le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin

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le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin
LE SYLLOGISME DE LA CONSTITUTION DU SUJET SEXUÉ FÉMININ
Le cas des ouvrières spécialisées
Danièle Kergoat
Martin Média | Travailler
2001/2 - n° 6
pages 105 à 114
ISSN 1620-5340
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Kergoat Danièle, « Le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin » Le cas des ouvrières spécialisées,
Travailler, 2001/2 n° 6, p. 105-114. DOI : 10.3917/trav.006.0105
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Histoire
Le syllogisme de la constitution
du sujet sexué féminin
Le cas des ouvrières spécialisées*
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Résumé. Ce texte, écrit en 1987, tente de démonter la boîte noire des pratiques sociales féminines au travail en entrant dans l’alchimie mystérieuse qui lie rapport social et pratiques sociales individuelles et collectives. Ce lien ne relève pas de la causalité – sociologie de la domination
– mais d’un mouvement de création réciproque. Par souci démonstratif,
le texte s’en est tenu au seul univers productif, sachant que le public du
colloque auquel il s’adressait dans un premier temps connaissait les
thèses sur le double statut du travail – salarié et domestique – et ferait de
lui-même les passerelles qui s’imposent avec l’univers familial. Plus
concrètement, ce texte est l’issue qu’a trouvée la sociologue femme que
je suis pour répondre à ce qu’elle ressentait comme un impératif catégorique : prendre acte d’une forme de souffrance des ouvrières, souffranceviolence proprement indicible par elles, et de la porter, autant que faire
se pouvait, sur la scène publique. Avec l’espoir que, dans un second
temps, des médiations permettraient que les intéressées s’en emparent et
le fassent jouer, à leur manière, dans leur intimité et sur leur propre scène
publique. Summary p. 114. Resumen p. 114.
L
es travaux de ces dernières années ont largement démontré que
les mécanismes d’oppression et d’exploitation pèsent sur les
groupes et leur constitution, structurent les rapports sociaux
* Cet article est paru initialement dans les actes de la table ronde internationale tenue
à Paris les 24, 25 et 26 novembre 1987 et organisée par l’APRE (Atelier Production Reproduction) : Les rapports sociaux de sexe : problématiques, méthodologies, champs
d’analyse (Paris, IRESCO, 1988, 3 t.).
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globaux de classe et de sexe, permettent de rendre compte des pratiques
sociales. Mais si des « correspondances » théoriques ont été ainsi établies,
il reste à voir comment se fait ce passage entre rapport social et pratiques
sociales concrètes. En d’autres termes, je dirais que nous avons beaucoup
avancé sur le pourquoi les choses se passent de telle ou telle manière ; par
contre, le comment reste énigmatique : comment les acteurs sociaux –
individuels et collectifs – supportent-ils, reflètent-ils, s’opposent-ils,
contournent-ils… les rapports sociaux ? Comment expliquer les pratiques
sociales autrement qu’en termes de réponse ou d’aménagement aux déterminismes sociaux ? Comment aborder le problème du changement en tenant compte à la fois des structures et des acteurs ?
Pour être traitées, de telles questions passent nécessairement par
l’étude de la façon dont les acteurs sociaux se réapproprient les rapports
sociaux et de ce fait les transforment en pratiques sociales. Cette plaque
tournante entre l’abstrait et le concret, nous la situons dans l’interface entre
le sujet et le collectif.
Cette communication se situe donc à un moment précis d’un itinéraire de recherche ; elle est étayée par les travaux antérieurs qui se sont efforcés de contribuer à une analyse matérialiste de la condition ouvrière
sexuée (Kergoat, 1982) ; même si celle-ci doit être continuée, elle a déjà
donné suffisamment de garde-fous pour que l’on puisse revenir à l’acteur
sans déraper dans le psychologisme ou l’idéologique.
Cette communication se veut donc une contribution sur la constitution du sujet sexué, celle des collectifs sexués et, bien évidemment, sur
l’imbrication des deux. Pour ce faire, elle privilégie une entrée méthodologique – l’analyse du contenu du discours ouvrier féminin –, théorique – approche matérialiste du langage envisagé à la fois comme trace des rapports
sociaux mais aussi comme agent actif dans la production et la reproduction
de ces rapports (cf. Boutet, 1985) et contextuelle – les rapports de classe
restent ici en arrière-fond ; l’accent est mis sur les rapports de domination –, sachant par ailleurs que le corpus recueilli est infiniment plus large
que ce qui est présenté ici et que l’ensemble du travail 1 auquel se réfère implicitement cette communication renvoie à une méthodologie plurielle 2.
1. Il s’agit d’une étude sur la qualification ouvrière menée avec J. Boutet – sociolinguiste –
et avec la collaboration d’A. Lerolle, C. Rogerat et D. Senotier. Elle a porté sur la métallurgie – automobile, électronique, fonderie, mécanique. Les tomes 2 et 3 du rapport final sont
parus (cf. Boutet, 1985 ; Lerolle-Rogerat, 1987). Des études antérieures ont également été
utilisées, en particulier celle sur le travail à temps partiel (Kergoat, 1985) à propos de « l’issue troisième enfant ». Précisons enfin que la réflexion présentée ici a été pour partie élaborée dans le cadre de ma participation au séminaire interdisciplinaire de psychopathologie
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Danièle Kergoat
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En tout état de cause, nous avons choisi de nous centrer sur un seul
point : les impasses de la constitution du sujet sexué féminin dans l’univers
de travail, point qui nous apparaît nodal pour la compréhension des collectifs de travail féminins ; la démonstration s’appuiera sur un seul groupe, celui des ouvrières non qualifiées 3.
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Prenons l’exemple des itinéraires. À cet égard, on ne peut que remarquer la linéarité des discours masculins opposée aux méandres et aux
flous des discours féminins dès lors que l’on évoque la vie professionnelle : la difficulté des O.S. femmes à se rappeler les dates de changement
de catégorie et de classification, les différents postes occupés et même leur
qualification – officielle – actuelle, est à opposer à la clarté des exposés
masculins. Par ailleurs, il est remarquable que les hommes ne cherchent
pas à justifier leurs choix alors que les femmes, constamment, expliquent,
légitiment pourquoi elles se sont arrêtées de travailler – ou pas arrêtées –,
pourquoi à tel moment plutôt qu’à tel autre, pourquoi elles ont « choisi » ce
type de travail et d’entreprise. À noter par contre que le mariage, la naissance des enfants, les déménagements sont très précisément situés dans le
temps – à l’inverse des hommes – : ils ne sont pas seulement des points de
repère temporels, ils sont présentés comme des moments clés qui ont refaçonné leur vie, y compris leur vie professionnelle.
Il n’est donc pas possible de réduire l’ensemble référentiel des ouvrières à des couples antinomiques travail/famille, travail salarié/travail
domestique, ou encore oppression/exploitation. Les pratiques sociales féminines forment un ensemble complexe et ambivalent qui balaie constamment, dans le temps et dans l’espace, la totalité du social.
D’où une position tout à fait originale des ouvrières spécialisées :
elles tiennent – beaucoup – à leur activité et à leur emploi et aux bénéfices
secondaires que l’un et l’autre leur procurent en termes de socialisation –
beaucoup d’entre elles ont insisté sur le fait qu’à des moments critiques de
du travail « Plaisir et souffrance dans le travail » (cf. Dejours, 1987). Un de ses points de départ est la reprise de la thèse de C. Dejours selon laquelle le travail est le médiateur privilégié entre inconscient et champ social.
2. Monographies d’entreprise, étude des procès de travail, des politiques du personnel et de
leur évolution, observation des postes de travail, itinéraires familiaux et professionnels, entretiens approfondis – environ 60.
3. L’étude a porté en effet sur des ouvrières spécialisées mais également sur des ouvriers –
O.S. et O.P. –, sur des ouvrières professionnelles et quelques techniciennes. Une faible minorité étaient syndiquées.
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Le rapport des ouvrières à l’univers de travail
Danièle Kergoat
leur vie, le travail les avait « sauvées » – ; mais par contre, elles n’aiment
pas leur travail et restent relativement étrangères non pas au « monde du
travail » mais à celui de l’univers industriel. C’est pour rendre compte de
ce fait que je propose d’utiliser la notion d’extranéité – extranéité : « situation juridique d’un étranger dans un pays donné ».
Nous illustrerons cette notion par le rapport d’insécurité que les
femmes O.S. entretiennent avec l’organisation du travail ; après quoi nous
passerons à la description du groupe de travail.
Les ouvrières : un groupe atomisé,
des sujets insécurisés
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Celle-ci apparaît à de multiples niveaux : peur de devoir changer de
poste ou de groupe de travail, peur de la technique et des machines nouvelles, peur de la maîtrise, peur de la formation... Derrière tout cela, un dénominateur commun : non pas la peur du changement en tant que tel mais
le sentiment aigu que tout changement est préjudiciable, et particulièrement si ce changement est demandé par l’ouvrière. Prenons l’exemple de
la formation : si celle-ci aboutit à un échec, on a le sentiment que l’on
« perdra la face », mais si l’on réussit, c’est alors tout un dangereux mécanisme de transgression des rôles traditionnels et des normes égalitaristes
du groupe ouvrier féminin qui s’enclenche. Cette peur, renvoyant à des
dangers réels pour l’individu femme, tend donc à l’enfermer dans des pratiques défensives envers l’univers de travail puisque tout changement, qu’il
soit suivi d’un « échec » ou d’une « réussite », implique de fait un risque
fort et incontournable.
Dans cette configuration déstabilisante, un point d’appui possible
pourrait être celui du groupe de travail. Or, qu’en est-il à ce niveau ? Le
collectif de travail féminin n’apparaît guère en dehors des périodes de lutte
(sur le lien entre lutte et collectif, cf. Louis, 1983 ; Rogerat, 1987). En
d’autres termes, le groupe ouvrier féminin apparaît totalement atomisé – et
non clivé comme les groupes masculins – : il se définit, dans son fonctionnement, dans la représentation qu’en donnent les ouvrières, comme un
agrégat traversé par une intense concurrence interindividuelle – la solidarité serait l’apanage exclusif du groupe hommes ou du moins du groupe
mixte – : le problème des « jalousies » revient comme un leitmotiv dans la
quasi-totalité des entretiens. Dans les groupes de femmes, la « différence »
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Au niveau de l’individu, une des constantes du discours est la peur.
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n’est pas acceptée – sauf durant les périodes de conflit ouvert avec le patronat –, mais est source d’exclusion. Tout se passe comme si il n’y avait
pas de compromis possible entre le « je » et le groupe social femmes – sauf
encore une fois en cas de lutte, ou de désespoir extrême de l’une d’entre
elles, mort d’un enfant par exemple ; mais dans ce dernier cas, ce serait plutôt d’identification collective qu’il faudrait parler.
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Nous en arrivons là au cœur de notre analyse. Plutôt que d’évacuer
les discours totalement récurrents sur la non-solidarité, les jalousies, les –
parfois violentes – oppositions interindividuelles, j’ai choisi au contraire –
toujours dans la perspective théorique des pratiques sociales langagières –
de leur donner l’importance que les ouvrières elles-mêmes 4 leur accordaient ; j’ai postulé que l’on pouvait aller au-delà du raisonnement en
termes de reproduction des stéréotypes sexués, que ce discours n’était pas,
ne pouvait pas être neutre. J’ai donc cherché à savoir ce que tenir un tel discours engageait – ou non – de la personne – au niveau de la constitution du
sujet sexué –, et s’il n’était pas révélateur d’une articulation particulière
groupe/individu. Car que dit ce discours ? 1/ Toutes les femmes sont « jalouses » – le même raisonnement peut être conduit à propos de la « médisance », de l’« hypocrisie », de la peur face au chef, etc. 2/ Moi, je ne suis
pas jalouse. Il ne s’agit pas ici d’une interprétation : ces deux points sont
énoncés ainsi dans la quasi-totalité des discours.
D’un point de vue logique, on se trouve là en face des prémisses
d’un syllogisme :
– toutes les femmes sont jalouses – majeure – ;
– moi, je ne suis pas jalouse – mineure.
Formellement, la conclusion devrait être :
– donc, je ne suis pas une femme.
Cette conclusion éclaire la négativité du discours ouvrier : il y a bien
refus de s’identifier à un collectif femmes.
D’où :
– toutes bases pour la création d’un collectif sont ainsi sapées ;
4. Ce syllogisme est retrouvable dans bien d’autres groupes professionnels que celui des ouvrières spécialisées – d’où l’utilisation fréquente dans le texte des mots « ouvrières » et
même « femmes » en lieu et place des « ouvrières spécialisées ». Par contre, l’articulation
sujet/groupe se module différemment selon la place dans les rapports de production.
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Individu et collectif : un syllogisme paradoxal
Danièle Kergoat
– la constitution sexuée du sujet se trouve bloquée au niveau de ses représentations puisque l’affirmation « je ne suis pas une femme » n’est ni dicible ni même pensable.
Dès lors, seul l’individu peut s’affirmer, mais un individu neutre,
type « être humain ». Les femmes ne peuvent donc s’en tirer que par une
éthique individualiste. Mais cette issue est elle-même condamnée par les
formes extériorisées de la division sexuelle du travail : blocages à la formation, la promotion, la qualification, etc.
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Il en va ainsi du rapport apparemment « passif » qu’elles entretiennent fréquemment – à la différence des hommes – à la qualification. Cela
est certes le produit de la concurrence hommes/femmes (Doniol-Shaw,
1985). Mais il y a plus : cette relation d’échec n’est pas le simple effet de
la domination ; elle se construit activement à l’intérieur même de chaque
sujet. Expliquons-nous. Les rapports d’exploitation sécrètent de la violence ; celle-ci peut être réinvestie partiellement par les hommes à l’intérieur même de l’univers de travail par le biais des luttes – individuelles
et/ou collectives – pour la carrière, la promotion, la qualification, etc. ; les
femmes n’ont pas les moyens sociaux d’un tel réinvestissement puisqu’il y
a discontinuité entre le sujet sexué d’une part, le groupe sexué et l’univers
de travail d’autre part. Il y a donc constitution d’un cercle vicieux : la violence est retournée contre le groupe des pairs et contre elles-mêmes.
En niant le groupe, les femmes se nient elles-mêmes comme sujets –
les deux négations sont coextensives. D’où des conduites constantes d’autodévalorisation. Certes, femmes et hommes O . S . dévalorisent leurs
connaissances, leur savoir-faire, et du même coup s’autodévalorisent : on
fait un travail bête, donc on est bête. Mais cela se redouble dans le cas des
ouvrières d’une autodévalorisation en tant que femmes 5 ; d’où de multiples
conduites d’échec et un manque d’agressivité envers l’univers productif.
5. Il faut souligner par ailleurs que le naturalisme propre au discours ouvrier tant masculin
que féminin (sur la « biologisation des différences », cf. Kergoat, 1978) s’aggrave dans le
cas des femmes du fait que leur discours implique la totalité d’un groupe social – les
femmes – dont elles font nécessairement partie. Faut-il le préciser ? Les ouvriers n’incriminent jamais « les hommes » dans leur discours mais « les jeunes » ou « les vieux » ou « les
femmes », bref des groupes dont ils ne font pas partie ; ils « extériorisent » la naturalité.
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Elles n’ont donc pas les moyens sociaux de mettre en œuvre, dans la
situation de travail, l’éthique individualiste qui serait l’issue logique de
leur discours. Par ailleurs, extranéité au travail et impossibilité de se reconnaître dans le groupe ont un effet cumulatif qui peut expliquer la genèse
de nombreuses pratiques sociales.
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Le passage du groupe au collectif :
un enjeu dans la reproduction des rapports sociaux
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La difficile construction d’un collectif à partir du groupe de travail a
d’autres conséquences : ainsi, la tentative fréquente de rechercher des solutions individuelles et dans le champ du privé (cf. ce que j’ai appelé « l’issue troisième enfant ») à des problèmes éminemment collectifs tels la nonqualification, l’inintérêt, la non-stabilité des postes de travail proposés aux
femmes. Il s’agit fréquemment de pratiques non seulement défensives mais
individualisantes.
Mais c’est sur la genèse et la conduite des luttes dans la production
que nous voudrions nous arrêter. Certes, la première conséquence de cette
configuration sujet/groupe peut – et elle le fait – servir à reproduire à l’infini les rapports de domination et à les renforcer encore puisque l’on fait
sienne une représentation de soi-même forgée par le groupe des dominants 6. De surcroît, cela affaiblit encore la position des ouvrières dans les
rapports de classe : pratiquement toutes se vivent et se disent exploitées
mais elles ne perçoivent pas la sexuation des mécanismes de cette exploitation. D’où la tendance à laisser aux hommes le champ libre en ce qui
concerne la concurrence dans l’entreprise et à n’être que leurs « auxiliaires » dans la lutte de classe.
Reste que le problème n’est pas épuisé pour autant. Car même si
c’est à la forme négative, c’est bien par rapport au groupe social des
femmes que les ouvrières spécialisées se situent (cf. Kabiri, 1986). Par
6. C’est pourquoi nous nous refusons à raisonner ici en termes d’« identité » ; ce que nous
rencontrons, c’est bien plutôt la « fausse conscience » de C. Guillaumin (1979) ou la
« conscience dominée » de N.-C. Mathieu (1985).
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Les remarques qui précèdent éclairent un problème que nous ne ferons qu’évoquer ici : la grande difficulté que nous avons rencontrée dans
les entreprises à aborder la division sexuelle du travail et la concurrence
hommes/femmes. Certes, bien des raisons objectives expliquent ce silence
(Hirata, Humphrey, 1986). Mais si l’on reste dans l’angle d’analyse adopté
ici, il faut noter que l’atomisation du groupe ouvrier féminin, sa nonconstitution en collectif, ne peut qu’entraîner les plus grandes difficultés à
penser du même coup le groupe des hommes comme un « groupe » précisément, et comme un groupe adverse. C’est d’ailleurs tout l’univers de
l’entreprise qui est atomisé : les problèmes ne sont pas posés d’emblée
dans un cadre collectif ou organisationnel mais sont ramenés à une constellation de relations interindividuelles.
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ailleurs, la conscience aiguë d’être exploitées, la volonté de se maintenir
dans l’activité et d’avoir un emploi, tout cela pèse lourd dès lors que l’on
se pose le problème des conditions du changement de cette autoreprésentation qui bloque l’accès au collectif. Or, on voit bien combien ce passage
est potentiellement subversif. Celles d’entre nous qui disaient il y a une
quinzaine d’années que lorsque les femmes bougeaient dans le champ du
productif, elles faisaient bouger également le champ du reproductif, celleslà avaient raison. Mais pas de la manière mécaniste dont nous l’imaginions. Ce qui se passe est beaucoup plus subtil : à la faveur d’une lutte engageant les femmes et dirigée par elles, le groupe ouvrier féminin, délivré
du carcan des dominations ordinaires, peut enfin se conjuguer au positif ;
l’identification du « je » au groupe devient alors possible, et donc le passage au collectif : le « je » peut commencer à s’appuyer sur le « nous » et
le collectif sur l’individu. Mécanisme délicat par lequel sont combattus les
rapports d’exploitation dans le même temps que s’amorce puis se met en
place, si la lutte est de quelque durée, un véritable collectif 7 qui prend en
compte non seulement les différences liées à la place dans la production
mais également les différences liées à la place dans les rapports de genre.
On comprend dès lors les différences observées entre les modes masculins
et féminins de mobilisation et de conduite des luttes (Kergoat, 1978, 1982).
Je dirais donc que ce groupe des ouvrières spécialisées est à la fois,
dans la quotidienneté, un vecteur privilégié de la reproduction des rapports
de sexe et, dans la lutte, une fois transformé en « collectif », un support
pour remettre en question la totalité du social puisque tant la simultanéité
de la lutte contre l’exploitation et l’oppression que celle de l’expression
positive du je et du nous sont des nécessités incontournables pour la survie
même de cette lutte.
Nous voilà donc bien loin des rapports sociaux de classe et de sexe
qui modèleraient de l’extérieur les pratiques des acteurs sociaux. Cette
souffrance que nous avons rencontrée, si présente chez toutes les ouvrières,
cette violence exercée contre soi et contre les autres femmes, nous voulions
les dire. Par un souci de fidélité au discours de ces femmes mais aussi pour
sortir du non-dit sur ces problèmes qui bloquent – et pas seulement chez les
ouvrières – l’accès au collectif. Pour tenter également, grâce aux outils sociologiques, de comprendre la logique et les fonctions de ce blocage.
7. C’est le passage du groupe au collectif sexué qui, à mon sens, est porteur de changement,
et non pas la constitution d’une identité femme, car ce n’est pas l’affirmation « nous
sommes des femmes » qui est subversive, mais la constitution concrète d’un collectif qui
tienne compte et fasse travailler les places occupées dans les rapports sociaux en tant que
productrices et en tant que femmes.
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Danièle Kergoat
Travailler, 2001, 6 : 105-114
C’est pourquoi cette communication pourrait être présentée comme
l’illustration concrète de la métaphore de Lou Andreas-Salomé : il faut, ditelle, refuser résolument de ne voir que l’endroit du tissu, de n’être sensible
qu’à l’impression qui se dégage du motif d’ensemble, mais examiner au
contraire l’envers de ce tissu, regarder « les fils isolés, les lignes qu’ils suivent, leurs entrelacs, les points où ils se nouent ». L’illustration reste sans
aucun doute en deçà du modèle esquissé. Mais c’est bien ce que nous proposons ici : l’idée que pour avancer dans une sociologie des groupes dominés, il faut tout à la fois refuser d’aller d’abord vers la simplification de la
réalité en la modélisant, cette formalisation n’étant le plus souvent que la
mise en forme des représentations du monde des dominants (Horney, 1926),
et accepter au contraire l’immersion dans la complexité – souvent même
dans la contradiction –, tenter d’articuler des degrés multiples de la réalité,
réalité dont l’acteur individuel et l’acteur collectif sont partie prenante.
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HIRATA H., HUMPHREY J., 1986, « Division sexuelle du travail dans l’industrie brésilienne », in Le sexe du pouvoir, Collectif, Epi.
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Danièle Kergoat
GEDISST-CNRS, Paris
Danièle Kergoat
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Summary. This work, written in 1987, tries to show the black box of
feminine social practices within work. It gets deep into the mysterious alchemy that connects social relationships to social practices
both individual and collective. This connection does not come out because of a cause – sociology of domination – but because of a movement of reciprocal creation. Concerned about the proofs, the work
deals solely with the universe of production knowing that the audience of a congress for which it was firstly meant, was familiar with
the thesis of the double status of work – waged and homely – and they
might work out necessary connections with the family universe. More
concretely, this work is the way that the woman sociologist who I am
found as a possible answer to what she thought being an imperative
: to bring up the sufferings of women workers, unspoken sufferingviolence, and to show it as much as possible on the public stage. Secondly, there was also a hope that by doing this those interested got
the idea and acted it, in their way, on their public and intimate stage.
Resumen. Ese texto, escrito en l987, intenta desmontar la caja negra
de las prácticas sociales femeninas en el trabajo entrando en la alquimia misteriosa que une relación social y prácticas sociales individuales y colectivas. Ese lazo no depende de la causalidad – sociología de la dominacion – si no de un acto de creación recíproca. Por
una preocupación demostrativa, el texto se refiere unicamente al universo de la producción. Sabíamos que el público del coloquio, su primer destinatario, conocía las tesis sobre el doble estatuto del trabajo
– asalariado y doméstico – y tendería el puente que lo une al universo familiar. Más concretamente, ese texto es la solución que encontró la socióloga, y mujer, que soy, para responder a lo que sentía
como un imperativo categórico : tomar conciencia de una forma de
sufrimiento de las obreras, sufrimiento-violencia casi indecible por
ellas. Y transmitirlo, en la medida de lo posible, de manera pública.
Con la esperanza de que, en una segunda fase, la mediación permitiera que las interesadas se apoderaran el discurso para interpretarlo, con sus palabras, sobre su propia escena pública e intima.
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MATHIEU N.-C., 1985, « Quand céder n’est pas consentir », in « L’arraisonnement
des femmes », Cahiers de l’homme, éd. de l’EHESS.
ROGERAT C., 1987, « Quand les femmes se mêlent de ce qui les regarde », in Lerolle A., Rogerat C., L’appropriation de la qualification, vécus et luttes
d’ouvrières, rapport GEDISST-CNRS.