RETOUR SUR LA LENTE ACCESSION DES FRANÇAISES À LA

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RETOUR SUR LA LENTE ACCESSION DES FRANÇAISES À LA
RETOUR SUR LA LENTE ACCESSION
DES FRANÇAISES À LA CITOYENNETÉ :
IL Y A 60 ANS, LE PREMIER VOTE
DES FEMMES EN FRANCE
par
Catherine MAIA
Doctorante en droit international public
à l’Université de Bourgogne
L’obtention récente du droit de vote des Koweïtiennes à la faveur
d’un amendement à la loi électorale, voté le 16 mai 2005, rappelle
s’il en était besoin que le suffrage des femmes n’est pas partout et
toujours allé de soi. La France, qui se présente volontiers comme la
patrie des droits de l’homme, n’échappe pas à ce constat. Aussi, en
une année particulièrement riche en commémorations célébrant le
soixantième anniversaire d’une victoire chèrement acquise sur la
barbarie nazie, convient-il de rappeler que la fin de la Seconde
Guerre mondiale a également coïncidé avec l’accession pleine et
entière des Françaises à la citoyenneté. Accueilli sans réel enthousiasme à l’époque, alors que la guerre n’était pas encore officiellement terminée, le vote des Françaises n’a guère fait davantage de
bruit à l’occasion de son soixantenaire. Il marque pourtant une date
clé dans l’histoire politique de la France, tant il est vrai qu’en
matière de droits de l’homme mémoire et vigilance doivent constamment restées alertes.
L’«incapacité civique» de la femme
Avec la Révolution française de 1789, les femmes s’étaient vues
reconnaître la qualité d’individus aptes à jouir de droits civils tels
que la possibilité d’hériter, de passer contrat, de se marier librement et même de divorcer. Certes, la conquête des droits civils
n’impliquait pas automatiquement celle des droits civiques, le
législateur ayant pris soin de bien distinguer ces deux sphères.
Néanmoins, en reconnaissant à la femme une personnalité civile
autonome, il devenait de moins en moins justifiable de lui refuser
la capacité de peser sur les choix politiques. Les femmes, devenues
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des individus libres et raisonnables, devaient logiquement jouer un
rôle actif au sein de la res publica. Leur participation à la Révolution de 1789, et en particulier celle de la sans-culotterie féminine, avait marqué l’avènement des citoyennes dans l’espace politique, de femmes qui manifestent, portent des armes, se pressent
dans les tribunes ouvertes au public, débattent, écrivent. Pour la
première fois une personnalité individuelle leur avait été reconnue,
faisant des femmes des êtres à part entière. Or, elles restaient des
« incapables civiques », exclues de l’exercice du droit de cité. À cet
égard, « Il faut donc souligner à la fois l’audace de la Révolution,
et sa démission historique. Elle a refusé d’affronter la question du
rapport des sexes dans la cité, comme si elle s’était effrayée de
l’avoir mise à jour. Mais il ne faut pas oublier qu’elle l’a mise à
l’ordre du jour » (1).
Pour les révolutionnaires, et en particulier l’abbé Sieyès (2), le
suffrage étant une fonction et non un droit, il revient à la Nation
d’exclure de la capacité civique d’une part, ceux qui ne partagent
pas l’intérêt national, c’est-à-dire les étrangers, d’autre part, ceux
qui ne disposent pas d’un degré de lumière suffisant, c’est-à-dire
les mineurs, auxquels sont assimilées les femmes en raison de leur
faiblesse « naturelle ». Minoritaires à cette époque sont les vues
défendues par Condorcet (3) ou par Olympe de Gouges (4) qui
s’attachent à démontrer rationnellement le manque de pertinence
des argumentaires généralement avancés pour justifier le statut
inférieur fait à la femme. Tout en démasquant les préjugés à la
base de tels argumentaires, qui annihilent toute capacité de raisonnement, ils révèlent également les limites d’une universalité
abstraite qui pose en réalité le masculin comme norme de référence.
Lorsque le suffrage « universel » est inscrit dans la Constitution
républicaine de 1848, l’universalité proclamée s’accommode cependant de l’exclusion des femmes. Une telle assimilation de la mas(1) E.G. Sledziewski, «Révolution française, le tournant», in G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident. Le XIXe siècle, tome IV, Paris, Plon,
1991, pp. 43-56, p. 44.
(2) Voy. J.W. Scott, La citoyenneté paradoxale. Les féministes françaises et les
droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998, p. 56; A. Le Bras-Chopard et J. Mossuz-Lavau (dir.), Les femmes et la politique, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 28.
(3) C’est en 1790 que paraît son célèbre «Essai sur l’admission des femmes au droit
de cité», dans le Journal de la Société de 1789, n° 5, 3 juillet 1790.
(4) En 1791, Olympe De Gouges publie une Déclaration des droits de la femme et
de la citoyenne, qui fait écho à la Déclaration de 1789, par laquelle elle revendique
l’égalité politique homme-femme.
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culinité à la souveraineté est à l’origine des premières revendications féministes. Elles n’ont toutefois guère d’échos. Ceux qui se
sont battus en faveur du suffrage universel, afin que tout individu
puisse devenir un citoyen éclairé, récusent catégoriquement ce
droit pour les femmes, étant unanimement partisans du retrait de
celles-ci dans la vie domestique. Pourtant, Jeanne Deroin, une
ancienne institutrice, refuse de s’incliner et décide de se présenter
aux élections législatives de 1849 dans le département de la Seine,
estimant qu’« une assemblée législative entièrement composée
d’hommes est aussi incompétente pour faire les lois qui régissent
une société composée d’hommes et de femmes que le serait une
assemblée entièrement composée de privilégiés pour discuter les
intérêts des travailleurs ou une assemblée de capitalistes pour soutenir l’honneur du pays » (5) (L’opinion des femmes, 10 avril 1849).
Sa candidature est toutefois très vite déclarée contraire à la Constitution.
Pendant l’épisode de la Commune de Paris, en 1871, nombreuses
sont les femmes qui s’enrôlent dans la défense de la capitale assiégée
par les Prussiens. Ouvrières, institutrices, blanchisseuses, elles participent souvent directement au combat. C’est le cas de Louise
Michel, qui, pour faire prévaloir ses vues, notamment en matière
d’éducation et de salaire féminins, doit se battre contre l’influence
de Proudhon dans le mouvement socialiste pour qui la femme ne
peut être que «ménagère» ou «courtisane».
Sous la Troisième République, les femmes s’instruisent, travaillent, militent, mais on refuse toujours de les intégrer au corps
politique, d’en faire des électrices et des représentantes élues.
L’idéal politique que la société française leur réserve est celui de
mères citoyennes qui assument le devoir d’éduquer leurs enfants
dans l’amour des valeurs républicaines, citoyenneté hautement
paradoxale toutefois, puisque pensée dans le foyer et sans droits
politiques. Or, en privant les femmes de la faculté d’agir dans la
cité, le régime entre de plein front en contradiction avec ses propres valeurs fondatrices qui reposent sur des droits égaux pour
tous. Pour justifier cette inégalité civique, le discours juridique se
fonde sur un prétendu ordre naturel qui, pour les femmes, implique infériorité physique et faiblesse de raisonnement. La fiction de
l’autonomie de la volonté qui domine le droit français, exalté par
(5) Cité dans P. Latour, M. Houssin et M. Tovar, Femmes et citoyennes. Du droit
de vote à l’exercice du pouvoir, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Le Temps des Cerises,
1995, pp. 31-32.
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le libéralisme individualiste, engendre l’idée de l’adhésion de la
femme au statut qui en fait un être relatif, n’existant que comme
fille, épouse et mère, figure secondaire définie par rapport à
l’homme, seul véritable sujet de droit. Les discours médical et religieux viennent même corroborer les craintes que l’on retrouve
dans les textes juridiques, à savoir que les femmes, êtres intellectuellement fragiles, ne deviennent incontrôlables si elles accèdent
au pouvoir de décision.
Dans un régime qui aspire au bonheur de tous, l’exclusion de la
moitié du genre humain par l’autre moitié de toute participation
au gouvernement s’explique donc par la nature : les femmes ne
pourront être heureuses que dans le cadre de leur foyer, où elles
jouiront pleinement et honorablement de tous leurs droits civils.
Cette « norme » est d’autant plus enracinée que le droit se heurte
au désintérêt du plus grand nombre pour le juridique, faisant de
ce domaine la chasse gardée des techniciens. En effet, il est certain
que la plupart des femmes demeuraient attachées à l’image idéale
qu’on leur renvoyait d’elles-mêmes, faite de douceur, de compassion, bâtie sur le modèle de la mère de famille « bourgeoise », persuadée que le droit n’est pas son affaire (6). Pour les femmes les
plus favorisées, la pesanteur de l’habitude ne poussait guère à
l’abandon d’un statut sécurisant.
À cet égard, la littérature et les arts, en tant que miroirs de la
société, relayaient l’archétype féminin représenté comme un être
de passion, de douceur, d’intuition et d’instinct maternel, autant
de qualités dont l’homme se dépouillait pour s’octroyer l’esprit
scientifique, l’intelligence créatrice et le goût inné pour le pouvoir
et le commandement. Ces préjugés sont si puissamment ancrés
dans les mœurs que la résignation est la seule voie qui permette
aux femmes d’éviter la blessure. D’où la réaction de la féministe
Hubertine Auclert, en 1879, au cours du Congrès socialiste de
Marseille : « On chante la grâce, la beauté, la bonté de la femme ;
on lui accorde un royaume d’amour dans un empyrée imaginaire.
Cette flatterie est le fil d’or qui enguirlande la chaîne de servitude.
Moins d’apothéoses, plus de droits. Voilà ce que nous voulons » (7).
Quant à la majorité des femmes, celles du peuple, leur désintérêt
pour le droit tient avant tout à leurs conditions de vie difficiles.
Écrasées par la lourdeur de leurs tâches, elles sont au centre d’une
(6) A. Martin-Fugier, La bourgeoise, Paris, Grasset & Fasquelle, 1983, p. 275.
(7) Cité dans J. Rabaut, Histoire des féminismes français, Paris, Stock, 1978,
p. 175.
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formidable mutation économique (8) qui en fait souvent des
enjeux, voire des victimes.
Cependant, l’avènement de la femme civique semblait impliqué
par l’avènement de la femme civile. Car ces Françaises, qui avaient
accédé à la conscience historique, se savaient un rôle à jouer dans
la cité. Restait à savoir si une citoyenneté passive, limitée sur le
plan politique à l’information et à l’acquiescement, était encore une
citoyenneté véritable. En ce sens, l’épanouissement des droits civils
de la femme pouvait être le moyen de rendre acceptable, dans la
civilisation des droits de l’homme, son ostracisme politique. La
crainte irraisonnée d’un bouleversement de l’assise du pouvoir est
telle qu’il apparaît bien plus sécurisant d’accorder des lois progressistes pour la condition féminine, lois votées par des hommes et où
les femmes sont maintenues dans une position d’objet. Les choix
législatifs des gouvernements successifs sous la Troisième République témoignent parfaitement de cet état d’esprit. Aucun texte
régressif, mais pas d’œuvre législative non plus qui traduise une
politique globale et cohérente, tendant vers l’égalité institutionnelle,
les femmes bénéficiant seulement de mesures favorables, toujours
accordées de façon ponctuelle et partielle (9), ce qui reflète clairement une volonté de statu quo des rôles traditionnels.
L’argument récurrent est, en effet, celui du risque de destruction
de la famille, conséquence qui ne manquerait pas de se produire,
prétexte-t-on, si des droits politiques étaient accordés aux femmes.
La féministe Camille Bélilon réfute pourtant la pertinence de
l’analyse : «Il nous a été répondu que cette mission de mère et de
nourrice prenait à la femme tout son temps. Eh bien, nous n’avons
pas compris davantage, cette phrase étant pour nous absolument
inintelligible : ne pas avoir le temps d’avoir des droits» (10). Dans le
même sens, Madeleine Pelletier relève qu’«en réalité, le sentiment
qui anime les anti-féministes contre l’éligibilité des femmes, c’est
l’orgueil masculin. Ils ne peuvent supporter l’idée de voir un jour
(8) La fin du dix-neuvième siècle est marquée par la deuxième révolution industrielle, qui est celle de l’énergie, des transports et de la chimie, mais aussi du machinisme et de la rationalisation des méthodes de travail. C’est sous l’effet de ces transformations économiques profondes que les travailleuses, auxquelles font massivement
appel les employeurs, deviennent visibles.
(9) Voy. notamment C. Maia, «L’émancipation civile de l’épouse : lorsque la
IIIe République libère les femmes du piège de la famille», Lunes. Réalités, parcours
et représentations de femmes, 2002, vol. 21, pp. 22-29.
(10) C. Bélilon, «Droits politiques des femmes», Congrès international de la condition et des droits des femmes, Paris, 1901, p. 411.
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des maris placés plus bas que leur femme dans la hiérarchie
sociale» (11). Mais la mutation de la société est trop profonde pour
que le féminisme naissant ne réclame pas la reconnaissance de
l’identité féminine, c’est-à-dire la reconnaissance de la dignité féminine en tant qu’être doué de raison et capable de jugements critiques, jouissant non seulement de droits civils mais aussi civiques,
afin que les femmes accèdent enfin à une pleine citoyenneté.
La question du suffrage féminin
Prendre leur place dans le gouvernement de la cité, cela signifiait pour les femmes participer à la souveraineté populaire par
l’exercice des droits politiques impliquant le pouvoir d’élire et
d’exercer des fonctions publiques. Au moment de la proclamation
de la Troisième République, en 1870, les revendications suffragistes furent d’abord repoussées au nom de la fragilité du nouveau
régime, tout débat sur ce thème polémique pouvant être déstabilisateur. Mais une fois le régime définitivement installée en 1879,
la même crainte perdure : « toute demande politique des femmes
est présentée et vécue comme une atteinte à la sécurité de la
République » (12). Or, le suffrage universel comme seul fondement
d’un pouvoir légitime était inscrit dans la culture démocratique
républicaine. Et, alors qu’une présomption de compétence jouait
en faveur de l’homme analphabète, qui n’avait pas encore pu accéder aux lumières du savoir, cette présomption ne jouait pas pour
la femme, même instruite.
Au tournant du siècle, la mobilisation autour du droit de vote
féminin connaît un nouvel élan sous l’influence de l’agitation violente des suffragettes anglaises dont les actions d’éclat sont rapportées par la presse. L’aile modérée du féminisme, incarnée par Léon
Richer et Maria Desraismes, est convaincue que la conquête de
l’égalité politique doit être subordonnée à celle, davantage prioritaire, de l’égalité civile. En outre, il convient d’abord de préparer
les femmes à l’exercice des droits publics, exercice qui reste prématuré, tant leur cerveau serait encore trop écrasé sous le joug de
l’Église. Cette représentation de la femme, pieuse et superstitieuse,
(11) M. Pelletier, Le féminisme et la famille, Paris, À la solidarité des femmes,
s.d., pp. 12-13.
(12) L. Klejman et F. Rochefort, L’égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques/Des
Femmes, 1989, pp. 261-262.
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est si profondément ancrée dans l’esprit du temps que le vote féminin, susceptible d’accroître le pouvoir de la droite monarchiste et
cléricale, est perçu par les républicains comme un véritable péril
pour la pérennité de la communauté politique.
Lorsque ce courant, largement majoritaire, organise en 1878 le
premier Congrès international du droit des femmes, Hubertine
Auclert se voit interdire d’y prononcer son discours en faveur d’une
égalité des sexes intégrale et immédiate devant le vote. Elle se
sépare alors définitivement de ce groupe et publie le texte qu’elle
avait préparé pour le Congrès sous le titre Le droit politique des femmes. Question qui n’est pas traitée au Congrès international des femmes. Elle y développe une argumentation qui sera chez elle constante, selon laquelle la femme doit participer au vote de la loi
qu’elle subit : «Mesdames, il faut bien nous le dire, l’arme du vote
sera pour nous ce qu’elle est pour l’homme, le seul moyen d’obtenir
les réformes que nous désirons. Pendant que nous serons exclues de
la vie civique, les hommes songeront à leurs intérêts bien plutôt
qu’aux nôtres» (13). Quant à l’argument traditionnellement avancé
du cléricalisme des femmes, elle dénonce avec pertinence sa contradiction logique : «Vous refusez le vote aux femmes sous prétexte
qu’elles voteraient pour les prêtres et les jésuites – ce qui n’est pas
prouvé – et vous ne craignez pas de permettre aux jésuites et aux
prêtres de voter. Supposez-vous donc que les prêtres et les jésuites
ne votent pas pour eux mêmes?» (14). L’incohérence de la justification républicaine de l’exclusion des femmes du politique est ainsi
clairement mise à jour, s’appuyant en réalité non pas tant sur la
crainte de l’influence des hommes de religion que sur la crainte
d’une remise en cause du pouvoir des hommes.
Minoritaire dans le mouvement féministe, Hubertine Auclert
décide, pour médiatiser son action, de ne plus payer ses impôts. Elle
envoie, en 1880, une lettre à la préfecture de la Seine, que reproduisent tous les quotidiens : «Je n’ai pas de droits, donc je n’ai pas
de charges; je ne vote pas, donc je ne paye pas» (15). Suite à la
réponse du préfet, elle s’obstine dans son action : «On m’a répondu
que, devant le scrutin «Français» ne signifiait pas «Française». Si
Français ne signifie pas Française devant le droit, Français ne peut
(13) H. Auclert, Le droit politique des femmes. Question qui n’est pas traitée au
Congrès international des Femmes, Paris, Hugonis imprimerie, 1878, p. 13.
(14) Idem.
(15) Cité dans M. Albistur et D. Armogathe, Le grief des femmes. Anthologie de
textes féministes du Second Empire à nos jours, Paris, Hier et demain, 1978, p. 148.
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signifier Française devant l’impôt» (16). Condamnée par le Conseil
d’État en 1881, elle ira jusqu’au bord de la saisie et finira par
payer. Mais cette action lui confère une certaine célébrité qu’elle
met à profit pour créer, en 1881, son journal La Citoyenne. Ne participant pas à la confection des lois elle ne peut, en effet, qu’essayer
de convaincre l’opinion et les parlementaires par le biais de la presse
et de manifestations. Cherchant à promouvoir son action dans l’opinion, elle ne néglige aucun moyen de propagande. Régulièrement,
lors des élections, elle tente de faire enregistrer sa candidature avec
celles d’autres femmes, en vain. Lors d’élections en 1908, Hubertine
Auclert accompagnée des féministes Caroline Kauffmann et Madeleine Pelletier renversent des urnes qui ne contiennent que des votes
masculins. Arrêtées, elles sont condamnées à des amendes légères,
les magistrats ne voulant pas en faire des martyres de la cause.
Les suffragettes s’appuient aussi sur un petit nombre de députés
au Parlement qui sont favorables à leurs idées. Victor Hugo, au
Sénat, est l’un d’eux. Pour lui, le dix-huitième siècle avait proclamé
les droits de l’homme; le dix-neuvième siècle devait proclamer les
droits de la femme : «Il est douloureux de le dire, dans la civilisation
actuelle il y a une esclave. La loi a ses euphémismes; ce que
j’appelle une esclave, elle l’appelle une mineure. […] Dans notre
législation telle qu’elle est, la femme ne possède pas, elle n’este pas
en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est pas. Il y
a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent,
il faut qu’il cesse» (17) (La Française, 28 juin 1910). Aussi grande
que fût la popularité de Victor Hugo, ses appels enflammés et répétés, publiés le plus souvent sous forme de lettres ouvertes, n’eurent
pas beaucoup d’influence. De même, le suffragisme ne fut jamais
populaire en France et Hubertine Auclert, sa principale promotrice,
n’eut pas de véritable succès, le nombre des adhérents à son organisation Le Suffrage des femmes n’ayant jamais dépassé la centaine.
Les pétitions et les tentatives d’inscription sur les listes électorales
ne rencontrèrent pas davantage de sympathie.
C’est en vain que les femmes tentèrent d’investir les tribunaux en
s’appuyant sur les textes législatifs qui emploient le masculin, neutre en droit, pour proposer de l’étendre au mot «citoyen». Il s’agissait de rappeler que les droits de l’homme, proclamés dans la Déclaration française des droits de l’homme du 26 août 1789, se
(16) P. Latour, M. Houssin et M. Tovar, Femmes et citoyennes. Du droit de vote
à l’exercice du pouvoir, op. cit., p. 32.
(17) Cité par J. Rabaut, Histoire des féminismes français, op. cit., p. 170.
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déclinaient également au féminin, et que cette déclinaison devait
être effective pour que le principe de l’universalisme des droits ne
soit pas une supercherie. La Déclaration n’affirmait-elle pas solennellement en son article 1er que «Les hommes naissent et demeurent
libres et égaux en droits»? Toutefois, le mot «homme» ne pouvait
servir de référence à l’égalité politique en raison de son ambivalence, alors précisément qu’une véritable démocratie aurait nécessité la participation des citoyennes à la vie politique. Mais, là
encore, ces tentatives furent en pure perte et, au total, l’audience
des féministes resta relativement limitée.
En 1900, la question du droit de vote est abordée pour la première fois dans un Congrès féministe international. À celles qui ne
sont pas encore convaincues de l’importance d’un suffrage réellement universel, le député René Viviani rappelle que les législateurs
font les lois pour ceux qui font les législateurs : «Toutes les lois que
nous pourrons proposer seront vaines si pour accroître et défendre
ces lois [les femmes] ne sont pas armées du bulletin de vote. Vous
obtiendrez de la générosité des hommes, de leur esprit de justice ou
quelquefois de leur amour du paradoxe quelques réformes partielles,
quelques menues modifications au Code civil ou au Code de commerce, mais jamais vous ne recevrez le bienfait total de
l’émancipation» (18). S’engageant à cette occasion à soutenir devant
la Chambre des députés le droit des Françaises à voter, Viviani tiendra sa promesse avec une persévérance louable, mais sa proposition
sera repoussée par trois fois, en 1901, en 1906, puis en 1911.
L’année 1914 apparaît cependant pleine de promesses. Viviani est
nommé président du Conseil et une proposition de loi vient d’être
déposée pour accorder aux femmes le droit de suffrage limité aux
élections municipales. Le déclenchement de la Première Guerre
mondiale viendra rapidement modifier les priorités. Les militantes
des organisations féministes se dévouent alors à la cause nationale,
peuplant les hôpitaux comme infirmières, hébergeant les réfugiés,
occupant les postes laissés vacants par l’immobilisation des hommes
au front, démontrant par là leur capacité à être autonomes et responsables. Mais une fois la paix revenue, l’espoir nourri de la récompense de leur effort patriotique sera déçu : le projet, pendant devant
la Chambre depuis 1914, est repoussé au Sénat. En 1925, 1932, et
1935, la Chambre renouvellera son vote favorable au suffrage des
femmes. Le Sénat restera impassible.
(18) Congrès international de la condition et des droits des femmes, Paris, 1901,
p. 201.
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Dans les années trente, le suffragisme reçoit un nouvel essor grâce
à l’inlassable activisme de Louise Weiss qui, par la multiplication de
ses actions spectaculaires, offre au suffragisme l’impact médiatique
qui lui manquait encore. Le Front populaire, victorieux en 1936,
déçoit très vite les suffragistes. Cependant, pour la première fois,
trois femmes sont nommées au gouvernement par Léon Blum
comme sous-secrétaires d’État : Irène Joliot-Curie à la Recherche
scientifique, Suzanne Lacore à la Santé publique et à la Protection
de l’enfance et Cécile Brunschvicg à l’Éducation nationale. Le paradoxe n’en demeure pas moins entier : les femmes, qui n’ont pas le
droit de vote, ont celui de gouverner la France. La Troisième République se clôt avec la Seconde Guerre mondiale sur cette contradiction qui ne sera résolue qu’en 1944.
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C’est à la faveur de l’ordonnance du 21 avril 1944, prise par le
Gouvernement provisoire du général De Gaulle installé à Alger, que
les Françaises se verront enfin reconnaître le droit de voter et celui
d’être élues. Il faudra encore attendre l’année suivante, le 29 avril
1945, alors que la guerre contre l’Allemagne tire à sa fin, pour que
les élections municipales donnent l’occasion aux Françaises de voter
pour la première fois. Il n’était que temps : avec un siècle de retard
sur les hommes, qui votent depuis 1848, les femmes devenaient
enfin des citoyennes à part entière.
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