les 15 échanges . Plus précisément, ces différences résident dans les politiques monétaires mises en place dans les SEL. Celles-ci sont au nombre de trois. Observons-les au sein de trois SEL exemplaires : le SEL de Paris, de Caen et celui de Saint-Quentin en Yvelines (SQY). Le SEL de Paris, qui est né en mars 1996, compte aujourd’hui environ quatre cents adhérents. Il est, à notre connaissance en France, le SEL le plus important en nombre d’adhérents. Étant donné l’ampleur du travail à effectuer quasi quotidiennement, les responsables ont jugé « nécessaire » l’embauche d’une personne en contrat emploi solidarité. le piaf est le nom de la monnaie locale. Un piaf est égal à un franc. Mais, presque toujours, les biens et les services auxquels on accède avec cette monnaie valent moins cher que sur le marché .. Les échanges se font de gré à gré. C’est indéniablement ce qui caractérise la politique monétaire du SEL de Paris : les prix sont libres, c’est-à-dire qu’il est officiellement recommandé de « négocier » et de « marchander » la valeur des biens et des services. L’association n’intervient pas dans les échanges. Il se peut que des adhérents, à Il est fortement conseillé, nous dit titre individuel, préfèrent lors de leurs transactions pratiquer, essentiellement dans le un responsable, de pratiquer le domaine des services, l’échange fondé sur « 1 heure égale 1 heure ». la « valeur-travail », (1 heure = 1 heure). Cette pratique est tout à fait tolérée mais C’est conseillé mais ce n’est pas elle reste minoritaire. imposé, les gens peuvent négocier. Le SEL, de Caen a, quant à lui, été créé en 1997. Il compte aujourd’hui cent trente-cinq adhérents. La monnaie locale s’appelle le grain de sel. Dans ce SEL, « il est fortement conseille, nous dit un des responsables, de pratiquer le 1 heure égale 1 heure. C’est conseillé mais ce n’est pas imposé, les gens peuvent négocier [...] Si un bon d’échange arrive avec une heure pour plus de deux cents grains, on ne va pas le refuser. Du moment qu’il y a eu accord des deux personnes et que ça a été signé, il n’y a pas de problème ». Pas de règle imposée mais un mode de régulation dominant : celui de la « monnaie-travail ». Le principe est le suivant : une heure égale une heure quel que soit le service échangé. Ainsi, l’heure passée à faire les carreaux vaut le « même prix » qu’une heure d’expertise fiscale. Seules les transactions de biens matériels échappent à cette obligation morale. La valeur des produits (périssables ou non) est laissée à l’appréciation des contractants. Elle fait l’objet d’une « négociation » de gré à gré. Ici, comme d’ailleurs dans les deux autres SEL étudiés, la communauté des adhérents peut fixer directement la définition lé- 15 S. Laacher, « Les systémes d’échanges locuax et la question de l’échange », Silence, n° 298, février 1998. 35 12 gitime du mode de régulation des échanges : le gré à gré fixant librement le prix de la transaction ou la « monnaie-travail » qui impose soit un prix de l’heure, soit une « fourchette » à ne pas dépasser, par exemple entre 50 et 70 grains de l’heure. Le SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines est né en 1996 et compte à ce jour cent cinquante adhérents. Sa monnaie locale est le pavé. Il a à l’évidence un statut quelque peu particulier au sein de la « mouvance des SEL » et du même coup se différencie des SEL de Paris et de Caen. Non pas tant dans le mode de fixation des prix des transactions. Le statut particulier du SEL de SQY tient principalement dans le choix de la monnaie fondante comme seule politique monétaire susceptible à la fois « d’accélérer les échanges » et de pratiquer une « politique de relance », Cette politique monétaire, la première tentée dans un SEL, en France, a été initiée par Armand Tardella président du SEL de SQY en janvier 1997. Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur cette expérience, souvent citée comme un exemple d’innovation. Après un an environ de fonctionnement, un constat sans appel s’imposait à tous - les personnes dont le compte était « négatif » n’osaient pas entrer dans le cycle des échanges. On offrait mais on sollicitait peu, voire pas du tout- Le seul processus qui était privilégié par beaucoup était celui de l’accumulation primitive de pavés. Face à cette « peur d’échanger quand on est à découvert », le président a proposé deux mesures « radicales » pour lutter contre cette « inhibition ». Tout d’abord, le versement à chacun et à tout nouvel adhérent de mille pavés (équivalent de mille francs) ; ensuite un « prélèvement » mensuel de 3% sur les soldes positifs à titre de « cotisation solidaire » pour alimenter le « compte commun » en remplacement de la cotisation annuelle. Au bout d’une année, la « peur d’échanger » avait largement diminué et le volume d’échange a été multiplié par 3,5. Pour le SEL de SQY, ces mesures approuvées par une très grande majorité d’adhérents ne remettent pas en cause l’équité dans les échanges puisque ce qui est « taxé », ce ne sont pas les montants des transactions, ou la liberté de fixer soi-même la valeur des choses, mais les avoirs monétaires, les crédits. Ces mesures incitent les personnes à ne pas thésauriser et, c’est peut-être plus inattendu, à échelonner les paiements (en pavés) de transactions financièrement importantes (« achat » d’un ordinateur, d’une télé, etc.). Par ailleurs, et comme pour renforcer davantage l’implication de chacun dans le bien commun, les pavés ainsi collectés sont mobilisés pour deux types d’activités fondamentales : la rémunération liée au fonctionnement quotidien du SEL et la confection de Projets fédérateurs, par exemple la mise en place d’une épicerie-sel. Ces trois politiques monétaires doivent beaucoup à leurs fondateurs. Que ce soit Alain Bertrand pour le SEL de Paris, Armand Tardella pour celui de SQY, ou Alain Bouhier pour celui de Caen, tous les trois ont non seulement été à l’origine de leur SEL respectifs mais ils ont été ceux qui ont proposé à leurs adhérents une vision idéologique et des principes de justification de l’échange équitable. Un relais pour l’équité et la solidarité Avec les SEL de Paris et de Caen, nous sommes dans une logique d’équité (le gré à gré n’est censé léser personne et la monnaie-travail - toujours conseillée mais jamais imposée sauf à de rares exceptions - réduit la part d’arbitraire dans la négociation), mais aussi de responsabilité, en se refusant par exemple d’intervenir directement, comme dans le cas de la monnaie fondante, dans le cycle des échanges. Les fondateurs et responsables de ces deux SEL ont sans aucun doute, par leur surinvestissement dans cette expérience, leur incontestable charisme, leur culture et leurs choix politiques et idéologiques, ainsi que leur connaissance des « mouvements alternatifs », imprimé leur identité aux SEL auxquels ils appartiennent. Par ailleurs, et cette position politique est essentielle, dans les deux cas, il n’est nullement question de remettre en cause la dimension locale des échanges. Celle-ci doit être coûte que coûte préservée et les échanges doivent toujours se dérouler dans un espace d’interconnaissance maîtrisée par tous. L’ambition n’est donc pas de construire une « économie alternative », ni de faire des SEL un marché autosuffisant à côté de l’économie officielle. 36 12 L’absence de règles, au sein des trois SEL que nous venons de présenter, quant aux modalités de fixation des prix, résulte d’un compromis entre plusieurs manières de pratiquer des échanges. Il ne s’agit pas pour les adhérents comme pour les responsables d’instaurer grâce aux échanges un sens de l’égalité mais bien plutôt d’apprendre, en faisant des échanges, un sens du juste toujours soumis à la délibération. Par ailleurs, une des caractéristiques des SEL étudiés, mais cela vaut pour tous les autres, est de réunir en leur sein des catégories sociales parfois fortement éloignées sous le rapport de l’origine sociale, du capital scolaire, de l’activité professionnelle, etc. Cette hétérogénéité des parcours, des expériences et des compétences (techniques, politiques, etc.) constitue un des points de frottement très important entre les personnes puisque cela peut aller jusqu’à provoquer des « scissions » : « pour créer un SEL qui fonctionne à la monnaie-temps nous avons décidé de partir de notre SEL ». Objectivement, ce compromis traduit une tension permanente entre une politique de laisser-faire reposant sur le pari que la « négociation » est un mode de constitution du juste prix et de contrôle social des sentiments d’autrui (c’est le cas des SEL de Paris et de SQY), et une politique de réduction des inégalités fondée sur l’équivalence des grandeurs : « une heure de la vie de quelqu’un vaut une heure de la vie d’un autre ». À la lumière de ce que nous venons de dire, il est possible d’avancer que les SEL constituent une sorte de structure d’expérimentation équivoque. Ce sont, nous semble-t-il, des formes organisées d’insoumissions cognitives, ou des espaces de rétivité qui se sont glissés dans les interstices des structures sociales, déployant leur logique et leur efficacité propres entre deux autres systèmes auxquels ils sont organiquement liés, le système de solidarité sociale garanti par l’État et le système de solidarité locale qui se manifeste dans le principe de subsidiarité (transferts des pouvoirs vers les niveaux les plus bas et droit d’accès aux espaces publics où se confectionnent et sont mis en délibération les projets liés à un territoire et à des populations donnés). Tout se passe comme si les SEL avaient pour fonction de relayer la solidarité nationale, tout en s’appuyant sur elle, afin d’accroître et d’élargir l’espace de la solidarité locale. Tout se passe comme si les SEL avaient pour fonction de relayer la solidarité nationale, tout en s’appuyant sur elle, afin d’accroître et d’élargir l’espace de la solidarité locale. Si les SEL ne mettent nullement en cause, ni en activités ni en projets, la structure des inégalités sociales et l’ordre symbolique qui lui est attaché, c’est parce qu’au fond ils empruntent, dans la construction de leur stratégie, de leurs instruments économiques et leur architecture des liens sociaux, de nombreux traits des grandes instances régulatrices des pratiques. Ils empruntent à la solidarité étatique (au don forcé) quand, par exemple, ils créent de la monnaie fondante reposant sur une « cotisation solidaire » dont le principe se fonde sur la dialectique du « prélèvement » et de la « redistribution » ; cette remarque vaut bien évidemment pour les groupes qui ont institué un « revenu SEL ». Ils empruntent à la solidarité locale sa dimension délibérative (ou de délibérations collectives entre plusieurs partenaires sociaux) et sa gestion territorialisée des problèmes sociaux et économiques. Comme pour la solidarité locale, les SEL sont autant « d’espaces de choix publics » dans lesquels sont débattus la vie en commun, les rapports entre les groupes, leur place dans la société, etc. Enfin, ils empruntent à l’économie officielle, au marché, la relative liberté des prix avec la particularité suivante : dans la majorité des SEL, ceux-ci sont associés à la qualité des personnes, à leur « appréciation », à leur pouvoir de « négociation », en un mot à leur capacité de se faire valoir à la hausse ou à la baisse. Mais, et c’est petit-être là que se situe la profonde originalité de cette expérience, ces emprunts de structures font l’objet d’un travail collectif de détournement pour les transférer dans les espaces sociaux où serait supposée possible la (dé)-négation de l’économie monétaire afin de les transformer en vertus sociales et politiques dénuées de domination symbolique. Cet apprentissage politisé de la solidarité civile « entre 37 12 soi » mais non pour soi, ni chacun pour soi, parce qu’il est ouvert sur le monde reste, comme le dit très justement Alain Supiot, « propice a l’invention de nouveaux types de liens sociaux, 16 qui ne laissent personne sans foyer ou s’abriter et sans marché où échanger ». 16 A. Supiot, « Les mésaventures de la solidarité civile : pacte civil de solidarité et systèmes d’échanges locaux », Droit Social, n°1, janvier 1999. 38 13 Le microcrédit se voit en grand Économie solidaire Dorian Sabo LE Monde Initiatives, janvier 2002 Le succès du microfinancement dans les pays pauvres amène les financiers à professionnaliser le modèle. Risque ou nécessité ? Le modèle de financement par microcrédits, inventé il y a vingt-cinq ans par Muhammad Yunus, est-il susceptible de fournir un modèle généralisable pour les économies en développement? Sa professionnalisation, sur le modèle de la finance libérale, est-elle nécessaire ou bien faut-il en rester à sa mission première : l’éradication de la pauvreté. Une chose est sûre : malgré quelques petites difficultés passagères dues à une légère baisse du taux de remboursement des crédits, la Grameen Bank, banque rurale du Bangladesh, à l’origine du mouvement de crédit solidaire, sans prétendre apporter une réponse au problème structurel d’une économie en devenir, a fait plus pour les Bangladais que les 30 milliards de dollars d’aide au développement que le pays a reçu en trente ans.L’enjeu du microcrédit, en tout cas, est de taille. Depuis 1960, l’inégalité des revenus a doublé et le fossé entre riches et pauvres a, lui, triplé. Près de 1,6 milliard de personnes vivent plus mal qu’au début des années 80. 1,3 milliard survivent avec moins d’un dollar par jour et ils seront 3 milliards en 2040 si aucune action internationale sérieuse n’est entreprise. Des chiffres qui ont incité les chefs d’Etat, réunis au sommet du millénaire le 6 septembre 2000 à New York, à prendre acte de cette situation. « Le nombre des pauvres sur Terre sera réduit de moitié à l’horizon 2015 », ont-ils déclaré à l’unisson sur la foi du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, soudainement soucieux d’éthique, de responsabilité sociale, de développement durable et de droits de l’homme. Selon les experts, il suffirait de 20 milliards de dollars - soit l’équivalent de ce qui est échangé toutes les 20 minutes sur le marché des devises - pour appuyer, par des microcrédits, les 100 millions 39 13 d’entrepreneurs en herbe ayant besoin d’un coup de pouce d’environ 100 dollars pour développer une activité. Le caractère vertueux du mécanisme rompt avec la logique de l’assistance. Il repose sur une règle simple : plutôt que de donner un poisson à un pauvre, il faut lui apprendre à pêcher, et lui permettre d’acheter un filet. Du fait de l’inscription locale, sociale et solidaire du système, l’argent, rapidement débloqué après accord, tourne vite et crée du pouvoir d’achat. Pas de problème d’impayés : l’autonomie financière fonctionne à plein. Un petit calcul rapide, fait par le directeur général de la Centenary Rural Development Bank, montre qu’à grande échelle le microcrédit est très rentable. Quand l’intérêt, certes modeste, est multiplié par 13 600 prêts remboursés rubis sur l’ongle - le taux à 30 jours n’est que de 3,6% -, cela devient profitable : 549 000 € (3,6 millions de francs) de bénéfice. Remboursement moyen : 97% trales hydrauliques et des équipements infrastructurels. La Banque mondiale est l’un des plus importants promoteurs du microfinancement. Depuis 1994, l’organisation octroie des prêts aux gouvernements, lesquels sont ensuite redistribués à des institutions de microfinances (IMF). De même, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement de l’Europe de l’Est (Berd) qui compte aussi parmi ses actionnaires des fonds d’investissements américains, allemands et néerlandais, intervient sur le terrain du microfinancement. Son ancien président, Jacques Attali, pense qu’« il faut étendre le microcrédit à des projets de masse et faire intégrer aux 7000 IMF existants les normes de gestion bancaire et l’éthique du crédit ». PlaNetFinance, structure non gouvernementale sur Internet qu’il a lancée en octobre 1998, a pour mission de chercher des fonds et de les mettre à disposition des IMF. Elle a aussi créé un système de notation des prêteurs pour faciliter le « fund raising » (levée de fonds). Un courant porteur De son côté, la Commission européenne et le conseil des ministres des Finances de l’Union européenne travaillent à lever les obstacles au développement du microcrédit. La création d’un mécanisme géré par le Fonds européen d’investissement (FEI) a été approuvée au mois de décembre 2000, à Nice, lors du conseil européen, avec le projet de faire entrer la microfinance dans les réglementations. Exemple : la création d’un instrument de garantie des microcrédits à l’échelle européenne avec l’appui du FEI. Rien d’étonnant à ce que le système fasse école. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) évalue à 500 millions le nombre de personnes susceptibles de faire appel aux microprêts. En multipliant par quatre (en comptant la famille), on arrive à 2 milliards de personnes et la pauvreté n’est pas loin d’être endiguée. Les petits prêts consentis aux petites entreprises démunies ou dédiés à la création d’activités profitent aujourd’hui à 25 millions de personnes et concernent plus de 1 000 programmes différents. Amener les pays pauvres à professionnaliser durablement leur développement ? Certes, l’objectif est louable. Mais vers quel marché ? Et à quel prix ? Un risque existe de « macro-fond-iser » la logique du microfinancement. « La logique des fonds globaux des grands prêteurs internationaux est contraire à la logique de responsabilisation du microfinancement qui est de bâtir un véritable réseau de banques de proximité et de détail, adapté à chaque situation sociale et économique », soutient Igor Varic, consultant en relations internationales. « En contrepartie des prêts, les grands distributeurs de fonds Les petits ruisseaux forment les grandes rivières. Aucune organisation importante de prêts ne peut ignorer ce courant porteur. D’où leur volonté d’intensifier et de professionnaliser ce modèle pour amener les pays pauvres ou en développement vers le marché. Même si les sommes en présence restent encore très faibles, comparées à la taille de l’enjeu. Et même si, au plan macroéconomique, ce n’est pas avec du microcrédit que l’on va financer des cen- 40 13 sont enclins à imposer l’ouverture des marchés en développement aux produits et services qu’ils veulent exporter. » Dans le cas d’un grossissement des crédits, ils sont aussi amenés à exiger des garanties difficiles à honorer. Certains économistes craignent que cette double obligation, aimablement présentée sous l’étiquette solidaire, casse l’équilibre local émergent. Du coup, les communautés seraient amenées à se développer non plus sur le modèle de leurs dynamiques propres nées de la responsabilisation économique, sociale et solidaire des acteurs locaux, mais sur le modèle extérieur de libre échange des pays riches. « Il n’y a pas de « frec trade » (liberté d’échange) sans « fair trade » (échange loyal) », déclarait récemment le président sénégalais Abdoulaye Wade. Et ce dernier, pourtant libéral convaincu, de réclamer la protection des produits africains en regrettant que « les partenaires du Nord confondent l’économie mondiale avec l’économie des pays développés ». Déjà certains observateurs font remarquer que le microfinancement remplaçant le système bancaire défaillant profite surtout à une nouvelle bourgeoisie montante et non plus aux pauvres. D’autres n’hésitent pas à en souligner les dérives : affectation malavisée, copinage, détournements, cavaleries, usure pure et simple, création de zones de non-droits où prospèrent des circuits mafieux incontrôlables. Un profit à tong terme Dans ce contexte, le rôle des banques traditionnelles reste très limité. Ces dernières considèrent que le faible montant de la marge envisagée pour des petites opérations ne permet pas de rentabiliser les coûts. Lentes à accorder des prêts, mêmes classiques, elles veulent voir tout de suite les bénéfices. Mais de plus en plus nombreux sont les banquiers qui réalisent que, face à une multiplication des microentreprises, une véritable politique des microcrédits serait peut être rentabilisée et profitable à long terme, à condition que la dynamique entrepreneuriale s’installe durablement dans les pays en développement. Chez les banques mutualistes et les coopératives, les objectifs de solidarité incitent plus naturellement le microcrédit à prendre une place centrale. Leur politique est de dynamiser l’économie locale, en partenariat avec les pouvoirs publics, et de recréer du lien social à partir des biens et services développés par les microentrepreneurs, par exemple des projets d’activités d’insertion par l’économique. 41 14 Le retour de la charité ? D e S a i n t Vi n c e n t d e P a u l aux French doctors. Les ambiguïtés de l’humanitaire. Revue Panoramiques, n°24, 1996 Sciences Humaines, Livre du mois, n° 60, Avril 1996 Que nous apprend l’engagement des individus ou des associations dans l’action humanitaire et caritative ? C’est a cette question, et a toutes les autres qui sont induites, que tentent de répondre les auteurs de ce numéro de Panoramiques. La solidarité envers les exclus de nos sociétés et l’aide aux pays du tiersmonde dans des situations de catastrophes sont les deux faces contemporaines de la formidable poussée de l’humanitaire. Les coordonnateurs du numéro de Panoramiques, Myriam Tsikounas et Pierre Bouretz, chercheurs à l’EHESS et enseignants à l’université de Paris-1, rappellent que l’aventure a débuté au début des années 70, lors de la crise biafraise, par la mobilisation de médecins enthousiastes, quoique déçus des idéologies révolutionnaires. Ceux qui allaient diriger ce mouvement des French doctors et leurs successeurs avaient des « territoires lointains et des imaginaires tiers-mondistes, organisés autour de notions d’émancipation des jeunes nations, de croissance et de développement. » Aujourd’hui, les choses ont changé. « Sous la bannière de l’humanitaire se rangent des activités qui vont de l’atelier d’alphabétisation dans un quartier parisien à l’installation de pompes à eau pour le Burkina, en passant par toutes les modalités des secours d’urgence. » M. Tsikounas et P. Bouretz ont éclairé la réflexion par des témoignages : le monde de l’humanitaire, essentiellement associatif ou religieux, est largement méconnu. « Une des intentions de ce dossier est d’éclairer cette diversité, d’ouvrir les questions de l’organisation interne, des ressources, des motifs de l’engagement. D’où l’idée de donner la parole aux acteurs responsables d’organisations non gouvernementales, mais aussi bénévoles, donateurs et bénéficiaires de l’aide, personnalités et anonymes. » Au-delà de ce parti pris qui relègue l’analyse de type universitaire et l’administration de la preuve au second rang, il s’est agi de traiter de deux ques- 42 14 vente est de savoir ce qui se paye lors de l’échange. Est-ce le produit Macadam, La Rue, le Réverbère ou bien le statut de SDF ou de chômeur ? « L’acte de vente est en effet avant tout un signe de la condition sociale des vendeurs. » Le développement anarchique d’entreprises peu identifiables quant à leurs intentions, pour qui le colportage des SDF ne semble être qu’un moyen de profit et d’exploitation paraît dangereux. En contrepoint de cette analyse, le témoignage de deux des fondateurs de La Rue, et de l’un de ses colporteurs devenu « caissier », c’est-à-dire collecteur salarié, montre ce que peut réaliser une initiative d’insertion. tions majeures : d’une part, les ressorts psychologiques, sociologiques et imaginaires de la générosité, et d’autre part, l’ambiguïté de l’aide humanitaire (les effets pervers). Qui sont ces humanitaires ? La lecture de la vingtaine de témoignages regroupés dans une partie intitulée « A la rencontre des acteurs de l’humanitaire » fournit un tableau impressionniste des acteurs de l’aide d’urgence. La part des témoignages sur l’humanitaire proprement dit est plus faible que celle consacrée aux interventions auprès des exclus. Sophie Bedon a par exemple été longtemps infirmière humanitaire : « J’ai appris que chaque personne est unique. Vous arrivez avec un objectif de soin, mais le patient, lui, a sa façon de voir, de relier sa maladie à sa vie en fonction de son milieu d’origine, de ses ressources personnelles, et c’est à vous de trouver, à chaque fois, l’endroit à partir duquel il sera en mesure de vous entendre ou la manière dont on peut adapter les soins aux objectifs du patient. » Jean-Pierre Veyrenche, volontaire non médical à l’AICF, raconte : « Au retour, on s’isole, on est face à soi même et on se rend compte qu’on n’est plus personne alors qu’en mission on avait un petit pouvoir. » Quelques-unes des organisations principalement d’origine catholique - sont présentées par leurs propres militants. Les propos sont placés sous les auspices de telle ou telle encyclique et les itinéraires se font principalement dans les réseaux cléricaux. Mais, s’agit-il là de l’essentiel du réseau caritatif ? D’où qu’ils agissent, les bénévoles disent la même surprise, la même difficulté : « découverte de cette misère proche et quotidienne, on pourrait dire « banale » par rapport aux grandes misères médiatiques est tout à fait éprouvante lors qu’on débute aux permanences. Elle provoque une angoisse, un sentiment d’impuissance. Nos moyens semblent dérisoires face à l’ampleur des besoins... » Pour aborder la question de l’intervention de solidarité sociale qui désormais ferait partie des missions humanitaires, les coordonnateurs du dossier ont choisi en premier lieu de dresser le bilan des journaux colportés par des SDF, comme Macadam, La Rue, etc. Ces journaux sont tous de création récente (à partir de 1993, sur imitation d’un journal new-yorkais) et prétendent tous lutter contre l’exclusion, aider à l’insertion des colporteurs... Pourtant, seul le magazine La Rue est statutairement et réellement une entreprise d’insertion. Ces initiatives sont entachées d’une forte ambiguïté. Julien Damon, de la mission solidarité de la direction générale de la SNCF, a étudié ce phénomène. Il estime que l’interrogation que soulève l’acte de La tradition philanthropique On ne peut parler réellement des racines du mouvement humanitaire qu’avec le mouvement philanthropique, à vocation universelle, né de la philosophie des Lumières, amplifié après la Révolution française. La philanthropie, note Catherine Duprat, professeur à l’université de Paris-1 et directrice de l’Institut d’Histoire de la Révolution française, s’est initialement forgée « en rupture avec l’inspiration et les finalités spirituelles du geste charitable (témoigner de l’amour de Dieu, édifier donateur et donataire). » A partir des Lumières, l’amour des hommes n’est plus l’expression de la grâce divine, mais une 43 14 inclination innée de l’homme envers ses semblables. Jean-Christophe Rufin, l’un des médecins pionniers de l’aventure humanitaire, devenu après un long parcours conseiller du ministre de la Défense en 1993, fait remonter les origines de l’humanitaire bien en amont dans la tradition caritative chrétienne. Il estime que la charité chrétienne offre deux acceptions contradictoires : « Elle peut s’entendre dans un sens révolutionnaire, versant le plus visible aujourd’hui avec l’abbé Pierre, les disciples du père Wresinski et tous ceux qui se mettent du côté des pauvres pour suivre la parole de Jésus. Mais elle peut aussi être interprétée dans un sens conservateur. Elle légitime alors la création et permet au riche de gagner son paradis. » La définition de l’action humanitaire forgée essentiellement dans les traditions philanthropiques aux Etats-Unis, a été institutionnalisée par le suisse Henri Dunant avec la création de la Croix-Rouge, en 1864. Selon J.C. Ruffin, il a innové sur trois points fondamentaux : la nécessité de fonder un droit de la guerre ; la neutralité de l’intervention humanitaire et la permanence de l’action par la création d’une organisation. L’autre cause de l’explosion humanitaire des années 70 fut le développement d’une médecine coloniale et tropicale spécifique que les ONG ont poursuivie tout en la modifiant. trent que les dons et le bénévolat ont fortement progressé en trois ans : le nombre de donateurs serait ainsi passé de 43% environ à 50% de la population adulte : « Le montant total des dons des français s’élèverait à 14,3 milliards de francs en 1993, en progression de 50% par rapport à 1990. Ils ne représentent cependant que 0,3% du revenu disponible des ménages. » Quant au bénévolat, il couvrirait l’équivalent de 800000 emplois à plein temps. Pour les chercheurs du LES, l’augmentation de la générosité, paradoxale en temps de crise, est liée autant à la perception du risque qu’à des raisons plus prosaïques : meilleurs techniques marketing des associations, rôle des shows caritatifs comme le Téléthon, les déductions fiscales... Cependant, des tendances lourdes se dégageraient : « L’augmentation des inégalités et la montée des situations d’exclusion ont probablement provoqué une certaine prise de conscience d’une partie des Français sur les limites de l’intervention publique et de la nécessité d’une participation personnelle. » Les dons vont essentiellement au secteur de la santé (24%) puis aux églises et associations confessionnelles (21,4%) et les services sociaux et associations caritatives (personnes âgées, handicapés, etc.). L’aide internationale pour 10,6% précède de peu l’éducation et la recherche (9,8%) et fortement la culture et les loisirs (6,6%). Ce dernier secteur est en revanche le plus fort du point de vue des bénévoles (48%). Le philosophe André Comte-Sponville propose à ce sujet une belle réflexion sur la générosité : «... la vertu du don est le contraire de l’égoïsme ». Il la différencie radicalement de « la solidarité qui ne se distingue de la justice ou de la générosité que par la convergence d’intérêts ou de destin, si bien que ce qui arrive à tel ou tel m’arrive aussi à moi même, de telle sorte donc, que je défende mes intérêts en défendant les leurs. » La mécanique du don L’importance de l’humanitaire aujourd’hui se lit aussi dans le formidable succès de la générosité publique. Edith Archambault, professeur de sciences économiques à l’université de Paris et directrice du LES (Laboratoire d’économie Sociale) et Judith Boumendil, chercheur également au LES, reviennent - pour un bilan complet - sur deux enquêtes, menées par leur laboratoire sur les dons et le bénévolat en France. Ces enquêtes sur les années 1990 et 1993 ont été effectuées à la demande de la Fondation de France auprès de 2000 personnes. Elles portent sur la totalité des dons et du travail bénévole. Les auteurs mon- Dans ce cadre, André Comte-Sponville ne voit dans l’aide humanitaire nulle nouvelle morale, mais une extension, une « mondialisation » de la morale traditionnelle, vue comme une sagesse : « Il s’agit 44 14 toujours, peu ou prou, de se mettre à la place de l’autre, de faire à autrui comme on voudrait qu’il nous soit fait. » Cependant, si le don est au cœur moral des sociétés, le psychosociologue Alain Cerclé, maître de conférences à l’université de Rennes prend visiblement plaisir à rappeler qu’il n’est que modérément au cœur de l’homme social : « On sait, grâce à des observations soigneusement recueillies, que les gens sont nettement plus généreux quand il fait beau... » Il ajoute que l’altruisme n’est pas, pour les psychologues une vertu « naturelle » de l’homme et de nombreux biais égoïstes viennent le troubler. L’homme serait égoïste jusque dans sa générosité, d’autant que, comme le note Serge Moscovici, repris par Alain Cerclé, « La misère de la victime n’est que la cause occasionnelle qui déclenche le mécanisme altruiste, ce désir irrépressible que l’on éprouve de pouvoir sortir de soi, afin de nouer un rapport de bonne foi avec les hommes en général. » tout en l’enfermant dans une sorte de ghetto d’exclusion (...) Quand l’aide se pervertit La critique des effets pervers de l’humanitaire reprend une veine désormais bien connue. L’aide d’urgence ne règle rien sur le long terme. Elle est souvent l’otage des factions en présence. Elle peut même, comme au Rwanda, se trouver prise au piège d’une opération militaire de protection déguisée de bourreaux (vieux alliés politiques de la France), sous couvert d’intervention humanitaire. On trouve de bonnes réflexions dans les propos de Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières. Rappelons que ce dernier a démonté la mécanique ayant présidé aux réactions occidentales face au génocide des Tutsis perpétré au Rwanda. Commentant les conséquences du retour des humanitaires (d’une partie d’entre eux qu’incarne Médecins du monde) en France pour palier l’exclusion, Rony Brauman met en garde contre « l’humanitarisation » simplificatrice qui offrirait le pauvre à notre soif d’absolu 45 1.4 Achille talon Bon, bardons IV Greg Dargaud, 1972 Fin 46