L`écrivain anglais John Ruskin
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L`écrivain anglais John Ruskin
18 UN VISITEUR ILLUSTRE DE LA VALLÉE L’écrivain anglais John Ruskin (18191900) des touristes de l’époque. On peut s’en convaincre en Tout habitué de Chamonix connaît en haut de la regardant la page 8 du n° 3 d’E v’lya : on y remarque Mollard le chemin de « la Pierre à Ruskin » (à pro des montures bâtées devant l’auberge Semblanet sur noncer à la française comme dans l’expression « tout la gravure de l’Anglais Glennie qui date justement le saintfrusquin »). Même si l’on n’est pas allé s’as des années 1840. seoir sur les bancs installés près de l’endroit que cet La même année, le 29 juillet (et non le 20, date écrivain anglais aimait fréquenter pour y contempler donnée par C.E. Engel, qui a consacré tout un cha le MontBlanc et y dessiner ces montagnes qu’il ad pitre à Ruskin dans sa thèse sur la Littérature al mirait tant, on n’a pas oublié son souvenir. Il est pestre, V, 1), il fait l’ascension du Buet. Ce n’est pas d’ailleurs dommage que cette œuvre, maintenant dé lui qui l’aurait qualifié dédaigneusement de « Mont modée, ne soit pas accessible en français, en dehors Blanc des Dames ». Au contraire, après être re des Pierres de Venise (1853), ouvrage auquel il vou descendu à Sixt, il se sent vraiment « raidi de fa lait donner comme pendant les Pierres de Chamonix, tigue » et il se convainc que « les Alpes, au bout du projet finalement abandonné. Cependant on peut compte, sont plutôt faites pour être regardées d’en s’informer assez facilement sur ses nombreux bas » – et il rentre « tout contrit » à Genève. On voyages en feuilletant son livre de souvenirs intitulé comprend mieux pourquoi ce passionné de la mon Praeterita (choses du passé) qu’il rédige, la soixan tagne, qui en a fait tant de descriptions enthousiastes taine venue, en s’aidant de son journal. On sait ainsi et lyriques, a pu s’en prendre à son compatriote qu’il est plusieurs fois passé par Vallorcine à l’occa Whymper, le vainqueur de la Verte et du Cervin, en sion de ses séjours à Chamonix, euxmêmes suivis ou lui lançant : « Vous avez fait un champ de courses des précédés de visites de la Suisse, de l’Italie ou de la cathédrales de la Terre » (dans Sésame et les Lis). France. Au lieu de gravir les sommets, il les dessine avec En 1844, lors de leur cinquième venue à Chamo soin, sur le motif. On peut le vérifier en feuilletant le nix, son père le confie au guide Joseph Couttet, qui vient de prendre sa retraite, pour qu’il l’initie en toute sécurité à la montagne. Le « capitaine du MontBlanc », comme on l’appelle, est un homme rude et effi cace, peu bavard mais direct (« Les cha mois, pour les voir, faut aller où ils sont. ») Le jeune Anglais apprécie ses qualités humaines au point d’en faire « son tuteur et son compagnon » pendant de longues années. Leur première sortie les conduit dans la vallée de Bérard, Couttet à pied et Ruskin à dos de mulet. Il ne faut voir là aucun dédain social : c’était l’usage à l’époque et, d’ailleurs, nos ancêtres, Vallorcins compris, tiraient profit de La « pierre à Ruskin », avec le médaillon à son effigie. l’exercice du métier de muletier auprès tome IV (1856) de ses Modern Painters : à côté de complète le caractère montagnard ou qui soit moins reproductions de Turner (17751851), qui est pour lui perturbé par des activités étrangères que les bords du un maître absolu, il fait figurer ses propres croquis, cours du Trient entre Vallorcine et Martigny. » Il dont il souligne luimême l’exactitude en mettant par parle à la fin du texte de la « douce vallée entre Cha exemple côte à côte une vue « idéale » des Grands monix et le Valais ». On peut considérer qu’il songe à Charmoz par Dubois et son propre croquis, aussi fi l’ensemble de la « Vallis Triensis » telle sans doute dèle que possible. C’est sans doute des environs de la qu’il l’a découverte en 1833 alors qu’il n’avait que « Pierre » qui lui est maintenant dédiée qu’il a quatorze ans et qu’il revenait avec sa famille de son crayonné la chaîne du MontBlanc, de Blaitière au premier « tour » sur le continent, de Suisse en Italie Goûter. Il ne néglige pas les cimes secondaires et retour par le Simplon. Cependant, puisque c’est comme la Montagne de la Côte ou bien, sur l’arête l’habitat savoyard qu’il désigne expressément, qui monte à gauche des Drus, l’aiguille « Bouchard » comme on le verra, c’est bien à Vallorcine qu’il se de face et de profil. Dom réfère pour l’essentiel. De mage pour nous, aucune es toute façon, l’atmosphère quisse des sommets générale qui se dégage du dominant notre vallée, sauf texte nous intéresse plus que une coupe géologique de la les indications géogra Dent de Morcles. phiques relativement im Cependant il y a dans ce précises. même ouvrage, qu’on ne Tout d’abord l’écrivain peut trouver qu’en biblio montre avec enthousiasme thèque ou dans une édition comment l’abondante popu reprint américaine, une très lation a modelé le paysage curieuse évocation littéraire par son travail patient et a de notre vallée. Dans le cha contraint la terre à produire pitre 18 du tome IV, il exalte au milieu des roches et des « The Mountain Glory » à accidents du relief. Il admire propos tout particulièrement les torrents qui cascadent du MontBlanc, mais dans le sans cesse avant de se repo chapitre suivant, en jouant ser dans des profondeurs sur les sonorités il expose tranquilles et de rebondir, longuement « The Mountain dans les jeux du vent et de la Gloom », c’estàdire qu’il lumière. oppose à un spectacle glo Cependant voici qu’au rieux des impressions mé bas d’une descente une croix En 1843, peint par George Richmond. lancoliques, sombres et grossièrement taillée « se même sinistres (le mot gloom n’a pas d’équivalent dresse sombrement ». Le contraste entre les hauts exact en français) et c’est alors qu’il évoque notre sommets rocheux et les formes effrayantes des ravins vallée. impressionne comme les parois d’un sépulcre, vision Il commence par une réflexion d’ordre moral sur « profondément mélancolique, non sans beauté », l’apport fondamental de la nature montagnarde : elle mais avec les derniers rayons du soleil tout devient produit des « formes de beauté perpétuelle » « inva tristesse pour le voyageur jusqu’alors heureux de sa riablement calculées pour le plaisir et l’enseigne marche. ment des hommes », mais ces leçons peuvent être Or soudain, spectacle charmant, il aperçoit « des aimables ou faire peur. C’est ce qu’il va illustrer dans ensembles de maisonnettes d’un brun noisette qui se un long développement lyrique et philosophique qui nichent parmi des vergers en pente et qui brillent nous concerne curieusement : « Je ne connais pas, sous les branches des pins ». Il imagine là une vie ditil, d’endroit possédant de façon plus pure ou plus sans doute rude, mais « innocente et en harmonie 19 20 avec la nature ». Voilà qui nous fait penser à une idylle à la Rousseau. C’est tout le contraire en réalité : « Entrez dans la rue de l’un de ces villages et vous le trouverez sali d’une crasse lugubre (gloomy). » C’est un lieu de « torpeur », de peine sombre et silencieuse en toute saison. Des montagnes, les paysans ne connaissent que le danger. Ils sont capables de vertu, de patience, d’ai mable hospitalité, mais le mot même de beauté leur est étranger. Il n’y a pour eux « ni espoir ni passion de l’esprit ». Même leur religion ne les sauve pas : ils ont reçu la vague pro Le glacier des Bossons, représenté par Ruskin en 1849. messe d’un inconnu meilleur, mais mêlée à la hantise des corps torturés par les flammes giques, est au contraire en train de se rapprocher du infernales et à l’obsession des gouttes de sang tom christianisme. bant de la Croix. De même, il ne serait pas juste de voir dans ces A qui dénoncerait là une image assombrie de leur tableaux du misérabilisme inspiré par les préjugés vie, il répond que « c’est vrai à la lettre » et il le sociaux d’un homme fortuné. La population dont prouve en comparant les cottages anglais et l’habitat il nous dépeint le malheur lui inspire au contraire du Savoyard de même niveau social. Le campagnard une véhémente sympathie qui l’anime de plus en plus anglais, au milieu d’un paysage de peu d’intérêt, au fil des années. D’ailleurs, un peu plus loin dans montre son souci de la beauté par le soin qu’il ap ce même chapitre, il dénonce avec une précision porte à sa demeure. Au contraire, dans ces montagnes hargneuse tout l’argent dépensé au théâtre de « à la beauté inconcevable, inexprimable », la mai Covent Garden à Londres pour financer des spec son n’est qu’une « sombre tache pestilentielle » qui tacles à la mode « alors qu’il pourrait remplir de témoigne que, pour ses occupants, le monde n’est bonheur toute une vallée alpine » – et il prend préci que « labeur et vanité ». sément pour exemple le fameux opéra de Donizetti Si irritantes que puissent nous paraître ces évoca intitulé Linda di Chamouni (1842) dont le caractère tions négatives, n’allons pas les frelaté le révulse. expliquer de façon simpliste. Rappelonsnous enfin qu’en La présentation que fait Ruskin 1835, il n’a encore que seize ans, des croyances de nos ancêtres ne apercevant le MontBlanc du haut s’explique pas par de l’hostilité à du col de la Faucille, il y reconnaît la religion en général ni même par « sa véritable demeure en ce une sorte de chauvinisme anglican. monde ». Cette gloomy lesson, cette lugubre On le voit, il n’y a aucun mé leçon s’impose aussi à lui quand il pris dans le développement que regarde les peintures du vieux pont nous avons analysé, mais une vi de Lucerne ou les ossements em sion très personnelle d’un ro poussiérés gisant au fond d’une mantisme sombre et douloureux, chapelle fleurie de Zermatt. Au certainement inspiré par un amour moment où il rédige ces lignes, cet assez étrange. En tout cas voilà homme, qui a toujours été tour des pages fort curieuses qui mé En 1894 (photo menté par les problèmes théolo ritent au moins d’être connues. de Frederick Hollyer).