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LA FAVORITE Matthias Lehmann (Acte Sud) p. 5 LE RESTE DU MONDE Jean-Christophe Chauzy (Casterman) p. 11 LA MAIN HEUREUSE Frantz Duchazeau (Casterman) p. 15 HISTOIRE DE L’ART MACAQUE Benoît Préteseille (Cornélius) p. 19 LA RENARDE Blandin & Chrisostome (Casterman) p. 23 MOONHEAD Andrew Rae (Dargaud) p. 27 LE JOUR LE PLUS LONG DU FUTUR Lucas Varela (Delcourt) p. 31 EMMETT TILL Arnaud Floc’h (Sarbacane) p. 35 PAPIER FROISSÉ Nadar (Futuropolis) p. 39 JUNIORS Bourhis & Halfbob (Futuropolis) p. 43 L’ÎLE AUX FEMMES Zanzim (Glénat) p. 47 VITA OBSCURA Simon Schwartz (Ici Même) p. 51 POISON CITY Tetsuya Tsutsui (Ki-oon) p. 55 DEMOKRATIA Motoro Mase (Kaze Manga) p. 59 PIEDS NUS DANS LES RONCES Liza Zordan (Michel Lagarde) p. 63 EN TEMPS DE GUERRE Delphine Panique (Misma) p. 67 PETITES COUPURES À SHIOGUNI Florent Chavouet (Philippe Picquier) p. 71 MIKE’S PLACE Baxter, Faudem & Shadmi (Ki-oon) p. 75 LA FAVORITE Dessin & Scénario Matthias Lehmann Éditeur Actes Sud Date de parution Avril 2015 SYNOPSIS Orpheline, Constance est élevée par ses grands-parents, dans une maison bourgeoise de la Brie, à l’écart du monde. Le grand-père écoute Gustav Mahler dans un fauteuil, un verre à la main, maudissant le sort qui s’est abattu sur la famille il y a bien longtemps. Un sort qui a fait de lui un lâche et a poussé sa femme, qu’il hait, à punir et à battre cet enfant pour la moindre peccadille, et surtout à l’habiller en fille de bonne famille, alors que Constance est un garçon... C’est à l’arrivée des nouveaux gardiens de la maison et de leurs deux enfants, que Constance va découvrir sa sexualité et s’insurger contre les règles établies. Matthias Lehmann campe son histoire dans les années 1970, entre l’éclosion des grandes surfaces, des policiers à képi et Giscard qui s’invite à dîner chez les braves gens. L’AUTEUR Matthias Lehmann est un dessinateur et peintre français. Il publie depuis dix ans des histoires courtes en bande dessinée dans des revues ou anthologies du monde entier. En France, ses romans graphiques sont publiés chez Actes Sud BD, le dernier en date étant Les larmes d’Ezéchiel. Il est l’un des illustrateurs attitrés du quotidien Libération. Matthias Lehmann est un auteur discret, encore confidentiel, mais qui a déjà acquis une certaine réputation parmi les lecteurs exigeants. Coutumier du dessin à la carte à gratter dans ses trois premiers albums, il la délaisse depuis son précédent livre, Les Larmes d’Ezéchiel, sans pour autant renoncer à un graphisme qui s’apparente presque à de la gravure, où les corps semblent extraits, trait après trait, de la densité de l’ombre et de la matière. Ce qui frappe d’emblée dans La Favorite, c’est l’ambivalence de l’entreprise : ambivalence au sens psychanalytique d’un entrecroisement et d’une sédimentation de pulsions cruelles, qui ne cesse de réactiver et d’entrelacer la violence des sentiments, ceux des personnages autant que ceux du lecteur. L’auteur raconte ici l’histoire d’un enfant que sa grand-mère maltraite à la face d’un mari veule qui se complet de sa propre impuissance. La cruauté de la vieille dame n’a pas de bornes, et va jusqu’à remodeler l’identité sociale et sexuelle de l’enfant. La minutie de la reconstitution du milieu social – une grande bourgeoisie désargentée, au milieu des années 1970, dans un village endormi de la Brie – ne fait qu’accentuer la sidération : l’effet de réel est 6 AVIS / CRITIQUE tellement saisissant qu’on sait gré à Matthias Lehmann de lui opposer la distance du graphisme pour nous éviter l’immersion complète dans la perversité de l’histoire. Car disons-le tout net, nous ne goûtons pas habituellement ce type de récit : bien des livres et des films qui prétendent mettre le sadisme en scène au nom de la complexité de la psyché, et sous le prétexte d’une pseudo-édification morale (pour montrer soi-disant toute la bassesse dont est capable l’être humain, ce genre d’alibi moisi), se résolvent en une vaste entreprise hypocrite de voyeurisme impudique. C’était le cas, il y a plus de dix ans, des Magdalene Sisters, et le genre du film de nazis tout entier peut apparaître comme le point ultime où la tartuferie des légitimations morales dissimule le plus mal le véritable but, celui du plaisir pris à la vision des tourments d’autrui (Le Pianiste de Polanski ou Amen de CostaGavras se posent là en exemples indépassables). De ce point de vue, le cas de La Favorite est complexe : comme le dit Matthias Lehmann dans un entretien à paraître dans le prochain numéro de Kaboom, son intention première est de reconstruire, en les exagérant, ses propres sentiments ambivalents, surtout l’ambiguïté sexuelle que chacun peut ressentir lors de son adolescence, pour en dévoiler tous les enjeux sado-masochistes et voyeurs-exhibisionnistes. Et ce, loin de toute justification morale, simplement pour le plaisir du jeu avec les pulsions, semble-t-il : la dynamique des pulsions devient le cœur du propos, sans aucune hypocrisie. Dès lors se met en place, à travers la cruauté et l’exhibitionnisme des situations, un jeu pervers et voyeuriste entre l’auteur et le lecteur. Mais il semble que toute l’entreprise soit de le rejouer pour le ramener, in fine, à la simplicité de la pulsion de regarder, source étonnamment simple et claire de toutes les ambivalences. Face à une ambition aussi pure, et malgré l’évidente perversité de l’ensemble, tous les soupçons de duplicité deviennent caducs. Dans La Favorite, la logique du voir, la naïveté du regard oppose toujours sa simplicité aux méandres des pulsions sadiques et masochistes, et c’en est désarmant. Du côté du récit, les linéaments des pulsions sadiques de la grand-mère s’amoncèlent les uns audessus des autres, et comme son pouvoir semble illimité, le lecteur est tenu par ce crescendo dans l’horreur. Il attend le moment du renversement, où enfin se résoudra cette logique exhibitionniste, où une échappatoire lui permettra d’abandonner sa position peu confortable de témoin, sinon de voyeur. Sans rien dévoiler du dénouement, on peut dire que ce moment aura lieu, qu’il n’aura cependant pas la signification d’une libération mais plutôt celle, inattendue, du finalement ce n’était pas si grave. Car à la perversité de la vieille femme et à l’immobilisme du grand-père répond, du côté de l’enfant, une plasticité qui dépasse la passivité de la douleur et le véritable masochisme. D’une certaine manière, il est incapable de masochisme au sens propre, celui de Freud dans l’article Pulsions et destins de pulsions de la Métapsychologie : incapable de prendre sur lui le sadisme de ses bourreaux, il n’est jamais coupable de rechercher la violence chez les autres, en se présentant lui-même comme une victime. Impuissant à comprendre le sadisme des autres, il est empêché de se concevoir lui-même comme l’objet des souffrances et des douleurs. De son point de vue, qui est le plus important ici, les raffinements de la perversité qui est exercée sur lui ne représentent que l’occasion de jouer avec la plasticité de son identité, de revêtir des masques et de faire l’expérience de la différence qu’il y a, à l’intérieur de ses propres désirs, entre leur but (la satisfaction sexuelle), et les multiples objets sur lesquels ils peuvent se fixer (le fils ou la fille des voisins ?). On peut donc bien faire, à la manière de Freud, l’histoire de la pulsion perverse de la grand-mère, comme le fait la seconde partie du livre, il n’en reste pas moins que toute cette stratification du sadisme se joue à deux, et se trouve ici d’emblée désamorcée par la naïveté de l’enfant, et par la belle pureté de son regard. Cette dialectique relèverait encore d’un lieu commun déjà cent fois rebattu, celui de l’opposition naïveté et pureté vs. cruauté et perversion (qui n’est pas sans valeur : on aime bien retrouver un regard de midinette lorsqu’il nous est restitué sans affèterie ni justification hypocrite), si La Favorite n’était pas, avant tout, la mise au jour d’une pulsion originaire de regarder, et de ses multiples possibilités. D’un côté, les retournements sadiques de la grand-mère, dont le destin est commandé par l’intensification de la complication et l’approfondissement de la bassesse. De l’autre, le regard de l’enfant, qui ne sombre jamais dans la perversion tant il évite l’ambivalence des retournements et des renversements contraires qui en sont les traits principaux. Son regard reste imperturbablement souverain et maître car il se transforme, change d’objet, remanie l’individu lui-même sans jamais se perdre, ni se renverser dans son contraire, ni même se retourner contre luimême. On comprend alors tout le travail graphique de Matthias Lehmann dans ce livre : celui d’un dessin qui, tout en épousant les retournements contraires d’un destin pervers, en reste toujours à la limite, n’accomplit jamais le pas dans le véritable renversement pervers, mais fait toujours émerger la souveraineté d’un regard originel qui garantit la puissance première de la vision contre le voyeurisme. Certes, à certains moments, on se sent pris au piège des contrastes en noir et blanc, et de la crudité des épisodes. Il semble alors que l’auteur agisse directement sur nos affects les plus violents, sans nous laisser la possibilité d’une distance critique. Mais les références graphiques aux dessinateurs du début du XXe siècle, Chas Addams ou Edward Gorey, cités par Matthias Lehmann, nous rappellent que le regard demeure l’origine des visions les plus sombres, et ne devient jamais leur victime. Ce que l’auteur semble chercher chez ces dessinateurs toujours proches du fantastique, c’est précisément la limite entre la vision de cauchemar et le surréalisme : la limite entre un regard qui convoque ce qu’il y a de plus affreux et finit par le dominer, et un regard qui 7 se livre lui-même entièrement au bizarre et au cruel, qui s’y perd et s’engage dans tous les renversements pervers. La beauté des images de Lehmann est bien de s’en tenir toujours au cauchemar, sans se laisser aller à une contre-vision, sans s’égarer dans les dévoilements faciles d’une sauvagerie qui ne serait que du voyeurisme. Chaque fois, il tient en même temps le normal et l’étrange, le pathologique et le monstrueux, sous la puissance du regard. Le jeu de la vision de cauchemar peut alors se déployer sans aucune justification morale ni anthropologique, car il reste maître de ses apparitions inquiétantes sans jamais verser dans le racolage. Enfant, le grenier de ma grand-mère me terrorisait. Le pire est dit d’emblée sur les malheurs d’une fillette maltraitée par sa grand-mère, qui la bat et la punit à tout propos. Qui l’humilie aussi, et de quelle façon: Constance est un garçon que la vieille femme aux allures de sorcière hystérique travestit en fille depuis toujours. On lui a dit que ses parents étaient morts. Il vit reclus dans une grande propriété au milieu de nulle part, et se raconte des histoires sur le monde extérieur qu’il n’a jamais vu. Tout va basculer le jour où débarque un nouveau couple de gardiens avec leurs deux enfants, un garçon et une fille. Le brillant coup de force de Matthias Lehmann, c’est d’avoir osé installer cette situation lourdement plombée pour mieux la détourner, sans la moindre velléité d’apitoiement, vers l’aventure détonnante d’un enfant de 10 ans qui se découvre dans les réactions des autres, moqueuses, hostiles ou trop attentionnées pour être honnêtes. Inconditionnels de la comtesse de Ségur, précipitezvous sur cet album. Le thème du châtiment corporel cher aux plus célèbres romans de la femme de lettres française (Les Malheurs de Sophie, Un bon petit diable…) y tient une bonne place. Idem des hachures qui étaient la norme des livres illustrés au XIXe siècle. Là s’arrête la comparaison. Située dans la France giscardienne des années 1970, La Favorite met en scène un couple de vieux bourgeois et leur petitefille de 10 ans qui n’en est en fait pas une. Le garçon a été travesti par une grand-mère sadique que la morale obsède. Confit dans son eau-de-vie et dans sa couardise, le grand-père ne bronche pas, aussi terrorisé que l’enfant par cette Folcoche au coup de martinet facile. Question : d’où viennent les pulsions sadiques de la grand-mère ? L’énigme ne sera levée que dans le dernier tiers du livre, avec révélations en rafale. Cela maintient la tension, même si le suspense n’est pas l’enjeu majeur de cette fiction aussi singulière par le trouble qu’elle suscite que subtile dans les réponses audacieuses que Lehmann y apporte. Avec son dessin à la plume d’une vivacité t rès loquace, dans une mise en scène d’un éclectisme déstructuré, il déjoue le strict réalisme pour insinuer ce qu’il faut d’imaginaire, de fantastique, à hauteur d’enfant. Où l’on voit que sa naïveté cède à mesure que sa curiosité, et bientôt l’attirance qu’il éprouve pour l’un(e) ou l’autre, lui laisse entrevoir une autre version de sa vie : l’histoire fascinante d’une résurrection, en somme... Jean-Claude Loiseau pour Telerama 8 Vincent Jung pour chronicart.com L’arrivée, dans la vaste demeure, de gardiens portugais et de leur progéniture va bouleverser l’ordre établi, et conduire progressivement le récit vers un puzzle complexe sur fond de fait divers, où vont s’assembler les thématiques de l’identité personnelle et de la découverte du corps. Patient dans sa narration qu’il rehausse çà et là de touches fantastiques à coups de plume féroces, Matthias Lehmann se garde bien de faire pleurer dans les chaumières avec cette histoire renvoyant aux questionnements de l’enfance. Qui ne s’est jamais interrogé sur sa place dans le monde des adultes ferait peut-être mieux de revenir à des lectures plus classiques. Frédéric Potet pour Le Monde Constance n’a plus de parents. Alors, elle vit avec son pépé et sa mémé. Lui, une vie pleine de contrariétés l’a rendu misérable. L’alcool l’aide à se résigner. Elle, la frustration en a fait une femme aigrie, acariâtre et violente. Le tableau est peu reluisant, et le cadre de la maison, dont la jeune fille ne peut sortir, bien trop étroit pour permettre à un enfant de s’épanouir. Entre punitions et restrictions, enfermement et tentatives d’évasion par l’imaginaire, Constance tente d’aller de l’avant. Difficile quand les seules sources d’éducation sont les lectures imposées par la grand-mère et les cours qu’elle lui dispense dans l’enceinte de la vieille demeure, signe d’un patrimoine qui s’étiole. Fille de substitution, la pauvrette l’est assurément, elle qui doit vivre dans l’ombre d’Éléonore, son aînée couronnée de perfection qui périt et laissa un vide dans la famille alors qu’elle était encore petiote. Son portrait en habits de communiante, qui trône dans la bâtisse, fait peser sur les épaules de l’héroïne un poids impossible à supporter. Elle ne sera jamais à la hauteur ; c’est évident. comme si, en définitive, il fallait surtout sauver les apparences ; celle d’une richesse passée, d’une maisonnée bien tenue, d’une cohésion de façade pour une famille qui, en fait, se déchire. Prendre ses désirs pour des réalités, l’aïeule sait le faire. Accepter la différence, c’est autre chose. Derrière cette fuite se cachent bien sûr des souffrances, mais aussi le refus de voir le monde tel qu’il est. L’aliénation des corps et des esprits fait son œuvre, avec à la clé un sentiment de perte d’identité, de flou qui entoure un avenir incertain dans un monde que l’on aimerait croire figé. Page après page, Matthias Lehmann crée un vrai petit théâtre où triomphent l’esprit de clocher et la politique de comptoir, où chacun essaie malgré tout de se faire une place. Avec ce dessin qui rappelle les gravures d’antan et ces planches aux constructions éclatées, il propose de fait une succession de tableaux, de pans de vie qui, ensemble, forment une destinée morcelée, chahutée. L’espoir, en dépit de toutes ces avanies, reste présent pour cette petite fille qui ne veut qu’une chose : la délivrance. D. Wesel Tout autour d’elle, il y a travestissement de la réalité, pour Bdgest.com L’ÉDITEUR Créées en 1978, dans un village de la vallée des Baux, par Hubert Nyssen et sa femme, Christine Le Boeuf, bientôt rejoints par les autres fondateurs, Françoise Nyssen, Bertrand Py, Jean-Paul Capitani, les éditions Actes Sud développent une politique éditoriale généraliste. Très vite, elles se sont distinguées non seulement par leur implantation en région, leur identité graphique (format des livres, choix du papier, couvertures illustrées…), mais aussi par une ouverture de leur catalogue aux littératures étrangères. Installées depuis 1983, au lieu dit Le Méjan, à Arles, les éditions Actes Sud poursuivent leur développement dans une volonté d’indépendance et un esprit de découverte et de partage, entretenant sans cesse la dynamique de la chaîne dite de conviction, qui va de l’auteur au lecteur en passant par les principaux prescripteurs, libraires, bibliothécaires, médias, partenaires culturels. Si son catalogue, depuis l’origine, réserve une place essentielle à la littérature, elle accueille aussi des auteurs venus des divers champs de la connaissance ou des multiples disciplines artistiques. Gouvernées par deux mots-clés, plaisir et nécessité, les éditions Actes Sud ont à coeur de soutenir et d’encourager la créativité de tous ceux qui participent à leur aventure éditoriale et de favoriser l’émergence et la reconnaissance de leur talent. 9 LE RESTE DU MONDE Dessin & Scénario Jean-Christophe Chauzy Éditeur Casterman Date de parution Mars 2015 SYNOPSIS Dernière soirée de vacances pour une jeune femme récemment plaquée, qui a du mal à faire face à sa nouvelle situation de mère d’ados célibataire. Et c’est un crève coeur de fermer le chalet d’alpage où elle avait pour un temps trouvé refuge. Quand un orage de montagne d’une violence inouïe éclate, suivi de secousses sismiques, celle qui se croyait dévastée, va comprendre ce qu’est la vraie dévastation... Destruction en chaîne, fin des communications, des blessés et des morts partout et surtout des secours qui survolent la zone et ne s’arrêtent pas. S’engage alors une lutte pour la vie, où pour protéger les siens et continuer à avancer coûte que coûte il faut réapprendre l’instinct, les gestes de survie, tout en évitant de sombrer dans la sauvagerie. L’AUTEUR Jean-Christophe Chauzy conçoit et dessine des ouvrages de bandes dessinées depuis une vingtaine d’années. Il a tout d’abord fait ses premières armes en noir et blanc chez Futuropolis à la grande époque Robial/Cestac pour quatre albums marqués par l’empreinte de la littérature noire qu’il découvrait alors. Puis son entrée chez Casterman à l’aube des années 90 lui a permis de creuser en couleurs vives deux veines différentes mais complémentaires : l’une prolongeant sa passion pour la littérature et le cinéma noirs, le conduisant à des collaborations décisives avec de grands auteurs du genre, Thierry Jonquet (pour La vie de ma mère, La vigie, DRH et Du papier faisons table rase) et Marc Villard (Rouge est ma couleur, La guitare de Bo Didlley). L’autre plus fantaisiste, nourrie d’auto-dérision et d’une vision de la société et des rapports humains désabusée, où l’auto-fiction occupe une place centrale (Parano, Béton armé, L’âge ingrat). Récemment, il a réactivé cette veine humoristique pour Fluide Glacial au travers d’une nouvelle série, Petite nature (trois tomes depuis lors), qui tourne en ridicule son personnage de quadragénaire débordé et humilié. À cette occasion, il a sollicité la collaboration de plusieurs auteurs proches, Zep et Yan Lindingre. Par ailleurs, il enseigne le design graphique dans une école publique parisienne, où il a trouvé en sa collègue Anne Barrois une complice idéale pour scénariser Petite nature et concevoir pour Dargaud les péripéties de notre bon parisien anachronique, Charles, au Bénin, en pays bien mal connu. Prenant plaisir avec Bonne arrivée à Cotonou à dépayser leurs farces, ils comptent bien tous deux continuer à échafauder de concert des histoires drôles et grinçantes. Jean-Christophe Chauzy s’éloigne un tant soit peu de ce qu’il a l’habitude de faire. Plutôt que de revenir dans le registre du policier et de l’humour satirique où il excelle, il prend ici un chemin semble-t-il inexploré et s’engage dans une aventure oppressante aux accents post-apocalyptiques très prononcés. AVIS / CRITIQUE d’une mère (Marie) et de ses deux enfants (Jules et Hugo). C’est la fin du mois d’août, nous sommes proches de la rentrée scolaire et de la reprise du boulot. Certes Marie a une autre préoccupation qui lui a bouffé ses vacances et qui concerne sa rupture avec son mari. Aussi, l’heure n’est pas forcément à la fête. Mais malheureusement ce n’est pas terminé Cette première partie nous introduit dans l’intimité puisque cette contrariété lancinante va prendre des d’une famille tout à fait commune déchirée, constituée proportions autrement plus démesurées lorsqu’un 12 fait inhabituel (la fureur des éléments) va se déclarer qui, au travers de vignettes qui vont de la plus petite et la lancer dans des péripéties à haut risque. à la double page, met bien en évidence des paysages montagneux tourmentés par les éléments déchaînés, Force est de constater que l’auteur, de par le choix très convaincants pour leur côté réaliste. Côté de sa thématique, trouve l’occasion de signer un personnages, là-aussi, on perçoit que l’artiste a mis scénario catastrophe particulièrement prégnant. A la barre haute de manière a bien camper cet effroi cet égard, on ne pourra se détacher du parcours que peut susciter une telle catastrophe grâce à un intrigant et éprouvant de son personnage principal jeu expressif averti. Il va de soi que la colorisation qui, à tout moment, se doit de lutter contre une directe remarquablement exploitée apporte un gros mère nature particulièrement infernale et qui semble plus à la qualité générale de cette mise en image devenue un adversaire à part entière. Partageant les époustouflante. tourments de l’héroïne, Jean-Christophe Chauzy trouve la juste évocation catastrophique qui sied Un album catastrophe particulièrement abouti pour susciter l’attrait de son aventure, se jouant qui a l’avantage de faire monter la pression très au fil des recherches, des rencontres mortelles, rapidement, de la maintenir au maximum tout des mouvements incertains des éléments, des du long et la faire tomber d’un coup à la fin, rien agissements terriblement désordonnés de ses pairs que pour frustrer volontairement le lecteur (qui face à la catastrophe et nous faisant frémir à chaque n’était pas préparé à une suite). Monsieur Chauzy, planche sans lâcher à aucun moment la tension. dépêchez-vous de nous donner la suite, on veut savoir ce qui est arrivé au reste du monde ! La partie graphique se veut totalement en Phibes conformité avec le scénario. En auteur polyvalent, pour Sceneario.com Jean-Christophe Chauzy nous sert un dessin superbe 13 Jean Christophe Chauzy a choisi une question simple pour dérouler son aventure : que se passeraitil le jour où les secours ne viendraient pas ? Son cadre, une montagne aussi belle que meurtrière, des villages en altitude isolés, vulnérables... Au milieu de tout cela, une famille, ou plutôt une mère hantée par son ex-mari avec ses deux enfants, qui vont s’efforcer de survivre. Finie l’angoisse zombie ou la menace d’épidémie, on est dans une confrontation entre l’humanité et la nature, sans question ni réponse (du moins immédiate, car une suite est heureusement prévue !). Dans la lignée de La Route de Cormac McCarthy, ce n’est pas tellement ce qui s’est passé qui importe, mais ce qui va se passer. Comment les gens réagissent-ils ? Quels sont les comportements à prévoir ? Le reste du monde est une fresque qui n’est ni sanglante, ni pleine de rebondissements ou d’action pure ; c’est un tableau de la fragilité humaine, face aux éléments et aussi face à elle-même. Les doubles pages de décor illustrant l’orage sont aussi impressionnantes que les recoins d’une planche où un troupeau s’est écroulé dans une falaise. L’ÉDITEUR Les villages de Soulan et Cazaux, théâtres de l’histoire existants bel et bien dans l’Ariège, renforcent cette idée de solitude et d’oppression. D’autant que hormis un ami des deux fils, la BD ne fait pas la part belle aux personnages secondaires. Un défilé d’anonymes, eux aussi survivants, des scènes discrètes mais qui inquiètent (comme le fait de brûler les corps des morts), pour finalement révéler la force d’une mère au milieu d’un monde qui s’écroule. Tout ça pour dire que Le reste du monde peut tenir tête au reste du monde, même sans suite cet album est un franc succès, ne serait-ce que par sa capacité à immerger le lecteur dans l’histoire, dans ces Pyrénées piégeuses, dans la peau de cette mère harassée et pourtant d’acier trempé. Jean Christophe Chauzy signe une œuvre complète, de part son dessin et son scénario, qui vaut le détour, qui donne curieusement envie d’aller se balader en randonnée en Ariège...en s’inquiétant tout de même de la météo... Baptiste Lépine pour Avoir-alire.com La maison Casterman a été fondée en 1780 et a intégré avec brio le monde de la bande dessinée dans les années 1930 en éditant les albums de Tintin. Aujourd’hui, grâce à des valeurs-clés comme l’innovation et la créativité, elle continue d’occuper une place privilégiée, fidèle à la même démarche: mettre à la portée de tous des oeuvres de qualités. En parallèle, les éditions Casterman développent un conséquent catalogue de livres pour la jeunesse (petite enfance, albums, romans, documentaires) sur tous les sujets de la connaissance. Depuis 1999, Casterman fait partie du groupe Flammarion. 14 LA MAIN HEUREUSE Dessin & Scénario Frantz Duchazeau Éditeur Casterman Collection Professeur Cyclope Date de parution Avril 2015 SYNOPSIS Les années 90, en France. Dans leur patelin, Frantz et son pote Mike s’ennuient méchamment... Mais ils ont comme remède un élixir décapant : la Mano Negra ! Aussi, quand Mike vient annoncer à Frantz que la Mano passe à Bordeaux, leur rêve semble enfin devenir réalité. Grimpez à l’arrière de la mob de Frantz Duchazeau et laissez-vous embarquer pour un road trip voodoo ! La Main noire veillera sur vous. L’AUTEUR De son vrai nom, Frantz Duchazeaubeneix est né en octobre 1971 à Angoulême. Le 2 janvier 1993, ne fuyant ni dictature ni répression militaire, il s’installe tranquillement à Paris. Il débute dans divers journaux et magasines comme Spirou et Mickey. En 2002, il sort le premier volet de la série Igor et les monstres chez Dargaud. Fort de ce premier coup d’essai, il publie, avec son copain Gwen de Bonneval au scénario, un double album intitulé Gilgamesh. Puis il enchaîne plusieurs albums avec son autre ami Fabien Vehlmann: La Nuit de l’inca, Dieu qui pue dieu qui pète, Les 5 conteurs de Bagdad, Le Diable amoureux. Le succès aidant, il se lance dans une carrière solo en 2006 avec plusieurs albums tels que Les Vaincus, Le Rêve de meteor slim, Les Jumeaux de conoco station, et Lomax, puis il part en tournée mondiale à la rencontre de son public avant de revenir à la réalité. En parallèle Frantz s’essaye à l’illustration jeunesse pour Nathan, Flammarion, Milan, Sarbacane. À suivre... AVIS / CRITIQUE On connaissait l’intérêt de Frantz Duchazeau pour la musique du Delta, dont les alluvions mélancoliques tapissent trois de ses productions récentes : Meteor Slim, Lomax et Blackface Banjo. Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’avant de s’abreuver à la source blues, le dessinateur originaire d’Angoulême -qui a dit prédestination?- se baignait dans les eaux internationales et tumultueuses de la Mano Negra. Un amour de jeunesse au coeur de ce nouvel album parfumé à la nostalgie des premières fois pleines de promesses. qu’on est censé aller à l’école, c’est l’autre bout du monde... Back to the nineties. Frantz trompe l’ennui de son âge ingrat et d’un patelin endormi en dessinant le désastre annoncé du mariage de ses parents. Un vague à l’âme potentiellement toxique bientôt balayé par la bonne nouvelle colportée à dos de mob asthmatique par son pote Mike : leur groupe fétiche, cette main noire cambouis qui tatoue les têtes et les coeurs passe deux jours plus tard à Bordeaux, soit à 100 km à peine de là. Un cadeau du ciel. Sauf que 100 bornes quand on a quatorze, quinze ans et Et voilà comment le surlendemain nos deux Tintin se lancent dans un voyage semé d’embûches. Comme redouté, leur meule les lâche en rase campagne, ils manquent de se faire écraser par un chauffard et croisent un ex-camarade déjà confit dans la routine, l’image même de tout ce qu’ils refusent de devenir. Heureusement, les deux lascars peuvent compter sur le soutien d’adultes attendris par ce trip qui réveille en eux les rêves enfouis sous la pile des résignations. 16 Si Mike n’entend pas louper ce rendez-vous, en revanche Frantz a quelques scrupules, vite balayés par la vidéo du concert de la bande à Manu Chao en Equateur, la musique ayant le don de projeter l’ado dans un univers parallèle où les personnages des pochettes vintage de Thomas Dornal -le gorille, la danseuse de cabaret...- prennent subitement vie. Vivons nos rêves Mike!, finit-il par hurler. Une fois arrivés à bon port, et alors qu’ils pensent avoir fait le plus dur, c’est la douche froide. Le concert est sold out et les prix des places au marché noir bien au-dessus de leurs maigres moyens. Mais la chance sourit aux audacieux. Une rencontre inattendue avec l’idole va leur ouvrir les portes du paradis. Ce road-movie carbure à la tendresse. Fidèle à son trait doux et charbonneux, Duchazeau navigue entre réalisme et flou artistique. Une sorte de débraillé graphique étudié qui laisse infuser ici et là le fantastique et la poésie. Comme quand son trait se fait dentelle pour chorégraphier un pas de danse Frantz Duchazeau se souvient comme si c’était hier de cette journée de 1989, mémorable, à l’aune d’un rêve devenu réalité : avoir vu la Mano Negra en live ! C’est peu dire que Frantz et son pote Mike sont fans de Manu Chao et de sa clique hétéroclite. Quand un concert est annoncé à Bordeaux, à 100 kilomètres du village de Charente où ils vivent, ils décident illico de faire le voyage sur la mobylette de Mike, avec Frantz sur le porte-bagages. Commence une poussive odyssée bricolée à 35 à l’heure qui, d’incidents mécaniques en rencontres improbables, dérisoire jusqu’au burlesque, d’une naïveté exaltée, se clôt par l’intervention quasi magique de Manu Chao en personne. Peu importe, au fond, que le Duchazeau d’aujourd’hui restitue avec exactitude les péripéties vécues hier : il se déleste par intermittences de l’anecdote dans des séquences intenses où l’imaginaire s’insinue et où le fantasme prend le relais. L’auteur dévoile un ado hanté par le divorce de ses parents qui se dessine mis en pièces par un loup sanguinaire ; ou se remémore le bonheur en apesanteur qu’il éprouve en visionnant pour la millième fois la cassette vidéo d’un concert de la Mano en Équateur... Duchazeau raconte comme il dessine (voir, en particulier l’excellent Rêve de Meteor Slim, 2008) : un style elliptique et à vif, qui crée une pulsation, dégage une énergie immédiate, et qui, avec peu de mots, laisse entrevoir, cette fois, un petit raz-demarée intime. Un critique de rock écrivait, à l’époque : en concert, la Mano negra est une main noire vaudoue qui opère son rituel chamanique sur des kids chauffés à blanc. Ils repartiront, les yeux hagards, se demandant ce qui leur est arrivé. Duchazeau le cite, façon de dire que, lui non plus, ne s’en est jamais tout à fait remis. Tant mieux. Jean-Claude Loiseau pour Telerama suave avec la danseuse de la Mano, une scène qu’on dirait empruntée au Polina de Bastien Vivès. Tout le monde passe par là, on sort de l’enfance, on vit sa petite vie et un jour on prend une grosse claque en découvrant quelque chose, écrit Jackie Berroyer dans la préface. Ce quelque chose ce n’est pas rien, c’est la magie de la musique, cette faculté à cristalliser, illuminer et sublimer les espoirs et aspirations fragiles de la jeunesse. Duchazeau livre une version intime touchante de cette quête existentielle. Laurent Raphaël pour Focus.levif.be Frantz Duchazeau réussit un nouveau petit tour de force sur fond de passion musicale, en nous faisant partager cette expérience d’adolescent fou de musique, remarquablement rendue. Le culte qui entourait la Mano Negra en pleine gloire est ici plus vrai que nature, les musiciens et leur leader Manu Chao faisaient effectivement l’objet d’une admiration presque sans limites. L’effet hypnotique de leurs morceaux cultes est traduit visuellement par des images oniriques et le corps de Frantz qui flotte de bonheur entre rêve et réalité. Même si la plupart des cases de cet album sont peu remplies et si ses pages se lisent rapidement, l’auteur parsème sa tranche de vie de moments de grâce fulgurants. Un simple mouvement de corps, un petit changement d’attitude et tout est dit. Duchazeau est un maître de la narration, qui fait oublier en trois cases une apparente économie de moyens. Alors certes, cet album parlera plus à ceux qui ont touché du doigt le phénomène Mano Negra, et qui auront été plus sensibles aux épopées latino américaines de Manu Chao qu’à l’exil fiscal de Florent Pagny. Mais ce trip d’adolescents insouciants qui foncent vers un moment inoubliable est universel. L’auteur en donne sa version personnelle, pleine de références aussi arbitraires qu’authentiques. Un très chouette album d’auteur pour tous les publics. Contemporain, léger et drôle. Mick Léonard pour Planetbd.com 17 Plan foireux ou chance unique d’assister à un concert de la Mano sur Bordeaux ? Frantz et Mike ont pris leur décision, ils vont se taper cent bornes en mob’. Peu importe ce que disent les parent ou qu’il y a école : la vie c’est pas un brouillon, c’est tout de suite maintenant ! Toujours avec une chanson à la bouche, Frantz Duchazeau (Lomax, Le rêve de Meteor Slim) se dévoile un peu avec un épisode marquant de sa jeunesse dans La main heureuse. Derrière une couverture à l’esthétique discutable et un titre quelque peu malheureux (l’auteur ne voulait certainement pas faire d’ombre à Marc Dacier) se cache un petit récit autobiographique déguisé en road movie au guidon d’un bolide de 49 cm³ (attention, la béquille ne tient pas). Deux adolescents décident de s’émanciper en allant voir un concert de la Mano Negra, le combo à la mode des rebelles alternatifs du début des années quatre-vingt-dix. Quoi de plus emblématique que le rock pour s’affranchir des codes sociaux et se forger sa propre identité ? Par contre, avant l’extase musicale, il y a de la route à faire. 18 Oscillant entre un minimalisme misant sur l’évocation et un onirisme reprenant l’esthétique des pochettes de disques et des clips de la bande à Manu Chao, la narration demande une participation plus qu’active au lecteur et laissera sans doute de marbre ceux qui seraient directement passé du punk au grunge. Heureusement, entre deux pogos endiablés, le scénariste évoque avec sensibilité sa propre situation personnelle (la puberté, la réalisation de tout ce que le monde à offrir) et familiale (ses angoisses face aux disputes entre ses parents). Au final, ces différentes séquences finissent par s’accorder et, grâce à un humour omniprésent, à offrir une partition pleine de rythme et de fougue. Une référence connue de (presque) tous associée à des fragments autobiographiques, La main heureuse se révèle gagnante, spécialement auprès des nostalgiques de la Mala vida et de Puta’s Fever. A. Perroud pour Bdgest.com HISTOIRE DE L’ART MACAQUE Dessin & Scénario Benoît Preteseille Éditeur Cornélius Date de parution Septembre 2015 SYNOPSIS Un macaque défoncé aux champis qui barbouille sur des rochers des représentations du grand dieu singe: telle est la genèse de cette histoire de l’Art revisitée façon primate, de ses balbutiements à l’ère préhistorique à ses dérives contemporaines. Une fresque cynique, bourrée de références théoriques et de clins d’oeil picturaux, qui analyse avec lucidité une institutionnalisation de la création artistique marquée par ses liens intrinsèques avec le pouvoir et l’argent, où rien ni personne n’est épargné. Englués dans leur vanité et leur ambition, alléchés par le profit, les macaques se déchirent joyeusement dans une recherche constante de nouveauté qui confine parfois à l’absurde. Scandales et provocations finissent par faire de l’Art un vaste champ de spéculation où le public et l’État se félicitent de consommer du culturel - et peu importe s’ils n’y comprennent rien, car ce qui compte, c’est d’être dans le coup. À travers cette relecture iconoclaste autant que décalée, Benoît Preteseille pose la question de la légitimité d’une oeuvre d’Art. Des conventions bourgeoises d’un Art officiel au snobisme d’une élite bien-pensante, l’importance de ceux qui se croient habilités à juger de la valeur artistique d’une oeuvre a pris le dessus sur les qualités esthétiques réelles, vidant de son sens la définition même de l’Art. Et si tout renouveau passe par une rupture, il est peut-être temps de faire du passé table rase, pour redonner enfin à l’Art un nouveau souffle et une vraie liberté. L’AUTEUR Après des études à l’École nationale supérieure des arts décoratifs en Scénographie, Benoît Préteseille conçoit pendant quelque temps des décors de théâtre de cirque. Il crée ensuite les éditions Ion, où il débute son exploration de la bande dessinée. En 2004, après l’obtention d’un post-diplôme de l’Ensad en image de synthèse 3D et effets visuels, il fonde avec Wandrille Leroy les éditions Warum, où il publie de ses premiers longs albums Dadabuk, L’Écume d’écume des jours en 2005, Sexy Sadie en 2006, marquant son intérêt pour l’hybridation artistique. En 2006, il entame une collaboration avec La Cinquième Couche où il publie L’Oiseau de Francis Picabia puis en 2007 L’Histoire belge. Preteseille a également publié un recueil de poésie et est chanteur du groupe Savon Tranchand. Sous l’emprise de quelques champignons hallucinogènes, un singe -Yannick- macule de boue arbres et rochers quand soudain une forme se distingue de par sa ressemblance avec le Grand Dieu singe. AVIS / CRITIQUE à reproduire à l’envie, du plus offrant au plus puissant. Très vite, son succès engendre rivalités et imitations: art officiel, avant-gardes, reproductions et provocations, toute la société se divise entre élites Coïncidence ou inspiration divine, l’art macaque et masses populaires. naît de ce geste primordial que Yannick s’évertuera 20 Histoire de l’art macaque revisite l’Histoire de d’ironie et d’enseignements ! l’Art et tourne en dérision ses différents courants Pascal en réduisant leur dynamique à celle de l’offre et de pour Bulledor.blogspot.fr la demande. Une hilarante remise à niveau pleine L’ÉDITEUR Fondées par Jean-Louis Gauthey, rejoint assez vite par Bernard Granger, les éditions Cornélius ont commencé par éditer des ouvrages qui, bien que réalisés en sérigraphie, ne cherchaient pas à se vendre comme objets de luxe - l’utilisation de la sérigraphie était ici motivée par un souci d’autonomie. Cornélius est proche de l’Association, les deux structures ont un temps partagé leurs locaux et ont beaucoup d’auteurs en commun. Le fait que les premiers livres de Cornélius soient de la main de piliers de l’Association tels que Menu et Trondheim brouillera d’ailleurs un temps l’image de marque de Cornélius qui, selon son fondateur, passe un temps pour être un satellite un peu bizarre de l’Association. Cornélius est pourtant un éditeur bien différent, ses livres ont une fabrication bien plus soignée et ont chacun une très forte identité. Cornélius n’a pas de logo, son identité visuelle pourtant très identifiable repose sur des contraintes chromatiques et formelles et non sur ce que les graphistes appellent en général une maquette. Cornélius a par ailleurs édité plusieurs séries de Comix (fascicules à périodicité régulière, en format moyen) d’auteurs alors inconnus tels que David B. (Les 4 savants, Le Nain jaune), Joann Sfar (Ossour Hyrsidoux), Blutch (Mitchum), Jean-Christophe Menu (Mune Comix) et Lewis Trondheim (Approximate continium comix). Cornélius est sans doute précurseur pour ce format parmi les éditeurs « alter », rejoint depuis par l’Association (format Mimolette) ou 6 pieds sous terre (format lépidoptère). 21 LA RENARDE Scénario Marine Blandin Dessin Sébastien Chrisostome Éditeur Casterman Collection Professeur Cyclope Date de parution Mai 2015 SYNOPSIS Amis des bêtes, passez votre chemin ! Amoureux des lapereaux mignons, des fermiers sympathiques ou des chiens de gardes efficaces, cet album n’est pas pour vous. Car la Renarde, monstre de drôlerie, obtient toujours ce qu’elle veut, quoi qu’il en coûte à ses adversaires ! Cette pro de l’arnaque au pelage chatoyant met sens dessus dessous la petite communauté rurale qui l’entoure. Elle mange les bébés de madame lapine, bouffe les poules du fermier et les fait tous tourner en bourrique... même Kevin le cheval. Un personnage à la malice méphistophélique qui aligne les gags à la mécanique parfaite. Ne vous fiez pas à leur graphisme tout en rondeur, Marine Blandin et Sébastien Chrisostome distillent un humour au cynisme implacable. En refermant l’album, il y a de bonnes chances que vous murmuriez à vous-même : quelle saloperie cette renarde, tout de même... LES AUTEURS Marine Blandin est née en 1984 en région parisienne. Elle intègre en 2002 l’École européenne supérieure de l’image d’Angoulême et y reste cinq années durant lesquelles elle se familiarise avec la bande dessinée, exécute des commandes d’illustrations, prépare des décors pour Blue Spirit, un studio de dessin animé, et participe à l’exposition et à l’album Ginkgo. En 2008, elle entre en résidence à la Maison des auteurs pour développer ses Fables nautiques publiées aux Éditions Delcourt dans la collection Shampooing, en avril 2011. Cet album est sélectionné à l’occasion du Festival d’Angoulême 2013. Sébastien Chrisostome est né en 1980 à Montréal (Québec) par une température largement en dessous de zéro. En toute logique, les dix premières années de sa vie se dérouleraient dans l’insouciance d’une enfance passée à jouer dans les bois et à chasser les castors Il quitte le Québec pour la France en 1990. Après quelques années comme graphiste dans la communication, il entre aux Beaux-Arts d’Angoulême en 2003. Depuis 2007, il est accueilli en résidence par la Maison des auteurs d’Angoulême. Comment résister à une telle couverture ? Avec son graphisme épuré mais résolument design et moderne, ses belles couleurs et ses personnages expressifs, son format à l’italienne et son style un brin rétro, ce livre attire immédiatement l’attention. On dirait presque un livre pour enfant, gai et coloré. Et puis, on s’étonne du regard des personnages. Non, ceux là n’égaieront probablement pas les lectures des juniors. La renarde a l’air un brin sadique, l’âne a une tête de schizo, le loup est estropié et la lapine fait peur à voir. AVIS / CRITIQUE pauvre lapine en mangeant ses petits. Mais elle le fait avec le sens du spectacle. En d’autres termes, Renarde est théâtrale. A tel point que l’on ne parvient pas à lui en vouloir, elle qui rend tout son petit monde complètement désespéré. Avec ces deux auteurs, la pyramide alimentaire est illustrée de manière décalée. L’innocence animale, si courante dans l’univers de la BD, en prend ici un coup. Les bêtes sont devenues très humaines dans leur manière d’être et ça n’est pas pour leur bien ! Cette bande dessinée cache donc sûrement autre Mais cela les rend aussi très attachantes. chose. Et la réponse tombe tel le troupeau de moutons de Georges dans le ravin : ça n’est pas du Le livre, qui est un recueil des gags parus entre 2013 tout pour les enfants ! et 2014 dans le magazine en ligne Professeur Cyclope, est vraiment un petit bijou d’humour caustique. Si vous La Renarde est d’un cynisme incroyable. On pourrait aimez les histoires drôles qui sortent des sentiers même parler de perversité. Ses aventures, et celles battus, vous ne serez pas déçus par cette balade en des autres animaux de la forêt et de la ferme, sont forêt ! l’occasion d’étaler l’humour noir des auteurs dans Legoffe ce décor pourtant verdoyant. La campagne idyllique pour Sceneario.com rime soudain avec sadique ! La renarde rend folle la 24 Leur personnage principal est une anti-héroïne qui a tous les culots : la renarde gobe les lapereaux qui lui passent sous la truffe, persécute le pauvre chien de ferme et manipule le cheval du champ voisin. Dans les strips absurdes ou cruels de La Renarde, Marine Blandin et Sébastien Chrisostome dépeignent une vie animalière dévoyée, le plus souvent comique. Georges le chien, trop naïf Marine Blandin : « Georges est le petit chien de garde du poulailler. Il doit faire dix centimètres de hauteur, ses oreilles caches ses yeux. Il est très gentil, mais absolument pas efficace. Il part à l’assaut de la renarde mangeuse de poules, qui joue la comédie. Elle lui fait croire qu’elle se soumet sexuellement à lui. Ce qui choque beaucoup le prude et timide Georges. Cette page est l’une des premières que j’ai dessinées. La renarde n’a pas encore sa forme définitive, les personnages sont de façon générale un peu mous, comme en pâte à modeler. Dans les planches qui suivent, mon approche sera plus minimaliste, avec un trait plus simple, moins vibrant. » Sébastien Chrisostome : « La renarde est assez libre, elle vient mettre le souk dans la tête des autres. Pour moi, elle représente la frustration: elle est très rapide intellectuellement, et vit entourée d’animaux lents. Elle se moque des poulets ou lapins qu’elle tue, elle crée une sorte de chaos artistique. Comme Bugs Bunny, c’est une brute, elle impose sa supériorité. La faire évoluer est un très grand défouloir! Kevin le cheval, trop timoré Marine Blandin : « Kevin est un gros percheron qui vit dans un champ. Cet ado dans l’âme n’a rien connu d’autre, et s’en plaint vaguement. La renarde lui ouvre un jour son portail, et lui propose d’aller voir ailleurs. Ce qui se révèlera n’être pas si facile... » Sébastien Chrisostome : « Kevin me sert à écrire des tirades, à utiliser un vocabulaire particulier, des formules étranges. Son langage est très parlé, amusant rythmiquement. Quand on l’a imaginé, on regardait beaucoup la série Kaamelott. » Marine Blandin : « Je fais d’abord des recherches pour les personnages, puis je les mets en scène. La renarde, cette grosse saucisse Knacki, m’a pris du temps, davantage que Kevin, aux yeux très expressifs. Après le crayonné, j’encre au stylo, en essayant de trouver une symétrie entre la première et la dernière case. J’essaie des effets de mise en scène, par exemple le gros plan sur la quatrième case de cette page. Sébastien fait les couleurs sur écran. Pour le décor, nous avons opté pour une trame sans spécialement chercher un effet rétro. Mais un fond un peu plus pâle, dégradé, permettait aux personnages de ressortir.» Les lapinous, trop innocents Sébastien Chrisostome: « Quatre petits lapinous se baignent innocemment. Quelque chose d’orangé s’approche sous l’eau. C’est la renarde qui surgit pour les effrayer et jouer avec eux. Tout le monde rit, c’est bon enfant et estival. Quand c’est l’heure de rentrer, elle propose Le premier strip de cet album m’est venu en entier, de les ramener et les gobe. La renarde est farfelue et complètement écrit, dialogué, alors que j’étais dans vicieuse ! mon lit, un matin. C’était comme un rêve éveillé, un délire ! Je ne saurais pas expliquer d’où cette renarde Le strip demande une approche rigoureuse, vient... J’ai écrit deux ou trois gags avec elle, puis j’ai mathématique. On réitère le même point de vue dans laissé tomber, je n’y arrivais plus. Ensuite, nous avons plusieurs cases. Comment notre duo fonctionne? vu qu’une revue numérique de création, Professeur Je cherche les histoires, Marine dessine, je fais les Cyclope [qui a depuis changé de formule, et de couleurs. Mais nous intervenons l’un et l’autre sur périodicité, ndlr], allait être lancée. Marine a travaillé le travail de chacun – par exemple, quand j’étais en le design des personnages, et nous avons proposé ce retard sur une histoire, je l’entraînais au café pour en projet. Il s’agit de mon deuxième album animalier, je discuter. J’ai réécrit certains strips dix fois, parfois je ne saurais dire pourquoi.... Je n’aime pas spécialement n’ai pas de chute, ou plusieurs thématiques parasitent les Fables de La Fontaine, mais je comprends bien la l’idée originale. J’ai la phobie du gag à la Boule et Bill, démarche, la représentation symbolique. Utiliser les où une information est masquée au lecteur pendant animaux permet une distance, qui me donne sans tout le récit, et révélée au dernier moment. Je cherche doute une plus grand liberté. Mais ce que j’aimerais plutôt le gag de situation, qui doit être drôle dès le faire, c’est un récit de science-fiction avec des humains. début du strip. » 25 Les expérimentations du Professeur Cyclope continuent sous les rotatives des éditions Casterman, avec cette Renarde dynamisée par un souvent réjouissant mauvais esprit. Marine Blandin avait déjà marqué quelques premiers points dans le paysage de la BD avec ses singulières Fables nautiques. Elle réussit à ici bien mettre en place un univers de livre d’enfant déformé à l’humour noir. Le design subtilement décalé des planches assuré par Sébastien Chrisostome apporte ce qu’il fallait de rond et de légèrement dérangeant pour que le tout prenne consistance de façon cohérente. Dans le genre pastiche assaisonné à l’acide, cette Renarde constitue une certaine réussite. La renarde est aussi maline que cruelle. Avec son sourire enjôleur et ses combines, elle vole les poules sous le nez du chien qui les garde, et dévore une portée de lapereaux pour le goûter. Mais ce n’est pas tout, elle pourrait rendre dingue tous ceux qui l’entourent. En plus de la lapine qu’elle rend complètement dépressive, elle fait tourner en bourrique loup, âne, chasseur, cheval, puces. Tous ceux qui croisent sa route en sont pour leur frais. tout vire à la catastrophe. On se régale, ses victimes beaucoup moins. Les dialogues sont bourrés d’humour noir ou absurde selon les moments, voir les deux en même temps. En deux mots : Une noire et rigolarde parodie de livre jeunesse. Damian Leverd pour Bdencre.com Le trait rond, un peu naïf, appuie ce côté absurde, mignon et affreux à la fois. La colorisation très tramée, aux teintes rétro, est particulièrement jolie. La mise en scène est pleine de malice et d’inventivité, aussi dynamique qu’un dessin animé. En ça, le passage du numérique à la version papier est très réussi, on a presque l’impression de voir les personnages en mouvement. Leur design en dit déjà long sur la personnalité de chacun, pour un résultat adorable et complètement décalé par rapport au propos. Ils sont tous très expressifs, donnant encore plus de mordant aux dialogues. Forcément, le parallèle avec Le grand méchant renard, bande dessinée elle-aussi en strip mettant en scène tout un petit monde assez semblable à celui de La Renarde, se fait rapidement. Mais le héros de Benjamin Renner est aussi naïf que cette renarde est vile. On ne joue pas ici dans un registre touchant à l’humour fin, plutôt dans le bête et méchant. Et La Renarde fait fort dans son genre. Si tant ait qu’on n’ait rien contre des massacres de petits lapereaux La Renarde, c’est 104 pages de méchanceté presque mignons, le résultat est jubilatoire. gratuite et d’estomac rempli, des personnages attachants à qui il n’arrive que des malheurs et une Dans des strips courts et incisifs, Marine Blandin héroïne bien plus vile et rusée que La Fontaine et Sébastien Chrisostome construisent leur petit n’aurait osé l’imaginer. univers constitué de personnages pas forcément très malins, mais attachants, auxquels la renarde Elsa vient pourrir la vie avec détachement et talent. Il pour 9emeart.com suffit qu’elle débarque de son pas léger pour que 26 MOONHEAD ET LA MUSIC MACHINE Dessin & Scénario Andrew Rae Éditeur Dargaud Date de parution Janvier 2015 SYNOPSIS Joey Moonhead est un jeune garçon ordinaire à un détail près : il a une lune à la place de la tête. Une tête capable de voyager aux côtés des étoiles ou aux fonds des océans. Génial ? Pas vraiment... Être le souffredouleur du lycée, c’est pas très fun. Joey se réfugie alors dans la musique et ses disques et s’imagine en guitariste célèbre. Une sublime histoire d’initiation, remarquée par la presse anglo-saxonne. L’AUTEUR Andrew Rae est né, vit et travaille à Londres, Royaume-Uni. Il est illustrateur, graphiste, et directeur artistique. Ses travaux ont été vus et appréciés à la télévision, dans des publicités, ainsi que dans des galeries d’art et des livres. Membre du collectif pluridisciplinaire Peepshow, Rae a comme clients la BBC, MTV Asie, Time Magazine, The Guardian, Vice, The New York Times, Die Zeit, American Express, Puma, Sony... En 2007, son court-métrage Stunt a été diffusé par Channel 4. Le travail d’Andrew Rae est tout à la fois sophistiqué et amusant, à l’aise tout autant dans une pub Microsoft qu’à la Modern Tate, pour qui il a désigné une ligne de t-shirts, de posters et de livres. Comment ne pas répéter ce qui a déjà été dit dans toutes les langues sur le thème ultra rabâché de l’ado mal dans sa peau et souffre-douleur des emmerdeurs de service? Poil de carotte, le classique de Jules Renard, ou plus récemment, et dans des registres forts différents, Harry Potter, We Need to Talk about Kevin, Elephant, et jusqu’au biopic The Imitation Game recensant les affres du jeune Alan Turing qui façonneront sa personnalité agitée, ont labouré intensivement ce champ affectif. L’Anglais Andrew Rae, dont c’est la première incursion au rayon BD, a pourtant déniché un lopin de terre vierge où planter sa petite graine graphique. Au récit dramatique ou au traitement humoristique façon teenage movie, ce directeur artistique toucheà-tout (il est membre du collectif pluridisciplinaire Peepshow et travaille pour de grandes marques comme pour les principaux médias de sa Majesté) a préféré la métaphore psyché pour aborder les rives sauvages de l’âge ingrat. Larguez les amarres du réalisme... Joey Moonhead porte bien son nom. Ce collégien presque ordinaire est en effet affublé d’une tête en forme de lune. Comme ses parents. Une incongruité physique dont ne semblent s’émouvoir ni sa meilleure -et seule- amie Sockets ni son cauchemar vivant, Douglas, qui non content de l’humilier à la moindre occasion se tape la fille qui fait fantasmer 28 AVIS / CRITIQUE tout le bahut, Joey le premier. L’avantage de cette drôle de cafetière, c’est qu’elle lui permet de s’échapper du réel sans se faire trop remarquer. Son corps est bien présent mais sa tête est en vadrouille. On la croise tantôt dans l’univers, tantôt dans un jardin d’Eden au bras de la sculpturale Melissa. Joey vit dans ses rêves. Voilà pourquoi il est souvent aux abonnés absents quand quelqu’un l’interpelle. Un garçon qui a la tête dans la lune, au sens propre et figuré... Quand l’école annonce l’organisation d’un radiocrochet, il y voit une occasion de sortir du placard des losers. D’autant que la musique stimule chez lui ce pouvoir d’évasion. Avec l’aide de Ghostboy, un fantôme bricoleur et mélomane sorti de nulle part (sinon de son imagination), il va fabriquer un instrument magique dont les sons colorés vont transformer les élèves en monstres inoffensifs. On se croirait chez Miyazaki dans cette évocation de la différence par le prisme faussement enfantin du fantastique. Voilà en tout cas Joey propulsé d’un coup au sommet de la coolitude, ce qui ne va pas tarder à le mettre en confiance. Un peu trop même. Il ne va pas hésiter à jeter Sockets comme une vieille... chaussette quand Douglas et Melissa feront mine de s’intéresser à son sort. Mais leur véritable nature ne tardera évidemment pas à resurgir. Sur une trame finalement très classique, l’auteur persécutés de tous poils. Osons le jeu de mots: pour réussit à renouveler le mythe de l’ado mal-aimé et son premier essai, Rae n’est pas loin de... décrocher différent en le parant des atours de la métaphore la lune. onirique cousue dans une ligne claire soyeuse aux Laurent Raphaël effets légèrement psychédéliques. Une démonstration pour Focus.levif.be originale de la puissance de l’imagination, refuge des Moonhead est un adolescent différent, mais les adolescents ne sentent-ils pas tous différents ? Chahuté ou ignoré, cet âge est sans pitié, il se rêve musicien adulé, la rencontre avec Ghostboy, un autre garçon à part, sera décisive. Mais pourquoi doit-il laisser au bord de la route Sockets, sa seule amie ? Une bédé anglaise qui parle de musique, de solitude, d’incommunicabilité, une bédé cruelle comme l’adolescence, mais aussi une bédé anglaise fraiche, tendre et délicate comme un premier baiser. Avec Moonhead et la Music Machine Andrew Rae revisite et réinvente un genre plutôt encombré : la Teenexploitation. L’adolescence, ce moment compliqué où le corps et l’esprit vivent une collaboration difficile. Hyperréaliste et poétique le dessin d’Andrew Rae réussit à ouvrir une porte vers le propre imaginaire du lecteur et tout au long des cases ce sont nos souvenirs qui affluent en même temps qu’une bouffée de nostalgie. La musique a le pouvoir de panser nos plaies et de nous libérer de nos peurs, la Musique, l’infirmière bienveillante des teenagers du monde entier. Andrew Rae, dans ce bel album, réussit le grand écart entre Winsor Mc Cay et son Little Nemo et Moëbus pour l’ensemble de son œuvre. Moonhead et la Musique Machine concentre rien de moins qu’un siècle de bande dessinée. Michel D pour Baz-art.com Andrew Rae est un artiste londonien aux talents variés : illustrateur, graphiste, membre d’un collectif appelé Peepshow et même directeur artistique. Nous le découvrons en France avec ce one-shot nommé Moonhead et la music machine. Dès les premières pages, nous nous rendons bien compte que l’artiste va nous emmener dans un drôle de voyage. L’histoire met en scène Joey, un lycéen qui a la particularité d’avoir une tête en forme de Lune. Cela donne des situations pour le moins cocasses où des camarades de classe jouent avec sa tête. Andrew Rae met en scène un héros différent mais qui par son goût pour la musique va réussir à se faire accepter par les autres. L’approche fantaisiste d’Andrew Rae ne se limite pas à un choix de protagoniste atypique, l’artiste propose aussi un univers étonnant. Les effets produits par l’instrument créé par Moonhead risquent d’ailleurs d’en surprendre plus d’un. Si l’originalité est de mise, le fond est malheureusement un peu léger et l’album se lit assez vite. On en profitera pour passer un peu plus de temps à imaginer la bande son adéquate à ce comics hanté par la musique. Le trait d’Andrew Rae est très fin et ses dessins sont globalement bons. Atypique mais pas non plus excentrique, cet album est une jolie découverte pour qui apprécie les récits différents. Mickaël Géreaume pour Planetebd.com 29 Cette bande dessinée Moonhead et la Music Machine parle de manière fort originale de l’impitoyable univers adolescent : celui où la loi est celle du plus beau, du plus riche et du plus fort. Celui où la moindre petite différence, le moindre petit handicap te fait devenir la risée de tout le monde, la tête de Turc, le souffre-douleur... changement qui s’opère entre la première partie de l’histoire (dans laquelle Moonhead est un loser) et la seconde partie où il est en passe de réaliser le rêve de beaucoup de gosses : devenir devant tout le monde la star que personne ne soupçonnait, exister enfin aux yeux des autres (aux yeux des filles !)… Bref, être reconnu pour ce qu’il est et ce qu’il fait de bien, pas pour l’image qu’il donne et qui apporte de Joey Moonhead, le héros, est de ces malheureux l’eau aux moulins des gens malintentionnés... derniers. Il est du genre humain mais est volontairement représenté avec une différence Il y a une bonne dose de vintage, dans l’esprit cette de taille puisqu’il a une lune à la place de la tête! BD, un peu du Soil d’Atsushi Kaneko, aussi, dans Une lune qui se décroche même parfois de son son graphisme. Pourquoi pas des Simpson et de corps pour s’en aller rêver plus loin ou y chercher Monstres & Cie... Il y a des moments durs et des l’apaisement. Bref, une différence loin d’être réaliste, moments magiques... Du beau et du laid... De l’être c’est le moins qu’on puisse dire, ce qui fait que cette et du paraître... Et tout ça s’entremêle en musique chronique du mal-être en devient une fable. pour nous parler de différence et d’acceptation, d’amitié et de trahison, d’angoisse et de confiance Le dessin et les couleurs participent à ce format en soi. Bref, de la vie, quoi. fable : ils font facilement glisser le propos du Sbuoro réaliste vers le fantastique avec leurs volutes et pour Sceneario.com leurs tons. Ils comptent aussi énormément dans le L’ÉDITEUR Dargaud est une maison d’édition spécialisée dans la bande dessinée fondée par Georges Dargaud en 1936. En 1960, Dargaud rachète l’hebdomadaire Pilote créé l’année précédente par Jean-Michel Charlier, René Goscinny, Albert Uderzo avec le soutien de Radio Luxembourg. Parallèlement au succès de la presse et dès 1961, Dargaud se lance dans la production d’albums lentement d’abord, puis de manière plus intensive. C’est l’âge d’or de la bande dessinée et de Pilote qui rassemble tous les talents. Après le premier Astérix, tiré à 6 000 exemplaires, paraissent les premiers numéros de séries qui feront le tour du monde et qui populariseront la bande dessinée telle que nous la connaissons aujourd’hui. D’Achille Talon à Iznogoud et Valérian, en passant par les romans graphiques d’Enki Bilal, de Philippe Druillet et de bien d’autres créateurs tels Gotlib, Claire Bretécher, Lauzier, Cabu, Fred etc. En 1984, Dargaud est la première maison d’édition européenne de BD maîtrisant plus de 40% du marché avec une production annuelle de 20 millions d’ouvrages diffusés dans son réseau français et international et un catalogue de 1500 titres. Dans les années 90, Dargaud fait entre autre l’acquisition du Lombard, des Éditions Blake et Mortimer, du Studio Jacobs et des titres du catalogue JMC (Jean-Michel Charlier, nouveautés Barbe Rouge et Blueberry). La fin des années années 1990 verra le développement du manga avec Kana et la constitution de Lucky Comics dédié à l’exploitation des droits de Lucky Luke. En 2004, Dargaud est contrôlé par la holding Média-Participations et dirigé par Claude de Saint Vincent. 30 LE JOUR LE PLUS LONG DU FUTUR Dessin & Scénario Lucas Varela Éditeur Dargaud Date de parution Avril 2015 SYNOPSIS Dans une ville futuriste, un robot et un employé de bureau sans histoire vont voir leur existence chamboulée par l’arrivée d’un étranger portant une mystérieuse valise. Cette dernière donne accès à une étonnante pièce permettant la matérialisation des désirs inconscients. Des désirs qui peuvent être tendres, absurdes ou monstrueux. Et qui bouleverseront à jamais la vie de la ville et de ses habitants. L’AUTEUR Lucas Varela est né à Buenos Aires en 1971. Après des études de graphisme à l’université de Buenos Aires, il fonde avec l’écrivain Roberto Barreiro le fanzine Kapop, dont six numéros paraissent entre 1998 et 2001. Il y dessine la plupart des récits, s’essayant avec bonheur à de nombreux styles graphiques. Parallèlement, il travaille entre 1996 et 2002 comme dessinateur et graphiste pour le quotidien Clarín. Ce travail sera récompensé par la Society of News Design. Il se consacre pleinement à la bande dessinée et l’illustration depuis 2002. Dans le domaine de la bande dessinée, il publie en Argentine le recueil d’histoires courtes Estupefacto en 2007. Paolo Pinocchio, version cynique du personnage de Collodi, y fait son apparition. Un second recueil, Matabicho, paraît en 2009 ; avec l’auteur Carlos Trillo, récemment disparu, il réalise La Corne écarlate et L’Héritage du Colonel, Sasha Despierta et la série la jeunesse Ele. Paolo Pinocchio, son premier album en tant qu’auteur complet, est publié en Espagne en 2011, puis en France en 2012 par les éditions Tanibis. Parallèlement, son œuvre plastique est exposée dans les galeries Casa L’inc, Turbo Galería, El Serpa et le Centro Cultural Recoleta. Il travaille régulièrement pour l’agence anglaise Dutch Uncle et la revue mensuelle Fierro. Accueilli quatre mois en résidence en 2011 avec le scénariste Diego Agrimbau pour la bande dessinée Diagnotics, il s’installe aujourd’hui à Angoulême pour réaliser Le Jour le plus long du futur. Lucas Varela on le connait depuis quelque temps, surtout grâce à ses remarquables albums Paolo Pinocchio et Diagnostics qui nous montraient l’incroyable habileté de cet artiste hors norme qui aime jouer avec ses mises en page, avec le format, les styles graphiques et une narration très personnelle et d’une grande fluidité ! AVIS / CRITIQUE surtout de fil conducteur pour le reste, tout le délire qui va suivre, même s’il s’agit d’un délire somme toute très cohérent... De plus, Varela opte pour une histoire sans dialogue, tout passe par le cadrage, les regards, les effets de transition, c’est particulièrement efficace. Mais cette technique évite aussi aux lecteurs de se perdre dans des explications trop littéraires, il faut se laisser mener, s’immerger dans le récit et en Dans ce nouvel album, il nous entraîne dans un comprendre intuitivement la logique. Petit à petit futur hypothétique peuplé de robots divers, de tout devient limpide, on est captivé ! machines volantes, d’une technologie qui s’immisce dans toutes les strates de la vie quotidienne. Dans Le scénario est d’autant plus habile et intelligent ce futur, deux énormes groupes industriels se font qu’il arrive à faire passer des idées assez audacieuses la guerre à grand renfort de publicités comparatives sans un seul mot ! et agressives. Au milieu de tout ça, des employés de bureau et un robot se retrouvent mêlés à une Graphiquement, c’est vraiment magnifique. Un trait étrange affaire d’espionnage industriel qui part très extrêmement pur, en ligne claire, avec ce qu’il faut vite en live ! d’expression, d’une légère touche cartoony... C’est un vrai régal d’un bout à l’autre. Et c’est ce qui rend l’album si difficile à résumer car l’intrigue n’est en soi pas très importante, elle sert On se laisse vite conquérir par cet exercice de style 32 très ambitieux qui nous montre d’une part que Lucas Ce Jour le plus long du futur est un album que je Varela est une valeur sure qu’il faut absolument vous conseille vivement. A découvrir sans plus surveiller de très près, d’autant que chaque album attendre ! est d’une très grande maîtrise tant formelle que Fredgri narrative, mais ensuite qu’il est possible de faire pour Sceneario.com de la SF complètement atypique, ludique, à la fois légère tout en restant sérieuse et profonde... Un monde de SF, une ville de haute technologie au sein de laquelle deux sociétés d’agroalimentaire se mènent une lutte sans merci pour le pouvoir. Un savant fou, des agents doubles, un petit employé malchanceux, un vieux pervers, un robot gentil mais pas trop, et un extraterrestre qui vient mettre la pagaille… Voilà les acteurs de ce cartoon muet et haletant, un régal de bande dessinée. Quelque part dans la galaxie, sur une planète lointaine, deux méga-entreprises se partagent le pouvoir, tout en se livrant une guerre sans merci pour éliminer l’autre. Complots, attentats ou guérilla technologique, tous les moyens sont bons pour annihiler la concurrence. Le crash d’une soucoupe volante extra-terrestre va, peut-être, changer la donne. Dessinateur argentin talentueux de L’Héritage du colonel (avec Carlos Trillo) et Diagnostics (avec Diego Agrimbau), et auteur espiègle de Paolo Pinocchio, Lucas Varela confirme avec ce one-shot muet tout le bien qu’on pensait déjà de lui. Avec un beau sens du détail et du rythme, et une ligne claire impeccable, il propose une folle cavalcade qui ne dure qu’une journée, mais qui mettra sa ville du futur à feu et à sang. Jamais les mots ne paraissent manquer, tout est extrêmement clair et fluide, l’intrigue passant d’un personnage à l’autre sans heurt, et les enchaînements de séquence paraissant toujours très naturels. Lucas Varela entraîne le lecteur dans un monde à mi-chemin entre la Ville-puit chère à John Difool et le Brazil de Sam Lowry. Sous couvert de sciencefiction, le scénariste a en fait tissé une fable, un réquisitoire quasiment, contre le consumérisme et le capitalisme sans foi ni loi. L’individu n’existe plus, il n’est qu’un pion dans un gigantesque jeu sans pitié. D’ailleurs, il a perdu la parole. On tourne alors les pages avec avidité, en riant souvent devant des gags délicieux dignes de l’âge d’or du cinéma muet, et en se passionnant pour un monde foutraque et original, recelant mille surprises. À tel point qu’on aimerait y passer plus de temps, explorer plus en détail cette société morne aux couleurs pastel, se réjouir des trouvailles graphiques qui explosent sans prévenir… Un bel exercice de genre, hautement maîtrisé et toujours orienté vers le plaisir de lecture. Bravo ! Benjamin Roure pour Bodoi.info En effet, l’album a comme caractéristique d’être muet. À la place des dialogues ou des digressions, ce sont donc les événements qui dictent le ton et rythment la lecture. Varela se joue de cette difficulté formelle et offre un joli récital narratif. Mieux encore, malgré la complexité des complots et de l’accumulation des trahisons, ce thriller se révèle des plus prenants et passionnant à suivre. Quand les mots sont absents, c’est au dessin que revient tous les rôles. La ligne claire mâtinée de design japonisant des illustrations donne aux planches toute la lisibilité nécessaire pour bien suivre le récit. Parfaitement calé dans son univers, le dessinateur se fait également plaisir avec de grandes compositions urbaines au look rétro-futuriste tout à fait admirables. De plus, l’artiste argentin a semé, au fil des chapitres, une multitude de références aux classiques (BD, romanesques ou cinématographiques) de la S-F. Ces petits clins d’œil apportent un supplément sympathique que les amateurs du genre s’amuseront certainement à détailler. En dépit d’une intrigue finalement assez convenue, Le jour le plus long du futur se démarque par sa construction savante et très maîtrisée. A. Perroud pour Bdgest.com 33 EMMETT TILL Dessin & Scénario Arnaud Floc’h Éditeur Sarbacane Date de parution Avril 2015 SYNOPSIS De nos jours, un homme blanc, jeune journaliste, questionne un vieux musicien noir. En fait il s’intéresse assez peu au blues : il voudrait savoir quels ont été – 60 ans plus tôt – les liens du musicien (alors âgé de treize ans), avec Emmett Till. Et le bluesman, non sans émotion, accepte de parler, et de remonter le temps... L’AUTEUR Né en 1961, en Bretagne à côté de Brest, je débarque au Cameroun (à N’gaoundéré) à 3 mois. Je vais rester en Afrique noire, Cameroun puis Niger jusqu’à l’âge de 16 ans. Retour chaotique et échec scolaire à Brest. S’ensuivent quelques années compliquées faites de pas grand chose. En 1984, retour définitif en France, arrivée à Paris pour tenter de gagner ma vie par le dessin. Résultat, je me retrouve coursier à l’UNIL-ACCIL, administration liée au Ministère du logement ! Et ce sont eux qui me confient par hasard mes premières illustrations dans leurs revues inter-professionnelles. Larousse les aperçoit et me demande d’illustrer une série d’encyclopédie - premier vrai boulot d’illustre ! Puis un D.A. de chez eux me présente à Filipinni chez Glénat, et suivront du coup une dizaine de collaborations BD sous forme d’histoires courtes et deux albums chez Glénat (sous le pseudonyme d’Arnaud Fontaine) et chez Trihan. Rencontre à nouveau importante avec Gérard Dole, scénariste, musicien, romancier... que du bonheur. En 1988, mon épouse est nommée comme professeur de philosophie à Montargis. Je la suis et décide d’y monter mon studio de pub. Parallélement au studio, découverte du monde de l’imprimerie et de la photogravure. Puis ma fille naît et nous sommes en 1989. L’argent arrivant un peu, nous décidons, en famille cette fois, de repartir en Afrique régulièrement ! Et c’est la découverte du Mali et de la famille Dolo qui deviendront des amis intimes et une troisième rencontre artistique importante en la personne d’Ahaminghere Dolo, sculpteur dogon. En 1998, des amis dessinateurs de BD me poussent à revenir vers l’illustration et me présentent à un jeune éditeur, Triskel. À partir de cette date se suivront diverses publications qui ne me feront pas arrêter la communication graphique pour autant, (même si aujourd’hui, mon souhait serait de pouvoir consacrer plus de temps au travail de création tant littéraire que graphique). Le récit bouleversant des derniers jours de la courte vie d’Emmett Till est raconté par un vieil homme, bluesman, qui était l’un des camarades de jeu de la victime au moment du drame. L’auteur nous décrit la ségrégation ambiante de l’époque, avant d’entrer dans les détails qui ont abouti au kidnapping et au meurtre du petit Emmett Till. Un garçon crédule, sûr de son bon droit mais ignorant les règles racistes qui régnaient dans le Mississipi (le Sud étant en retard par rapport aux progrès sociaux de Chicago, dont Emmett Till était originaire). Il finit assassiné pour être entré dans une épicerie tenue par une femme blanche, qui s’est plainte au près de son mari. AVIS / CRITIQUE Floc’h ne nous épargne pas. Rapidement identifiés comme suspects, puis accusés du meurtre, ils furent acquittés par un jury exclusivement composé de blancs… Une histoire effroyable, d’autant plus lorsqu’on la met en perspective avec des faits divers de notre temps (l’affaire Trayvon Martin en 2012, ou encore celle de Michael Brown, dite de Ferguson en 2014). Servi par le dessin réaliste d’Arnaud Floc’h, l’album est mis en scène avec sobriété et efficacité. Un joli coup de pinceau, qui donne une profondeur naturelle au récit. Gaël Bissuel Ce dernier accompagné de son beau-frère passèrent à pour Publikart.net l’acte dans une expédition punitive atroce, qu’Arnaud 36 Tout le monde connait l’histoire de Rosa Parks, cette Américaine noire qui refusa de céder sa place à un Blanc dans un bus d’Alabama, en 1955, fait divers où s’illustra un jeune avocat, Martin Luther King. L’histoire d’Emmett Till, la même année, est moins connue et beaucoup plus abominable, d’une part parce qu’il s’agit d’un adolescent, d’autre part parce qu’il fut sacrifié au nom d’un racisme ordinaire, enfin parce que le procès qui s’ensuivit fut une mascarade… Le 24 août 1955, Emmett Till, jeune noir de 14 ans, débarque en gare de Money, une bourgade paumée dans le Mississippi où les Blancs n’ont toujours pas digéré leur défaite de la guerre de Sécession. Vivant à Chicago, Emmett est envoyé par sa mère chez son oncle Moïse afin d’apprendre la vie et s’endurcir en participant aux durs travaux des champs. Du haut de sa jeune insousciance adolescente, il ne se doute pas qu’il vit les ultimes jours de sa courte vie... Pour avoir osé entrer dans un drugstore réservé aux Blancs, le jeune Emmett Till habite Chicago où le racisme est plus Noir sera mis à mort après avoir subi d’abominables «discret», pourrait-on dire, que dans le Sud. En 1955, il tortures ! Son pauvre corps aux yeux arrachés sera a 14 ans et sa mère l’envoie chez ses cousins, à Money, finalement balancé dans la rivière du coin. un petit bled du Mississipi. Le Sud, c’est cette région où les Noirs ont trimé plus que de raison au service Via de longs flash-back, entrecoupés par les échanges de planteurs exploitant leur force physique, rabaissant contemporains entre un journaliste qui interroge un ouvertement les négros et abusant des jeunes négresses témoin direct du drame, Arnaud Floc’h reconstitue les parce que la chair est triste, hélas! La bonne conscience derniers jours d’Emmett Till et sa terrible exécution des Blancs made in USA et leur suffisance mentale, par deux abrutis racistes, violents et alcooliques. sous couvert d’une religion qui ne condamnait même Le comble de l’atroce est atteint quand on apprend pas leurs actes, les pousse à qu’après un jugement inique, brimer, à frapper, sans état les deux assassins seront d’âme ce qui n’est pas blanc, acquittés et iront jusqu’à se car les réflexes esclavagistes ont vanter de leur exploit dans un la vie dure et le lynchage excite magazine américain. Immonde encore certains esprits. Alors, ! quand le jeune Emmett, jovial et confiant, se permet une C’est un Arnaud Floc’h plaisanterie à peine potache en colère qui livre ici son vis-à-vis d’une commerçante, plus bel ouvrage (à ce jour), dans un magasin réservé aux mûri au fil d’une longue Blancs, la violence inhumaine réflexion. Généreux, édifiant d’individus sûrs de leur bon et humaniste, le propos de droit, rejaillit sans honte, les l’auteur est un long cri de invitant à commettre jusqu’au rage pour dénoncer l’ignoble meurtre des atrocités sans et l’inavouable, la bêtise et nom sur ce gamin à l’humeur l’infâmie que constitue la conviviale. plus bête des tares humaines: le racisme. Jamais voyeur, le Cette histoire, Arnaud Floc’h la délivre par séquences, dessinateur tisse un récit tout en suggestions, optant au fil d’un entretien entre un vieux bluesman et un pour des cadrages évitant de montrer de façon jeune journaliste venu, semblait-il, pour une chronique trop crue l’horreur. Au contraire, Floc’h la suggère, musicale. Habilement construite, l’évocation de la donnant à cet immonde fait divers encore plus de triste destinée d’Emmett se découvre peu à peu, force. Au point de secouer son lecteur, si ce n’est lui autant que la vie de ces deux hommes et de ce qui tirer quelques larmes, face à la tragédie vécue par le peut les réunir, 60 ans plus tard. petit Emmett. Un livre bouleversant. De son trait réaliste, Floc’h brosse une galerie de portraits peu reluisants d’où émergent implacablement l’injustice, l’inacceptable, l’écœurement face à ces Derniers jours d’une courte vie (sous-titre de l’ouvrage) dans ce Mississipi où les miasmes des marais semblent avoir pourri les cerveaux des Blancs, évidemment plus riches et tout-puissants que les miséreux qui vivent dans leurs cabanes en bois, à l’écart des villes. Didier Quella-Guyot pour Bdzoom.com À noter : fort à propos, ce remarquable ouvrage, soutenu par Amnesty International, dispose d’un passionnant dossier historique signé Chantal Lévy qui nous entraîne encore plus loin au pays de l’horreur. C’était il y a seulement 60 ans. Brieg Haslé-Le Gall pour Auracan.com 37 Arnaud Floc’h remonte au 24 août 1955. Ce jour-là, un adolescent noir, enthousiaste et volubile, prend le train. Emmett vient de Chicago, il rejoint son grand-oncle pour les vacances. Il a la spontanéité et l’impudence d’un Noir qui a grandi loin de la ségrégation sudiste. De quoi inquiéter son oncle, et à raison. Car c’est un comportement que goûte peu l’épicière, Carolyn Bryant. Elle se dit outragée après que le jeune Emmett l’a interpellée. Elle sera bientôt vengée par son mari et son demi-frère. Torturé, énucléé, abattu et jeté dans le lac, ainsi a fini sa courte vie d’Emmett Till. Acquittés, les deux meurtriers n’hésiteront pas à avouer ensuite leur méfait dans la presse (puisque la justice américaine interdit de juger deux fois pour le même crime). Difficile de raconter une histoire dont tout le monde connaît la fin. Encore plus lorsque celleci est dramatique. C’est donc par un petit détour qu’on remonte la trace du jeune Emmett. Celle d’un vieux Noir, bluesman, et d’un jeune Blanc, journaliste. Il prétend vouloir l’interviewer sur sa musique. Mais ce qui l’intéresse vraiment, ce sont les souvenirs du vieux musicien. Son père était un ami de l’oncle d’Emmett, et l’ado qu’il était a vécu L’ÉDITEUR de près le drame. Cette tentative d’incarner l’histoire dans des personnages d’aujourd’hui est louable. Le récit, qui vogue entre passé et présent, parvient à garder sa fluidité, notamment grâce au travail sur les couleurs de Christophe Bouchard, qui alterne avec justesse les ambiances. L’auteur ne tranche pas forcément sur une version définitive des faits : on ne sait si Emmett est vraiment entré dans l’épicerie, ce qu’il a dit exactement à l’épicière, ou s’il l’a sifflée dans la rue. Une prudence appréciable, sachant qu’à l’inverse il n’y a aucun doute sur les conséquences: le corps repêché quelques jours plus tard était méconnaissable après tant de violence. Cependant, ce système narratif manque quelque peu de subtilité sur la longueur. Dès lors, l’ouvrage se lit avant tout pour sa dimension pédagogique. Et la mise en lumière de cet épisode après les événements de Ferguson ou plus récemment de Baltimore, n’est pas anodine. Elle montre que soixante ans après, il est malheureusement toujours d’une actualité brûlante. Sophie Gindensperger pour Bodoi.com Redonner sa place à la lecture, dans des albums jeunesse à la fois exigeants et à la portée de tous : c’est, à sa création en 2003, la ligne éditoriale de Sarbacane, qui vient de fêter ses 10 ans. Au bout de la sarbacane, il y a l’envie d’aller loin, de toucher juste, de piquer l’intérêt et la curiosité. Et la conviction que le texte, le propos et l’histoire sont trop souvent les parents pauvres d’albums séduisants sur le plan visuel, mais décevants côté lecture, et pas toujours très parlants ni suffisamment attachants pour leur premier public : les enfants. Saveur d’une bonne histoire, humour et complicité avec le lecteur quel que soit son âge, simplicité n’empêchant pas la profondeur… C’est la touche Sarbacane, avec les meilleurs auteurs et illustrateurs du moment, à découvrir au fil des pages. Avec les années, la maison a su aussi se diversifier tout en continuant d’innover : en novembre 2006, elle lance une collection de romans Nouvelle génération tournée vers les grands ados et jeunes adultes, sous le label Exprim’, qui a fait bouger les lignes. Puis en 2007, elle démarre un catalogue BD pour enfants et pour adultes, aussi ouvert et exigeant que celui de l’album jeunesse, qui sera vite identifié par le public et les professionnels. 38 PAPIER FROISSÉ Dessin & Scénario Nadar Éditeur Futuropolis Date de parution Février 2015 SYNOPSIS Javi, le maigrichon, a décroché des bancs de l’école à l’insu de sa famille pour devenir une sorte de mercenaire à la petite semaine, prêt à rendre divers services contre de l’argent qu’il épargne dans une vieille boîte à cigares en rêvant de jouer du piano en public. Parfois, j’ai l’impression que tout le monde fait de moi ce dont il a envie... Comme si j’étais un putain de papier froissé. À la même époque, Jorge, locataire d’une petite chambre à la pension Les chevaux, vient travailler dans une modeste menuiserie industrielle. Taciturne, mutique, il reste à l’écart de ses collègues, sculptant des petits chevaux dans les chutes de bois qu’il collecte après ses heures de boulot. Devenu l’amant d’Ana, la propriétaire, il n’est pourtant qu’un fantôme, une ombre assaillie par le mot lâche, 5 lettres glissées sous sa porte ou taguées rageusement sur sa voiture… Un premier album d’une grande maîtrise narrative et graphique. Nadar joue avec les codes du roman à tiroirs; l’histoire revient sur ses pas, et relie les personnages les uns aux autres quand la vie les avait séparés, le noir & blanc devient gris quand il s’agit de souvenirs trop lourds à porter…Peut-on refaire sa vie ? On la continue seulement, avec quelques souvenirs parfois lourds comme un cheval mort ! L’AUTEUR Nadar, de son vrai nom Pep Domingo, est né en 1985 en Espagne. Il a étudié les Beaux-Arts à l’université de Barcelone. Ses premiers travaux ont été distingués par les prix Noble villa de Portugalete et Concurs de comic Ciutat de Cornella. Il a publié de courtes histoires dans des magazines comme la revue de bande dessinée espagnole 2 veces breve, en 2011. Lauréat 2012 de la résidence AlhóndigaBilbao / Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, il s’est installé à la Maison des auteurs d’Angoulême afin de réaliser Papel estrujado (Papier froissé), aujourd’hui publié par Futuropolis. Josef, un homme morne et taciturne, arrive en ville, s’installe dans l’Hôtel-Pension Les Chevaux et se met en quête d’un petit boulot. Il trouve un poste dans une petite scierie et s’il ne se lie pas d’amitié avec ses collègues et leur semble bien mystérieux, il n’en est pas moins très habile de ses mains et progresse vite. AVIS / CRITIQUE qu’elle lui permettra de faire. Au même moment, la paisible routine de Josef est quelque peu chamboulée par d’incessants messages et dégradations faire à son véhicule. A chaque fois le message est le même : lâche. Premier roman graphique de Nadar, Papier Froissé est une vraie réussite. Entièrement réalisé en noir est blanc dans un style très épuré, cette BD concentre l’attention du lecteur sur le récit est les émotions des personnages, très bien retranscrite par le coup de crayon de l’auteur Espagnol. Les flashbacks s’enchaînent pour nous expliquer de manière très intimiste le passé de Josef et Javi ou de personnages secondaires. Javi est un adolescent qui sèche les cours à l’insu de sa mère et qui joue les petites frappes pour se faire de l’argent. Si Javi est devenu un mercenaire qui intimide, récupère des choses ou distribue des coups pour le compte d’autres adolescents trop couards pour s’en charger eux-même, ce n’est pas qu’il ait un mauvais fond. L’argent récolté, il le garde pour sa mère qui reste cloîtrée chez elle aux prises avec une grave dépression. Papier Froissé pourrait impressionner avec sa pagination de 390 pages mais rassurez vous, la lecture Si Josef s’applique à rester à l’écart de tous et à mener est tellement fluide qu’on ne les voit pas passer. une vie des plus routinière, presque recluse, Javis, L’histoire est d’une grande maturité et il incroyable lui, aspire à changer de vie. Il a atteint les limites de de découvrir à quel point tous les personnages sont sa condition de pseudo dur à cuir et une rencontre interconnectés et se croisent au fil du roman. Pour les fortuite avec Sara, professeure de self défense va lui amateurs de trame à tiroirs... permettre de s’ouvrir à de nouvelles perspectives Deucalion Creed au gré de leurs discussions, activités et rencontres pour Bulles-et-onomatopees 40 Écrit comme une chronique sociale au cœur d’une Espagne en crise, ce one-shot n’est pas seulement une étude du petit peuple qui subsiste comme il peut entre chômage et dépression. Il y a quelque chose de plus humain, de plus introspectif qui ne cède pas aux clichés pour raconter une véritable histoire. Au fil de journées s’écoulant dans une temporalité incertaine, le scénario se construit autour de ses longueurs. Chassés-croisés de personnes qui ne se connaissaient pas, mais qui, finalement, feront partie de la même histoire Papier froissé surprend par sa richesse comme sa simplicité. Agencé sur trois strips, en des cases parfaitement limitées, sauf lorsqu’il est question de se souvenir ou de rêver, la mise en forme s’avère des plus frustres, sans parler d’une mise en gris qui n’appelle pas à la plus grande gaieté. Pourtant, le récit s’avère prenant au fur à mesure que le lecteur s’immerge dans le volumineux album. Progressivement, l’apparente incohérence du début fait place à quelque chose de plus ordonné qui trouve toute sa cohérence dans un final surprenant. À n’en pas douter, Nadar signe là un album d’une étrange maturité pour une première œuvre et laisse présager du meilleur. Décidément, la nouvelle génération ibérique réserve bien des surprises ! S. Salin pour Bdgest.com Jorge erre, hagard, au volant de sa Fiat Panda, dans la campagne espagnole. Il est recueilli par un vieux fermier éleveur de chevaux, et s’établira là, avant de partir et être engagé dans une menuiserie. Ailleurs, Javi est un ado grand et costaud pour ses 16 ans. Il sèche les cours et gagne sa vie en menaçant et tabassant des gamins pour le compte d’autres. Sa mère, dépressive et recluse dans son appartement, ne le sait pas. Que cache Jorge et d’où vient-il ? Que va-t-il devenir ? Pour son premier roman graphique, réalisé en résidence à Angoulême, l’auteur espagnol Nadar, tout juste 30 ans, impressionne. Déjà par l’ampleur du projet : une histoire familiale de près de 400 pages. Ensuite par un scénario extrêmement bien construit, qui mêle passé et présent, et différentes localisations, avec une belle fluidité, sans jamais être confus ni trop évident. Dès lors, son drame intimiste, empruntant pourtant à des thèmes relativement classiques (la solitude des adultes mûrs, la vieillesse, l’absence de père…), passionne de bout en bout. Si le trait en noir et blanc ne souffre peut-être que d’un manque de prise de risque et de distance vis-àvis du réel, il est lui aussi maîtrisé de la première à la dernière page, démontrant ainsi une vraie maturité artistique. Qu’on se le dise, Nadar est promis à bel avenir. Benjamin Roure pour Bodoi.com L’ÉDITEUR Futuropolis est une maison d’édition de bandes dessinées fondée en 1972 par Étienne Robial et Florence Cestac, qui privilégie depuis l’origine la création d’auteur. L’Association s’en réclame à sa fondation en 1990. Cédée en 1988 aux Éditions Gallimard, l’ancienne maison d’édition, devenue un peu orpheline après le départ de Robial en 1994, est activement relancée en 2004 d’abord en partenariat avec Soleil Productions, puis uniquement par Gallimard. 41 JUNIORS Scénario Hervé Bourhis Dessin HalfBob Éditeur Futuropolis Date de parution Janvier 2015 SYNOPSIS Maxime et Victoire ne pensaient pas qu’ils allaient se retrouver à un moment clé de leur vie en allant à la fête de Chloé. Victoire y découvre son amoureux, Félix, dans le lit d’une autre. Elle le larguera sur Twitter. Maxime, lui, a cru bon de venir à cette fête habillé en nazi. Là, pour la première fois de sa vie, il embrasse une fille, Sarah (une gothique), qui se suicidera quelques jours plus tard dans l’indifférence quasi générale. Après un suicide raté, Victoire et Maxime larguent tout pour un concert des Dinosaur Jr à Paris. Sur la route, ils croiseront des skinheads, une fan de Dean Martin, des flics, un routier sympa, le fantôme de Sarah et peut-être même…l’Amour. La jeune génération occidentale est revue et dessinée par ce duo d’auteurs habitués des tribunes rock en bande dessinée. Bourhis & Halfbob donnent un récit drôle et noir sur les adolescents. Ils s’emparent de ces sujets sensibles et parviennent tout à la fois à nous en amuser tout en soulignant la dérive inquiétante de la jeunesse contemporaine qui ne conçoit la vie et les échanges qu’à travers le prisme des écrans Facebook ou Twitter. Et si les rapports humains n’étaient plus gouvernés que par la Toile des réseaux sociaux, le rock restera le dernier rempart pour sauver l’amour et le monde. LES AUTEURS Hervé Bourhis est né en Touraine, en 1974 et vit à Bordeaux. Si c’est Le Petit livre Rock qui l’a fait connaître au plus grand nombre, il est l’auteur d’une dizaine de bandes dessinées depuis 2002, comme auteur complet ou scénariste. À travers son travail, on peut sentir une envie de retrouver ses sensations de jeunes lecteurs. Dans Comix Remix, il revisite les histoires naïves des premiers super-héros Marvel qu’il lisait dans Strange. Dans Ingmar, il crée avec Rudy Spiessert une sorte de Johan et Pirlouit moderne et acide. Ils revisitent ensemble Star wars dans Naguère. Mais les sujets contemporains l’attirent également. Dans La Main verte, il s’amuse à dépeindre un monde dépourvu de pétrole, alors qu’Un enterrement de vie de jeune fille est un road-movie féminin et existentiel. Hervé Bourhis a reçu le prix Goscinny en 2002 pour son premier album Thomas ou le retour du Tabou, où il est question de Boris Vian ; dont il a aussi écrit la biographie avec Christian Cailleaux, sous le nom de Piscine Molitor. Il est également illustrateur et scénariste pour le dessin animé mais travaille aussi régulièrement pour des évènements dans le milieu musical. Le Petit Livre des Beatles atteste encore une fois de sa passion pour le rock. Hervé Bourhis a reçu en 2010 le prix Jacques Lob, pour l’ensemble de son œuvre. Né en 1974 à Saint-Étienne, HalfBob a été membre de l’association Trait d’encre entre 2001 et 2005, participant aux fanzines Murge et Sésame et publiant plusieurs fanzines personnels (Sweetland notamment). Il s’est ensuite tourné vers le webcomic avec la publication en ligne de la BD jeune public Super Jean-Jacques. En 2010, il a lancé un blog BD dédié à la musique, Gimme indie rock, qui a été sélectionné pour la révélation blog du Festival d’Angoulême 2011, terminant à la 3e place. HalfBob a publié Just gimme indie rock aux éditions Vide-Cocagne et Elmer la peluche qui parle chez Jarjille. Il collabore également à la revue d’humour Alimentation générale, chez Vide-cocagne, et au webzine Gonzaï. A travers ce one-shot choc (mais articulez, bon sang!), tel un lanceur d’alerte, le scénariste Hervé Bourhis fait une peinture aigre-acide d’une jeunesse – d’une humanité ? – parfaitement dégénérée. Punk is dead ? Vive le punk ! Pour mener les débats, le jeune Maxime au physique ingrat emmerde cordialement les réflexes bourgeois de ses parents. Il se trimballe déguisé en 44 AVIS / CRITIQUE nazi si ça lui fait plaisir et il est blasé de tout, sauf du sexe (il est encore puceau… au début). Que la meuf qu’il a embrassée se soit suicidée comme elle lui avait annoncé la veille, ça ne le perturbe pas plus que ça. Dans cette chronique sociale décadente, un outil semble orchestrer tous les comportements déviants: les réseaux sociaux. En creux, le propos présente Facebook® comme le grand Satan et quiconque est parent d’ado comprendra ce prisme à peine outrancier. Ici, les déductions et les réflexions des ados sont magnifiques de débilité primaire. Là, les dialogues de djeunz sonnent authentiques, et glorifient un vocabulaire restreint et des expressions fleuries. Halfbob dessine et met en scène cette chronique déprimante dans un environnement urbain, à l’aide d’un trait stylisé en noir et blanc, parfaitement lisible à défaut d’être élégant. On ressort de ce bouquin avec une forte envie de se radier de Facebook® pour liker la randonnée en solitaire... Benoît Cassel pour Planetebd.com Maxime se pointe à la fête de Chloé déguisé en néo-nazi. Il embrasse Sarah, une gothique, qui se suicidera quelques jours plus tard, sans que cela émeuve grand monde. Victoire ne jure que par son nouveau copain, Félix… qu’elle découvre dans les bras d’une autre, dans une posture sans équivoque. Maxime et Victoire décident alors de partir, de tout plaquer. S’en suit un road trip qui les mènera à croiser des personnages tantôt sympathiques, tantôt franchement inquiétants. Guidé par le fantôme de Sarah, Maxime poursuit sa route, entre provocations et grandes déclarations d’amour, lors d’un périple qui doit les conduire à la rencontre des Dinosaur Jr, en concert à Paris. À peu près au même moment, Vénéneuses et Juniors ont déboulé en librairie. Le parallèle entre les deux est évident et tient à quelques thèmes similaires : mal-être chez les jeunes, tentation du suicide, déliquescence de la société, perspectives bouchées… Bref, les deux ouvrages dressent un portrait amer et peu reluisant du monde actuel, où les espoirs se font rares pour une jeunesse en proie au doute. Ce touche à tout d’Hervé Bourhis, après des ouvrages aux sujets d’une rare diversité (Le Teckel, Prévert, inventeur, Hélas, Le Petit livre de la bande dessinée…), s’attaque au monde adolescent, sans oublier une de ses passions, le rock, évoqué à travers le revival du groupe Dinosaur Jr – auquel les auteurs consacrent quelques belles pages en fin d’ouvrage – et qui constitue un motif récurrent dans l’album. Le scénariste passe de vrais drames en fausses tragédies avec une rare dextérité. Malaise suscité par le suicide de Sarah, agaçante omniprésence des écrans polluant les relations, qui ne peuvent s’exprimer qu’au travers des réseaux sociaux, moments franchement absurdes (Maxime rencontre la belle-famille juive de son frère déguisé en nazi, son dépucelage a lieu dans un van désaffecté)… Autant d’histoires qui dressent un portrait acide, parfois désenchanté, de la génération Z. Si le sujet est le même, le traitement est quant à lui radicalement différent. Tandis que Thomas Gilbert joue sur la corde sensible, avec un déchaînement d’émotions et de couleurs vives, Hervé Bourhis et Halfbob misent sur la sobriété et le noir et blanc. Il en ressort une sensation de profonde apathie qui offre une expérience de lecture inhabituelle, le manque de rythme et d’émotion n’étant pas ici un défaut. Au contraire, par petites touches, les auteurs suggèrent beaucoup de choses, dont un désespoir à l’intensité variable. À chaque instant, le lecteur est suspendu au fil de l’histoire, priant pour que les deux personnages principaux, Victoire et Maxime, fassent les bons choix. Pas comme Sarah, qui se trompe de voie. Il y a dans cette narration une sorte d’incertitude, et surtout une grande fragilité. Au fond, tout tient à très peu de choses : un like inopportun sur Facebook, un costume qui fait tache dans une soirée étudiante, une rencontre alarmante au cours d’une fugue, des routes qui se croisent un peu par hasard, une prise de conscience parfois tardive, etc. Dans la vie, chacun semble devenir équilibriste, position délicate pour un adolescent qui avance à l’aveugle. Le trait clair et noir d’Halfbob, façon Beavis et ButtHead, construit un dessin simple et naïf, qui viendrait contraster avec l’aspect cru des péripéties des deux anti-héros. Cela sied à cet univers, tant et si bien qu’on imagine Maxime et Victoire dessiner leurs histoires sur un coin d’un bureau de salle de classe ! Juniors est un album d’une simplicité confondante, mais d’une richesse qui se niche dans les détails. Le dessin est épuré, mais il crée une ambiance propice aux déambulations de héros à la recherche de repères. Le scénario est mince, mais profond par ce qu’il sous-entend. Assurément, une relecture n’est pas de trop, tant il faut se replonger dans cette Capter l’âme adolescente, c’est savoir retranscrire la atmosphère glaçante pour en goûter le sel. grave désinvolture de cet âge. Un pari réussi pour Juniors ! C’est un peu le triomphe du non-dit, qui reste à l’arrièreMarc Lamonzie plan, comme induit, mais est au centre de tout. pour Bodoi.com D. Wesel pour Bdgest.com 45 L’ÎLE AUX FEMMES Dessin & Scénario Zanzim Éditeur Glénat Collection 1000 Feuilles Date de parution Janvier 2015 SYNOPSIS Lorsqu’un Don Juan se retrouve prisonnier sur une île remplie de femmes... Céleste Bompard est un Coq en l’air, un as de la voltige. Ses prouesses lui valent un large succès auprès de la gent féminine. Il aligne les conquêtes. Engagé alors que la Grande Guerre éclate, il est chargé de transporter les lettres que les soldats du front écrivent à leurs femmes. Mais lors d’une mission, Céleste est victime d’un tir ennemi et son biplan se crashe sur une île mystérieuse. Obligé de survivre dans cet endroit visiblement désert, il trompe son ennui en lisant les lettres que les poilus destinent à leurs femmes. Un jour, en parcourant les lieux, il découvre un jardin d’Éden entièrement peuplé de femmes ! De véritables amazones, aussi belles que redoutables, qui ne tardent pas à le capturer pour remplacer leur reproducteur actuel. Alors qu’il avait l’habitude de mener la danse avec les femmes, voilà que Céleste est devenu leur esclave ! Zanzim revient dans la collection 1000 Feuilles et en solo avec un nouvel album truculent à souhait et féministe. Son trait sobre et élégant restitue à merveille les courbes des créatures de rêve qui peuplent son Île aux femmes ! L’AUTEUR Frédéric Leutelier, dit Zanzim, est né à Laval en janvier 1972. Fils ainé d’un père artisan et d’une mère technicienne électronique, Zanzim a grandi à Saint-Georges le Flèchard en Mayenne où il n’y avait pas grand chose à faire d’autre que de lire des bandes dessinées... et dessiner. Il vit actuellement à Rennes et travaille à l’Atelier Pepe Martini avec cinq autres auteurs de bande dessinée. L’Île aux femmes est donc la première histoire imaginée par le talentueux Zanzim, qui avait jusque là majoritairement déployé son talent pour mettre en image des scénarios d’Hubert. Il place son héros dans un lieu taillé sur mesure pour ce Don Juan débrouillard : une île déserte remplie de jolies filles. Malheureusement pour Céleste, il y a un grand écart entre les fantasmes et la réalité. Avec beaucoup de malice, Zanzim imagine une histoire drôle, pleine de surprises, en nous faisant découvrir en même temps que Céleste cette petite communauté de guerrières où les hommes ne présentent d’autres intérêts que d’être des reproducteurs. Le héros, obsédé par son appétit des femmes, a du mal à garder la tête froide entouré de toute cette peau nue, mais doit faire preuve d’inventivité s’il veut assurer sa survie. Le récit est rythmé, léger, se jouant avec intelligence des codes de la bd érotiques, pour un résultat sexy et plein de fraicheur. AVIS / CRITIQUE nouveau mouche, pétillant, beau et fin. Les décors sont très jolis, mais les personnages féminins qui habitent les pages plus encore. On ne peut que se réjouir de voir -enfin- un dessinateur imaginer une multitudes de femmes superbes et qui sonnent vraies. Ces guerrières-naïades sont minces, rondes, musclées, grandes, petites, jeunes ou plus âgées, et les poitrines et les fesses qui dansent devant les yeux de Céleste sont également toutes différentes. On pourra peut-être regretter qu’elles soient par contre toutes plutôt typées occidentales, mais ce choix trouve une explication dans le récit. Ça peut sembler bête à dire, mais c’est vraiment un plaisir que de voir un auteur ne pas s’enfermer dans des stéréotypes trop souvent présents en bande dessinée, et célébrer les femmes dans leur diversité. Les couleurs ajoutent encore à la bonne humeur que dégage ce titre. Les personnages sont réussis, attachants, tous un peu frappa-dingues. Les dialogues sont absolument Graphiquement, le trait du dessinateur fait à savoureux, tout comme, plus largement, les 48 situations à la fois absurdes et hilarantes. L’auteur se moque gentiment de son héros, mais nous laisse aussi faire plus ample connaissance avec lui, notamment grâce à de courtes scènes de flashbacks qui nous renvoient dans son enfance. C’est loin d’être un défaut, mais l’histoire reste assez légère, sans morale ni grande aventure compliquée, comme un petit rêve éveillé qui fait du bien. L’île aux femmes est une petite aventure légère et vraiment drôle qui se lit avec grand plaisir. En pleine horreur de la guerre, l’histoire de Céleste est comme une oasis en même temps absurde et enchantée où tous les rêves du héros se réalisent... enfin presque. Une ode aux femmes pleine de malice au graphisme délicat et pétillant. Elsa pour 9emeart.fr Revisitant à la fois les récits de naufragés et les vieux Après la Sirène des pompiers et Ma vie posthume, Zanzim, mythes mi-coquins mi-cauchemardesques d’un seul aux commandes, revisite avec saveur le mythe homme seul parmi des dizaines de femmes, Zanzim des Amazones dans un one-shot très poétique. propose une fantaisie délicieuse et pleine d’humour. Hommage discret aux lettres des poilus dont il Joliment rythmée et contée de manière très fine, distille les vers çà et là, son paradis perdu a l’ambiance son histoire se concentre davantage sur le portrait nostalgique d’un Porco Rosso ou d’une Amerzone. d’un homme qu’on apprend à apprécier, au fur et Avec un certain humour grinçant, il malmène et à mesure qu’il délaisse sa concupiscence au profit humilie son héros égocentrique. Confronté à une d’un simple amour du prochain. concurrence inattendue, traité comme un chien stérile, c’est grâce à un stratagème peu glorieux Tour à tour homme à tout faire, cuisinier et poète, mais émouvant qu’il cherche à gagner la place qui, il Céleste s’ingénie à séduire les habitantes de l’île en est convaincu, lui revient... sans les brusquer – mais qu’il est difficile de se maîtriser dans ce paradis terrestre peuplée de Mais chut, il faut garder le mystère jusqu’à la fin, femmes dévêtues ! –, et se révélera plus fragile qu’il car le scénario est maîtrisé de bout en bout et ne voulait le laisser paraître. s’avère un délice jusqu’à la dernière page. Là, un dénouement, efficace bien que classique, donne Avec un dessin mouvant, expressif, laissant la une autre dimension au récit. Le graphisme mêle ligne et les détails raconter autant que le texte, trognes propices à faire rire et charme sensuel Zanzim démontre une belle maîtrise narrative par des tropiques, le tout baigné par une colorisation un graphisme toujours dans le ton, idéalement lumineuse, signée par le fidèle complice Hubert, qui souligné par le travail de couleurs d’Hubert, toujours restitue la chaleur et la moiteur des forêts tropicales. impeccable. Un délice. Le doute et l’émerveillement perdurent jusqu’à Benjamin Roure l’ultime case. pour Bodoi.info En période de commémorations, ce livre évoque la Grande Guerre sans en avoir l’air en revisitant un classique de la mythologie : l’exploit mérite d’être souligné. Cette première bande dessinée de Zanzim en tant qu’auteur complet, teintée de sombre légèreté, est une réussite. M. Leroy pour Bdgest.com 49 Zanzim produit ici un album en solo qui poursuit la veine graphique déjà démontrée dans Ma vie posthume ou La sirène des pompiers. Ses personnages fins ont un côté rétro qui en fait des sortes de déclinaisons modernes des Pieds Nickelés. Des traits accentués, des situations rocambolesques racontées avec un sens aigu de l’ellipse, le style Zanzim utilise à plein une mise en page très actuelle pour gérer ses effets. Des cases nombreuses pour détailler les séquences d’action, des pleines pages inattendues qui donnent de belles bouffées d’oxygène... Il y a un impressionnant savoir-faire chez cet auteur habitué des œuvres inattendues et décalées. conduit à une forme de réflexion sur la force des préjugés que l’on peut avoir envers des personnages trop faciles à juger. L’auteur fait sans cesse des allerretours entre les clichés des hommes sur les femmes, et vice versa. Une sensibilité surprenante traverse l’album, une gentille moquerie pleine d’intelligence qui surprend. Et un hommage en creux aux lettres imaginaires touchantes attribuées aux poilus des tranchées, dont la poésie parfois naïve donne à ce récit une touche presque surréaliste. La cerise sur le gâteau d’un récit surprenant d’un bout à l’autre. Mick Léonard Le personnage de Céleste connait sur l’île aux pour Planetebd.com femmes un sort totalement imprévu, qui nous L’ÉDITEUR Glénat est une maison d’édition française fondée en 196 par le critique de bande dessinée Jacques Glénat. Elle est présente dans le domaine de la bande dessinée, du manga et du beau-livre. Le groupe comprend également Vents d’Ouest et Zenda. Glénat est le premier éditeur à commercialiser des mangas en version reliée en France, avec Dragon Ball et Akira. Longtemps leader du marché, il est aujourd’hui concurrencé par Kana, et a dû se conformer au standard d’édition de ses concurrents (traduction, tramage, etc.), plus apprécié des lecteurs. Glénat reprend, mi-2007, le fonds bande dessinée l’Échos des Savanes / Albin Michel, sous le nouveau label baptisé Drugstore et, en septembre 2013, les actifs des éditions 12 bis comprenant l’ensemble du catalogue, à l’exception toutefois des ouvrages de François Bourgeon, récupérés par ce dernier. La société est basée à Grenoble, où elle occupe depuis l’automne 2009 un nouveau siège social dans le bâtiment rénové de l’ancien monastère Sainte-Cécile. 50 VITA OBSCURA Dessin & Scénario Simon Schwartz Éditeur Ici Même Date de parution Mai 2015 SYNOPSIS Dans tous les domaines, les sciences, les arts, la politique, on rencontre des hommes et des femmes à l’existence surprenante, à la destinée farfelue, aux inventions stupéfiantes, dont la grande Histoire ne retient pas toujours les noms, qui ne gagnent pas forcément leur entrée dans les dictionnaires. Simon Schwartz s’est attaché à 33 de ces personnages remarquables. En une page, il résume l’essence d’une vie, l’ironie du hasard ou du destin. Chacune de ces vies se voit traitée selon un style narratif et graphique qui lui est propre, correspondant au sujet, à l’époque. Comme un curriculum vitae soigneusement rédigé, dessiné et composé de chacun de ces illustres inconnus ou excentriques célèbres. Ainsi, l’on apprendra des choses passionnantes sur Thomas Harvey, l’homme qui a volé le cerveau d’Einstein, Joshua Norton, unique empereur autoproclamé des Etats- Unis, le génial et aveugle musicien Moondog, le joueur de blues Robert Johnson ou encore le fameux pétomane français Joseph Pujol. Le résultat est à la fois envoûtant et drôle, et on peut naviguer dans ce bel album comme dans une délicieuse encyclopédie du bizarre.Qui offre un intéressant point de départ à cette réflexion :qu’est-ce que la normalité chez l’espèce humaine ? Original et réjouissant. L’AUTEUR Simon Schwartz est né en 1982 à Erfurt, en RDA. Deux ans plus tard, il quitte le pays avec ses parents et la famille s’installe à Berlin-Ouest. En 2004, il part à Hambourg et commence des études d’illustrateur à l’École d’arts appliqués, d’où il sort diplômé cinq ans plus tard. Dans les glaces a reçu le prix Max et Moritz de la meilleure BD de l’année en Allemagne en 2012. Il vit et travaille à Hambourg. Voici un ouvrage tout à fait épatant sur le fond comme sur la forme (ce à quoi nous ont habitués les éditions Ici Même) qui ravira les amateurs de bande dessinée, d’Histoire et de destins singuliers. À travers une trentaine de portraits de personnages méconnus issus de toutes époques et de tous horizons, Simon Schwartz nous invite à découvrir des hommes et 52 AVIS / CRITIQUE des femmes qui connurent des parcours souvent incroyables, remettant dans la lumière ceux qui étaient restés dans l’ombre de l’Histoire… Cet album procure un vrai plaisir de lecture, une lecture enrichissante, passionnante, ludique et érudite; c’est véritablement très agréable. À chaque planche (et parfois à chaque case), on apprend tout un tas de choses formidables sur ces petites histoires qui ont fait la grande Histoire mais dont ne parle pas ou peu, peut-être écartées des manuels d’histoire parce qu’elles étaient plus un grain de sable dans le système qu’autre chose… De ce côté-ci des portraits issus de la « grande Histoire », on sent de la part de l’auteur une volonté de réhabiliter ou/et de sortir de l’oubli des personnes ayant fait des choses extraordinaires en arrière-plan – néanmoins parfois proches – des grands héros historiques. Il en va ainsi de Witold Pilecki, ancien officier polonais qui se laissa arrêter sous un faux nom à Auschwitz et qui créa dans le camp un mouvement clandestin de résistance, réussissant à envoyer des messages aux Alliés sur la réalité de ce qui se passait… et qui fut injustement jugé et exécuté après la guerre. Des destins tragiques, d’autres cocasses… Nous faisons également connaissance avec quelques personnages hauts en couleur qui figurent plus à la rubrique faits divers: des excentriques, des personnalités uniques, des artistes, des incompris… Des gens qui ont eu des vies de fous… La diversité des sujets est riche et nous fait passer d’une époque à une autre, d’un portrait à un autre, de la petite à la grande histoire avec naturel et malice. Mais au-delà de l’originalité de ce sujet, pour lequel l’auteur semble s’être considérablement documenté, un autre paramètre intervient fortement dans la réussite de cet album : les différents visages graphiques de celuici. En effet, le parti pris de Simon Schwartz a été de réaliser une seule et unique planche pour chaque portrait et de traiter ces planches dans un style graphique à chaque fois différent, en adéquation avec le sujet abordé. Ainsi, le destin tragique de Pilecki dont je parlais plus haut est dessiné au crayon et à l’encre noire sur papier un peu grisé/jauni, le visionnaire Karl Hans Janke est traité en vision 3D, le prophète Mani a droit à une succession de cases modelées en terre et peintes, tandis que le psychédélique Ken Kesey voit son portrait être exécuté avec des éclats de peinture hallucinogène. En regard de chacune de ces planches en largeur qui donnent son format à l’album, la page de gauche reste vierge, juste recouverte d’une teinte unie. Un spectre assez réduit de ces teintes quelque peu rompues (gris, ocre, bleu, rouge, vert) est donc utilisé pour faire écho à l’atmosphère esthétique de chaque planche, instaurant une certaine fluidité qui lie l’ensemble de ces portraits disparates dans une cohérence engendrant de surcroît le plaisir du bel ouvrage bien fait, bien pensé, par des artistes et des éditeurs qui aiment le livre, véritablement. On est évidemment admiratifs de l’éventail de styles utilisé par l’auteur, car le résultat est impeccable, ne souffrant jamais des faiblesses et des écueils possibles d’un tel exercice. Chaque style est parfaitement maîtrisé et démontre combien le talent de l’auteur est polymorphe tout en ayant quelques constantes que l’on retrouve çà et là. Tout ceci n’est pas le moindre des plaisirs que procure cet album! En prenant un peu de recul sur cette galerie de portraits pittoresques et hétéroclites, on s’aperçoit que l’ensemble constitue une sorte de reflet de ce qu’est notre humanité. De grands hommes, de grands faits, et puis des gens dans l’ombre ou qui défrayent la chronique, si uniques que leur destin croisa – par hasard ? – les déterminants de l’Histoire. Enfin, il y a ceux qui se construisent des vies incroyables, par réelle folie ou excentricité, marquant notre histoire contemporaine des décennies après leur passage quelques fois injustement oublié… Des héros du rien, des inspirateurs, des personnalités hors normes… Le fait que l’auteur ait ainsi exhumé ces destins délaissés (ou trop peu remarqués même si on ne peut que les trouver remarquables) joue aussi pour beaucoup dans la qualité de cet ouvrage, car voilà un très bel hommage aux illuminés, aux héros invisibles, aux aventuriers du quotidien qui dérape. Ces quelques destins sont autant d’exemples de ce qui constitue notre humanité, et en ce sens l’album de Schwartz est un beau travail de mémoire, révélant à nouveau combien le parcours de tout un chacun peut prendre des directions extraordinaires… Cecil McKinley pour Bdzoom.com 53 Dans la veine des suppléments de périodiques américains des années 1920, l’auteur allemand Simon Schwartz (De l’autre côté) invite à une balade truffée de curiosités. Pour support, 33 figures du passé restées dans l’ombre des grands de l’Histoire. Et pour cause : oubliés car trop excentriques ou en marge des us, un destin farceur a eu raison de leur postérité. Tel le docteur Thomas Harvey qui préleva en cachette le cerveau d’Albert Einstein avant de le couper en dés, histoire de percer le secret d’un génie ou Ken Kesey l’affreux qui a cru voir dans le LSD la panacée universelle ! Pas grave, Simon Schwartz vient leur rendre un hommage malin. Vita Obscura brasse ainsi tous les domaines, de la science à la politique en passant par les arts à raison d’une planche en format à l’italienne par personnage. Tour à tour passionnant, intrigant ou curieux, l’album multiplie anecdotes et récits farfelus, devient sérieux quand il capte l’origine d’un mot ou d’une expression et surtout s’adapte, dans la narration et le graphisme, à une époque, un thème et une personnalité. Car Schwartz ne se contente L’ÉDITEUR pas de plaquer une biographie sans sel piquée dans wikipédia sur quelques cases vaguement dessinées. Il va loin, beaucoup plus loin en exploitant les possibilités du 9e art et c’est là tout l’intérêt de l’album. Il déconstruit ainsi la page pour lui donner du rythme (les cases de Trip sont éclatées en étoile, juxtaposition d’étiquettes dans Le roi Wladyslaw III), conforme les styles graphiques et les techniques à l’époque (estampes, collages, montages photos, cartoon, fusain, aquarelle, aérographe…) et nimbe d’une intention comique – réussie – tous ces destins en marge, sans jamais ennuyer. Et pourtant le risque était grand. Un seul petit reproche : l’absence de sources. Un conseil aussi : mieux vaut éviter la lecture linéaire. Pour le reste, Vita Obscura est un Who’s Who subtil et instructif qui, en plus de dérouter et d’enchanter, révèle un talent rare. Joli coup d’auteur et d’éditeur ! M. Ellis pour Bodoi.com Créée en novembre 2012, la maison d’édition Ici Même tire son nom de la bande-dessinée Ici-Même de Forest et Tardi. Derrière ce projet une femme, à l’envie et l’amour pour la bande dessinée débordants : Bérengère Orieux. Voilà quinze ans déjà qu’elle travaille dans le monde de l’édition BD, notamment chez Vertige Graphic. Il y a peu, elle a souhaité lancer son propre projet. Pour elle, ce fut une vraie bagarre. Mais une belle bagarre, de celles qui valent le coup. Nantes, ville à ses yeux culturellement riche, sera sa terre d’élection. 54 POISON CITY Dessin & Scénario Tetsuya Tsutsui Éditeur Ki-oon Collection Seinen Date de parution Mars 2015 SYNOPSIS Tokyo, 2019. À moins d’un an de l’ouverture des Jeux olympiques, le Japon est bien décidé à faire place nette afin de recevoir les athlètes du monde entier. Une vague de puritanisme exacerbé s’abat sur tout le pays, cristallisée par la multiplication de mouvements autoproclamés de vigilance citoyenne. Littérature, cinéma, jeu vidéo, bande dessinée : aucun mode d’expression n’est épargné. C’est dans ce climat suffocant que Mikio Hibino, jeune auteur de 32 ans, se lance un peu naïvement dans la publication d’un manga d’horreur ultra-réaliste, Dark Walker. Une démarche aux conséquences funestes qui va précipiter l’auteur et son éditeur dans l’œil du cyclone... L’AUTEUR Tetsuya Tsutsui est un dessinateur indépendant qui a la particularité de présenter ses œuvres sur son site Internet. Cette année, il a été remarqué par le rédacteur en chef et il a eu la chance de se voir proposer une publication professionnelle dans le magazine Gangan YG (de l’éditeur SquareEnix) ce manga s’appelle Reset. Malgré cela, il continue de travailler en parallèle et dessine toujours des histoires en indépendant ! AVIS / CRITIQUE Mangaka atypique, Tetsuya Tsutsui (Prophecy) s’est fait repérer en publiant ses planches sur Internet. Ouvert, connecté, il a toujours su capter l’air du temps et Duds Hunt (2002), déjà, précédait la vague de récits de survie urbaine qui inonde aujourd’hui l’archipel. Avec Poison City, il signe un pamphlet contre les mesures liberticides, directement développé avec les éditions Ki-oon. sont victimes de restrictions et les mouvements de vigilance citoyenne se multiplient. C’est dans ce contexte que Mikio Hibino, jeune dessinateur sans grand succès, se lance dans la création d’un manga d’horreur réaliste, Dark Walker, quitte à accepter quelques concessions – remplacer les humains par des zombies, etc. C’était sans prévoir la réaction d’un lecteur influent qui fera l’effet d’une bombe… Junji Itô nous en parlait : même au sein d’un genre extrême comme l’horreur, il n’existe pas de pleine liberté dans les circuits principaux du manga et, de manière préventive, les artistes peuvent tuer des idées dans l’œuf – quand elles ne sont pas refusées par l’éditeur. La censure, Tetsuya Tsutsui la connaît bien : accusé d’être susceptible de réveiller des pulsions meurtrières chez les jeunes, son thriller horrifique Manhole a été interdit dans les librairies et les bibliothèques du département de Nagasaki. Dans Poison City, l’auteur imagine un futur proche où le Japon, à l’aube des Jeux Olympiques de 2020, connait un élan de puritanisme afin de se présenter sous un jour assaini. Tous les modes d’expression Organisé sous forme de récit à tiroirs, où les planches de Dark Walker – dont nous découvrons l’évolution au fur et à mesure des directives du responsable éditorial – s’intercalent entre deux séquences du quotidien de Mikio Hibino, Poison City est absolument passionnant. Si la forme est efficace, portée par un dessin fin et lumineux, nous retiendrons surtout le fond : une prise de position réfléchie, documentée, sur la liberté d’expression et l’envers de la création de manga. Comme une sorte de Bakuman pour adultes, finalement, mélangé à un thriller addictif. Frederico Anzalone pour Bodoi.com 56 Tetsuya Tsutsui a décidé de faire ce manga, en collaboration avec les éditions Ki-Oon lorsqu’il a appris, en 2013, avoir été victime de censure par l’agence pour l’enfance et l’avenir du département de Nagasaki pour Manhole en 2009. l’histoire de Poison City se déroule à Tokyo en 2019, dans un monde proche du nôtre. Le Pays du Soleil Levant se prépare aux prochains Jeux Olympiques, tandis qu’une vague puritanisme extrême voit le jour. De nombreux mouvements citoyens de vigilance voient le jour et tous les domaines que sont la littérature, le cinéma et les jeux vidéo sont touchés par cette action. C’est pourtant dans ce climat délétère que nous retrouvons Mikio Hibino, jeune mangaka qui publie un récit d’horreur ultra-réaliste. Forcément pas au goût de tous, l’auteur et son éditeur s’apprêtent à une descente aux enfers... Poison City est donc une œuvre de fiction mais c’est sans doute, et avant tout, une œuvre personnelle qui dénonce la censure de manière assez intelligente. Nous nous retrouvons rapidement plongés dans l’univers de Poison City et nous nous plaisons vite à suivre Mikio Hibino dans son processus de création, dans sa volonté de faire publier son ouvrage et dans ses différentes rencontres avec éditeurs et Se basant sur son expérience personnelle, Tetsuya dessinateurs. Tsutsui présente une œuvre poignante nuançant finement les deux thèmes mis en avant : celui de la Là où le manga de Tetsuya Tsutsui est original c’est liberté d’expression, sujet d’actualité brûlante depuis dans sa construction narrative. En effet, Poison le 7 janvier 2015 en France, ainsi que les coulisses de la City mélange plusieurs niveaux de lectures. Dès les création des mangas au Japon. premières pages nous sommes plongés dans l’histoire fictive de Dark Walker, le manga que Mikio Hibino Car dans Poison City, il est question de censure dans tente de faire publier, puis nous suivons Mikio dans un pays où tout semble minutieusement contrôlé pour sa réalité quotidienne avant de retomber à nouveaux que le peuple marche à l’unisson dans les voies dictées dans l’histoire fictive de Mikio. Ce procédé narratif d’en haut. La force de ce récit post-apocalyptique est intelligent car il permet de suivre le processus pas si lointain de nos préoccupations du moment, créatif du héros, de comprendre son travail et de se concentre justement à toucher le lecteur dans son quoi il parle. Outre cela, le fait de suivre l’histoire raisonnement par une trame crédible et réaliste. de Dark Walker permet aussi à Tetsuya Tsutsui de faire échos à son style et à ses propres livres, tel que Tetsuya Tsutsui s’est bâti une solide renommée Manhole qui a été concerné par la censure. internationale. Spécialiste d’ouvrages à suspense, ses thrillers modernes et nerveux font de lui un des Le manga joue donc sur une mise en abyme auteurs les plus prisés à l’heure actuelle. intéressante qui permet de créer une différenciation entre l’œuvre fictive du héros, concerné par la Le premier tome de Manhole fût censuré à Nagasaki censure, et sa vie quotidienne ancrée dans la réalité en 2013 au motif que ce manga était susceptible dans laquelle il se bat pour faire vivre son projet. Le d’inciter les jeunes à la cruauté et à la violence. Cet fait que Poison City soit situé dans un futur proche incident a provoqué une conséquence dramatique nous permet de nous identifier au personnage et de pour l’auteur et ses fans, car l’ouvrage a été retiré nous interroger sur les obstacles et les évènements des ventes au niveau du département. Sur les 210 qu’il vit. Où commence et où s’arrête notre liberté pages que compte le 1er tome de Manhole, 27 ont été d’expression ? A quoi ressemblerait notre pays si la marquées comme nuisibles par un comité constitué de censure était aussi présente ? Peut-elle être justifiée? 39 personnes. Précisons que ni le thème de l’ouvrage, ni le titre n’étaient en cause, seul le dessin semble être En ce qui concerne le dessin, le manga de Tetsuya critiqué... Ce jugement a uniquement été constitué sur Tsutsui est assez classique, on y retrouve assez la base d’un visuel, attitude aberrante à une époque où facilement son trait et son style qui s’inscrit dans la certaines œuvres poussent le bouchon de la violence lignée de ses précédentes productions. Il n’y a donc et de la décadence bien plus loin que l’auteur, lequel pas vraiment de surprise de ce côté là. continue son combat pour réintégrer son titre à Nagasaki, et c’est ce fil conducteur que l’on retrouve Bref, vous l’aurez compris, Poison City est un livre dans Poison City. intéressant, intelligent, poussant à la réflexion sur des sujets importants. A mettre entre toutes les Le dessin, quant à lui, remplit son office en misant mains. paradoxalement sur la retenue dans l’expression Stéphanie Mathieu graphique. Là, où pour certaines séries, cette approche pour Avoir-alire.com est impensable, Poison City, qui manifeste son énergie progressivement, au compte goutte. Marc Vandermeer pour Actuabd.com 57 L’auteur de Manhole et de Prophecy livre ici un manga très personnel. A travers ce récit, il dénonce la censure qui sévit de plus en plus au Japon. Il en a été lui même victime pour Manhole, non pas au niveau national, mais uniquement dans le département de Nagasaki où son livre a été classé comme oeuvre nocive pour les mineurs. Car, contrairement à l’histoire qui nous est contée ici, où les livres sont soumis à une commission nationale, le vrai Japon laisse actuellement chacun de ses départements juger de ce qui est nocif ou non pour la jeunesse. Tsutsui rappelle aussi dans cet ouvrage que le phénomène de la censure a frappé les comics, aux Etats-Unis, à partir des années 1950. Pour lui, cela a compromis le développement de la BD US. Le talent de conteur du mangaka est remarquable, comme toujours. Ce qui aurait pu être un livre didactique sur le droit d’expression prend une autre dimension entre les mains de Tsutsui. L’évolution de la situation de Mikio Hibino et de son éditeur prend des airs de récit à suspense. A chaque étape de Dark Walker son lot de surprises. Le lecteur n’a Tetsuya Tsutsui, à travers Hibino, décrit donc les alors qu’une envie, savoir comment tout cela va méfaits de cette censure qui altère finalement finir. l’intégrité des oeuvres des auteurs. Dès lors, fautil se plier au formatage national et garantir ses L’auteur a aussi trouvé une manière très habile revenus, ou bien rester maître de son oeuvre au d’illustrer ses propos concernant la censure. Il risque de ne plus pouvoir vendre qu’à des adultes le fait à travers les planches du mangaka fictif, sur des réseaux de distribution secondaires ? Hibino. Outre leur rôle d’exemples, elles rythment les chapitres et apportent de la variété au livre. L’auteur s’interroge aussi sur ce qui peut justifier cette censure. Au fur et à mesure que nous avançons Les dessins de Tsutsui sont de qualité. Certains sont dans la lecture, nous ne pouvons qu’être stupéfaits même très aboutis et détaillés, particulièrement par ces classements aux méthodes discutables et ceux du récit Dark Walker. par la fragilité de la liberté d’expression. Si nous ne vivons pas la même chose en France, le sujet n’en J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre qui est un est pas moins d’actualité chez nous. On pense, bien manifeste sur la liberté d’expression autant qu’une sûr, en premier lieu à Charlie Hebdo et aux débats occasion de plonger dans les coulisses du monde qui s’en sont suivis à propos de la frontière entre des mangas et ce d’une manière très différente de caricatures et respect des religions. Bakuman, pour ne citer que celui-là. Legoffe pour Sceneario.com L’ÉDITEUR Ki-oon est une maison d’édition spécialisée dans le manga présente sur le marché depuis mars 2004 avec la sortie de son premier manga, le premier tome d’Element Line. Fondée en octobre 2003 par Cécile Pournin et Ahmed Agne, elle se consacre essentiellement à de l’heroic fantasy. Le nom Ki-oon vient de l’onomatopée qui signifie avoir le cœur gonflé d’émotion. Avec un chiffre d’affaires en progression de 80% en 2009, Ki-oon est en 2010 le plus important éditeur indépendant de manga en France. En octobre 2012, Ki-oon lance la collection au grand format nommée Latitudes. En 2014, Ki-oon change de logo pour son dixième anniversaire et crée un code-couleur spécifique à chacune de leur collection : seinen, shônen, shôjo et kids. 58 DEMO KRATIA Dessin & Scénario Morotô Mase Éditeur Kazé Manga Collection Seinen Date de parution Janvier 2015 SYNOPSIS Fruit de l’émulation entre Taku Maezawa, élève en ingénierie, et Hisashi Iguma, spécialiste en robotique, le concept de Demokratía semble révolutionnaire : 3 000 personnes, recrutées au hasard sur le web, décideront à la majorité via un réseau social des faits et gestes de Mai. Ce robot d’apparence féminine pourrait ainsi devenir le creuset d’un savoir collectif, la convergence de 3 000 intelligences... Mais l’expérience pourrait aussi révéler qu’à l’épreuve du monde réel, démocratie n’est pas toujours synonyme de raison... L’AUTEUR Motorô Mase commence sa carrière de mangaka en obtenant, en 1998, le prix Shôgakukan du meilleur jeune auteur pour sa première œuvre Area. Il se consacre à son art et crée de nombreuses œuvres dont Kyoichi (toujours inédit en France). L’une de ses œuvres les plus connues en France est Heads (édité en France chez Delcourt), l’adaptation d’un roman de Keigo Higashino, qui confirme son talent de conteur et la parfaite adéquation de son style avec le genre du thriller psychologique. En janvier 2005 commence la publication dans Weekly Young Sunday (Shôgakukan), de son titre le plus apprécié, Ikigami, qui continue aujourd’hui dans le Weekly Big Comic Spirits. AVIS / CRITIQUE Bienvenue dans Demokratía. Si cette application est apparue sur votre ordinateur, c’est que vous avez été sélectionnés pour faire partie d’une aventure d’un nouveau genre. Votre mission consistera à contrôler à distance les faits et gestes d’un robot à l’apparence humaine plus vrai que nature, en compagnie de 2999 autres pilotes. Chaque action de l’androïde sera choisie à la majorité, parmi les propositions suggérées par la communauté. Quel sera votre premier choix ? 60 Après le succès public et critique d’Ikigami, Motorô Mase est de retour aux éditions Kazé Manga avec son nouveau titre, toujours en cours de parution au Japon: Demokratía. Comme pour son succès précédent cette nouvelle œuvre se base sur un concept simple, mais très efficace : nous y suivrons les aventures de Mai, une femme-androide guidée à chaque instant par un panel de joueurs. L’idée latente derrière ce concept est d’observer le comportement d’un être dont les actions ne découlent pas d’un simple libre arbitre, mais d’une somme d’avis, de ressentis et de vécus différents, le tout pour aboutir aux bonnes décisions, car majoritaires , sans compter que Mai pourra bénéficier des connaissances de tous ses pilotes pour agir de la manière la plus efficace. se fissure très rapidement pour faire apparaître différents courants de pensée : ceux pour qui tout cela n’est qu’un jeu ou qui se protègent derrière la majorité pour se croire dans le vrai, les courants dominants contre les idées novatrices... un véritable exercice de style, mettant en pratique des siècles de théorie politique, à l’échelle d’un seul individu. On pourra regretter que le récit s’oriente rapidement vers le sensationnalisme, mais ce péril est peut-être Un être absolu, plus humainement correct qu’aucun une étape dans cette déconstruction des bienfaits humain ! de la majorité. Mais il est encore un peu tôt pour le dire... en attendant, ce premier volume remplit Une nouvelle fois, le mangaka a soigné son parfaitement son office, exposant le concept et background, même si cela induit une phase développant ses premiers questionnements. d’exposition un brin longuette, où l’on découvre les deux cerveaux à l’origine du projet. Mais nous Graphiquement parlant, nous sommes en terrain rentrons bientôt dans le vif du sujet, dès lors conquis. Motorô Mase développe une galerie de que l’application est lancée et que ses utilisateurs portraits assez réalistes. On regrettera peut-être essaient de produire les premières actions de Mai. Si que l’auteur peine à se renouveler dans la création ces premiers pas sont hésitants, le panel ne tarde pas de nouveaux visages. Dans cette foule, Mai se à prendre des initiatives, par sa curiosité naturelle. distingue aisément par un regard vide et un manque d’expressivité, trahissant les réflexions de ses guides. C’est alors que l’on comprend une des subtilités du système : si la majorité s’impose souvent sans trop D’un autre côté, la vision informatique de Mai de surprises, les votes permettent aussi de mettre en et les visages masqués numériques apportent un avant des propositions plus inattendues. Autrement sentiment d’inconfort, presque d’angoisse. L’édition dit, les créateurs ont laissé de la place pour que est quant à elle de qualité, et rappelons que Kazé puissent s’exprimer les éclairs de génie au milieu de Manga nous offre une couverture réversible, pour la neutralité de la masse. A l’instar d’Ikigami, Motorô profiter de la jaquette originale ou d’une jaquette Mase va nous présenter ces quelques personnes dont spécialement réalisée pour l’édition française. les avis spontanés va faire basculer la route de Mai : l’élève subissant la pression des études, le supérieur En définitive, ce premier volume de Demokratía hiérarchique devant gérer un employé dilettante est assez prometteur. Si toutes les subtilités du récit ou la jeune femme traumatisée par un accident. Et peuvent être assez lourdes à ingérer, le concept comme pour le précédent titre de l’auteur, les petites est suffisamment prenant pour que l’on décide de histoires personnelles contribuent à la grande, Mai pousser l’aventure un peu plus loin. Derrière la ne tardant pas à faire une rencontre troublante... curiosité technologique, ce nouveau titre est une Le lecteur suspendra volontairement son incrédulité nouvelle expérience à grande échelle ou l’individu sur certains points (le temps de réaction de Mai, peut prendre le pas sur la majorité, et où les histoires par exemple) pour se focaliser sur le cœur même du personnelles seront capitales. Laissez-vous tenter récit. Après s’être attaqué à un régime totalitaire dans par l’expérience ! Ikigami, Motorô Mase nous pousse à réfléchir aux Tianjun limites de la démocratie. Sous couvert d’un concept pour Manga-news.com paraissant idéaliste de prime abord, le système L’ÉDITEUR Le label Kazé, et son fondateur Cédric Littardi, sont reconnus comme ayant fondé le panorama de l’animation japonaise en France tel qu’il est aujourd’hui. En presque 20 ans, Kazé a édité de nombreux programmes d’animation japonaise en France et est resté longtemps l’un des tout derniers éditeurs indépendants en activité dans le domaine de la vidéo et du manga en Europe. 61 PIEDS NUS DANS LES RONCES Dessin & Scénario Lisa Zordan Éditeur Michel Lagarde Date de parution Juin 2015 SYNOPSIS Terry reçoit un coup de téléphone. Sa mère est morte. Après de longues années d’un inexplicable silence, il retourne dans son village natal pour les funérailles, comme si ce malheur seul pouvait l’y contraindre. Ce retour le confronte à ses souvenirs, aux douleurs liées à sa jeunesse. Visions et cauchemars resurgissent, sans que Terry puisse faire tout de suite la part des choses, comme si l’amnésie l’avait frappé jusque-là pour échapper à une redoutable culpabilité — au prix d’une profonde mélancolie. En suivant pas à pas son personnage, en lisant dans ses pensées, Lisa Zordan dissipe les brumes accumulées. La vérité est atroce. Sa révélation nécessaire. Les manifestations des fantômes, le jeu des couleurs, le contraste des saisons, des époques, des paysages, participent pleinement à la dramaturgie jusqu’à ce que Terry puisse enfin marcher les pieds nus dans les ronces. L’AUTEUR Lisa Zordan est née en 1987, elle s’installe à Paris et entame des études d’art au lycée professionnel Corvisart. Elle rejoint la FCIL illustration de Corvisart où elle rencontre l’illustrateur peintre et enseignant Laurent Corvaisier, qui va l’orienter vers le concours des Arts Décoratifs en 2008 où elle intègre la section image imprimée. Après des premiers pas dans l’édition jeunesse, elle intègre en quatrième année la School of Visual Art de New York pour un séjour de 5 mois et décide de s’orienter vers la bande dessinée. Pour son diplôme de fin d’année, elle présente une première version de Pieds nus dans les ronces et obtient les félicitations du jury. Après deux ans de réflexion, ce premier roman graphique entièrement remanié sort le 19 juin aux éditions Michel Lagarde. AVIS / CRITIQUE La prometteuse Lisa Zordan publie et expose une famille éparpillés lors de la vente de la maison de œuvre semi-autobiographique au style évanescent son aïeule. Terry, le héros catatonique de ce récit et au ton mélancolique. endeuillé, retourne dans la demeure familiale à la mort de sa mère et s’y replonge dans des tourments Ce premier roman graphique écorché de la jeune adolescents : père absent, amour de jeunesse enfui, illustratrice Lisa Zordan s’inspire de souvenirs de trauma dans un abattoir, mort violente… 64 Quelque part parmi les hautes herbes, nous errons seuls, tels fin d’études tourmenté, réalisé à l’encre de Chine, des enfants, les pieds nus dans les ronces. l’aquarelle et la gouache. La narration un tantinet fastidieuse et lacunaire laisse place à la finesse du trait, Crépusculaire, le dessin, à la jonction entre qui nimbe l’ensemble d’un tremblé fantomatique. peinture et bande dessinée, s’y déploie à la lisière du fantastique, quitte à virer parfois à la vision La dessinatrice expose en ce moment, et jusqu’à nocturne monochrome. la fin du mois, un aperçu de ses illustrations chez le galeriste parisien Michel Lagarde, qui édite en Déjà publiée dans le cadre de l’exposition The même temps son ouvrage. Parisianer et dans la revue Citrus, Lisa Zordan a Clémentine Gallot développé à sa sortie des Arts-Déco ce projet de pour Libération L’ÉDITEUR Depuis 2006, la ligne éditoriale des éditions Michel Lagarde se partage entre des collections liées à la bande dessinée, au graphisme, à l’humour, à l’illustration contemporaine ou patrimoniale. La Galerie Michel Lagarde ouverte en mars 2012, expose de jeunes artistes contemporains, et présente également des expositions patrimoniales consacrées aux illustrateurs de l’entre-deux-guerres (Salon de l’Araignée), au dessin d’humour et à l’illustration en général. 65 EN TEMPS DE GUERRE Dessin & Scénario Delphine Panique Éditeur Misma Date de parution Février 2015 SYNOPSIS Passionnés de récits de guerre, n’ouvrez pas ce livre ! Pas de combats au front, pas de tranchées, pas de rats ni de plaies sanguinolentes et boueuses. Le temps de guerre dont il est question est celui de l’arrière, celui d’un monde où tous les hommes sont partis. Mme Bobi, sa fille Bobbie, Madeleine, Rosette et les autres, bonnes femmes un peu grotesques à têtes de maison, doivent s’adapter : travailler à l’usine d’armement, mettre en place de nouveaux fonctionnements, de nouvelles hiérarchies, faire face aux comportements fous, cruels, amers de leurs camarades. Et pourquoi pas, par la même occasion, se retrouver entre filles, se découvrir un talent caché, se baigner nues dans la rivière, se sentir libre peut-être ? L’AUTEUR Delphine Panique a grandi dans de magnifiques paysages du sud de la France, d’où son caractère contemplatif. Elle a une Licence et un Master de Lettres Modernes, d’où son goût prononcé pour la littérature. Elle est aujourd’hui illustratrice pour la jeunesse, et depuis plusieurs années publie des histoires en bande-dessinée dans la revue Dopututto Max, aux Éditions Misma. Elle vit à Toulouse avec sa fille et son chat. Orlando, paru en octobre 2013 aux Éditions Misma, est son premier album. Feignant! Idiot! Incapable ! C’est ainsi que Madame Bobi évoque avec tendresse le souvenir de son époux, parti à la guerre dépenser leur argent chez les putes et l’abandonnant, sans un sou, avec sa gamine à roulettes. Après avoir pensé à demander à sa fille de prodiguer des gentillesses aux messieurs, la mégère doit s’y résoudre : il n’y a plus d’hommes, il va falloir bosser ! AVIS / CRITIQUE leur indépendance. Une nouvelle société émerge et, dans son sillage, un bonheur inattendu et fragile. Delphine Panique, dont c’est le second album, compose avec un trait épuré une bande dessinée complètement décalée sur le thème de l’arrière, lointaine inspiration du sort des dames de 1418. C’est un réel plaisir de rire de son imbuvable Madame Bobi, insupportable de mesquinerie et de En temps de guerre n’est pas une BD sur la guerre méchanceté, qui parsème de ses diatribes chaque de 14, mais quand même un petit peu... ou presque. mini-chapitre. Elle décrit un monde pas si éloigné du nôtre, où il n’y a plus un seul mâle et où leurs petites bonnes Drôle et absurde, En temps de guerre est un ouvrage femmes aux chevelures en toiture de maison doivent original qui détonne au milieu des commémorations apprendre à se débrouiller seules, privées de leurs du centenaire par son humour mais aussi par la maris, pères, amants... Broyées par la mécanique de description des conséquences inattendues d’une l’usine qui nourrit une guerre tellement lointaine logique martiale poussée à l’extrême. Savoureux. qu’elle en devient irréelle, et elles ressassent la M. Leroy nostalgie de la belle époque. Jusqu’au moment où, à pour Bdgest.com défaut de devenir folles, elles finissent par prendre 68 Personnages à tête de maison, couleurs gaies et trait quasi enfantin... sous le Rotring de la dessinatrice Delphine Panique, la Grande Guerre se fait poignante et amusante à la fois. la guerre, elle travaillait à l’usine comme balayeuse ; elle est désormais fraiseuse et en tire de la fierté. Elle est l’une de ces munitionnettes employées par l’usine d’armement, qui manipulent des explosifs toxiques. J’ai choisi d’exagérer le propos, d’imaginer qu’il ne reste plus d’hommes du tout – ce qui n’était pas le cas à l’époque. Cela me permettait d’explorer l’arrière, d’oublier le front. Madeleine est marraine de guerre, elle reçoit des lettres de Roger. Elle les lit à haute voix à ses collègues émues. Roger décrit rapidement les combats, puis sa prose devient érotique... C’est un petit livre étonnant, gai, coloré. En temps de guerre traite pourtant d’un sujet noir mais par un biais singulier : des hommes-maisons partent au front, pendant la Grande Guerre, tandis que les femmesmaisons restent à l’arrière. Seule avec une fillette handicapée, Madame Bobi vit mal sa solitude avant de progressivement s’émanciper… Delphine Panique, auteure d’une adaptation d’Orlando, de Virginia Woolf, Je me suis documentée sur les femmes pendant la signe ici une bande dessinée faussement légère, à la guerre, mais j’ai surtout trouvé du matériel sur le fois amusante et véritablement poignante. front, les tranchées. Si les lettres des soldats ont été conservées, celles de leurs femmes ou marraines ont Le départ le plus souvent disparu. Elles qui se sont émancipées « Dans la famille Bobi, l’homme est convoqué pour entre 1914 et 1918 ont ensuite dû reprendre leur la guerre. Restée seule, Madame – qui est plus grande place au foyer – alors qu’en Grande-Bretagne le que lui, ne se laisse pas faire et lui crie dessus quand mouvement des suffragettes s’imposait. » il part – pleure pendant une page puis passe à autre chose. Avec Monsieur Bobi, elle a une fille qui est Le retour différente et se déplace avec des roulettes. Mon idée « Les femmes ont échoué à faire fonctionner l’usine de était de représenter une cellule familiale normale manière collective, et ont adopté des comportements divisée par un événement. Le point de départ du livre de plus en plus cruels : en temps de guerre, on a le est une certaine brutalité dans la séparation. Cela m’a droit de tuer, de torturer… Elles se réunissent au été inspiré par mon histoire personnelle, et aussi par bistrot, boivent, dansent, s’amusent ensemble. Elle l’envie de traiter de la guerre de 14-18. J’ai de la famille goûtent une certaine liberté. Madame Bobi aime ça dans l’Aisne, j’en ai toujours beaucoup entendu parler. et se met à la trompette. A ce moment, les hommes Mêler ces deux thématiques m’est apparu naturel. reviennent. Ils sont mal en point, n’ont plus figure humaine – certains ne ressemblent même plus à des L’idée d’affubler mes personnages de têtes en forme maisons ! de maison est venue toute seule ! Finalement, c’est très cohérent, car les femmes restaient beaucoup à la Dans cette page, la plupart des cases sont coupées maison à l’époque. Et puis j’ai été marquée, enfant, par par une diagonale : d’un côté la femme, de l’autre son les dessins de femmes-maisons de Louise Bourgeois. mari, ou ce qu’il en reste. J’apprécie particulièrement Dans cette page, la caméra dézoome progressivement, cette construction, graphiquement esthétique avec ses le plan est très fixe et simple. Il n’y a pas de décor, une constrastes entre le noir et le blanc. Dans le dernier seule couleur au sol. On est centré sur Madame Bobi, tiers, Madame Bobi reste seule : Monsieur Bobi n’est qui elle, est concentrée sur sa tristesse. pas rentré. Depuis le tout début de l’album, le lecteur sait que son époux est mort au front. Elle n’a pas reçu Au départ, En temps de guerre n’était pas un album, le télégramme, et reste aveuglée par son énervement. mais un récit court de quatre pages seulement – pour la revue Dopututto Max des éditions Misma. Je voulais que ce livre soit un peu dur, comme le Je voulais qu’il fonctionne tout seul, avec un gag en thème dont il traite. En même temps, les personnages chute d’histoire. Puis j’ai ajouté un autre chapitre et sont quasi enfantins, les couleurs gaies, le trait puis encore un autre... Le sujet me plaisait tant que j’en simple… J’aime ce contraste. Avant de réaliser les ai tiré un livre ! Je l’ai construit comme un feuilleton, pages, j’écris beaucoup. Je ne fais pas de crayonnés, avec des épisodes de plus en plus longs. » mais un découpage rapide, plutôt rédigé. Le moment du dessin (au Rotring) doit être spontané, pour garder La lettre une certaine fragilité. Je fais la mise en couleur sur « J’aime beaucoup ce chapitre central. Madeleine, ordinateur, à la fin. Je suis assez autodidacte au niveau la maison bleue, est un personnage assez symbolique: du dessin. J’admire beaucoup celui de Reiser, très cette femme-enfant a un esprit joyeux, naïf. Avant épuré. » 69 La guerre, c’est terrible, ça tue les hommes. Mais surtout, ça laisse les femmes toutes seules à l’arrière, avec une tonne de boulot et les gosses à gérer. Enfin, à l’heure de l’effort de guerre, les enfants finissent pas accompagner les mamans à l’usine d’armement, où on leur trouvera des tâches adéquates. Le temps passe ainsi, et une nouvelle société au féminin se met en place. Entre liberté retrouvée, douleur de l’attente, crêpage de chignons et solidarité nouvelle… Ce deuxième album de Delphine Panique (après Orlando, déjà chez Misma) évoque bien entendu la vie loin du front lors des grands conflits, surtout la Première Guerre mondiale. Mais en adoptant un point de vue décalé et une esthétique fantaisiste – ses héroïnes ont une maisonnette en guise de tête, et une mignonne petite queue au-dessus du fessier–, L’ÉDITEUR elle délaisse le documentaire pour proposer une vision drôle et engagée. Ses ouvrières prennent leur vie en main en prônant l’autogestion, ses marraines de guerre qui correspondent avec des soldats lisent à haute voix de coquines lettres d’amour pour le bonheur de leurs copines, et les virées nocturnes sont l’occasion de se trouver un hobby, voire une passion. Avec humour et intelligence, Delphine Panique alterne le poignant, le cocasse et le douloureux, au fil de courtes saynètes comme autant d’instantanés de la vie loin des tranchées. Son trait fin et ses couleurs lumineuses, qui ne s’encombrent que rarement de décors en privilégiant les protagonistes, donnent à l’ensemble une petite touche irréelle délicate et envoûtante. Voilà un album singulier et attachant, encore une jolie réussite des éditions Misma. Benjamin Roure pour Bodoi.info Misma est une association d’édition française de bande dessinée, fondée à Toulouse en 2004 par les frères Estocafich et El Don Guillermo, désireux de s’auto-éditer et de publier des auteurs amis. Ils éditent des récits en bandes dessinées sous divers formats ainsi que la revue Dopututto Max, créée sous le nom Dopututto en 2004. Lors du 40ème festival international de la bande dessinée d’Angoulême, les Éditions Misma reçoivent le Prix de la bande dessinée alternative pour leur revue Dopututto Max n°3. 70 PETITES COUPURES A SHIOGUNI Dessin & Scénario Florent Chavouet Éditeur Philippe Picquier Date de parution Novembre 2014 SYNOPSIS Kenji avait emprunté de l’argent à des gens qui n’étaient pas une banque pour ouvrir un restaurant qui n’avait pas de clients. Forcément, quand les prêteurs sont revenus, c’était pas pour goûter les plats. L’AUTEUR Florent Chavouet, né le 11 février 1980, est un auteur de bande dessinée et illustrateur français. Titulaire d’un master d’Arts plastiques, il séjourne régulièrement au Japon à partir de 2004, et tire de ces séjours deux bandes dessinées remarquées, Tokyo Sanpo et Manabé Shima, publiées par les éditions Philippe Picquier en 2009 et 2010. L’histoire commence avec Kenji la tête plaquée contre son grill par trois men in black qui grignotent ses crevettes. Ensuite accrochez-vous, ça va partir dans tous les sens. Un taxi, un tigre, et des distributeurs de canettes. AVIS / CRITIQUE devienne limpide. Bourré d’humour et de détails loin d’être anodins, le récit a une construction qui réveille en nous des instincts d’enfant. L’impression d’être au beau milieu d’une chasse au trésor, ou en tout cas d’une aventure incroyable pleine de rebondissements imprévisibles. Ce genre de sensation qu’on oublie un Dans cette bande dessinée complètement dingue, peu quand on se met à tout vouloir rationnaliser tout Florent Chavouet assemble cette nuit étrange comme de suite (ce soit-disant fichu passage à l’âge adulte). un puzzle. On assiste aux dépositions des uns et des autres, on voit les scènes dans le désordre, et on peut Les personnages sont tous géniaux. Les rapports aussi lire les notes de l’auteur en pleine enquête. Il y a entre eux sont seulement abordés grâce aux hilarants des petits instants de rien, des grandes discussions, des dialogues, mais suffisent à donner à chacun une quiproquos et des secrets à planquer. personnalité forte. Il n’y en a pas un à qui on ne s’attache pas tout de suite, même si beaucoup d’entre eux ne sont Lire Petites coupures à Shioguni est une expérience pas si sympathiques que ça, à première vue. Personne absolument jubilatoire. On ne comprend rien, et n’est complètement mauvais ni complètement bon. Ils tout à coup tout commence à s’assembler, comme sont comme des gens qu’on aurait croisé une heure s’il ne nous avait manqué que de minuscules ressorts dans notre vie, avec qui on aurait échangé un peu, et pour enclencher le mécanisme et pour que l’histoire dont on garderait un bon souvenir. 72 Graphiquement, Florent Chavouet nous en met plein la vue. Mixant les techniques, il donne encore une fois toute sa place à la couleur, aux textures, et aux décors. L’histoire se déroulant de nuit, il s’amuse avec les éclairages des lampadaires, des enseignes, des phares, qui donnent une ambiance un peu chaleureuse, mais glauque aussi, à l’ensemble... Jouant sur des points de vue presque improbables (à part s’il vous arrive souvent de vous suspendre au plafond), il livre des planches chargées en adrénaline. Cette bd donne l’impression d’être sur des montagnes russes, et les moments un peu plus calmes nous laissent juste le temps de reprendre notre souffle avant que tout explose. Il y a un vrai lâcher prise dans la mise en scène, les cadrages, la narration, et pourtant tout file naturellement. Un joyeux n’importe quoi absolument cohérent. C’est d’ailleurs une des forces de cette bd. Elle est incroyablement dense, et se lit pourtant avec une parfaite fluidité. On n’a jamais le temps de s’ennuyer, de se reposer sur ses lauriers, et on est dans l’incapacité de prévoir ce qui va se passer ensuite. Un régal. Ses crayons vibrent pour l’archipel. Depuis Tokyo Sanpo, recueil de scènes de quartiers tokyoïtes, Florent Chavouet croque l’anecdotique dans des ouvrages entre le carnet d’illustrations et la BD. Galerie de portraits et d’anecdotes, Petites coupures à Shioguni en regorgent et des plus savoureux. Un chauffeur de taxi blasé de son métier, un restaurateur qui se fait griller, un poulpe, un hippopotame bleu bourré de fric, trois yakusa très amateurs, une petite voleuse en pull rose, un livreur de Kombini qui se fait tirer ses clefs… Les personnages et l’ambiance déjantés de l’album n’est pas sans évoquer l’univers tout aussi disparate et parcellaire des frères Cohen... Né d’une envie de poser ses mines sur une histoire complète, Petites coupures à Shioguni est un premier récit de fiction pour l’auteur de Manabé Shima. Un récit éclaté, fidèle au style Chavouet, qui alterne entre documents d’enquête et planches au découpage innovant. Parfois morcelées en damier de cases, certes, mais jamais exemptes d’originalité formelle – dialogues mélangés aux dessins, points de vue insolites, etc. Ces pièces de puzzle forment un jeu à voix multiples, entre notes lacunaires, témoignages farfelus et dépositions contradictoires. Que s’est-il vraiment passé cette nuit-là ? Qui dit la vérité, qui ment ? Et surtout : pourquoi ? Cette affaire criminelle, aussi burlesque et mouvementée devient-elle, n’est pas l’intérêt principal. Une fois remise dans l’ordre, elle se révèle un peu simpliste. Non, ce qui nous tient en hypnose, c’est bien la découverte de chaque page, toujours inventive et différente de la précédente, créant un rythme de lecture dynamique. Autant que le dessin en lui-même, riche de crayonnés expressifs et d’aquarelles nuancées. Florent Chavouet bout de passion pour son sujet, c’est une évidence : il peint un Japon urbain très référencé – presque trop pour le néophyte ! –, qui flirte avec la parodie tout en conservant suffisamment d’authenticité pour rester crédible. Comme l’ingrédient secret d’un bouiboui de quartier, ce goût de vrai transforme Petites coupures à Shioguni en polar vivant (sélectionné à Angoulême), dépassant le simple statut d’objet de curiosité. Frederico Anzalone pour Bodoi.info Florent Chavouet laisse exploser tout son talent dans ce titre atypique. Polar imprévisible bourré d’humour, de personnages charismatiques et de hasards qui font bien mal les choses, ce titre se dévore avec bonheur. Laissez votre sens de l’orientation à l’entrée, Florent Chavouet vous emmène en balade. Elsa pour 9emeart.fr Au delà de l’histoire toujours très ironique (et vraiment marrante) cette fiction est servie par un graphisme d’une richesse rarement égalée. Patchwork improbable de prises de notes rapides, de documents récoltés, de planches de BD, Florent Chavouet explore tout, sans rien s’interdire. Remplis d’une foule de détails et d’un flot de textes, les planches, tantôt illustratives, tantôt narratives varient de forme et d’aspect suivant l’envie. Toujours maître de son dessin, Florent Chavouet varie les techniques. Couleurs hyper saturées ou pur jus noir et blanc, tout est possible… et son contraire. Le résultat visuel est... étonnant, mais surtout, particulièrement immersif ! Jacques Viel pour Unamourdebd.fr 73 Florent Chavouet avait déjà montré qu’il aimait le Japon avec ses carnets de voyage Tokyo Sanpo et Manabé Shima ou il se mettait en scène. Il a maintenant passé le cap de la découverte du pays et s’est suffisamment imprégné du Japon pour raconter une histoire qui s’y passe sans chercher à juste faire un récit de voyage. Petites coupures à Shioguni est un polar. Pas un roman noir rempli de meurtres sanglants mais un livre qui préfère la description d’un quotidien perturbé. Tout est dans l’ambiance de ce quartier parfaitement retranscrit. Jamais l’impression n’est donnée d’un Japon fantasmé par un occidental. Tout paraît juste. Sans cliché. Petites coupures à Shioguni narre plusieurs faits divers se déroulant dans un quartier japonais durant quelques heures d’une nuit. Toutes les histoires se croisent et s’entrecroisent. La trame prend la forme d’un dossier d’enquête ou chaque protagoniste raconte sa version de cette nuit. L’intérêt repose sur le fait que, comme dans une enquête de police, la vérité de l’un n’est pas celle d’un autre. L’histoire ne suit pas un ordre chronologique et, selon les intervenants du récit, le spectateur migrera dans le temps à un moment donné de la nuit. La trame, éclatée, rappelle Pulp Fiction. Le lecteur est quasi dans le rôle de l’enquêteur et doit lui-même démêler ce puzzle au cours des différents interrogatoires. L’ÉDITEUR Ce jeu de fausses pistes, plutôt drôle, est renforcé par la mise en page de l’ouvrage. Formellement, c’est très fort. Le livre alterne cartes de quartier, coupures de presses, notes de dossier, rapports de police, illustrations et bande dessinée. Le dessin est semi-caricatural et les couleurs flashy ne plairont pas à tout le monde, mais cela sort de l’ordinaire. Florent Chavouet explose le format BD habituel, recourant rarement à des cases et des bandes. En feuilletant rapidement le livre, on pourrait croire à tort qu’il s’agit d’un récit illustré. Les magnifiques pleines pages sautent aux yeux. Pourtant, l’art séquentiel est bien en place. Chaque détail a son importance et, souvent, seuls un indice en arrière-plan, un mot dans un carnet ou un article de journal permettent de faire le lien entre les différents événements narrés. Un retour en arrière peut s’avérer nécessaire pour tout bien appréhender. Le superbe boulot des éditions Philippe Picquier est à saluer: le livre est de toute beauté avec son format cartonné et une belle couverture résumant parfaitement l’ouvrage. Espérons que le prix du polar obtenu à Angoulême remette en tête de gondole ce livre passé relativement inaperçu lors de sa sortie. J. Degryse pour Bdgest.com Depuis 1986, les Editions Philippe Picquier se sont attachées à publier en France des livres de l’ExtrêmeOrient, avec la certitude que l’Asie est suffisamment vaste pour qu’on ne s’occupe que d’elle. Le catalogue -comprenant une collection de livres de poche- est consacré à la Chine, au Japon et à l’Inde et s’ouvre progressivement à l’Asie du Sud-Est. Une maison d’édition singulière qui a trouvé sa place dans le paysage éditorial français en publiant aussi bien des traductions des oeuvres des principaux écrivains de ces pays - classiques, modernes ou contemporains - que des essais, des livres d’art, des reportages et maintenant des livres pour enfants, destinés à faire connaître les cultures orientales aux lecteurs français dans leur richesse et leur diversité. 74 MIKE‘S PLACE Dessin Koren Shadmi Scénario Jack Baxter & Joshua Faudem Éditeurs Steinkis Date de parution Mai 2015 SYNOPSIS Mike’s Place est l’un des rares endroits a Tel Aviv ou juifs, chretiens et musulmans pouvaient sortir paisiblement, entoures par les expatries et les touristes qui remplissaient le bar tous les soirs. Dans ce cocon de paix cosmopolite, l’amour est la grande affaire de chacun et le blues une passion commune. Au printemps de 2003, Jack Baxter decide de realiser un documentaire sur le phenomene Mike’s Place. Mais le 30 avril, la frivolite fait place a la tragedie : le bar est la cible d’un attentat suicide qui fait trois morts et une cinquantaine de blessés, dont Jack et Josh, son cameraman. Mike’s Place retrace l’histoire vraie de l’equipe du bar et de ses clients, avant, pendant et apres l’attentat. LES AUTEURS Koren Shadmi est née en Israël, où il a travaillé comme illustrateur et caricaturiste pour divers magazines. A 17 ans, il a eu son premier roman graphique publié, Profil 107 - une collaboration avec le mentor dessinateur Uri Fink . À la fin de son service pour la Force de défense israélienne, Shadmi déménagé à New York pour étudier l’illustration à la School of Visual Arts , où il a acquis son diplôme de baccalauréat en 2006. Jack Baxter est un cinéaste et journaliste pigiste de New York. Il a écrit, produit et dirigé le controversé et acclamé par la critique 1995 film Brother Minister : The Assassination of Malcolm X. Lui et son épouse, Fran Strauss-Baxter, sont les co-producteurs du documentaire primé Blues by the Beach. Joshua Faudem est un cinéaste documentaire américano-israélien qui a étudié à la prestigieuse programmation de films à l’Académie des Arts du spectacle à Prague (FAMU). Il a filmé, produit et réalisé des documentaires remarquables et des émissions de télévision en Israël, en Europe et en Amérique du Nord. Il est le réalisateur du documentaire primé Blues by the Beach. Il vit en Israël. Il produit des films qui exposent et/ou confrontent divers aspects de la friction culturelle en Israël et des stratégies qu’emploient des gens ordinaires de traiter ces problèmes. Un thème commun de son travail est une exploration de la façon dont les membres de cultures en conflit arrivent à surmonter leurs différences. Alors que Joshua n’est ni un militant politique, ni un spécialiste des sciences sociales, il est un fin observateur de la condition humaine et un conteur de talent. Lorsque l’on évoque successivement les termes Israël ou Palestine, il est difficile d’avoir un avis totalement neutre et exempt de tout esprit partisan. Mike’s Place est le genre de comics que l’on aimerait lire plus souvent, afin que certains clichés volent en éclats et que seul la paix compte pour les populations. AVIS / CRITIQUE réalisé un reportage sur un lieu étonnant situé sur les bords de mer de Tel-Aviv et qui se nomme le Mike’s Place. Cet endroit est un bar où les différentes communautés locales ou étrangères pouvaient se retrouver pour boire un verre en écoutant un groupe jouer sur scène. Un projet de hippies comme le décrit le patron des lieux. Loin En 2003, le journaliste américain John Baxter a de l’imagerie sombre et violence que l’on peut se 76 faire de l’Israël, nous découvrons une autre version de ce pays, plus riche humainement et surtout plus libre intellectuellement. Comme l’indique le sous-titre de l’album, Chronique d’un attentat, un drame se produit là-bas, alors que Jack Baxter était encore sur les lieux. Cet album est en quelque sorte l’adaptation du documentaire qu’il a co-réalisé avec Joshua Faudem. De manière progressive, nous suivons la lente montée dans l’horreur de la barbarie à venir. L’histoire se découpe en plusieurs chapitres, chacun étant introduit par un extrait du coran. C’est une des grandes forces du récit : ne jamais tomber dans le prosélytisme. Ce sont avant tout des humains dont nous suivons le sort funeste et, pour les survivants, Ce qui frappe, c’est de découvrir un tout autre visage de Tel Aviv que l’on peut percevoir comme ville à risques. Les auteurs évoquent les échanges entre les uns et les autres, les raisons de lâcher du lest, de se retrouver en toute décontraction entre amis, en famille, en couple, à discuter pleinement de l’avenir, de ses projets. Jusqu’à cette date du 30 avril 2003, journée effroyable, faisant 3 morts et de nombreux blessés. les jours qui suivront la boucherie. Le décorum présentera aussi bien des juifs que des musulmans pratiquants, ainsi que des chrétiens. Dès les premières pages, on plonge totalement dans cette histoire qui vous laisse avec la boule au ventre, une fois terminée. Mike’s Place a été mis en scène par un artiste qui nous avait subjugué avec sa série Abaddon : Koren Shadmi. L’artiste israélien vivant aux USA ne cache pas que ses influences proviennent en partie de la bande dessinée européenne. Son style colle à merveille et la tonalité grave du titre est parfaitement retranscrite. Inattendu et marquant, Mike’s Place est un ouvrage hautement conseillé. Mickaël Géreaume pour Planetebd.com de Mike’s Place. Ces auteurs ont aussi réalisé un film documentaire intitulé Blues by the Beach, en lien direct avec les événements. Au dessin, l’Israélien Koren Shadmi apporte une touche graphique qui s’adapte relativement bien à la trame. Sans artifice, il aborde un sujet terrible qui montre à quel point l’humanité .et la paix sont des choses particulièrement fragiles. Marc Vandermeer Le duo de scénaristes de l’album, composé de Jack pour Actuabd.com Baxter & Josh Faudem a vécu en direct l’histoire L’ÉDITEUR Steinkis publie des livres accessibles et stimulants autour du thème de la relation à l’Autre. Qu’il s’agisse de romans, de romans graphiques, de documents ou d’essais, nos livres déclinent les thèmes des relations entre les peuples, les cultures, les civilisations ; des questions d’identité et d’appartenance ou du rôle et de l’intégration des minorités, qu’elles soient religieuses, ethniques, sexuelles, etc. Ces sujets sont, de façon récurrente, au cœur de l’actualité et de nos préoccupations. Notre démarche est de prendre du recul et d’apporter un regard parfois décalé afin de publier des ouvrages de fond. 78 PRIX LYCÉEN DE LA BD Vendredi 13 novembre | 9h-17h cinéma Le Central & Hall Comminges FESTIVAL BD COLOMIERS 2015 Vendredi 13 novembre | 14h-19h Samedi 14 novembre | 10h-19h Dimanche 15 novembre | 10h-19h CONTACTS Amandine Doche - chargé de mission BD Mairie de Colomiers Direction Sports, Culture et Développement Associatif 1, place Alex Raymond - BP 30330 31776 Colomiers Cedex 05.61.15.23.82 | [email protected] Angelo Lorusso - référent du rectorat Rectorat de l’académie de Toulouse Place Saint-Jacques - BP 7203 31073 Toulouse cedex 7 05.62.13.10.21 | [email protected] PROGRAMME & INFORMATIONS PRATIQUES www.bdcolomiers.com | expositions, invités, horaires...