Questions de repérage et d`analyse Question de synthèse avec titre

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Questions de repérage et d`analyse Question de synthèse avec titre
Questions de repérage et d'analyse
1. Quel est le principe du Potlatch ?
2. La liste de mariage apparue en France dans les années 50 s’est étendue depuis à d’autres
cérémonies. En quoi cela pourrait marquer le début d’une transformation des usages sociaux tant du
cadeau que de l’argent ?
3. Quelle est la morale de l’histoire du bombardon d’Achille Talon ?
4. Le microcrédit tente de rompre avec la logique d’assistance grâce à une règle simple : « plutôt que
de donner un poisson à un pauvre, il faut lui apprendre à pêcher, et lui permettre d’acheter un filet ».
Expliquez pourquoi.
5. Comment André Comte-Sponville différencie-t-il la solidarité telle qu’elle s’exprime dans le
bénévolat, de la générosité perçue comme « la vertu du don » ?
6. Que nous apprend le cinéma sur l’échange ?
Question de synthèse avec titre et plan
7. Le philosophe contemporain Jacques Derrida, à écrit dans son ouvrage « Donner le temps » (Paris,
Galilée, 1991, p 39) :
« On pourrait aller jusqu'à dire qu'un livre aussi monumental que l'"Essai sur le don" de Marcel Mauss
parle de tout sauf du don ».
Peut-on alors définir ce qu’est le don ?
Quelle est sa place dans notre société ?
Illustrez votre propos à l’aide d’exemples donnés dans le dossier.
Donnez un titre à votre question de synthèse.
Présentez le plan que vous suivrez pour répondre.
Analyse-synthèse 2002 – Questions – p. 1
SESAME 2002
Analyse et synthèse
Dossier de Textes
Sommaire
ACHILLE TALON........................................................................................................... 2
Greg
LA FORCE DU DON ...................................................................................................... 3
Nicolas Journet
L’AMITIE SE DONNE-T-ELLE ?.................................................................................... 5
Bruno Karsenti
L'ESPRIT DU DON ........................................................................................................ 7
Jacques T. Godbout
L’ENIGME DU DON....................................................................................................... 9
Maurise Godelier
ACHILLE TALON......................................................................................................... 12
Greg
L’ECHANGE ECONOMIQUE ET SOCIAL ................................................................... 13
Henri Mendras
DONNANT, DONNANT ................................................................................................ 17
Robert Axelrod
POLITIQUE ET SAVOIR-VIVRE .................................................................................. 20
Patrick Pharo
PETIT TRAITE DES GRANDES VERTUS ................................................................... 22
André Comte-Sponville
VAMPIRES................................................................................................................... 25
Pascal Bonitzer
ACHILLE TALON......................................................................................................... 29
Greg
« UN CADEAU, ÇA N’A PAS DE PRIX ! »................................................................... 30
Sous la direction d’Anne Monjaret et de Sophie Chevalier
LES SYSTEMES D’ECHANGE LOCAL....................................................................... 33
Smaïn Laacher
LE MICROCREDIT SE VOIT EN GRAND .................................................................... 39
Dorian Sabo
LE RETOUR DE LA CHARITE ? ................................................................................. 42
Les ambiguïtés de l’humanitaire. Revue Panoramiques
ACHILLE TALON......................................................................................................... 46
Greg
« Voilà pourquoi on élève un temple des Grâces (Charites) en un lieu où il est bien
vu ; c'est pour apprendre à rendre les bienfaits reçus. C'est cela le propre de la
grâce; il faut non seulement prier de retour celui qui a fait preuve de gracieuseté,
mais encore prendre soi-même l'initiative d'un geste gracieux. »
Éthique à Nicomaque. Aristote
1
1.1
Achille talon
Bon, bardons I
Greg
Dargaud, 1972
Suite page 12
2
2
La force
du don
Si je vous invite à un café,
p o u r q u o i m ’ e n o ff r e z - v o u s
un autre ?
Nicolas Journet
Sciences Humaines, n° 70, 1997
Cette question faussement naïve est à l’origine d’un des textes les plus lus et les
plus commentés du répertoire anthropologique français. L’Essai sur le don de Marcel Mauss a ouvert une discussion qui, depuis 1925, ne s’est pas refermée.
C’est en s’appuyant sur ce propos que
Mauss produit une théorie ésotérique de
l’obligation de rendre : « On comprend clairement et logiquement, dans ce système
d’idées, qu’il faille rendre à autrui ce qui est
en réalité parcelle de sa nature et substance ; car accepter quelque chose de
quelqu’un, c’est accepter quelque chose
de son essence spirituelle, de son âme.
Cette chose donnée n’est pas inerte. Animée, souvent individualisée, elle tend à
rentrer à ce que Hertz appelait son « foyer
d’origine », etc. D’où la proposition générale de l’Essai sur le don : le pouvoir de
contrainte des objets donnés vient de ce
qu’ils ne cessent jamais d’appartenir spirituellement à leur origine.
L’« esprit du don » :
questions de langue
Un des moments forts de l’analyse
du don par Mauss est celui où il fait appel à un sage Maori pour répondre à la
question qu’il se pose. Comment se fait-il
qu’une chose donnée soit nécessairement rendue ? Le texte de l’informateur
Tamati
Ranaipiri,
rapporté
par
l’ethnologue Elsdon Best, et traduit par
Mauss, signifierait, en substance, ceci :
les choses précieuses ont un esprit, une
âme (hau), qui reste attachée au lieu
d’origine et à la personne qui les donne
pour la première fois. C’est pourquoi,
chaque fois que cet objet est échangé,
son hau tend à revenir à son point de
départ.
Cependant, dès 1929, l’interprétation
des propos de Ranaipiri par Mauss fut
contestée par un ethnologue « de terrain »,
Raymond Firth, qui doutait que la notion de
3
2
hau eût, en langue maori, une signification aussi générale. Plus récemment, en
1976, une nouvelle traduction du texte de
Ranaipiri et un commentaire par Marshall
1
Sahlins faisaient apparaître que :
1) Ce texte ne se référait pas aux
échanges en général, mais à une céré2
monie propitiatoire pour la chasse aux
oiseaux.
Marcel MAUSS
Marcel MAUSS (1872-1950) fut tout
d’abord étudiant en philosophie,
avant de rejoindre les rangs du
groupe de sociologues réuni par son
oncle Emile Durkheim, autour de la
revue L’Année Sociologique.
Il fut directeur d’études à la section
d’histoire des religions des peuples
non civilisés à l’École pratique des
hautes études, puis professeur au
Collège de France (1930).
Il forma toute une génération de jeunes ethnologues (Georges Devereux,
Marcel Griaule, André Georges Haudricourt, Michel Leiris, Alfred Métraux,
Jacques Soustelle, etc.).
Militant dreyfusard, puis socialiste, il
a écrit de nombreux articles dans La
Vie socialiste.
Penseur non systématique, Mauss n’a
pas écrit d’ouvrages de synthèse.
Son oeuvre est composée d’articles
publiés dans diverses revues.
Paradoxe : cet inlassable chercheur,
rétif à l’esprit de système, soucieux
d’observations concrètes, est l’auteur
d’un manuel d’ethnographie, mais
n’est jamais allé sur le terrain observer les peuples et tribus sur lesquels
il a mené des recherches.
2) Le hau désignait en l’occurrence
les produits de la chasse qu’en remerciement les chasseurs devaient offrir aux
prêtres qui avaient exécuté le rite. Aussi,
selon Marshall Sahlins, la théorie sousjacente à ces propos ne devait pas être
celle de l’obligation de rendre, mais plutôt celle d’une participation au bénéfice :
A donne à B, et si celui-ci tire profit de ce
don, il cède à A une partie du bénéfice
obtenu. Il n’y a là-dedans, selon Sahlins,
aucune forme de don ni d’échange, mais
un principe de partage des gains. Cette
dernière explication ne fait pas des Maori
des penseurs capitalistes avant l’heure,
mais plutôt les membres d’une société
où nul ne peut s’enrichir aux dépens
d’autrui et où la propriété des choses
n’est jamais complètement cédée. En ce
dernier sens seulement, Mauss n’avait
pas tort.
Cette traduction-interprétation du
propos de Ranaipiri n’est sûrement pas
la dernière. D’autres lectures de ce rituel
de chasse et de la langue maori sont
possibles. Un ethnologue australien n’a
t-il pas montré, il y a une dizaine
d’années que le mana des polynésiens
ne signifiait probablement pas grand3
chose de plus qu’« être efficace » ?
1
Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, Gallimard, 1976.
2
Propitiatoire : qui à la vertu de rendre propice.
3
Roger Keesing, « Rethinking Mana », Jounal of
Anthropological Research, 40, 1984 ; voir aussi
« Métaphores conventionnelles et métaphysiques
anthropologiques », revue Enquête n°3, 1996, éditions Parenthèses, Marseille.
4
3
L’amitié
se donne-t-elle ?
Bruno Karsenti
Autrement – Série Morales n°17, 1995
Aussi provocatrice quelle puisse paraître, la démarche consistant à faire de l’amitié
un phénomène proprement social régulé par la dynamique du don projette un nouvel éclairage sur ce qui lie les hommes les uns aux autres. L’ « Essai sur le don »
de Marcel Mauss montre que donner c’est aussi soumettre le donataire, et que
l’amitié est l’exercice d’un pouvoir, une sorte de guerre « continuée par d’autres
moyens », transposée sur le plan symbolique. L’Essai sur le don de Marcel Mauss
comporte en épigraphe quelques strophes de l’Havamal, vieux poème de l’Edda
scandinave, où la prescription incantatoire n’a d’autre objet que l’amitié, son bon
usage, sa pratique mesurée.
Mais si tu en as un autre
de qui tu te défies
et si tu veux arriver à un bon résultat,
il faut lui dire de belles paroles
mais avoir des pensées fausses
et rendre dol pour mensonge
Il en est ainsi de celui
On doit être un ami
pour son ami
et rendre cadeau pour cadeau ;
on doit avoir
rire pour rire
et dol pour mensonge
En qui tu n’as pas confiance
Tu le sais si tu as un ami
en qui tu as confiance
et si tu veux obtenir un bon résultat,
il faut mêler ton âme à la sienne
et échanger les cadeaux
et lui rendre souvent visite
Et dont tu suspectes les sentiments,
Il faut lui sourire
mais parler à contrecœur :
les cadeaux rendus doivent être semblables aux cadeaux reçus.
5
3
À la belle âme moderne et à ses purs sentiments, le texte fait violence de toutes parts.
Comment peut-on décrire ainsi la sacro-sainte amitié, relation humaine d’une nature et d’une
intensité remarquables, aussi belle que rare, et qui doit justement beauté et rareté à son caractère de désintéressement absolu, fondé sur une confiance réciproque et totale ? Dans les
dons et les visites que je fais à l’ami véritable, celui en qui j’ai confiance, je ne puis décemment me préoccuper de l’obtention d’un « bon résultat », finalité intéressée incompatible avec
une relation qui vaut exclusivement pour elle-même.
Et si se lier d’amitié revient bien en quelque sorte à mêler son âme à celle de l’autre, on
comprend mal qu’une union toute spirituelle puisse être envisagée au seul plan de l’inessentiel
et de l’accessoire : l’échange matériel de cadeaux qui, comme on dit, entretiennent l’amitié,
mais en aucun cas ne la fondent. Pourtant, la poésie scandinave ne s’arrête pas là et pousse
plus loin l’entreprise d’aplatissement. Au même titre que l’ami en qui j’ai confiance, il faut
considérer l’ami dont je me défie - contradiction dans les termes qui ne semble pas en être
une pour cette parole ancienne décidément choquante.
D’autant que s’énonce une magistrale leçon d’hypocrisie, où il s’agit encore d’arriver à un
« bon résultat », mais cette fois-ci par le chassé-croisé de « belles paroles », de « fausses
pensées » et de vrais cadeaux. À contrecœur mais avec raison, alors même que je suspecte
les sentiments qui ont présidé au don qui m’est fait, il me faut rétablir l’équilibre et rendre éga4
lement « dol pour mensonge », c’est-à-dire mentir à mon tour.
En cela aussi consiste l’amitié.
4
Dol : manœuvre frauduleuse destinée à tromper.
6
4
L'esprit du don
Le père Noël
Jacques T. Godbout
La Découverte, 1992
Nourri par le mythe du plus grand don possible (un Dieu qui naît pour donner sa vie aux
hommes), le « temps des Fêtes » est la période de l'année pendant laquelle l'univers du don,
habituellement logé dans les interstices de la société moderne, vient occuper le devant de la
scène. De ce fait, on y observe bien plus crûment que d'habitude les avantages et les inconvénients d'avoir des obligations et des liens sociaux. Les pauvres, ou les éclopés des rapports sociaux, détestent cette période et la fuient. Ils attendent avec impatience le retour des
échanges froids, neutres, ce grand cadeau de la société marchande, où l'on paie tout et où
l'on ne doit rien à personne, où l'on peut être seul sans être (trop) malheureux, sans éprouver
er
le manque de relations. La solitude est moins facile à oublier entre le 24 décembre et le 1
janvier, car le marché lui-même cesse d'être neutre et se met à nourrir ostensiblement les réseaux sociaux. C'est pourquoi les personnes seules ou en rupture de liens vont dans le Sud,
au soleil. Le voyage dans le Sud est le cadeau de Noël du marché, pour ceux qui peuvent se
le payer, bien sûr.
Vu l'importance de l'enfant dans l'univers moderne du don, nul ne sera étonné de constater qu'il est le personnage central de cette période des Fêtes : le don aux enfants est le rapport de don le plus soumis aux liens. Ce qui n'empêche pas l'un des phénomènes les plus
étonnants du don moderne : le fait que les donateurs réels soient masqués, comme s'ils voulaient se soustraire à toute gratitude en introduisant un personnage mythique, étrange et évanescent, le père Noël. Ce phénomène est en expansion. Dans plusieurs pays, les postes organisent un service spécial de réponse aux lettres adressées au père Noël. On voit là un appareil étatique se mettre au service du don, ce qui ne manque pas d'étonner dans cet univers
fondé sur la rationalité. Mais notons que le service postal fait appel à des bénévoles pour répondre aux enfants. Au Canada, en 1989, les pères Noël bénévoles ont répondu à plus de
700 000 lettres.
Pourquoi les adultes jugent-ils tellement nécessaire que les enfants croient au père Noël,
au point que beaucoup d'enfants font semblant d'y croire pour leur faire plaisir ? Pourquoi cet
être, qui n'a qu'une seule fonction, donner, et qu'une existence éphémère ? Pourquoi ce dispositif, grâce auquel les enfants peuvent croire que les cadeaux ne viennent pas des parents ? Pourquoi, après s'être endettés voire ruinés dans ce potlatch sans cesse croissant des
cadeaux de Noël qui s'accumulent sous l'arbre illuminé, les parents s'évertuent-ils à nier que
le don vienne d'eux, à faire croire aux enfants qui le reçoivent qu'ils n'y sont pour rien, et à attribuer le geste à un personnage qui n'a d'autre mérite que d'apporter les cadeaux, accomplissant le geste gratuit par excellence ? Pourquoi une telle abnégation, qui relève quelque part du
sacrifice, du don aux dieux, et n'empêche pas les parents de se réjouir du plaisir ressenti par
l'enfant qui déballe les cadeaux... qu'un autre lui donne ? Comme si les parents cherchaient à
se prouver à eux-mêmes qu'ils n'attendent aucune reconnaissance de ce don, qu'ils ne sont
pas les « vrais » donateurs, en tout cas pas les seuls, que seul compte pour eux le plaisir
7
4
éprouvé par l'enfant, qu'ils donnent uniquement par plaisir, même pas pour la reconnaissance,
acceptant et faisant même en sorte que la reconnaissance soit dirigée vers un autre, irréel
toutefois. Car la manifestation de plaisir du donateur est essentielle ; mais elle est dissociée,
au moyen du père Noël, de la reconnaissance à l'égard du vrai donateur.
Pourquoi un esprit moderne invoque-t-il une figure aussi primitive, une conception si profondément religieuses du don ? Pourquoi le don devient-il anonyme, ou presque, provenant
d'un inconnu en tout cas, à l'intérieur des liens sociaux primaires les plus intenses qui soient ?
Comme dans le rapport de couple se profile ici la présence de l'étranger, là où on l'attendrait
le moins.
Peut-être s'agit-il de libérer l'enfant de la dette si lourde qu'il a envers les parents. De le libérer du danger du don total que constitue le rapport actuel parents-enfants. Pour distinguer
un don spécial des dons ordinaires, quotidiens, permanents que les parents font à l'enfant, et
qui vont de soi ? Pour permettre à l'enfant l'apprentissage du don, de la gratuité, de la chaîne
de transmission, pour lui permettre de vivre l'expérience d'un inconnu qui donne sans raison
(même pas pour le motif d'avoir été sage, qui est aujourd'hui en voie de disparition ... ). Mais
quel sacrifice il y a là, « objectivement » (mais non subjectivement, car les parents ne le vivent
pas comme tel), quand on sait que, surtout pour un enfant, donner et recevoir des cadeaux
est « le signe le plus clair le moins équivoque de l'amour ».
Toutes ces raisons ne sont probablement pas sans fondement. Sans les exclure, les caractéristiques du personnage permettent d'avancer une hypothèse plus précise : celle de l'inscription du don dans la filiation. En français, le nom du personnage l'indique déjà : c'est un
père. Le père Noël a une grande barbe, il rit d'une voix grave et prend les «petits enfants» sur
ses genoux. Le père Noël ressemble à un grand-père. Le père Noël est un ancêtre. Il rétablit
la filiation, le lien avec les ancêtres que la modernité rompt constamment, la référence dont
nous nous sommes coupés. Le don est une chaîne temporelle, le marché une chaîne spatiale.
Les morts aujourd'hui ne sont plus des ancêtres. Ce sont des cadavres. Au moment de la
grande fête annuelle des enfants qu'est aujourd'hui Noël, les ancêtres reviennent, et ce sont
eux qui donnent les cadeaux aux enfants. Les cadeaux de Noël sont les premiers objets qu'un
enfant reçoit de ses parents, dans sa vie, comme un don. Les derniers qu'il recevra constitueront l'héritage, à la mort des parents, quand ceux-ci iront rejoindre les ancêtres. Le premier et
le dernier don proviennent ainsi des ancêtres.
Ce sont tous deux des héritages. Ainsi, les parents ne sont effectivement pas les seuls à
donner. Le père Noël ouvre l'univers fermé de la famille moderne, rétablit un lien avec le passé, dans le temps, mais unit aussi les enfants à l'espace, au reste de l'univers. Il sort les enfants de leur petit monde, ouvre le réseau étroit dans lequel ils se situent habituellement. Le
père Noël les relie au monde. C'est pourquoi il vient de si loin, du pôle Nord, et qu'il est accompagné par quelqu'un qui vient de beaucoup plus loin encore : la Fée des étoiles. Le père
Noël relie l'enfant à l'univers entier et au passé. Il apporte les cadeaux de l'univers et il autorise les parents, par sa présence, à être aussi des fils, à redevenir aussi des enfants, l'espace
d'un moment ; enfin, il autorise le père à être un vrai père, si on admet avec Legendre « qu'il
n'est de père pensable que sous l'égide du Père mythique ».
Pour vérifier cette hypothèse, il serait évidemment nécessaire de faire une recherche sur
l'histoire du père Noël, inexistante à notre connaissance, et d'interviewer des parents et des
enfants. Mais on sait que, sous sa forme actuelle, le père Noël vient des États-Unis, société
qui, selon Lévi-Strauss, « semble souvent chercher à réintégrer dans la civilisation moderne
des attitudes et des procédés très généraux des cultures primitives ». Serait-ce parce que
cette société est celle qui a le plus radicalement rejeté les ancêtres, puisqu'elle se dit autofondatrice ? Ici encore, on voit le don s'insérer dans la filiation, établissant un lien avec le passé, au lieu de faire table rase du temps.
8
5
L’énigme
du don
Maurise Godelier
Fayard, 1996
Le retour du don et le déplacement de l’énigme
Quelle place reste-t-il pour le don dans nos sociétés occidentales ? Il ne peut évidemment
pas y jouer le rôle qu’il continue à avoir dans beaucoup de parties du monde, et pas seulement en Mélanésie. Dans nos sociétés, le don n’est plus un moyen nécessaire pour produire
et reproduire les structures de base de la société. Par exemple, pour se marier, un homme n’a
pas à « donner » sa sœur, une femme à « donner » son frère. On n’a pas non plus à entrer
dans des compétitions de dons et de contre-dons de richesses pour accéder au pouvoir politique. Le don existe mais il est libéré de toute la charge d’avoir à produire et reproduire des
rapports sociaux fondamentaux, communs à tous les membres de la société.
Le don est devenu objectivement une affaire avant tout subjective, personnelle, individuelle. Il est l’expression et l’instrument de rapports personnels situés au-delà du marché et
de l’Etat. En France, il continue bien sûr à être pratiqué là où il est de règle depuis des siècles,
dans les rapports de parenté et dans les rapports d’amitié. Entre proches, parents proches,
amis proches, il reste une obligation. Il témoigne de cette proximité par l’absence de calcul, le
refus de traiter ses proches comme des moyens au service de ses propres fins. Ainsi dans
notre culture le don continue à relever d’une éthique et d’une logique qui ne sont pas celles du
marché et du profit, et qui même s’y opposent, leur résistent.
Chacun a dans la tête les vieux adages populaires qu’ « entre parents on ne doit pas parler d’argent », que c’est « le meilleur moyen de brouiller les familles », etc. Tout se passe
comme si l’argent était meurtrier pour les sentiments, tuait l’affection. En fait l’argent n’est pas
coupable, il n’est que l’aveu, le cheval de Troie d’intérêts particuliers, divergents sinon opposés, qui en général sont refoulés, contenus pour maintenir la façade ou la réalité d’une communauté solidaire. Le don subjectif s’oppose, certes, aux rapports marchands, mais il en porte
toujours les stigmates. Car dans l’imaginaire des individus et des groupes il se présente un
5
peu comme l’envers rêvé, comme le « rêve inversé » des rapports de force, d’intérêt, de manipulation et de soumission qu’impliquent les rapports marchands et la recherche du profit
d’une part, les rapports politiques, la conquête et l’exercice du pouvoir de l’autre. En
5
Selon la belle formule d'André Petitat dans « Le don : espace imaginaire, normatif et secret des acteurs », Anthropologie et Sociétés, vol. 19, n°1 et 2, 1995, p. 18, numéro spécial in titulé « Retour sur le don ». André Petitat ajoute
ses efforts à ceux que dépensent depuis des années Alain Caillé et les collaborateurs de la revue Mauss (efforts
auxquels nous tenons à rendre ici hommage) pour critiquer l'utilitarisme et redonner place dans la vie à des rapports,
à des principes de pensée et d'action non marchands.
9
5
s’idéalisant, le don « sans calcul » fonctionne dans l’imaginaire comme le dernier refuge d’une
solidarité, d’une générosité dans le partage qui aurait caractérisé d’autres époques de
l’évolution de l’humanité. Le don devient porteur d’utopie (une utopie qui peut se projeter tout
autant dans le passé que dans l’avenir).
Et ce rêve était en Mauss, lui qui, au sortir de la guerre de 1914, comptait sur l’État et la
générosité des riches pour permettre à nos sociétés occidentales de reprendre la route du
progrès social en refusant de s’emprisonner, selon ses termes, « dans la froide raison du
6
marchand, du banquier et du capitaliste ». Mauss rêvait d’un monde où les nantis seraient
généreux et l’État tourné résolument vers la construction d’une société plus juste. Il combattait
deux adversaires, le bolchevisme et le capitalisme sans frein, le libéralisme.
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Le bolchevisme, qui avait donné naissance au socialisme à la russe ou à la chinoise et aux « démocraties populaires », s’est effondré. Il semble cependant qu’il ait entraîné dans sa tombe deux idées qu’il avait trahies après avoir paru
un court instant les porter, l’idée que la démocratie puisse être réellement exercée par tous et
celle qu’elle puisse même déborder le cadre du politique et pénétrer la sphère de l’économie.
Aujourd’hui, ces idées semblent être remontées de la terre vers le ciel des utopies, et le vieux
mythe du libéralisme économique, de la foi dans les vertus du marché et de la concurrence
comme les seules institutions capables de régler les problèmes essentiels de la société, a refait surface.
L’efficacité du capitalisme ne peut l’empêcher d’accumuler les exclus - individus, nations et d’accroître fractures (sociales) et fossés (entre les nations). L’État est supposé représenter
toutes les parties de la société et a pour mission de la gouverner de sorte que les conflits
d’intérêts, les contradictions qui se développent entre certaines de ses parties, ne l’empêchent
pas de se reproduire comme un tout et, encore moins, ne rejettent hors de ce tout une partie
de la société. Or, aujourd’hui, l’État entreprend de se désengager, pas seulement de
l’économie mais aussi de la santé, de l’éducation, ou est de plus en plus pressé de le faire.
C’est dans ce contexte de fin de siècle que le don généreux, le don « sans retour » est à nouveau sollicité, avec mission cette fois d’aider à résoudre des problèmes de société. Les organisations caritatives se multiplient alors qu’au début du siècle Mauss jugeait encore la charité
7
« blessante pour celui qui l’accepte ». Mais la charité d’aujourd’hui se sert des moyens
d’aujourd’hui. Elle utilise les médias, se bureaucratise et, en Occident, se nourrit par les images de la télévision de tous les malheurs, de tous les maux, conjoncturels ou durables, qui
surgissent aux quatre coins de la planète.
Le don en Occident recommence ainsi à déborder la sphère de la vie privée et des rapports personnels où il s’était retrouvé cantonné à mesure que s’étendait l’emprise du marché
sur la production et les échanges, et que grandissait le rôle de l’État dans la gestion des inégalités. Mais aujourd’hui, devant l’ampleur des problèmes sociaux et l’incapacité manifeste du
marché et de l’État à les résoudre, le don est en passe de redevenir une condition objective,
socialement nécessaire, de la reproduction de la société. Ce ne sera pas le don réciproque de
choses équivalentes. Ce ne sera pas non plus le don potlatch, puisque ceux auxquels les
dons sont destinés seraient bien en peine de les « rendre », encore moins de rendre plus.
Le don caritatif est donc en passe de s’institutionnaliser à nouveau. Mais le don n’est pas
la Terre promise. Il peut servir à attendre, mais on ne peut pas tout en attendre, car seuls les
dieux donnent tout ou ont tout donné, mais précisément parce qu’ils n’étaient pas des hommes. Le don va servir mais en attendant quoi ?
Nous sommes en effet dans une société dont le fonctionnement même sépare les individus les uns des autres, les isole jusque dans leur famille, et ne les promeut qu’en les oppo-
6
7
Marcel Mauss, « Essai sur le don »,art. cit., p.270.
Ibid., p. 258. Mauss reprend ici les mots mêmes d'une sourate du Coran à laquelle il se réfère : sourate II, 265.
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sant les uns aux autres. Nous sommes dans une société qui libère, comme aucune autre ne
l’a fait, toutes les forces, les potentialités qui sommeillent dans l’individu, mais qui pousse aussi chaque individu à se désolidariser des autres tout en se servant d’eux. Notre société ne vit
et ne prospère donc qu’au prix d’un déficit permanent de solidarité. Et elle n’imagine de nouvelles solidarités que négociées sous forme de contrats. Mais tout n’est pas négociable de ce
qui fait lien entre les individus, de ce qui compose leurs rapports, publics et privés, sociaux et
intimes, de ce qui fait qu’ils vivent en société mais qu’ils doivent aussi produire de la société
pour vivre.
Les limites du négoce social sont pourtant claires. Imagine-t-on un enfant passer contrat
avec ses parents pour naître ? Cette idée est absurde. Et son absurdité montre que le premier
lien entre les humains, celui de la naissance, n’est pas négocié entre ceux qu’il concerne. Et
c’est pourtant sur de tels faits incontournables que notre société tend à faire silence.
11
1.2
Achille talon
Bon, bardons II
Greg
Dargaud, 1972
Suite page 29
12
6
L’échange
économique
et social
É l é m e n ts d e s o c i o l o g i e
Henri Mendras
Armand Colin, 1975
Toute vie sociale est faite d’échanges : échange de politesses, de biens, de femmes, de
pouvoir. L’exigence de réciprocité dans les actes sociaux est vivement ressentie par les individus dans toutes les sociétés et toutes les civilisations semble-t-il, et une grande part des règles et des institutions ont pour but de codifier et d’organiser les échanges. On peut donc voir
là une sorte de rapport social élémentaire et fondamental et chercher à l’étudier dans divers
contextes et de divers points de vue. Le mariage et le tabou de l’inceste ont été expliqués au
chapitre précédent comme une forme de réciprocité. Les économistes font métier d’étudier les
échanges de biens rares, et les ethnologues ont donné maintes descriptions de cérémonies et
de rites d’échanges dans des peuples variés.
Claude Lévi-Strauss décrit les rites de politesses qui accompagnent le repas dans les restaurants à bas prix du Midi de la France : « Dans ces petits établissements où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille
d’un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le
sont les portions de viande et de légumes qu’une servante distribue à la ronde, et cependant
une singulière différence d’attitude se manifeste aussitôt à l’égard de l’aliment liquide et de
l’aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L’un sert
d’abord à nourrir, l’autre à honorer (...) C’est qu’en effet, à la différence du plat du jour, bien
personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira
aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s’est-il passé ? Les deux bouteilles sont
identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette
scène révélatrice n’a, en fin de compte, rien reçu de plus que s’il avait consommé sa part personnelle. D’un point de vue économique, personne n’a gagné et personne n’a perdu. Mais
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c’est qu’il y a bien plus dans l’échange, que les choses échangées. »
8
Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, P.U.F., 1949, p. 75.
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6
Cet apologue et sa morale pourraient servir d’exergue à un long débat sur les rapports entre l’analyse économique et l’analyse sociologique. Disons provisoirement que l’économiste
s’intéresse aux choses échangées et le sociologue à l’échange. Commençons par souligner,
comme le montre ce texte, que l’échange suppose la reconnaissance d’autrui comme un autre
soi-même avec qui on peut échanger des sœurs, des biens ou des politesses. Cet autrui ne
peut pas être un étranger inconnu, un « barbare ». Les castes de l’Inde ont un code très strict
des gens de qui l’on peut accepter certaines nourritures.
Selon Claude Lévi-Strauss encore : « Les primitifs ne connaissent que deux moyens de
classer les groupes étrangers : ils sont ou bien bons ou bien mauvais. Mais la traduction naïve
des termes indigènes ne doit pas faire illusion. Le groupe bon, c’est celui auquel, sans discuter, on accorde l’hospitalité, celui pour lequel on se dépouille des biens les plus précieux, tandis que le groupe mauvais est celui dont on attend et auquel on promet, à la première occasion, la souffrance ou la mort. Avec l’un on se bat, avec l’autre on échange. »
Quand un étranger approche d’un camp qu’il n’a jamais visité auparavant, il ne pénètre
pas dans le camp, mais il se tient à quelque distance. Après un moment, un petit groupe
d’anciens l’aborde et la première tâche à laquelle il se livre est de découvrir qui est l’étranger.
La question qu’on lui pose le plus souvent est : quel est ton maéli, père du père ? La discussion se déroule sur des questions de généalogie jusqu’à ce que tous les intéressés se déclarent satisfaits, quant à la détermination exacte de la relation de l’étranger avec chacun des indigènes présents au camp. Quand on est arrivé à ce point, l’étranger peut être reçu dans le
camp et on lui indique chaque homme et chaque femme, avec la relation de parenté correspondante entre lui-même et chacun. Si je suis un indigène et que je rencontre un autre indigène, celui-ci doit être ou bien mon parent, ou bien mon ennemi, et s’il est mon ennemi, je
dois saisir la première occasion pour le tuer, de crainte que lui-même ne me tue.
Il y a les gens avec qui l’on échange et avec qui l’on se marie, et ceux avec qui l’on est en
guerre. Qu’échange et combat soient extrêmement proches se trouve inscrit chez un certain
nombre de peuples dans les rites du mariage, qui sont très souvent symboliques de combat,
ou tout au moins, de rapt et de vol. En quelque sorte vous allez voler une femme dans le
groupe social adverse pour l’amener chez vous, et le groupe social se défend. Ailleurs, le mariage est une forme d’échange, comme il a été dit déjà, parce que la femme est conçue
comme un bien. Mais cela ne veut pas dire simplement que le mariage soit une sorte
d’échange économique. Entre les deux extrêmes, le mariage et la vente, il y a toutes sortes de
formes d’échanges qui mêlent intimement, de façon indissociable, l’aspect « économique » et
l’aspect « social ».
A mesure que notre société « se rationalise », se spécifie, se spécialise, l’activité économique a tendance à prendre son autonomie par rapport aux autres aspects de la vie sociale.
Mais il reste encore quantité d’occasions où il y a mélange étroit de l’échange économique et
de l’échange social. Dans les sociétés dites primitives, il y a peu d’échanges économiques du
type de la vente que nous connaissons dans nos sociétés. (…) Nos civilisations, depuis les civilisations sémitiques, grecques et romaines, distinguent fortement entre l’obligation et la prestation non gratuite d’une part, et le don de l’autre. Mais ces distinctions ne sont-elles pas assez récentes dans les droits des grandes civilisations ? Celles-ci n’ont-elles pas passé par une
9
phase antérieure où elles n’avaient pas cette mentalité froide et calculatrice ? »
En effet, la terre est le bien par excellence des sociétés agraires, or la terre est un bien
tout à fait particulier qui, très fréquemment, n’est pas susceptible d’échange. Contrairement
aux femmes qui sont un objet d’échange, la terre n’en est pas un : elle appartient à la famille,
au lignage, et, par conséquent, elle doit être transmise de génération en génération dans le lignage, mais elle ne peut pas être transmise d’un lignage à un autre. Si par hasard les condi-
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Marcel MAUSS, Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, pp. 228-229.
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tions économiques font qu’il doit tout de même y avoir transfert de terre d’une famille à une
autre, le procédé juridique, le rite par lequel on fait passer la terre d’un lignage, à un autre,
consiste à détruire la terre. Par exemple, en droit babylonien, on prend une motte de la terre
du champ qui doit être vendu, on la jette dans le fleuve où elle se dissout. Donc symboliquement, on détruit le champ, et c’est alors un champ nouveau, qui n’a jamais existé, qui entre
dans le patrimoine du nouveau lignage. Par conséquent, des biens mis hors du système
d’échange sont traités par les économistes comme économiques.
A l’inverse, dans notre société, le mariage, qui paraît être l’acte le plus personnel et sentimental, demeure très largement un acte économique. La preuve en est qu’un contrat de mariage règle la transmission des biens d’une famille à l’autre, et le retour éventuel des biens à la
famille d’origine en cas de décès. Dans les sociétés dites primitives, lorsqu’on prend une
femme, on donne une compensation (objets rares ou bétail) à la famille de la femme. Dans la
e
société méditerranéenne et dans la bourgeoisie du XIX siècle au contraire, on donne une dot
à la femme. Par le prix de la fiancée, c’est le mari qui donne de l’argent en compensation de la
femme qu’il prend au lignage opposé, alors que par la dot, c’est la famille de la femme qui
donne de l’argent, en même temps que la femme, à la famille du mari. En effet, si la femme
est considérée comme une source de revenu, en prenant une femme à un groupe social, on
lui enlève un « capital » qu’il faut remplacer par un autre « capital » producteur, tandis que si
la femme est considérée comme une « occasion de dépense », il faut qu’elle apporte avec elle
ses ressources autonomes pour ne pas être « à charge » de la famille dans laquelle elle entre.
A mesure que le travail des conjoints remplace le capital, le mariage devient moins un acte
économique et plus un acte de droit personnel.
Le très ancien droit romain distingue entre les familia les biens familiaux qui appartiennent
à la famille et qui théoriquement n’en peuvent pas sortir, et les pecunia, les biens mobiles, qui,
par définition, peuvent se multiplier ou diminuer comme le troupeau (pécus) augmente les
bonnes années et diminue en cas de sécheresse. Le Code civil oppose les immeubles, qui
sont le « patrimoine » de la famille et les meubles qui sont des biens moins nobles et qui sont
moins bien garantis que les immeubles.
Les peuples primitifs font aussi cette distinction entre les objets : il en est que l’on peut
soumettre au commerce, tandis que d’autres sont des objets d’échanges nobles. Prenons
l’exemple des îles Trobriands. Malinowski décrit un système d’échange extrêmement développé, le kula, entre des tribus dispersées dans un certain nombre de petites îles.
Au cours de fêtes rituelles les nobles d’une tribu partent en canoë vers une autre île et une
autre tribu, et leur apportent des cadeaux. Ces cadeaux sont de deux sortes : les mwali, qui
sont des bracelets taillés et polis dans une coquille et portés dans les grandes occasions, et
les souleva qui sont des colliers de coquillages. Celui qui apporte des mwali recevra en
échange des soulava, si bien que les soulava voyagent d’est en ouest, tandis que les mwali
voyagent en sens contraire. La grande activité sociale de ces tribus est d’aller se visiter les
unes les autres pour échanger ces objets qui n’ont aucune utilité économique autre que la parure. On les garde un certain temps, on est fier de les avoir et de les montrer. Un rituel est
établi pour l’échange de ces biens. Vous arrivez avec un très beau mwali dans l’espoir de
remporter un soulava encore plus beau que vous pourrez échanger à son tour contre un mwali
encore plus beau, etc.
Cet échange purement somptuaire qui n’a aucune base économique, est ritualisé dans
une fête perpétuelle. Mais un échange économique proprement dit se fait en même temps :
des biens, qui ne sont pas de la même dignité, sont échangés, et les indigènes font une distinction très nette entre cet échange somptuaire et l’échange économique de marchandises
utiles qui porte le nom de gimwali. Lorsque vous échangez les biens somptuaires, vous affirmez que vous faites un don et que vous n’êtes pas digne de recevoir un si beau don en retour,
au contraire quand vous faites un échange économique pur des biens qui ne sont pas biens
nobles, vous marchandez de façon agressive, discutez « sou à sou » : « Je vous donne cela.
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Cela vaut beaucoup plus que vous ne voulez m’en donner. » Et pourtant si vous obtenez un
plus beau soulava à la place de votre mwali vous augmentez vos richesses puisque ces ornements, ont une valeur. Plus vous avez de beaux mwali et de beaux soulava, plus vous êtes
riche, plus vous augmentez votre « standing social », dirait-on dans notre jargon.
Un autre type d’échange de dons, le potlatch est pratiqué par les Indiens Kwakiutl de la
Côte ouest du Canada. Ce rite social consiste à faire un cadeau à autrui pour qu’autrui soit
obligé de vous faire un contre-cadeau, plus riche que celui que vous lui avez donné : vous lui
donnez des couvertures richement tissées, et des plaques de cuivre finement gravées, s’il ne
peut pas vous en rendre de plus belles en plus grand nombre, il s’humilie et vous triomphez.
Le kula était un jeu somptuaire et le potlatch est un jeu agressif et dominateur. Mais dans les
deux cas le jeu est basé sur trois règles fondamentales : l’obligation de donner, l’obligation de
recevoir et l’obligation de rendre. Pris dans ce circuit, vous êtes obligé de donner à autrui, si
vous voulez avoir une existence sociale. Si autrui vous donne, vous êtes de même obligé de
recevoir ce que vous donne autrui. Si vous ne donnez pas, et si vous ne recevez pas, vous
êtes, comme disent les Indiens Kwakiutl « aplatis », vous n’êtes pas un homme digne de ce
nom, vous perdez la face.
Dans notre civilisation un certain nombre de rites sont du même ordre. Il faut faire des cadeaux et il faut en rendre. Dans la bourgeoisie on échange des dîners exactement de la
même façon qu’on échange des couvertures ou des bracelets chez les trobriandais et les
kwakiutl. Et il est très important pour la maîtresse de maison que son dîner soit un peu mieux
que celui de l’autre maîtresse de maison, mais pas trop afin de ne pas écraser le prestige de
l’invité. « Il ne faut pas être en reste » ou bien « c’est à nous de rendre », ces expressions
soulignent que la réciprocité fondamentale est vivement ressentie et acceptée.
Il en est de même pour les cadeaux qui deviennent de plus en plus importants dans la vie
sociale et mondaine. Cadeaux de mariage et de naissance, cadeaux de Noël, d’anniversaire,
etc. Noël peut être analysé comme une sorte d’immense potlatch ou kula. Chacun donne et
chacun reçoit, parfois la même chose : on apporte une boîte de chocolats à la vieille tante, et
on repart avec une autre boîte de chocolats qu’elle vous a donnée. Le cadeau et la fête sont
de plus en plus liés, et on offre des cadeaux « pour faire fête ». Tous ces échanges sont très
strictement codifiés et paraissent un jeu purement social, mais n’en ont pas moins un aspect
économique important. On peut « se ruiner en cadeaux ». Et les objets qui servent de cadeaux sont d’un genre particulier : « on ne se les offrirait jamais à soi-même ». Choses utiles,
mais dont cependant on peut se passer : des « folies » qu’on se refuse. Toute une industrie et
tout un commerce prospèrent pour alimenter ce jeu.
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Donnant,
donnant
Théorie
du comportement coopératif
Robert Axelrod
Odile Jacob, 1992
Le célèbre dilemme du prisonnier
Dans le dilemme du prisonnier, deux joueurs sont en présence. Chacun a deux options :
soit coopérer, soit faire cavalier seul. Chacun doit choisir sans connaître la décision de l’autre.
Quoi que fasse l’autre, il est plus payant de faire cavalier seul que de coopérer. Le dilemme
consiste en ceci que, si les deux joueurs font cavalier seul, ils s’en tirent moins bien que s’ils
avaient coopéré. (...)
Un joueur choisit une ligne, ou bien coopérer, ou bien faire cavalier seul. L’autre joueur
choisit en même temps une colonne, ou bien coopérer, ou bien faire cavalier seul. Conjointement, ces choix conduisent à (...) quatre résultats possibles (...) Si les deux joueurs coopèrent,
ils s’en tirent relativement bien tous les deux. Chacun obtient R, la récompense pour coopération mutuelle. Dans l’exemple, la récompense est de 3 points. Ce chiffre pourrait, par exemple,
représenter une somme d’argent que chaque joueur obtiendrait pour ce résultat. Si un joueur
coopère mais que l’autre fasse cavalier seul, ce dernier obtient la tentation de l’égoïste, tandis
que le joueur coopérant récolte le salaire de la dupe. Dans l’exemple présent, cela donne respectivement 5 et 0 points. Si les deux font défection, ils obtiennent chacun 1 point, la punition
de l’égoïste.
Que devez-vous faire dans un tel jeu ? Supposons que vous soyez le joueur de la ligne et
que vous pensiez que le joueur de la colonne va coopérer. Cela signifie que vous obtiendrez
l’un des deux résultats de la première colonne. Vous vous trouvez devant une alternative.
Vous pouvez coopérer aussi, ce qui vous rapportera les 3 points de la récompense pour coopération mutuelle. Ou faire cavalier seul, auquel cas vous obtiendrez les 5 points de la tentation. Il est donc payant de faire cavalier seul si vous pensez que l’autre va coopérer. Supposons maintenant que vous pensiez que l’autre va faire cavalier seul. Vous vous trouvez donc
dans la seconde colonne et vous avez le choix entre coopérer, ce qui ferait de vous une dupe
et vous rapporterait 0 point, et faire cavalier seul, ce qui entraînerait la punition et un gain de
seulement 1 point. Il est donc payant de faire cavalier seul si vous pensez que l’autre joueur
va faire de même. Cela signifie qu’il vaut mieux faire cavalier seul si l’on pense que l’autre va
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coopérer et qu’il vaut mieux faire cavalier seul si l’on pense que l’autre va en faire autant. Quoi
que fasse l’autre joueur, vous avez donc intérêt à faire cavalier seul.
jusqu’ici, tout va bien. Seulement cette logique est également valable pour l’autre joueur. Il
devrait donc faire cavalier seul quoi que vous fassiez. Vous devriez donc faire cavalier seul
tous les deux. Seulement, dans ce cas, vous obtiendrez tous les deux 1 point, ce qui est pire
que ce que vous auriez gagné si vous aviez tous les deux coopéré. La rationalité individuelle
mène au pire résultat possible pour les deux joueurs. D’où le dilemme.
Le dilemme du prisonnier n’est rien de plus qu’une formulation abstraite de certaines situations très courantes et fort intéressantes dans lesquelles la meilleure solution mène chaque
individu à faire cavalier seul, alors qu’il s’en serait mieux tiré en coopérant. La définition du dilemme du prisonnier exige qu’il y ait plusieurs relations entre les quatre issus possibles. La
première spécifie la hiérarchie des quatre résultats. Le mieux que puisse faire un joueur est
d’obtenir T, la tentation de faire cavalier seul lorsque l’autre coopère, Le pire est d’obtenir S, le
salaire de la dupe pour avoir coopéré tandis que l’autre faisait cavalier seul. Pour les deux autres résultats, R, la récompense pour coopération mutuelle, est, par hypothèse, préférable à P,
la punition de l’égoïste. Cela donne un classement préférentiel des quatre résultats allant du
meilleur au pire, c’est-à-dire T, R, P, et S.
La seconde composante de la définition du dilemme du prisonnier est que les joueurs ne
peuvent échapper à leur dilemme en s’exploitant l’un l’autre à tour de rôle. Cela veut dire qu’à
chances égales d’exploiter l’autre ou de se faire exploiter, le résultat sera quand même moins
favorable que la coopération mutuelle. On pose donc que la récompense pour coopération
mutuelle doit être supérieure à la moyenne de la tentation et du salaire de la dupe. Cette hypothèse, prise conjointement avec le classement des quatre résultats, définit le dilemme du prisonnier.
Ainsi deux égoïstes jouant une seule partie opteront tous les deux pour leur choix dominant, faire cavalier seul, et chacun obtiendra moins que s’ils avaient coopéré. Si le jeu est joué
un nombre fini de fois et que ce nombre est connu d’avance, les joueurs n’ont toujours pas intérêt à coopérer. Cela est évident pour le dernier coup, puisqu’il n’y a pas de futur à Influencer.
A l’avant-dernier coup, aucun des joueurs n’aura intérêt à coopérer puisqu’ils pourront tous les
deux prévoir que l’autre fera cavalier seul au dernier coup. En remontant par le même raisonnement jusqu’au premier coup, on en déduit que les joueurs feront toujours cavalier seul dans
toute séquence fin de coups dont la longueur est connue d’avance (Luce et Raiffa 1957). Mais
ce raisonnement n’est pas valable si les joueurs se rencontrent un nombre indéfini de fois. Et
dans la plupart des situations réalistes, les joueurs ne peuvent être sûrs du moment où la dernière interaction aura lieu. Comme nous le démontrerons ultérieurement, lorsque le nombre
de rencontres est indéfini, la coopération peut émerger. La question devient alors de découvrir
quelles conditions précises sont nécessaires et suffisantes pour l’apparition de la coopération.
Je n’examinerai ici que des interactions impliquant deux joueurs à la fois. Un joueur peut
interagir avec de nombreux autres, mais on suppose qu’il n’interagit qu’avec un seul à la fois.
On suppose également qu’il peut reconnaître chaque joueur et qu’il se rappelle la nature de
leurs échanges précédents. Cette capacité de reconnaître et de se souvenir permet à un
joueur de tenir compte de l’histoire de l’interaction particulière dans sa stratégie.
On a proposé plusieurs manières de résoudre le dilemme du prisonnier. Toutes ces solutions reposent sur l’introduction d’une activité supplémentaire qui modifie l’interaction stratégique et, par la même, change fondamentalement la nature du problème.
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Le problème initial subsiste toutefois parce qu’il existe de nombreuses situations dans lesquelles ces remèdes ne sont pas disponibles. On étudiera donc le problème dans sa forme
fondamentale, sans ces altérations.
1. Les joueurs ne disposent d’aucun mécanisme leur permettant de mettre des menaces
à exécution ou de prendre des engagements (Schelling 1960). Comme les joueurs ne peuvent
s’engager à suivre une stratégie particulière, chacun doit tenir compte de toutes les stratégies
possibles de l’autre joueur. En outre, les joueurs eux-mêmes disposent de toutes les stratégies possibles.
2. Il est impossible de savoir avec certitude ce que l’autre va faire à un coup donné. Cela
élimine la possibilité d’une analyse par méta-jeu (Howard 1971) qui permet des options du
genre « faire le choix que l’autre s’apprête à faire ». Cela interdit aussi de se baser sur la fiabilité de l’autre joueur en l’observant jouer avec des tiers. Ainsi, la seule. information à la disposition des joueurs est l’histoire de leur interaction jusqu ‘au coup précédent.
3. Il est impossible d’éliminer l’autre joueur ou de se dérober à l’interaction. Chaque
joueur conserve donc la capacité de coopérer ou de faire cavalier seul à chaque coup.
4. Il est impossible de modifier les gains de l’autre joueur. Les gains tiennent déjà
compte de la considération que chaque joueur a pour les intérêts de l’autre.
Dans ces conditions, les mots qui ne sont pas suivis d’actes ont si peu de valeur quels en
perdent toute signification. Les joueurs ne peuvent communiquer que par leurs propres comportements successifs. Tel est le dilemme du prisonnier dans sa forme fondamentale.
Le dilemme du prisonnier
Joueur de la colonne ∅
Joueur de la ligne
∪
Coopérer
Faire cavalier seul
Coopérer
Faire cavalier seul
R = 3, R = 3
Récompense pour coopération
mutuelle
S = 0, T = 5
Salaire de la dupe, et tentation
de l’égoïste
T = 5, S = 0
Tentation de l’égoïste et salaire
de la dupe
P = 1, P = 1
Punition de l’égoïste
Note : Les gains du joueur de la ligne sont donnés en premier.
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Politique
et savoir-vivre
Enquête
s u r l e s f o n d e m e n ts d u l i e n c i v i l
Patrick Pharo
L’Harmattan – Corlet, 1991
L’intelligence réciproque
Dès que la réciprocité devient un but ou une obligation, fait l’objet d’une réflexion dans laquelle on se pose explicitement le problème de l’égalisation des prestations, on est conduit à
s’engager dans un calcul qui préfigure directement le schéma marchand et monétaire qui joue
un rôle si important dans les démocraties modernes. Mais il faut bien voir qu’à l’origine, ce
calcul des contributions respectives prend sa source dans un idéal de justice qui est de rendre
à chacun son dû, de respecter l’égalité en assurant des contreparties pour ce qu’on reçoit soimême - et l’on voit facilement toutes les vertus qui se trouvent engagées par cet idéal : la générosité, la gratitude, la ponctualité, etc. Cet idéal s’enracine dans la nécessité logique de
maintenir les conditions d’un échange sensé avec autrui, conditions qui sont toujours mises à
mal dès lors que l’échange se fait à sens unique - et quel que soit l’objet de cet échange,
biens palpables ou impalpables ou simples signes. C’est pourquoi, plus que la réciprocité des
prestations qui en définitive ne peut jamais compenser complètement l’inégalité foncière de
tout échange civil, c’est la circulation à double sens des attentes de compréhension et des
compréhensions effectives qui a le plus de chance de créer le sentiment d’un juste rapport
dans le commerce civil. Il faut prendre ici compréhension au sens quasi étymologique : ce qui
venant de l’autre est pris avec soi, et ce qui venant de soi, est pris avec l’autre. Cela ne peut
pas être du donnant-donnant pour cette raison qu’il n’y a pas d’équivalence possible entre le
contenu de chaque attente, laquelle est inévitablement singulière.
Lorsqu’un couple de personnes, deux amis, deux amants, deux associés, perdent le sentiment d’intelligence mutuelle - et généralement, c’est d’abord l’une des parties qui commence
à le perdre - ils peuvent mutuellement s’accuser d’avoir manqué de réciprocité dans
l’échange. Cela se produit tous les jours et dans tous les milieux sociaux. Mais la perte de
l’amour mutuel, comme d’ailleurs son apparition, et aussi celle de l’estime, du respect, de la
confiance et de tous ces caractères qu’on attribue aux justes rapports qui s’établissent dans le
commerce civil, ne se mesurent pas à la quantité de prestations effectivement consenties. Il
importe aussi et surtout que se logent, dans les actes civils de chaque partie, une compréhension et une acceptation des actes civils de l’autre partie. Car les liens entre les personnes, les
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liens affectifs bien sûr, mais aussi les liens normatifs qui sont étroitement liés aux précédents,
c’est-à-dire les obligations et les autorisations qu’ils peuvent s’attribuer réciproquement, dépendent de la compréhension et de l’acceptation des conséquences des actes d’autrui.
Une relation civile aura peu de chance d’être considérée comme juste si chacune des parties ne manifeste pas, par ses propres actes, qu’elle a compris et accepté au moins certains
des actes de l’autre partie. C’est pourquoi d’ailleurs les manuels de civilité recommandent
aussi d’éviter soigneusement tout ce qui pourrait être pris par autrui comme un refus
d’accepter les composantes les plus essentielles de sa pratique habituelle. Dans le commerce
civil, la réciprocité en matière d’acceptation des façons de faire a sans doute plus
d’importance que l’égalisation des prestations respectives, et le sentiment de la justice est
souvent une conséquence de l’acceptation mutuelle. Et cela se manifeste en particulier dans
la forme, c’est-à-dire la façon et le moment, qui compte toujours davantage que la valeur codifiée. C’est pourquoi, comme disent les manuels, des gestes très simples, des attentions qui
paraissent sincères, des cadeaux de peu de valeur mais qui témoignent d’une certaine sensibilité à la personne d’autrui, des écoutes particulièrement intenses, même si elles sont exceptionnelles, des aides apportées au bon moment... peuvent souvent servir d’équivalents à des
prestations qu’une comptabilisation hors contexte pourrait juger infiniment plus précieuses.
Mais la réciprocité des attentes de compréhension est d’autant mieux assurée que l’action de
chacun manifeste, au-delà de tout calcul et de toute règle soigneusement pesée, qu’elle peut
faire pour autrui, si l’étalon normatif de la situation l’exige, davantage que ce qu’exigeraient les
règles conventionnelles de la réciprocité. Cela semble vrai également en politique.
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9
Petit traité
des
grandes vertus
André Comte-Sponville
PUF/Perspectives Critiques, 1995
La générosité
La générosité est la vertu du don. Il ne s’agit plus « d’attribuer à chacun le sien » disait
Spinoza à propos de la justice, mais de lui offrir ce qui n’est pas sien, ce qui est vôtre, et qui lui
manque. Que la justice puisse aussi y trouver son compte, c’est assurément possible (si l’on
donne à quelqu’un ce qui, sans lui appartenir encore, sans lui revenir même selon la loi, lui est
dû en quelque façon : par exemple si l’on donne à manger à celui qui a faim), mais ce n’est ni
nécessaire ni essentiel à la générosité. De là ce sentiment qu’on peut avoir parfois que la justice est plus importante, plus urgente, plus nécessaire, à côté de quoi la générosité serait
comme un luxe ou un supplément d’âme. « Il faut être juste avant d’être généreux, disait
10
Chamfort, comme on a des chemises avant d’avoir des dentelles. » Sans doute.
Les deux vertus étant d’un registre différent, il n’est pas sûr pourtant que le problème se
pose toujours dans ces termes, ni souvent, Certes, justice et générosité concernent l’une et
l’autre nos rapports avec autrui (du moins principalement : on peut en avoir besoin aussi pour
soi-même) ; mais la générosité est plus subjective, plus singulière, plus affective, plus spontanée, quand la justice, même appliquée, garde en elle quelque chose de plus objectif, de plus
universel, de plus intellectuel ou de plus réfléchi.
La générosité semble devoir davantage au cœur ou au tempérament ; la justice, à l’esprit
ou à la raison. Les droits de l’homme, par exemple, peuvent faire l’objet d’une déclaration. La
générosité, non : il s’agit d’agir, et non en fonction de tel ou tel texte, de telle ou telle loi, mais
au-delà de tout texte, au-delà de toute loi, en tout cas humaine, et conformément aux seules
exigences de l’amour, de la morale ou de la solidarité. (…)
Que la solidarité puisse la motiver, la susciter, la renforcer, sans doute. Mais elle n’est
vraiment généreuse qu’à la condition d’aller au-delà de l’intérêt, même bien compris et même
partagé - qu’à la condition, donc, d’aller au-delà de la solidarité ! Si vraiment il était de mon intérêt d’aider, par exemple, les enfants du Tiers Monde, je n’aurais pas besoin pour le faire
10
Maximes et pensées, chap. 2, § 160 (G.-F., 1968, p. 82).
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9
d’être généreux. Il me suffirait d’être lucide et prudent. « Combattre la faim pour sauver la
paix », disait un mouvement catholique dans les années soixante. Cela choquait notre jeunesse et notre générosité, qui trouvaient ce rnarchandage sordide. Avions-nous tort ? je ne
sais. Toujours est-il que si tel était en effet notre intérêt, nous le ferions, sauf à être idiots,
sans avoir besoin pour cela d’être généreux, et donc nous le ferions en effet ! Que nous ne le
fassions pas, ou si peu, suffit à prouver que tel n’est pas à nos yeux notre intérêt véritable, que
nous sommes donc hypocrites quand nous prétendons le contraire, en quoi ; rien ne prouve
que ce soient nos yeux qui soient mauvais, ni la lucidité qui nous manque. C’est le cœur qui
est mauvais, puisqu’il est égoïste c’est la générosité, plus encore que la lucidité, qui fait défaut.
Sans vouloir tout réduire à une question d’argent, puisqu’on peut donner autre chose,
n’omettons pas pourtant ce fait que l’argent a le mérite, il sert même à cela, d’être quantifiable.
Aussi autorise-t-il, par exemple, cette question : quel pourcentage de tes revenus consacrestu à aider de plus pauvres ou de plus malheureux que toi ? Il faut laisser de côté les impôts,
puisqu’ils ne sont pas volontaires ; et la famille ou mes amis très proches, puisque l’amour,
bien davantage que la générosité, suffit à expliquer ce que nous faisons pour eux sans cesser
pour autant (puisque leur bonheur est notre bonheur) de le faire aussi pour nous...
Je simplifie un peu, et trop. S’agissant des impôts, par exemple, ce peut être un acte de
générosité, quand on fait partie des classes moyennes on aisées, que de voter pour un parti
politique qui a annoncer sa ferme intention de les augmenter. Mais la chose est si rare que
cette générosité-là n’a que bien peu l’occasion de se manifester ; et les partis, qui ne savent
guère annoncer qu’une diminution des impôts, montrent par là le crédit qu’ils accordent à notre générosité ! On me juge pessimiste ; mais qui ne voit que les hommes politiques le sont
davantage, quoi qu’ils disent, et pour de très solides raisons ? Quant à la famille ou aux amis
intimes, il en va un peu de même. C’est simplifier à l’excès que de ne vouloir y voir aucune
générosité possible ou nécessaire. Quand bien même le bonheur de mes enfants fait le mien,
ou le conditionne, il n’en arrive pas moins que leurs désirs s’opposent aux miens, leurs jeux à
mon travail, leur enthousiasme à ma fatigue... Autant d’occasions de faire, ou pas, preuve de
générosité à leur égard !
Mais tel n’est pas ici mon propos. je ne voulais que poser la question d’argent dans sa
plus grande netteté, et pour cela globaliser, il faut bien, les budgets familiaux. Donc, nous y
revoilà : quel pourcentage de -vos revenus familiaux consacrez-vous à des dépenses qu’on
puisse appeler de générosité, autrement dit à un autre bonheur que le vôtre ou celui de vos intimes ? Chacun répondra, pour son compte. Mon idée est que nous serons presque tous en
dessous de 10%, et même bien souvent, faites le calcul, en dessous de 1%... J’entends bien
que l’argent n’est pas tout. Mais par quel miracle serions-nous davantage généreux dans les
domaines non financiers ou non quantifiables ? Pourquoi aurions-nous le cœur plus ouvert
que le porte-monnaie ? L’inverse est plus vraisemblable.
Comment savoir si le peu que nous donnons, c’est générosité, vraiment, ou bien si c’est le
prix de notre confort moral, le petit prix de notre petite bonne conscience ? Bref, la générosité
n’est une vertu si grande, et si vantée, que parce qu’elle est très faible, en chacun, que parce
que l’égoïsme est le plus fort, toujours, que parce que la générosité ne brille, le plus souvent,
que par son absence... « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure », disait Pas11
cal . C’est qu’il n’est empli, presque toujours, que de soi. (...)
La générosité, disait Hume, si elle était absolue et universelle, nous dispenserait de la jus12
tice ; et l’on a vu que cela pouvait en effet se concevoir. il est clair en revanche que la justice,
même accomplie, ne saurait nous dispenser de la générosité : aussi cette dernière est-elle
socialement moins nécessaire, et humainement, me semble-t-il, plus précieuse.
11
12
Pensées, 139-143 (éd. Lafuma, Seuil, 1963).
Hume, Enquête sur les principes de la morale, III, 1, p. 87.
23
9
A quoi bon ces comparaisons, demandera-t-on, puisque nous sommes si peu capables et
de l’une et de l’autre ? C’est que ce peu malgré tout n’est pas rien, qui nous fait sensibles à sa
petitesse et désireux, parfois, de l’augmenter... Quelle vertu qui ne soit d’abord, même petitement, un désir de vertu ?
Quant à savoir si la générosité résulte d’un sentiment naturel et premier, comme le voulait
Hume, ou bien d’un processus d’élaboration du désir et de l’amour de soi (spécialement par
l’imitation des affects et la sublimation des pulsions), comme ont pu le penser Spinoza ou
13
Freud , c’est aux anthropologues d’en décider, et cela, moralement, n’importe guère. C’est se
tromper sur les vertus que de fonder leur valeur sur leur origine, comme de vouloir, au nom de
cette origine, les invalider. Qu’elles viennent toutes de l’animalité, et donc du plus bas (du
moins de ce qui nous paraît tel : il est clair que la matière et le vide, d’où tout vient, y compris
l’animalité, n’ont ni haut ni bas nulle part), j’en suis personnellement persuadé. Mais c’est dire
aussi qu’elles nous élèvent, et c’est pourquoi le contraire de toute vertu, sans doute, est une
forme de bassesse.
La générosité nous élève vers les autres, pourrait-on dire, et vers nous-mêmes en tant
que libérés de notre petit moi. Celui qui ne serait pas du tout généreux, la langue nous avertit
qu’il serait bas, lâche, mesquin, vil, avare, cupide, égoïste, sordide... Et nous le sommes tous,
mais toutefois pas toujours ni complètement : la générosité est ce qui nous en sépare ou, parfois, nous en libère.
Remarquons pour finir que la générosité, comme toutes les vertus, est plurielle, dans son
contenu comme dans les noms qu’on lui prête ou qui servent à la désigner. Jointe au courage,
elle peut être héroïsme. Jointe à la justice, elle se fait équité. Jointe à la compassion, elle devient bienveillance. Jointe à la miséricorde, la voilà indulgence. Mais son plus beau nom est
son secret, que chacun connaît : jointe à la douceur, elle s’appelle la bonté.
13
Hume, Enquête sur les principes de la morale, V, 2 ; Spinoza, Ethique, III, prop. 27 et scolie (sur cette espèce de
fonction mimétique, chez Spinoza, voir aussi mon Traité du désespoir et de la béatitude, t. 2, chap. 4, p. 102 à 109) ;
Freud, Malaise dans la civilisation, et passim.
24
10
Vampires
L’ é c h a n g e ,
de la civilité à la violence
Pascal Bonitzer
Critique n° 596-597, janvier – février 1997
Au Vampire, on vend mieux.
R. QUENEAU.
Le désir, dit quelque part Deleuze, ne connaît pas l'échange, il ne connaît que le vol et le
don. Au fond de tous les échanges grondent des pulsions de rapt, d'arrachement, et vibrent
des mouvements de dépossession, des effets de potlatch.
Il en résulte que tous les échanges sont biaisés, trichés, sur fond d'une violence profonde.
Ou plus rarement, en un pacte supérieur, miraculeux, exceptionnel, ils exorcisent cette violence. Cette violence, le cinéma s'en nourrit et y puise le pouvoir de fascination qui le soutient
comme spectacle. On ne s'étonnera donc pas que les scénarios d'échange y abondent, dans
les films les plus populaires comme les plus raffinés, avec des figures types, des topoi, des
poncifs que la comédie, mais aussi le film noir, le western, le film de samouraï, le film policier,
le film de gangsters, le film d'espionnage ont inlassablement ressassés.
J'ai été accroché, il y a quelques années, pour je ne sais quelle raison, par un film publicitaire idiot pour quelque marque de crème glacée (distribuée à l'entracte) en forme d'hommage
comique aux divers genres ou émotions standards du cinéma. Le suspense, ou l'espionnage,
était ainsi évoqué par la saynète suivante : sur le pont des transactions secrètes, dans l'aube
brumeuse et clandestine, le sympathique Français ouvre une mallette remplie de framboises
en prononçant le mot de passe : « la framboise est ponctuelle » ; l'arrogant Soviétique aussitôt
de répondre : « ...et le citrrron prrressé », en ouvrant une mallette identique, remplie de citrons.
Des framboises pour des citrons, ce serait la formule basique, enfantine et « innocente »
du thème de l'échange. En l'occurrence framboises et citrons parodient les billets de banque
et les microfilms des films de référence. Ce que les fruits métonymiques des parfums pour
crèmes glacées rendent en l'occurrence risible, c'est la clandestinité de la transaction, c'est-àdire le détournement, le vol (microfilms, plans, documents « secret défense ») qui en suscite
le protocole grotesque et inquiétant. Il n'y a pas de fiction si l'échange est tout simple, des citrons pour des framboises, des documents pour de l'argent. Il y a fiction si les documents sont
secrets, donc s'ils ont été dérobés, ou si l'argent est faux. Si quelqu'un, autrement dit, est lésé
et veut récupérer son bien, avec quelque vengeance pour compensation. Si la dissymétrie que
produit la rivalité génère une dynamique.
25
10
Pas de western, pas de film de gangsters, pas de film d'espionnage sans que la forme de
l'échange n'y soit mêlée, mais d'un échange empoisonné, comme figure centrale de la rivalité
mortelle. C'est la rencontre fatale, au cœur du récit, où doivent changer de mains l'argent,
l'otage, la drogue, l'or, les diamants, les microfilms... bref ce que Hitchcock désigne sous le
nom générique de McGuffin, et où la violence fait basculer le cours des choses, parce que l'un
des deux contractants a décidé de tout prendre, ou de ne rien lâcher.
Le vol est quelquefois l'argument simple de la fiction, du suspense : quelque chose, la
mallette infernale de Kiss Me Deadly par exemple, est convoité au prix d'un maximum de
morts. Mais la ligne de la fiction ressemble alors à une sorte de jeu de poursuite, de cachetampon ou de cache-cache, sans que véritablement ne se tissent de rapports entre les protagonistes. Une terreur anonyme plane sur le récit et le héros poursuit sa quête, de cadavres en
cadavres, à la recherche du possesseur toujours dérobé, sans visage, anonyme, du Grand
Secret (The Great What-sit). Au contraire, dans les scénarios d'échange, des rapports dangereux, des complicités précaires, des alliances instables, inquiétantes, labiles, se nouent entre
les participants, comme dans The Maltese Falcon, où entre Sam Spade (Bogart), la femme et
les gangsters, la question est de savoir qui sera dupe et victime des accords provisoires entre
les malins.
Bref, l'échange est le principe apparent du contrat que nouent les protagonistes et qui définit le code interne de la fiction, autant que le signe du contrat qui lie le public au film, à travers les visages auxquels il va se lier, « s'identifier ». L'échange met en jeu le visage, mais
aussi bien les mains qui le trahissent, la poignée de mains où les visages se reconnaissent et
qui scelle le code de l'échange, mais aussi la main furtive qui profite du visage détourné pour
tricher le contrat, la main vengeresse qui s'applique sur le visage du traître ou du tricheur, la
main qui tue par trahison ou par justice.
Parce que le cinéma est un art du visage, il est fasciné par l'échange et il fascine par le
spectacle de l'échange. Tout le cinéma de Bresson, et pas seulement Pickpocket, est fondé
sur d'étranges ballets où des billets, des portefeuilles, des sacoches, des journaux, passent de
main en main en silence, tandis que les visages restent impassibles ou, à la limite, invisibles.
Cette impassibilité du visage, on sait que Bresson y tient beaucoup, théoriquement par opposition à l'expressivité artificielle du théâtre. Elle est le corrélat de la diction « neutre » sur laquelle
on met plus souvent l'accent, et qui a suscité tant de sarcasmes. Mais elle ne prend tout son
sens que par rapport à l'extrême mobilité des mains, qui prennent en charge tout l'érotisme et
toute l'émotion du film. Dans L'Argent c'est par exemple la chorégraphie du troc dans la prison, où tout et n'importe quoi circule entre les mains des prisonniers anonymes et sans visage. Bresson filme à hauteur de mains, comme si tout ce qui se passait d'important, dans le
sexuel et l'économique, se situait dans ce furtif contact entre les doigts, dans ce qui passe
d'une main à l'autre, à la fois flux érotique et lieu de la transaction, signe du vol, du don, de la
communication au sens transfusionnel, intense, électrique.
Bresson intensifie, érotise, par ses plans à hauteur de mains, ces gestes le plus souvent
automatiques et à la longue inconscients, par lesquels on prend un paquet de cigarettes et
quelque ferraille en échange d'un billet glissé sur le comptoir. Par l'attention qu'il leur donne, il
les rend étranges, étrangers. Cette attention est moderne, comme est moderne le détournement de ces gestes familiers dès lors par exemple que l'argent est faux, ou l'échange un
trompe-l’œil pour dissimuler un vol.
Chez Bresson, donc, l'échange vit sa vie comme les mains vivent d'une vie plus intense
que les personnes, comme si les mains et les choses étaient des personnages en euxmêmes, au-delà des personnes dont elles se détachent. C'est sans doute un cas-limite, un
cas pervers, car, la plupart du temps, au cinéma, l'échange ne constitue un argument de fiction que comme enjeu fort entre des individus constitués comme des personnes. L'objet de la
transaction n'a souvent guère d'importance en lui-même, généralement factice ou quelconque.
« The stuff the dreams are made of », comme dit Spade à la fin du Faucon maltais. Ce qui
26
10
compte, c'est le rêve dont il est le prétexte et la substance, c'est-à-dire la lutte à mort pour sa
possession illusoire.
L'échange en ce sens ne prend toute sa valeur de vertige, sa puissance de suspense, que
pour autant qu'il suscite et anime l'image paranoïaque du rival et le spectre de la perte (d'argent, de sang, de vie). On ravit à l'autre, à l'ennemi, quelque chose pour l'échanger contre ce
qu'il possède, au risque de tout perdre. L'homme contre l'or, ou la femme contre l'impunité, ou
l'enfant contre le secret gardé. La valeur de l'objet d'échange est d'autant plus haute qu'elle
provoque plus de violence et se paie de plus de morts, voire du plus grand sacrifice, celui de
l'amour ou de l'amitié.
La guerre froide, comme la guerre des gangs et même celle des polices, a fourni beaucoup de scénarii d'échange, mais c'est le western qui en a sans doute produit le modèle, avec
ses villes sans loi où s'affrontent à visage nu, au crépuscule des règlements de comptes, le
bien et le mal. La scène de la transaction correspond alors classiquement au climax de l'histoire, son moment de déchaînement, de violence maximale. C'est dans Touchez pas au grisbi,
de Jacques Becker, la scène où le copain de Gabin est échangé contre la valise de lingots,
sous la surveillance de deux porteurs de mitraillettes, et le carnage qui s'ensuit, au cours duquel l'or se liquéfie dans une voiture en flammes.
Dans Rio Bravo, de Howard Hawks, c'est l'échange final du prisonnier et de l'otage où
Dude (Dean Martin), en croisant le meurtrier contre lequel il est échangé, se jette sur lui pour
transformer d'un coup de poing la défaite en victoire, dans un festival de dynamite. Ce sont
ces films où la mallette contenant la drogue, les diamants, les billets, etc., ne contient que de
la farine, des morceaux de verre, du papier... où celui qui en fait la découverte n'a souvent pas
le temps de réagir, soit parce que ceux qui l'ont piégé sont déjà loin, soit parce qu'ils ont déjà
sorti leurs revolvers. Ainsi The King of New York d’Abel Ferrara ou Carlito's Way de Brian de
Palma (le massacre dans la salle de billard, avec le dealer novice égorgé en donnant le fric).
Ou encore, c'est le thème, non moins classique, non moins usé, mais inusable, le thème
hemingwayen du pari truqué, le boxeur qui accepte de « se coucher » en échange des services rendus par les gangsters, et qui, s'il transgresse cet échange par fierté ou fidélité, se
trouve automatiquement voué à la mort (de Nous avons gagné ce soir de Robert Wise à Pulp
Fiction de Tarantino - l'histoire de Butch - en passant par Raging Bull de Scorsese).
Dans toute fiction classique le méchant incarne le mauvais échange, le contrat délétère,
celui par exemple qu'impose le kidnapping. On en a vu récemment un avatar baroque avec
Fargo des frères Coen, sur ce principe de dérision, très actuel, qui veut que personne, ni les
ravisseurs, ni les rançonnés, ne contrôle rien, entraînant une boucherie d'autant plus écœurante qu'elle est due à la maladresse, à la bêtise et à l'incompétence. La dérision qui efface
toute frontière certaine entre les bons et les méchants, les entraîne tous dans une catastrophe
risible et sanglante, est un trait récent. Tous des canailles, tous des pauvres types, disent facilement les films d'aujourd'hui.
A l'époque classique des scénarios de contrat criminel, au contraire, l'un des deux
contractants est au fond la figure perverse de l'autre, sa mauvaise image et celle qui doit être
détruite pour que renaisse l'ordre naturel des choses. On connaît la formule hitchcockienne :
plus réussi est le méchant, meilleur est le film. Or le méchant le plus réussi, c'est celui qui incarne le plus profondément le désir de l'autre, du « bon ». C'est pourquoi dans Shadow Of A
Doubt l'oncle meurtrier et la nièce innocente portent le même prénom. Quelques-uns des plus
célèbres films de Hitchcock sont ainsi fondés sur un échange pervers, contaminant, entre
deux personnages dont l'un risque non seulement sa peau, mais (et c'est en un sens pire) son
identité, son statut social et son intégrité psychologique : Strangers In Again (L'Inconnu du
Nord Express) est sans doute le plus connu, mais The Rope, Shadow Of A Doubt, The Wrong
Man et même Rear Window (Fenêtre sur cour) sont également de ces films de vertige où une
personne « normale » aux passions moyennes se voit changer de peau, par le truchement
27
10
d'un meurtre ou d'un délit qu'elle est contrainte imaginairement ou réellement d'endosser aux
termes d'un contrat qui lui échappe, et qui recèle peut-être le secret de son désir. (...)
Il arrive, bien sûr, que l'échange ait une histoire différente, l'histoire d'un salut plutôt que
d'un naufrage, d'une perdition. C'est par exemple La Sentinelle, d'Arnaud Desplechin, où un
agent de la DST en rupture de ban refile à un étudiant en médecine légale un crâne momifié,
pour qu'il l'identifie et mette à jour au passage un « trafic de cerveaux » organisé en France.
En échange, à la fin, il le sauvera d'une accusation de meurtre, en camouflant l'assassinat de
son « meilleur ennemi » en suicide. Et le jeune légiste n'aura de cesse de rendre ce morceau
de cadavre dont on l'a rendu dépositaire à quelque puissance, religieuse ou autre, qui sauvera
le mort (et la part d'histoire, la part de vérité qui va avec) du no man's land métaphysique et de
l'oubli où il s'est égaré.
Rien ne m'émeut plus au cinéma que ces fins « affectives » où l'un des deux adversaires
irréconciliables soudain dépose les armes et vient maladroitement dire à l'autre qu'il le reconnaît pour un maître, ou simplement un type bien, comme à la fin de Gentleman Kim de Raoul
Walsh, lorsque le terrible Ward Bond (précédemment défait et mis K.O. par Jim), au milieu
d'un salon soudain muet de stupeur et d'émotion, vient dire à Errol Flynn qu'il ne comprend
pas grand chose à toutes ces histoires de gentleman, mais qu'il a rencontré en lui, et pour la
première fois, un champion. C'est alors comme si la perception d'une notion nouvelle, symbolisée par le terme de « gentleman », une délicatesse inconnue avait percé la peau épaisse du
boxeur-boucher et l'illuminait d'une douceur et d'une timidité inouïe, au-delà de toute violence.
C'est là le contraire du cauchemar hitchcockien, où l'homme moyen est entraîné dans la
spirale descendante d'une jouissance maudite. L'homme brutal et sans autre loi que la force
se trouve ici emporté dans une spirale ascendante de sublimation, parce qu'il a été touché audelà de la défaite par la délicatesse inconnue de son adversaire. Alors l'échange atteint ce degré supérieur, très rare, où les ennemis déposent les armes, mais c'est sur la base d'un don,
d'un arrachement à la rivalité, à la compétition, et à la violence qu'elles supposent et engendrent, et ce don et cet arrachement ne peuvent être qu'un moment de grâce, ce moment que
recherchent et atteignent les grands mélos et les grands films tragiques que le cinéma a donnés, et qu'il ne donne presque plus aujourd'hui, dans ce temps incertain qui est le nôtre. Hors
ces moments de paix, le motif de l'échange renvoie plutôt à la part maudite.
La version cinématographique la plus inquiétante du thème de l'échange est peut-être
symbolisée par la figure du vampire, dont on peut souligner que seul le cinéma lui a donné et
lui donne encore une si forte charge mythique. À l'opposé du diable qui donne le pouvoir ou la
richesse en échange de l'âme, le vampire ne donne rien, il n'a d'autre fonction que de prendre,
prendre le sang, et avec le sang la vie et l'âme. Mais cette action prédatrice ne laisse pas simplement, on le sait, un corps sans vie. Ses victimes deviennent à leur tour vampires, âmes errantes, non-morts sans repos obsédés par le sang des vivants, n'ayant de cesse donc d'élargir
le règne de la mort vivante. Terme paranoïaque radical imaginé par Richard Matheson dans
son roman Je suis une légende : le narrateur est désormais sur terre le seul non-vampire, et
en tant que tel monstre pourchassé comme l'étaient autrefois les vampires, vampire en négatif.
Le vampire transforme sa victime en vampire : il prend son sang et sa vie, et lui donne en
échange son être de damné identifié à cette soif inextinguible et stérile de sang et de vie. Par
la morsure au cou il infecte la victime fraîche et saine et la rend dépendante, serve et finalement vampire elle-même. (...)
28
1.3
Achille talon
Bon, bardons III
Greg
Dargaud, 1972
Suite page 46
29
11
« Un cadeau,
ça n’a pas
de prix ! »
Enquête sur l’argent des
cadeaux
Sous la direction d’Anne Monjaret et de Sophie Chevalier
Ethnologie française n°4, 1998
Faire un cadeau est toujours un acte hautement symbolique, contribuant à
l’établissement ou à l’entretien du lien social. Mais dans la société marchande, qui
dit cadeau dit argent : une relation étroite s’est tissée entre les deux. C’est à cette
relation qu’est consacrée la recherche d’Anne Monjaret, sociologue au Centre
d’ethnologie française (CNRS-ministère de la Culture). Comment cette relation estelle gérée ? Objet et argent sont-ils porteurs de la même signification ? Sont-ils interchangeables ? Le cadeau est-il réductible à sa valeur monétaire ?
société française contemporaine. Si l’acte
d’offrir est supposé gratuit, le cadeau lui,
avant d’être un don, est une monnaie ou
un produit qui a une valeur marchande.
Les cadeaux : A quel prix ?
Réalisée à partir des résultats d’une
enquête en milieu urbain, cette étude montre que la matérialité du cadeau est nécessaire à la construction et au maintien du
lien social. Elle est publiée dans la Revue
Ethnologie française qui a consacré un
numéro au thème « Les cadeaux : A quel
prix ? ». Objets de fabrication personnelle,
objets achetés dans le commerce, titres de
transport, bons de voyage... mais aussi argent (chèques, billets), sont autant de formes de cadeaux que l’on rencontre dans la
Anne Monjaret, chercheur au Centre
d’ethnologie française (CNRS-ministère de
la Culture), s’est intéressée aux usages de
l’argent en milieu urbain au travers des
pratiques associées au cadeau dans le
cercle familial et dans celui des amis et
des relations sociales. Elle a distingué
trois sortes de cadeaux : le cadeau-objet,
le cadeau-liste (dont l’archétype est la liste
de mariage) et le cadeau-argent.
30
11
donateur, réalisant ainsi une sorte
d’accord de compromis entre les deux, qui
symbolise bien leur relation. Enfin, cet objet est plus ou moins durable : il peut être
périssable, consommable, ou destiné à
rester à demeure en possession de la personne qui l’a reçu, manifestant ainsi la
présence physique du donateur auprès
d’elle. Du fait de sa charge symbolique,
l’objet doit être dégagé de la relative impureté des relations marchandes : le donateur veille autant que possible à faire disparaître son prix.
Le cadeau-objet
Le cadeau-objet a un prix. Ce prix n’est
pas arbitraire : il existe une relation étroite
entre la valeur marchande de l’objet offert
et sa valeur affective. Cette relation peut
être biaisée - il arrive que le cadeau serve
à compenser un manque de présence affective - mais le prix est généralement proportionnel à l’étroitesse du lien qui unit le
donateur et le destinataire. Cela étant,
l’échelle des prix est très variable : elle
peut aller de 0,50 F à 4 000 F, mais elle se
situe actuellement autour de 250/300 F en
14
moyenne .
Cependant, dans la perspective du
contre-don qu’il devra faire, le receveur va
aussitôt s’efforcer d’évaluer ce prix, étant
donné l’importance qu’il a dans la relation
et dans la perspective de la réciprocité.
Donateur et receveur vont ainsi se jouer
une comédie muette, affectant l’un et
l’autre d’ignorer la valeur marchande de
l’objet, alors qu’elle leur est constamment
présente en arrière-plan. Enfin, dans la
mesure où le cadeau se situe dans une
perspective de réciprocité, le don est un
acte faussement libre : bien que le contredon ne soit pas obligatoire, le faire ou ne
pas le faire signifie adopter une attitude ou
une autre par rapport à la relation qu’il
symbolise.
Mais ce n’est là que l’un des facteurs
qui déterminent le prix. Il y en a de nombreux autres. En premier lieu, évidemment,
les moyens du donateur : plus ils sont faibles et plus les cadeaux seront modestes.
Toutefois, cette règle n’est pas absolue,
car le cadeau a aussi une valeur de sacrifice, qui fait qu’on offre parfois un cadeau
au-dessus de ses moyens. Ceci d’autant
plus que l’objet offert est un moyen de
donner une certaine image de soi, avec
parfois une part d’ostentation. Le prix du
cadeau obéit aussi à certaines conventions
sociales et en particulier à la règle de réciprocité : il doit être approprié à la situation
de fortune du destinataire, afin de permettre à celui-ci de le rendre. Si le bénéficiaire
se trouve dans l’impossibilité de répondre
par un contre-cadeau de même valeur, le
cadeau le mettra dans l’embarras et, au
lieu de fortifier la relation sociale, il la compromettra. Mais le cadeau-objet ne représente pas seulement une quantité d’argent,
il est porteur d’une qualité : il est un objet,
qui a été choisi par le donateur. Ce choix a
demandé une recherche, un investissement personnel, qui représente un travail
plus ou moins long. Cet aspect qualitatif
symbolise le lien particulier qui unit les
deux parties, il est porteur d’un message
relationnel précis.
Le cadeau-liste
Le cadeau-liste, lui, est apparu en
France dans les années cinquante pour
encadrer les cadeaux de mariage, et il
s’est étendu depuis à d’autres cérémonies. On propose aux proches une liste
d’objets à prix variés et affichés, l’objectif
étant de réunir le maximum d’argent. La
composition de la liste n’est pas purement
formelle, elle obéit à des conventions précises
comme
le
choix
d’objets
« palpables » (le voyage est un cadeau
encore rarement choisi). Pour un mariage,
le montant moyen est actuellement de
l’ordre de 40 000 F. Ici aussi, le niveau de
la participation varie selon le degré de
proximité, les revenus, l’image qu’on veut
donner de soi, etc. Le prix du cadeau-liste
est affiché, ce qui va également à
l’encontre des conventions traditionnelles.
Cette levée du tabou du prix bouleverse
Par ailleurs, il a été choisi non seulement en fonction des goûts de son destinataire, mais aussi en fonction de ceux du
14
Au-delà de 1 000 F, le cadeau, considéré comme
onéreux, s'adresse de préférence à des proches.
31
11
les habitudes et introduit une nouvelle manière de gérer les relations, et peut-être un
début de remise en cause de l’économie
symbolique du cadeau. Dans la mesure où
le don se fait en argent, le système est plus
pratique car il épargne aux donateurs un
investissement personnel en temps et en
efforts de recherche. Mais par là même, il
est plus anonyme, et ceci soulève des réticences de la part de donateurs qui souhaitent personnaliser leur don ; sachant que
les mariés ne sont pas tenus de prendre
les objets de la liste et peuvent au final en
choisir d’autres (dans la pratique cependant, les mariés respectent souvent la sélection), certains donateurs essaient alors
de choisir un objet qui sera, pensent-ils,
conservé par le donataire ou décident
d’offrir un cadeau hors de la liste. Ceux qui
utilisent la liste choisissent d’attribuer une
somme d’argent à un objet précis. Le lien
social est en effet lié à l’objet qu’on offre :
une simple participation financière n’a pas
la même charge symbolique.
disparaît : il n’a alors été un cadeau qu’au
moment où il a été reçu - en somme,
l’argent serait le plus périssable de tous
les cadeaux. Le don d’argent peut aussi
être pratiqué et accepté comme une forme
de la solidarité familiale, particulièrement
des générations aînées vers les générations plus jeunes. Mais d’une manière générale, la légitimité du cadeau-argent apparaît beaucoup plus limitée que celle des
autres formes.
L’économie du cadeau s’inscrit dans
un cadre de conventions et de codes qui
guident les choix et façonnent les modes
relationnels.
L’échange de cadeaux continue de se
pratiquer dans la société marchande à peu
de chose près selon les modalités traditionnelles du don et du contre-don : en dépit de l’extension des relations monétaires
à tous les aspects de la vie, l’argent n’a
pas supplanté l’objet. En revanche,
l’apparition de la formule intermédiaire du
cadeau-liste, en mettant fin à la fois au tabou sur le prix et à la matérialité du cadeau, pourrait marquer le début d’une
transformation des usages sociaux tant du
cadeau que de l’argent.
Le cadeau-argent
Enfin, le cadeau-argent, quant à lui,
implique un lien de grande proximité et ne
se pratique guère au-delà des limites de la
famille, en dehors des étrennes ou des cadeaux collectifs, par exemple dans un
contexte professionnel. Pour le donateur, il
représente une sorte de raccourci, qui lui
évite de passer du temps à choisir un objet, au risque de se tromper et de ne pas
provoquer la réaction souhaitée chez le
bénéficiaire. A celui-ci il offre une plus
grande liberté, puisqu’il lui laisse le soin de
décider lui-même de l’usage qu’il fera de
son cadeau. Mais l’argent est un médium
pauvre en valeur symbolique : il n’a ni matérialité, ni mémoire. Dans la mesure où le
cadeau-argent représente un investissement personnel moindre, il suscite parfois
une certaine méfiance, voire une réaction
de rejet. Une solution peut être la transformation du cadeau-argent en cadeau-objet
par le bénéficiaire : ceci lui permet de
combler partiellement le déficit symbolique
du cadeau-argent. Si une telle transformation n’est pas opérée, l’argent réintègre le
circuit économique général, dans lequel il
32
12
Les systèmes
d’échange local
Entre utopie politique
et réalisme économique.
Smaïn Laacher
Mouvement, n° 19, janvier-février 2002
Les systèmes d’échange local sont l’un des derniers espaces de fabrication de
« liens sociaux ». Trop souvent les questions à leur propos ont été de nature économiciste : rôle économique de la monnaie, valeur monétaire des biens et services
échangés, etc. Quant à la presse, sa préoccupation fut surtout de savoir si les SEL
n’étaient pas plutôt des espaces de « travail au noir » ou, version plus digne mais
plus archaïque, des lieux ou se pratiquait le « troc ». Ce qui s’expérimente avec ces
micro-économies est bien plus la recherche complexe et aléatoire d’un sens du
juste dans les transactions fondées sur une « monnaie équitable ».
Les systèmes d’échange local français ont une double filiation : l’une liée aux utopies socialistes, l’autre raccordée à des expériences de « monnaies alternatives » qui ont eu lieu
principalement aux USA dans les années soixante.
Les SEL français : une double filiation
Commençons par la première. Les (...) SEL ont une préhistoire qui trouve son origine dans
une longue tradition d’utopie révolutionnaire (Marx, Fourier, Proudhon, Owen, Gesell pour ne
citer que les principaux théoriciens), pour qui le changement social passait par un travail de
domestication du pouvoir insolent de l’argent, par une volonté d’inverser les liens de subordination entre l’économie et le politique. Dans les deux cas l’utopie est la même : c’est au politique de gouverner les besoins fondamentaux des populations et non aux « puissances financières » d’imposer leurs « lois », celles de l’argent et du marché. Ce sont les secondes qui
doivent être contrôlées par les premières et non l’inverse.
Les SEL ont vu le jour dans des pays capitalistes développés dont une partie de leur
population s’est appauvrie. Mais, à la différence des temps qui ont précédé la période de
l’État-social ces populations sont, dans leur grande majorité, pourvues de droits et de
protections. Comme leur dénomination l’indique, les SEL ne déploient leur utopie que
33
12
Comme leur dénomination l’indique, les SEL ne déploient leur utopie que « localement » et
inscrivent leurs actions dans une politique de territorialisation des problèmes sociaux. C’est en
cela qu’ils sont des vecteurs de politisation du local. Mais sans aucun doute la filiation proprement politique des SEL français remonte aux nombreux mouvements contestataires hippies
qui ont eu lieu sur les campus californiens, dans les années soixante. La critique politique portait alors sur la « société de consommation », et le refus de la guerre au Viêt-Nam. Mais la velléité des « communautés alternatives » de l’époque de décrocher du système marchand et de
l’idéologie du travail salarié ne signifiait pas une rupture avec l’activité économique et le
« travail communautaire ». C’est en leur sein que sont apparues des « monnaies parallèles »
dont l’utilité était, avant tout, d’ordre pratique : être une mémoire des échanges ou une trace
comptable des transactions. Ces monnaies n’étaient pas investies d’une charge subversive
contre le désenchantement de l’argent froid et des rapports marchands. En un mot, elles
n’étaient pas l’expression théorisée d’une critique politique du capitalisme. Les groupes les
plus politisés, en particulier les libertaires, se sont d’ailleurs, pour un grand nombre d’entre eux
« reconvertis » dans l’agriculture biologique ou l’activité artisanale (travail du cuir, etc.).
Ainsi, Les premiers groupes ayant été les plus attentifs à ces expériences étrangères, au
milieu des années quatre-vingt dans le Lot-et-Garonne et en Ariège, étaient ceux qui étaient
les plus proches de l’idéologie et de la culture « hippie » et écologiste, ainsi que ceux qui
avaient été activement partie prenante des mouvements contestataires dans les années
soixante-dix. Ce sont, précisément, ces ressources technico-politiques et symboliques qui ont
été mises au service du premier SEL ariégeois. Des militants écologistes et des groupes
comme Alliance paysanne et ouvrière, dont la mémoire et l’identité s’étaient constituées au fil
des luttes sociales (refus de l’extension du camp militaire au Larzac, mouvement antimilitariste, objection de conscience, antinucléaire, investissement dans l’humanitaire,
« développement durable », équité et égalité économique dans les rapports Nord-sud, etc.),
ont pu convertir une expérience accumulée en investissant et en s’investissant en nombre
dans ces nouveaux pôles de contestation légitime que sont les SEL. Ceux-ci ont indéniablement permis de construire une sorte d’aggiornamento, rendu nécessaire par l’état des rapports de force politiques et intellectuels dans la société française, en permettant aux premiers
et nombreux militants écolo-libertaires de s’approprier des pratiques alternatives plus universelles, moins idéologiques, sans rien renier de leur passé et des valeurs qui avaient été les
leurs au temps des « grandes luttes ».
Critique de la monnaie « capitaliste »
Leur originalité réside en ceci que leur critique porte non pas, pour schématiser, sur les
politiques de l’emploi, mais sur la vocation de l’argent et les conditions politiques de sa circulation. Qu’est-ce que l’argent dans une société inégalitaire, à quoi doit-il servir et qui doit décider
de ses modalités de création et de sa distribution ? Voilà, pour les SEL, les interrogations
premières. C’est à partir d’une critique radicale de l’usage capitaliste de l’argent, comme fin en
soi, thésaurisable et instrument d’exploitation, que s’esquissent toute une série de redéfinitions touchant à des pratiques comme l’intérêt, le crédit, la circulation monétaire, les rapports
de confiance économique, les principes d’équivalence entre les services et les biens, etc. Plus
largement, les SEL, offriraient la possibilité à chacun, indépendamment de son statut, de sa
condition et de ses opinions, d’expérimenter de nouvelles formes de relations sociales au sein
d’une économie non monétaire reposant, pour l’essentiel, sur la circulation et l’échange de
biens symboliques. Une sorte d’économie enchantée débarrassée des pouvoirs iniques de
l’argent et des rapports marchands. Il nous semble que ce discours peut être qualifié
d’idéologie équivoque. La coexistence d’intérêts et d’attentes parfois très différents au sein
d’une même structure (entre par exemple un militant politique, une personne cherchant à
rompre la solitude affective et un adepte du new-age) ne peut se maintenir et n’être maintenue
qu’au prix d’un accord largement implicite sur l’indétermination de la vocation des SEL ou, ce
qui revient au même, sur une multiplicité de définitions jugées aussi légitimes les unes que les
34
12
autres. L’inclination collective à préserver cette ambivalence structurale s’organise autour d’un
certain nombre de valeurs et de principes (la tolérance, le respect, la confiance, l’égalité des
échanges, l’entraide, la controverse pacifique, etc.) qui, aussitôt qu’ils sont évoqués, sonnent
comme autant de rappel à I’ordre à une philosophie commune.
Pluralité des politiques monétaires
Les SEL ont de nombreux points communs. Ils sont juridiquement organisés en association de droit ou de fait et sont adhérents à la Charte des SEL qui codifie la philosophie générale et signe leur appartenance à un même « esprit », ou, ce qui revient au même, à une
même « éthique des échanges ». La publicité des transactions s’opère a l’aide d’un catalogue
des ressources où sont consignées les offres et les demandes de chaque adhérent. Dans leur
grande majorité, les SEL matérialisent leurs transactions et leur comptabilité par un système
de bons, appelés « bons d’échange », et organisent périodiquement des bourses locales
d’échanges. Mais à y regarder de plus près, les différences qui apparaissent ne peuvent pas
être réduites seulement à des modes d’organisation spécifiques. Elles sont liées, pour les plus
fondamentales d’entres elles, à la tentative d’introduire la plus grande équité possible dans les
15
échanges . Plus précisément, ces différences résident dans les politiques monétaires mises
en place dans les SEL. Celles-ci sont au nombre de trois. Observons-les au sein de trois SEL
exemplaires : le SEL de Paris, de Caen et celui de Saint-Quentin en Yvelines (SQY).
Le SEL de Paris, qui est né en mars 1996, compte aujourd’hui environ quatre cents adhérents. Il est, à notre connaissance en France, le SEL le plus important en nombre d’adhérents.
Étant donné l’ampleur du travail à effectuer quasi quotidiennement, les responsables ont jugé
« nécessaire » l’embauche d’une personne en contrat emploi solidarité. le piaf est le nom de la
monnaie locale. Un piaf est égal à un franc. Mais, presque toujours, les biens et les services
auxquels on accède avec cette monnaie valent moins cher que sur le marché .. Les échanges
se font de gré à gré. C’est indéniablement ce qui caractérise la politique monétaire du SEL de
Paris : les prix sont libres, c’est-à-dire qu’il est officiellement recommandé de « négocier » et
de « marchander » la valeur des biens et des services. L’association n’intervient pas dans les
échanges. Il se peut que des adhérents, à
Il est fortement conseillé, nous dit
titre individuel, préfèrent lors de leurs transactions pratiquer, essentiellement dans le
un responsable, de pratiquer le
domaine des services, l’échange fondé sur
« 1 heure égale 1 heure ».
la « valeur-travail », (1 heure = 1 heure).
Cette pratique est tout à fait tolérée mais
C’est conseillé mais ce n’est pas
elle reste minoritaire.
imposé, les gens peuvent négocier.
Le SEL, de Caen a, quant à lui, été
créé en 1997. Il compte aujourd’hui cent trente-cinq adhérents. La monnaie locale s’appelle le
grain de sel. Dans ce SEL, « il est fortement conseille, nous dit un des responsables, de pratiquer le 1 heure égale 1 heure. C’est conseillé mais ce n’est pas imposé, les gens peuvent négocier [...] Si un bon d’échange arrive avec une heure pour plus de deux cents grains, on ne
va pas le refuser. Du moment qu’il y a eu accord des deux personnes et que ça a été signé, il
n’y a pas de problème ». Pas de règle imposée mais un mode de régulation dominant : celui
de la « monnaie-travail ». Le principe est le suivant : une heure égale une heure quel que soit
le service échangé. Ainsi, l’heure passée à faire les carreaux vaut le « même prix » qu’une
heure d’expertise fiscale. Seules les transactions de biens matériels échappent à cette obligation morale. La valeur des produits (périssables ou non) est laissée à l’appréciation des
contractants. Elle fait l’objet d’une « négociation » de gré à gré. Ici, comme d’ailleurs dans les
deux autres SEL étudiés, la communauté des adhérents peut fixer directement la définition lé-
15
S. Laacher, « Les systémes d’échanges locuax et la question de l’échange », Silence, n° 298, février 1998.
35
12
gitime du mode de régulation des échanges : le gré à gré fixant librement le prix de la transaction ou la « monnaie-travail » qui impose soit un prix de l’heure, soit une « fourchette » à ne
pas dépasser, par exemple entre 50 et 70 grains de l’heure.
Le SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines est né en 1996 et compte à ce jour cent cinquante
adhérents. Sa monnaie locale est le pavé. Il a à l’évidence un statut quelque peu particulier au
sein de la « mouvance des SEL » et du même coup se différencie des SEL de Paris et de
Caen. Non pas tant dans le mode de fixation des prix des transactions. Le statut particulier du
SEL de SQY tient principalement dans le choix de la monnaie fondante comme seule politique
monétaire susceptible à la fois « d’accélérer les échanges » et de pratiquer une « politique de
relance », Cette politique monétaire, la première tentée dans un SEL, en France, a été initiée
par Armand Tardella président du SEL de SQY en janvier 1997. Il vaut la peine de s’arrêter un
instant sur cette expérience, souvent citée comme un exemple d’innovation. Après un an environ de fonctionnement, un constat sans appel s’imposait à tous - les personnes dont le
compte était « négatif » n’osaient pas entrer dans le cycle des échanges.
On offrait mais on sollicitait peu, voire pas du tout- Le seul processus qui était privilégié
par beaucoup était celui de l’accumulation primitive de pavés. Face à cette « peur d’échanger
quand on est à découvert », le président a proposé deux mesures « radicales » pour lutter
contre cette « inhibition ». Tout d’abord, le versement à chacun et à tout nouvel adhérent de
mille pavés (équivalent de mille francs) ; ensuite un « prélèvement » mensuel de 3% sur les
soldes positifs à titre de « cotisation solidaire » pour alimenter le « compte commun » en remplacement de la cotisation annuelle. Au bout d’une année, la « peur d’échanger » avait largement diminué et le volume d’échange a été multiplié par 3,5. Pour le SEL de SQY, ces mesures approuvées par une très grande majorité d’adhérents ne remettent pas en cause l’équité
dans les échanges puisque ce qui est « taxé », ce ne sont pas les montants des transactions,
ou la liberté de fixer soi-même la valeur des choses, mais les avoirs monétaires, les crédits.
Ces mesures incitent les personnes à ne pas thésauriser et, c’est peut-être plus inattendu,
à échelonner les paiements (en pavés) de transactions financièrement importantes (« achat »
d’un ordinateur, d’une télé, etc.). Par ailleurs, et comme pour renforcer davantage l’implication
de chacun dans le bien commun, les pavés ainsi collectés sont mobilisés pour deux types
d’activités fondamentales : la rémunération liée au fonctionnement quotidien du SEL et la
confection de Projets fédérateurs, par exemple la mise en place d’une épicerie-sel. Ces trois
politiques monétaires doivent beaucoup à leurs fondateurs. Que ce soit Alain Bertrand pour le
SEL de Paris, Armand Tardella pour celui de SQY, ou Alain Bouhier pour celui de Caen, tous
les trois ont non seulement été à l’origine de leur SEL respectifs mais ils ont été ceux qui ont
proposé à leurs adhérents une vision idéologique et des principes de justification de l’échange
équitable.
Un relais pour l’équité et la solidarité
Avec les SEL de Paris et de Caen, nous sommes dans une logique d’équité (le gré à gré
n’est censé léser personne et la monnaie-travail - toujours conseillée mais jamais imposée
sauf à de rares exceptions - réduit la part d’arbitraire dans la négociation), mais aussi de responsabilité, en se refusant par exemple d’intervenir directement, comme dans le cas de la
monnaie fondante, dans le cycle des échanges. Les fondateurs et responsables de ces deux
SEL ont sans aucun doute, par leur surinvestissement dans cette expérience, leur incontestable charisme, leur culture et leurs choix politiques et idéologiques, ainsi que leur connaissance
des « mouvements alternatifs », imprimé leur identité aux SEL auxquels ils appartiennent. Par
ailleurs, et cette position politique est essentielle, dans les deux cas, il n’est nullement question de remettre en cause la dimension locale des échanges. Celle-ci doit être coûte que coûte
préservée et les échanges doivent toujours se dérouler dans un espace d’interconnaissance
maîtrisée par tous. L’ambition n’est donc pas de construire une « économie alternative », ni de
faire des SEL un marché autosuffisant à côté de l’économie officielle.
36
12
L’absence de règles, au sein des trois SEL que nous venons de présenter, quant aux modalités de fixation des prix, résulte d’un compromis entre plusieurs manières de pratiquer des
échanges. Il ne s’agit pas pour les adhérents comme pour les responsables d’instaurer grâce
aux échanges un sens de l’égalité mais bien plutôt d’apprendre, en faisant des échanges, un
sens du juste toujours soumis à la délibération. Par ailleurs, une des caractéristiques des SEL
étudiés, mais cela vaut pour tous les autres, est de réunir en leur sein des catégories sociales
parfois fortement éloignées sous le rapport de l’origine sociale, du capital scolaire, de l’activité
professionnelle, etc. Cette hétérogénéité des parcours, des expériences et des compétences
(techniques, politiques, etc.) constitue un des points de frottement très important entre les
personnes puisque cela peut aller jusqu’à provoquer des « scissions » : « pour créer un SEL
qui fonctionne à la monnaie-temps nous avons décidé de partir de notre SEL ».
Objectivement, ce compromis traduit une tension permanente entre une politique de laisser-faire reposant sur le pari que la « négociation » est un mode de constitution du juste prix et
de contrôle social des sentiments d’autrui (c’est le cas des SEL de Paris et de SQY), et une
politique de réduction des inégalités fondée sur l’équivalence des grandeurs : « une heure de
la vie de quelqu’un vaut une heure de la vie d’un autre ».
À la lumière de ce que nous venons de
dire, il est possible d’avancer que les SEL
constituent
une
sorte
de
structure
d’expérimentation équivoque. Ce sont, nous
semble-t-il,
des
formes
organisées
d’insoumissions cognitives, ou des espaces
de rétivité qui se sont glissés dans les interstices des structures sociales, déployant leur
logique et leur efficacité propres entre deux
autres systèmes auxquels ils sont organiquement liés, le système de solidarité sociale garanti par l’État et le système de solidarité locale qui se manifeste dans le principe de subsidiarité (transferts des pouvoirs vers les niveaux
les plus bas et droit d’accès aux espaces publics où se confectionnent et sont mis en délibération les projets liés à un territoire et à des populations donnés). Tout se passe comme si les
SEL avaient pour fonction de relayer la solidarité nationale, tout en s’appuyant sur elle, afin
d’accroître et d’élargir l’espace de la solidarité locale.
Tout se passe comme si les SEL
avaient pour fonction de relayer la
solidarité nationale, tout en
s’appuyant sur elle, afin
d’accroître et d’élargir l’espace de
la solidarité locale.
Si les SEL ne mettent nullement en cause, ni en activités ni en projets, la structure des
inégalités sociales et l’ordre symbolique qui lui est attaché, c’est parce qu’au fond ils empruntent, dans la construction de leur stratégie, de leurs instruments économiques et leur architecture des liens sociaux, de nombreux traits des grandes instances régulatrices des pratiques.
Ils empruntent à la solidarité étatique (au don forcé) quand, par exemple, ils créent de la monnaie fondante reposant sur une « cotisation solidaire » dont le principe se fonde sur la dialectique du « prélèvement » et de la « redistribution » ; cette remarque vaut bien évidemment pour
les groupes qui ont institué un « revenu SEL ». Ils empruntent à la solidarité locale sa dimension délibérative (ou de délibérations collectives entre plusieurs partenaires sociaux) et sa
gestion territorialisée des problèmes sociaux et économiques. Comme pour la solidarité locale, les SEL sont autant « d’espaces de choix publics » dans lesquels sont débattus la vie en
commun, les rapports entre les groupes, leur place dans la société, etc.
Enfin, ils empruntent à l’économie officielle, au marché, la relative liberté des prix avec la
particularité suivante : dans la majorité des SEL, ceux-ci sont associés à la qualité des personnes, à leur « appréciation », à leur pouvoir de « négociation », en un mot à leur capacité de
se faire valoir à la hausse ou à la baisse. Mais, et c’est petit-être là que se situe la profonde
originalité de cette expérience, ces emprunts de structures font l’objet d’un travail collectif de
détournement pour les transférer dans les espaces sociaux où serait supposée possible la
(dé)-négation de l’économie monétaire afin de les transformer en vertus sociales et politiques
dénuées de domination symbolique. Cet apprentissage politisé de la solidarité civile « entre
37
12
soi » mais non pour soi, ni chacun pour soi, parce qu’il est ouvert sur le monde reste, comme
le dit très justement Alain Supiot, « propice a l’invention de nouveaux types de liens sociaux,
16
qui ne laissent personne sans foyer ou s’abriter et sans marché où échanger ».
16
A. Supiot, « Les mésaventures de la solidarité civile : pacte civil de solidarité et systèmes d’échanges locaux »,
Droit Social, n°1, janvier 1999.
38
13
Le microcrédit
se voit
en grand
Économie solidaire
Dorian Sabo
LE Monde Initiatives, janvier 2002
Le succès du microfinancement dans les pays pauvres amène les financiers à professionnaliser le modèle. Risque ou nécessité ?
Le modèle de financement par microcrédits, inventé il y a vingt-cinq ans
par Muhammad Yunus, est-il susceptible
de fournir un modèle généralisable pour
les économies en développement? Sa
professionnalisation, sur le modèle de la
finance libérale, est-elle nécessaire ou
bien faut-il en rester à sa mission première : l’éradication de la pauvreté. Une
chose est sûre : malgré quelques petites
difficultés passagères dues à une légère
baisse du taux de remboursement des
crédits, la Grameen Bank, banque rurale
du Bangladesh, à l’origine du mouvement de crédit solidaire, sans prétendre
apporter une réponse au problème structurel d’une économie en devenir, a fait
plus pour les Bangladais que les 30 milliards de dollars d’aide au développement que le pays a reçu en trente
ans.L’enjeu du microcrédit, en tout cas,
est de taille. Depuis 1960, l’inégalité des
revenus a doublé et le fossé entre riches
et pauvres a, lui, triplé. Près de 1,6 milliard
de personnes vivent plus mal qu’au début
des années 80. 1,3 milliard survivent avec
moins d’un dollar par jour et ils seront 3
milliards en 2040 si aucune action internationale sérieuse n’est entreprise. Des chiffres qui ont incité les chefs d’Etat, réunis
au sommet du millénaire le 6 septembre
2000 à New York, à prendre acte de cette
situation. « Le nombre des pauvres sur
Terre sera réduit de moitié à l’horizon
2015 », ont-ils déclaré à l’unisson sur la foi
du Fonds monétaire international (FMI) et
de la Banque mondiale, soudainement
soucieux d’éthique, de responsabilité sociale, de développement durable et de
droits de l’homme.
Selon les experts, il suffirait de 20 milliards de dollars - soit l’équivalent de ce qui
est échangé toutes les 20 minutes sur le
marché des devises - pour appuyer, par
des microcrédits, les 100 millions
39
13
d’entrepreneurs en herbe ayant besoin
d’un coup de pouce d’environ 100 dollars
pour développer une activité. Le caractère vertueux du mécanisme rompt avec
la logique de l’assistance. Il repose sur
une règle simple : plutôt que de donner
un poisson à un pauvre, il faut lui apprendre à pêcher, et lui permettre
d’acheter un filet. Du fait de l’inscription
locale, sociale et solidaire du système,
l’argent, rapidement débloqué après accord, tourne vite et crée du pouvoir
d’achat. Pas de problème d’impayés :
l’autonomie financière fonctionne à plein.
Un petit calcul rapide, fait par le directeur
général de la Centenary Rural Development Bank, montre qu’à grande échelle
le microcrédit est très rentable. Quand
l’intérêt, certes modeste, est multiplié par
13 600 prêts remboursés rubis sur
l’ongle - le taux à 30 jours n’est que de
3,6% -, cela devient profitable :
549 000 € (3,6 millions de francs) de bénéfice. Remboursement moyen : 97%
trales hydrauliques et des équipements infrastructurels. La Banque mondiale est l’un
des plus importants promoteurs du microfinancement. Depuis 1994, l’organisation
octroie des prêts aux gouvernements, lesquels sont ensuite redistribués à des institutions de microfinances (IMF). De même,
la Banque européenne pour la reconstruction et le développement de l’Europe de
l’Est (Berd) qui compte aussi parmi ses actionnaires des fonds d’investissements
américains, allemands et néerlandais, intervient sur le terrain du microfinancement.
Son ancien président, Jacques Attali,
pense qu’« il faut étendre le microcrédit à
des projets de masse et faire intégrer aux
7000 IMF existants les normes de gestion
bancaire et l’éthique du crédit ». PlaNetFinance, structure non gouvernementale sur
Internet qu’il a lancée en octobre 1998, a
pour mission de chercher des fonds et de
les mettre à disposition des IMF. Elle a
aussi créé un système de notation des prêteurs pour faciliter le « fund raising » (levée
de fonds).
Un courant porteur
De son côté, la Commission européenne et le conseil des ministres des Finances de l’Union européenne travaillent à
lever les obstacles au développement du
microcrédit. La création d’un mécanisme
géré
par
le
Fonds
européen
d’investissement (FEI) a été approuvée au
mois de décembre 2000, à Nice, lors du
conseil européen, avec le projet de faire
entrer la microfinance dans les réglementations. Exemple : la création d’un instrument de garantie des microcrédits à
l’échelle européenne avec l’appui du FEI.
Rien d’étonnant à ce que le système
fasse école. La Conférence des Nations
unies sur le commerce et le développement (CNUCED) évalue à 500 millions le
nombre de personnes susceptibles de
faire appel aux microprêts. En multipliant
par quatre (en comptant la famille), on
arrive à 2 milliards de personnes et la
pauvreté n’est pas loin d’être endiguée.
Les petits prêts consentis aux petites entreprises démunies ou dédiés à la création d’activités profitent aujourd’hui à 25
millions de personnes et concernent plus
de 1 000 programmes différents.
Amener les pays pauvres à professionnaliser durablement leur développement ? Certes, l’objectif est louable. Mais
vers quel marché ? Et à quel prix ? Un risque existe de « macro-fond-iser » la logique du microfinancement. « La logique des
fonds globaux des grands prêteurs internationaux est contraire à la logique de responsabilisation du microfinancement qui
est de bâtir un véritable réseau de banques de proximité et de détail, adapté à
chaque situation sociale et économique »,
soutient Igor Varic, consultant en relations
internationales. « En contrepartie des
prêts, les grands distributeurs de fonds
Les petits ruisseaux forment les
grandes rivières. Aucune organisation
importante de prêts ne peut ignorer ce
courant porteur. D’où leur volonté
d’intensifier et de professionnaliser ce
modèle pour amener les pays pauvres
ou en développement vers le marché.
Même si les sommes en présence restent encore très faibles, comparées à la
taille de l’enjeu. Et même si, au plan
macroéconomique, ce n’est pas avec du
microcrédit que l’on va financer des cen-
40
13
sont enclins à imposer l’ouverture des
marchés en développement aux produits
et services qu’ils veulent exporter. »
Dans le cas d’un grossissement des crédits, ils sont aussi amenés à exiger des
garanties difficiles à honorer. Certains
économistes craignent que cette double
obligation, aimablement présentée sous
l’étiquette solidaire, casse l’équilibre local
émergent. Du coup, les communautés
seraient amenées à se développer non
plus sur le modèle de leurs dynamiques
propres nées de la responsabilisation
économique, sociale et solidaire des acteurs locaux, mais sur le modèle extérieur de libre échange des pays riches.
« Il n’y a pas de « frec trade » (liberté
d’échange) sans « fair trade » (échange
loyal) », déclarait récemment le président sénégalais Abdoulaye Wade. Et ce
dernier, pourtant libéral convaincu, de
réclamer la protection des produits africains en regrettant que « les partenaires
du Nord confondent l’économie mondiale
avec l’économie des pays développés ».
Déjà certains observateurs font remarquer que le microfinancement remplaçant le système bancaire défaillant profite surtout à une nouvelle bourgeoisie
montante et non plus aux pauvres.
D’autres n’hésitent pas à en souligner les
dérives : affectation malavisée, copinage, détournements, cavaleries, usure
pure et simple, création de zones de
non-droits où prospèrent des circuits mafieux incontrôlables.
Un profit à tong terme
Dans ce contexte, le rôle des banques
traditionnelles reste très limité. Ces dernières considèrent que le faible montant de la
marge envisagée pour des petites opérations ne permet pas de rentabiliser les
coûts. Lentes à accorder des prêts, mêmes classiques, elles veulent voir tout de
suite les bénéfices. Mais de plus en plus
nombreux sont les banquiers qui réalisent
que, face à une multiplication des microentreprises, une véritable politique des microcrédits serait peut être rentabilisée et
profitable à long terme, à condition que la
dynamique entrepreneuriale s’installe durablement dans les pays en développement. Chez les banques mutualistes et les
coopératives, les objectifs de solidarité incitent plus naturellement le microcrédit à
prendre une place centrale. Leur politique
est de dynamiser l’économie locale, en
partenariat avec les pouvoirs publics, et de
recréer du lien social à partir des biens et
services développés par les microentrepreneurs, par exemple des projets
d’activités d’insertion par l’économique.
41
14
Le retour
de la charité ?
D e S a i n t Vi n c e n t d e P a u l
aux French doctors.
Les ambiguïtés de l’humanitaire. Revue Panoramiques, n°24, 1996
Sciences Humaines, Livre du mois, n° 60, Avril 1996
Que nous apprend l’engagement des individus ou des associations dans l’action
humanitaire et caritative ?
C’est a cette question, et a toutes les autres qui sont induites, que tentent de répondre les auteurs de ce numéro de Panoramiques.
La solidarité envers les exclus de
nos sociétés et l’aide aux pays du tiersmonde dans des situations de catastrophes sont les deux faces contemporaines de la formidable poussée de
l’humanitaire. Les coordonnateurs du
numéro de Panoramiques, Myriam Tsikounas et Pierre Bouretz, chercheurs à
l’EHESS et enseignants à l’université de
Paris-1, rappellent que l’aventure a débuté au début des années 70, lors de la
crise biafraise, par la mobilisation de
médecins enthousiastes, quoique déçus
des idéologies révolutionnaires. Ceux qui
allaient diriger ce mouvement des
French doctors et leurs successeurs
avaient des « territoires lointains et des
imaginaires tiers-mondistes, organisés
autour de notions d’émancipation des
jeunes nations, de croissance et de développement. »
Aujourd’hui, les choses ont changé.
« Sous la bannière de l’humanitaire se
rangent des activités qui vont de l’atelier
d’alphabétisation dans un quartier parisien
à l’installation de pompes à eau pour le
Burkina, en passant par toutes les modalités des secours d’urgence. » M. Tsikounas
et P. Bouretz ont éclairé la réflexion par
des
témoignages :
le
monde
de
l’humanitaire, essentiellement associatif ou
religieux, est largement méconnu. « Une
des intentions de ce dossier est d’éclairer
cette diversité, d’ouvrir les questions de
l’organisation interne, des ressources, des
motifs de l’engagement. D’où l’idée de
donner la parole aux acteurs responsables
d’organisations non gouvernementales,
mais aussi bénévoles, donateurs et bénéficiaires de l’aide, personnalités et anonymes. » Au-delà de ce parti pris qui relègue
l’analyse
de
type
universitaire
et
l’administration de la preuve au second
rang, il s’est agi de traiter de deux ques-
42
14
vente est de savoir ce qui se paye lors de
l’échange. Est-ce le produit Macadam, La
Rue, le Réverbère ou bien le statut de SDF
ou de chômeur ? « L’acte de vente est en
effet avant tout un signe de la condition
sociale des vendeurs. » Le développement
anarchique d’entreprises peu identifiables
quant à leurs intentions, pour qui le colportage des SDF ne semble être qu’un moyen
de profit et d’exploitation paraît dangereux.
En contrepoint de cette analyse, le témoignage de deux des fondateurs de La Rue,
et de l’un de ses colporteurs devenu
« caissier », c’est-à-dire collecteur salarié,
montre ce que peut réaliser une initiative
d’insertion.
tions majeures : d’une part, les ressorts
psychologiques, sociologiques et imaginaires de la générosité, et d’autre part,
l’ambiguïté de l’aide humanitaire (les effets pervers).
Qui sont ces humanitaires ?
La lecture de la vingtaine de témoignages regroupés dans une partie intitulée « A la rencontre des acteurs de
l’humanitaire » fournit un tableau impressionniste
des
acteurs
de
l’aide
d’urgence. La part des témoignages sur
l’humanitaire proprement dit est plus faible que celle consacrée aux interventions auprès des exclus. Sophie Bedon a
par exemple été longtemps infirmière
humanitaire : « J’ai appris que chaque
personne est unique. Vous arrivez avec
un objectif de soin, mais le patient, lui, a
sa façon de voir, de relier sa maladie à
sa vie en fonction de son milieu d’origine,
de ses ressources personnelles, et c’est
à vous de trouver, à chaque fois, l’endroit
à partir duquel il sera en mesure de vous
entendre ou la manière dont on peut
adapter les soins aux objectifs du patient. » Jean-Pierre Veyrenche, volontaire non médical à l’AICF, raconte : « Au
retour, on s’isole, on est face à soi même
et on se rend compte qu’on n’est plus
personne alors qu’en mission on avait un
petit pouvoir. »
Quelques-unes des organisations principalement d’origine catholique - sont
présentées par leurs propres militants. Les
propos sont placés sous les auspices de
telle ou telle encyclique et les itinéraires se
font principalement dans les réseaux cléricaux. Mais, s’agit-il là de l’essentiel du réseau caritatif ?
D’où qu’ils agissent, les bénévoles disent la même surprise, la même difficulté :
« découverte de cette misère proche et
quotidienne, on pourrait dire « banale » par
rapport aux grandes misères médiatiques
est tout à fait éprouvante lors qu’on débute
aux permanences. Elle provoque une angoisse, un sentiment d’impuissance. Nos
moyens semblent dérisoires face à
l’ampleur des besoins... »
Pour aborder la question de
l’intervention de solidarité sociale qui désormais ferait partie des missions humanitaires, les coordonnateurs du dossier
ont choisi en premier lieu de dresser le
bilan des journaux colportés par des
SDF, comme Macadam, La Rue, etc.
Ces journaux sont tous de création récente (à partir de 1993, sur imitation d’un
journal new-yorkais) et prétendent tous
lutter contre l’exclusion, aider à l’insertion
des colporteurs... Pourtant, seul le magazine La Rue est statutairement et réellement une entreprise d’insertion. Ces
initiatives sont entachées d’une forte
ambiguïté. Julien Damon, de la mission
solidarité de la direction générale de la
SNCF, a étudié ce phénomène. Il estime
que l’interrogation que soulève l’acte de
La tradition philanthropique
On ne peut parler réellement des racines du mouvement humanitaire qu’avec le
mouvement philanthropique, à vocation
universelle, né de la philosophie des Lumières, amplifié après la Révolution française. La philanthropie, note Catherine
Duprat, professeur à l’université de Paris-1
et directrice de l’Institut d’Histoire de la Révolution française, s’est initialement forgée
« en rupture avec l’inspiration et les finalités spirituelles du geste charitable (témoigner de l’amour de Dieu, édifier donateur
et donataire). » A partir des Lumières,
l’amour
des
hommes
n’est
plus
l’expression de la grâce divine, mais une
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14
inclination innée de l’homme envers ses
semblables. Jean-Christophe Rufin, l’un
des médecins pionniers de l’aventure
humanitaire, devenu après un long parcours conseiller du ministre de la Défense en 1993, fait remonter les origines
de l’humanitaire bien en amont dans la
tradition caritative chrétienne. Il estime
que la charité chrétienne offre deux acceptions contradictoires : « Elle peut
s’entendre dans un sens révolutionnaire,
versant le plus visible aujourd’hui avec
l’abbé Pierre, les disciples du père Wresinski et tous ceux qui se mettent du côté
des pauvres pour suivre la parole de Jésus. Mais elle peut aussi être interprétée
dans un sens conservateur. Elle légitime
alors la création et permet au riche de
gagner son paradis. » La définition de
l’action humanitaire forgée essentiellement dans les traditions philanthropiques
aux Etats-Unis, a été institutionnalisée
par le suisse Henri Dunant avec la création de la Croix-Rouge, en 1864. Selon
J.C. Ruffin, il a innové sur trois points
fondamentaux : la nécessité de fonder
un droit de la guerre ; la neutralité de
l’intervention humanitaire et la permanence de l’action par la création d’une
organisation.
L’autre
cause
de
l’explosion humanitaire des années 70
fut le développement d’une médecine coloniale et tropicale spécifique que les
ONG ont poursuivie tout en la modifiant.
trent que les dons et le bénévolat ont fortement progressé en trois ans : le nombre
de donateurs serait ainsi passé de 43%
environ à 50% de la population adulte :
« Le montant total des dons des français
s’élèverait à 14,3 milliards de francs en
1993, en progression de 50% par rapport à
1990. Ils ne représentent cependant que
0,3% du revenu disponible des ménages. »
Quant
au
bénévolat,
il
couvrirait
l’équivalent de 800000 emplois à plein
temps. Pour les chercheurs du LES,
l’augmentation de la générosité, paradoxale en temps de crise, est liée autant à
la perception du risque qu’à des raisons
plus prosaïques : meilleurs techniques
marketing des associations, rôle des
shows caritatifs comme le Téléthon, les
déductions fiscales... Cependant, des tendances
lourdes
se
dégageraient :
« L’augmentation des inégalités et la montée des situations d’exclusion ont probablement provoqué une certaine prise de
conscience d’une partie des Français sur
les limites de l’intervention publique et de
la nécessité d’une participation personnelle. »
Les dons vont essentiellement au secteur de la santé (24%) puis aux églises et
associations confessionnelles (21,4%) et
les services sociaux et associations caritatives (personnes âgées, handicapés, etc.).
L’aide internationale pour 10,6% précède
de peu l’éducation et la recherche (9,8%)
et fortement la culture et les loisirs (6,6%).
Ce dernier secteur est en revanche le plus
fort du point de vue des bénévoles (48%).
Le philosophe André Comte-Sponville propose à ce sujet une belle réflexion sur la
générosité : «... la vertu du don est le
contraire de l’égoïsme ». Il la différencie
radicalement de « la solidarité qui ne se
distingue de la justice ou de la générosité
que par la convergence d’intérêts ou de
destin, si bien que ce qui arrive à tel ou tel
m’arrive aussi à moi même, de telle sorte
donc, que je défende mes intérêts en défendant les leurs. »
La mécanique du don
L’importance de l’humanitaire aujourd’hui se lit aussi dans le formidable
succès de la générosité publique. Edith
Archambault, professeur de sciences
économiques à l’université de Paris et directrice du LES (Laboratoire d’économie
Sociale) et Judith Boumendil, chercheur
également au LES, reviennent - pour un
bilan complet - sur deux enquêtes, menées par leur laboratoire sur les dons et
le bénévolat en France. Ces enquêtes
sur les années 1990 et 1993 ont été effectuées à la demande de la Fondation
de France auprès de 2000 personnes.
Elles portent sur la totalité des dons et
du travail bénévole. Les auteurs mon-
Dans ce cadre, André Comte-Sponville
ne voit dans l’aide humanitaire nulle nouvelle morale, mais une extension, une
« mondialisation » de la morale traditionnelle, vue comme une sagesse : « Il s’agit
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toujours, peu ou prou, de se mettre à la
place de l’autre, de faire à autrui comme
on voudrait qu’il nous soit fait. » Cependant, si le don est au cœur moral des
sociétés, le psychosociologue Alain Cerclé, maître de conférences à l’université
de Rennes prend visiblement plaisir à
rappeler qu’il n’est que modérément au
cœur de l’homme social : « On sait,
grâce à des observations soigneusement
recueillies, que les gens sont nettement
plus généreux quand il fait beau... » Il
ajoute que l’altruisme n’est pas, pour les
psychologues une vertu « naturelle » de
l’homme et de nombreux biais égoïstes
viennent le troubler. L’homme serait
égoïste jusque dans sa générosité,
d’autant que, comme le note Serge Moscovici, repris par Alain Cerclé, « La misère de la victime n’est que la cause occasionnelle qui déclenche le mécanisme
altruiste, ce désir irrépressible que l’on
éprouve de pouvoir sortir de soi, afin de
nouer un rapport de bonne foi avec les
hommes en général. »
tout en l’enfermant dans une sorte de ghetto d’exclusion (...)
Quand l’aide se pervertit
La critique des effets pervers de
l’humanitaire reprend une veine désormais bien connue. L’aide d’urgence ne
règle rien sur le long terme. Elle est souvent l’otage des factions en présence.
Elle peut même, comme au Rwanda, se
trouver prise au piège d’une opération
militaire de protection déguisée de bourreaux (vieux alliés politiques de la
France), sous couvert d’intervention humanitaire. On trouve de bonnes réflexions dans les propos de Rony Brauman, ancien président de Médecins sans
frontières. Rappelons que ce dernier a
démonté la mécanique ayant présidé aux
réactions occidentales face au génocide
des Tutsis perpétré au Rwanda. Commentant les conséquences du retour des
humanitaires (d’une partie d’entre eux
qu’incarne Médecins du monde) en
France pour palier l’exclusion, Rony
Brauman
met
en
garde
contre
« l’humanitarisation » simplificatrice qui
offrirait le pauvre à notre soif d’absolu
45
1.4
Achille talon
Bon, bardons IV
Greg
Dargaud, 1972
Fin
46