le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin
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LE SYLLOGISME DE LA CONSTITUTION DU SUJET SEXUÉ FÉMININ Le cas des ouvrières spécialisées Danièle Kergoat Martin Média | Travailler 2001/2 - n° 6 pages 105 à 114 ISSN 1620-5340 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-travailler-2001-2-page-105.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Kergoat Danièle, « Le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin » Le cas des ouvrières spécialisées, Travailler, 2001/2 n° 6, p. 105-114. DOI : 10.3917/trav.006.0105 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média. © Martin Média. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Histoire Le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin Le cas des ouvrières spécialisées* Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Résumé. Ce texte, écrit en 1987, tente de démonter la boîte noire des pratiques sociales féminines au travail en entrant dans l’alchimie mystérieuse qui lie rapport social et pratiques sociales individuelles et collectives. Ce lien ne relève pas de la causalité – sociologie de la domination – mais d’un mouvement de création réciproque. Par souci démonstratif, le texte s’en est tenu au seul univers productif, sachant que le public du colloque auquel il s’adressait dans un premier temps connaissait les thèses sur le double statut du travail – salarié et domestique – et ferait de lui-même les passerelles qui s’imposent avec l’univers familial. Plus concrètement, ce texte est l’issue qu’a trouvée la sociologue femme que je suis pour répondre à ce qu’elle ressentait comme un impératif catégorique : prendre acte d’une forme de souffrance des ouvrières, souffranceviolence proprement indicible par elles, et de la porter, autant que faire se pouvait, sur la scène publique. Avec l’espoir que, dans un second temps, des médiations permettraient que les intéressées s’en emparent et le fassent jouer, à leur manière, dans leur intimité et sur leur propre scène publique. Summary p. 114. Resumen p. 114. L es travaux de ces dernières années ont largement démontré que les mécanismes d’oppression et d’exploitation pèsent sur les groupes et leur constitution, structurent les rapports sociaux * Cet article est paru initialement dans les actes de la table ronde internationale tenue à Paris les 24, 25 et 26 novembre 1987 et organisée par l’APRE (Atelier Production Reproduction) : Les rapports sociaux de sexe : problématiques, méthodologies, champs d’analyse (Paris, IRESCO, 1988, 3 t.). 105 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Danièle KERGOAT Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média globaux de classe et de sexe, permettent de rendre compte des pratiques sociales. Mais si des « correspondances » théoriques ont été ainsi établies, il reste à voir comment se fait ce passage entre rapport social et pratiques sociales concrètes. En d’autres termes, je dirais que nous avons beaucoup avancé sur le pourquoi les choses se passent de telle ou telle manière ; par contre, le comment reste énigmatique : comment les acteurs sociaux – individuels et collectifs – supportent-ils, reflètent-ils, s’opposent-ils, contournent-ils… les rapports sociaux ? Comment expliquer les pratiques sociales autrement qu’en termes de réponse ou d’aménagement aux déterminismes sociaux ? Comment aborder le problème du changement en tenant compte à la fois des structures et des acteurs ? Pour être traitées, de telles questions passent nécessairement par l’étude de la façon dont les acteurs sociaux se réapproprient les rapports sociaux et de ce fait les transforment en pratiques sociales. Cette plaque tournante entre l’abstrait et le concret, nous la situons dans l’interface entre le sujet et le collectif. Cette communication se situe donc à un moment précis d’un itinéraire de recherche ; elle est étayée par les travaux antérieurs qui se sont efforcés de contribuer à une analyse matérialiste de la condition ouvrière sexuée (Kergoat, 1982) ; même si celle-ci doit être continuée, elle a déjà donné suffisamment de garde-fous pour que l’on puisse revenir à l’acteur sans déraper dans le psychologisme ou l’idéologique. Cette communication se veut donc une contribution sur la constitution du sujet sexué, celle des collectifs sexués et, bien évidemment, sur l’imbrication des deux. Pour ce faire, elle privilégie une entrée méthodologique – l’analyse du contenu du discours ouvrier féminin –, théorique – approche matérialiste du langage envisagé à la fois comme trace des rapports sociaux mais aussi comme agent actif dans la production et la reproduction de ces rapports (cf. Boutet, 1985) et contextuelle – les rapports de classe restent ici en arrière-fond ; l’accent est mis sur les rapports de domination –, sachant par ailleurs que le corpus recueilli est infiniment plus large que ce qui est présenté ici et que l’ensemble du travail 1 auquel se réfère implicitement cette communication renvoie à une méthodologie plurielle 2. 1. Il s’agit d’une étude sur la qualification ouvrière menée avec J. Boutet – sociolinguiste – et avec la collaboration d’A. Lerolle, C. Rogerat et D. Senotier. Elle a porté sur la métallurgie – automobile, électronique, fonderie, mécanique. Les tomes 2 et 3 du rapport final sont parus (cf. Boutet, 1985 ; Lerolle-Rogerat, 1987). Des études antérieures ont également été utilisées, en particulier celle sur le travail à temps partiel (Kergoat, 1985) à propos de « l’issue troisième enfant ». Précisons enfin que la réflexion présentée ici a été pour partie élaborée dans le cadre de ma participation au séminaire interdisciplinaire de psychopathologie 106 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Danièle Kergoat Travailler, 2001, 6 : 105-114 En tout état de cause, nous avons choisi de nous centrer sur un seul point : les impasses de la constitution du sujet sexué féminin dans l’univers de travail, point qui nous apparaît nodal pour la compréhension des collectifs de travail féminins ; la démonstration s’appuiera sur un seul groupe, celui des ouvrières non qualifiées 3. Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Prenons l’exemple des itinéraires. À cet égard, on ne peut que remarquer la linéarité des discours masculins opposée aux méandres et aux flous des discours féminins dès lors que l’on évoque la vie professionnelle : la difficulté des O.S. femmes à se rappeler les dates de changement de catégorie et de classification, les différents postes occupés et même leur qualification – officielle – actuelle, est à opposer à la clarté des exposés masculins. Par ailleurs, il est remarquable que les hommes ne cherchent pas à justifier leurs choix alors que les femmes, constamment, expliquent, légitiment pourquoi elles se sont arrêtées de travailler – ou pas arrêtées –, pourquoi à tel moment plutôt qu’à tel autre, pourquoi elles ont « choisi » ce type de travail et d’entreprise. À noter par contre que le mariage, la naissance des enfants, les déménagements sont très précisément situés dans le temps – à l’inverse des hommes – : ils ne sont pas seulement des points de repère temporels, ils sont présentés comme des moments clés qui ont refaçonné leur vie, y compris leur vie professionnelle. Il n’est donc pas possible de réduire l’ensemble référentiel des ouvrières à des couples antinomiques travail/famille, travail salarié/travail domestique, ou encore oppression/exploitation. Les pratiques sociales féminines forment un ensemble complexe et ambivalent qui balaie constamment, dans le temps et dans l’espace, la totalité du social. D’où une position tout à fait originale des ouvrières spécialisées : elles tiennent – beaucoup – à leur activité et à leur emploi et aux bénéfices secondaires que l’un et l’autre leur procurent en termes de socialisation – beaucoup d’entre elles ont insisté sur le fait qu’à des moments critiques de du travail « Plaisir et souffrance dans le travail » (cf. Dejours, 1987). Un de ses points de départ est la reprise de la thèse de C. Dejours selon laquelle le travail est le médiateur privilégié entre inconscient et champ social. 2. Monographies d’entreprise, étude des procès de travail, des politiques du personnel et de leur évolution, observation des postes de travail, itinéraires familiaux et professionnels, entretiens approfondis – environ 60. 3. L’étude a porté en effet sur des ouvrières spécialisées mais également sur des ouvriers – O.S. et O.P. –, sur des ouvrières professionnelles et quelques techniciennes. Une faible minorité étaient syndiquées. 107 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Le rapport des ouvrières à l’univers de travail Danièle Kergoat leur vie, le travail les avait « sauvées » – ; mais par contre, elles n’aiment pas leur travail et restent relativement étrangères non pas au « monde du travail » mais à celui de l’univers industriel. C’est pour rendre compte de ce fait que je propose d’utiliser la notion d’extranéité – extranéité : « situation juridique d’un étranger dans un pays donné ». Nous illustrerons cette notion par le rapport d’insécurité que les femmes O.S. entretiennent avec l’organisation du travail ; après quoi nous passerons à la description du groupe de travail. Les ouvrières : un groupe atomisé, des sujets insécurisés Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Celle-ci apparaît à de multiples niveaux : peur de devoir changer de poste ou de groupe de travail, peur de la technique et des machines nouvelles, peur de la maîtrise, peur de la formation... Derrière tout cela, un dénominateur commun : non pas la peur du changement en tant que tel mais le sentiment aigu que tout changement est préjudiciable, et particulièrement si ce changement est demandé par l’ouvrière. Prenons l’exemple de la formation : si celle-ci aboutit à un échec, on a le sentiment que l’on « perdra la face », mais si l’on réussit, c’est alors tout un dangereux mécanisme de transgression des rôles traditionnels et des normes égalitaristes du groupe ouvrier féminin qui s’enclenche. Cette peur, renvoyant à des dangers réels pour l’individu femme, tend donc à l’enfermer dans des pratiques défensives envers l’univers de travail puisque tout changement, qu’il soit suivi d’un « échec » ou d’une « réussite », implique de fait un risque fort et incontournable. Dans cette configuration déstabilisante, un point d’appui possible pourrait être celui du groupe de travail. Or, qu’en est-il à ce niveau ? Le collectif de travail féminin n’apparaît guère en dehors des périodes de lutte (sur le lien entre lutte et collectif, cf. Louis, 1983 ; Rogerat, 1987). En d’autres termes, le groupe ouvrier féminin apparaît totalement atomisé – et non clivé comme les groupes masculins – : il se définit, dans son fonctionnement, dans la représentation qu’en donnent les ouvrières, comme un agrégat traversé par une intense concurrence interindividuelle – la solidarité serait l’apanage exclusif du groupe hommes ou du moins du groupe mixte – : le problème des « jalousies » revient comme un leitmotiv dans la quasi-totalité des entretiens. Dans les groupes de femmes, la « différence » 108 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Au niveau de l’individu, une des constantes du discours est la peur. Travailler, 2001, 6 : 105-114 n’est pas acceptée – sauf durant les périodes de conflit ouvert avec le patronat –, mais est source d’exclusion. Tout se passe comme si il n’y avait pas de compromis possible entre le « je » et le groupe social femmes – sauf encore une fois en cas de lutte, ou de désespoir extrême de l’une d’entre elles, mort d’un enfant par exemple ; mais dans ce dernier cas, ce serait plutôt d’identification collective qu’il faudrait parler. Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Nous en arrivons là au cœur de notre analyse. Plutôt que d’évacuer les discours totalement récurrents sur la non-solidarité, les jalousies, les – parfois violentes – oppositions interindividuelles, j’ai choisi au contraire – toujours dans la perspective théorique des pratiques sociales langagières – de leur donner l’importance que les ouvrières elles-mêmes 4 leur accordaient ; j’ai postulé que l’on pouvait aller au-delà du raisonnement en termes de reproduction des stéréotypes sexués, que ce discours n’était pas, ne pouvait pas être neutre. J’ai donc cherché à savoir ce que tenir un tel discours engageait – ou non – de la personne – au niveau de la constitution du sujet sexué –, et s’il n’était pas révélateur d’une articulation particulière groupe/individu. Car que dit ce discours ? 1/ Toutes les femmes sont « jalouses » – le même raisonnement peut être conduit à propos de la « médisance », de l’« hypocrisie », de la peur face au chef, etc. 2/ Moi, je ne suis pas jalouse. Il ne s’agit pas ici d’une interprétation : ces deux points sont énoncés ainsi dans la quasi-totalité des discours. D’un point de vue logique, on se trouve là en face des prémisses d’un syllogisme : – toutes les femmes sont jalouses – majeure – ; – moi, je ne suis pas jalouse – mineure. Formellement, la conclusion devrait être : – donc, je ne suis pas une femme. Cette conclusion éclaire la négativité du discours ouvrier : il y a bien refus de s’identifier à un collectif femmes. D’où : – toutes bases pour la création d’un collectif sont ainsi sapées ; 4. Ce syllogisme est retrouvable dans bien d’autres groupes professionnels que celui des ouvrières spécialisées – d’où l’utilisation fréquente dans le texte des mots « ouvrières » et même « femmes » en lieu et place des « ouvrières spécialisées ». Par contre, l’articulation sujet/groupe se module différemment selon la place dans les rapports de production. 109 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Individu et collectif : un syllogisme paradoxal Danièle Kergoat – la constitution sexuée du sujet se trouve bloquée au niveau de ses représentations puisque l’affirmation « je ne suis pas une femme » n’est ni dicible ni même pensable. Dès lors, seul l’individu peut s’affirmer, mais un individu neutre, type « être humain ». Les femmes ne peuvent donc s’en tirer que par une éthique individualiste. Mais cette issue est elle-même condamnée par les formes extériorisées de la division sexuelle du travail : blocages à la formation, la promotion, la qualification, etc. Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Il en va ainsi du rapport apparemment « passif » qu’elles entretiennent fréquemment – à la différence des hommes – à la qualification. Cela est certes le produit de la concurrence hommes/femmes (Doniol-Shaw, 1985). Mais il y a plus : cette relation d’échec n’est pas le simple effet de la domination ; elle se construit activement à l’intérieur même de chaque sujet. Expliquons-nous. Les rapports d’exploitation sécrètent de la violence ; celle-ci peut être réinvestie partiellement par les hommes à l’intérieur même de l’univers de travail par le biais des luttes – individuelles et/ou collectives – pour la carrière, la promotion, la qualification, etc. ; les femmes n’ont pas les moyens sociaux d’un tel réinvestissement puisqu’il y a discontinuité entre le sujet sexué d’une part, le groupe sexué et l’univers de travail d’autre part. Il y a donc constitution d’un cercle vicieux : la violence est retournée contre le groupe des pairs et contre elles-mêmes. En niant le groupe, les femmes se nient elles-mêmes comme sujets – les deux négations sont coextensives. D’où des conduites constantes d’autodévalorisation. Certes, femmes et hommes O . S . dévalorisent leurs connaissances, leur savoir-faire, et du même coup s’autodévalorisent : on fait un travail bête, donc on est bête. Mais cela se redouble dans le cas des ouvrières d’une autodévalorisation en tant que femmes 5 ; d’où de multiples conduites d’échec et un manque d’agressivité envers l’univers productif. 5. Il faut souligner par ailleurs que le naturalisme propre au discours ouvrier tant masculin que féminin (sur la « biologisation des différences », cf. Kergoat, 1978) s’aggrave dans le cas des femmes du fait que leur discours implique la totalité d’un groupe social – les femmes – dont elles font nécessairement partie. Faut-il le préciser ? Les ouvriers n’incriminent jamais « les hommes » dans leur discours mais « les jeunes » ou « les vieux » ou « les femmes », bref des groupes dont ils ne font pas partie ; ils « extériorisent » la naturalité. 110 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Elles n’ont donc pas les moyens sociaux de mettre en œuvre, dans la situation de travail, l’éthique individualiste qui serait l’issue logique de leur discours. Par ailleurs, extranéité au travail et impossibilité de se reconnaître dans le groupe ont un effet cumulatif qui peut expliquer la genèse de nombreuses pratiques sociales. Travailler, 2001, 6 : 105-114 Le passage du groupe au collectif : un enjeu dans la reproduction des rapports sociaux Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média La difficile construction d’un collectif à partir du groupe de travail a d’autres conséquences : ainsi, la tentative fréquente de rechercher des solutions individuelles et dans le champ du privé (cf. ce que j’ai appelé « l’issue troisième enfant ») à des problèmes éminemment collectifs tels la nonqualification, l’inintérêt, la non-stabilité des postes de travail proposés aux femmes. Il s’agit fréquemment de pratiques non seulement défensives mais individualisantes. Mais c’est sur la genèse et la conduite des luttes dans la production que nous voudrions nous arrêter. Certes, la première conséquence de cette configuration sujet/groupe peut – et elle le fait – servir à reproduire à l’infini les rapports de domination et à les renforcer encore puisque l’on fait sienne une représentation de soi-même forgée par le groupe des dominants 6. De surcroît, cela affaiblit encore la position des ouvrières dans les rapports de classe : pratiquement toutes se vivent et se disent exploitées mais elles ne perçoivent pas la sexuation des mécanismes de cette exploitation. D’où la tendance à laisser aux hommes le champ libre en ce qui concerne la concurrence dans l’entreprise et à n’être que leurs « auxiliaires » dans la lutte de classe. Reste que le problème n’est pas épuisé pour autant. Car même si c’est à la forme négative, c’est bien par rapport au groupe social des femmes que les ouvrières spécialisées se situent (cf. Kabiri, 1986). Par 6. C’est pourquoi nous nous refusons à raisonner ici en termes d’« identité » ; ce que nous rencontrons, c’est bien plutôt la « fausse conscience » de C. Guillaumin (1979) ou la « conscience dominée » de N.-C. Mathieu (1985). 111 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Les remarques qui précèdent éclairent un problème que nous ne ferons qu’évoquer ici : la grande difficulté que nous avons rencontrée dans les entreprises à aborder la division sexuelle du travail et la concurrence hommes/femmes. Certes, bien des raisons objectives expliquent ce silence (Hirata, Humphrey, 1986). Mais si l’on reste dans l’angle d’analyse adopté ici, il faut noter que l’atomisation du groupe ouvrier féminin, sa nonconstitution en collectif, ne peut qu’entraîner les plus grandes difficultés à penser du même coup le groupe des hommes comme un « groupe » précisément, et comme un groupe adverse. C’est d’ailleurs tout l’univers de l’entreprise qui est atomisé : les problèmes ne sont pas posés d’emblée dans un cadre collectif ou organisationnel mais sont ramenés à une constellation de relations interindividuelles. Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média ailleurs, la conscience aiguë d’être exploitées, la volonté de se maintenir dans l’activité et d’avoir un emploi, tout cela pèse lourd dès lors que l’on se pose le problème des conditions du changement de cette autoreprésentation qui bloque l’accès au collectif. Or, on voit bien combien ce passage est potentiellement subversif. Celles d’entre nous qui disaient il y a une quinzaine d’années que lorsque les femmes bougeaient dans le champ du productif, elles faisaient bouger également le champ du reproductif, celleslà avaient raison. Mais pas de la manière mécaniste dont nous l’imaginions. Ce qui se passe est beaucoup plus subtil : à la faveur d’une lutte engageant les femmes et dirigée par elles, le groupe ouvrier féminin, délivré du carcan des dominations ordinaires, peut enfin se conjuguer au positif ; l’identification du « je » au groupe devient alors possible, et donc le passage au collectif : le « je » peut commencer à s’appuyer sur le « nous » et le collectif sur l’individu. Mécanisme délicat par lequel sont combattus les rapports d’exploitation dans le même temps que s’amorce puis se met en place, si la lutte est de quelque durée, un véritable collectif 7 qui prend en compte non seulement les différences liées à la place dans la production mais également les différences liées à la place dans les rapports de genre. On comprend dès lors les différences observées entre les modes masculins et féminins de mobilisation et de conduite des luttes (Kergoat, 1978, 1982). Je dirais donc que ce groupe des ouvrières spécialisées est à la fois, dans la quotidienneté, un vecteur privilégié de la reproduction des rapports de sexe et, dans la lutte, une fois transformé en « collectif », un support pour remettre en question la totalité du social puisque tant la simultanéité de la lutte contre l’exploitation et l’oppression que celle de l’expression positive du je et du nous sont des nécessités incontournables pour la survie même de cette lutte. Nous voilà donc bien loin des rapports sociaux de classe et de sexe qui modèleraient de l’extérieur les pratiques des acteurs sociaux. Cette souffrance que nous avons rencontrée, si présente chez toutes les ouvrières, cette violence exercée contre soi et contre les autres femmes, nous voulions les dire. Par un souci de fidélité au discours de ces femmes mais aussi pour sortir du non-dit sur ces problèmes qui bloquent – et pas seulement chez les ouvrières – l’accès au collectif. Pour tenter également, grâce aux outils sociologiques, de comprendre la logique et les fonctions de ce blocage. 7. C’est le passage du groupe au collectif sexué qui, à mon sens, est porteur de changement, et non pas la constitution d’une identité femme, car ce n’est pas l’affirmation « nous sommes des femmes » qui est subversive, mais la constitution concrète d’un collectif qui tienne compte et fasse travailler les places occupées dans les rapports sociaux en tant que productrices et en tant que femmes. 112 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Danièle Kergoat Travailler, 2001, 6 : 105-114 C’est pourquoi cette communication pourrait être présentée comme l’illustration concrète de la métaphore de Lou Andreas-Salomé : il faut, ditelle, refuser résolument de ne voir que l’endroit du tissu, de n’être sensible qu’à l’impression qui se dégage du motif d’ensemble, mais examiner au contraire l’envers de ce tissu, regarder « les fils isolés, les lignes qu’ils suivent, leurs entrelacs, les points où ils se nouent ». L’illustration reste sans aucun doute en deçà du modèle esquissé. Mais c’est bien ce que nous proposons ici : l’idée que pour avancer dans une sociologie des groupes dominés, il faut tout à la fois refuser d’aller d’abord vers la simplification de la réalité en la modélisant, cette formalisation n’étant le plus souvent que la mise en forme des représentations du monde des dominants (Horney, 1926), et accepter au contraire l’immersion dans la complexité – souvent même dans la contradiction –, tenter d’articuler des degrés multiples de la réalité, réalité dont l’acteur individuel et l’acteur collectif sont partie prenante. Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média Bibliographie BOUTET J., 1985, « Construction sociale du sens dans des entretiens d’ouvriers et d’ouvrières », rapport GEDISST-DRL Paris VII. DEJOURS C., 1980, Travail usure mentale, Centurion. DEJOURS C., Plaisir et souffrance au travail, actes du séminaire, CNRS, t. 1, 1987, t. 2 à paraître. DONIOL-SHAW G., 1985, Qualification des ouvrières et déqualification du travail, rapport GEDISST-CNRS. GUILLAUMIN C., 1979, « Question de différence », Questions féministes, 6. HIRATA H., HUMPHREY J., 1986, « Division sexuelle du travail dans l’industrie brésilienne », in Le sexe du pouvoir, Collectif, Epi. HORNEY K., 1969, « La fuite devant la féminité » (1926), « La défiance entre les sexes » (1930), in La psychologie de la femme (recueil de textes), Payot. KABIRI Y., 1986, « Identité de classe et identité féminine chez les femmes O.S. », in Le sexe du pouvoir (actes du colloque « Femmes, hommes et pouvoirs dans les organisations », Dauphine 1984), Epi. KERGOAT D., 1978, Les pratiques revendicatives ouvrières. Processus revendicatifs et dynamiques collectives, rapport CSO-CNRS. KERGOAT D., 1982, Les ouvrières, Le Sycomore. 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Concerned about the proofs, the work deals solely with the universe of production knowing that the audience of a congress for which it was firstly meant, was familiar with the thesis of the double status of work – waged and homely – and they might work out necessary connections with the family universe. More concretely, this work is the way that the woman sociologist who I am found as a possible answer to what she thought being an imperative : to bring up the sufferings of women workers, unspoken sufferingviolence, and to show it as much as possible on the public stage. Secondly, there was also a hope that by doing this those interested got the idea and acted it, in their way, on their public and intimate stage. Resumen. Ese texto, escrito en l987, intenta desmontar la caja negra de las prácticas sociales femeninas en el trabajo entrando en la alquimia misteriosa que une relación social y prácticas sociales individuales y colectivas. Ese lazo no depende de la causalidad – sociología de la dominacion – si no de un acto de creación recíproca. Por una preocupación demostrativa, el texto se refiere unicamente al universo de la producción. Sabíamos que el público del coloquio, su primer destinatario, conocía las tesis sobre el doble estatuto del trabajo – asalariado y doméstico – y tendería el puente que lo une al universo familiar. Más concretamente, ese texto es la solución que encontró la socióloga, y mujer, que soy, para responder a lo que sentía como un imperativo categórico : tomar conciencia de una forma de sufrimiento de las obreras, sufrimiento-violencia casi indecible por ellas. Y transmitirlo, en la medida de lo posible, de manera pública. Con la esperanza de que, en una segunda fase, la mediación permitiera que las interesadas se apoderaran el discurso para interpretarlo, con sus palabras, sobre su propia escena pública e intima. 114 Document téléchargé depuis www.cairn.info - uqam - - 132.208.193.8 - 27/03/2012 20h03. © Martin Média MATHIEU N.-C., 1985, « Quand céder n’est pas consentir », in « L’arraisonnement des femmes », Cahiers de l’homme, éd. de l’EHESS. ROGERAT C., 1987, « Quand les femmes se mêlent de ce qui les regarde », in Lerolle A., Rogerat C., L’appropriation de la qualification, vécus et luttes d’ouvrières, rapport GEDISST-CNRS.