La mort du coyote i
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La mort du coyote i La mort du coyote ii Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. e © Éditions de l’Herne, 41 rue de Verneuil, Paris 7 , 1973. La mort du coyote iii « Vous voulez dire que je suis tellement vile que je continuerai à vivre ? » Dostoïevski, Les Possédés La mort du coyote iv La mort du coyote v La mort du coyote Première partie : La saga genevoise I LA SAGA GENEVOISE JeanGuy Rens 1 La mort du coyote JeanGuy Rens Première partie : La saga genevoise 2 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise (1967). Janvier. La neige, les sports d'hiver : à l'engourdissement des grandes villes européennes, correspond l'explosion effervescente des stations de montagne. Voilà près d'un mois que Jean a laissé tomber sa petite amie. Avec toutes les péripéties mesquines que cela comporte. L'ultime séance de strip-tease en commun : toujours un peu écœurante, pornographique. Le coup de téléphone au taxi — enlèvement de la dernière valise — odeur de lettres brûlées. Mais surtout il y avait la sensation : cette saveur déchaînée de liberté qui soudain envahit l'existence. Les femmes étaient faites pour être abandonnées, le corps pour se répandre dans la vie comme un nuage léger dans le ciel clair. Le soir la chambre à coucher était vide. Jean pouvait regagner son lit seul et immense, satisfait comme un monarque dépossédé. Les amis la veille délaissés étaient réapparus, les jeux éternels de la désœuvrance reprenaient avec insouciance. Jamais Jean ne déserta davantage l'usine... Pardon ! je veux dire l'université dans laquelle il subissait avec peine une saison en sociologie — ou quelque chose d'analogue. Le cœur vif évite les contraintes. Jean dévalait à bride abattue les pistes enneigées de Megève ou de La Clusaz en se répétant avec passion que les pentes étaient faites pour descendre — non pour remonter. Il écrivait avec délice les brusques arabesques de sa fuite en avant au hasard des replis du terrain — rapide coup de reins, et hop ! sans raison aucune, changement de direction. Jean suivait ses skis métalliques ou quelque compagnon d'un jour, livré au seul vertige de la vitesse. Le soir au volant de sa petite voiture blanche il grignotait à petites accélérations successives la distance qui le séparait de Genève où il se retrouvait dans la chaleur amène d'un cognac. Pourquoi pas au Navy's Club ? avouons-le d'emblée : ce bar gorgé de musiques américaines me plaît assez. Je n'oublie pas la waitress blonde sourire made in Hollywood. L'âme de Jean se dilatait et épousait alors les dimensions de l'univers. Le silence feutré de l'appartement. Ces jours existaient aussi. Jean s'asseyait devant une fenêtre, les coudes sur le bureau, et s'attardait au fil d'une rêverie incertaine à contempler les toits de la ville en contrebas, à scruter sur le lac cette même échappée d'horizon que je ne vois plus, que vous ne pouvez pas voir, que nous ne verrons jamais... Alors à quoi bon la description ? J'abandonne aux prérogatives de l'imagination ce bout de lac coincé entre deux immeubles et les yeux vides de Jean, imprégnés heure après heure d'une image plus abstraite. De temps à autre il ramassait un livre écorné et tombait en arrêt sur une page. Ouverture vers des songes exotiques. Ou encore il griffonnait quelques bribes de phrases sur un gros cahier raturé : c'était le moment de la crise littéraire. Il inscrivait à la sauvette le contrepoint poétique de son existence. Sou vent, le soir, il déambulait dans la Vieille Ville. Quartier de Genève qu'il affectionnait tout particulièrement. Tellement plus intime que les Rues Basses emplies de magasins anonymes et de camelote bruyante. Chaque façade ici paraissait avoir été composée pour recevoir le regard harmonieux d'une présence humaine. Durant les nuits de fêtes populaires, rue de l'Hôtel-de-Ville, Grand'Rue, montaient les drapeaux, pas de ces douteux oripeaux synthétiques de bureaux de postes (fédéraux), mais des flammes rouge et or, coiffant les rues de longues voûtes lancéolées. De la gaieté jetée au ciel. Au hasard de l'une de ces nuits sans but : Luis, un Sud-Américain qui terminait sa médecine... Mais comment parler de hasard quand toute ma vie se tend et s'étire vers cette rencontre prévisible de Luis ? Je ne parle pas sans but. Depuis notre enfance JeanGuy Rens 3 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise commune à Montréal je m'acharne à élargir cette portion de temps identifiable par nous deux parce que nous l'avons vécue ensemble et qui nous réunit inéluctablement. Je m'élance sans cesse sur la flaque d'eau gelée qui scintille au bas de la Côte SainteCatherine, je creuse encore un sillon dans la glace de nos souvenirs qui virevoltent dans le présent chaque fois que je frôle un coude ami ou la main de Teresa qui me fascine déjà... Car il y a aussi Teresa, sa sœur, qui prend le relais pour me confirmer dans un tournoiement de patins que notre destin est scellé à la pointe irisée de nos chevilles d'acier. Ma parole est une longue conspiration. Lorsque, des années plus tard, j'ai fui New York grelottant de misère pour annoncer que je reprenais le droit chemin des études universitaires, j'ai pointé mon doigt sur Genève et désigné le lieu géographique qui m'accueillerait en filigrane derrière les retrouvailles extatiques de Luis et de Teresa. J'ai toujours avancé dans l'existence en compagnie de leur présence inaltérable. Le reste, l'Europe, les Études, la Culture, n'a servi que de prétexte pour cette rencontre absolue. ... les deux amis marchaient rue du Puits-Saint-Pierre, face au bâtiment Grand Conseil. D'aventure Jean a participé l'après-midi au séminaire de démographie. On tire deux coordonnées, une pour les tranches d'âge, l'autre pour les dates-repères. Quelques courbes. Pour trouver la vie il suffit de calculer l'abscisse entre les deux points. L'enthousiasme de Jean se dévide sur le bitume de la chaussée en asymptote. La voix de Luis parvient de très loin, sans éveiller aucun écho : il parle de chercher des filles pour la soirée. Narquois : Allons l'ami Drainville, tu ne vas pas déclarer forfait, il est à peine 8 heures et aujourd'hui le Club Français est ouvert ! Bah, laisse tomber Jean de temps à autre pour marquer son attention. Nous devrions dîner en terrain propice, chez Landolt par exemple... L'exemple n'avait rien d'attrayant et exhalait notoirement une odeur de graisse frite, mais enfin, il était vraiment trop tôt pour rentrer. Les deux compagnons se mirent d'accord. La force de l'habitude les ramenait toujours vers la turbulente brasserie estudiantine où ils avaient si souvent ingurgité la fatale assiette-escalope de midi, entre deux cours trop rapprochés... — Eh, mais c'est notre ami Farid ! Luis a déjà disparu à travers la foule des serveurs et des gens qui entraient ou sortaient, happé par un interlocuteur invisible. Jean cligne des yeux quelques secondes avant de s'acclimater au changement de milieu. Il parcourt du regard la grande salle enfumée sans trouver de silhouette amie — s'avance vers le buffet — toujours en plein désert. Les différentes salles étaient également combles, il ne voyait personne. Il battit en retraite vers Luis qui bavardait, toujours debout. -— Viens Jean, que je fasse les présentations. S'approcher, sourire. — Jean Drainville, Farid Poniahm... JeanGuy Rens 4 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Suivit un nom que Jean n'entendit pas. En face de Farid se trouvait une jeune fille qu'il voyait pour la première fois. Par comparaison avec Farid, un visage cuivré, des cheveux de jais aux reflets bleutés, cette dernière sembla pâle. Mais peut-être n'avaitce été qu'un effet du contraste formé par leur réunion. Au demeurant ils formaient un couple plein de charme. Car Jean ne douta pas un instant qu'ils ne formassent un couple. Tout dans la familiarité posée de leurs gestes trahissait une longue habitude de l'autre. Lui était Pakistanais. Sa veste mi-européenne, mi-asiatique, presque une tunique, lui conférait une allure de seigneur légendaire (illustration Gustave Doré). Par la suite Jean apprit qu'il était effectivement une sorte de nabab dans son pays. Il se rappela l'avoir déjà entraperçu lors d'un cocktail ou d'une partie. Quant à elle, il était difficile de la résumer en mots dès une première apparition tant l'impression qu'elle laissait était complexe. Ou plutôt non : on était frappé par quelque chose comme une émanation de féminité éparse autour de son être. L'imprécision de l'adolescence mourait devant cette assurance calme. — Prenez place mes amis, disait Farid. Je crains que vous ne puissiez trouver une table pour vous seuls. Chercher des sièges, s'installer. Au milieu d'un raclement de bois traîné, Jean entend qu'il est question d'Antoine de Vranges. Ce bavardage est décidément dénué de toute improvisation. Qui ne parlait pas d'Antoine à cette époque, à Genève ? Pourtant Tony était le pur produit de ma découverte. J'avais fait sa connaissance en débarquant d'Amérique l'été dernier, du côté de Saint-Tropez. Port-Grimaud pour être précis, où il m'avait introduit alors que j'étais encore novice en matière de mode européenne. PortGrimaud était l'endroit où il fallait passer cette année-là si on voulait savoir de quoi et de qui parler. J'avais tout de suite été séduit par l'assurance parfaite de Tony. Sa façon d'entrer dans un bar avec des airs de prince-pirate. Son aplomb pour arrêter une femme n'importe où, dans la rue, sur une plage, et lui avouer transi : Madame, je vous aime ! On riait ; on le suivit plus d'une fois. C'était inepte, mais c'était aussi vingt ans, la jeunesse qui se dévoile. Je lui lançai le nom de Genève et il avait acquiescé. À la fin de l'été nous avions loué l'appartement de la Vieille Ville et depuis nous prenions nos petits déjeuners ensemble. ... j'ai ensuite revu Antoine chez Jane, l'Américaine qui parle dans son nez, samedi dernier, il racontait une histoire curieuse sur Sacha Distel, rapportait Farid. Suivait un récit très mêlé où Tony jouait un rôle extravagant et somme toute assez divertissant. Pour qui connaissait déjà plusieurs de ces exploits, il était d'autant plus surprenant d'apprendre les épisodes nouveaux dont s'enrichissait l'aventure. Jean s'amusait. Après quelques instants, le sentiment perça chez lui que la compagne de Farid s'était retirée à l'écart de la conversation. Mais l'arrivée du garçon avec les deux repas commandés vint à point pour éloigner ce soupçon naissant. L'odeur de frites et de bière avait tout bonnement réveillé la faim de Jean. Il entama allégrement son plat. Ce n'est qu'une fois l'estomac à demi rassasié, entre deux fourchettes d'escalope, qu'il daigna relever la tête... Geste interrompu net. Sans préavis, il avait croisé le regard de la jeune fille. Regard ? Immersion plutôt, à l'intérieur de toute une atmosphère, une présence inévitable et multiple comme un rêve. Déglutir péniblement une énorme JeanGuy Rens 5 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise bouchée de viande. Impossible : il s'écroule de tout son poids. Lourd mollusque à rayer de la liste des vivants, et sur-le-champ encore ! Jean tente de prononcer une phrase : — Connaissez-vous Antoine ? ânonne-t-il enfin. C'était la panne sèche. Misère aphasique. Pas la moindre trace d'inspiration. Point blanc. Il n'avait jamais pensé. Le beau langage que tout mâle digne de la tradition courtoise se doit de tenir en permanence à la disposition de ses vis-à-vis du sexe féminin n'avait jamais relevé de sa spécialité. Mais quand même. Quelques débris de dialogue fantomatique sautèrent à travers son esprit. Savez-vous à quoi rêvait Thésée quand le Sphinx... Mais déjà tombait la réponse, morne et tranchante comme un couperet de guillotine. — Non. Elle a hésité un moment. Évidemment elle ne suit pas ce qui se dit autour de la table. Cette constatation fait plaisir à Jean. Éphémère. La réplique le prive désespérément d'un terrain de rencontre où engager la conversation. Tout en lui n'est que vide, vacance. Et soudain il brûle terriblement de bousculer cette fille de mots. De dire. Quelque chose. N'importe quoi. Mais dire.• Ce fut elle qui parla. Elle voulait savoir si Jean pouvait lui être de quelque utilité à propos d'un mémoire sur Beckett qu'elle devait remettre à l'université la semaine prochaine. Elle était en retard... Bien sûr qu'il pouvait l'aider. Samuel Beckett ! Pensez donc, il avait lu Beckett depuis sa plus tendre enfance. Il connaissait tout ce qu'il avait écrit, ce qu'il aurait écrit s'il l'avait voulu, ce qu'il avait fait ou n'avait pas fait, pas écrit... Tout, quoi. La conversation commença à tanguer, à s'éparpiller sur des voies diverses, Beckett, l'Irlande, l'Europe, l'Univers... Oui, une civilisation est un être vivant, là aussi vieillesse et mort suivent l'enfance. Jean évoqua son enfance. Ce qu'il avait vu, ce qu'il aimait. Le Mexique, la violence montante des foules opprimées, d'outre-civilisation... Qu'est-ce qui diable avait pu lui faire supposer qu'elle était latino-américaine ? Peut-être son accent. Elle prononçait certaines syllabes avec un accent non français. Oh, mais très léger, tout à fait gracieux même ! — Vous ne regrettez jamais le Mexique ? disait Jean. — Pourquoi le Mexique ? Je n'ai jamais été là-bas. — Vous n'êtes donc pas mexicaine... risqua Jean déjà convaincu de l'absurdité de sa question. — Mexicaine, moi ! Et pourquoi pas Américaine ? Elle éclata de rire. Elle devient encore plus fascinante : elle n'est plus que rire, larmes de rire, diamants de rire qui s'égrènent dans l'air. Même, elle prend son voisin à témoin JeanGuy Rens 6 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise de sa gaieté : — Écoutez Farid, il paraît maintenant que je suis une Mexicaine. Cette déclaration déclencha également l'hilarité de Farid et de Luis. Dérouté par cette réaction unanime, Jean se penche vers Luis et demande à mi-voix : — Qu'y a-t-il de si amusant dans ma question ? D'où vient-elle ? — Lana, mais elle est iranienne ! de s'exclamer Luis encore plus réjoui. L'Iran jusque-là n'avait guère troublé l'imagination de Jean. C'était terra incognita, pour sa géographie personnelle. Le Moyen-Orient lui avait toujours semblé un territoire intermédiaire, mitigé et inintéressant. Ce n'était plus l'Europe, mais c'était encore moins l'Asie, la jaune Asie des samouraïs et des mandarins. — Bah, fit-il, l'Amérique ou l'Iran, c'est toujours un peu la même chose : 1 % de gens pas trop insupportables et 99 % de gangsters dégénérés, cupides et vicieux. — Pas du tout, se récria Farid soudain sérieux, nous : nous sommes des Orientaux. — Enfin moi, je suis persane, corrigea Lana. Jean dut bien convenir au milieu des sourires de tout le monde que son apparence était très peu américaine, même du Sud. — Comment savais-tu qu'elle était iranienne, reprit-il en s'adressant à Luis, la connaissais-tu déjà ? — Mais tout le monde connaît Lana à Genève. Au fait tout cela commençait à plaire de plus en plus à Jean. L'Iran, Lana, tout Genève... Il aimait qu'une femme fût désirable — et désirée, elle devait l'être par le plus grand nombre possible. Justement d'Iran un nom lui revenait sans crier gare : Omar Khayam, les robbayats et l'hédonisme. Tout est vain, vive le vin ! Il entama le chapitre Omar Khayam. Lana n'était pas intéressée. Il paraît que ce poète est bien pâle en regard de Hafiz. Elle lui répondit Nietzsche. À cet instant Jean eut un petit éblouissement. Zarathoustra, le vieux prophète iranien Zoroastre, il revenait sous des horizons connus, il se retrouvait chez lui. Nietzsche fut fêté en un pétillement de reconnaissance à peine suggérée, petits signes hâtifs qui se bousculaient de joie à l'appel. Elle avait lu Zarathoustra, et en persan. Là-bas Nietzsche est un auteur populaire. Un Iranien d'honneur si l'on veut. Un visage de femme parle des îles bienheureuses. Jean aborde fou d'espérance les rivages nouveaux que dessine son imagination éblouie. — Mes amis, suggéra Farid avec opportunité, je vous invite tous au Club Français. Qu'en pensez-vous ? JeanGuy Rens 7 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Sans y prendre garde, Jean interroge Lana du regard. Elle fait mine d'hésiter : question de se faire prier. Une très petite chose. — Je ne sais pas... Il faudrait que je me change. — Mais bien sûr, nous passons chez toi, nous attendrons, affirmait déjà Luis. Rien de plus facile. Tandis que les jeunes gens se dirigeaient vers la voiture, Farid saisit Jean par le bras. Ils se laissèrent lentement dépasser par Lana et Luis. — Vous savez Jean, vous n'êtes pas tout à fait un inconnu pour moi. On m'a tant parlé de vous que j'attendais le moment de faire votre connaissance. Farid donnait l'impression de pouvoir dire n'importe quoi sans paraître ridicule ou simplement déplacé. Ses manières légèrement surannées et son langage aux limites de la préciosité s'imposaient avec un naturel qui dissipait le doute. — Je me demande ce qu'on a bien pu vous raconter... Jean se sentait parfaitement vulgaire. Heureusement, ils arrivèrent à la hauteur de la voiture où les attendaient leurs deux compagnons. Farid ajouta encore, en guise de conclusion : — Il faudra que nous en discutions un jour, tous les deux. — Eh mais vous êtes déjà amis, s'écria Lana. C'est extraordinaire ! Éclaircie. Oui c'est extraordinaire. Bien des choses prennent un tour extraordinaire ce soir : elle, Farid, la voiture filant droit sur la chaussée, les passants sur le trottoir, l'attente devant la porte pendant qu'elle monte enfiler une robe. Jean crachait sur sa récente liberté sans remords : il y avait Lana qui était tellement davantage. Il fallait la connaître, dissiper les zones d'ombre qui la masquaient encore, plonger dans sa vie, la fixer en plein soleil, à côté, tout près. — Vous n'avez pas attendu trop longtemps ? demande Lana. Elle venait juste de disparaître. Sa robe était faite de quelques lignes simples, elle ne portait pas le moindre bijou, pas même de sac à main. Un trait de perles fines autour de son cou n'était qu'une qualité supplémentaire de son être. Souffle d'air lâché sur le monde paré de sa seule limpidité. Jean claque les portières, la ville illuminée recommence à défiler derrière les vitres embuées de respiration. À un moment il dira : JeanGuy Rens 8 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Rencontrer une femme qui ne se fasse pas attendre... — Oh, mais ça viendra ! Ce soir en particulier. Jean riait silencieusement, heureux. Le Club Français était bondé, la piste de danse hérissée de têtes et de mains. Il fallut se frayer une place autour d'une table basse. Serrés corps contre corps. Bientôt arrivèrent les gins-orange. Boisson très légère, très allègre. J'ai toujours été surpris par cette facilité qu'ont certaines personnes de poursuivre leurs conversations dans une boîte de nuit. La musique étourdissante, l'animation des danseurs, obligent à crier presque. Jean détestait hausser la voix pour de toute façon ne rien dire. Ce soir comme de coutume, il se contentait de s'imbiber de bruits ; les ruptures de la danse, les rythmes désarticulés du jazz se prolongeaient dans ses veines pour étreindre le cœur d'une émotion primitive. Lana écoutait Farid qui provoquait son rire, par intermittence. Elle respirait complètement à son aise. Des gens lui faisaient signe en passant. Un sourire répondait qui jaillissait de ses yeux pour voler s'attacher à eux, les retenir un instant encore. Luis l'invita le temps de deux-trois danses. Jean songea l'inviter ensuite. Mais : son épaisseur contre sa grâce : il renonça immédiatement. Il ne voulait pas sembler impatient et surtout pas se laisser investir par la dialectique grossière de la convoitise et de la séduction. Il se faufila vers le bar et vida à la suite deux verres de whisky. Catherine qui servait ce soir lui fit cadeau des consommations. Il s'attarda quelques minutes en sa compagnie. L'aider à choisir des disques, remettre sur le plateau les derniers titres entendus à la radio. C'était une fille parfaitement sophistiquée, elle connaissait toute la ville. Côté face, mondain, et puis l'autre aussi. Toujours lourd d'arrière-pensées, Jean aurait voulu la questionner sur Lana. Mais la musique éblouissante, le monde pressé dans leurs yeux... Il abandonna son projet pour rejoindre la table où se tenaient ses amis. Un groupe qu'il ne connaît pas vient de surgir, très excité. Farid tente de faire les présentations mais personne ne comprend ce qu'il dit. La tension de la salle est devenue presque insupportable. Tandis qu'il se rassied, Jean entend qu'il est précisément question de s'en aller. — Alors, vous vous décidez pour le Griffin’s ? clame une voix. Là au moins nous pourrons respirer. — Je suis d'accord ! s'écrie Lana en sautant sur ses pieds. Elle échange quelques mots avec les nouveaux venus puis se retourne vers Farid et Jean, engageante : — Ça vous tente ? Venez-vous ? — Je n'ai pas de cravate, dit Farid. Je crois que je vais rentrer de bonne heure. Cette réplique acheva de rassurer Jean sur les relations qui existaient entre les deux JeanGuy Rens 9 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise jeunes gens. Lana était libre. À présent il en était persuadé. Tout à sa découverte, Jean hésita un moment. Luis avait disparu. Il ne connaissait personne de ce groupe qui venait d'apparaître. Lana souriait toujours, sourire des yeux, les coins plissés jusqu'à se réduire en deux lignes d'étincelles. Il balançait entre le regret de laisser Lana à une nuit dont il ne serait pas et la crainte de se révéler terne et insignifiant par rapport à tous ces étrangers. — Je vais suivre l'exemple de Farid, finit-il par prononcer. Je ne me sens pas très brillant ce soir, je dois me lever tôt demain. — Tant pis. Vous ne vous amuserez pas ! De toutes manières je déjeune tous les jours au Landolt, vers une heure... Elle avait disparu. Jean s'efforça de faire bonne figure devant Farid. Ne pas attacher d'importance au départ de Lana. À cette phrase prodigieuse : je déjeune tous les jours... Un éventail de possibilités de bonheur s'ouvrait devant son imagination fébrile. Déjà il s'employait à jalonner le futur : Landolt, Beckett. Ne rien oublier. Il ne faut pas manquer les rendezvous avec la chance. Il se rapprocha de Farid : — Encore un verre, voulez-vous ? — Oui, mais je vous propose d'aller le prendre au Commerce. Nous suffoquons littéralement ici. — Tiens, nota Jean. Vous fréquentez le Commerce ? Pourquoi pas, c'est l'endroit idéal pour bavarder. La brasserie du Commerce est le lieu de réunion de tout ce qui vit en marge, à Genève. Étudiants éternels, artistes velléitaires, toute une bohème miteuse se rassemble dans la grande brasserie de la place du Molard. Les bourgeois qui s'y aventurent l'après-midi, délaissent ostensiblement l'établissement sur le coup des cinq heures, lorsque les premières peaux de mouton, longs cheveux et pantalons troués, commencent à s'étaler en grappes hirsutes. Certains soirs l'on ne voit sur les tables que du thé ou de la limonade. C'est signe qu'il y a eu arrivée de haschisch. Tout ce monde coexiste avec quelques indics de police, louches et solitaires, superbement dédaignés. Jean commanda deux bières. En entrant il avait remarqué que Farid se faisait saluer de plusieurs côtés. Il n'était pas inconnu ici. Cet aspect du personnage le surprit agréablement. Son compagnon n'était pas l'hôte légèrement distant des clubs dorés qu'une première prise de contact pouvait laisser supposer, mais aussi l'habitué vaguement anticonformiste du Commerce. Genève est une petite société où les lieux fréquentés ont tôt fait de conférer une étiquette bien limitée. Jouer sur plusieurs JeanGuy Rens 10 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise registres devient alors un art difficile. Les bières étaient arrivées. Jean vida sa chope d'un trait. Farid ouvrit un étui à cigarettes et commença à parler comme s'il poursuivait une très ancienne discussion. — Lana est une fille qui a quelque chose d'intéressant à exprimer, il ne faudrait pas se méprendre sur une impression partielle. — Mais je la trouve extrêmement séduisante, protesta Jean avec véhémence. — Bien sûr, je ne pensais pas à son charme. Mais par exemple, un soir comme celuici, elle peut sembler très superficielle, à vouloir sans cesse du mouvement, s'amuser d'un rien pourvu que ça ne dure pas. Elle aime tellement s'amuser ! Pourtant elle est différente de toutes ces choses. Ce que tu vois est une attitude récente. Il y a quelques mois, cet été encore... Je devais me rendre chez elle tous les jours afin de tenter de la réconforter. Je lui passais un manteau de force et je l'obligeais à sortir. Je l'emmenais de magasin en magasin, choisir des robes, des foulards, n'importe quoi, les pires enfantillages, mais qu'elle bouge, qu'elle s'intéresse à la vie. Ne serait-ce qu'à sa face la plus frivole. — Mais pourquoi se trouvait-elle si... abandonnée ? Bien que son air compatissant en témoignât, Jean était ravi de pouvoir parler de Lana avec quelqu'un qui la connaissait de longue date. Solution de facilité. Il avait ainsi le sentiment de forcer l'intimité de la jeune fille à peu de frais. — Elle se sentait très perdue, reprenait Farid. Deux ans d'Europe et elle ne se retrouvait plus, nulle part. Dans son pays, avant de venir ici, elle écrivait des poèmes pour plusieurs revues. On les a même publiés en recueil. Elle vivait dans un milieu littéraire, et puis il y avait sa famille, très traditionnelle tu sais, ce sont des nobles. Làbas c'est encore important. Lorsqu'on dit Maheiri, c'est une Maheiri, les gens sont immédiatement prévenus. Tout cela crée une certaine manière de vivre, avec un centre, des intérêts, des appuis. Mais un beau jour c'est l'Occident. Tout ce qui existait est effacé, il faut repartir de rien. Réapprendre la vie. Elle a eu des débuts très difficiles. Je l'ai connue alors : elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Sa naïveté était touchante. Puis brusquement, sans crier gare, elle s'est lancée à la découverte de l'Europe. En quelques mois elle savait le français, elle lisait les classiques. Elle a commencé à sortir, elle était très heureuse durant cette période... C'est à ça que Luis faisait allusion tout à l'heure en la taquinant sur sa popularité... Enfin, elle paraissait débordante d'activités, de projets. Quand elle est retournée en Iran l'été dernier, j'ai cru comprendre que l'expérience avait été très éprouvante. L'absence de critères communs entre l'Europe et l'Orient, le choc du retour dans son ancien milieu... C'est difficile à expliquer. Pour les autres rien n'avait bougé. Tandis qu'à l'âge de Lana on se donne entièrement à son entourage, ce n'est pas une simple question d'adaptation, comme plus tard. En revenant à Genève, elle était pleine de doutes sur tout, sur ellemême. Elle parlait de laisser tomber ses études. Mais elle ne pouvait guère rentrer en Iran de la sorte, sans diplôme. Ses parents veulent qu'elle ait un papier, quelque chose. Ces dernières années les nobles à l'ancienne mode ont beaucoup perdu en JeanGuy Rens 11 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Iran : la politique du chah, les nationalisations... Et surtout ils risquent de perdre beaucoup plus si une vraie révolution éclate. C'est une classe condamnée, la noblesse. Elle se survit en parasite. Pour le monde moderne elle n'existe plus. — Et maintenant, Lana, que devient-elle ? — Comme tu peux le constater : elle s'amuse. Elle rit. As-tu remarqué son rire ? Il est très particulier, très... très total. Mais ça ne peut pas durer indéfiniment. Elle ne fait rien. Elle se laisse glisser à la vie. C'est mieux que de rester chez soi toute la journée, sans se lever, à lire des magazines ou à téléphoner. Mais ça ne peut pas durer. — Et tu n'as pas tenté de l'intéresser à quelque chose d'autre ? ... soudain, sans même le réaliser très consciemment, j'en suis venu à employer le tutoiement pour rendre compte des relations de Jean avec son compagnon. Rendu à ce niveau de notre progression dialoguée je n'aurais pu continuer à dire vous. Sans doute Farid avait-il commencé de me tutoyer, mais en premier, chez lui, c'était la retombée des gestes, les tonalités de la voix, toute sa manière d'apparaître qui dictait la réponse. Je relève ce point sans la moindre forfanterie, au contraire. Ce rapprochement aristocratique n'a rien de glorieux. Pour moi il s'agissait uniquement de calculer les points qui jalonnaient mon approche de Farid : par lui je prenais lentement possession de Lana. La parole de Farid relie mon mensonge permanent à Lana. Fourbe et tortueux je persévère ici encore à tirer des lettres de crédit au nom de Lana... Mais tout le monde s'aperçoit que je récidive maladroitement et que j'épelle toujours ce nom au présent pour faire advenir ce qui n'est pas ou plus. La syntaxe se défait dans mon esprit qui triche en désordre. Et voilà que je m'en-large davantage dans le présent éternel collé à ma peau de moins en moins crédible... — Mais oui, reprend Farid. Seulement à force de me retrouver à ses côtés dans les moments de dépression, j'ai fini en quelque sorte par me dévaluer. Elle me considère maintenant comme sa mauvaise conscience. Elle ne m'écoute plus du tout quand je lui conseille d'assister à un cours, de réserver ne serait-ce qu'un soir par semaine à la lecture d'un livre, peu importe le livre d'ailleurs... — Ne lit-elle donc rien ? — Rien. Elle dit que c'est inutile, ennuyeux. Qu'il est déjà bien assez difficile d'être heureux. — Mais c'est magnifique ! Elle a tout à fait raison. — Oui, insista Farid. Mais ce faisant elle continue de se perdre. C'est dommage pour elle. Enfin, si tu peux lui parler un peu de Beckett, ou tiens, l'emmener au théâtre, je ne sais pas, ça lui fera du bien. Elle a besoin qu'on l'aide. — Je me demande si je suis capable d'aider quelqu'un, il faut beaucoup de confiance en soi, c'est-à-dire avoir foi dans le monde... Et l'Europe est déjà une expérience tellement incertaine pour moi. Cependant pour Lana, je voudrais essayer. JeanGuy Rens 12 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — C'est gentil. — Mais non, ce n'est surtout pas ça. Farid laissa passer un temps d'arrêt. Les gens autour continuaient à opposer leurs monologues interminables, entrecoupés de ricanements sournois, des filles et des garçons suivaient inlassablement le même circuit étroit, des couples se cherchaient de table en table, fatigués. Farid reprit : — Évidement Lana a beaucoup d'amis, l'Europe offre bien des facilités. Mais elle choisit mal ses relations, très mal. Les gens qu'elle fréquente ont une influence désastreuse sur elle, ou pis, pas d'influence du tout. Ils sont creux, dénués d'intérêts, sans attaches avec le monde. Sauf un peu d'argent, dans les meilleurs des cas. Juste assez pour boire et changer de résidence tous les six mois. En Occident il y a une tentation suicidaire du vide. Jouer avec les principes de vie. Marquer son désintéressement... Vous pouvez peut-être vous payer ce luxe, spécialement grâce à la réserve américaine, vous avez encore le souvenir de votre force, il reste tant de puissance autour de vous... Mais nous pas : nous ne pouvons pas nous permettre de nous gaspiller de la sorte. Aujourd'hui nous avons besoin de retrouver quelque chose comme une âme. Une identité, pour parler votre jargon. La décolonisation nous a donné une chance : enfin une chance ! Après des siècles d'infortune... À nous de la saisir. Mais il ne faut pas qu'à l'instant précis où nous pouvons démarrer, vos renoncements nous gagnent. — L'Iran n'a jamais été colonisé, risqua Jean. Il sentait son ego se dérober dans une problématique qu'il ne reconnaissait pas comme sienne. On l'attirait sur ce terrain de jeu européen qu'il avait appris à considérer de loin avec un mélange de condescendance et de nostalgie — et le mot d'Europe lui était jeté comme une accusation. Ce changement de perspectives le gênait. Il pensait entièrement à Lana. Jean aurait voulu nier que des êtres humains qu'il croyait près de lui puissent se dévoiler ainsi habitants d'une autre planète, absolument irréductibles à tout ce qui modelait sa vie : son angoisse, sa vision de bonheur... — Je pensais surtout à l'Inde et au Pakistan, disait Farid. Mais l'Iran également a été subjugué jusque dans son intérieur par les civilisations étrangères. — D'abord je ne suis pas Européen, protesta Jean. Je suis Canadien français. — C'est la même chose ! — Pas du tout : nous n'avons jamais colonisé personne. Ce sont les Anglais qui sont venus... — Vous êtes tous pareils : vous êtes nés sur la colonisation et même sur JeanGuy Rens 13 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise l'extermination d'un peuple, les natives n'est-ce pas ? L'Occident américain a inventé la forme d'impérialisme la plus réussie qui est celle du génocide. Vous en avez même fait un art : le western ! — Ce n'est pas ce que je voulais dire, insista Jean. Le fait d'avoir été colonisé ou exploité n'est pas très important en soi. S'il y a eu occupation étrangère, c'est que vous étiez déjà les plus faibles. Il y a peut-être un siècle que l'Europe et aussi les États-Unis sont en voie de décomposition, mais vous : vous l'avez été depuis mille ans ! Voilà qui est essentiel. — Ça peut finir aujourd'hui. — Bien sûr et ça dépend de vous : aujourd'hui comme hier. — Non, se récria Farid. De vous ! Vous nous avez utilisés pendant des siècles, grâce à nous, vous avez pu accomplir votre révolution industrielle à moindres frais — détruisant par là même notre mode de vie, notre agriculture, nos manufactures. Puis maintenant vous vous retirez (bien obligés !), et vous nous dites de nous en sortir seuls ? Et dans les conditions nouvelles imposées par vos civilisations européennes, américaines... C'est une mauvaise plaisanterie. Non, vous avez contracté une dette envers nous : maintenant vous devez payer. Ou comme vous aimez le dire : nous aider. — L'aide n'a jamais rien résolu. Au contraire elle vous enchaîne à vos anciens maîtres définitivement. Elle vous abaisse en perpétuant l'idée de votre dépendance. Un pays ne s'en tire que s'il trouve en lui la volonté suffisante pour son indépendance. Au siècle dernier les Japonais n'ont demandé l'aide de personne lorsqu'ils ont décidé de s'adapter aux nouvelles conditions de vie : au contraire, la première chose qu'ils ont faite, c'est de chasser tous les étrangers. Sans doute ont-ils souffert, ça n'a pas été facile, indéniablement, mais pour tous les États modernes le changement d'économie avait été dur. Chaque pays, à un moment, doit passer le cap. À chacun de s'organiser. Il ne faut jamais rien attendre des autres. — C'est absolument bizarre cette bonne conscience des Occidentaux... — Je refuse d'avaliser cette conscience coloniale puisque je la rejette en premier lieu chez moi, au Canada. — Tu es un Occidental et cette définition t'englobe jusque dans ton grenier nordique. — Je ne suis pas... — Tu ne vas pas prétendre que tu n'es pas occidental, voyons Jean ! C'est l'évidence même. Si je refuse l'idée d'aide c'est uniquement parce qu'elle accroît le malentendu. Il faut rompre les amarres une bonne fois pour toutes. — Tu sais très bien qu'un monde cloisonné est impossible. JeanGuy Rens 14 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Tu n'y comprends rien. Je crois en l'indépendance des peuples et non pas en leur asservissement... — Donc tu admets notre exploitation. — Je suis né au milieu d'une ville mutilée, écrasée, vaincue, et par les mêmes mécanismes qui vous oppriment en Orient. Et puis si tu vas au Canada tu trouveras un tas de gens qui parlent de nous aider à nous en sortir. Et plus ils parlent, plus nous sommes aplatis au pied des gratte-ciel qu'ils sont venus bâtir, comme à Téhéran, comme à Rawalpindi, comme à New Delhi. L'argent n'est pas un remède. En prononçant ces mots Jean n'était pas totalement hypocrite. Il ne croyait pas que le fait d'être né dans la richesse dût le vouer au bonheur. Le spectacle de toutes les sociétés déshéritées courant après plus de biens de consommation lui avait toujours paru saugrenu. On peut mourir d'être riche. Il ne comprenait pas. — Tu sembles vouloir te désolidariser de l'Amérique... — Je me désolidarise, et tout à fait encore ! L'Amérique du Nord est faite de négations. À présent l'univers entier reconnaît la différence des Afro-Américains, mais il y a aussi les Hispano-américains, les Franco-Américains, toute une émergence qui vient au jour, par places, de plus en plus : c'est l'ensemble du continent qui va chambranler... Un peu plus tard, tombe le commentaire : — L'Occident s'émiette. À deux heures du matin la fermeture du café repoussa Jean et Farid vers la rue. Jean se sentit soudain très las. Rapidement il prit congé de son ami et remonta vers la Vieille Ville, les mains profondément enfoncées dans les poches de sa gabardine. Il était irrité de la tournure qu'avait prise la soirée. Lana à peine découverte se désagrégeait dans une problématique étrange qu'il ne comprenait pas. L'Iran, le Tiers Monde : foutaises, foutaises... Son appartement dominait la ville basse et les grands magasins, sur la gauche les deux bâtisses immuables découpaient toujours une échancrure profonde sur le lac. Les couleurs des néons s'évertuaient à barbouiller de banalité la fête nocturne. Jean est rentré, il jette sa veste sur le lit, ramasse une bouteille de vodka et s'enfonce dans le calme d'un fauteuil, face à la baie vitrée. Tout en avalant de petites gorgées d'alcool, il retrouve le fil d'un rêve balbutiant. Des reflets rouges viennent baigner son visage, ses yeux, ses mains refermées sur la bouteille (l'enseigne lumineuse du BonGénie). Le monde moderne, Lana, la discussion Café du Commerce, tout se mélange dans son cerveau. Encore une gorgée. Il resurgit vidé de toute substance. Soulagé d'être tellement insignifiant. Une silhouette de femme. Quelques gorgées d'alcool. Tout est bien. Poser la bouteille sur le rebord de la fenêtre, le geste se distend, se couche, JeanGuy Rens 15 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise ensommeillé. *** Vers onze heures du matin, le lendemain si l'on se réfère au temps individuel des noctambules, le même jour si l'on considère le mouvement de la terre entre les astres... Pour Jean le temps n'existait pas. Il dormait la nuit aussi bien que la journée, les saisons et les années se brouillaient dans une nébuleuse vague qui n'avait que peu de rapport avec la succession linéaire d'un calendrier chiffré... Vers onze heures donc, le bruit de l'ascenseur qui insiste. Jean se réveille. Prestement il passe une robe de chambre sur son corps nu et pénètre dans la pièce — Alors Tony, on fait la grasse matinée, les vacances permanentes ? — Oh vieux ! Quelle vie qu'on vit, gémit Tony s'étirant dans son lit. — Ça ne va pas ? — Quelle heure est-il ? — Onze heures. — Onze heures, de nouveau ! J'ai encore raté ce rendez-vous... Pourquoi se lever, hein ? Sert à rien. La tête d'Antoine s'enfouit paresseusement dans l'oreiller. Jean alluma la lumière, ce qui provoqua aussitôt une volée de récriminations : — Mais on veut ma mort ! Un phare dans les yeux. Mon cœur— qu'est-ce qu'il prend, bon dieu ! —• Veux-tu du café ? demanda Jean sans s'émouvoir. Il s'affairait déjà dans la cuisine. — Oui, une larme... Juste pour le goût. D'une voix cassée, Antoine tentait de se convaincre qu'il était éveillé. Jean l'entendit se lever, marmonner quelques débuts de phrases, s'empêtrer dans le désordre de la salle de bains, pousser un juron, sauter sur le téléphone pour raccrocher immédiatement. — Personne ! — Tiens, voilà le café, dit Jean en posant le plateau sur la table du vivoir. JeanGuy Rens 16 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Réaction de Tony, le ton soudain métamorphosé : — Je fais des œufs au plat, en veux-tu ? — Okay. Je répéterais volontiers ce bout de dialogue jusqu'à la fin de mes jours. L'insolence de Jean qui dit okay sans réfléchir au monde qui l'entoure : 1967 restera sans doute dans l'Histoire avec le Vietnam, la guerre des Six Jours, de Gaulle à Montréal, etc. Pour moi c'est Jean qui prend son petit déjeuner avec Tony. Façon de penser incohérente, je le crains, mais deux personnes qui déjeunent ensemble me paraît être le rapport le plus étroit qu'on puisse conjuguer à la première personne du pluriel. Au réveil les gens n'ont pas encore eu le temps d'édifier leur visage de mensonge, celui que vous impose le miroir social au boulot comme à la fête. Le maquillage n'est pas sec. Ceux qui ne se sont jamais confrontés dans cette nudité du matin ne se connaissent pas. Tony et Jean se connaissent. Je ne parle pas de réalisme ou d'authenticité. Notre langage à la fois dérisoire et emphatique est un code difficilement traduisible pour les non-initiés. Tony et Jean l'utilisent à jet ininterrompu, d'autres aussi, comme Luis qui est même l'instigateur premier de ce code affecté à outrance — dont tout le monde est dupe y compris... l'équipe. Toute l'équipe ! comme nous le déclamons à tue-tête pour désigner un groupe d'une demi-douzaine de personnes tout au plus. Toute l'équipe : ça ne veut rien dire d'autre que Luis démolissant un panneau de sens interdit au volant d'une Bentley empruntée, abandonnée dans une fuite éperdue — Tony et moi débarquant sur le champ de courses de Vichy miser 1500 francs suisses sur Querelleur (un tuyau !) joué gagnant à 20 ou 25 contre 1, et perdre au milieu des applaudissements — Tony encore, provoquant en duel un rival offensé et maniant le sabre dans le parc des Nations-Unies au petit matin... Nous en avons inventé des gestes et des formules de ce genre ! Mais ça n'a pas d'importance, c'est notre complicité que nous affirmons dans cet aveuglement volontaire. Nous crachons sur le ton naturel qui fait marcher les autres et dès le matin nous nous lançons à pleine bouche notre vérité purement artificielle qui parle en code et déparle en décodant au fur et à mesure que les autres s'enferment dans leurs cellules insonorisées Depuis la cuisine, Antoine s'écria : — Ah vieux, tu ne sais pas ce qui m'est arrivé hier soir. Tu ne peux pas deviner... Une histoire... Tu vas encore dire que j'ai fait des bêtises. — J'attends, soupira Jean habitué à ce genre de préambules. — Eh bien voilà : on fait un bal. — Un bal, répéta Jean machinalement. Le mot, avec tout ce qu'il évoquait de frivole, réveilla dans son esprit l'image de Lana. Il s'étonna de ne pas y avoir pensé plus tôt. — Oui, un bal, poursuivait Tony. Pour l'Italie sinistrée... — Que se passe-t-il en Italie ? Mine distraite de Jean. JeanGuy Rens 17 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Tu ne vas pas me dire que tu n'as pas lu un seul journal depuis trois mois ! — Non. — Enfin, tu sais bien : les inondations du Pô, Florence, la catastrophe... Alors on fait un bal pour collecter des fonds. Jean regardait Antoine, dubitatif. — Et puis-je savoir qui se dissimule derrière ce on anonyme ? — Mais, nous deux. — Tu te moques de moi, s'écria Jean soudain bousculé hors de ses songes. Tu n'as même pas demandé mon avis et tu imagines que tu vas m'entraîner dans tes projets saugrenus. Tu perds la tète... D'abord l'Italie, je m'en balance ! — Tu n'as rien compris, expliqua Antoine sans sortir de la cuisine. On organisera un grand bal à l'hôtel Intercontinental, avec orchestre, on invitera tout le monde, les Imusicci, et puis Frank Sinatra... Ils ne peuvent pas refuser : pour l'Italie ! Surtout les Imusicci... Les gens paieront n'importe quoi et ils nous en seront même reconnaissants. Avec un tel programme, ils seront heureux ! C'est le spectacle qu'ils veulent, ils veulent s'exhiber en spectacle... Pour cela il suffit de voir grand — très grand ! Nous en sortirons célèbres. La dernière phrase va de soi dans la bouche insouciante d'Antoine. À présent nous saisissons mieux le pourquoi de cette entreprise humanitaire inattendue : Antoine de Vranges, chef d'orchestre du Tout-Genève... Sa folie mondaine déployée sur une ville entière ! Le continent presque : car il escompte bien que les gens se déplaceront depuis Paris, Zurich, Munich... Le côté financier de l'opération ne doit pas le laisser insensible non plus. L'argent qu'il voit déjà couler dans sa manne, il l'expédiera en Italie, certainement, mais il se dédommagera au passage... L'argent fuit avec une telle vitesse entre ses doigts vaporeux : la notion de propriété s'égaille dans le flou d'une relation sociale sans cesse mobile. Le casino de Divonne n'est pas loin... Jean sait tout cela. Il vit dans le miroitement quotidien de ce kaléidoscope déréglé : néanmoins il se rallie à l'idée du bal — en partie par habitude d'acquiescer à ce qu'entreprend Antoine — en partie pour alimenter les rouages vides de son esprit. Voisinage du rêve. La société pour lui n'a guère plus de réalité : mouvement de l'argent, incertitude formelle... Reste l'organisation pratique de la soirée qui existe, elle, tangible : il entrevoit avec plaisir un mélange de téléphonages et de courses précipitées. — Bon, reprit Jean avec plus de sérieux. Mais tu ne te rends pas compte de ce que représente la préparation de ce spectacle. Il va falloir accomplir un travail invraisemblable, l'argent... — Nous allons trouver un mécène, Genève regorge de mécènes. Les gens ne savent jamais quoi faire de leur argent. Et puis l'Italie est une bonne cause. JeanGuy Rens 18 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Un mécène c'est un mot. Il faut dénicher l'homme qui nous fera confiance... Mais surtout il y a trop de travail pour nous deux. Comme je te connais, après trois ou quatre jours tu en auras marre, tu plaqueras tout et je serai seul. — Pas du tout... D'ailleurs nous avons déjà quelqu'un avec nous. Cette nuit au Griffin’s j'ai rencontré une fille très-très bien. Figure-toi qu'elle est enthousiasmée par ce bal. C'est une fille qui te plaira sûrement : elle a lu Fitzgerald, The Great Gatsby je crois. On a dansé la moitié de la nuit en parlant de Fitzgerald, c'est un bon entraînement pour le bal. Je lui ai dit que j'avais un ami qui possédait tous ses livres. — Tiens, s'écria Jean. Moi aussi je suis tombé sur quelqu'un d'intéressant : une Iranienne qui parlait de Nietzsche. Amusant, n'est-ce pas ? — Pour ça oui, parce que notre associée est justement iranienne. Tu ne vas quand même pas me dire qu'il s'agit de la même ! — Ah non, fit Jean. La mienne s'appelle Lana. — Mais tu plaisantes : l'autre aussi ! Je veux dire : celle du Griffin’s... Elle s'appelle Lana ! Antoine sortit de la cuisine, la poêle à frire en main, interloqué. Les deux jeunes gens se contemplèrent un instant, en proie à des sentiments divers. — Elle avait des cheveux marron, une robe très simple ? — Oui nom de Dieu... Mais tu veux rire, tu me fais marcher. — Comment aurais-je pu inventer son nom ? De plus quand je l'ai quittée elle allait au Griffin’s. Jean s'efforçait de ne penser qu'au bonheur de partager sa découverte de la veille avec son ami. Bien sûr c'était de Lana qu'il voulait parler ce matin, pas de bal... Raconter sa surprise, sa révélation. Et voici qu'Antoine lui apprenait comment elle avait poursuivi sa soirée... Une inquiétude fléchée jaillit s'entachait brusquement de suspicion. Il en fut effrayé. Il avait déjà déployé tant d'espoir autour de Lana... Depuis la mise au point de Farid, il avait conclu à sa complète disponibilité. Cette liberté lui était apparue comme une séduction supplémentaire. Cette liberté qui lui revenait maintenant à la figure comme un boomerang. Lana dévoilait une existence vraiment autonome, et ô scandale, d'autres que lui pouvaient effectivement l'approcher, lui parler, lui plaire peut-être. ... tel cet Antoine qui résumait la situation à sa manière ? — Si je comprends, nous sommes tous les deux sur la même piste. On devrait jouer ça à pile ou face, ou aux dés. Jean, avec une décision surprenante : JeanGuy Rens 19 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Pas question, on continue, et chacun pour soi. — Comme tu préfères, répondait Antoine l'esprit déjà ailleurs. Mais le plus important est le bal. Nous devrions nous rendre au plus tôt à l'Intercontinental réserver la grande salle. — On est parti ! Repoussant son assiette maculée de marmelade et d'œuf =, Jean se lève, s'apprête à sortir, sans autre. — Hé, attends-moi, je ne suis pas habillé, de protester Antoine. Jean est envolé. Le bal, Lana, les chimères s'emmêlent. Un même élan s'empare de son corps et de son âme. De la danse sans restriction. Il faut s'arracher à la paralysie mentale occasionnée par la houle affective. Jean se dédouble dans sa vieille propension au mouvement. Lana lui plaît ? Fort bien, mais cela ne l'empêchera pas d'inaugurer d'autres aventures, d'ouvrir d'autres perspectives. La dynamique de l'action, ou de l'agitation, le projette en dehors de sa vase habituelle : il se laisse emporter avec délice vers les débordements du Pô, ses ravages, ses fracas. Il est disposé à s'étourdir de mille démarches, entrevues, réunions, afin de fixer son existence loin de son inclination pour Lana. Se convaincre soi-même de la réalité de son être et... Convaincre ainsi la jeune fille ? Allons mon vieux Tony, nous étions bien partis ! *** Assis de part et d'autre d'une grande table : Anne et Jean occupés à introduire des cartes d'invitations dans des enveloppes. L'horloge de la cathédrale égrène lentement onze coups. — N'as-tu pas soif ? demande Jean en s'étirant longuement. — Plutôt ! Anne est la seule fille dont nous puissions parler avec amitié, Antoine autant que moi... Toute l'équipe ! Le code fonctionnait à merveille et c'était, je pense, l'unique fille qui acceptait sans peine notre superbe insignifiance, je veux dire : l'amitié. Le temps de la fête, quoi. Au fil des mois elle était devenue notre confidente mais aussi notre témoin. Car elle préservait une touche de réalité jusqu'au bout de nos équipées les plus inédites... dont je ne me souviens plus… qui avait retrouvé cette Bentley désormais célèbre, perdue un soir entre Gex et Divonne ?... La fête avait ses ratés, les nuits blanches où ma conscience se dévidait jusqu'au matin opaque, nous parlions des nuits entières, et puis le café chaud sur le coup des sept heures, à la Cloche — un journal froissé sur la table. Je voudrais mieux décrire Anne mais je crains de fausser la vérité. JeanGuy Rens 20 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Je n'ai jamais été amoureux d'Anne. Belle négation qui ne m'avance guère. Il faut accepter sans autre l'allusion à la séduction d'Anne et son intégration, malgré cela, dans ce corpus asexué qui est notre langage-code. Oui, c'est par allusions qu'il faut procéder pour l'amener ici, à cette table du Ponte-Vecchio où nous nous déshydratons dans l'inévitable paperasserie du bal. Ponte-Vecchio l'avions-nous baptisé. Parce que tout est lancé. En une semaine nous avons réussi le tour de force qui est de faire imprimer trois mille invitations et de les payer. Un banquier avait prodigué ce premier don... Personne évidemment ne doutait que d'autres suivraient. L'hôtel Intercontinental, vaste bâtisse américaine, avait prêté sa plus grande salle. Seul le spectacle manque encore. Mais Tony est confiant. Il m'avait convaincu de téléphoner à Audrey Hepburn. Celle-ci, polie, me répondit qu'elle verrait... J'imagine mal comment une actrice de cinéma pouvait contribuer au show de Jean et d'Antoine. Celui-ci enthousiaste s'écriait qu'il fallait de la publicité, n'importe quoi mais de la publicité. Il remuait des quantités de gens, dégageant un tourbillon d'activités autour de l'organisation du bal, et dans le même temps trouvait le moyen de s'adonner plus que jamais à son art favori : la quête donjuanesque. Il l'accomplissait le plus souvent comme un acte gratuit, pour la seule recherche d'une manœuvre rapide, incisive. L'université avait d'abord été son fief préféré. Mais la réserve s'était vite épuisée. D'où l'élargissement du champ d'opérations à toute la ville. Le café Landolt à l'apéritif, le Mövenpick à l'heure du thé, les clubs la nuit, les grands magasins durant les heures de travail. Sur un ahurissant carnet d'adresses dépliant se trouvaient consignés les noms d'une centaine de filles, numéros de téléphone et coordonnées générales : allumeuse, facile, habite chez ses parents, sans intérêt, romantique, lesbienne... Les soirs d'esseulement Antoine dépliait le carnet et pointait un nom sur la liste. Il pouvait ainsi téléphoner à travers la ville et relancer la mécanique fiévreuse de sa poursuite d'émotions. Jean considérait avec une combinaison de fascination et de scepticisme ce gâchis insensé d'existence. Cet effort sans cesse renouvelé : apparaître, convaincre, forcer la réponse. Mais depuis quelque temps un léger agacement l'avait saisi. Le temps perdu pour le bal bien sûr, mais aussi, l'un des noms du carnet était Lana. Après la surprise du premier jour, le divertissement suscité par la coïncidence, il avait éprouvé de la gêne. Il ne se sentait plus les coudées franches. Le comportement de la jeune fille n'était pour rien dans cette appréhension, mais il ne voulait surtout pas avoir l'air de s'opposer à Tony en face d'elle. Jean détestait lutter pour obtenir quelque chose. Esquisser le geste de prendre était obscène : c'était présumer qu'un être humain allait se laisser tromper par un mouvement aussi grossier, c'était une insulte impardonnable. Il refusait d'entrer en compétition avec autrui pour viser le moindre but. Serait-ce un guichet de poste. La pétrification d'un regard qui juge le paralysait d'avance. Il fallait que le monde le reconnaisse à son seul aspect, à la seule prémonition de sa venue, et s'entrouvre pour l'accueillir en son sein. Les seuls combats qu'il ait jamais envisagé livrer étaient toujours dirigés contre lui-même. Lana, il l'avait revue tous les jours, cette semaine. Au déjeuner chez Landolt d'abord, le lendemain de la rencontre. Il avait été tellement déconcerté de la retrouver inchangée, malgré l'ombre qu'Antoine avait répandue sur elle, que d'enthousiasme il avait promis de lui écrire en entier son travail sur Beckett. Les deux nuits suivantes, écrasé par la fatigue des préparatifs du bal, Jean avait tapé à la machine. Le cerveau embrouillé de douleurs confuses, les nerfs inondés de café, l'estomac révulsé JeanGuy Rens 21 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise de drogues diverses. Dans un bourdonnement de tout l'univers il avait étalé avec rage l'abomination de Molloy, vomi l'abjection de l'Innommable... L'humanité ? Un magma larvaire. La littérature, le langage ? Borborygmes, déchets. Puis la conclusion, cynique ricanement de soulagement : tout est foutu, à la poubelle l'Occident humaniste et chrétien ! Beckett : spasme ultime, retour de la parole au balbutiement informel de l'anthropoïde. L'avenir c'est le gargouillis... Lorsque le matin à huit heures Jean se rendit à l'université pour remettre son pensum, il était ivre de fatigue et de gratitude. Sensation d'avoir tout donné, à la limite de la conscience, à la désintégration de la volonté. Tout cela, pour Lana, pour ce hall d'université, pour ce matin gris et froid. D'un mouvement nonchalant il s'avança jusqu'à elle. Elle qui riait au milieu d'un groupe d'étudiantes. De ses doigts jaunis par le tabac Jean lui glissa sous le bras une trentaine de feuillets dactylographiés. — Mission accomplie ! Il rayonnait, Lana tenait dans ses mains le plus important de lui-même. Ses rêves enchantés. Pour ce bref instant allumé au milieu des jours épaves, il avait tenu deux nuits. Les défaillances des longues heures solitaires s'étaient transformées en cris d'encre sur le papier. L'insomnie, l'aiguillon de la souffrance, tout s'était métamorphosé en autant de triomphes : ces pages légères qui crissaient maintenant contre la robe de Lana. Et puis son sourire, reconnaissant, étonné : — Tu as fait tout ça pour moi. — Pour Beckett voyons, un plaisir ! Fou d'épuisement il était allé se coucher. Grignoter quelques heures de sommeil au matin, à Tony et à son bal. Ce jour-là Jean fut un peu moins mécontent de lui. Dans l'obscur procès que chacun intente quotidiennement à l'existence, la partie civile était réduite au silence. Il dormait enfin. ... tandis qu'Anne prépare la glace, Jean sert deux verres de whisky. — Ce qui m'a le plus surprise dans cette histoire de bal, c'est que vous ayez si vite réussi à obtenir le soutien des Rothschild. Au fond, vous êtes tirés d'affaire à présent. — Pas du tout, réplique Jean. C'est du bluff. Anne se retourne vers lui, interloquée : — Que dis-tu ? — Bien sûr Tony répète à droite à gauche qu'il a l'appui du baron. Seulement il n'y a rien de vrai là-dedans. C'est moi qui suis allé au château de Pregny : j'y ai bien rencontré l'homme d'affaires du baron de Rothschild, mais il m'a répondu que son patron était déjà occupé par un gala d'entraide franco-italienne, à Paris je crois. Il devait nous téléphoner la réponse définitive. On l'attend toujours. Ce qui n'empêche pas Tony JeanGuy Rens 22 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise de s'annoncer partout en claironnant : Nous avons l'appui du baron ! La phrase lui plaît... J'avoue que ça sonne bien. Jean introduit les glaçons dans les verres puis s'essuie les doigts sur un linge, sans remarquer la surprise d'Anne. Du sommet de leur intoxication verbale, Antoine et Jean réalisent mal que le monde entier n'est pas encore au courant de l'arrogance avec laquelle ils ont décidé de traiter la bonne société genevoise — ni dans quelle fin. — Mais c'est de l'escroquerie, l'exploitation d'un nom, s'écrie Anne sans conviction (un moment ébranlée elle revient dans le jeu). Cela doit être défendu par la loi. — Penses-tu : c'est simplement divertissant. Jean lève son verre : — Sköl. Les deux jeunes gens boivent leurs whiskies. Le living-room de l'appartement avait été aménagé pour recevoir un véritable quartier général. Trois tables alignées et surmontées de machines à écrire constituaient le centre névralgique de l'opération Ponte-Vecchio. Les murs tapissés de drapeaux italiens et de croix rouges indiquaient la raison sociale. Il faut ajouter à leur décharge qu'après une semaine d'activités, Antoine et Jean en étaient venus à se considérer honnêtement comme les bienfaiteurs des sans-abri de la plaine du Pô. Il est difficile de dissimuler longtemps ses intentions, si masquées soient-elles. Rapidement l'apparence affichée dévore les vérités secrètes pour s'installer au cœur de la réalité. Tous les comédiens savent cela. À force de parler de secours aux Italiens, ils avaient fini par agir en toute bonne foi dans ce but. Il n'était plus question de détournement de fonds. D'ailleurs les obstacles s'accumulaient avec l'avance des préparatifs du bal, il s'agissait d'abord d'éviter un échec trop éclatant. — Bien le bonsoir la compagnie. Je vous présente un nouvel associé. Antoine venait de faire son entrée escorté d'un individu fatigué, qui ne savait trop quelle contenance adopter. — Disons plutôt conseiller social, corrigea ce dernier avec componction, le ton prudent. Je connais la plupart des milieux genevois, peut-être pourrais-je vous donner quelques avis. Jean et Anne échangèrent un regard amusé, mais Antoine faisant mine de ne rien remarquer, persévérait à vanter les mérites de l'inénarrable personnage : — Notre nouvel ami est député de Genève. Le député Rodolphe... JeanGuy Rens 23 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise On ne sut jamais la suite. Parfaitement cérémonieux, Antoine débarrassait son hôte d'un long manteau aussi las que son propriétaire. Jean haussa les épaules puis, tout en cherchant à la cuisine des verres à whisky, interrogea son camarade sur sa journée. — Bonne nouvelle : nous avons l'appui de l'aumônier de la reine. — Quelle reine ? fit Jean (le ton de l'incrédulité exaspérée). — Mais la reine d'Italie, elle habite à côté. — Si c'est comme pour le baron, voilà qui va nous être utile ! — Pas du tout, protesta Tony indigné qu'on puisse douter de ses dires. Le Padre Passeri — c'est son nom — est enthousiasmé par notre idée. J'ai été mis en contact avec lui grâce à une Italienne de l'université. On est bien recommandé va, cette fois tu peux être tranquille. Avec son entrain habituel Antoine prit en main le cours de la conversation, fournissant maints détails sur son entrevue, donnant ses impressions et conclusions. Jean s'abandonnait à ce ronronnement rassurant de la parole lorsque la soirée fut relancée par un coup de sonnette imprévu. Ouvrir la porte. C'est Lana — entourée de Farid et de Luis. — Tiens Lana, agréable surprise. Nous ne nous attendions plus à te voir aujourd'hui. Depuis le début de ses activités d'organisateur, Jean avait donné dans le style efficace et pressé de l'homme occupé. Il ne croyait pas le moins du monde en ce nouveau rôle, mais il s'apercevait que pour les autres il donnait le change avec assez de facilité. Il accrochait au mouvement : ce curieux bal qui prenait une dimension réelle, Lana qui devenait chaque jour plus proche. — Mais voilà cette chère mademoiselle Maheiri ! s'écriait le député Rodolphe sortant de son apathie pour aller au-devant de la jeune fille. Elle le connaissait — lui aussi. — Eh oui, monsieur le député... Elle prononçait « mau-sieur ». Un o très ouvert : Jean trouvait charmant. Décidément il ne pouvait pas rester en retrait. Malgré lui. Il se sentit poussé dans le dos. Ces derniers jours Antoine avait peu vu Lana. Encore un signe de la chance. Il ne fallait pas tenter le destin. Jean connaissait la pauvreté de ses ressources intérieures — de son énergie. Les années qu'il venait de vivre depuis la rupture de l'enfance l'avaient entraîné dans un tel vide... Seize ans, la première fille, dix-sept ans, la fuite hors de la famille, New York : le boulot abrutissant... Je ne veux pas m'attarder sur la chronologie épouvantable de cette déréliction sans but. C'est qu'il ne faut pas oublier que les dieux se trompent parfois. Ou peut-être s'amusent. Ils précipitent dans l'abîme le rocher qui JeanGuy Rens 24 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise roule et Sisyphe aussi : et son corps et son sourire heureux. Je me suis trop longtemps bercé de cette chute molletonnée entre les falaises de marbre de la sexualité impossible (pour moi). Je ne veux plus parler de cette déchéance. Lorsque je suis venu en Europe, c'était pour retrouver mon adolescence intacte — Luis et Teresa qui étudiaient à Genève, je l'ai déjà dit. Je ne sais pas pourquoi je reviens toujours sur mes justifications, mon désir de clarté chimérique... Mais il y a eu cette liaison bête de l'automne passé, que j'ai été incapable d'assumer, oui je le reconnais, cette liaison qui n'en a même pas été une, morne confrontation de deux néants... Et voici que je m'abandonne une fois de plus à la cadence molle de mon onanisme parlé. Stop : Jean regardait autour de lui ses amis s'évertuer aux jeux exquis de la mondanité... Vous n'avez pas encore déclaré la banqueroute ? ironisait Farid. Quelle chose surprenante ! — Mon cher prince, répondit Tony. Sachez que le bal du Ponte-Vecchio ne s'est jamais mieux porté. Témoin ce whisky que vous allez partager avec nous. — J'aurais plutôt le sentiment que c'est le comité d'organisation qui prospère. — Oh, prince ! fit Tony avec un ample geste d'indignation. Tout le monde riait, même le député Rodolphe. Jean remplissait encore les verres lorsque Luis émit la suggestion d'insérer une loterie dans le programme du bal. — Les grands magasins fourniraient les lots. Ce serait leur contribution à l'aide aux Italiens. — Excellente idée, renchérit Anne. Ainsi vous aurez déjà un début de spectacle à proposer. Et puis les gens adorent recevoir des cadeaux, ça animera l'atmosphère. — À supposer que le bal ait vraiment lieu ! Farid était définitivement sceptique. — Pourquoi es-tu si méchant avec eux ? répliqua Lana qui voulait l'agacer. — Allons petite sœur, tu sais bien que nous plaisantons. La meilleure preuve de mes bonnes intentions est que je suis venu ici tout exprès pour vous inviter à ma soirée, demain. Il y aura d'abord un cocktail, puis un buffet avec quelques spécialités orientales, et après l'on pourra danser. Êtes-vous d'accord avec mon programme ? Même s'il ne peut rivaliser avec celui du Grand Gala de Ponte-Vecchio... Vous aussi, monsieur le député, vous êtes mon invité. Tout le monde applaudit à la proposition, y compris, avec quelque retard, le député Rodolphe : — Je vous remercie pour le « vous aussi », disait-il. Mais j'accepte volontiers. JeanGuy Rens 25 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Et une tournée pour le Pakistan ! s'empressa d'ajouter Antoine en versant à boire à la ronde. — Farid, il a toujours de bonnes idées, conclut Lana avec enjouement. La discussion de se reformer aussitôt sur le thème du bal. Antoine tenait à partir sur-lechamp pour Milan inviter les Imusicci. Luis ne voulait pas entendre parler d'un récital de musique classique. Ce qui provoquait les protestations d'Antoine évoquant Vienne, les fastes impériaux, la valse, Schönbrunn, les crinolines... Anne se demandait à voix haute s'il ne voulait pas tout simplement s'offrir un voyage en Italie. Pendant ce temps, du fond de son fauteuil, le député Rodolphe tentait de laisser entendre qu'il connaissait Georges Brassens. Tout le monde parlait, personne ne disait rien. Jean fixait sa cigarette, les pensées embuées dans son verre de whisky. Le papier de jaunir, noircir, avant de se recroqueviller pour devenir cendres. Mais les pensées, papillons de nuit éblouis, s'échappaient du cristal étroit, allaient voleter dans la pièce, s'aplatir contre les murs, retomber sur un front imperturbable. Couleurs étoilées. S'emmêler dans les cheveux — taches fleuries. Épouser la ligne nette du profil de Lana. Enfouie au milieu des coussins du sofa, elle semblait atteinte d'une pointe de fatigue ou d'ennui. Jean toucha à peine son bras. Elle se ressaisit d'un sourire. — Et si on sortait ? Elle fait signe qu'elle est d'accord. Les deux jeunes gens se glissent hors de l'appartement en murmurant quelque excuse que personne n'écoute. Mais déjà ils sont dans la rue. Ils descendent des hauteurs de la Vieille Ville vers le Grand-Théâtre où Jean a laissé sa voiture. Prendre le bras de Lana. Elle marche vivement, tout entière dans ce mouvement, le mouvement tout entier imprégné de poésie nocturne. Rien d'autre n'existe en dehors d'elle, aucune imperfection n'ouvre de prise dans son accomplissement — limpidité absolue. Lorsque Jean lui demande si elle croit en Dieu, elle répond, riant elle-même de sa légèreté : — Mais oui, il y a un Dieu pour moi, là-haut... Elle dessine un geste plein de confiance, la main tendue vers un ciel fraternel. — ... chaque fois que je suis malheureuse, je prie en pensant très fort. Alors Dieu vient à mon aide. C'est naturel. Jean est émerveillé. Cynisme, ingénuité : la poésie a la dureté du diamant. Avant Lana il n'a jamais soupçonné que la vie puisse avoir cette cohésion interne du rêve. Ils s'enferment dans la voiture. Jean propose : — Allons prendre un verre quelque part. Ils s'envolèrent sans trop penser à leur destination. Puis soudain, après avoir conduit quelques minutes au hasard des rues, Jean remarqua qu'ils se dirigeaient vers le King's Bodega Club. C'était une sorte de bar américain très sombre, fréquenté par des JeanGuy Rens 26 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise poules de luxe, des hommes d'affaires, des couples discrets, quelques individus plus équivoques également, le tout enrobé de musique doucereuse distillée à longueurs de soirées par un pianiste noir. Interdit aux moins de dix-huit ans. Jean se souvint de Montréal, les bars où il s'introduisait en fraude alors qu'il avait seize ans et qu'il voulait rêver au monde. Sur Crescent, ou sur la rue de la Montagne il y avait un bar du même nom. Là il avait inventé ses premières images de bonheur et de facilité à travers un fond trouble de désirs encore imprécis. Dans son imagination ce lieu occupait la place de l'adolescence, une tentative de se plonger dans l'âge adulte comme dans l'univers ludique de l'enfance. Il était surpris alors qu'on l'y tolérât. Et puis la vie l'avait entraîné loin de Montréal, loin de tout. Cette nuit : voici qu'il revenait avec une dame... Comme les autres. Un garçon en smoking vient ouvrir la porte : de l'obscurité naissent toujours les notes lentes du jazz amorties par les tentures. Près du bar évoluent quelques femmes aux robes de soie très luisantes. Sur les étagères les bouteilles scintillent toujours des mêmes reflets colorés. Tandis que le garçon les emmène vers une des tables du fond, Lana regarde Jean, mi-intriguée, mi-amusée. À peine assise, elle ne peut s'empêcher de s'étonner : — Comment peux-tu connaître cet endroit ? — J'y viens souvent, dit-il effrontément. Je trouve les femmes jolies ici. — Tu es surprenant, s'exclame Lana en riant brièvement. Jean commande un whisky et un gin-fizz. Les filles aiment toujours le gin. — Et tu viens seul d'habitude ? demande Lana. — Bien sûr, mais ça ne dure pas longtemps, quand on a de l'argent on n'est jamais seul. Encore un mensonge effronté : il n'avait pas d'argent (du moins pas assez) et il restait seul. — Oh ! s'écrie Lana. Ces femmes... C'est donc ça ? — Eh oui, de répliquer Jean, ravi. Ils burent encore, ils continuèrent à causer, de ce genre de conversations qui s'arrêtent à la surface des choses. Il l'interrogeait sur l'Iran, les poèmes qu'elle avait écrits. D'un geste, une pose elle lui faisait comprendre qu'en Perse la poésie n'est pas seulement une création intellectuelle. Mais plutôt un univers, tout un univers d'harmonies subtiles qui viennent sourdre à fleur de peau. Elle racontait ces vastes théâtres en plein air où des centaines de personnes se pressent pour écouter le poète dire ses œuvres. Tout un peuple communiant à travers l'élégance de sa langue. — En Iran la poésie naît du sang plutôt que des individus. C'est d'ailleurs tout ce qui demeure pour nous relier à notre passé. En l'entendant Jean commençait à comprendre ce roi qui s'était arrêté et avait attendu JeanGuy Rens 27 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise mille et une nuits tandis que parlait Schéhérazade. À une heure du matin, le bar fermait. Rejoindre la voiture. Durant tout le temps passé au King's la volonté de Jean n'avait tendu qu'à un seul but : passer le bras autour des épaules de Lana et serrer ce corps tiède de vie. Mais il y a toujours un risque : le moment malaisé où l'on glisse la main, la contorsion hasardeuse que le bras doit accomplir. En public le moindre geste avorté eût été catastrophique. Et puis persistait ce sentiment sous-jacent de vouloir profaner quelque chose de parfait. Jean avait fini par se résoudre à ne pas bouger, concentrant toute son attention afin de ne pas paraître trop indigne en face du raffinement de sa compagne. Il ressentait chacune de ses pensées comme une insulte triviale qu'elle ne saurait manquer de déceler aisément. Sitôt entré dans la voiture il regrettait déjà l'occasion manquée. C'était son premier tête-à-tête avec Lana et il ne s'en était même pas rendu compte. Il était furieux contre lui-même. C'est alors qu'il lui demanda d'un air négligent si elle ne voulait pas faire un tour en auto avant qu'il ne la reconduise chez elle. Jean n'était pas très fier de cette suggestion de dernier recours. Il se rappelait trop bien la promenade équivoque par laquelle avait débuté sa dernière liaison. Le petit ton désinvolte qu'il avait alors adopté. Il enrageait de ne pas être capable de se renouveler davantage. Déjà Lana acquiesçait à son idée. Jean était désolé. La voiture longe le lac, seule sur la route. La radio fonctionne en sourdine, personne ne souffle mot. Les pensées de Jean se retournent sur elles-mêmes à grande vitesse, il se voit manœuvrer dérisoirement auprès de Lana. À la sortie de Nyon la voiture s'immobilisa sur la droite de la route. Sans force. Comme d'elle-même... S'étendait une esplanade plantée d'arbres nus et bordée côté lac par un court muret. Les deux jeunes gens quittèrent leurs sièges. Sol recouvert de verglas, très glissant. Ils s'appuyèrent sur le parapet et se penchèrent au-dessus de la nappe d'eau sombre. Une bouffée de froid saisit leurs visages. Frissons. Lana serra le bras de Jean un peu plus que la normale. À cet instant un pan de brume dut se lever car des lumières brillèrent en face, sur l'autre rive. C'était Thonon, et plus loin, vers la gauche, Évian. — La France, murmura-t-il en tremblant. Lana frissonne de nouveau. Puis soudain tout éclate et se renverse. Le bras de Jean s'enroule autour de la taille de Lana, sous la fourrure du manteau. Jean embrasse Lana. Choc des lèvres de Lana, mollesse de la langue de Lana, goût de la langue de Lana. Le goût : très fort, très dur, très âpre. Jean se souvient de la première fille embrassée : longtemps. Le froid les rejette bientôt vers la voiture sans que l'étreinte se relâche. Jean sent toute cette existence vibrer sous ses mains affolées. Il n'arrête pas de saisir ce corps de femme De le caresser, de le pétrir, de l'inventer. Sans fin. Mais il ne saisit rien. Ses mains passent et repassent sur la peau lisse sans rien accrocher. Sauf le temps. Déjà tout se défaisait. JeanGuy Rens 28 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Je crois que nous devrions rentrer, dit Lana d'un air qui se voulait dégagé. Elle consulta sa montre comme pour se donner une contenance. Les premiers mots prononcés. Mais elle s'écria avec un étonnement réel : — Il est plus de trois heures ! La surprise de Lana descendit sur Jean. Cela faisait deux heures qu'ils étaient à Nyon. Sans parler. À n'entendre que leurs respirations haletantes et le choc du cœur contre leurs poitrines, leurs veines, leurs tempes... — Non ! Presque un cri. Une supplication : on ne partait pas. Il n'était pas trois heures. Jean niait tout, le temps, la route, le froid. Mais ils partaient. Nyon était loin dans le passé. La route fuyait entre les phares aveugles. Dans un virage une plaque de verglas fit chasser la voiture des quatre roues. Jean la rattrapa juste avant de heurter le garde-fou. Involontaire, une émotion nouvelle l'avait traversé. Les doigts piqués par les nerfs. Lana avait retenu son souffle quelques secondes. Dans leurs têtes le sang battait plus vite. Pour une route verglacée, stupide. Lorsque Jean regagna l'appartement, Antoine l'attendait en sirotant un reste de vodka. — Les autres viennent seulement de sortir, dit-il distraitement. J'ai vu que tu n'étais pas couché. — Je suis allé faire un tour. — Et Lana, est-ce toi qui l'a raccompagnée ? — Oui. Tony semblait à peine s'être aperçu de cette disparition. Sans doute personne ne l’avait remarquée. Tant mieux. Pour Jean un décor nouveau se composait qu'il tenait à reconnaître au préalable, avant de le livrer aux autres. Il était encore trop incertain des modifications de sa mappemonde. — Tu sais, poursuivit Antoine, j'ai bien l'impression que Lana s'intéresse à toi. Tu ne la laisses pas indifférente du tout. — Crois-tu ? L'interrogation de Jean n'était pas de l'hypocrisie. Il se sentait déjà si peu rassuré au sujet de Lana. Tout à l'heure la porte ne s'était pas plus tôt refermée sur le reflet de ses yeux que le doute l'avait saisi à la gorge. Elle lui restait très étrangère, spécialement par sa grâce, son achèvement. JeanGuy Rens 29 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Oui, la façon qu'elle a de parler de toi... — Donc tu abandonnes la piste ? — Oh moi, fit Antoine évasif. D'ailleurs les Iraniennes vieillissent mal. Jean éclata de rire : — La vieillesse, ah ! ah ! la belle importance ! Antoine lui jeta un coup d'œil insistant. Jean s'effraya. Piteux : évidemment qu'il avait pensé à Lana pour la vie. Évidemment que dans cette existence la vieillesse était exclue — comme la laideur, comme toute autre faiblesse. Antoine se reprit : — Oui, quelle importance... Tiens, je vais dormir, j'ai assez dit de bêtises ce soir. Il se leva, se servit un dernier verre de vodka puis tendit la bouteille. Jean but au goulot. L'alcool brillant le rassura. — Mais avant de rejoindre Morphée... le rite ! Le rite c'était Zarathoustra. Lorsqu'ils étaient arrivés à Genève, les deux camarades avaient pris l'habitude de lire à haute voix quelques aphorismes de Nietzsche au moment du coucher. Par la suite, les femmes, les chemins divergents, les avaient fait passer bien souvent sur ces instants privilégiés où ils échappaient à la futilité du quotidien pour se retrouver eux-mêmes. Ce soir Antoine ouvrit le Gai Savoir au hasard et se contenta de lire deux ou trois lignes de son ample voix chaude aux multiples résonances : — Elle l'aime maintenant, et ne quitte plus désormais ce regard de paisible confiance qu'on voit aux vaches ; mais gare ! son charme était précisément de paraître essentiellement changeante, insaisissable... Tony jura que c'était au hasard... *** Avec la fin de la journée la neige s'était enfin décidée à tomber sur la ville. Lorsque les deux ombres débouchèrent dans la rue déjà blanche, tout était silence. Personne d'autre qu'Antoine et Jean. D'un même geste ils remontèrent le col de leurs imperméables — ils ne portaient jamais de manteaux, trop lourds. Puis ils se rendirent JeanGuy Rens 30 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise le pas alerte vers l'appartement de Farid où ils étaient attendus. Ils avaient plus d'une heure de retard : le bal, disaient-ils pour se consoler. Le bal : alibi magnifique pour tous leurs oublis ou contretemps. En fait ils ne s'en étaient préoccupé que fort incidemment et de façon plutôt malheureuse. Levés vers quatre heures de l'aprèsmidi, ayant raté tous leurs rendez-vous, manqué leur journée, ils avaient décidé de s'inviter chez une de leurs amies, une Américaine qui possédait un chalet dans la campagne genevoise. Ils y étaient arrivés pour le thé, en même temps que l'attaché culturel d'Italie. Enchantés d'une telle coïncidence, ils l'avaient entrepris sur les diverses variassions de l'aide aux populations sinistrées de la plaine du Pô. Monopolisant à eux seuls la conversation, Antoine et Jean avaient brossé une fresque généreuse de leurs activités. S'étendant à loisir sur leurs rapports avec les organismes internationaux, le baron de Rothschild, la reine d'Italie... Le froid ! Petite toux gênée de Jane — leur hôtesse. Quelqu'un fit fonctionner un poste de télévision. Au grand soulagement de tous. Se penchant vers Jean, Antoine lui souffla à l'oreille : — Alors, as-tu enfin compris ? — Mais non : comprendre quoi ? L'attaché culturel, ce petit histrion préfabriqué, diplomate à la manque ! Il est vexé parce que nous nous sommes adressés à la reine d'Italie et à son aumônier plutôt qu'à l'ambassade... L'ex-reine, l'Église : la monarchie, quoi ! — Ah mince ! s'était exclamé Jean. Tu crois qu'il y a des gens qui s'intéressent encore à ça ? — La preuve ! Regarde ce pète-sec ! Voici donc comment s'était achevé l'après-midi : brouille spectaculaire avec les autorités consulaires italiennes... Mais Antoine n'était pas découragé pour autant. Il évoquait la Croix-Rouge, les larges perspectives offertes par cette institution. Précisément, de par la grâce du Padre Passeri, il avait obtenu un cautionnement — tout à fait moral —. de la Croix-Rouge genevoise. Lorsqu'ils parvinrent chez Farid, Antoine et Jean furent quelque temps avant de comprendre la situation. Les invités commençaient juste à se diriger par petits groupes vers le buffet que l'on achevait de garnir. Jean nota que Farid l’avait à peine salué lorsqu'il était entré. Ce dernier était entouré par Anne, Lana et quelques autres filles inconnues de Jean. Leur ensemble immobile détonnait sur le reste de l'assistance qui s'assemblait et se divisait au gré d'un aimable bavardage. Au milieu se trouvait Sélim, un Égyptien dont la réputation voulait qu'il eût un penchant pour les hommes. Cependant Jean l’avait toujours rencontré avec des femmes, invariablement très belles, très élégantes. À cette époque il fréquentait Egon de Fürstenberg et Carlos, un Portugais surgi d'on ne sait où au volant d'une Jaguar décapotable, et je ne crois pas que Genève ait jamais connu d'odyssée plus fabuleuse. Leur groupe évoluait dans un moulinet continuel de facettes mobiles qu'ils faisaient resplendir la nuit, Sélim poussant JeanGuy Rens 31 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise à la roue un jeu toujours plus insensé, toujours plus aux confins de l'hallucination et de l'oubli. Ce n'était pas toute l'équipe ! mais le personnage de Sélim dégageait une sorte de sensualité à laquelle Jean ne pouvait qu'être sensible. — Jean, enfin ! Quel bonheur. — Pourquoi cet enfin : étais-je donc tellement attendu ? D'emblée Sélim lui mit entre les mains une coupe de champagne. — Vous étiez invités, Tony et toi. Et tu ne peux pas savoir combien Farid était blessé de ne pas vous voir arriver. Il vous avait demandé de venir à l'avance pour l'aider à recevoir ses hôtes... Vous êtes arrivés les derniers. — Nous étions retenus, mentit Jean absolument persuadé de sa bonne foi. Ces joursci nous avons des quantités d'engagements avec notre malheureuse affaire de bal. — Je sais, je sais, ce n'est pas moi qu'il faut convaincre. Farid est tout simplement dans une de ses mauvaises phases. Il croit que sa vie entière est une erreur. Il a bu, beaucoup trop. Anne s'était approchée à ce moment des deux interlocuteurs. — Tu as remarqué comment est Farid ? dit-elle tout de suite. — Oui, il est ivre et furieux contre Tony et moi. — Vous avez un peu exagéré quand même... Vous êtes arrivés avec une heure et demie de retard. — Bah, riposta Jean. Depuis quand Lana est-elle ici ? Farid, qu'il n'avait pas vu venir, s'écria d'une voix empâtée : — Lana est ici depuis six heures. Elle a travaillé toute seule pour préparer cette soirée... Avec vous, Anne. — Mais c'est très bien, fit Jean toujours impertinent. — Et vous, vous que j'avais prié de me rejoindre avant neuf heures, vous que je considérais comme mon ami, vous m'avez fait l'affront de ne pas venir. — Pas venir ! Pourtant j'ai bien l'impression d'être présent, ne serait-ce que la saveur délicieuse de ce champagne... — Apprenez ceci, Jean. Il est très rare que je donne mon amitié. Mais alors j'exige un minimum de savoir-vivre : l'exactitude entre autres. Être civilisé, c'est avoir une parole et s'y tenir. Ce soir vous m'avez grandement déçu... De la part d'un De Vranges, je n'attendais rien. Mais vous, je vous estimais. JeanGuy Rens 32 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Cela suffit, coupa Jean avec un agacement soudain. En entrant ici je vous ai présenté mes excuses et expliqué mes raisons. Maintenant, si vous ne vous en contentez pas, je peux partir. — Je ne veux rien de tout cela, poursuivait Farid obstiné. Je tenais seulement à vous dire ma déception, c'est tout. J'ai horreur de l'impolitesse. Surtout après les marques de confiance que je vous avais témoignées. — Mais c'est absurde à la fin, vous ne pouvez pas récriminer indéfiniment à propos d'un incident révolu, tellement anodin... Farid était lamentable, il tenait difficilement debout. — Tout ça n'est rien, geignait-il. Mais cette soirée est un avortement. J'avais voulu organiser une fête, que tout le monde soit heureux, que tout le monde s'amuse. La moitié de mes amis se font excuser, les autres viennent en retard... L'Occident est une civilisation roturière... Plus aucun sens de la réception. J'essaie de me mettre à la portée de tous... Personne ne voit rien ! Sélim entraîna Jean vers le buffet. — Il était comme ça avant même que la soirée ne commence. Anne m'a dit qu'il a bu tout l'après-midi. Il ne faut pas te formaliser, il n'est pas conscient de ce qu'il raconte. Quand je suis arrivé, il sanglotait dans les bras d'Anne en répétant que le monde entier le plaquait. — Vraiment, répondit Jean, je n'y attache aucune importance. S'il ne tenait qu'à lui et à son ivresse, je serais reparti tout de suite. Je ne suis venu qu'en raison de Lana. — Ne dis pas cela. — Je me gênerais ! Vers trois heures du matin la plupart des invités s'étaient éclipsés. Farid, étendu sur le divan, toute dignité envolée, pleurait en évoquant celle qu'il nommait sa fiancée et qui l’avait quitté pour s'installer à New York. — Quand les Orientaux abandonnent leur façade, il n'y a pas de spectacle humain plus répugnant, dit Anne au moment de partir. — Peut-être a-t-il un motif spécial aujourd'hui, avait suggéré Jean. — Tu penses ! Ce n'est pas la première fois que ça lui arrive. Mais en tout cas c'est la dernière fois que je me laisse prendre au piège. Anne avait été une des dernières à partir. Depuis, Jean était seul, assis sur la table de JeanGuy Rens 33 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise la cuisine. Il s'obstinait à trouver un reste de goût au champagne tiède qui tournait dans sa coupe. De la pièce voisine s'échappait le murmure sourd de la voix de Sélim qui parlait à Farid. Bien sûr qu'il faut parler aux malades, aux gens pour qui tout s'effiloche et s'effondre en l'espace d'une soirée... Mais Jean ne se sentait pas ce courage. Farid présentait le spectacle d'une telle débâcle. Rien ne subsistait en lui sinon une complaisance infinie pour soi. Il anéantissait d'avance les meilleures volontés. Jean attendait Lana. Par moments il reconnaissait l'éclat clair de sa voix qui interrompait Sélim. Ils n'étaient plus que trois là-bas, à prolonger misérablement cette veillée. La phrase d'Anne revenait malgré lui dans son esprit. Ce néant de l'Orient, toujours menaçant derrière le masque exquis du raffinement. Toujours prêt à sourdre par la première faille et à tout emporter... Anne aimait bien Farid. Elle n'avait jamais caché son affection pour lui. Ce soir pourtant elle avait pris peur devant le vide soudain béant devant elle. Sur le point de tout engloutir de ce qu'elle avait de mieux à donner. De tout absorber avec inconscience. Comme un dû. Jean essayait de chasser ces pensées moroses. Il attendait Lana. Elle était différente de tout cela. Sa force, son élan. Il suffisait de se rappeler son sourire mouvant, comme diversifié. Avec elle tout redevenait ensoleillé. — Me voilà, s'écria Lana faisant irruption dans la cuisine. Est-ce qu'il ne reste plus rien à boire ? — Pas grand-chose, un fond de bouteille. — Et dans le frigidaire ? — Ah, je n'y avais pas pensé... Jean se pencha et trouva une bouteille de champagne, pas même entamée. — Ouvre-la, veux-tu ? demanda Lana. Farid a encore soif. — Tu ne crois pas qu'il a assez bu pour aujourd'hui ? — Que peut-on faire ? Il veut absolument boire. — Au moins servons-nous quelque chose, bougonna Jean en emplissant deux verres. — Merci. Je reviens immédiatement. — Non, cette fois je reste avec toi, je ne te lâche plus. Jean voulait tailler une brèche dans l'espace minéralisé. Entraîner Lana sur une dentelle électrique de décisions et d'actes reliés à coups de volition partagée. Ils revinrent ensemble dans le salon mort. Relents d'alcool, tabac refroidi. Farid prit la bouteille sans les regarder et se retourna vers Sélim, faisant mine de l'écouter avec passion. Que pouvaient-ils bien se dire ? Tout était désolation. JeanGuy Rens 34 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Allons, viens, dit Jean à Lana. Cette fois nous partons. Celle-ci hésita un moment, perplexe. La voix monotone de Sélim. Elle se décida : — D'accord... Au revoir Farid, et ne soyez pas trop triste ! Ensuite Jean propose à Lana de venir chez lui prendre un dernier verre. Classique. Il ne peut croire à la facilité de son acquiescement. Sa réponse est si spontanée... Refaire en sens inverse le chemin emprunté quelques heures plus tôt avec Antoine, quelques mois plus tôt avec Lynda — la compagne de l'automne. Il n'en sort pas. Le scénario est identique. Désespérément banal, désespérément raté. Une onde de nervosité gagne Jean : il lui semble qu'il joue dans une mauvaise pièce et que le public siffle. Car il y a un public immense qui se déploie dans la neige tout autour de lui, qui ricane. De méchantes réminiscences surgissent pour lui voler ses gestes. À deux reprises il doit stopper net une phrase commencée, c'est le nom de Lynda qui vient achopper sur ses lèvres. Piètre cabotin. Jean en veut à Lana. Qu'elle lui fasse tenir ce rôle médiocre. Car elle seule est responsable... Il la découvre avec stupeur identique à toutes les autres. Jusqu'à la simplicité de son consentement : de l'hypocrisie, tout est faux, encore une fois, car elle sait où ils vont, n'est-ce pas ? Tout le monde sait. Vous le savez, vous ! Même désir de sexe derrière tous les miroirs humains. Jean est effaré. Envolés les ondoiements d'elfe imprévisible. Il doute de sa sincérité, il doute de lui, de tout. Sauf la neige qui étouffe leurs pas, c'était la même fastidieuse comédie bien réglée. — Un dernier verre ? — Si tu veux. Cette promenade dans la Vieille Ville. Jean tient toujours la jeune fille par le bras, de la même manière, abaissant légèrement son épaule pour être à sa hauteur. Dans l'ascenseur il l'a embrassée sur le front — pour ne pas dévoiler son regard blême de désir. En pénétrant dans l'appartement il l'a débarrassée de son manteau. Gestes secs. Antoine n'est pas encore rentré. Le fauteuil, le whisky, deux verres. Il s'excuse pour aller, ô idée sublime, se laver les mains. Tandis qu'il fait couler de l'eau, il l'entend s'écrier d'une voix étranglée : — Je pars, à demain. Dans le couloir des pas précipités, un manteau qu'on décroche. — Lynda... Non : Lana ! Attends ! Jean essaie de fermer le robinet. En vain. Ses mains savonneuses glissent sur le métal. La porte d'entrée s'ouvre. Il bondit dans le couloir. Porte ouverte. — Lana, un instant ! JeanGuy Rens 35 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Non. Il la saisit maladroitement par un bras. Presque brutal. Il ne voit plus rien, ne sent plus rien — sinon le tourbillon de son sang vibrant dans tous ses membres. Impossibilité du geste prendre. Le cerveau bascule. Je l'attire vers moi. Elle proteste, pas trop fort, heureusement, les voisins... Pensée : je referme la porte d'un coup de pied. Vacarme épouvantable. Sursauter. Tous les deux. Nous. — Voyons Jean, laisse-moi, je te supplie. Qui l'embrasse dans le cou, et puis les oreilles, le nez, les lèvres... Mes mains la barbouillent de savon, ses vêtements, son visage. J'ai réussi à lui en mettre dans l’œil. Elle se plaint : — Ça me pique, Jean. J'ai mal. — Ce n'est rien, rien, rien. Je me répète, toujours. Je l'emporte vers le lit. L'embrasser. Toujours. Fermer la porte de la chambre à clé. Les bras de Lana m'étreignent. Des seins aplatis contre ma poitrine. Je sens. Très doux. La lumière s'éteint. Mes vêtements volent en éclats à travers la pièce. Découvrir en feu une peau si pulpeuse à goûter... Ma vieille chemise refuse encore de se défaire : saleté de boutons de manchette, saleté ! saleté ! Wrack : ils sautent. Finis les beaux boutons de manchette en or. *** Le matin frais fouettait les visages. Jean parvenait difficilement à comprendre que c'était Lana qui marchait à ses côtés, le pas rapide et précis. Il ralentit son allure : la distance entre eux augmenta. Mathématique. — Hé ! Attends-moi. Ils reprirent en parallèle le chemin du Landolt. Alors qu'ils traversaient le parc des Bastions, Jean ne put s'empêcher à nouveau de laisser la distance s'en aller toute seule. L'image de Lana réapparut fondue dans cette démarche merveilleuse de logique, inabordable. Jean pensa : si jamais nous atteignons le Landolt avant qu'elle ait parlé, tout est foutu. Sans appel. — Lana, je voudrais savoir... Ce que tu penses ! — Mais je ne pense rien, voyons. — Non, je voulais dire, ce que tu penses de moi. JeanGuy Rens 36 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Mais du bien. Beaucoup. C'est vrai. Elle avait répondu très vite, d'un ton gêné qui sonnait affreusement faux. Tout ce qui en Jean pouvait être doute le poignarda dans le dos : claire certitude de l'acier. Néanmoins, plaisir de retourner, et de remuer, et d'enfoncer le couteau dans la plaie, il insista encore : — Tu ne regrettes pas trop, cette nuit ? Elle le regarda : sans rien laisser passer. Une muraille de plomb les sépara. Jean comprit qu'il était obscène, il avait honte d'exister à un tel niveau. Heureusement ils arrivaient au Landolt. De suite Lana fut entourée par un groupe d'Iraniennes : — Salâm ! Elle se métamorphosa en sourire. Les petites rides qui naissaient autour de ses yeux et que Jean aimait tant, signes d'éphémérité et de précarité, tout disparut dans ce sourire. Jean était seul. Il quitta le Landolt sans regarder autour de lui et se dirigea machinalement vers l'université toute proche. *** Lorsque vers minuit Antoine avait pris la voiture de Jean pour foncer vers Paris avec le député Rodolphe, personne n'avait soulevé la moindre objection. Il s'agissait de convaincre un chanteur de venir donner un récital durant le gala de Ponte-Vecchio. Tenir l'affiche. Le député prétendait connaître Brassens. Avec les jours qui s'écoulaient nonchalamment, irrémédiablement, il n'était plus question de tergiverser. Ramasser une brosse à dents, un rasoir, Antoine s'était enfui dans la nuit. Préparait-il encore un de ces coups de tête spectaculaire mais parfaitement inutile dont il était coutumier, dont il savait si bien se tirer par un tour de passe-passe étincelant ? se demanda Jean en lui remettant les clés de la voiture. Il n'avait guère de choix. Antoine avait établi un plan selon lequel il était convenu qu'il rappelât ses amis de six heures en six heures. Au moment précis fixé pour la première liaison téléphonique, Jean s'était installé devant le combiné, entouré d'Anne et de Luis... Une heure durant ils attendirent les yeux rivés sur l'appareil silencieux. Rien. Pendant vingtquatre heures ils se relayèrent au téléphone pour guetter le signal en provenance de Paris. En vain. Et toute l'organisation du Ponte-Vecchio se paralysait par contagion. Les rares commanditaires découverts au hasard d'une démarche imprévue, se faisaient de plus en plus pressants : JeanGuy Rens 37 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Et le programme de votre spectacle ? — Quelles sont les dernières nouvelles ? — Votre programme... Votre spectacle... — Tout est en passe d'être signé, répondait Jean avec une assurance dénuée du moindre espoir. C'est notre bureau de Paris qui s'en occupe. Personnellement, je ne peux pas vous en dire davantage. Mais nous sommes en liaison constante. Tel était le nouveau mot de passe : liaison constante avec Paris. J'avais bien fait deux ou trois longues distances pour rejoindre des amis communs chez lesquels Antoine aurait pu descendre. Personne ne l'avait vu. La maison de disques Philips où enregistrait Brassens n'avait jamais entendu parler d'un monsieur de Vranges. C'était un désastre. Le directeur de l'Intercontinental protestait, dans ces conditions il ne pouvait plus garantir la grande salle de cérémonie de son établissement. Mais comment ne se serait-on pas méfié du génie organisateur du comité du PonteVecchio ? J'enrageais, l'inconstance d'Antoine — absolutely unreliable. Plus grave : le lendemain ce même directeur fit savoir par l'un de ses collaborateurs que désormais le fichier de l'hôtel (véritable bottin mondain du tout-Genève) n'était plus disponible. Tout le système des invitations s'écroulait — bloqué à la lettre «G ». Au-delà, les gens ne recevraient plus de cartes. En apprenant ça ma première pensée fut de courir étrangler le personnage. Même Luis devenait difficile à contacter. Il avait des heures de présence inopinées au laboratoire, à l'hôpital. Restaient, fidèles au poste, Anne que rien ne semblait décourager, et Lana. Lana qui surgissait à l'improviste accompagnée de l'habituel chœur d'Iraniennes (les amies, les cousines), qui embrouillait tout en quelques appels téléphoniques, puis s'en allait, me priant de la reconduire quelque part. Ce que j'exécutais avec un empressement soumis. La joie de pouvoir m'introduire entre Lana et la réalisation du caprice Lana. Que la jeune fille fût obligée de marcher sur mon corps, les talons aiguilles déchiquetant mes nerfs : je me souviens que telle était alors la plus profonde jouissance de Jean. Ils avaient loué une voiture pour remplacer celle qui avait disparu avec Tony et engagé un étudiant africain pour aider à la permanence de ce qui continuait à se parer du titre clinquant de Comité d'organisation du Ponte-Vecchio. Le malheureux Noir avait failli mourir d'apoplexie en découvrant le capharnaüm dans lequel il allait devoir travailler. Néanmoins il s'avéra bientôt être des plus ponctuels, s'affairant patiemment aux tâches qui lui étaient assignées et dont pas plus que quiconque il n'était capable de découvrir le sens — si toutefois il y en avait jamais eu un. L'attente devant le téléphone muet, qui se faisait maintenant de plus en plus anxieuse, fut enfin interrompue, après trois jours : — Allô, le comité du Ponte-Vecchio ? — Oui, Jean Drainville à l'appareil. — Je désire parler au responsable du comité. JeanGuy Rens 38 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Mais enfin, le Ponte-Vecchio, c'est ici... C'est moi ! Qui parle ? — Je vous téléphone de la part d'Antoine... Cette fois Jean avait reconnu la voix timorée du député Rodolphe, l'imbécile Rodolphe, le crétin Rodolphe, le grotesque... Il s'écria à l'intention de ceux de ses compagnons qui se trouvaient dans l'appartement : — Ça y est, c'est eux ! Je veux dire Tony, Paris quoi ! Puis reprenant le combiné : — Allô Rodolphe, vous m'entendez ? — C'est-à-dire... — Alors, où en êtes-vous ? Pourquoi n'avez-vous pas téléphoné plus tôt ? Tony est-il à côté de vous... — Allô, allô. — Mais parlez à la fin ! — Voilà, je vous téléphone parce que je ne savais plus quoi faire. Antoine a disparu le jour de notre arrivée à Paris... — Quoi ! Où est-il ? — Je n'en sais rien puisque je vous dis qu'il a disparu... C'était notre première entrevue, chez Pathé-Marconi, des gens très aimables d'ailleurs, nous avons lié connaissance avec une chanteuse anglaise qui enregistrait. Alors Antoine l'a invitée à prendre un verre. Ils sont partis en voiture, et depuis, plus aucune nouvelle, ni à PathéMarconi, ni à l'hôtel... Allô ! Vous m'entendez ? Allô !... Allô !... Jean avait laissé tomber le téléphone sur la table. Luis qui se trouvait là par extraordinaire résuma la situation en une phrase : — Ou je me trompe fort, ou voilà un bal que nous allons devoir rebaptiser sous peu Ponte-Fiasco. Le jour qui suivit ce coup de téléphone Jean s'éveilla en piteux état. L'esprit emmêlé de somnifères, le café ne parvenait pas à le faire émerger de sa torpeur. Après avoir vidé une cafetière le seul résultat fut un estomac noué d'énervement. Il se rejeta dans le désordre de son lit, l'amertume aux lèvres, au corps, à l'âme, partout. La gesticulation insensée des dernières semaines apparaissait dans toute sa dérision : une action humanitaire à laquelle personne ne croyait, un bal symbole d'insignifiance... Sa vie entière tenait dans quelques gestes vides, l'expression banale de son ennui bourgeois, menu, diaphane, évanescent... Tout cela s'inscrivait dans une logique JeanGuy Rens 39 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise dégradée de bonnes œuvres de vieilles dames patronnesses. Le téléphone sonne, puis c'est au tour de la porte d'entrée. Jean ne bouge pas. Son enfance de rêves en soldats de bois affleure à la mémoire, ballons narquois qu'on lâche au ciel indifférent. Il voulait être officier dans l'armée française, alors. Et officier il l'aurait été dans les Plaines d'Abraham. Il courait sur le plateau tragique l'espoir au cœur, la fleur au fusil... Oh, depuis il a fait des progrès : c'est de bal qu'il s'agit à présent, de vagues paysans embourbés au tréfonds de l'Italie ! Après tout cette cause vaut bien l'aspiration sanglante de ce 13 septembre sans gloire... Il faut toujours qu'il raccroche ses velléités à quelque chose d'étranger à lui, par souci d'extérioriser ses doutes peut-être, ou de transposer son manque à vivre sur une cause quelconque, bien objective, bien localisable. Au bout de ces tentatives : l'inefficacité. Le monde ne bouge pas. Pourtant demeure le besoin physique de faire quelque chose. Rester immobile est impossible. Pour se distinguer du règne végétal il faut tenter le mouvement... Lana avait été cette cause suffisamment absurde pour enclencher le geste... Les sinistrés de la plaine du Pô, le détournement d'argent... Non : il s'est lancé dans cette pantomime afin de forcer la société — sous les yeux de Lana. Seulement voilà, il a eu cette nuit incontrôlable. Ces instants où Jean a senti Lana se dérober entre ses bras inutiles. Il continue pourtant à la voir tous les jours. Ces apparitions ne font que la rendre plus absente, je veux dire : irréductible à la représentation que Jean avait composée avant la nuit désexualisée... Avant ? Oui, mais aujourd'hui encore. Il y a cette image de Lana qui vivait pour Jean dans l'absolue immédiateté et qu'il s'acharne toujours à vivre. Cette image hypothéquée qui se rétrécit de plus en plus et s'estompe devant l'intrusion répétée de Lana bornée, close Enfermée dans sa perfection. Et Jean persévère à espérer avec l'aveuglement de l'esclave pour son dieu stupide. Il attend. Attendre quoi ? Tout bien sûr. L'éden et la terre promise. Mais toutes les voies sont bloquées. Que proposer à une femme déçue ? Dans son esprit torve il souhaite qu'on lui accorde une autre chance. On ne recommence jamais l'histoire. Ce serait trop facile : halte ! je me suis trompé, on repart à zéro, même scénario, mais le succès au bout... Il faut apprendre à vivre avec son échec. Séparé de Lana. Même si ça fait mal. Napoléon n'a jamais tant aimé la France qu'à Sainte-Hélène. Cette France qu'il n'aurait plus jamais. Il faut aussi vivre l'amour du mémorial. Le cercle est sans fin. Vers la fin de l'après-midi la sonnette de la porte d'entrée carillonna de nouveau. Jean enfouit la tête sous l'oreiller pour ne plus entendre. La sonnerie ne cessait pas. À travers le duvet il reconnut la voix de Luis. Il se décida à ouvrir. En pyjama froissé, les jambes flageolantes. Luis était seul. — Eh bien vieux, nous te cherchions partout... Mais qu'as-tu donc ? La gueule de bois ? — Non, rien bu hier soir. — Il y a quelque chose qui ne va pas ? — Je suis dans un état épouvantable. — Ça, je le vois bien. Es-tu malade ? JeanGuy Rens 40 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Non, ça va déjà mieux, juste un passage à vide. — Écoute, il ne faut pas te laisser aller, ce n'est surtout pas le moment. As-tu vu Lana aujourd'hui ? — Non, personne. On a sonné plusieurs fois, le téléphone aussi, je n'ai pas répondu. Je crois que j'ai besoin d'un peu de repos. Luis regarda autour de lui, puis fit un geste de la main : — Pas du tout. Regarde cet appartement fermé. Il y a de quoi décourager n'importe qui. Habille-toi et viens manger quelque chose chez moi. — — Je te remercie, mais je crains de n'être pas présentable. — Allons mon vieux, tu ne peux pas rester comme ça. Et puis ma sœur vient de rentrer de Cambridge, elle sera ravie de te préparer quelque chose... Je parie que tu n'as rien mangé aujourd'hui. Jean s'habilla en silence. La venue de Luis lui faisait plaisir. On éprouve toujours une satisfaction un peu fate en constatant les remous que sa propre disparition provoque parmi son entourage. Jean s'abandonnait aux conseils de son ami. Rien ne vient jamais des autres, bien sûr, mais il faut quand même reconnaître qu'on utilise souvent cette présence comme analgésique pour égoïsme défaillant... Après tout Luis avait raison, se dit Jean. Teresa apprit à Jean qu'elle repartait dès le lendemain pour Megève. Des amis l'avaient invitée là-haut dans un chalet. Devant l'aspect misérabiliste que Jean opposait à son bavardage enjoué, la jeune fille s'inquiéta. Elle lui proposa de l'accompagner. C'était l'occasion de fuir Genève, le rythme infernal du bal, de Lana et de l'espérance. Il accepta, sans se faire prier cette fois. Il s'enfuit. Jean resta trois jours à Megève. Ou plutôt trois nuits. La journée il dormait pendant que les amis de Teresa skiaient avec ardeur. Et puis le soir il se réveillait, il retrouvait Teresa et ils descendaient tous deux par la route du Mont-d'Arbois vers la station. La nuit s'appelait Glamour, Scoubidou, Esquinade, mais ce qui importait c'était la musique, les tourbillons fantomatiques où venaient se dissoudre la réalité et l'alcool. Partout Jean emmenait Teresa, émerveillé de constater qu'il pouvait encore établir un contact avec le monde des femmes. D'un mot de lui il la voyait se lever et ils changeaient de bar. Elle se montra très patiente ces heures-là, très rassurante. Jean lui en était reconnaissant. Teresa représentait dans son univers privé le point fixe, le repère. Elle était le temps de la première jeunesse, je l'ai déjà dit, je ne le répéterai jamais assez, nos balades à travers la ville anonyme à découvrir, la grande rue SainteCatherine, les échappées d'adolescents en groupes dans une vieille auto fonçant sur Cape Cod, les dunes de sables échevelées jusqu'au milieu de l'océan... Je n'atteindrai jamais la satiété, ma parole carnivore m'enchaîne à Teresa toujours plus immense, de mots en mots sur sa peau caressée par mon souffle. C'est elle qui avait appris à Jean à faire vivre la pellicule impressionnée des cinéastes, à connaître le désir de la nuit, JeanGuy Rens 41 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise d'une simple intonation elle lui avait suggéré que le monde pouvait se muer en fête. Des images de repos, facilité, bonheur, naissaient du timbre lent de sa voix. Tout ce qu'un gosse peut ressentir de dévotion pour une fille, je l'avais éprouvé pour elle. Avec naïveté. Automne 1966 : l'Europe. Jean l'avait retrouvée désemparée, après une déception quelconque, et le monde avait pris une dimension nouvelle : ainsi donc la fête pouvait être bafouée malgré les forces réunies du beau, du bien et du bon. Il pressentit que l'existence pouvait être niée, que tout s'effritait, sans cesse. Teresa se doutait mal, je crois, de l'étendue de cette influence. Par exemple, jamais Jean ne l'avait embrassée, même sur le front. Il mettait un point d'honneur chaque fois qu'il la rencontrait à ne pas même lui effleurer la main. Leurs relations se devaient de n'être pas entachées de la moindre atteinte charnelle. À Megève pour la première fois, sortant de sa réserve, Jean se livrait entièrement à Teresa. À travers les bruits de blues et de danses, il parlait. La parole de Jean. — Tout glisse loin de moi, je n'ai aucune prise sur les choses. — Les choses n'ont pas d'importance. — Mais les êtres me brûlent le cœur. Je suis une flambée de solitude dans le monde ! Je suis le visage même de la défaite... — Tu n'es pas défait, Jean. — Mon corps se décompose à chaque mouvement. — Tu vas faire quelque chose de bien, un jour, je suis persuadée, tu es la seule personne que je connaisse et qui me donne cette certitude. — Tu ne connais personne. Je suis tout en doute. — Pourquoi t'efforces-tu de détruire ce qui te touche et que tu aimes ? — Je ne détruis rien : même pas moi ! — Tu fais semblant de détester la vie. — Je suis prosterné devant tout ce qui vit. — Alors ne t'abîme pas à plaisir. Un saxo gémissait les rêves à terre, l'homme courbé, le soleil immobile. Ils changeaient de lieux. Teresa paraissait infiniment plus haute que Jean. Par moments il s'en effrayait. Si elle avait voulu, d'un geste une négation, elle aurait pu l'annihiler. De cela au moins Jean était assuré. Teresa : JeanGuy Rens 42 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise LÀ MORT DU COYOTE 76 LÀ SAGÀ GENEVOISE — On n'en finit pas de rencontrer le monde au coin d'une rue. Et pourquoi pas le bonheur ? — Peut-être le mal ne vient pas de la société, des autres, des circonstances, mais de moi. Je sens en moi comme une fatalité de l'échec. — Tout est sans cesse remis en cause, à n'importe quel moment. Souviens-toi de la phrase des Védas : Il y a tant d'aurores qui n'ont pas encore lui. —. Oui, oui, c'est ça, l'aurore... Dieu comme c'est fort ! — Ce n'est que la vie. — Teresa : j'ai peur de ne pas pouvoir supporter... Admettre toute cette réalité glacée dans la tête. Se relancer à travers les rues encombrées de congères et de neige. Vers d'autres bars. D'autres havres qui protègent du froid et (le l'existence. — Ma vie est un fiasco. — Tout le monde peut en dire autant, murmura Teresa de son côté. Mais elle rajouta : — les moments de creux. — Je suis troué de part en part. — Écoute-moi Jean, je ne sais pas exactement ce qui est arrivé quand j'étais à Cambridge. Luis m'a un peu raconté, les détails importent peu, tu as raison de dire que les circonstances sont négligeables... Je ne veux rien savoir. Nous subissons tous des échecs dont on perçoit mal la durée. Surtout à notre époque où on ne sait pas si la vie peut être autre chose qu'un processus de dégradation organique. —. Ce que je voulais, c'est bâtir une vie comme on peint un tableau. — Les tableaux sont des rêves qu'on pose sur les choses. — Justement ! Mais j'en suis là ! — Toi, il te faudrait un Douanier Rousseau... (Rires). Ils se levaient parfois pour danser. Danser trois nuits durant. Jean ne voyait rien ces nuits-là. À peine Teresa. Dans l'obscurité de son esprit. Ces yeux immenses étranges qui lui dévoraient le visage. Et puis toujours des pensées qui s'entrechoquaient avec des gorgées de whisky. Les alcools lumineux, la danse intermittente. JeanGuy Rens 43 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Teresa, je voulais te dire, je crois que je suis foutu. — Comme tu manques d'originalité, se moqua la jeune fille. Puis, plus sérieuse : — Ne te détruis pas avec cette fausse clairvoyance. J'admirais tellement ta lucidité, quand tu parlais, depuis des années déjà. — Quand je parlais... Ah ! Ah ! (Jean ricanait encore.) Je parle une langue transparente. Tout le monde peut voir à travers, rien n'accroche. C'est du cristal, de la logique pure, une structure invisible, le diamant sans reflet : parfait de lucidité, en effet. — Tu me parles, je te vois... — Teresa : j'ai peur. — Qu'as-tu mon pauvre Jean pour être si mal ? — Mais je n'ai rien, voilà le problème : rien. Sinon de l'incapacité à vivre, à saisir le monde. Une impuissance... — Chut ! Le doigt sur les lèvres. — Au contraire, c'est de ça qu'il s'agit après tout. Reconnaître sans faux-fuyants qu'on est impuissant. Sexuellement impotent ; n'est-ce pas ? Il faut avouer ! Avant les femmes disaient que je faisais mal l'amour, longtemps je les ai crues. C'était un handicap comme un autre... — Mais non Jean, tu mens : à New York quand nous venions te voir tu ne vivais pas seul. — Pire que la solitude. — Et l'automne dernier ? (Allusion à mon expérience pseudo-conjugale. J'hésite à le reconnaître, et pourtant il le faut bien, pour l'intelligence du récit : j'avais présenté ma compagne à Teresa, dans le hall de l'université, la veille de son départ pour Cambridge, honteux déjà de lui imposer une présence si obscène.) — Lynda ? Atroce : l'amour à l'économie, l'amour mutilé... Je suis réactionnaire : je pense très simplement qu'un homme et une femme s'accomplissent dans l'amour physique. — Je refuse de te croire... — Bien sûr que tu as raison de ne pas me croire. Je voudrais être heureux, c'est tout. JeanGuy Rens 44 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Enfin un mot de vérité ! Tu affabules, voilà ton problème, car tu es plein de succès auprès des femmes... Je peux en témoigner, moi. Sourire de connivence : Teresa, combien j'ai adoré tes sous-entendus à peine esquissés, plus que tout... J'ai le droit de le dire maintenant. Je te le dis ! ... mais Jean persévérait, déjà moins sincère : — Oui j'affabule ! Quand je dis que j'aime l'amour : j'affabule, j'invente, j'extrapole... Tant que je vivais aux États-Unis, j'avais des excuses, la destruction m'environnait, j'étais chez moi, en pleine catastrophe. Jean lorgnait en direction de Teresa. Forcer la réponse de Teresa. Elle seule aurait pu répondre, elle qui connaissait tout ce passé décomposé entre Montréal et New York. C'était à Teresa de faire un geste. Celui de rompre le consensus tacite sur lequel ils vivaient — ou bien instaurer brutalement une distance nouvelle pour les séparer définitivement (impensable). Mais Teresa ne répondait pas : elle se laissait violer par la parole de Jean. Étrange paralysie, elle ne bougeait pas. Jean insista : — Je suis venu en Europe afin de confirmer mon échec sur ce continent neutre et vieillot. Maintenant c'est fait : j'ai même réussi à m'y casser les reins. Les chevaux au moins, on les abat. Tandis que moi on me dit chut ! On ne me trouve plus drôle du tout avec mon pessimisme intellectuel... Mon pessimisme d'Intellectuel ! — Mon pauvre, ne vois-tu pas la joie que tu prends à te diminuer ? Jean, la voix plus grinçante que jamais, le ton du persiflage : — Je ne veux plus entendre parler d'aurores et de Védas, cette mécanique cumulative des lendemains déchus. Comment envisager l'existence quand on en est la propre négation ? Je ne sais pas faire l'amour. — Tais-toi ! — C'est toi qui me dis de me taire ? — Oui, parce que tu parles à vide. Tu ne regardes pas autour de toi, tu t'enfermes dans ton présent contracté et tu oublies le monde. Jean rêvait encore d'échec avec munificence : son échec ! Teresa chuchota : — Jean. Il n'entendit pas. Il aurait voulu des actes. Mais il y avait trop d'ambiguïté entre Jean et Teresa. Pensa-t-elle vraiment coucher avec Jean ? Ces heures-là beaucoup de choses furent possibles. Jean ne tenta pas un mouvement. Teresa n'eut pas ce JeanGuy Rens 45 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise courage : d'ailleurs l'amour octroyé à un tel prix aurait pu rapidement devenir horrible. Au petit matin Jean rentra à Genève ; Antoine l'y attendait qui arrivait de Paris. *** — Comment ! Tu n'as même pas engagé de chanteur pour le Ponte-Vecchio ? — Non, dut admettre Tony. Georges Brassens n'était pas à Paris quand je suis arrivé... — Mais il n'y avait personne d'autre à Paris ? — Si, chez Pathé-Marconi, un groupe de gitans. Avec comme soliste un gosse, un vrai prodige : Coco Briaval. Ils pourraient peut-être venir avec leur roulotte... — Oh misère ! Mais tu ne réalises pas que notre soirée a été annoncée partout, dans les journaux, à la télévision... On ne peut plus déclarer forfait, bon dieu ! — Il n'en est pas question, répondit Antoine sur le même ton. J'ai décidé d'engager dès aujourd'hui deux orchestres lausannois. Comme ils ne viendront pas de loin, ça nous coûtera moins cher. Ensuite nous expédierons les visites des grands magasins : avoir le plus de prix possibles pour notre loterie... Après tout, c'est assez simple : nous aurons une soirée avec un bal et une loterie. Voilà qui est largement suffisant. — Et toi qui parlais de Frank Sinatra, bougonnait Jean. — Mais on a Coco Briaval... Si tu y tiens ! Antoine ne paraissait pas affecté outre mesure par les piètres résultats de son équipée parisienne. Il avait froidement admis une escapade de cinq ou six jours dans une auberge de province avec une chanteuse anglaise malheureusement repartie depuis en tournée. L'Australie, ou la Nouvelle-Zélande, il ne savait plus très bien. Quant au député Rodolphe, il s'était réconforté en assistant à une vingtaine de films et avait accueilli sans autre la disparition de son compagnon. Il ne restait plus qu'une semaine avant le Grand Gala du Ponte-Vecchio. Antoine reprit ses activités avec autant d'enthousiasme qu'il avait mis à les abandonner. Jean s'y jeta avec rage. — Monsieur le Directeur, vous avez dû entendre parler des inondations de la plaine du Pô, l'on a beaucoup agi pour sauvegarder les œuvres d'art de Florence, l'on a trop souvent négligé les populations sinistrées... Au milieu de sa tirade Jean s'arrêtait un instant, comme sur une hésitation. Luis, volant à son secours, en profitait pour prendre la relève. Il fallait que l'interlocuteur ait JeanGuy Rens 46 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise vraiment l'impression de jouer la partie en simultanée contre deux adversaires. Le scénario était au point, les dialogues s'enchaînaient sans la moindre faille. — Oui, poursuivait Luis, il s'agit d'un bal. Les étudiants de l'université de Genève organisent... Le but était d'extorquer quelque objet susceptible de figurer au tirage au sort de la loterie. Les résultats surprenaient Luis et Jean en premiers. Dès que leurs victimes s'apercevaient qu'il ne leur était pas demandé de l'argent mais de la marchandise, des sourires de compréhension se dessinaient sur leurs faces d'hommes d'affaires. Les deux quémandeurs recevaient de quoi transformer l'appartement de la Vieille Ville en caverne d'Ali Baba : disques, visons, abat-jour, transistors, parfums, rasoirs électriques, foulards, montres en or, lampadaires... C'était Portobello à Londres ou les Puces à Paris les jours d'abondance. Les journées disparaissaient en courses à travers la ville, dans les quartiers de banlieue, en recherches d'entrepôts et de fabriques. Annuaire téléphonique en main, Jean découvrit que Genève comptait à peu près cinq cents cafés, restaurants ou cabarets. — Voilà une excellente source d'alcool, décréta-t-il. Il se dirigea aussitôt vers le Centre universitaire catholique en quête d'une machine à ronéotyper. Lorsqu'il expliqua les raisons humanitaires de sa visite, la militante chrétienne de service, émue, se proposa d'emblée pour dactylographier les stencils, puis passer à la rotative une harangue aux limonadiers genevois, pressante invite à collaborer à la grande loterie du Ponte-Vecchio par envois massifs de liqueurs diverses. Le déroulement de l'opération était en bonne voie quand le malheur voulut qu'un bon père passant par-là vint à lire cette prose. Effet déplorable. Il était d'accord pour l'humanitarisme en général, la charité et l'entraide, mais à condition d'éviter le détour par les caves genevoises. — Mais le sang du Christ, mon père ! — Vos intentions sont louables, mon fils, mais gare aux compromissions qui dénaturent le sens de l'action. Je ne saurais trop vous mettre en garde contre toute obération de l'esprit... Les feuilles étaient tirées, Jean empoigna son paquet et bondit vers la porte, laissant là le saint homme en proie au doute ontologique. La tourmente prenait de l'ampleur. Les retombées sociales du bluff d'Antoine commençaient à se faire sentir. Quelques âmes inquiètes s'étonnèrent de voir son entreprise aux abois alors qu'elle était censée se développer sous l'aile protectrice du baron... Le manque d'argent grandissant, les lenteurs financières surprenaient. Que fait votre baron ? Lorsque sortirent les affiches, ce fut un beau scandale. Quoi, cette misérable paperasserie bariolée, c'était pour le Grand Gala de l'année ? Les réticences se transformèrent en hostilité. Le Département de Justice et Police JeanGuy Rens 47 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise s'intéressa subitement à cette galère désespérée. Il fallait payer les taxes les plus imprévisibles. Et d'abord le Droit des Pauvres. — Mais c'est justement pour aider les sans-argents, protestait Antoine. La voix derrière le comptoir : — Toute manifestation publique, même sans but lucratif, est soumise à cette taxe. — Puisque l'entreprise est déficitaire... — La taxe n'est pas suspendue. C'est le chiffre d'affaires qui est imposable... — Un scandale ! clamait Antoine. Il fallut évacuer le bureau en catastrophe — sous la menace convaincante d'une mesure d'interdiction. Par dérision tous ces ennuis commençaient à affluer au moment précis où Antoine s'était attelé sérieusement à la tâche. Toute la nuit il tapait à la machine les lettres urgentes, la journée il chassait le mécène. Il s'était mué en ascète de l'aide aux sinistrés. Jean vivait comme un automate. Partagé entre la folie du bal et la folie de Lana. Un jour celle-ci lui demanda de la conduire à Annecy faire des emplettes. Elle affirmait que la France offrait un plus grand choix de mode. Entre deux valses de rendez-vous Jean courut à Annecy. Lana, très détendue, choisissait au gré de son caprice ce qui lui plaisait. N'accompagnez jamais une femme dans une boutique ! L'œil rivé sur sa montre, Jean méditait le travail qui s'accumulait à Genève, essayant d'agencer un plan de sauvetage pour la soirée — jusqu'à dix heures on peut encore téléphoner aux gens, les ramener sur leurs occupations quotidiennes.... Mais il fallait donner des avis sur un tailleur trop orange, des lunettes trop violettes. Chargé de foulards, de chapeaux et de robes il la suivait de magasin en magasin. Puis Lana décida de finir la journée à Lyon où elle voulait retrouver des amies de Téhéran. Sans discuter, Jean alla à Lyon. Ces fréquents tête-à-tête nous réunissaient comme de vieux amis situés mille lieues au-dessus des affections humaines — jalousie, amour, haine, mortification. Longues causeries sur les gens que nous connaissions, sur nous-mêmes aussi, mais je ne reconnaissais pas ce nous. Ce nous extérieur à moi et à Lana telle que je la voulais. J'essayais pourtant de toutes mes forces de me détacher du circuit imprimé ainsi créé. Dont Lana n'était pas l'unique responsable, bien sûr. Je refaisais inlassablement le calcul de la distance qui me séparait d'elle. Son regard glissait sur moi sans laisser aucune indication. Je m'embrouillais dans les calculs. Il y a une force de neutralité dans les traits d'un visage. L'expression expirée, évanouie, éteinte, que j'avais perdue certain matin, alors que Lana s'éloignait de moi, son pas rapide, sans que je puisse rien tenter. Ne pas pouvoir retenir une femme : voilà l'échec absolu. Lyon, dix heures du soir. Jean et Lana étaient arrivés dans une villa dont l'intérieur était tout acajou et tapis fins. Une demi-douzaine d'Orientales vivaient là, attendant que les honnêtes gens leur rendissent hommage. Alors, comme ce soir, elles JeanGuy Rens 48 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise ranimaient le feu de bois dans la cheminée haute de marbre noir, elles ouvraient grand le bar et sortaient le caviar clair d'Iran — celui qu'on réserve à l'Empereur et à son entourage. Elles ne semblaient vivre que pour ces heures indolentes où leur sens social trouvait à s'accomplir en réceptions rituelles. Deux Anglais s'ennuyaient ferme d'Oxford ou de Cambridge à travers une ivresse distinguée. Jean participait de loin en loin à une conversation incompréhensible. Il se divertissait en faisant chanter le cristal de sa coupe d'un doigt humecté de champagne. La fatigue lui permettait de ne pas penser. De tout accepter sans impatience ou nervosité. Des bouffées de sensations se croisaient dans sa tête sans trouver à ne s’accrocher nulle part : l'Orient sombre, la vie toute petite à réussir quelque part sur la terre vaste, le temps nu... Rompant le déroulement de la soirée cependant, une modification presque imperceptible, une variation du timbre de voix lui fit tendre l'oreille : Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses... Son verre roula sur le tapis. En six mots il se trouva transporté hors de la réalité il y a cinq minutes encore si platement sotte. Harmonie éternelle. Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses ; Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon ! Une force renouvelée étreignait les muscles de Jean : cette voix le tenait sous son emprise. Elle ne pouvait pas ne pas l'assujettir. La voix continuait sa chanson : Jean essayait de s'emparer au maximum de chaque sonorité, il guettait l'arrêt de la respiration, le moindre souffle, s'efforçant de recueillir ce qui lui parvenait au fil des mots. Immobile, tous sens aux aguets, il était pénétré jusqu'au tréfonds de lui-même par la sensibilité intelligente qui s'infiltrait à travers sa chair. Intensité apaisée. Ses yeux ne réfléchissaient plus. À terre, agenouillée sur un coussin, les jambes repliées de côté, ombre chinoise dessinée sur les flammes de la cheminée, Lana souriait, le coin des lèvres supérieures abaissées en une moue pleine des ravissements qu'elle disait. Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Illumination d'un instant : mère, amante, elle est Jeanne Duval et toutes féeries chantées par l'homme qui aime. Douce, rassurante comme celle qui berce la faiblesse de l'enfant vulnérable. Élégante et dure comme celle qui séduit l'homme par l'étrangeté d'un geste imprévisible ! Mais Jean s'emparait de cette image de Lana qui surgissait spontanée, pour l'emmêler à celles qu'il connaissait déjà. Série morne et prédéterminée qu'il voulait convertir à son romantisme tremblotant. La poésie n'est que l'exhibition formelle de la conscience qui souffre et qui aime et qui appréhende le monde. Cette Lana qui parvenait si bien à rendre vie à ces vers, combien devait-elle les ressentir, les éprouver — s'en accroître. Elle était ces poèmes dilués d'humanité. Tout dans sa voix, son sourire, l'indiquait, le JeanGuy Rens 49 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise criait avec véhémence dans la longue nuit d'hiver, quelque part longtemps, du côté de Lyon-Europe. Jean s'efforçait de tracer des lignes d'espérance dans l'Avenir. Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s'être lavés au fond des mers profondes ? Le lendemain : — Oh Jean ! je suis tellement heureuse que tu m'aies accompagnée chez mes amies. — Le principal est que tu sois satisfaite de ta soirée. — Et toi, tu ne t'es pas trop ennuyé ? — Moi... Geste évasif. Que pouvait-il lui dire ? Cette découverte surprenante qu'il avait opérée ? Que la poésie de ses gestes et de son corps se répercutait jusque dans son âme ? Son espoir absolu, à lui ? Elle n'aurait pas compris, ce matin, devant cette table de café en bakélite brune. Dans ce routier maussade entre Lyon et Genève. D'ailleurs qu'y avait-il à comprendre ? Jean ne pouvait rien pour elle. Jean attendait tout d'elle. Qu'elle soit harmonieuse et patiente, la compagne de rêve des jours où le doute évidait l'horizon jusqu'au vertige... Des images, des images ! Lana continuait à bavarder comme elle n'avait cessé de le faire ces derniers jours : abusant de sa paralysie pour le river à son rôle de figurant, suscitant cette paralysie. — Ce n'est pas possible, non, non et non ! Jean avait sursauté, révolté par son abaissement, révolté par l'existence toute en dénégation de Lana. Dénégation de ce qu'elle faisait, dénégation avec ce qu'elle disait. Toute en inconséquence. Puis au contraire, il voyait, dans cette distanciation progressive qui le pétrifiait loin d'elle, l'aboutissement d'un plan machiavélique. — Qu'est-ce qui n'est pas possible ? demandait-elle déjà, ingénue. — Tout. Toi et moi, que ce soit seulement ça. — Je ne comprends pas ! C'était tellement évident : Jean se demandait si cette peau avait réellement existé pour que ses mains la caressent toute une nuit, ce ventre, ces seins pour que sa bouche se déforme de baisers. Comment tout cela pouvait-il paraître, être si faux aujourd'hui ? Impossible : les corps doivent quand même se marquer, laisser des traces quand ils se heurtent... Mais voici qu'il trébuchait sur le point de départ. La faille par laquelle tout glissait et s'oblitérait dans la nuit. Il fallait en revenir là. Admettre cette défaillance dans l'érotisme, étirer sa conscience jusque-là où elle refusait de le suivre. Où elle butait sur JeanGuy Rens 50 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise l'échec — s'effondrait dans le manque. Mais Lana, elle, pourquoi avait-elle accepté de le revoir le lendemain, les jours suivants, aujourd'hui ? Jean ne parvenait pas à croire qu'elle ne l'ait fait que par incapacité de provoquer une rupture brutale — ou par sentiment pour lui. Alors pourquoi cette grisaille, cette incertitude où tout se perdait si bien, même le souvenir ? Et puis il y avait la soirée de la veille, cette vérité inéluctable des poèmes de Verlaine. Ou Apollinaire. Comment pouvait-elle comprendre ces appels éblouis de beauté malheureuse et refuser de comprendre le monde malade d'elle ? Jean le lui demanda. — J'ignore ce que tu veux dire, répondit-elle. Je t'aime bien, je te l'ai souvent confié. — Je me fous d'être aimé, coupa Jean. Ce que je veux, c'est que les êtres ne soient pas des choses et des cailloux ! — Tu es en colère Jean, il est inutile de discuter. Attendons un autre jour, veux-tu ? — Non, je veux savoir une fois pour toutes. Dis-moi, Baudelaire, hier soir, c'était encore du théâtre ? — Tu sais que je te considère comme un ami. Mais ça, justement, on n'a pas besoin de le répéter... Ne gâchons pas les instants que nous passons ensemble. Faisons-en de beaux souvenirs. — Quels souvenirs ? Les souvenirs ne sont jamais beaux. Je veux parler au présent et je ne veux plus de tes mystères. — Mais enfin, répliqua la jeune fille, je ne te demande rien, moi. Tu n'as aucun droit de me demander des comptes. — Ce ne sont pas des comptes que je te demande mais de communiquer, d'échanger... Non, justement pas échanger : transmettre... Jean aurait pu continuer pendant des heures : les mots se volatilisaient à peine prononcés. Rien ne laissait d'empreintes. Il essaya de lancer quelque chose de dur à la face de Lana, quelque chose que dans sa veulerie il croyait dur : — Quand même, tu es venue chez moi, une nuit. Ça au moins tu ne peux pas le nier. Elle leva la tête et le regarda un éclair. Ses yeux marron : la table de bakélite. Jean comprit bien que c'était encore une fable qu'il avait inventée. *** JeanGuy Rens 51 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise D Day : — 24. C'est durant ce jour qu'Antoine sauva l'entreprise du Ponte-Vecchio. La veille, le directeur de l'hôtel Intercontinental avait exigé à l'improviste que lui soit garanti un chiffre d'affaires minimum sur les consommations de la soirée. — Mais c'est vous-même qui nous aviez proposé votre établissement pour le gala, s'était récrié Antoine. Comme contribution aux populations sans abri ! — Les circonstances étaient différentes. Certains bruits ont couru... Pour ne rien vous cacher, je doute que votre opération réussisse. Vous n'avez accepté aucun conseil de la part de ceux qui vous voulaient du bien. Notre hôtel a un standing à préserver et une soirée ratée serait du plus mauvais effet. — Il s'agit bien de cela ! Si vous aviez des doutes, ce n'est pas deux jours avant le bal qu'il fallait nous le dire. — Nous nous contenterions d'une caution... — À titre d'aide à l'Italie, je suppose ? ironisa Antoine. La caution consistait en mille francs suisses à verser dans les vingt-quatre heures. Faute de quoi, le soir du bal les gens trouveraient porte close. À ce stade aucune annulation n'était plus possible. Antoine qui n'avait plus mangé depuis deux jours s'était mis en quête de l'argent. Il n'avait pas sur lui de quoi seulement payer un ticket de tram. C'est à pied qu'il parcourut Genève. Laissant là ses grands airs prétendument aristocrates XVIIIe, pour mendier la somme, sou par sou. Avec un acharnement et une ténacité dont personne ne le présumait capable. Achevant sa tournée au Mont-de-Piété où il abandonna son chronomètre et sa chevalière... Mais je résiste difficilement à la tentation de narrer la fin de l'aventure des gages de Tony, car avec Tony chaque détail devenait aventure — ai-je besoin de le souligner ? Je suis passionné par la magie vagabonde de mon ami. Ces petites choses, oh rien que d'insignifiant, qu'il aura toujours la faculté de faire miroiter devant mes yeux crédules. Justement, ces gages, il les récupéra in extremis un an moins quelques jours après, et, flanqué de Luis, il courra les jeter dans le château à la crème mode rococo du casino de Monte-Carlo. Je l'imagine très bien, liquidant d'un geste magnifique les dernières reliques du Ponte-Vecchio, rouge, impair, manque et... perdre, bien sûr ! Il n'empêche qu'alors, lorsqu'il regagna l'appartement, une liasse de billets à la main, Jean n'en revenait pas. — Tu as vraiment tout ? — Et davantage... Jean : je t'invite à déguster le Power Sandwich du Mövenpick ! Ensuite nous irons porter la caution à l'Intercontinental. J'en connais un qui fera une jaunisse lorsqu'il verra que nous avons réussi à trouver l'argent... Ah le vicieux, il croyait nous avoir ! JeanGuy Rens 52 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Le Power Sandwich du Mövenpick était pour l'estomac ce qu'il y avait de plus efficace à moindre prix dans tout Genève. Amalgame des restes variés des repas de la veille, enrobé d'une généreuse sauce mayonnaise, l'ensemble était éminemment indigeste. Radical pour vous couper un appétit le restant de la journée. C'était précisément ce dont Antoine et Jean avaient besoin. ... le festin achevé, ils se préparaient à prendre le chemin de l'hôtel Intercontinental lorsque Farid qui passait par là, vint les saluer. — Mes amis, j'apprends à l'instant vos ennuis, croyez-moi, je suis sincèrement navré. C'est tellement inattendu. Après les incidents qui avaient marqué sa réception, Farid était retourné rendre visite chez ses amis comme si de rien n'était- Aucune allusion à son éclat. Absorbé par ses problèmes, Jean avait d'autant mieux effacé de sa mémoire toute trace de déception. Rétablies, leurs relations étaient devenues encore plus confiantes, dégagées des dernières traces de retenue qui auraient pu subsister. Entre deux courses haletantes, Jean avait besoin de se retremper dans l'aura de sérénité qui entourait la personnalité de son compagnon. Tony répliquait avec entrain : — Rassurez-vous, nos ennuis n'étaient pas si graves, d'ailleurs ils sont réglés. — Vous avez trouvé la somme exigée ? — La somme ? Disons : cette peccadille ! Évidemment que nous l'avons. Vous ne pensiez pas que nous allions nous laisser arrêter par ce genre de babiole. — Félicitations Tony, je suis heureux que vous vous en soyez sortis si rapidement. — Voyons prince, vous savez très bien que tout Genève est à nos pieds ! Antoine était très détendu. Jean admirait en lui-même l'aisance avec laquelle il avait affronté toutes les difficultés de la dernière semaine. Sans jamais paraître accuser le coup ni délaisser son dandysme de façade. En l'espace de quelques jours il avait accompli le travail d'organisation de trois mois. — Je vais à l'Intercon, fit-il en se retournant vers Jean. Tu viens ou tu préfères rester ? — Je reste, je vais discuter quelques instants avec Farid. Prends ma voiture. Pourvu qu'il n'oublie pas de mettre de l'essence, priait Jean en pensant au véhicule immobilisé par la récente disette. Antoine paya et se dirigea vers la sortie sans omettre de s'incliner courtoisement devant un groupe de jeunes filles qui entraient. Les connaissait-il, les voyait-il pour la première fois ? Impossible de trancher. Tony était incapable de passer à côté d'une JeanGuy Rens 53 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise femme sans se signaler à son attention par quelque drôlerie ou marque de politesse. Même s'il n'avait pas le moindre désir de pousser plus loin l'intrigue, il fallait qu'il sacrifie à cette règle. — J'avoue qu'il est assez étonnant, murmura Farid. Après tout je crois que j'aime bien Tony. Dommage qu'il soit tellement mystificateur, mythomane même, par moments... À propos, est-il exact qu'il ait réuni l'argent de la caution ? — Mais oui, répliqua Jean. Il a bien entendu un aspect mythomane, mais voilà, parfois il force la réalité à basculer du côté de l'imaginaire. Il réalise alors ses idées les plus farfelues. Au fond c'est un être assez complexe. Il y eut un instant de silence, puis Farid repartit dans sa chimère habituelle : — Il est toujours curieux de constater combien vous autres Occidentaux vénérez le principe de réalité, c'est ce qui vous a conduits à votre XXe siècle torturé de machines démesurées. Vous avez plus de puissance matérielle qu'aucune autre civilisation n'en a jamais eue, et pourtant vous vous effondrez entre vos gratte-ciel et vos usines. En vingt ans vous avez perdu le monde. — Tu en es resté à Bandoeng, l'illusion lyrique du Tiers Monde ! — Non, je suis persuadé que vous êtes en pleine décadence. — Le monde est plus occidental qu'il ne l'a jamais été. — Parce que tu évalues en dollars... — Au contraire. Je crois que c'est justement par la surrection de sa folie que l'Occident s'est réalisé avec le plus d'intensité. Pour moi l'Europe évoque avant tout un ciel gris interminable vers lequel s'élèvent des dizaines de cathédrales. Le ciel déchiré par le rêve, ça justifie beaucoup de choses, ne trouves-tu pas ? — Dans le passé peut-être, mais c'est fini maintenant, vous avez l'étouffoir américain : le rêve en bobines, la vulgarité en béton. Ça ne suffit pas pour vivre. Retournement imprévu de Jean : — Peut-être. Mais les fins de civilisation aussi ont leur charme... Une certaine facilité à rêver, à se laisser rêver. — Non, répéta Farid. C'est insuffisant pour vivre. — Bien sûr que tu as raison. Je le sais bien. On en meurt de cette existence dévaluée. Jean laissa passer quelques minutes, sa pensée se promenant au hasard de ses impulsions, de ses pôles, les cathédrales — le gouffre, à travers des lambeaux de vieilles théories, dogmes en miettes. Puis soudain il rompit cette dérive : JeanGuy Rens 54 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — C'est terrible le vide. Tu ne peux pas concevoir. On donne, on jette, et puis on s'aperçoit qu'il ne reste plus rien à l'intérieur de soi-même. Si tu savais combien de tendresse j'ai pu lancer en quelques semaines, en tremblant, tu serais effrayé. C'est bête la tendresse. Aussi quel vide dans la tête, tout à coup. Quel vide. — C'est pour Lana que tu dis ça ? — Je ne sais pas, je ne sais plus. — Écoute Jean, j'ai suivi de près ce qui se passait ces derniers temps entre Lana et toi. Je ne disais rien, ce n'était pas à moi de m'introduire entre vous deux. Même si j'ai beaucoup d'amitié pour vous. J'ai franchement admiré tes efforts... — Mes efforts ! Jean ricana sèchement sur le mot. — Mais oui, je te comprends mieux que tu ne le crois. D'autant que je connais bien Lana, et depuis plus longtemps que toi. Je t'avais mis en garde contre son désarroi interne, les gens ne s'en aperçoivent pas au premier abord... C'est pour cette raison que j'étais content de te voir la ménager, prendre soin d'elle. Elle a tellement besoin qu'on lui témoigne de la considération. Elle est toute féminité, tu sais, elle n'a rien d'une petite fille. D'où son exigence si grande... Jean n'entendait plus Farid, ni les gens autour de lui, aux tables voisines. Il perdait pied très rapidement. Tout s'incurvait à l'intérieur de son crâne, de sa poitrine, tout. — Je me suis prodigué, tellement gaspillé... Absolument en vain. Pas un mot qui ne me soit revenu transformé en chose, pas un geste, rien. Toute ma force lancée contre cette ignorance. Je me sens usé. Je ne suis pas certain que Jean n'ait pas pleuré à cette table de café. De fatigue. De détresse également. Quand Tony avait quitté le Mövenpick il se sentait encore parfaitement normal, juste heureux de la venue de Farid. Et puis après, en quelques déclics, voilà, il avait craqué. Sans préavis, sans prétexte. La fatigue infinie, il titubait : Farid le reconduisait chez lui, en le soutenant. J'ai encore honte rétrospectivement de cette sollicitude. Je voudrais pouvoir dire : non. Impossible. Rien ne sortait des lèvres de Jean. Il avait envie de tomber. *** D Day. Lorsqu'il se réveilla au début de la matinée, Jean se trouvait mieux. Il avait dormi une partie de l'après-midi et toute la nuit, d'une seule traite. Sa première pensée JeanGuy Rens 55 J La mort du coyote Première partie : La saga genevoise fut pour Antoine. Réponse : — Occupe-toi de tout, j'en ai marre ! Tony cacha la tête sous l'oreiller et tira une couverture par-dessus le tout. —. Alors quoi, tu ne vas pas me lâcher à la dernière minute, protesta Jean. Le bal c'est ce soir... — Je veux crever ! gémit la forme sous les couvertures. — Ce n'est pas sérieux, plaisanta Jean. Son long sommeil avait complètement exorcisé les démons de la veille. Rétabli, il ne voyait là qu'une lubie de son ami. Mais celui-ci ne voulait rien comprendre. Il était déterminé à ne pas bouger de son lit. — Tu ne veux pas de café ? —… Pas même de café. Jean n'insista plus : ce n'était pas du show. Tony devait être à bout. Ce constat lui insuffla une énergie supplémentaire. Plaisir secret de qui se découvre épargné au milieu de la contagion générale. Le Ponte-Vecchio reposait désormais sur les seules épaules de Jean. Sans perdre de temps il laissa là Tony et, négligeant l'ascenseur trop lent à venir, dévala l'escalier quatre à quatre. Il allait chercher Yaoundé — c'est ainsi que nous appelions le Noir (Camerounais quand même) qui travaillait au Ponte-Vecchio, son véritable nom constituant un défi phonétique pour tout gosier non africain. Celui-ci l'avait devancé. Il attendait devant la porte de l'immeuble au volant d'une camionnette de location. À eux deux ils chargèrent le véhicule avec l'ensemble des lots reçus pour la tombola. Pendant tout ce déménagement Antoine ne donna pas signe de vie. Malgré les deux manutentionnaires improvisés qui s'agitaient bruyamment dans le living, dans sa chambre même, autour de son lit, jusque sous le lit... Mais rien. Pas un mouvement. La forme sous les couvertures ne bougea pas d'un pouce. Ils finirent par s'en aller, abandonnant l'appartement dévasté par la tourmente à son dormeur obstiné. À l'intérieur de l'hôtel Intercontinental une toute autre agitation régnait. Il n'était pas encore midi et déjà une vingtaine d'employés s'affairaient dans la grande salle de réception. Anne était là qui dirigeait le travail de décoration à petits mots précis. En apercevant Jean dans les couloirs, un sous-directeur (le responsable des relations publiques) se précipita sur lui, en émoi. Il voulait des renseignements : combien JeanGuy Rens 56 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise d'invités étaient escomptés, si les musiciens étaient bien prévenus... Il paraissait plus épuisé et anxieux que les organisateurs eux-mêmes. Jean le prit de très haut : — Rassurez-vous, si le bal s'avère être un échec trop important nous en referons un autre pour combler le trou. Le sous-directeur, terriblement sérieux, au seuil du surmenage : — Pas ici en tout cas, jamais plus ! Le malheureux avait dû être sévèrement mis en garde par son patron. À ce sujet il reprit : — Monsieur le Directeur aurait souhaité parler avec monsieur de Vranges, avant le bal. — Monsieur de Vranges est fatigué : il se repose. — Comment... Mais il va venir ? Il sera là ce soir ? — Je n'en sais rien, fit Jean en regardant ailleurs. Cela dépend... Le sous-directeur continua quelques instants à courir de tous côtés, essayant d'attirer l'attention d'Anne qui, perchée sur un escabeau, accrochait au mur un vaste drapeau vert-blanc-rouge. Il ne put que recevoir un pan d'étoffe rouge à la figure, s'empêtra maladroitement comme un taureau énervé, puis se rabattit sur ce qui passait à sa portée. Il entreprit d'activer les employés de l'hôtel au hasard de son manège affolé, de morigéner Yaoundé qui supervisait le déchargement de la camionnette... Sans doute s'éclipsa-t-il un moment, car il revint vers Jean muni d'une toute fraîche dignité : — Monsieur le Directeur veut absolument avoir un dernier entretien avec M. de Vranges. Il insiste. — Tiens c'est vrai, où est Tony ? demanda Anne qui s'était approchée. Jean lui expliqua en deux mots la démission imprévisible de son compagnon. Elle promit d'aller le sortir du lit sitôt qu'elle pourrait se libérer. Vers le milieu de l'après-midi, Jean constata soudain que tout était en place pour la catastrophe. Il s'occupait encore distraitement à ranger des lots — mettre en évidence un coffret de cognac ou un transistor japonais, cacher un ours en peluche. Il avait rendu visite au Padre Passeri, la télévision s'était enfin décidée à envoyer une équipe d'actualités : il n'y avait plus qu'à attendre que tout se déclenchât. En supposant que quelque chose veuille bien se déclencher. La vision de cette longue salle maintenant complètement déserte, le parquet luisant qui réfléchissait l'image aplatie de Jean, le crissement des semelles qui se répercutait contre les murs : toute la folie des semaines précédentes semblait devoir s'éteindre là, dans cette vacuité géométrique. JeanGuy Rens 57 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Et vous croyez que ça va se remplir, tout ça ? C'était Yaoundé qui se tenait gauchement aux côtés de Jean, un peu impressionné lui aussi. — J'en sais rien, mon vieux, je n'en sais absolument rien. L'intoxication des jours fiévreux avait disparu. Ne demeurait que le décor de cette réalité qu'ils avaient provoquée et qui allait se dérouler selon ses propres lois. Les rêves étaient superflus maintenant. Place était laissée aux chiffres. Moins de quatre cents participants et c'était le ratage : l'hôtel ne rentrait pas dans ses fonds, la caution était perdue, c'était la faillite. *** En poussant la porte de l'ascenseur Jean découvrit que l'appartement n'était pas fermé. Des bruits de voix résonnaient à l'intérieur. Intrigué, ce n'était pas le genre de son ami d'exposer ainsi leur intérieur à tout venant, il se dirigea vers la chambre à coucher d'Antoine. Anne était là ainsi que deux ou trois autres jeunes filles, encore en manteaux (de fourrure), grands ouverts, le genre excitation très mondaine. — Il faut acheter du lait. — Ou plutôt un médicament... — Le médecin ? — Je téléphone ! Je vais téléphoner... Les inconnues criaient toutes en même temps, d'une voix suraiguë. — Que se passe-t-il ? demanda Jean déjà méfiant. — Tony ! répondit le chœur des filles. Antoine reposait sur son lit, vêtu seulement d'une robe de chambre, un bras pendant hors du lit, le teint verdâtre. Il demeurait parfaitement immobile, insensible au remueménage dont il était la cause. — Qu'a-t-il ? Il ne parle pas ? — Si, si, tout à l'heure il a parlé, cria une jeune fille à l'oreille de Jean. Il a bu une demibouteille de whisky et vidé un tube de somnifères. JeanGuy Rens 58 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Ah merde !... Où est le tube ? — Là, par ici. Anne rapporta de la cuisine une boîte que Jean reconnut aussitôt. — Ce sont les miens, dit-il. Il ne devait pas y en avoir beaucoup, quatre ou cinq, pas plus. t ceux-là ne sont pas très forts. — Il faut quand même appeler un docteur, il est tout vert ! répéta l'une des inconnues, pathétique. Jean ne put s'empêcher de sourire : la pose académique du malade, la chorale affligée des pleureuses, c'était du tout grand spectacle. — Et ça l'amuse, le monstre ! rugit une fille à son intention. Assassin : c'est vous qui l'avez tué ! Du coup il éclata de rire. On ne la lui faisait pas. Il savait Tony capable d'ingurgiter quinze tubes de barbituriques et se relever intact, immortel. C'était un homme de théâtre : les éclats le séduisaient, mais pour rien au monde il ne se serait compromis tout entier dans une aventure. Il aimait ce qui était superficiel, ce qui tenait dans une pose. D'ailleurs Antoine avait effectivement fait du théâtre. — Affreux sadique ! Je téléphone au médecin... — Oui c'est ça : téléphonons ! téléphonons ! Pour téléphoner elles étaient toutes d'accord. Pendant qu'elles s'empressaient autour du bottin, Jean se pencha au-dessus de la forme étendue : scruter le masque placide de la victime. — Allons mon vieux, ça ne va vraiment pas mieux que ça ? Un œil s'ouvrit difficilement : — Dis aux grognasses de ne pas appeler le toubib... Je vais me lever. — Hé, il a parlé, s'écria l'une des filles. Immédiatement elles délaissèrent le téléphone et revinrent assiéger le lit. — Qu'a-t-il dit ? demandèrent-elles à Jean avec rancœur. — Qu'il ne voulait pas d'enterrement religieux. JeanGuy Rens 59 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise La voiture était trop petite pour emmener tout le monde. Ils partirent vers l'Intercontinental avec la fourgonnette. Jean était ravi d'avoir à conduire les merveilleuses petites sottes en fourrure dans le véhicule de déménagement. L'on avait fait passer tant bien que mal un smoking à Tony tout en essayant de le préparer à l'entrevue avec le directeur de l'hôtel. Jean conduisait, Anne assise à ses côtés, tandis qu'Antoine lui-même était installé dans la cabine arrière, entouré de sa suite d'anges protecteurs. — Il n'était quand même pas très bien, disait Anne. — Évidemment, il a subi un choc, les somnifères, avec ce whisky... Il y est allé un peu fort. — Il est complètement inconscient : son organisme aurait pu prendre un coup sérieux. — À mon avis, l'idée que ce bal puisse rater l'agace prodigieusement. Il m'a dit tout à l'heure qu'il avait voulu fuir quelques instants toute cette pagaille. Jean continuait à conduire. Il pensait au travail forcené d'Antoine tous ces derniers jours. Cela lui ressemblait si peu, cette persévérance. Il avait adhéré à ce rôle inepte — mais tant proclamé. Il s'était retrouvé lié. Peut-être après tout, avait-il eu un réel passage à vide... La camionnette s'immobilisa dans un embouteillage, l'agent qui réglait la circulation s'embrouillait dans les signaux. À ce moment, par-dessus les tintements de tramways, les trépignements d'accélérateurs, toute la clameur motorisée de la ville, s'éleva un chant vigoureux : — C'est la lutte finale Groupons-nous et demain L’Internationale Sera le genre humain… Ainsi était Tony : il possédait sa manière à lui d'annoncer la renaissance. Dans le fond du véhicule ses admiratrices battaient des mains en poussant des cris joyeux. — On dirait que ça va mieux, fit Jean rassuré par ce vacarme. — Et bolchevik à présent ! s'exclama Anne amusée. Laissant à cette dernière le soin de faire les honneurs de la salle de gala aux nouvelles venues, Antoine et Jean se dirigèrent rapidement vers le bureau du directeur. L'empressement qu'on mit à les introduire témoigna de l'impatience avec laquelle ils étaient attendus. Celui-ci n'eut pas le temps de se lever que Tony, plus rapide, fonçait sur lui, la main en avant, criant à tue-tête : JeanGuy Rens 60 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise — Comment allez-vous, mon grand ami ? Interloqué par cette entrée en matière chaleureuse que sa conduite ne justifiait en rien, le directeur n'eut que la ressource de se lever pour faire le tour de son bureau et venir serrer la main qu'on lui tendait de la sorte. — Pas-pas mal, merci, et vous-même ? balbutia-t-il décontenancé. — Mais Antoine continuait à secouer férocement la main de son interlocuteur pris au piège. — Alors mon directeur, il paraît que vous vouliez me voir ? Vous avez sans doute de nouvelles propositions ? Vous nous donnez l'hôtel entier pour les naufragés de l'Andrea Doria ? Ou pour les affamés de Bhavnagar peut-être ? — Monsieur de Vranges... Je vous en prie ! Que se passe-t-il ? Le directeur avait réussi à se dégager : il essaya de se recomposer un masque de dignité. Mais déjà Antoine se rapprochait de lui et reprenait, de plus en plus exalté : — À moins que vous ne vouliez une caution double ? Triple ! Une super-caution Hilton pour les orphelins Du Pont de Nemours ! Le directeur parut ressentir les vapeurs d'alcool qu'Antoine exhalait sous son nez. À chaque mot il reculait de plusieurs pas, agrippé à son bureau, Antoine le rejoignait aussitôt, la voix enflante : — C'est dix mille francs que vous voulez : mais demandez, dites ! Ou cent mille ? Deux cent mille ? Cette fois le directeur essaya de se protéger en mettant le bureau entre eux. Comme son adversaire toujours plus déchaîné persistait à ne pas le lâcher d'un pas, une véritable course s'ensuivit autour du bureau. Le directeur fuyait. Antoine sursautait brusquement au rythme clignotant d'un vieux film retourné contre sa propre fiction : Dracula en chair et en os (et en smoking...) poursuivait sa proie. — Monsieur Drainville, finit par supplier le directeur aux abois. Voyons, faites quelque chose ! Essayez ! — Un million ! Dix millions ! *** 21 h. — Le bal se déploie dans la grande salle des fêtes de l'hôtel Intercontinental. À JeanGuy Rens 61 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise l'heure précise, le premier orchestre explose en une apothéose infernale. Ligne blanche des garçons en tenue sur le côté. Le plafond est suspendu très haut. Devant la porte, à une petite table : Yaoundé — en smoking lui aussi — chargé de percevoir les entrées. Dans le hall de l'hôtel, parés pour l'accueil des arrivants éventuels, Antoine qui plaisante avec les portiers, le sous-directeur qui court des uns aux autres sans relever les commentaires narquois. 22 h. — Dans la salle : une vingtaine de personnes frissonnantes. De temps à autre un rire fuse nerveux. Dans un caveau : la sonnerie aux morts. L'orchestre s'évertue à moduler des stridences désordonnées. À l'entrée, le visage livide d'Antoine paraît à peine réel. 22 h 30. — Successivement Luis, Teresa, Farid, Sélim, sont arrivés, entraînant avec eux des groupes de connaissances. Sur la piste de danse quelques couples artificiels évoluent. Pas de nouvelles de Lana. Elle devait venir dans la voiture d'une cousine. Les lumières brillent trop fort. Ébloui, étourdi par la musique tonitruante, Jean se sent soudain très las. 22 h 45. — Hors-jeu. — J'abandonne : je fous le camp. Adieu. Teresa crie quelque chose d'inaudible. Roulements d'orchestre. Jean se faufile vers la sortie. Yaoundé est occupé à calculer les entrées : autour de deux cent cinquante, un peu plus peut-être. C'est l'échec. Caution perdue, dettes, etc. Il y avait le verbe attendre dans ce que disait Teresa. Attendre quoi ? En dévalant les marches Jean hausse les épaules. Non : la vie c'était tout et tout de suite. En dehors de ça il n'y avait que vieillesse, effilochage... t puis merde ! Jean rejoignait son appartement avec une joie amère. Il marchait sur une plage que déserte la marée : chaque vague vient échouer derrière la précédente, toujours plus faiblement, délaissant quelques flaques d'eau de loin en loin. Graphismes d'écume morte sur le sable. Une longue plage ondulée et argentée où tout devient improbable. Deux fois aujourd'hui Lana avait téléphoné. Pour demander des nouvelles, pour annoncer sa venue ce soir... Il ne fallait pas y prêter attention. C'était tellement le passé. Il ne pensait plus à rien. Sauf dans une certaine mesure aux copains. Jean a retrouvé le silence. Lana a bien fait de ne pas venir, le bal de s'arrêter. Quelle mouche l'avait donc piqué pour qu'il se lance dans cette mondanité en dentelles ? Il n'est pas un homme du monde. Il n'est pas un homme. Point. Tout marche trop vite pour lui. L'anarchie de son inexistence scintille devant les yeux. Lorsqu'il s'était échappé du domicile familial après le collège, il avait travaillé deux ans dans la librairie des Nations-Unies. C'était ça pour lui, New York : une épicerie de livres. Et une chambre louée à prix d'or, moite l'été, glaciale l'hiver. Sans espoir. Les parents de nouveau, ancrés à Montréal, effrayés par cette vie qu'ils ne comprenaient pas — comme s'il y avait eu quelque chose à comprendre ! Toujours ce schème usé de la cause et de l'effet : schème qui adhère à mon esprit maintenant encore et que je JeanGuy Rens 62 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise ramène comme une antienne jusqu'à l'exaspération finale où tout se décorde au long des filaments liquéfiés des palétuviers en dérive. Jean avait répondu à cette interrogation inquiète par le départ pour l'Europe : prendre une perspective sur l'échec qui plane dans le ciel sans fin d'Amérique. Tous les Américains vont en Europe avec la fascination inavouée de mieux se détruire. Pour la famille c'était la normalisation : les vacances à la Côte d'Azur, argent délivré chaque mois par l'American Express, Tony, l'octobre en Suisse, l'université inepte ignorée, et Lynda, Lana, et puis le résultat... un bal ! Le carnaval continue. Jean est incapable de suivre le mouvement de la grande roue crénelée du monde. Il s'y déchire les mains. Se retirer de la tourmente : se retirer. ... entre le ciel et la terre il y a toujours eu quelques rêves très simples pour s'inscrire dans le cœur des enfants et qu'on appelle jeu, sourire, femme. Jean avait voulu rattraper ces rêves dans une existence qui en retînt la limpidité. Un peu comme à douze ans il lisait le récit de la bataille de Waterloo en rouge et noir et refaisait obstinément le plan afin de faire gagner Napoléon. La vie peut s'écouler vers d'autres possibles. Jusque-là Jean avait vécu dans l'attente d'un monde adulte où tout arriverait, ce monde c'était celui que les livres ou le cinéma avaient dessiné dans son imagination. Seulement les romans et les films proposent toujours une réalité envisagée depuis l'extérieur : un lieu savamment apprêté, des figurines bien ajustées... Le metteur en scène reste invisible derrière l'écran où dans la magie métonymique des histoires se bousculent poussées vers le mot fin. Ce monde chatoyant et souple, avec ses grandes machines à faire rêver est bien dangereux pour les âmes prises au sol. Aujourd'hui que son corps avait adopté la forme des silhouettes polychromes qui avaient empli son enfance de rêve et d'espérance, tout s'était dissous. Le rêve et l'espérance s'étaient rapidement épuisés au contact de la réalité, ou de ce que Jean en connaissait : deux ou trois expériences médiocres. Il ne restait plus que des fantômes flasques, vidés de sang et de vie. Ce qu'il avait trouvé ne correspondait pas à ce qu'il attendait. À présent on lui donnait du Monsieur Drainville et du travail même, il pouvait entrer dans un bar enfumé ou étudier dans une université allégorique : le décor était peut-être celui dont il avait rêvé, mais les sensations dans le cœur étaient aussi ternes et fatiguées que son image dans le miroir. Parcourir des nuits durant les grandes villes illuminées du siècle. Ce n'était que ça l'âge adulte : l'enfance moins l'espérance. Lana se métamorphosait très vite en gouttelettes de blancheur lactée. Jean doutait que cet éblouissement décoloré n’ait jamais eu quelque matérialité. Il ouvrit le livre à la page où il est dit : « Que m'est-il resté ? Un cœur fatigué et impudent ; une volonté instable ; des ailes bonnes pour voler ; une épine dorsale brisée. » Lana. Le bal. Il fallait effacer. Jean prit sur sa table de chevet deux cachets et les avala avec un peu d'eau. Il revint s'asseoir à son bureau, appuyant sa tête dans ses deux mains, puis se replongea dans la lecture de Zarathoustra. « Des vagabonds comme toi finissent par se sentir bienheureux, même dans une prison. » Une prison... Qu'est-ce qui caractérise une prison ? L'absence de liberté, la solitude entre quatre murs... Évidemment ! Mais plus précisément : l'impossibilité de tout changement, de l'espoir même d'un changement à venir. Jean s'efforça de discerner une promesse JeanGuy Rens 63 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise quelconque. En lui ne subsistait qu'une volonté invertébrée — autour, c'était cet univers mollement totalitaire où il était né et mourait doucement. Les somnifères ne procuraient aucun apaisement. Jean en reprit. Puis il revint au livre. « Pauvre ombre errante, esprit volage, papillon fatigué ! veux-tu avoir ce soir un repos et un asile ? » Oui, voilà ce dont il avait besoin : de repos et de paix. Il entama un nouveau tube de barbituriques : il allait bien finir par dormir ! Jean avait disposé sur la table deux ou trois tubes ainsi qu'une carafe d'eau et un verre. Tout en se balançant sur sa chaise il tenta de lire. Les lignes se précipitaient les unes contre les autres, dansaient à petits pas de joie. « Monte vers ma caverne ! » enjoignait Zarathoustra. Mais la page s'envola pour se poster en suspens, surprise audessus de sa tête... Il fallait qu'il l'atteigne cette caverne, il le ressentait comme une nécessité impérieuse : vaste royaume de nuit où l'oubli était roi. Il vida tout un tube de somnifères. Il commençait à entrevoir la libération, l'absolue liberté. Tout disparaissait en lui comme dans un abîme : les parois de l'univers, le plâtre du ciel. Il faisait noir. Les lampes n'éclairaient plus. Jean fixa l'ampoule : elle était devenue une toute petite tache ridicule qui n'éclairait pas. Il ne parvenait plus à voir le livre : étranges mains qui ne saisissaient rien, qui ne transmettaient aucune sensation. La table se dérobait sous ses coudes. Il ne touchait plus la carafe... Ah si ! La voilà qui s'approchait toute seule des lèvres : fraîcheur de l'eau sur les dents incandescentes. C'est le début de la liberté : il n'y a plus rien, nulle part. Sauf cette source, très profonde, derrière la gorge. Révélation radieuse. Dong ! Dong ! Qu'est-ce que c'est ? L'éther se déchirait en bruissements multiples. Jean se retrouva ballotté au milieu du clocher d'une église. Cauchemar... Dong ! Non : c'était réel tout ce tintamarre. La sirène des pompiers... Quelque part une voix appela : — Jeaaaan ! Cacher vite les somnifères — dans le lit, sous les couvertures. Difficile, il y en a partout. Foutues couvertures. Ouvrir la porte. Paraître digne. Surtout paraître digne. Avoir l'air… — C'était Lana. — Tiens, te voilà. Je suis allée au bal et l'on m'a dit que tu venais de sortir. Lana pénétrait dans l'appartement, jetait son manteau sur une chaise, comme d'habitude. C'était tout à fait comme d'habitude. — Mais qu'as-tu donc ? Tu dormais ? — Elle dévisageait Jean curieusement. — Non, non... Je lisais. JeanGuy Rens 64 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Ses jambes tremblaient. Il était surpris par cette intrusion réelle, trop réelle... Par l'aisance avec laquelle l'univers un instant résorbé revenait en lui. — Tu es fatigué, peut-être ? — Mais non. Tout est merveilleux à présent, pensa Jean. Je tiens debout. Il, ne voulait pas qu'elle sache... C'était la première fois qu'elle venait d'elle-même chez lui, la nuit, toute seule. C'était un rêve. — Veux-tu que je m'en aille... Elle semblait hésitante, légèrement embarrassée, mais pourtant pleine de prévenances — elle le tenait par le bras. Jean protesta : — Non, oh non... Allons plutôt prendre un verre quelque part, ça ira mieux. Ils quittèrent l'appartement. Dans l'ascenseur Lana ne soufflait mot. Jean admirait sa robe de soirée de princesse orientale. Grâce singulière. Se pourrait-il qu'elle revienne vers moi ? songeait-il. Et pourquoi cette nuit, justement cette nuit où les lumières éclairaient si mal ? ... la voiture évoluait doucement à travers les rues invisibles. Lana remarqua la lenteur avec laquelle Jean conduisait. — C'est qu'il fait très sombre, dit-il. —Sombre ! Mais nous sommes en pleine ville... Comme tu es bizarre ce soir. ... au Mövenpick un garçon refusa de les servir. Prétexta que la table ne relevait pas de son secteur. C'était à Luigi de les servir. Jean apostropha Luigi. Réponse : — Je ne suis pas Luigi, Luigi c'est lui... — Comment vous n'êtes pas Luigi ? Vous essayez de vous cacher. Mais je vous ai vu : c'est bien vous ! Canaille ! Jean tendit la main vers un pot de moutarde qui, à peine frôlé, s'envola et se désintégra dans le vide. Cris, tumultes, bousculades. Des bras tentèrent de le retenir : ils fondirent sur son smoking en flammes. Tout glissait autour de lui : personne n'avait de prise. Sur le trottoir : l'éternité. Jean ne sentait pas le froid, seulement une grande délicatesse dans l'air. Tout était absence et désert. Soudain, Lana surgissante. — Enfin, vas-tu me dire ce que tu as ? Pourquoi as-tu lancé ce pot de moutarde... JeanGuy Rens 65 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Mais tu... Tu t'assieds au milieu de la rue ! ? — Quoi ? fit Jean en sursautant. D'ailleurs tout cela n'est rien, je te promets de bien me tenir désormais. Crois-moi Lana. Je te raconterai... — Puis d'une voix urgente : — Partons d'ici, loin. Allons-nous-en. — Où ça ? Des noms comme Singapour, Rio, Beyrouth, étincelèrent dans sa tête. Enseignes fulgurantes. Il finit par prononcer : — Et pourquoi pas au Fruit Bar ? — Veux-tu vraiment ? dit Lana avec quelque réticence. — Oui. Ils remontèrent dans la voiture et partirent en direction de Lausanne. Le Fruit Bar était une sorte de motel-restoroute à une quarantaine de kilomètres de Genève. ... la ville à peine quittée, les phares cessèrent complètement d'éclairer la route. Jean distinguait difficilement les bordures. Il ralentit l'allure du véhicule. Mais ne voilà-t-il pas que la route se dédoubla soudain ? De dessous le capot surgissait tout un carrefour, et encore un autre, une myriade de routes qui fuyaient en éventail devant lui, et encore plus, là, sur les côtés — il ne fallait pas tourner la tête, se laisser distraire, surtout pas... Bang. Choc. La voiture avait heurté le garde-fou, le rebord... Jean fit une embardée et reprit précipitamment le milieu de la chaussée. — Que s'est-il passé ? demanda Lana. — Rien. — Tu es sûr que ce n'est pas un pneu ? — Non, nous avons juste effleuré le bout du trottoir. C'est rien. ... il essayait de viser le centre de la route : la ligne blanche. Ligne continue, discontinue, continue, dis-double, ligne triple, quadruple. La nuit entière se bardait de lignes blanches menaçantes. Il visait au milieu de toutes les lignes, le plus au milieu possible. Mais le milieu se divisait, éclatait en morceaux, envahissait l'horizon. Déploiement majestueux de flèches impitoyablement divergentes. Fermer un œil pour mieux viser, en s'appliquant, la tête rayonnante, suivre une ligne, une seule, se concentrer... Bang. Re-bang ! À deux reprises l'auto fut aspirée contre les bordures en ciment. Cette fois Jean dut JeanGuy Rens 66 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise réduire plusieurs zigzags avant de reprendre le droit chemin. — Non Jean ! Arrête, j'ai peur. — Allons, balbutia Jean mollement. Ne fais pas la sotte. — Je rentre à pied ! La voiture s'était immobilisée, Lana avait la main sur la poignée. — Tu es folle. — Mais non... Mais Jean, qu'as-tu ce soir ? Tu as bu ? Tu peux bien me l'avouer, tu sais. — Je n'ai rien bu, sauf de l'eau, c'était une carafe d'eau, sur la table... Juste pris quelques somnifères avant que t'arrives... Pour dormir. — Pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt ? Maintenant ça suffit : nous rentrons. Il faut aller voir Luis à l'Intercontinental. Le ton était arbitraire. Jean commençait à douter lui-même de ses chances de parvenir jusqu'au Fruit Bar. Déçu, il se résigna à faire demi-tour, soulagé en même temps qu'humilié de devoir céder à la déroute de sa conscience. Il regagna Genève en première. C'est à la vitesse d'un piéton que la voiture atteignit l'Intercontinental. — Attends-moi, je cours chercher Luis. Lui, il saura quoi faire. Après tout, c'est presque un docteur. — Amuse-toi bien, bredouilla Jean. Lorsque la portière se referma sur Lana, il replongea dans un océan d'encre noire. Dieu, ce qu'elle pouvait être forte... C'est comme ça la vie : il faut être fort, net, une lame en acier. Étire capable de percer cette nuit. Lana, par exemple, savait toujours ce qu'il fallait faire. En toute occasion. Elle avait raison de vivre... Mais où diable pouvaitelle bien se trouver ? L'attente devint insupportable. ... tout se mouvait très lentement, comme un ralenti de cinéma, sans le moindre effort. Jean sentait plus ou moins confusément que quelque chose bougeait. Ses mains agrippaient le volant. Il ne voyait absolument rien. D'ailleurs il n'y avait rien à voir. L'ascenseur pesait de tout son poids sur sa poitrine. Trop exigu. Les Suisses ne savent pas fabriquer les ascenseurs. Secousses. Vertige croissant. Cette porte doit s'ouvrir. À coups de pied s'il le faut. Une voix hurle dans le lointain : Sésame ! Sésame ! La porte n'était pas fermée. O génies bienfaisants, je vous aime ! L'ombre encore. Par la suite il y eut un rêve. Je me souviens de Farid qui murmure quelque chose devant le lit défait — en vérité il donne plutôt l'impression de crier de toutes ses forces. JeanGuy Rens 67 La mort du coyote Première partie : La saga genevoise Que veut-il ? Impossible de l'entendre. Il s'agite comme un pantin désarticulé. On introduit un liquide désagréable dans ma bouche. Quelques mots résonnent alors dans le crâne de Jean. De l'eau salée ! Il essaie de cracher, rien à faire, il en avale quand même. C'est affreux. Il vomissait à en perdre l'âme, vomissait, vomissait. Tout à coup Jean se retrouva dans son lit : lucide comme on ne l'est qu'en rêve. Luis était debout aux côtés de Farid, il dévissait une seringue. — Après cette piqûre il ira mieux. La trousse d'urgence de Luis bâillait sur la table de chevet. Jean se demanda : ai-je donc été si malade ? Puis il réalisa avec le détachement suprême du fermier constatant les progrès d'une épidémie de bétail chez son voisin : j'ai failli mourir. Étaitce donc ça le suicide ? Comme c'était amusant. Ils devaient tous y avoir songé. Alors qu'il n'avait voulu qu'oublier un peu le verbe vivre. Vivere en latin. Conjugaison irrégulière. Je transpose dans l'être l'asynchronie formelle. Quand même, c'était bien facile : il aurait suffi de quelques comprimés de plus, que Lana ne vienne pas au bon moment... Il faudra s'en souvenir à l'occasion. Cette simplicité. Mourir, dormir, rien de plus. JeanGuy Rens 68 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes II JEUX DE FANTÔMES JeanGuy Rens 69 La mort du coyote JeanGuy Rens Deuxième partie : Jeux de fantômes 70 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Je suis hanté par Genève, le passé me talonne et m'assaille, je succombe à chaque mot sous le choc des souvenirs. Les ombres des jours vécus renaissent à travers les croix de pierre qui s'étendent de l'autre côté de la fenêtre où j'écris. J'ai besoin de retrouver Jean et les spectres de son imagination, je m'avance dans le temps avec son escorte indéfectible, mon imagination à moi maintenant : Teresa, Farid, Luis, Lana, Tony, Sélim, Anne... Les fantômes me donnent la main à mesure que j'évoque le halo évanescent de nos rencontres. Mais je rencontre toujours la poésie de leurs noms syllabe après syllabe, il y aura toujours ce Jean de l'arrivée en Europe, infirme et blessé. Je m'enchaîne à lui et je ne renoncerai jamais à susciter cette fête triste de l'amitié et de l'amour. Je reviens au point de départ. J'écris, je ne fais qu'écrire. Plus d'un an est tombé sous la guillotine et pourtant il faut que je m'en retourne sur ces heures misérables. Je ne renie rien. Je sais l'artifice de ma forme récitée mais je persiste à me fondre dans cet exercice grammatical. Je baigne dans le temps. Je m'emmêle dans mon écriture. Quand, selon les règles de la chronologie classique, aije connu Reynald ? Je n'en sais rien. Était-ce avant le bal, après le bal ? Mon écriture procède par flashes en solutions de continuité, je spotte l'instant actuel immédiat sans autre considération que ma conscience totalitaire et les événements s'enchevêtrent, se bousculent — se passent et se dépassent au rythme de mon pouls. Je m'évade de mon Angleterre cloisonnée pour refaire vivre les fantômes, les petits fantômes savezvous, qui s'évanouissent dans la campagne à travers les arbres et les herbes sages. Peut-être aurais-je dû taire ma présence anglaise, la table de bois vernis où j'écris, la fenêtre sur le cimetière, tout ce qui ne sera qu'au futur de mon histoire... Car c'est mon histoire qui seule importe, Genève que je n'ai jamais quittée et où je m'écris avec foi. Je resurgis, fantôme parmi les fantômes, au milieu de cette réalité docile qui répond à l'appel. Me revoilà, toute l'équipe ! plus vivant que jamais, avec mes compagnons, mes mots, mes rêves... — Malraux associe quelque part l'espoir à une syphilis attrapée durant la première jeunesse. C'est bien ça... Une maladie qui vous prend par le sexe, pour mieux vous pénétrer, puis qui s'introduit dans tout le corps, l'évide comme une pièce de gibier : tripes, cœur, boyaux, tout y passe... C'est au tour du cerveau : la véritable fête commence seulement. D'abord quelques fléchettes qui se glissent sous le crâne, léger chatouillement, encore peu de chose. Juste assez pour répandre un filet de sang dans le paysage. Doux sang qui ruisselle à travers les fleurs sauvages. Le feuillage des grands arbres éclabousse le ciel de balafres finement ciselées... Coventry, Dresde, Hanoi ! le martèlement éternel des bombes qu'on largue sur l'existence, le grondement sourd qui ne finit pas, qui ne finira jamais... Nous ne nous en remettrons pas. C'est dans le cerveau que ça se passe, tendre masse de chair rose macérée par l'étau métallique, torturée, fouillée ligne par ligne à la pointe glacée du bistouri, au scalpel ! Les nerfs grincent comme des cordes de guitare trop tendues, sautent. D'un claquement sec tout se déchire : âme, conscience. Ephémérité du monde. Les ficelles cassées, le décor s'effondre. Subsiste un univers étrange en cendre et sang séché, formes grotesques, rebuts humains à demi enfouis dans le désert qui s'avance : crânes fracassés, ventres émasculés, yeux crevés... C'est fini, il ne reste plus de carburant à consommer, plus d'offrandes à sacrifier. Alors il vous quitte, l'espoir, le bel espoir et ses images aux teintes de cristal... Avec quelle joie on peut enfin retrouver ses ruines, son passé, sa solitude, le face à face de la naissance et de la mort. Face contre face, hein ? entre les deux : rien. JeanGuy Rens 71 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Il choqua une tasse de thé vide sur la table. — Compris ? Reynald Dehnen : moustaches blondes à la gauloise, un physique décharné tel qu'on n'en voit plus sinon peut-être dans certaines sectes réformées dont la Hollande conserve le secret. Rencontres = hasard, l'absolu qu'on exige de tout amour ou amitié supporte mal cette hypothèse en irrationnelles. Ce matin Jean était sorti de l'université encore étourdi par un problème de statistiques. Je ne me souviens plus s'il s'agissait de la session de mars ou de juin, toujours est-il qu'il avait décidé de présenter une série d'examens. Traverser la rue, s'installer au café Landolt le temps d'une pause. Quelques instants plus tard Sélim était survenu qui avait introduit en deux mots le curieux personnage : — Reynald : Hollandais, poète. Reynald préparait un doctorat de philosophie tout en écrivant à longueur de journées des poèmes dont quelques-uns paraissaient dans une obscure revue hollandaise, très nationaliste. Mais il ne devait évoquer ses activités littéraires que bien plus tard. Pour dire combien il méprisait ce divertissement anachronique. C'était un être qui vivait dans une contradiction permanente : il méprisait les gens et se prosternait devant l'humanité. Bien sûr cette attitude n'avait rien d'immuable et pouvait se modifier du tout au tout à la suite d'une impulsion contraire. Il jugeait toujours en opposition à son temps, mais au fond ne pouvait concevoir sa vie que sous le signe d'une réussite sociale quelconque. Cette première confrontation laissa Jean pantelant. L'autre avait prononcé le nom de Hegel. Il était question de la conscience dans l'Histoire. Jean avait répondu Sartre : la conscience hors l'Histoire. Le choc éblouit. Quelque chose prenait vie. Des idées, des images crépitèrent. Un début de phrase, un mot suffisaient, nous nous comprenions. Nous ne nous répondions pas, nous nous contentions de donner tout ce qui nous étreignait dedans nos muscles, avec le plus de violence possible. Reynald parla de Nietzsche, de Malraux, de sexe et de déchéance, comme cela, brutalement, sans détours superflus. Deux heures plus tard nous avions beaucoup plus de choses en commun que jamais je ne m'en étais senti avec une famille ou une patrie. Lorsque Jean s'en alla, mécontent, insatisfait de la brièveté de cette rencontre, il était joyeux comme un gamin qui a trouvé un complice pour faire l'école buissonnière. La ville entière avait pris une couleur différente, ensanglantée d'espérance. Ce soir-là il invita Teresa à dîner dans une petite auberge de campagne pour lui raconter émerveillé l'agrandissement de son univers. Une semaine plus tard (j'avais revu Reynald tous les jours) les deux amis se trouvaient à nouveau réunis au Landolt. L'intransigeance de Reynald les avait déjà séparés à plusieurs reprises. Il persistait à laisser coexister en lui un emportement perpétuel contre son entourage avec un humanisme fortement imprégné de texture chrétienne, qu'il atteignait au prix d'une ignorance complète de son propre caractère. À l'opposé JeanGuy Rens 72 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Jean abhorrait les délicatesses humanitaires mais se laissait surprendre par la fascination de chaque individu. Il ne parvenait pas à juger les gens — ou alors il fallait vraiment s'appeler Rodolphe et exhiber un boulet de canon (hors d'usage) en guise d'esprit ! Ces dispositions l'avaient amené à se rapprocher d'un grand nombre de personnes insignifiantes qu'il s'efforçait de pénétrer, desquelles il s'efforçait de se faire comprendre. Tout cela sans le moindre discernement, par pure impossibilité d'agir autrement. Déjà Reynald s'était brouillé avec la plupart des amis de Jean, mes amis aujourd'hui encore, est-il besoin de le dire ? ces visages que je m'efforce d'animer sur mes feuilles de papier... se montrant intraitable à outrance, arrogant sans la moindre raison. Ce soir précisément il parlait, le débit haché, tout en considérant Luis du coin de l'œil. Jean sentait venir l'attaque : seuls le lieu et le prétexte de l'escarmouche demeuraient imprévisibles. — Civiliser un homme, c'est le châtrer ! Quel rôle jouait-il ? Pensait-il sincèrement ce qu'il proférait ? Sur le moment peut-être y croyait-il. Jean distinguait mal les motifs qui le jetaient d'une tirade à l'autre. Mais je tiens à conserver ce balancement aveugle de la phrase. Je transcris, c'est tout. — Est-ce que la civilisation n'est pas plutôt ce qui sépare l'homme de l'animal ? émit Luis sans trop y attacher d'importance. — Ça, c'est une idée boug-noule (le Hollandais prononçait bougnoule en séparant le g du n). La civilisation : qu'est-ce que c'est ?... Un système de préjugés et de tabous grotesques inventés par les hordes vermineuses sud-méditerranéennes pour détruire l'individu, le solitaire... le créateur ! Qui donc a introduit le principe civilisateur en Europe ? Mais les Latins, les peuples boug'noules, métissés au nègre, crépus abâtardis ! t les Romains de Caracalla : des vérolés absolus, tous ! Ça y était, Reynald tenait son champ de bataille : l'Europe du Nord contre celle du Sud. Sus à la latinité ! Zeus lance ses foudres sur la Méditerranée. Amusé aux premiers mots, Luis flancha néanmoins sous l'avalanche qui lui était ouvertement destinée. Il se retira derrière un mur de silence. Quant à Jean, il ne put s'empêcher de sourire en relevant : — Je me souviens qu'il n'y a pas vingt-quatre heures tu croyais en un Dieu synthèse de l'humanité souffrante... — Justement, justement : Dieu compagnon de route du guerrier européen dans sa lutte contre les tribus vagissantes remontant de la savane pour l'abîmer ! Un Dieucompagnon, n'est-ce pas ? compagnon de l'homme-roi... Rien à voir avec ce flic croupissant dans son harem paradisiaque ! Pure invention de boug'noulo-métèques romains pour établir le pourrissoir du péché, de la morale esclavagiste... Un Dieu qui punirait ! Le crime par excellence. Et avec un étalon-mesure à la Hume en panacée ! N'importe quel juge de paix bourgeois ferait aussi bien l'affaire... D'ailleurs ils font l'affaire... Ah non ! Il faut stopper la contagion du mal : l'Europe finit sur le Rhin. Au sud les Latins négrophiles, sauvages démoniaques : la dégénérescence commence avec les sous-Grecs du Fayoum ! JeanGuy Rens 73 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Mais comment concevoir un artiste en dehors de la civilisation ? — L'artiste ? Simple moisissure sur les excroissances lépreuses de la société... Ah l'abominable colporteur de rêve, l'immonde déviationniste de l'humanité ! Que font ces aérocéphales sur terre ? Vendre de l'espérance aux pauvres gens, vendre leur imagerie hallucinatoire aux gueux malheureux... Ce ne sont pas les banquiers qui rêvent... Ha ! Ha ! Ni les sous-banquiers en uniformes casqués. Non, le rêve c'est pour les manants. t tous les jours, à la télévision en sélection-digests et bandes colorées : quand on rêve à la révolution, on ne la fait pas... Alors tout un continent civilisé au rêve : quelle aubaine !... Le plus beau coup d'État : supprimer la civilisation, les banques et les pocket-books ! Non, l'artiste, faut qu'il crève ! — Tu as déjà vu des peuples vivre sans créer ? demanda Luis à l'improviste. — Oui : les Vikings. Voilà une belle race : ils n'ont jamais rien construit, pas le moindre palais, pas le moindre viaduc, pas le moindre temple, rien, rien. L'anti-civilisation absolue ! L'histoire du peuple viking est un traité de propagation du néant. Le Viking, nomade intégral, c'est un homme avec un bateau et un cheval qui part détruire les civilisations du Malheur. Pour une fois dans l'Histoire le combat est clair : le Nord contre le Sud, le Bien contre le Mal. D'ailleurs ce saint les camelots sudistes qui se désignent comme les charlatans de l'Histoire, ce sont eux qui affirment avoir massacré Dieu... La belle affaire : un homme ça s'exploite un peu mieux qu'un dieu, c'est plus rentable ! Et puis après ils prétendent faire souffrir l'humanité entière avec eux, lui faire expier leur meurtre sordide, leur culpabilité fondamentale... Mais ils avouent tout ! L'homme petit, l'homme faible !... Et face à ces foules croupissantes dans leur péché putride, que trouve-t-on ? Le Viking purificateur ! À chaque Viking son dieu et Odin pour tous... Le Bien se répand dans l'Histoire, le Viking part en guerre, sème la destruction, se jette à travers l'existence comme une louve dans la forêt. Les grandes marées d'été l'amènent sur toutes les côtes de la Sud-Europe, jusqu'à l'Afrique, l'Amérique... Il rase les horribles châteaux forts qui déparent le paysage, pille les villes polluées, les prisons s'ouvrent... Ah les solstices sanglants de l'an 1000 : les ports brûlent, les églises s'effondrent ! Rois, mercantis, curés tremblants, tout le monde y passe, personne n'est épargné... C'est la grande terreur. La Civilisation est menacée, première et unique fois dans son histoire maléfique... Et vive la pure société de consommation ! Une société où l'individu ne produit rien, consomme tout. Et d'abord les épiciers !... Dans un grand éclat de rire barbare : effet libérateur du rire ! Car le Viking est gai. Après le carnage il retourne s'ébattre innocemment dans les brumes légères du Nord. C'est le règne du sedjr. Immense fête collective où le peuple entier triomphe dans l'épanouissement de la danse et de l'alcool. Des centaines de bœufs, cochons, veaux — le butin, n'est-ce pas ? — sont égorgés, sacrifiés, dévorés... Des semaines entières tout le monde boit, baise et chante ensemble. On contraint le Ciel à descendre se mêler à la terre : seul un guerrier désespéré pouvait accomplir cela... Parce que la joie viking est désespérée. Le Viking connaît la mort, la mort brutale et parfaite, toute sa vie il a flirté férocement avec elle... Il a vu son camarade s'abattre à ses côtés, mourir dans la ruelle obscure d'une cité commerçante de Bas-Occident, lâchement assassiné par le bourgeois veule protégeant son bien, caché derrière sa fenêtre... Le Viking tombé, ses frères l'entourent, le hissent sur le pavois... dernière promenade... lentement les compagnons défilent, ils scandent leur douleur, tristes, tristes, ils chantent toute la nuit... Mais voilà déjà le matin aigre : le soleil n'est pas JeanGuy Rens 74 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes encore levé, à peine l'aurore... Le Viking est porté sur son bateau, sa patrie de vie et de mort... Tout le monde pousse le vaisseau-cercueil à la mer, les épaules nues des survivants suent contre la carcasse de bois, dernière solidarité... L'embarcation s'éloigne doucement de la côte, ondule incertaine, des flammes embrasent soudain la coque... Est-ce le soleil rougeoyant, là-bas, sur la mer ? Non : le feu, le feu immaculé qui s'empare du Viking disparu... Et savez-vous l'histoire de cette femme viking, cette frilla qui toute la nuit s'est donnée à la frénésie sexuelle des hommes du clan avant de se faire poignarder au petit matin blême par l'ange de la mort, l'horrible petite vieille qui passait par là, et d'être jetée sur le drakkar calciné qui s'enfonçait dans la Volga avec le corps de son mari tombé au combat... Alertées, les blondes Valkyries aux bras caressants se précipitent autour du défunt pour l'emmener jusqu'au Walhalla... Mais ce n'est qu'une étape, quelques siècles, quelques millénaires... Futile bagatelle ! À peine le temps d'échanger de grands coups d'épée avec les compagnons retrouvés. Déjà fondent sur eux les puissances troubles de la nuit, les démons glacés des profondeurs terrestres... Ultime combat dans la longue plaine désolée de Vigrids Vellir, une seule issue : le néant. Le néant où disparaît pour toujours cette fois le Viking avec ses dieux, ses frères... Ah que l'on est loin du sous-homme assassin de Dieu ! Ici l'individu succombe aux côtés de ses dieux, avec eux n'est-ce pas, en les assistant jusqu'au bout. On ne se soumet pas, on meurt. Voilà le grand saut métaphysique qui sépare les Vikings des négriers civilisés... Mais tout ça n'est encore rien comparé à ce petit détail, suprême raffinement, j'affectionne tout particulièrement. Au cours de trois ou quatre siècles de destructions diverses, les Vikings ont toujours respecté une règle, une seule : laisser écouler cinq ou six années entre deux pillages sur la même côte, sur le même fleuve. Cinq ou six ans : pas plus. Juste le temps nécessaire aux peuples industrieux pour se rétablir, amasser de nouvelles fortunes et engraisser convenablement... Alors vlan : retour des vagabonds de l'océan, rapide chevauchée, et la ville reconstruite de se dégorger de son trop-plein de civilisation... Et de sabrer dans les ventres gélatineux des bourgeois ébaubis, et de pourfendre les moines agenouillés devant leurs Vierges profanées... Ha ! Ha ! Ces petits plans quinquennaux : voilà pour moi le comble de la subtilité viking ! Dans la rue, seul avec Luis, Jean : — Bien sûr la démonstration péchait peut-être par la rigueur, mais elle ne manquait pas de style, non ? — Je ne le trouve pas drôle, bougonna Luis. La sortie sur les peuples latins l'avait choqué. Les Sud-Américains mettent souvent une fierté toute puérile à se réclamer d'une ascendance hispanique — pour le moins hypothétique. La Castille servant de référence absolue. La disparition soudaine de cette qualité universelle qu'on accorde généralement à la latinité n'avait pu que choquer Luis. Jean connaissait assez bien son ami pour deviner cette réaction instinctive. Amusé, il dit néanmoins : — Je suis désolé de t'avoir présenté Reynald : la vérité est qu'il ne sait pas se comporter en société. Il vit très seul. JeanGuy Rens 75 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Je veux bien le croire, s'il accueille tout le monde de la sorte ! Je me demande ce que tu peux lui trouver de sympathique. — Mais il n'est pas du tout le même en tête-à-tête, protesta Jean. Ce dithyrambe sur les Vikings, c'est une façade, une façon de s'opposer à la réalité. — Charmant ! — Je souhaiterais qu'un jour tu puisses lui parler sérieusement. C'est un personnage dont chaque facette est la négation de toutes les autres, on remonte difficilement le fil conducteur... Peut-être quand même un genre d'humanisme protestant, mâtiné de pessimisme. Luis le reprit, interloqué : — Humanisme : tu plaisantes ! — Pas du tout... Tiens une nuit au Bataclan, après le dernier numéro de strip-tease, je l'ai vu sortir de sa poche une petite Bible. Puis il a lu l'Ecclésiaste à voix haute, tout naturellement. — Ah ! Ah ! Ah ! Luis ne pouvait se retenir de rire. — Bien sûr cette attitude est incompréhensible pour les catholiques traditionnels, fit Jean légèrement vexé. Pour vous, croire en Dieu signifie se démettre de l'existence. Vous avez besoin de vous réfugier dans de vieilles églises moisies pour vous rassurer sur vos croyances fluctuantes. Mais l'on a trop tendance à oublier l'époque où l'Église était un projet en cours de réalisation. Les bâtisseurs de cathédrales ne devaient pas beaucoup ressembler à ces vieilles bigotes enfarinées qui hantent les confessionnaux. Pour ma part j'imagine les chantiers de cathédrales comme des grandes kermesses populaires où la vie donnait à plein... — D'abord les protestants n'ont jamais construit de cathédrales, corrigea Luis. Et puis je vois mal le rapport avec l'humanisme de Reynald. — Non ? Eh bien en voilà un... Cet hiver Reynald vient à échouer à Marseille, du côté de la porte d'Aix. Il lève une pute et reste deux jours chez elle, sans dire un mot, muet. Tu imagines la scène ! Quand il part, il ne sait que son nom. Et avant-hier, ayant par hasard un peu d'argent, il lui envoie un chèque. Avec juste cette phrase : une passe en moins. — Mais... Il est complètement détraqué ton Reynald ! — Ça ne me regarde pas. Je préfère ce petit geste absurde à tous les catéchismes. Tu me rappelais que Reynald était d'origine protestante : c'est peut-être cette liberté de formes du protestantisme qui permet à ceux qui le veulent bien de retrouver la JeanGuy Rens 76 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes spontanéité du vrai christianisme. Je n'ai jamais accordé le moindre crédit aux gens qui parlent de Dieu à travers la phraséologie vieillie d'une religion absolutiste. Chaque âge devrait réinventer sa foi. — N'empêche, fit Luis sarcastique, avant de s'accorder ce beau mouvement d'humeur il a dû drôlement se soulager les reins... Avec sa putain ! — Et alors ? Lorsqu'il quitta Luis, Jean se sentit contrarié : d'un côté Reynald le mettait mal à l'aise avec ses sorties extravagantes, de l'autre il en voulait à ses amis d'être incapables de le comprendre. Pour moi Reynald demeure l'instigateur principal de cette parole européenne que j'immobilise dans le gel de l'écriture. À dater de ce jour où nous nous sommes abordés pour la première fois, il a pris en main ma dérive insouciante pour y introduire son refus de la société, brutal, catégorique. Il me faisait toucher le monde en le dévoilant immonde et révoltant, comme il l'appréhendait. Mais je n'ai réalisé tout ceci que longtemps après, quand Jean se sera foudroyé dans la réalité, quand j'aurai réussi à me débarrasser de sa dépouille diaphane... Pour l'heure j'en suis toujours aux années estropiées de la fascination genevoise. Chacune de mes rencontres avec Reynald me laissait dans l'incertitude que dégage toute tension qui ne se résout pas en actes simples et décisifs. Les succès de Tony et le charme fou de Sélim m'emmenaient, je disparaissais dans une fuite invariable où les ronflements de Jaguar se terminaient en ivresse pâle au matin sans femmes, sans argent, sans rien. Puis je rejoignais Reynald dans un café qui parlait de la signification métaphysique du Malheur. Envoûtement. Le monde se chargeait à nouveau de nuages sombres qui m'entraînaient très loin aux azimuts. Tous mes ressentiments étaient dispersés au gré du vent, je revenais chez moi étourdi de mots insolites. Reynald se dérobait avec une agilité incroyable au couperet fatidique du verdict. Il ne permettait à aucune définition de le cerner. Toujours un sursaut imprévu de son esprit le portait mille lieues de l'endroit où on l'attendait. Son contact obligeait à penser qu'un jour il donnerait quelque chose au monde qui l'entoure : traité de philosophie, poème, n'importe quoi mais quelque chose de fondamental. À moins qu'il ne se détruisît. Il appartenait à cette espèce d'hommes qui ne laissent pas l'ordre des choses intact. *** Once upon a time, amidst many forgotten nights, there were a whole bunch of meaningless souls dropped into my place, dead-end. I dont remember how it started... Hold on : just a moment please ! I am writing about things and the fog is in my mind. My Anglicized mind. My melted mind. But the things exist. So are my words. rue got to let them go ; just let them sing by themselves, unknown readers. I am typing in the dark but it doesnt matter, electricity is flooding again my lost memory, the machine is at work and my typewriter is hammering the many events of my past, tinkling from line to line, calling the ghosts, my dear ghosts... Darkness of my soul, darkness of my place : JeanGuy Rens 77 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes dans l'obscurité de l'appartement éclatait par intermittence une nébuleuse de phrases mortes sitôt prononcées. Sans réponse. Une ombre se dressait en quête d'un breuvage quelconque. Ces rares gestes suffisaient à troubler l'atmosphère fatiguée. Coup de sonnette. Farid surgit accompagné de Lana. Cérémonieux, Jean s'efface de l'embrasure de la porte. Entre Lana la première. Rapide baisemain semi-ironique. Pas tout à fait cependant : plaisir de frôler sa peau, de sentir battre à quelques lignes du visage une veine bleutée. Souci d'élégance aussi : que s'établissent des rapports hors la commune vulgarité. Tandis qu'un manteau de fourrure glissait négligemment entre ses doigts, Jean lançait un regard interrogateur vers Farid. Rien à en tirer. Son physique policé d'Oriental délivré des servitudes matérielles ou sociales. La présence de Lana dissipait tout d'un mouvement dédaigneux. Jean la conduisit au salon en la guidant légèrement par le bras. — Gin tonie ? Elle saisit le verre de cristal en lui faisant grâce d'un bref coup d'œil insouciant. Jean songea un instant que rien n'était assez raffiné pour elle. Toute femme n'est-elle pas une princesse ? Il aurait voulu se maintenir à la hauteur de la féerie niaise et radieuse qu'elle éveillait autour d'elle. Et que cela durât toujours. C'était à nouveau le calme. Enfoncé dans un fauteuil Jean fixait Sélim : il fumait une longue pipe plate qui répandait l'odeur trouble du haschisch. La pièce fondait mystérieusement dans les volutes odoriférantes qu'il exhalait. Même l'alcool prenait une saveur plus délicate. Reynald était là aussi, enfermé dans une immobilité parfaite, les yeux mi-clos. À sa droite Lana écoutait distraitement Farid lui confier une réflexion pleine d'intérêt. Leurs profils s'inclinaient alors pour dire combien le monde était ravissant. Jean se souvint de leur apparition le premier jour. Il eut un rictus de dépit. Depuis peu Farid avait élu domicile dans mon appartement. À la suite de quelque indéchiffrable déboire financier. Il l'avait fait avec tant de naturel que je l'avais accueilli enthousiasmé. Il était impossible de se lasser de ses manières : par exemple, quelle que fût l'heure de la nuit à laquelle je rentrais, j'étais assuré de voir se lever mon compagnon, vêtu d'une robe d'intérieur rapidement ajustée, la mine enchantée. Il me souhaitait le bonsoir, posait quelques questions polies pour marquer sa sollicitude, puis disparaissait en silence. Le matin, si je faisais allusion à notre entrevue nocturne, Farid ne se souvenait généralement plus de rien. Ç'avait été pur réflexe de civilité. Je raillais parfois cet instinct social ancré jusque dans le subconscient, mais au fond j'étais charmé. L'air s'épaississait d'encens à mesure que les esprits se chargeaient d'alcool. Les poses se faisaient plus relâchées. À un moment Lana se leva et décrocha le téléphone. Elle parut écouter quelque chose dans le lointain puis écarta vivement le combiné. — Il n'y a rien, lança-t-elle à la ronde. JeanGuy Rens 78 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Jean éprouva un sentiment intense d'inutilité. Le whisky brûlait son estomac. Il eut peur de se retrouver seul, que les autres s'en aillent, le laissent seul. Mais il ne trouvait rien à dire pour les retenir. Faire le clown ? Il leur fallait un bouffon peut-être... Pourquoi ne s'en allaient-ils pas ? Il y avait certainement des gens plus intéressants dehors, ailleurs. Farid parle à nouveau à Lana. Elle l'écoute avec force. Puis elle rit, rapidement, totalement. Le sentiment de Jean s'exacerba avec violence : ce n'est pas pour moi qu'elle rit, ce n'est pas moi qui la fais rire. Je ne suis même pas un pitre. C'est terrible de n'être même pas drôle. Sélim avait fini de fumer et s'abandonnait au roulis monotone de son rêve drogué : le bonheur hors la réalité et hors la conscience. — Connaissez-vous le jeu de la vérité ? C'était Jean qui avait parlé, jetant enfin sa voix en pâture à ses amis. — Qu'est-ce que c'est ? s'écria Lana prête à approuver tout ce qui aurait pu la divertir. — C'est très facile, coupa Sélim avant que Jean ait pu intervenir. On s'installe autour d'une table, comme celle-ci, et on joue aux dés la première victime. Tout le monde peut poser des questions. La personne désignée doit répondre, sincèrement, toujours plus sincèrement. Jusqu'à la vérité... On peut poser toutes les questions possibles. — Celui qui est interrogé est obligé de répondre, ajouta Jean. — Et comment faites-vous pour savoir s'il dit la vérité ? demanda Lana pleine de sousentendus capricieux. — Si tu ne réponds pas la vérité la première fois, tu le feras la seconde, ou la troisième. La forme de tes mensonges finit toujours par confesser une vérité. Même si pour cela les nerfs doivent lâcher. C'est ça le jeu. Sélim se retourna vers Farid et Reynald. —. Et vous, avez-vous déjà joué avec la vérité ? —. Non, pas vraiment... —. Eh bien, dit Sélim avec un soudain enjouement, voilà qui était donc une idée originale... Nous avons besoin d'une lampe, ou d'une bougie. Seul le visage de la victime doit être éclairé. — Je crois que j'ai ce qu'il nous faut, s'écria Jean. Il s'empressa dans un vaste placard où s'entassait le superflu qu'il ramenait de ses tribulations géographiques. Sensation de soulagement. La soirée se trouvait ainsi relancée, et aux meilleures conditions. Un instant il avait craint d'avoir à diriger les JeanGuy Rens 79 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes opérations. L'intervention de Sélim, reprenant l'organisation du jeu à son compte, l'avait déchargé d'une responsabilité qu'il était déjà sur le point de regretter. Jean eût été incapable de commander. Surtout en cette occasion qu'il n'avait imaginée, dans le secret plus ou moins avoué de sa conscience, que pour Lana — on pouvait peut-être encore s'apitoyer sur son sort, l'aimer... Mais chut : secret ! Cela il ne le savait pas. Il voulait exister, tout simplement, comme on meurt, sans effort, le paradis en prime. Il regagna le salon en brandissant une de ces lampes rouge orange que l'on trouve sur les bords des routes anglaises pour signaler les travaux la nuit. Il avait ramené cet ustensile de Margate où tout le monde en faisait collection au grand dam des hobbies britanniques. —. Alors êtes-vous prêts à jouer ? demanda Sélim. La vérité, toute la vérité, rien que la vérité... —. Non ! s'écria brusquement Lana. Moi je ne joue pas. Je trouve ce jeu stupide. —. Ça m'aurait étonné, grogna Reynald. Avec une femme au milieu, et une Orientale en plus, allez toujours essayer de parler vérité ! —. Oh je t'en prie ! protesta Lana. Puis se tournant vers Farid, elle ajouta : —. Je veux partir. —. Mais non petite Lana, fit-il conciliant. Je te promets que si jamais on te pose des questions impossibles, c'est moi qui t'interdirai de répondre. —. Ah bon... —. D'accord, conclut Sélim. Mais il faudra quand même qu'elle dise la vérité. Rassurée, Lana se réinstalla sur le divan qu'elle venait de quitter, sans souffler mot. Jean admira en silence cette brève démonstration de logique orientale. Les dés roulent sur la table : le plus grand nombre commence. Des doigts de Jean s'évade un 7. Aussitôt Sélim compose le 12. C'est à lui. La lampe rougeâtre projette une lueur chevrotante sur son visage un peu blême. Les yeux gris embués par le haschisch, très clairs pour un Égyptien, clignent légèrement. L'éclairage le déroute. Mais déjà Reynald ouvrait le feu des questions, brusque : —. Tu as seize ans... —. Dix-sept, corrigea Farid. JeanGuy Rens 80 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes —. Sans importance... Dix-sept ans et déjà la drogue, l'homosexualité : pourquoi ? Jean eut à peine le temps de s'étonner en son for intérieur de l'âge de Sélim que Lana se récriait à nouveau, effarouchée par la violence de l'engagement : —. Puisque ça commence de cette façon, je ne veux rien entendre de plus ! —. Tais-toi femme, tout cela n'est rien, fit Sélim amusé. Un instant ses yeux s'égarèrent dans le vague, comme s'il cherchait quelque inspiration — ou courage ? Il poursuivit très doucement : —. D'abord je ne suis ni un drogué ni un pédéraste. Cela impliquerait encore une forme de vie précise, avec ses habitudes et ses limites. C'est-à-dire justement ce que je cherche à éviter. Je n'ai envie de me conformer à aucun modèle rigoureux, je n'aime pas ce qui est trop bien défini. Voilà pourquoi je fume : adoucir ce qui est rigide, enlever aux objets leur tranchant... Quand je rentre chez moi lucide, la pelouse, l'immeuble, le studio, toutes ces choses impressionnent ma conscience avec trop d'acuité. Tout est nu et glacé comme du verre. Trop facile à comprendre... Avec le haschisch la réalité vient se fondre dans le cerveau au lieu de le heurter. Le monde s'humanise... Si vous n'avez jamais fumé vous ne pouvez pas comprendre ce sentiment dilaté qui vous relie alors au monde. C'est assez peu ordinaire. —. Et c'est ce que tu appelles n'être pas drogué ? —. Évidemment ! La drogue, la vraie drogue est une maladie. La pratique de l'héroïne, les piqûres, tout cela ressemble à une prison. La conscience est ligotée, suspendue entre le néant béat et le manque douloureux. Ce dont je parle est exactement le contraire... Mais pour en revenir à ta question : l'homosexualité, il est vrai que je ne cache pas mon goût pour les hommes... —. Tiens ! tiens ! ricana Reynald. Et j'aurai à ce sujet certaines questions à te poser, enchaîna Sélim sans se démonter. Ce que tu appelles mon homosexualité est analogue à ma relation avec la drogue. Pour moi le monde doit être objet de plaisir, c'est tout. Je m'intéresse aux femmes dans la mesure où elles m'apportent ce plaisir. Même chose pour les hommes... Si j'incline en faveur des hommes c'est sans doute parce que la femme est un être uniquement social qui vient toujours interposer un univers de facticité entre le désir de plaisir et sa réalisation : besoin de luxe, phobie du qu'en-dira-t-on, sens de la famille, du mariage, de la sécurité ou autres fadaises. L'homme peut s'adonner au plaisir d'une manière gratuite, la femme non. — Tu refuses la prostitution donc tu es homosexuel, insista Reynald. —. Ce n'est pas aussi simple. D'ailleurs je sors aussi avec des filles, je te l'ai dit, quand JeanGuy Rens 81 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes elles peuvent me distraire. Et puis également : question de convenances sociales. Je ne tiens nullement à être réduit au rôle de l'homosexuel de service, et donc d'être traité en tant que tel, étiqueté et exclu d'un peu partout. Les préjugés m'indiffèrent, mais je ne veux pas en être victime alors qu'il est si facile de les faire entrer dans son jeu. —. Tu avoues donc autant d'hypocrisie sociale que les femmes que tu méprises, dit Reynald. —. De l'hypocrisie, je ne sais pas. Ce que j'exige de la vie c'est du plaisir et je l'obtiens... Peut-être suis-je hypocrite vis-à-vis de la morale puisque je la respecte. — Quand même, reprit Reynald avec acharnement, cette belle conduite tellement rectiligne, elle doit avoir une origine moins rationnelle, plus intime... Au départ il y a l'expérience... —. Bien sûr, coupa Sélim, il arrive de rêver. Tout le monde rêve d'une femme noble et belle que l'on prendra dans les bras et qui vous enveloppera de toute son âme, avec qui on pourra respirer toujours... Cela m'arrive aussi, et qu'est-ce que ça prouve ? Il n'y a pas de réalisation, voilà tout. Sauf illusion de la drogue, donc narcissisme : ce que j'aime n'est qu'une ombre de moi-même... Et puis suffit : je n'ai jamais couché avec une fille que complètement drogué ! Sélim se tut et demeura sans bouger, la respiration suspendue. Personne ne songeait plus à le questionner. Garçon un peu flou, défiguré par la vie mondaine qu'il menait, son cri venait de rappeler que lui aussi était un homme qui pouvait avoir mal. Les autres mettaient un certain temps à réagir. —. C'est tout ? demanda-t-il enfin. —. Okay, fit Reynald en consultant l'assemblée du regard. Ça va pour le moment. —. Ton tour, vieux. Un rire fusa, imprévu et merveilleux d'absurdité. —. C'est très drôle, maintenant c'est toi qui devras répondre, disait Lana ravie à Reynald. Elle avait suivi la passe d'armes entre les deux adversaires avec un intérêt croissant. Elle commençait à saisir le sens de la montée de la vérité : la mise hors combat des protagonistes, puis leur dépeçage, lambeau par lambeau... — Je voudrais savoir... commença Sélim lorsqu'il fut interrompu par Lana, définitivement retournée en faveur du jeu, les lèvres brûlées par sa question : —. Dis-moi Reynald, as-tu vraiment connu une femme, au moins... une ? —. Bien sûr, et plusieurs. Toi par exemple : je te connais parfaitement ! JeanGuy Rens 82 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes —. Oh je te prie ! s'exclama Lana outrée qu'on puisse la mettre en cause dans une joute à laquelle elle ne daignait participer que pour son simple agrément. Elle marqua la distance qui la séparait de son interlocuteur par un léger silence puis reprit, le ton à nouveau enjôleur : —. Je voudrais que tu me dises avec combien de femmes tu as couché ? —. Voyons Lana, ce n'est pas le genre de question qu'une jeune fille doit poser ! s'écria Farid. —. S'il te plaît Farid, ne sois pas insupportable : je m'amuse, moi ! —. Ce n'est pas convenable. —. Eh bien ! Tant pis... Alors Reynald, est-ce que tu as déjà connu des femmes ? —. Oui, oui, répondit celui-ci, avec indifférence. —. Combien ? répéta Lana avec un sang-froid dont je ne l'aurais jamais cru capable. —. Oh plusieurs, pas mal... (Il étendit les cinq doigts de la main à plusieurs reprises.) Tu sais les filles, c'est tellement peu important. — Tu ne les as pas aimées ? —. Aimer : quel mot ! Un grand écrivain français a écrit un jour : L'amour c'est l'infini placé à la portée des caniches. Depuis quelques instants Farid manifestait de plus en plus de difficultés à conserver le silence. Déjà les négations tranquilles de Sélim l'avaient mis mal à l'aise. —. Vous êtes tous très jeunes mes amis, fit-il non sans fatuité. Vous vous efforcez de dissimuler votre inquiétude derrière des abstractions empruntées à des vieilles théories. En particulier vous Reynald, qui dénigrez ce que vous éprouvez à l'instant même. —. Moi ? Mais je n'aime personne. Jamais. Après ? Rien. — Je pourrais dire un nom, insinua Farid, qui vous confondrait aussitôt. —. Je m'en fous, s'écria Reynald de plus en plus fermé. —. Tiens justement, interrompit Sélim. Nous y arrivons. Comment peux-tu mépriser les femmes et en même temps te jeter ventre à terre devant elles ? Surtout toi, un intellectuel. JeanGuy Rens 83 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes —. À plat ventre ? Vous êtes tous fous. Et puis je ne suis pas un intellectuel, je hais l'intelligence. —. Voilà beaucoup de mépris et de haine, fit Jean en souriant. Pourtant tu vis plutôt confortablement, ta famille t'envoie de l'argent, l'université te décerne des diplômes... Mais peut-être étudies-tu dans ce but ? On te voit dans les endroits à la mode... Tes refus ne t'empêchent guère de prendre ce que la société met à ta disposition. —. Oui, il y a encore une distorsion... a split, I should say : I like the word... entre ma pensée et mon action, ou mon inaction. Mais ça changera. C'est une question d'efficacité. Pour être efficace il faut jouer le jeu des autres un certain temps, on ne sèvre pas un enfant à la naissance. Après : quand on s'arrache, on détruit avec beaucoup plus de violence ce qui est autour et qu'on hait. La contradiction se résout dans le temps. Mais pratiquement la négation peut vivre dès maintenant. —. Mauvaise foi ! s'écria Jean. C'est de la mauvaise dialectique. Pratiquement il n'y a aucune contradiction dans ta vie : tu bosses, tu bouffes, tu acceptes ton insertion dans un réseau de relations sociales bien déterminées — au même titre que nous autres. Il y a là au contraire une très grande continuité. Tes refus sont purement velléitaires. —. Vous voyez, triompha Farid, vous déviez aussitôt vers une querelle idéologique ! Si vous n'appelez pas ça être intellectuel, il faut gommer l'expression du dictionnaire. —. Oui, ajouta Sélim. À chacun sa spécialité : l'Orient a le rêve, l'Europe la métaphysique. -— Peu importe, fit Jean agacé. Reynald n'est pas un Européen comme les autres. Ce qui m'intéresse, ce sont les causes de sa haine des femmes. —. Tu voudrais que j'avoue un déficit sexuel ? grogna Reynald. — Peut-être seulement ne sais-tu pas parler à une femme, suggéra Sélim. — Eh bien non, je ne sais pas parler aux femmes, parce que, sans doute, la femme ne peut pas écouter. Tu avais raison quand tu disais qu'elle n'est qu'un être social. Il lui manque l'esprit : la conscience de soi. Sa conscience est juste tension. Tension vers l'argent, tension vers ce qui brille, témoin son goût pour la pacotille, tension vers le sexe aussi, parfois, dans les meilleurs des cas... Elle peut souffrir quand il lui manque ce dont elle a besoin, mais elle ne se voit pas souffrir. Elle ne se voit pas souffrir en rapport avec les autres consciences malheureuses. Encore moins perçoit-elle la réalité de la souffrance d'autrui... Et puis j'irai plus loin que toi Sélim, je dirai que la femme est matière, mouvement de matière. Son seul rôle humain est de nous attirer, nous hommes de rêve, avec notre être idéal et sa nécessité d'absolu, vers la matière. L'amour de la femme schématise la chute de l'esprit dans le gouffre stupide et stérile de la matière. Voilà le péché : cet enlisement de l'esprit dans la glu féminine. De la faiblesse, rien que de la faiblesse. — Excellent ! s'exclama Jean enchanté par les paroles de son ami. Dans ce cas tu es JeanGuy Rens 84 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes d'accord avec la bonne vieille théorie chrétienne de la femme possédée par le démon. — Parfaitement, acquiesça Reynald sans sourire. La Femme est possédée par les démons : ce n'est qu'une façon d'affirmer qu'elle est le Mal ontologique. Parménide quant à lui disait qu'elle participait du non-être. On peut diverger dans la formulation, le constat initial demeure. — Mais tu as éludé la question de départ, reprit Jean. La logique de tes idées sur la société devrait t'amener à contester l'humanité entière et pas seulement les femmes. Cette cristallisation que tu opères sur la femme masque un problème qui t'est particulier. Preuve en est ton refus d'évoquer tes relations sexuelles. — On m'a parlé un jour d'un voyage inexplicable à Aix-en-Provence, insinua Farid d'un ton faussement compréhensif, inexplicable en tout cas pour moi... (Récit de Farid.) J'avais également eu vent de cette équipée farfelue dans le midi de la France. Était-ce le même voyage qui l'avait entraîné en fin de parcours jusque dans les bas-fonds marseillais ? La rumeur publique et les confidences fragmentaires de Reynald alimentaient la mythologie genevoise d'une légende pas toujours très précise. Quoi qu'il en soit on savait que Reynald avait décidé de rejoindre en auto-stop une jeune fille qui venait de quitter Genève pour s'en retourner chez elle, à Aix. Sa silhouette, le pouce en l'air, n'avait guère inspiré les automobilistes car après plusieurs heures il marchait toujours sur le bord de la route, la mine de plus en plus inquiétante, le bras ankylosé. Il s'était obstiné. Il avait descendu toute la vallée du Rhône, dormant dans les champs, achetant des bouts de pain avec les quelques francs qui lui restaient, tendant le poing aux voitures qui passaient. Parvenu à Aix il avait déniché l'adresse de la fille, s'était posté en faction devant la porte d'entrée et l'avait suivie dans les rues deux trois jours durant. Sans oser lui adresser la parole. L'histoire avait évidemment fini par faire le tour de Genève, les gens s'en égayaient. Surtout Farid qui connaissait les deux protagonistes et détestait ouvertement Reynald. — Eh bien oui, répliqua Reynald avec exaltation. Il m'est arrivé de flancher devant cette fille. Et qu'est-ce que ça prouve ? Elle s'est enfuie. Je suis trop moche pour. plaire. Ça déparerait dans le décorum... Vous voyez : je n'ai aucune dette. Je suis libre de haïr. — Je te ferai une critique différente de celle de Farid, dit Jean avec sérieux. Pour moi l'important n'est pas la fille, mais la conclusion que tu en as tirée... Tu vois une femme, tu déclares que c'est celle-là que tu aimes, nulle autre : bon, c'est ton droit... Mais alors tu ne fais rien pour la connaître, tu l'évites, tu fuis chaque fois qu'elle s'approche de toi, tu refuses même que nous te la présentions. Puis lorsqu'elle quitte Genève, tu déduis qu'elle te plaque... Mais elle ne te connaissait pas, ou à peine. Ce n'est qu'un enfantillage ! — Ça me suffisait. Parfaitement. Si elle avait eu le moindre débris de sensibilité, elle aurait percé à jour l'authenticité de mon intention... Au fond, c'était très bien comme ça. JeanGuy Rens 85 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Vanité ! s'exclama Sélim. — Mais depuis, poursuivit Jean, tu as connu d'autres femmes. Tu ne peux quand même pas toujours ramener ton jugement sur une expérience malheureuse mais banale. — Banale : voilà le mot. Ce n'était pas ma première expérience du genre, tu penses bien ! Je reproduis le canevas, je fais de la broderie sur canevas, moi... Je suis passé maître en décalcomanie, mon histoire répète sans cesse le modèle précédent, en l'accentuant. Déroulement fatal, géométrique, la démonstration une fois de plus qu'entre un homme et une femme il n'y a pas de contact possible... L'incident est total... Je suis incapable d'attirer autre chose que des putains ou des camées. Mais alors elles ont si peu de réalité. Reynald avait été aperçu à plusieurs reprises en compagnie d'une fille notoirement droguée, le corps défoncé, la démarche encore vacillante au milieu de l'après-midi, incapable de marcher droit (ce qui signifie : le cervelet atteint, dernier stade de la drogue), la peau sur les os... — Est-ce à cause de cette Louisa que tu dis ça ? fit Jean. Mais c'est insensé, la fréquentation de cette fille est une recherche délibérée de l'échec. — Elle était bien, avant. Elle dessinait. Et puis tu sais, maintenant, elle va mourir. Comme ça, pfuuit : la vie... Un jour il ne reste plus rien. C'est si peu de chose. — Tu te complais dans la fascination de la destruction, celle des autres comme de la tienne. Car tu réalises sans difficulté qu'avec une fille... Jean s'arrêta net. Sa propre mauvaise foi le suffoquait : comment pouvait-il s'arroger le droit de parler ? Les sonorités de sa voix se brouillèrent, désaccordées. Il ne disait rien, il ne parlait à personne, il était muet. Mais déjà Reynald reprenait : — Peut-être que cette absence d'espoir avec les femmes est précisément ce que je cherche. Qu'en sais-tu ? La conclusion de mes tentatives a été tracée une fois pour toutes. Mais il reste la structure de mon être, mon amour d'idéal lié à la fatalité de l'échec : je suis poussé vers la Femme par-delà les contingences... Et je ne trouve que de la merde. Parce qu'il n'y a que cela à trouver. — Vous êtes grotesque, jeune homme ! prononça Farid avec humeur. Le commentaire grinça à travers un long silence chargé de fumée. Reynald se tut. L'alcool se joignait doucement au sang pour tendre les sens triturés jusqu'à leur paroxysme. — Allons, tu passes la main, dit Sélim en rompant le charme. À qui le tour ? — Farid ! Farid ! lança Lana d'une voix trop aiguë. JeanGuy Rens 86 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Reynald approuva d'un geste, puis tendant la lanterne au Pakistanais, il entama l'interrogatoire : — Mais vous qui planez au-dessus de notre marasme plébéien, vous qui êtes un aristocrate, prince Farid, comment parvenez-vous si bien à répandre un tel néant autour de vous ? — Quel néant ? interrompit Sélim. — Mais tout ça : ces soirées filandreuses, ces journées vides, ces bavardages de brasserie, les amours filandreuses... Farid était fiancé de longue date à une certaine Bella qui vivait à New York. La raison de ces fiançailles prolongées dont personne ne prévoyait le terme, avait un temps soulevé nombre de commentaires à Genève. Reynald entendait bien ne pas laisser passer l'occasion de rendre la monnaie de sa pièce à son ennemi intime. Mais Farid prévint la suite de la question avec son habileté habituelle : — Oh je comprends tellement la signification de votre question... Cher ami ! Jean sourit intérieurement. Plus encore que Lana le Pakistanais possédait l'art de rejeter au loin l'interlocuteur indésirable — d'une simple nuance. Et ce raidissement se traduisait dans son langage par quelques mots clés : mon vieux (il le disait aussi bien à une femme), cher ami, jeune homme... Il détachait ces mots de la phrase et les laissait tomber avec ce genre de lenteur calculée qui fait qu'on ne pouvait alors lui souhaiter qu'une mort instantanée et ignominieuse. — ... ce qui vous dérange Reynald est mon refus d'exhiber ma faiblesse. J'accepte l'incomplétude de ma vie sans crier à la tragédie, à la grande apocalypse métaphysique... Simple affaire de noblesse — je me réfère à celle de l'âme. Lorsque l'on a reconnu la nécessité de s'accepter en vie pendant quelques dizaines d'années, mieux vaut le faire avec distinction. C'est plus élégant, et l'élégance me paraît être la meilleure réponse à l'absence de finalité de cette vie. — L'élégance : ha ! ha ! Du snobisme, oui ! La satisfaction d'un cocktail réussi, d'une calomnie bien placée. Très noble, j'avoue... Mais si vous réfléchissiez sérieusement une fois, une seule fois, que trouveriez-vous, hein, derrière les attitudes faciles, les travestis de votre inutilité foncière ? — Simple question de situation, jeune homme ! Je suis un Oriental : pour nous il suffit de paraître pour être. Notre vie est une succession de situations que nous nous efforçons d'affiner le plus possible. La vraie noblesse se trahit dans les gestes en dehors de leurs conséquences. Un geste élégant n'est donc pas seulement un mouvement du corps, mais avant tout un dessin de l'esprit avoué par le monde sensible. Ainsi l'utilité a une valeur accessoire... Faire, agir, créer, voilà bien des mots d'Occidentaux avides d'industries et de puissance. Et pour en revenir à mon cas qui semble vous troubler, je vais vous confier quelque chose, Reynald : il importe peu de JeanGuy Rens 87 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes savoir quel sera l'avenir de mes relations avec Bella. Ce qui importe se ramène au mode d'être de mes sentiments. — Hem, Bella, grommela Reynald. De toute façon elle est à New York et n'a donc aucune importance pour moi. C'est le reste qui m'intéresse. Premièrement, c'est vous qui, ce soir, avez fait allusion à une femme que j'aurais aimée, pas Louisa, l'autre... — Celle d'Aix-en-Provence ! s'écria Lana. — Oui, Christine : autant dire son nom puisque tout le monde est au courant... — Et si on lui téléphonait ? proposa Lana l'air mutin. — Ne dis pas de sottises, allons !... Mais Farid, pour une fois, répondez à mes questions. Lorsque vous plaisantez avec Christine sur mon compte, en lui révélant mon voyage à Aix, n'est-ce pas ? à quel souci autre que le commérage et le ragot obéissez-vous ? — Christine est mon amie depuis toujours... — Lorsque vous vous empressez de lui apprendre que je l'aime et donc que je suis un fou furieux... — Mon vieux... commença Farid sans parvenir à interrompre le flot inquisiteur. — Lorsque vous passez des journées entières dans un café sans l'excuse de chercher des femmes ou des camarades, sans trouver un mot nouveau par rapport à ceux de la veille — sans même vous enivrer !... Comment justifiez-vous ça ? Par la noblesse je suppose ! — Je n'ai pas à me justifier. — Mais qui êtes-vous au juste ? On vous distingue à peine, même votre mensonge. Vous n'existez pas, vous puez le néant. — Ce prosaïsme de la vie quotidienne, c'est vous autres Occidentaux qui l'avez inventé. Je n'y suis pour rien. Je ne suis pas de votre univers. Il ne m'intéresse pas, aussi je ne me considère pas concerné par vos préjugés étroits... — C'est extraordinaire ! fulmina Reynald. Mais il ne répondra jamais à une question directe ! — Écoute Farid, dit Sélim (avec Lana et moi-même, il était une des rares personnes à le tutoyer), tu aimes Bella, à ma connaissance elle ne t'a jamais fait savoir qu'elle ne t'aimait pas, vous êtes toujours fiancés, alors pourquoi ne prends-tu pas l'avion afin de lui parler, d'éclaircir la situation ? — Je suis déjà allé à New York. Au bout d'une semaine j'ai dû repartir. Rester plus JeanGuy Rens 88 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes longtemps aurait tout abîmé. Il ne fallait pas qu'il y ait de faillite entre nous deux. — Mais maintenant que te voilà de retour et seul : n'es-tu pas en train de vivre cette rupture ? demanda Jean. Dans les faits ? — Non, l'idée, le sentiment, sont intacts. Il y a au moins quelque chose de sauf. — Et demain ? — Demain : ce mot n'a pas de sens. Je ne sais pas ce que c'est que l'avenir. Mais il ne fallait pas vivre une fêlure totale, il fallait préserver ce qui pouvait subsister entre nous : ce qui subsiste. Jean servit à boire. Tout le monde s'épiait, sans un sourire. Même Lana qui sentait son tour venir, semblait nerveuse. Sélim préparait une nouvelle pipe. Il avait de la pâte. Il fit roussir la plaquette, le haschisch répandit son odeur envoûtante. Puis avec précaution, penché sur le guéridon, il racla à légers coups de canif la matière brunâtre. Mêler aux particules détachées quelques brins de tabac blond, très peu de tabac, puis tasser la pipe. Il commença à fumer lentement. Inhalant profondément chaque bouffée. Pour ne rien perdre. — Jean, dit Farid. C'était son tour. La lumière rouge vint lui éblouir les yeux. Pour se donner une contenance il prit son verre et avala le whisky à petites gorgées machinales. — Paré ! — Aimes-tu une femme, en ce moment précis ? demanda Sélim. La question revenait, monotone, obsédante, de la femme. Peut-être parce que rien d'autre ne se donnait plus à penser, des mythes envolés, patrie, religion, métaphysique. La jeunesse venait buter là, misérablement, sur l'écueil de la sexualité. Jean imagina un immense jeu de la vérité où viendraient prendre part tous ses compagnons connus et inconnus qui s'efforçaient de pénétrer dans la vie : de la nudité du monde ne pouvait plus jaillir que la même plainte éternelle d'angoisse et de doute. Il murmura en direction de Sélim : — Que puis-je répondre ? Le mot amour sonne comme un slogan publicitaire. Pourtant toute vie a besoin de soulever un écho pour ne pas dépérir. Un visage de femme c'est un écho... Enfin : peut le devenir. Un peu comme les œuvres d'art. Mais qu'est-ce qu'un poème que personne ne lirait ? Je ne sais pas. Je ne pense pas pouvoir aimer si l'on ne m'aime pas. Personne ne parlait. Jean n'osait pas regarder Lana qu'il sentait tous nerfs aux aguets. Il titubait, très lourd, dans son fauteuil. JeanGuy Rens 89 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — As-tu connu plusieurs femmes dont tu aurais souhaité être aimé ? — Non, une... Deux, peut-être. Jean étouffait. Il ne distinguait plus les ombres devant lui. Seulement la lumière rouge. Et puis du vide, autour. De tous les côtés. — T'ont-elles aimé ? — Non. Sélim : — Ne penses-tu pas qu'il te serait possible de contraindre une femme, de la métamorphoser à toi ? — Que veux-tu dire ? — Vivre avec une femme. — J'ai toujours considéré une femme comme un être à part, situé au-dessus de ma condition. Une zone de merveilleux irréductible à l'enlisement du quotidien. Claudel a écrit un jour : Une femme n'a pas de devoir. Si elle en avait, si je parvenais à lui en imposer, elle perdrait la qualité qui la rend... aimable. D'ailleurs le problème ne se pose pas pour moi. Je n'arrive pas à toucher les femmes. Je n'ai pas assez de réalité pour elles. Un sein sous mes doigts prend la forme d'un échec. — Combien de fois as-tu fait l'amour ? C'était Reynald qui parlait. Normal. Que lui pour être aussi direct, inhumain — Hollandais. — Je ne sais pas. C'était faux : il savait parfaitement. Il ne savait même que cela : unique certitude dans un univers improbable. — Combien de filles ? Jean cria presque : — Une ! Une seule... Je revois les journées surprises de la seizième année. D'abord un baiser, puis une caresse, des étreintes plus longues et enfin, la révélation : tout avait foutu le camp en quelques secondes : mon corps, le monde, tout était devenu mouvement. Avant les choses étaient immobiles : hiératiques comme une famille bourgeoise... Justement il y avait eu la famille, famille bien, famille en vue... Ces mots peuvent paraître dérisoires JeanGuy Rens 90 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes aujourd'hui alors que j'écris dans la grisaille anglaise qui envahit le rectangle de ma fenêtre où je ne vois plus que l'ouate accrochée aux croix du cimetière, sur les plaques de marbre capitonnées... Octobre 1968 : j'ai commencé à écrire mon roman dans cette Angleterre aimée envers et contre tout. Qu'avais-je en tête lorsque j'ai tracé l'incipit fatidique : à l'engourdissement des grandes villes européennes correspond l'explosion effervescente... Je voulais m'attacher à une certaine idée de Jean et persister à vivre en elle. Novembre 1968 : j'écris ce nouvel épisode de ma descente orphique et je suis bien forcé de constater que je régresse, j'en reviens au temps de l'adolescence où ma vie s'est égarée à la croisée des chemins. Genève n'explique rien : Genève n'existe qu'en fonction de cette première jeunesse où la vie bascule dans une direction plutôt que l'autre. Je triche et je corrige mon texte antérieur : je sais que tout ceci n'est qu'une variation syntaxique sur ma haine de la famille, ô Gide, sublime dilettante, tu m'as volé la seule phrase que j'aurais pu écrire sans réserve. Mon livre se résume par cette plainte hurlée à perdre haleine de page en page. Oui, j'ai raison d'effacer l'écran genevois pour donner la main à la vraie jeunesse de Jean. C'était l'été, à Capon Springs, près de Washington, une sorte de club privé dans la montagne avec des chalets, des piscines, tout le mauvais goût de l'Amérique du Nord égaillé dans la nature splendide. Quand on avait appris l'existence de la petite réceptionniste colorée tout s'était déréglé très rapidement. Il avait suffi d'un coup de téléphone au service des hôtes. Renvoyée dans la journée, expulsée. Les gérants se montrent si serviables quand il s'agit de l'argent des patrons. — Et après ? demanda Reynald. — Après ? Rien. — Comment cela, rien ? Il faisait très froid partout, dans la pièce, dans la nuit. Jean avait la nausée. Il réalisa que la pièce vibrait autour de lui et lui avec. Le whisky, Lana, les autres. Un grand vertige jusque derrière les globes oculaires. Alors il parla, brusquement, par saccades : — ... dès que j'ai pu, j'ai quitté mes parents. J'étais seul, effondré, lâche. Et puis j'ai découvert que même la chasteté était trop pour moi... C'était à Mexico : dans un bordel ! Quand je suis ressorti j'étais réellement un vaincu. Le souvenir de cette putain souriante : ça l'amusait... Ce qui était désarroi et gaucherie s'est mué en angoisse visqueuse. Oh, ce que j'ai pu faire après ! D'abord à Mexico : j'ai pris le premier avion en partance, sans payer ma note d'hôtel... Le pli était pris. De chaque ville je me suis enfui. Pour finir à New York, je livrais de la bière en vélo, je travaillais aussi à la librairie des Nations Unies, c'était un boulot tranquille, mais je craquais, je partais... Un jour on ne m'a pas rengagé... L'année dernière, quand je suis arrivé à Genève, j'avais trouvé cette fille par hasard, qui voulait bien vivre avec moi. Mais alors c'est moi qui n'ai pas pu supporter ces gestes avortés, cet érotisme malsain. Je l'ai foutue à la porte... Seule bonne chose que je n’ai jamais faite ! Jean buta sur un silence qu'il n'avait plus la force de rompre. Il comprenait combien il était obscène : cet étalage de soi... Mais sa faiblesse l'empoisonnait. Il voulait la torturer sans relâche jusqu'à ce qu'elle éclatât au grand jour. C'était ça la vérité. JeanGuy Rens 91 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Il avala un plein verre de whisky. — C'est moche une famille bourgeoise, fit Reynald comme pour lui-même. Je me rappelle cette longue fin d'après-midi où Jean avait marché avec Maureen dans la forêt de cèdres et d'épinettes, leur bavardage interminable. Déjà il savait. Il savait que tout s'écroulait... Ses parents lui avaient parlé. Sa mère : tout le puritanisme anglosaxon de la Nouvelle-Angleterre. Protestante. Son père qui partait le lendemain pour... N'importe où ! Pour son métier, pour ses affaires, son grand alibi. Donc, son père absent et sa mère méconnaissable — il y avait eu des éclats de voix mauvais, des expressions énigmatiques. Pas de menaces, mais Jean savait que quelque chose allait se passer. Il n'avait rien dit à Maureen, par dégoût de lui-même et de sa famille, mais le dégoût de lui-même augmentait avec son silence. Il aurait pu palper sa propre dérobade tant elle devenait flagrante. Maureen tentait d'expliquer la triste figure de Jean à petites caresses d'oiseau. Cette sollicitude l'inquiétait encore plus. As far as I am concerned I love you and I want to love you more, I'll cover you up with my dreams until you stop shivering in the sun. Ils s'étaient étendus au bord d'un lac et Jean regardait dans le ciel une branche d'arbre en se répétant sans arrêt : je vois cette branche, ce bout de bois inerte, Maureen est là, je sais que demain tout sera fini. Regarder l'écorce intensément jusqu'à en mourir. Cette écorce. Moi. Cette écorce. Maureen. L'écorce... Ils avaient encore marché au hasard des arbres dressés audessus de leurs têtes avec une calme assurance. Look at the dam, I saw a beaver, I am sure. Mais Jean ne voyait rien. Les castors avaient déserté le lac depuis longtemps. L'eau ne bougeait pas. Cette promenade s'accomplissait malgré l'éternité. Je m'en souviendrai toujours, déclamait Jean dans le silence de son insignifiance absolue. C'était sa faiblesse qui avait permis à ses parents d'apprendre ce qui s'était passé, c'était sa faiblesse réitérée qui abandonnait Maureen insouciante et rieuse dans l'ignorance de ce qui se tramait. Dont feel sad, my Utile lover, you're so young... La honte de Jean était insignifiante elle aussi. S'il s'était redressé comme un homme, peut-être aurait-il pu encore prévenir ce qui allait s'abattre sur elle, la revoir, après, plus tard, toujours. Le temps s'évanouissait à travers son inconsistance. Il n'avait rien dit, rien fait. Le soir Maureen partait. Chassée comme une malpropre. Son travail perdu. Jean affolé avait couru au parc de stationnement, les taxis, l'arrêt des bus, partout dans la nuit. Elle devait bien passer quelque part. Il voulait lui raconter. Lui expliquer. Mais il n'y avait personne. Le lendemain matin, la mère : — Allons, on oublie tout, on fait la paix. Jean, immobile, les poings serrés contre le corps... Le geste qui déjà s'approchait de lui retomba dans le vide. L'être tendu vers l'intérieur, durci jusqu'au paroxysme, il ne bougeait pas. Il regarda ses parents s'enfoncer dans un décor incohérent, leurs traits s'effacèrent sous le soleil redoublant d'ardeur. Pour la première fois Jean eut vraiment peur. Il releva les yeux sans rien voir. Il se tenait très droit. JeanGuy Rens 92 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Plus tard il dut accompagner son père à l'aéroport. Sur la banquette avant, les parents continuaient d'échanger des phrases courtes et heurtées. Jean les voyait de dos, il ne comprenait pas ce qu'ils disaient, il n'essaya même pas, c'était un autre langage, voilà tout. ... dans l'appartement l'obscurité vint s'ajouter au silence. La lueur rouge qui vacillait depuis quelques instants venait de mourir. Du milieu de sa torpeur, Jean perçut le timbre de la voix de Sélim, voilée de haschisch : — À toi Reynald, encore une fois... Tu as parlé de Christine que tu aimais, de Louisa avec qui tu as couché... — Oh, il y en a eu d'autres ! — Bon, mais as-tu rencontré une femme qui te satisfasse réellement sur le plan sexuel, qui t'arrache à toi-même ? — Arrachement : non. Un déclic plutôt, un soulagement vague... Une sorte de masturbation à deux. Farid s'agitait près des fenêtres. Il tira un rideau : les lumières de la ville dessinèrent des silhouettes blafardes dans la pièce. Sélim persévérait à disséquer l'ombre qu'il avait en face de lui : — As-tu essayé avec des hommes ? — Oui, une ou deux fois... plusieurs fois... Puis avec un ricanement méchant : — Même avec des nègres ! — Et alors ? — Alors rien. Aucun intérêt. Absolument rien. Un peu plus de pauvreté peut-être. — Et la drogue, où en es-tu ? — Ah la drogue, s'écria Reynald avec une soudaine exaltation, c'est fini ! Depuis un mois j'ai pris la décision de ne plus me shooter, j'ai même entrepris de convaincre les gens de ne plus se droguer, j'ai discuté avec les plus grands camés, je leur ai payé à manger pour qu'ils ne se piquent plus, je les ai invités à dormir chez moi... — Pourtant, répliqua Sélim, je me souviens d'une nuit, nous étions sur un banc, dans le parc, derrière l'université. Il n'y a pas si longtemps. Tu parlais tout à fait différemment. La seule rupture véritable avec la société, c'était l'anéantissement de la drogue, ou de l'alcool... Tu te souviens de ce banc ? Reynald eut un geste de dénégation : JeanGuy Rens 93 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Houh, c'est le passé. Depuis, j'ai compris ! — Compris quoi ? — Qu'il faut aider les gens à ne pas mourir. Ces derniers mots tirèrent Jean de son abattement, il s'écria avec une vigueur inattendue : —. Voilà bien l'indécrottable fonds humaniste qui ressort. Qu'est-ce que les autres ont à faire de tes problèmes intimes... — Les problèmes intimes n'existent pas, dit Reynald sans réussir à couper Jean. — ... de tes sautes d'humeur ? Qu'as-tu à voir avec la mort des autres ? L'individu est quand même libre de se soustraire au monde quand bon lui semble ! S'il n'a même pas cette dernière liberté : la drogue, le suicide... Cet ultime moyen de dire non à la catastrophe de la vie... — On ne dirait peut-être pas « non » si le monde se penchait avec compassion sur son sort, ne serait-ce qu'un instant. — Voilà le mot que j'attendais : un instant ! Mais il y a des millions de gens qui se penchent les uns sur les autres UN instant : un instant par jour. Ce sont les vingt-trois heures qui restent qui m'intéressent : le boulot ignoble, les foules immondes dans les rues, le doute solitaire dans la nuit, le boulot encore, la répétition infinie de ces actes absurdes qu'on vous contraint d'accomplir... — Il faut se donner à fond aux autres pour tenter d'humaniser le réseau des relations humaines. — Il faut accepter de se perdre avec les autres. C'est le seul moyen de vivre fraternellement, sans... comment dirais-je ? objectiver les hommes, les transformer en objets. Ta croisade anti-drogue est l'archétype de la mauvaise foi. Tu extériorises ton mal et tu le reportes sur un groupe humain : les drogués. Face à eux tu incarnes le Bien. Alors tu les aides. Ça te donne bonne conscience en même temps qu'un but à la vie. Mais le sens de ta vie passe par leur déchéance. Tu as besoin des drogués grelottant de fièvre sur leurs matelas pour remplir ton existence, de même que la poubelle vide a besoin de rebuts pour trouver sa justification. — Je sais tout cela, fit Reynald avec un sourire fermé. Mais il faut néanmoins être du côté du mouvement. Malgré toute son impossibilité théorique. Malgré tout le passif qu'il implique. Assumer la relativité, surmonter la négativité, telle est l'originalité essentielle du destin occidental. Il y a toujours un angle sous lequel agir apparaît comme un scandale à la conscience lucide. Même le Christ pour sauver l'humanité a dû oublier Marie et Marie-Madeleine qui pleuraient sous la croix sans comprendre... C'est peutêtre pour cela que Nietzsche glorifiait le crime. Il a raison. À mon niveau c'est ce que j'effectue. JeanGuy Rens 94 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Tu me permettras de douter du sérieux de cette croisade, ironisa Sélim. Tu étais bien plus convaincant lorsque tu parlais du néant de la drogue. — On ne peut vivre que de drogue et d'onanisme. —… C'était au tour de Lana. Lana qui se faisait tout silence depuis que la vérité avait pris ses ailes de rasoir pour déchirer les nuques qui se penchaient sur la table jonchée de verres vides, cendriers épars. Jean fixait encore une fois le front de Lana, si quelconque, si familier : il n'y avait rien à voir. Pas plus que Maureen ne l'avait percé à jour, des années avant, il ne pouvait lire le secret — souffrance, futilité, cabriole de conscience, angoisse : l'enveloppe humaine ne laisse rien passer. forme de tes mensonges finit toujours par confesser une vérité. — As-tu déjà aimé quelqu'un ? demanda Sélim. — Oui, en Iran, autrefois. — C'est tout ? — Comment : c'est tout ? Mais c'est vrai. J'étais toute jeune en ce temps, je l'avais vu passer dans la rue, très beau, très... La lumière revenant à flots dans le salon l'arrêta net. Antoine faisait son entrée, une fille au regard chaviré suspendue à son bras. Très décontracté, il lança, le verbe caustique : — Eh bien, on installe un confessionnal à domicile ! Sans attendre la réponse, il ramassa un verre sur le bar et se servit un whisky. Il offrit de goûter à sa compagne qui refusa, puis se retourna vers l'assistance, le geste ample : — À propos Jean, on ne t'a pas vu souvent ces dernières semaines ? — Ça ne m'étonne pas : je suis allé à l'université. — Petit cachottier ! Tiens, ça me rappelle une drôle d'histoire, vous allez bien rire, c'était à l'époque du bal... Le bal : nous y revenons encore... Le lecteur égaré aura peut-être l'impression que je fais un bond en arrière, mais je l'avais prévenu. La chronologie n'est pas mon fort. Les faits se brouillent dans mon esprit. Je suis incapable de situer ce jeu de la vérité, la rencontre de Reynald, à l'intérieur d'une belle ligne de continuité amorcée avec les réjouissances... réjouissances pour qui ? du Ponte-Vecchio et qui viendrait s'achever ici, à Cambridge (England) où j'écris actuellement. Écrire, oui, mais vivre aussi tandis que s'étirent les phrases, et ceci n'ajoute en rien à la clarté de mes remarques. Je JeanGuy Rens 95 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes refuse de supprimer ce brouillard anglais au profit d'un récit limpide, je sautille asphyxié d'un fragment vécu à l'autre, émietté comme mes phrases, dans la pagaille de mon écriture. Acceptons cette intervention en porte-à-faux d'Antoine, mon récit chevrotant, cette absence de transition littéraire que seule me dicte l'impulsion du moment. Acceptons tout. Je m'attache à cet engouement présent qui me plaît bien plus que toutes les conventions du naturel romanesque. Qui sait où se trouvait Antoine ce soir-là et même de quel soir il s'agit ? J'écris donc l'entrée intempestive de ce fantasme qui me paraît restituer bien mieux le déroulement piteux de cette histoire véritable que n'importe quoi d'autre. Qui aurait pu amener ce désastre éclatant vers lequel s'acheminait notre petite réunion ? Nous nous demandions ce qu'Antoine pouvait bien préparer. Il devait avoir bu pas mal. Voix indolente : — Par chance je m'étais levé avant Jean. J'avais décidé de faire le petit déjeuner, le café, les toasts, tout quoi ! puis au moment de réveiller mon ami ici présent, je m'aperçois que le verrou était poussé. Et alors rien à faire : impossible de le sortir de la chambre... Tu ne m'as jamais dit quelle était la charmante enfant ramenée au bercail cette nuit, à moins que ce ne soit une question de jalousie ? Lana accusa le coup : bref sursaut qu'elle dissimula aussitôt en allumant une cigarette. Pas grand-chose, mais quand même, j'avais vu, nous avions vu... Elle se souvenait donc de ce matin-là, pensa Jean. Elle aussi, bien sûr. Qu'il était naïf d'avoir seulement songé à mettre en doute qu'ils aient été deux, enlacés, au milieu des draps et des couvertures : deux ! Comme elle devait s'en souvenir de ces coups sur la porte, de cette poignée qui s'agitait — en vain (il avait pris ses précautions). Et puis ç'avait été au tour de la sonnette de la porte d'entrée : Dring ! Dreling ! Drrrin-ing ! Il s'amusait le Tony. Jean se retint pour ne pas pouffer de rire. À travers les mots et les gestes baroques de son ami, la vie se transformait en farce saugrenue. Ce n'était que leur vieux code de l'impertinence. Jean retrouva instantanément le chiffre et répondit, affectant une mine compassée : — Si je n'ai pas répondu, c'est qu'il y allait de l'honneur d'une dame. — Eh, mais voilà la vérité qui change de sexe ! s'exclama Sélim. — Parce que vous jouiez au jeu de la vérité, peut-être ? dit Antoine très intéressé. — Précisément. — Surtout ne vous gênez pas pour moi. Non, non... Vous en étiez à Lana si je ne me trompe ? Continuez, j'insiste, continuez... Je peux ? Antoine s'était assis sur le bras d'un fauteuil, sa compagne ondulant toujours contre lui, complètement absente de la scène. Il reprit en s'adressant à Lana : — Donc tu regardais les messieurs dans la rue et attendais le prince charmant... JeanGuy Rens 96 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — S'il te plaît, Tony ! se récria Lana avec irritation. Antoine n'insista pas. Le jeu de la vérité était brisé. Les liens tissés progressivement au cours de la soirée par la navette des questions et des réponses s'étaient dénoués avec l'intrusion d'Antoine. Ne subsistaient que des regards ironiques ou méfiants, des visages en train de se reconstituer. L'on continua à servir à boire, sans conviction. La réalité revenait au pas de charge avec son cortège de petites choses mortes et de faits. Sélim avait laissé tomber sa pipe. Bientôt il alla se coucher dans la chambre de Jean. Antoine essaya bien de lancer quelques boutades, mais elles sombraient, flasques, dans l'apathie qui s'était brusquement rétablie. Et puis Antoine s'en fut, enfin happé par sa compagne bouleversée de désir bref. Au moment où la porte se refermait sur eux, Lana fondit en sanglots violents. Jean sursauta. Quelques pas : Reynald était debout, l'air ennuyé. Lana s'écroulait, recroquevillée sur un coin du divan, secouée de hoquets. Près d'elle, Farid tentait de la consoler, de la prendre par les épaules, de lui dire de légers mots ridicules et gentils : — Allons, allons, petite sœur... Jean aurait été incapable d'articuler quoi que ce soit : jamais il n'avait su dire un mot gentil. Il n'est jusqu'à ces expressions communes que les gens ont sans cesse à la bouche : bon appétit, à votre santé, bon anniversaire, qui ne lui parussent déplacés. Face aux difficultés d'autrui il se sentait définitivement lointain. Les paroles de consolation qui auraient pu lui venir à l'esprit avortaient avant même d'avoir été prononcées. Il y a une telle force d'exclusion de tout l'univers clans un être humain qui s'avoue malheureux, sans autre. À quoi pense une femme qui pleure ? Toute démonstration d'affection tinte dérisoire comme un frêle grelot d'impuissance. Cette insistance à imposer son non-malheur à celui ou à celle qui souffre revêtait pour Jean un caractère à la fois monstrueux et insignifiant. Il n'en admirait que davantage Farid qui pouvait parler de la sorte, longuement, avec une conviction feutrée, comme seuls les Orientaux en détiennent la magie. Et une fois de plus, fidèle au poste, ce dernier se retrouvait aux côtés de Lana et il l'appelait « petite sœur » et le monde s'humanisait. — Raconte-moi, que se passe-t-il ? Petite Lana ! Elle ne répondait rien. Elle ne voulait rien. Pleurer ! C'est tout. Pourtant entre deux étranglements, elle finit par relever son visage humide, luisant de larmes, pour s'écrier : — Oh Tony... Je le déteste ! Lourdement, Jean essaya de placer une platitude : JeanGuy Rens 97 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Mais non, il ne faut pas, ça n'a pas d'importance. Les sanglots redoublèrent. Farid, lui, savait qu'il ne faut jamais argumenter contre une femme qui pleure, même pour avancer le pire lieu commun. Ne jamais apporter la moindre restriction au bienfondé de ses larmes. On est tenu de lui donner raison à 100 %, 150, plus encore si c'est nécessaire ! Une femme a toujours la raison pour elle, et tous les droits, toujours, face à la sombre méchanceté environnante. — Avant que tu ne viennes en Europe je te connaissais déjà, ta cousine m'avait montré un recueil de tes poèmes, leur inquiétude ensoleillée, ces éclairs d'émerveillement furtif qui détonnaient parfois... À l'aéroport où nous t'attendions, je t'ai reconnue à ce sourire surpris, tout te déroutait, les gens, le mouvement... Te souvienstu ? Et de nos discussions d'alors ? Je t'expliquais l'Europe, je te mettais en garde contre un comportement que tu ne pourrais jamais pénétrer de part en part. En particulier cette conscience maladive qui pousse les gens d'ici à parler, parler pour dire tout, pour être franc... En fait qui est un signe d'irrespect pour les autres aussi bien que pour eux-mêmes, de faiblesse. Ils accumulent les mots et l'impudeur sans comprendre qu'il n'y a plus rien à signifier dès l'instant qu'on a vidé le monde de tout sens. Ils ne savent quoi dire ! Et leur profusion de langage dévalorise encore plus ce qu'ils bégayent. Ils ont perdu leur Dieu, leur noblesse, la poésie aussi... Je redoutais ce changement pour toi, tellement orientale, jusque dans les fibres de ton être... Lana tenait son visage caché dans ses mains, Jean ne savait pas si elle écoutait Farid. Elle paraissait ne rien entendre, rien remarquer. Mais la voix de son compagnon persévérait à l'ensorceler de son propos... — Il est absolument normal que tu aies tenté de t'accrocher dans un second temps à l'Occident, de t'y intégrer. Mais cela ne doit pas durer. Cela ne peut pas. Tu t'y perdrais. Déjà tu as l'impression de te dissoudre... — Depuis que je suis à Genève je n'ai plus écrit un seul poème : plus rien ! Lana avait cessé de pleurer. — Tu vois, nous autres, en Europe, nous sommes menacés de perdre notre identité. Surtout une femme. Parce que vous êtes plus instinctives, soumises aux influences. L'Occident, c'est très dangereux. Nous avons beaucoup de choses à y apprendre, cependant il faut se garder de nous laisser absorber par ce monde fascinant, ouvert sur tous les horizons, mais atteint de tant de maux et de décadences qui ne sont pas nôtres. Considère seulement le nombre d'Orientales qui se sont suicidées, ou ont tenté de le faire, au cours de leurs études, à Genève... — Oh oui, souviens-toi de Nouchyn : la pauvre Nouchyn ! — Il faut se garder de l'Europe, petite sœur, répétait Farid. Il y a ici une civilisation avec une sensibilité aussi variée qu'un Claudel et un D.H. Lawrence, mais elle ne doit JeanGuy Rens 98 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes pas t'enlever à toi-même. Cette défiance que je te conseille te soutiendra jusque dans la vie de tous les jours. Par exemple, lorsque tu entends un Antoine de Vranges, tu dois savoir que jamais, grand jamais, tu ne seras atteinte par ses attaques. Au pire il parviendra à toucher la forme vide de ton apparence européenne. Ta vraie âme est en Iran. Dans ton pays. En Orient. Un Occidental n'a pas la faculté de comprendre la signification de tes gestes, encore moins de les juger. D'abord ils sont trop grossièrement matérialistes... Il y a des exceptions, bien sûr, ajouta Farid en regardant Jean avec sérieux. Tu ne dois tenir compte que des gens qui t'aiment réellement... — En Iran, tu sais, nous sommes aussi très matérialistes, protesta Lana maintenant parfaitement revenue à elle. Il n'y a pas une ville au monde plus matérialiste que Téhéran. Les gens là-bas, ils aiment l'argent. — Mais non Lana, il ne s'agit que d'une couche superficielle de la population, d'une caste de bourgeois parvenus, occidentalisés... Comme une antienne la parole de Farid revenait dans la pièce morne. Il avait su dire ce qu'il fallait. Noyer le fait mesquin des allusions déplacées d'Antoine dans un vaste mouvement de civilisations. De sa part ce n'était pas un calcul et, d'ailleurs, il n'avait pas tort. La découverte de l'Europe avait été une catastrophe pour Lana. Elle avait été engloutie par cette vie que ne bornait plus aucune tradition, point fixe ou bastingage. Puis les vacances en Iran, l'année précédente, lui avaient appris que tout ce qu'elle avait édifié à Genève était destiné à s'anéantir durant son existence réelle — après le retour définitif. Et il fallait qu'il en soit ainsi : sinon la vie en Iran n'eût plus été possible. La bohème désordonnée de l'Europe, vouée à n'être qu'un intermède, ne personnifiaitelle pas le mal ? la désintégration du moi ? Jean s'était enfoncé dans son fauteuil. Il avait jeté deux ou trois coussins sur ses genoux et continuait à boire. Il réalisait combien les mots de Farid frappaient juste. Plus il sentait la précision de leur impact, plus grand s'ouvrait l'abîme qui le séparait de Lana, plus dérisoires apparaissaient les rapports qu'il avait imaginé tisser entre elle et lui. Lana avait bien raison de préférer Farid, lui il aurait été incapable de l'aider de la sorte, avec patience, année après année. Il n'était que farfadet insaisissable, prêt à s'évanouir le matin venu, prêt à disparaître inconsistant au premier rayon de soleil. Il ne parvenait pas à s'approcher de Lana. Tout à l'heure, elle n'avait même pas entendu sa confession, d'emblée elle avait refusé ce qu'il disait — heureusement il y avait eu Antoine ! Jean était heureux qu'Antoine fût venu... Lui, il n'était qu'eau ruisselant sur le marbre immaculé d'une statue grecque : mon goût pour cette Sagesse d'Athéna, au Louvre, je le clame ! mon impuissance délicieuse coulée aux pieds de la Sagesse millénaire, inattaquable, je l'écris ! les cadences brisées de mon égotisme incantatoire, je chéris la puissance, écrire encore, que vous compreniez, j'écris, foudroyé... — ... rien de ce que tu vis en Europe n'a d'importance... ils ne voient que ta dépouille... tu es née en Iran, pour toujours... Jean était ivre à présent. Reynald complètement oublié, surgit soudain devant lui et marmonna : JeanGuy Rens 99 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Tout ça pue encore la mauvaise foi : esprit byzantin, retors. Moi je pars. Je le devine survolté. Seule la présence de Lana effondrée avait prévenu mon ami de se livrer à une nouvelle polémique, anti-orientale cette fois. Jean aussi voulait échapper à cette atmosphère irrespirable : son œuvre, mon œuvre ! Il sauta — debout les morts — et sortit avec Reynald. Sans souffler mot. *** Nous nous en sommes allés dans la rue. L'image ici est : deux amis qui marchent. Travelling. Nous arrivons au Café du Commerce : bien sûr. Quand je vous disais que j'écrivais en rond ! Pas d'erreur possible, cher lecteur, le tracé ellipsoïdal du discours une fois déterminé, vous n'avez plus qu'à guigner le retour du météorite lent qui ramène mes unités de langage dans votre champ spatial... Passons, passons, pénétrons au Commerce. Non sans mal nous dégageons une demi-table et la disposons pour les deux arrivants, mais rien à faire pour le service. Mouvements divers. À deux ou trois tables d'eux se tient une sorte d'Arabe haut en couleur qui semble directement exhumé d'une superproduction Hollywood des débuts de la quadrichromie à l'écran. Tout y est : le sarwell, le turban, les coloris criards, vert, rouge... En premier nous ne prêtons pas attention à l'agitation qui se déroule autour des nouveaux venus. — Quelle mouche t'a piqué quand tu as proposé ce jeu de la vérité ? questionna Reynald. — Je ne sais pas, j'étais fatigué : peur de me retrouver seul. — Il y avait d'autres moyens. — Je voulais créer un contact. — Lana ? C'était une affirmation plutôt qu'une interrogation. Jean répliqua : — Eh bien oui, Lana ! Je voulais me persuader de son inexistence... Vous en souvenez-vous de cette nuit gonflée de somnifères durant laquelle Lana était venue retrouver Jean ? Le suicide hein, le suicide de Jean ! Il s'était de nouveau remis à espérer. À Lyon déjà il avait suffi de quelques poèmes de Verlaine ou de Baudelaire pour relancer la vieille mécanique de l'espoir — le rêve. Jean croyait qu'il était possible d'établir la vérité, c'est-à-dire d'exhiber ce qui constituait son essence profonde et qui JeanGuy Rens 100 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes ne pouvait être autre chose que le bien absolu — cette sorte de certitude immédiate qui accompagne un homme tout au long de ses actes et pensées, qu'on ne parvient jamais à circonscrire parfaitement et qui se laisse si mal dissocier de la conscience de soi, une présence tour à tour fade et chaleureuse, lasse et frémissante, mais d'une intimité toujours égale, un murmure indéniable qui se pousse jusque dans les instances les plus secrètes de l'existence et qui fait qu'on la reconnaîtra toujours comme sienne, fatalement sienne, désespérément sienne, à travers les métamorphoses en apparences les plus radicales. C'était cette qualité essentielle que Jean voulait que les autres découvrissent en lui par-delà ses actes. Ses échecs, ses faillites : bagatelles, éphémérides ! Nul ne se condamne définitivement. Comme tout le monde Jean était au fond convaincu valoir mieux que ce qu'il faisait. D'ailleurs il ne faisait rien. — ... tu comprends, poursuivait-il, j'interprétais toutes ses attitudes comme une promesse de bonheur. — Et maintenant ? demanda Reynald. — C'est fini, complètement fini. Je me suis tellement déçu moi-même avec mes abaissements, mes espoirs, mes lâchetés... Et puis il y a eu ces pleurs, ce soir : elle s'est avouée presque aussi veule que moi... sans courage. Je suis très reconnaissant à Tony d'avoir provoqué cette crise. — Tony t'a obligé à la regarder telle quelle. Depuis tu n'y crois plus. — Oui, c'était ça : une simple croyance. — Le bonheur c'est toujours ce qu'on voit de l'extérieur. 18 novembre 1968... qui a dit cela ? Je sursaute et regarde de tous côtés : rien que moi, la fenêtre et le cimetière. Le bonheur, c'est ce qu'on voit de l'extérieur... Je n'ai pas inventé cette phrase. C'est Reynald qui l'a prononcée il y a un an. Je ne copie pas non plus, puisqu'il ne l'a pas écrite. Ne lui ai-je pas assez reproché de ne pas écrire autre chose que de la poésie, et en néerlandais pour comble ! Pas une langue de combat ça, personne comprend... Je ramasse donc, un an et plus après, les brins de vie incrustés dans ma mémoire et tente de les ranimer. Cette semaine, un nouveau fragment de texte s'est ajouté à mon entreprise romanesque. Puis ça ne va pas. La forme du dialogue est empruntée au théâtre, genre bourgeois par excellence, exécrable. J'ai l'impression de voler mes amis de leur parole et dans le même temps de créer une fiction faussée, qui ne fonctionne pas. Mon roman ! alibi parfait pour mon manque à vivre. J'ai eu l'idée de ce roman en octobre, octobre 68. À marquer d'une pierre noire dans mon existence. Je réfléchis calmement : qu'aurais-je pu faire d'autre dans le vertige anglais qui m'a saisi au retour d'Afrique ? Il y avait mes poèmes : insuffisant. J'ai donc décidé de m'asseoir devant une table — j'y suis toujours — et de laisser démarrer la machine à écrire, mes doigts sur le clavier. Et depuis je m'enlise, je m'enfarge, je patauge dans ma slosh mentale. Je suis entré dans un nouvel enfer, JeanGuy Rens 101 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes vous savez, ces livres éreintants du comte Tolstoï où l'on se perd dans les noms des personnages et des villages russes, tout se mêle dans la tête et disparaît à travers un grand encombrement de mots sans début ni fin. Je suis Anna Karénine p. 879, p. 57, p. 1002, une pure figure lexicale où je m'enfonce et me noie. J'avale de l'eau à chaque mot, mes poumons aqueux étouffent, je ne mènerai jamais à terme cet esquif tissé dans la toile névropathique de ma conscience. Comment écrire alors que toute l'Angleterre m'est souffrance ? On sonne : c'est l'imbécile du recensement qui vient me relever sur les listes électorales britanniques... Bon, je reviens à mon journal de bord. Je regarde de loin, très loin la fiction de mon roman : d'un côté mes souvenirs, de l'autre les phrases qui s'étirent selon une forme consacrée par Zola, Maupassant... et les autres ! Je suis convaincu de l'irréalité absolue des deux termes de la proposition. Je le sais bien sous ma peau que Reynald, Tony, Luis, sont absence, rien de plus. Quant à ce roman, mieux vaut ne pas en parler... Comment quelque chose de substantiel pourrait-il naître du vide présent ? Rien ne sort de rien. Et je ne suis pas, je n'existe en rien. Je suis incapable d'exister. Je ne m'accroche pas plus tôt à l'architectonique du roman que je gâche tout par mon incapacité à faire. Je ne fais pas : un romancier c'est un fabricant, n'est-ce pas ? Tout n'est que soif de détruire en moi. Si le bonheur est dehors, il faudrait que le malheur soit également... dehors. Même cette proclamation est boiteuse donc, non réversible, indéfendable. Je l'abandonne. Je ramène mon attention écrite sur Grégoire qui est à l'origine de mon évasion genevoise et par voie de conséquence de mon installation à Cambridge, de ce roman. Tout s'emboîte avec la précision de l'horlogerie suisse. Vous comprendrez bientôt. Ce couple qui vient s'asseoir à la table de Jean et de Reynald prend une signification en profondeurs multiples dont la perspective de mon roman ne rend guère compte. Lui était un photographe français assez à la mode à Genève (Jean l'avait connu à l'occasion d'une série de portraits de Lana qu'il voulait faire). Ce soir Grégoire parlait d'une mission archéologique au Nord-Soudan. Les autorités helvétiques avaient refusé de lui renouveler son permis de séjour, il quittait l'Europe pour un certain temps. Préparatifs de départ, formalités administratives : Jean écoutait éberlué ce langage venu d'une autre planète, ces mots qui signifiaient des faits. Il ne pouvait qu'écouter. L'autre ne semblait pas ravi outre mesure par la tournure que prenaient les événements, mais enfin, il essayait de s'en accommoder. Il savait faire des photos : eh bien on l'engageait pour photographier de vieilles momies, statues à demi effacées par les siècles, chantiers ensevelis... Que lui auraient paru les problèmes flous de Jean ? Un carnaval d'idées creuses destinées à camoufler une maladresse congénitale, sans doute. Sa femme répondait par monosyllabes soucieux, elle ne pensait qu'une chose, c'est que son mari partait. Jean eut froid dans le dos devant cette arithmétique rigoureuse. Il se retourna vers Reynald : — Toute la question est là : que faire ? Puis, sur le ton de la bouffonnerie : — Elle n'a pas changé depuis Lénine. Le photographe qui avait une femme qu'il allait quitter, un métier qu'il allait retrouver, venait d'être accosté par quelqu'un qui lui demandait si les négatifs étaient prêts. Jean JeanGuy Rens 102 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes regarda les mains qui ouvraient la mallette, fouillaient dans les papiers —des mains qui savent faire, des mains d'homme qui vit. — Il nous reste l'art, dit Reynald. Jean pensait que c'était la fonction de la poésie d'inventer des rapports entre le monde raté des essences et celui tout-puissant de la forme. Pourtant il ricana : — L'autre jour tu disais que l'art était l'aliénation première... Justement : il nous reste l'art ! — Encore faudrait-il pouvoir écrire. — Tout le monde peut écrire, s'emporta Reynald. Le talent, c'est ce qu'invoquent les gens qui ont à préserver leur petite place dans les anthologies littéraires, les gens qui veulent qu'on respecte les règles médiocres de leur club alimentaire. Évidemment : ils ont peur qu'on les renvoie à la soupe populaire : à leur place ! Jean sortit de sa poche un poème qu'il portait sur lui depuis quelque temps. — Tiens, lis ce que je viens d'écrire et dis-moi ce que tu en penses, honnêtement... De toute manière je voulais te le montrer. Bousculé par les garçons qui s'agitaient entre les tables du Commerce, 'isolé au milieu des cris et des rires qui fusaient autour de lui, Reynald se pencha sur la feuille griffonnée : Mais je suis le vent qui court qui caresse les joues en feu je suis sans amour. Vie éparse, nuages du monde, tout m'appartient, le vent. Herbe folle, ruisselle l'éclat, frémisse le cristal, étendards, flammes, claquez, sonnez, haut le rire ! Tintez, socques d'acier, lames d'argent, riez, horde ! Tout peut encore chanter dans un verre de whisky, gorge pure, filles perdues, les souvenirs fracassés. Absorbé par le bout de papier qu'il s'efforçait de déchiffrer, Reynald parut soudain très petit. Il était aussi absurde et disproportionné que les hiéroglyphes auxquels son esprit prétendait se lier. Non, la vie n'était pas là, piquée dans la griffe aiguë de l'encre séchée. Jean regardait la salle effervescente de la brasserie, le torchon de papier sale, la fille qui se suspend au cou de l'homme en blouson de cuir, Reynald pathétique de volonté écorchée, l'ivrogne braillard qui veut du vin, le mouvement vers la porte d'entrée où deux voyous se battent, le chien vautré dans une flaque de bière, et JeanGuy Rens 103 ■ La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes encore les rires, partout ces rires fous qui ne correspondent à rien, qui naissent d'un côté et s'achèvent deux tables plus loin en un sanglot clair, il y aura toujours sur la terre une fille pour éclater radieuse en rire et joie au moment où un pauvre type s'imagine que tout est foutu... — Mais je trouve ça très bon, dit Reynald en relevant la tête. — Ah oui ?... Maintenant je vais te dire ce qu'il signifie réellement ce poème. Les trois premières lignes ne sont que la paraphrase du vers d'Ezra Pound : But I am like the grass, I cannot love you, avec intercalée au milieu l'image des joues en feu qui est manifestement empruntée à Radiguet. Ensuite : haut le rire, vient de Nietzsche, sans conteste. À présent la petite évocation moyenâgeuse : plutôt facile n'est-ce pas, comme contraste... et puis qu'est-ce qu'un socque d'acier ? Sans doute un soleret, mais alors pourquoi employer un mot qui a un tout autre sens ? Restent les souvenirs fracassés et je suis persuadé qu'on n'aurait pas à chercher bien loin dans Lamartine pour retracer l'origine de l'expression ! — Que veux-tu prouver par cette démonstration ? — Que je suis un médiocre, que je ne sais pas écrire, que le talent existe et que je n'en ai pas ! Okay, okay, okay, je sais, j'ai peut-être tort, j'exprime peut-être une idéologie réactionnaire. Mais Jean est réactionnaire. Il retourne tout contre lui et en premier ce monde si vaste à travailler, à transformer, à pétrir de nos consciences fraternelles. Or je suis Jean un an plus tard qui s'écrit, je descends un palier plus bas dans la terreur. Vous en souvenez-vous : Sisyphe dégringole dans le gouffre avec son fardeau ? Je concentre toute mon inertie dans cette écriture pour mieux disparaître. J'ai peut-être tort, mais je ne sais pas d'autre solution. Je laisse libre cours aux préjugés, celui de la littérature entre autres, en particulier. Ma vénération de la chose écrite. Je reconnais mon idéologie et je persiste à imposer Jean, un homme de droite... Quand je parlais de livres : oui j'y crois et ce n'est pas Émile Zola qui m'amène à cette profession de foi. Je crois même en un seul roman, Moby Dick, et c'est écrit par un certain Herman Melville qui fut ce que l'on peut appeler un traître : traître à sa patrie, traître au monde, traître à tout. L'homme de la fuite permanente et de la trahison magnifiée. Je crois à sa baleine blanche, je crois à ses aventures océanes, je crois à ses livres immobiles. Donc c'est sans aucune excuse que je laisse les derniers mots de Jean se brouiller dans le vacarme qui régnait autour de lui. Envers et contre tout j'écris dans mon français détestable, isolé au milieu de l'Angleterre : Jean dit qu'il n'a pas de talent et pourtant il écrit, il écrit dans ces conditions abominables qui m'accablent... Pas même la langue française dans le paysage absent pour me seconder, ce recours-là aussi m'est interdit. British subject, je suis, c'est marqué dans mon passeport et l'opportunité m'est offerte de déposer mon précieux bulletin de vote pour ou contre Harold Wilson, Premier ministre de Sa Majesté... À abattre ! Je laisse donc surgir ces visages assemblés là sur mes pages de papier. Cette impatience qui rompait sur l'habituelle dérive des autres soirs. Je suis libre, ma fiction s'en vient à l'imparfait, mon temps préféré, je décline à l'imparfait, sans cesse... Une fébrilité surprenante s'était emparée de tous ces gens si bien abîmés dans l'alcool et la société. Comme le simili-Arabe se JeanGuy Rens 104 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes levait, tout le monde se mit à scander : — Ali ! Ali ! Le turban crasseux s'inclina plusieurs fois puis une voix aux accents grotesques, où perçaient des intonations typiquement genevoises, se fit entendre : — Votre serviteur Ali Ben Kamélia... (re-courbettes) va avoir le plaisir de vous interpréter la célèbre danse du sabre. L'individu empoigna une sorte de tambourin bariolé et commença à taper frénétiquement dessus, comme si de sa vitesse d'exécution dépendait le salut commun. Bruits confus. Deux ou trois serveurs se précipitèrent aussitôt sur le malheureux Ben Kamélia pour s'emparer de l'instrument diabolique. Le tambourin décrivit une courbe dans l'air et disparut sous une table anonyme. Déçus, les serveurs durent se contenter de secouer quelque peu le musicien importun. Celui-ci promit tout ce que l'on voulut et tenta de reprendre le spectacle. — Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, revenant des Indes où j'ai suivi l'enseignement du très estimable maître Bahamar Bahad, je vais accomplir devant vous un numéro qui nécessite la plus grande concentration. Aussi je vous prierai de respecter le silence... Dans le café, c'était à présent un véritable rugissement. Chacun approuvait ou huait, mais avant tout, criait à pleins poumons. — Chers amis, je vais avaler ce sabre... Sans se laisser démonter par le peu de succès que rencontraient ses appels au calme, le fakir entreprit d'enfiler un immense sabre doré dans sa gorge. Les clameurs s'étaient un brin apaisées devant les dimensions insolites de l'instrument, lorsque d'une table voisine se dressa Dupont — de toutes les connaissances de Jean, la plus pittoresque, la plus chamarrée de baroque ; il s'étonna de ne pas l'avoir distingué plus tôt. Debout face au fakir, le doigt vengeur et le front barré d'une mèche frondeuse, Dupont s'écria frémissant : — Chiqué ! Bluff ! Tu es démasqué Ben Kamélia ! Tollé général. Le vieux corps disloqué d'Albert, le maître d'hôtel du Commerce, s'abattit littéralement sur Dupont. Un coup de coude le renvoya choir au milieu d'une tablée : longs os anguleux affublés d'un uniforme sombre de croque-mort. — Albert ! Albert ! psalmodiait le chœur antique. C'était le signe attendu de l'insurrection. Une bordée de verres vola vers le bar. Tous les consommateurs se relevèrent et, mus par un chaleureux élan de destruction, entreprirent de renverser tables, chaises, l'ensemble de ce qui entravait leur effusion... À ce mouvement, comme dans un théâtre de marionnettes, Gendarme fit irruption sur JeanGuy Rens 105 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes les tréteaux. Police suisse, très bien organisée, très efficace : en cinq minutes le café dégorgea de son trop-plein de vigueur. Place du Molard : deux heures du matin. Les cris des manants de Genève recouvrent le centre de la ville de nappes sonores qui s'épanouissent insolentes sur le grand sommeil des habitants sagement endormis. Aux abords de la place tourbillonnent les petites Volkswagen blanches et noires de la police — lueurs blêmes des flashes : les manifestants sont pris en photos. Car ce sont des manifestants désormais. Elles filent, guêpes nerveuses, plus vite, toujours plus vite, et sèment leurs clairs edelweiss dans la nuit — viennent mourir aux pieds des gueux les jolies fleurs de la société. Une belle image, trois mois de prison, les voici... Bris de verre, bataille, tapage nocturne, le code civil est fait pour eux. Mais — danse avant tout. De la terre profonde des secousses mystérieuses viennent éclore jusqu'au sein de la populace. Cris de joie : la folie naît de la terre sans âme et que vive la nuit ! Une fille aux grands yeux dilués de drogue prend Jean par la main comme si elle n'avait attendu que lui de toute l'existence : — Là, les hallebardes... Jean la regarde sans comprendre : il est encore entièrement imprégné de ces forces chtoniennes qu'il sent sourdre à l'intérieur de sa conscience. Puis soudain il voit : sur la place, disposées pour le marché aux fleurs du lendemain, de lourdes plaques de ciment où sont fichées des barres de fer. Il empoigne une pointe, ça bascule, ça tourne. Hourrah ! Le socle est au milieu de la rue, pointe en l'air. Le photographe qui était demeuré aux côtés de Jean tout ce temps, se déchaîne brusquement : — Ah les vandales, ils ont refusé mon travail, ils m'ont condamné au Soudan... À eux de chanter, maintenant ! D'autres suivent, des dizaines de pieux d'acier hérissent la rue tout autour de la place. C'est à qui en poussera le plus et le plus vite. L'humanité se révèle. Jean assiste surpris à cette métamorphose, la logique de la déchéance reniée un soir d'embrasement. Et puis il n'est plus surpris du tout. Les voitures blanches et noires s'arrêtent. No pasaran. Une grande clameur. Dupont est monté sur une caisse, il harangue la foule où déferlent les vagues reines du triomphe : — On a soldé notre jeunesse... — Mort aux cochons ! répond la foule. — Le monde est un ventre coprophage... — À mort ! — Le soleil est un champignon vénéneux... — Mort ! Mort ! À cet instant la caisse sur laquelle est juché le tribun improvisé, se rompt sous la JeanGuy Rens 106 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes poussée des figurants débauchés. Dupont s'effondrant au milieu des fleurs. Imagerie d'Épinal de l'émeute. La caisse, les caisses débordent de fleurs : elles éclatent d'un seul coup. Vaste feu d'artifice coloré : bleu, rouge, mauve. Les fusées jaillissent de la matière humaine en fureur et volent au ciel pour exploser en étoiles de rêves... plus haut, et encore, et encore, toucher au firmament, l'ouvrir pour toujours... juste un petit effort... Las, des pétales de roses voltigent doucement, retombent en pluie fanée... Mais d'autres étincelles fleurissent au ciel, d'autres bras se tendent vers la nuit pour arracher la vie à la terre. Ce sont de grandes fusées incandescentes, victoire au bout, élancements forcenés de gaieté folle, de folie pure... Une longue courbe lumineuse qui se tend, sourire timide, éclair inouï — puis la nuit immense, infinie. Sur le côté de la place bardée de herses, une américaine a stoppé, tous chromes luisants, vitres fumées. C'est un coup de klaxon qui n'arrête pas. Musique insupportable. Quelques fleurs viennent jaunir sur la carrosserie, des silhouettes goguenardes s'approchent. Toujours le klaxon. Sous les tôles peintes il y un tout petit monsieur enfoncé dans des coussins et du plastique, beaucoup de plastique. Et qui klaxonne... L'homme émerge de son cocon pneumatique, maintenant il apparaît très réel, plutôt grand, il doit être américain, comme la voiture. — Vauriens, malpropres, libérez la rue ! Autour du véhicule s'est créé un cercle de faces hilares : avec son désir obtus de franchir la place, l'homme apparaît comme un animal étrange égaré au sein de la fête radieuse. — Est-ce un Sumérien ? — Mais non voyons, un rhinocéros ! L'homme s'avance vers la ligne pâle des visages, rien ne bouge. Tout semble se suspendre dans l'air, en attente. Même les façades des immeubles attendent. Le ciel attend. La joie attend. Tout. — Petites fripouilles, lâches ! L'homme est à deux pas d'un gaillard émacié à la longue chevelure blonde, en blanche djellaba, figure de Christ tout droit issue d'une vieille icône russe. — Tu pourrais te raser, va-nu-pieds, bon à rien ! Les sourires tout autour s'accentuent. L'homme paraît fasciné par la tête auréolée d'or qu'il a devant lui, il s'avance encore, ils vont se toucher... Non, un choc irradie l'atmosphère, on ne distingue plus très bien, un voile opaque brouille la scène, les maisons vacillent, la terre oscille sous les pieds... Que se passe-t-il ? Un sifflement lointain déchire oreilles et tympans, malmène les cerveaux, ébranle les corps... L'homme a frappé le Christ. JeanGuy Rens 107 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Grondement de colère. Chienne ! Vermine ! Une émotion violente brasse les gueux : haine ! haine ! Une forme sombre traverse d'un bond toute la largeur de la place : c'est Dupont ! Jaillissant de la marée vengeresse, projeté hors la mer, hors l'écume, hors lui-même... Devant l'homme à nouveau tout petit, rêvant de fuite : le chevalier Dupont, justicier des ombres, flamberge à la main. Un rire énorme secoue Pantagruel... L'homme est à terre, la tête inclinée de travers, contre le bord saillant du trottoir, dépeigné... Une mince ligne de sang s'écoule de la bouche, glisse sur le visage comme pour le caresser, hésite un instant sur le nez, puis le contourne, coupe le front pour se perdre dans les cheveux, s'égoutter sur le sol en une petite flaque sale, insensiblement, comme si de rien n'était. Tache sombre sur le bitume gris. Il n'y avait plus d'homme du tout. Ni petit, ni rien. Un air de jazz trace un rapide slalom rubato, deux trois notes vives, très entraînantes... La danse reprend... Les hanches souples des filles, leurs bras fragiles abandonnés au vent... mouvements d'abord maladroits, quelques discordances accrochent encore aux genoux, les fines jambes blanches... Mais déjà tout s'harmonise : crève la dissonance malgracieuse ! agonise la malformation douteuse ! le présent est à l'élégance cruelle. Dans le royaume de la nuit, la légèreté est reine, c'est la permission de minuit de l'enfance retrouvée, loin des cendres ternes du monde des formes, au pays que l'on n'atteint jamais, permission prolongée jusqu'à l'aube... Surgit l'éclat : des flammèches enivrées volent lécher la peinture chromée de la voiture inerte. Gros monstre imbécile affalé entre ses roues. Le feu s'évade du réservoir d'essence. Le feu : signe de la renaissance. Promesse de vie. Signe que tout est encore possible. La matière sécrète sa mort. L'auto brûle à grandes flammes... Celui qui n'a jamais vu brûler une voiture ne comprendra jamais le mot liberté. Ah, la fraîche délivrance ! Dans le ciel brille un grand cercle lumineux : halo de gloire à la folie triomphante. Les mains se tendent, se frôlent, se trouvent bientôt. Une joyeuse farandole se dessine autour du brasier. La lueur sauvage resplendit dans tous les yeux, ondoyantes facettes d'une même percée dans l'univers. L'incendie boute le sang à travers la nuit. Les façades des maisons s'empourprent de plaisir. Le monde tourne sur l'axe resplendissant de l'ivresse des manants de Genève : flamboiement des cerveaux... Et tourne, tourne la sarabande sans fin de la jeunesse sauvée. À travers les mains réunies coule le même sang d'un même rêve. Plus rien n'existe que les doigts emmêlés, la danse barbare, l'allégresse impitoyable : s'effondre l'univers et que vivent les cœurs, les seuls cœurs ! Devant le foyer, derrière, les flammes encadrent son visage, le masquent, le livrent tour à tour : Reynald semble célébrer une cérémonie ancienne. Poésie-délire. Les mots crachés à pleine voix viennent papillonner à travers la foule, tantôt suppliants, tantôt burlesques. C'est Ezra Pound, le poète de l'apocalypse qui parle aux gueux, point n'est besoin d'écouter pour comprendre ce qu'il leur confie : O Lynx, my love, my lovely lynx, Keep watch over my wine pot, Guard close my mountain still Till this god come into this whisky... JeanGuy Rens 108 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes Ah les délicieux carnassiers ! Féroces, les babines écumantes de sang frais, avides de toute la tendresse du monde : les jolis petits crocs pointus sur une cuisse de femme bien dodue... Le lynx a le crâne empli d'alcools bizarres, la folie l'envahit, il se jette dans la ville, caracole plein de grâce dans les rues... La place prend la teinte fauvedorée du pelage des lynx qui gravitent autour des flammes, de plus en plus nombreux, de plus en plus serrés. La fente aiguë de leurs yeux prend des reflets inquiétants. Les lynx sont rois et rois ils le seront très férocement. Un brouillard épais s'abat sur la place du Molard, les miaulements sinistres résonnent plus grinçants. Jean a l'impression de voler très haut dans l'atmosphère, l'air siffle à ses oreilles, il fait très froid, le baiser glacé du vent lui passe sur tout le corps, s'enroule en spirales autour des jambes, son cou... Il glisse vers le sol, très vite, il tombe, va s'écraser... Aaaah ! La terre n'a plus de consistance, c'est un duvet moelleux qui le renvoie à nouveau au ciel, il fend l'espace, toujours plus haut à travers le brouillard dense qui l'oppresse et l'aveugle... Mais les nuages sont délaissés, irrésistiblement plaqués vers le bas... Tout est calme, limpidité, même la fraîcheur se fait amicale... Les dieux magnanimes avaient changé la pauvre Philomène en hirondelle afin qu'elle puisse se rire des tristes humains... Maintenant Jean réalise mieux ce qui se passe : il plane dans le ciel les bras dissous au loin. Mais il n'est pas seul : là-bas il aperçoit la fille aux hallebardes qui cherche dans la nuit, Dupont qui monte plus haut que tous et apostrophe le cosmos. Rien ne répond. Les bonds insensés qui arrachent les manants au règne larvaire se prolongent en vols planés très majestueux, très sublimes, puis en chutes vertigineuses, au ralenti, lentes, lentes... Organes révulsés par l'angoisse... Mais non, un nouvel élan les sauve une fois encore, une remontée inexorable, gorges nouées de désir, desséchées par la soif ardente... C'est l'apothéose un instant totale, absolue... Mais quelque chose se dérobe, les poitrines ne saisissent plus l'éther... Il faut encore une fois glisser vers la terre du monde où tout se défait sans cesse quand l'on ne voudrait que monter, escalader cette sensation primitive et violente de toujours plus, à la limite immédiate de la souffrance et de l'extase, aux confins de l'oubli éternel de tout ce qui est raté, inachevé... Les lynx qui persévéraient à bondir autour du brasier agonisant marquèrent un temps d'arrêt, leurs yeux phosphorescents renvoyaient à cette grande peur de la sauvagerie profanée par la catastrophe de la civilisation de l'homme La police faisait enfin irruption sur la place, au pas de course — bruit de talons de cuir sur les pavés — et matraques à la main. Un souffle puissant traversa le Molard. Le temps d'une brève seconde quelques couples semblèrent vouloir résister à la charge : étreinte monstrueuse d'une victime et de son bourreau. L'ange déchu est à terre — la matraque se relève, seule. Un grand cri jaillit de tous les gosiers : — Nous sommes cernés ! Mais tout était déjà fini. Jean assistait hagard au spectacle de la police livrant la chasse aux perturbateurs de l'ordre public. Quatre mains s'emparèrent de lui à l'improviste. Cela le surprit, le monde lui paraissait pitoyable et lointain. Il se retrouva soudain vidé de toute substance. Il aurait voulu s'effondrer, disparaître. À moitié écartelé, on l'entraînait vers un fourgon d'où sortaient des protestations et des gémissements. Tout se terminait ici, dans un grouillement confus de chair blessée. JeanGuy Rens 109 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes La place était maintenant déserte. Seuls quelques policiers erraient encore au milieu des décombres, ils revenaient vers leurs véhicules — tout le monde s'en allait. Mais çà et là, dans l'une ou l'autre rue adjacente, des groupes de lynx attardés fuyaient furtivement, leurs échines ondoyantes déjà mêlées à la nuit mystérieuse du wild. Les braises incandescentes du foyer lancèrent un ultime éclat : une couche de cendres grises vint recouvrir la place, et puis toute la ville, et puis aussi toutes les âmes vives. Le commissariat de police du Bourg-de-Four était archicomble lorsque Jean y pénétra. Après lui avoir vidé les poches, on le poussa contre un mur où se trouvaient déjà alignées des personnes qu'il reconnut. Dupont n'y était pas, ni Grégoire, le photographe. La première chose qu'il entendit, ce fut ce policier anonyme dictant son rapport (à la presse ?) dans une pièce voisine : — Un happening géant place du Molard... oui, c'est ça... Cent cinquante à deux cents jeunes gens déchaînés, probablement drogués... De quoi pouvait bien parler cet inconnu ? Encore un qui lisait trop de journaux ou alors qui était sujet à une mythomanie active... Jean formulait ces réflexions tout empreintes de pertinence à voix haute. La réaction policière, également pertinente, ne tarda point. On lui fit inaugurer un court interrogatoire, quelques questions sans queue ni tête suivies d'une prise de sang. Puis on le dirigea vers une pièce coupée en deux par une grille. D'un côté : la police suisse, bien nourrie, couperosée ; de l'autre : les éclopés de la société. Jean constata avec une satisfaction amère qu'on le poussait du côté des gueux. Reynald l'attendait, assis par terre, le dos contre le grillage, un rictus sarcastique aux lèvres. Pendant que Jean s'aménageait une place à proximité, il fit (geste de la main, inévitable) : — Et voilà notre seul point de rencontre avec la société : les flics ! — Peut-être avons-nous fait fausse route quelque part ? murmura Jean sans beaucoup de conviction. Il se revoyait à seize ans, choisissant le malheur avec passion. — Certainement. À un endroit nous avons laissé rêvé d'inventer un jeu avec des règles différentes, un peu plus... fraternelles, peut-être. Des règles où l'on se retrouve... Mais ils ne nous pardonneront jamais que nous les mettions face à leurs renoncements... Et puis on a manqué de volonté, de cohérence, nous n'y avons pas assez cru. — Oui, approuva Jean songeur. Voilà un jeu que l'on a commencé avec des idées, puis avec nos gestes, nos forces, nos instincts, et tout à coup nous nous sommes retrouvés pris dans nos négations, nous nous sommes aperçus que nous ne pouvions plus abandonner ce jeu pour un autre... Est-ce que cela valait tellement la peine ? JeanGuy Rens 110 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes — Oui, bien sûr que oui ! s'écria Reynald avec véhémence. Il y a un volume d'abjection dans l'humanité telle qu'elle se dévoile à travers la vie quotidienne que l'on ne refusera jamais assez. — Nous sommes en prison... — Avec les exigences antipoétiques de la société qui nous entoure, c'est la vie entière qui est une prison. Je ne ressens pas la différence. — C'est peut-être en nous que quelque chose s'est détraqué. — Regarde ces vagabonds : rien que des pouilleux, hein ? Ne valent-ils pas mieux que tout le beau monde que tu fréquentes ? Ne valent-ils pas mieux que tous ceux qui ont remis leur esprit ou absence d'esprit à une mode qui ne leur appartient même pas ? Ah, ils peuvent être fiers de leurs bonnes manières, tes amis : le snobisme est une servilité supplémentaire, voilà ! Jean regarda ce rejet d'humanité vaincue, étendue ou accroupie au pied des parois de la cellule : les uns dormaient, les autres, prostrés, ne bougeaient guère plus. Ce qui régnait c'était l'hébétude. Par moments la porte de la grille s'ouvrait sur un nouvel arrivant qui venait s'affaler un peu plus au milieu de la pièce. Pourtant l'allusion de Reynald à ses amis nantis l'irritait, il y avait quelque chose d'erroné dans ce jugement. Jean ne pouvait se résoudre à condamner des gens comme Sélim ou Antoine pour leur argent. C'était bien la moindre des choses qu'ils en eussent. Le drame qu'il pressentait était plus profond. L'inquiétude lui griffa la gorge. Il répondit : — Je ne sais pas, je ne sais plus, j'ai peur de ne pas être à la hauteur de l'idée que je me fais de la vie... Quand j'étais gosse, je voulais être officier français le 13 septembre 1759, ou mieux : le 18 juin 1815 ! — Dans les conditions objectives où nous nous trouvons, nous tous avec toi, tu as tort de désespérer, il ne faut jamais céder son âme au néant d'une société morte. — Pour moi la vie n'est qu'une entreprise de mutilation universelle, poursuivit Jean sans entendre ce qu'on lui disait. Avant je la voyais aussi absolue que la mort. — Bien sûr, la vieillesse ou la mort n'existent pas, si nous parions sur la vie c'est qu'elle est aussi merveilleuse que la mort. — J'attendais tellement de la vie, il y a des gens qui attendent toujours trop de la vie... — Non, non et non ! s'emporta brusquement Reynald. La vie n'est qu'un moyen pour atteindre quelque chose de plus : comme l'idée que l'on se fait de la dignité. — Encore un de tes mots vides de signification concrète. — La dignité, c'est se tenir debout. JeanGuy Rens 111 La mort du coyote Deuxième partie : Jeux de fantômes La phrase gifla Jean en pleine face. Elle stigmatisait, mieux que ne l'aurait fait n'importe quelle démonstration, son mode de vie, toutes les formes d'être abîmées qui se traînent au ras du sol, son manque d'énergie. Il sentit qu'il ne pourrait pas admettre indéfiniment cette humiliation. — Une révolution... commença Reynald comme s'il poursuivait le fil d'une réflexion personnelle. Il se tut. — La défaillance est en nous, dit la voix rauque qui était celle de Jean. — Et qu'est-ce que la société nous a proposé pour nous faire vivre ? Rien ! Ou plutôt si, l'argent, toujours plus d'argent, une frénésie d'argent, mais les moyens pour en gagner étaient inacceptables. — En attendant ils nous ont mis en prison. — Dans la Bible il y a un ou deux passages... Jean eut un tressaillement : il se foutait de la Bible, il n'y avait jamais rien trouvé d'intéressant. Il était obnubilé par ces données élémentaires qui sont le monde, la force et la misère, le temps qui passe et qu'il ne comprenait pas. Le problème était d'une limpidité vertigineuse. — Reynald, j'ai peur pour notre avenir. Comment allons-nous pouvoir vivre ? — Peut-être... Dieu ? JeanGuy Rens 112 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca III LAVORARE STANCA JeanGuy Rens 113 La mort du coyote JeanGuy Rens Troisième partie : Lavorare Stanca 114 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Quand j'étais barman à Macao les voiliers fous aux longues voiles mécaniques venaient picorer le gin à travers mes doigts de démiurge. Chaque soir le roulis monotone ramenait à moi les femmes soyeuses aux visages éperdus, le joueur solitaire qui risque ses dernières cartes, l'attente fébrile du gigolo qui guette une silhouette hypothétique... Vanité des vanités : je n'ai jamais été à Macao. Seulement à Khartoum. Plongeur dans une gargote sordide. L'ordre de mon texte est scellé dans la fatalité vécue, on n'échappe pas aux salles funéraires de ce qui fut. J'écris donc je décris, c'est tout. Jean traverse le pont de Victoria Avenue. Après six mois de Soudan, l'été à Cambridge rafraîchit le corps en une douce montée de verdure qui recouvre les nudités arides du désert de gouache, pastel et autres aménités. Il lance un coup d'œil vers la Cam où quelques amateurs d'aviron s'entraînent dans la venue du soir. Toujours surpris par leur acharnement. Les cris indistincts du cox scandent l'effort des rameurs. Dans le silence absolu qui le submerge depuis son arrivée à Cambridge, Jean sursaute au moindre signe de vie, cette vie continue à s'écouler autour de lui — au-dessus de lui. Et tout d'abord aux souvenirs. Son arrivée à Khartoum en catastrophe. Il avait dû travailler en attendant la venue de Grégoire (la gargote sordide...). Les quatre mois passés avec la mission archéologique furent un répit : on l'avait accueilli sans défiance, comme s'il avait été des leurs. Grâce à Grégoire il avait facilement obtenu un poste de traducteur français-anglais. Personne n'avait remarqué ce cancer monstrueux qui oblitérait la plus grande partie du regard de Jean. Il dactylographiait des rapports pour les universités de langue française, vidait des canettes de bière avec de grands Américains hilares qui franchissaient la vie comme une compétition sportive. Puis les mois de janvier-février 1968. Retour à Khartoum, les poches pleines d'argent cette fois. Quelques lettres l'attendaient. Luis avait réussi ses finales de médecine. Lana était à Téhéran. D'elle, pas un mot. Jean s'était laissé couler dans la torpeur. Longues fumeries de kif. Jusqu'à ce que le monde perde toute substance. Nuages troubles. Il ne faut pas penser. Ce départ de Genève, en juillet, au début des vacances universitaires, avait été une fuite totale. Pouvait plus supporter son inexistence. Retrouver son néant à chaque coin de rue. Genève était devenue intolérable. Même Teresa le voyait réapparaître chaque soir avec un agacement grandissant. Elle ne croyait plus en lui. Elle n'y avait sans doute jamais cru. Mais elle n'essayait plus de faire semblant. Oui, c'était ça qui l'avait jeté au désert. Qu'importe d'ailleurs. De Khartoum, Jean avait écrit deux lettres, l'une à Teresa, l'autre à Lana. Prétexte à ne rien faire. Attendre hébété qu'on vienne le sauver. Il avait honte de sa lâcheté. Mais quand même : une fois au moins quelqu'un aurait dû faire attention à lui. Ça tient à si peu de choses une vie réussie... Foutaises que toutes ces considérations : qu'est-ce qu'une vie réussie ? Un peu d'argent, beaucoup de travail, une existence entière définie par des gestes qui demeureront irréductiblement étrangers. Et ensuite ? Au bout du parcours ne reste ni argent, ni vie, ni rien. On ne réussit jamais rien. Tout au plus peut-on s'anesthésier. Jean avait découvert le kif. Cela valait bien des illusions... Pourtant, il aurait voulu réussir — saleté de mot : il ne voulait pas le lâcher ! — réussir pour avoir le droit de tout rejeter ensuite. Cracher sur le scandale du monde. Vomir de dégoût... Bien sûr Teresa et Lana n'avaient pas répondu. Pas même une carte : pensée affectueuse, souvenir amical... Indifférence. Il n'existait pas. Aussi simple. Personne pour lui faire l'aumône d'un mensonge. Sourire. Teresa et Lana : Jean avait espéré des heures durant les voir apparaître, tour à tour, l'une et puis l'autre, ou les deux réunies, sur le seuil de la chambre étuve qu'il occupait. JeanGuy Rens 115 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Son gourbi ! Relents fétides d'urine chaude. Combien de fois dans la rue n'avait-il pas cru reconnaître un visage familier ? Des touristes américaines généralement. Naïf : il s'était toujours imaginé en son for intérieur qu'il existait un degré de malheur passé lequel l'équilibre devrait se rétablir. Il croyait en une logique confuse de l'univers qui ne saurait tolérer une telle permanence de la déchéance. Au paroxysme du nihilisme Jean retrouvait la croyance primitive en cette justice immanente qui fonde toute religion. Quelque chose devait se produire, fatalement — un jour. Instinctivement il se rapprochait du christianisme par ce qu'il comporte de plus absurde : l'attente du miracle. Jean s'engage sur le pré de Midsummer Commons où paressent quelques chevaux sans doute destinés à distraire les voyageurs en goguette. Devant lui, à quelques centaines de pieds, vous avez le Fort Saint George, la foule habituelle des soirs d'été. Les consommateurs éparpillés dans l'herbe barbouillent la fraîcheur de l'air de gaieté et de vivacité... Pour mieux voir : contemplez un tableau de Watteau, c'est éternel ça. Jean aperçoit Barry qui lui fait signe de la main. Amical. C'est mon colocataire. À nous deux nous avons loué une maisonnette de briques encastrée dans une rangée d'habitations parfaitement identiques. Derrière : un terrain vague ; devant, de l'autre côté de l'allée : le cimetière des riches avec ses pelouses bien soignées, ses arbres centenaires, ses fleurs. Cela nous tient lieu de parc et nous nous en satisfaisons amplement, dois-je le préciser ? Le tout pour une somme dérisoire, quelques livres par semaine. Barry prépare un doctorat sur le drame élisabéthain, ce qui lui permet de profiter des services du Postgraduate Club. C'est le Club qui avait fourni ce logement. Un étranger, non universitaire par surcroît, n'aurait jamais bénéficié d'une telle aubaine. D'autant que pour l'heure je me retrouve sans statut défini. La GrandeBretagne post impériale ces années-là commençait de rentrer en elle-même et se fermait au reflux qui chaque jour ramenait au cœur de la métropole des dizaines de milliers d'ex-colonisés : Jamaïquains, Cingalais, Indiens, Pakistanais et surtout les parias asiatiques de l'Afrique orientale. Chute d'un Empire. Toutes sortes de maladies s'abattaient sur la vieille puissance coloniale, l'une d'entre elles avait même son nom et c'était la powellite, du nom d'Enoch Powell, député tory célèbre pour ses visions prophétiques : non à la société multiraciale ! J'évoque sans la moindre satisfaction déplacée cette atmosphère carnavalesque de Bas-Empire, énervée et grimaçante. Pour moi il n'y a là qu'un phénomène de civilisation, une singularité, dont je suis en même temps le cobaye et l'observateur. J'étais entré en Angleterre avec un simple visa de touriste. Depuis on m'avait donné le droit de vote mais refusé le droit de travail. C'est logique, m'avait expliqué le fonctionnaire préposé à l'immigration, ne pouvant plus intégrer cette masse grandissante de gens de couleurs nous avons été contraints de décréter que la qualité de Britannique ne donnait plus ipso facto accès au circuit économique britannique. À Canadian citizen is a British subject — Les citoyens canadiens sont des sujets britanniques, affirme mon passeport en première page. Oui, c'est toujours vrai, vous êtes les bienvenus dans notre communauté, le Royaume-Uni n'oublie pas ses colonies, malheureusement nous ne pouvons pas faire d'exception pour les ressortissants du Commonwealth blanc... Ça va, ça va, j'ai très bien compris la distinction impossible entre Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et le reste, c'est correct, fair-play, le cliché anglais reste intact. Dans le fond cette attitude franchement antiraciste me plaît. Une fois de plus la légalité sociale montre du doigt où je me situe sur l'échiquier mondial : les junkies de Suisse, les nègres d'Angleterre. La société JeanGuy Rens 116 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca avoue plus de cohérence que je ne l'aurais supposé. C'est ainsi qu'on vous trace en négatif le portrait d'un homme hypothétique, par petites touches successives. Un jour le tableau achevé... Mais je m'interromps, j'empiète sur l'avenir, ce futur qui n'est pas. Avez-vous remarqué qu'il n'y a pas de futur narratif ? tout au plus y a-t-il des projections vers ce futur absolu qu'on appelle la mort. Interlude métaphysique. Je suis à Cambridge, devant mon cimetière et j'écris mes souvenirs de la saga genevoise tout en m'écrivant dans l'immédiateté présente. La table de bois, la fenêtre, paysage anglais : vous remettez les choses en place maintenant, nous y sommes enfin dans ce lieu privilégié de l'écrivain omniscient d'où tombent mes jugements exécutoires sans délai sur Jean, sa vie et son discours. Mon isolement suprême est percé à jour par le biais de ce no man's land juridique où me relègue l'Empire : pas de statut officiel, colonisé et décolonisé dans un même déni du temps et de l'espace, je baigne dans une zone de flou au milieu d'une tour d'ivoire renversée, tout le monde peut me voir... Voir quoi, au juste ? L'imprécision de mes traits ne se métamorphose pas d'un coup de baguette magique pour laisser au grand jour la structure absolue, littéraire ou non. La conscience mystifiée et mystificatrice de l'écrivain traditionnel ne s'efface pas devant l'écrivain de choc du prolétariat en marche... J'en viens à me demander pourquoi, de démissions en renoncements, j'ai laissé partir à la dérive ce qui aurait pu devenir une entreprise romanesque digne de ce nom, je veux dire : le récit de Jean. Je n'ai rien gagné en authenticité avec mes belles références, mon accumulation de précisions et de détails qui pourtant ne visaient qu'à soutenir mon actualité réelle, ici et maintenant. Nous sommes en Angleterre, dans une chambre comme les autres et là-dedans il y a moi qui écris mon historiette. Je me dédouble au passé dans le présent mais vous ne me distinguez pas mieux pour autant. Silhouette neutre, écriture neutre. Ce moi qui refuse de prendre forme s'égaille entre ma situation interdite et mon interlocuteur invisible. Je regarde par la fenêtre, l'esprit tendu à son sommet, et je vois rien, rien, rien. Quelle Angleterre ? Lorsqu'il était revenu du Soudan par petites étapes, le bus jusqu'à Alexandrie, le bateau jusqu'en Grèce, Jean avait soigneusement évité Genève. Ne voulait plus affronter le théâtre de son échec. Il avait abouti à Paris. Ville terrible. Ville inexorable. Les gens qui ont commencé à s'enfoncer y reçoivent leur naufrage en pleine face. En Angleterre au moins on vous donne la possibilité de vous expliquer — on peut essayer de louvoyer, de tergiverser. À Paris pas. Jean s'était rendu à la N.R.F. où il avait envoyé une liasse de poèmes au moment de quitter Genève, six mois plus tôt. Quel espoir subit l'avait encore saisi ? La rue de l'Université, impasse Sébastien-Bottin. Il était monté à l'étage. Moquette douce aux pieds. Luxe dont il avait oublié l'existence, dont il avait perdu jusqu'au sentiment de la possibilité. Spécialement depuis l'abandon de ses études, de l'argent familial, de la vie telle qu'il faut la jouer. Quelques instants il eut l'impression de se trouver au centre intelligent du monde. La culture telle qu'on la modèle au jour le jour. Réminiscences. Les noms sur les portes. Tiens, Michel Mohrt, il avait écrit quelques pages qui l'avaient touché... Où était-ce déjà ? Une dame élégante l'introduisit dans le bureau directorial de Marcel Arland. Imposture. Jean savait les mots qui allaient suivre, ils étaient inscrits dans toutes les fibres de son être. Ce n'était que la réitération d'une même histoire éternelle et fade. — ... je partage leur avis, l'écriture est trop lente, juste dans l'ensemble, mais pas assez nouvelle, pas assez aiguë. JeanGuy Rens 117 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Je comprends, répondait la voix de Jean. Vous avez tout à fait raison. Sur le bureau les poèmes émoussés semblaient agacer les mains du maître ès cultures. Ils témoignent cependant de véritables qualités de poète, qui doivent vous donner confiance. Jean avait été soulagé de cette fin de non-recevoir. Il sortit dans la rue sans faire attention au nombre inhabituel des policiers qui patrouillaient, l'humeur étrange des passants. Un peu plus tard il tomba au milieu d'une manifestation, c'était déjà une émeute. Paris bougeait. Au cours de la nuit, des barricades flambèrent. Jean regarda sans comprendre les fêtes de Mai. Rien à faire. Il traversa la Manche son recueil de poèmes sous le bras, direction Cambridge. Une superstition insensée le poussait vers cette ville où Teresa avait séjourné à plusieurs reprises. Elle lui en avait si souvent parlé que les rues avaient conservé la marque de son passage. Les parcs où l'on joue au tennis. Les arbres qui ne meurent jamais. Au commencement il n'avait pu détacher son esprit de la présence de la jeune fille qui flottait partout. Cette rue : elle l'a vue ; cette herbe : elle l'a vue ; cette poussière : elle l'a vue... Puis la magie s'était estompée dans la monotonie du quotidien. Jean ne connaissait personne à Cambridge. Il errait, stupide, attendant que l'argent ramené du Soudan vienne à expiration. ... Barry agite la main. Jean se redresse et esquisse un sourire bravache. Les chopes de bière se déversent dans des gosiers sains, les gens se bousculent bruyamment. Dans un coin un géant barbu lit l'avenir dans la main d'une blonde évaporée, suédoise sans doute. Un Espagnol déclame une proclamation incendiaire. Jean s'approche du bar en plein air : une fois de plus il renaît au monde. Café Society, avait un jour décrété quelque moraliste avec commisération. Leitmotiv. Jean chasse le frisson aigre qui lui parcourt le dos pour assurer son sourire. Il arrive. — Bonsoir, quoi de neuf aujourd'hui ? — Rien de spécial, vieux, comme d'habitude. J'ai honte d'étaler cette oisiveté. L'autre me considère comme un fieffé paresseux. Avec raison. Et je serais prêt à en remettre... Je partage mon temps entre le lit et la table de travail. Corriger mes poèmes, au mot le mot, à la pointe ultra-sensible de la conscience. Méchants poèmes qui s'étirent de plus en plus, tendent vers une sorte de parole parlée, la préparation d'octobre, le mois du roman. Je rêve. Arracher à la stagnation des choses la mélodie de l'imaginaire. Effacer la torpeur. Mon organisme ne supporte plus le café : je passe ma tête sous le robinet d'eau froide, humecte mon visage d'eau de Cologne — tenter d'émerger du brouillard de l'esprit. Chaque journée passée dans la prostration immobile devient une défaite. À hurler d'impuissance. C'est toute cette propension au rien qu'il faut vaincre. ... Barry qui demande, narquois : — Comment va la Révolution française ? JeanGuy Rens 118 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Rien à foutre. — C'est curieux ce respect qu'ont les Français pour leurs chefs militaires... — Je ne suis pas français et je n'aime pas les soldats. — N'empêche, combien y avait-il de Québécois l'an passé pour saluer de Gaulle ? Le caractère latin aime l'uniforme, les généraux, vous vous ressemblez tous. Depuis Mussolini jusqu'à Franco, de Gaulle, c'est toujours pareil. — Ouais... Jean va chercher une pinte de bière et s'assied dans l'herbe aux côtés de Barry plus sérieux : — Tu sais Jean, je ne voudrais pas avoir l'air de m'occuper de ce qui ne me regarde pas, mais puisque tu n'as pas de famille pour t'envoyer de l'argent et que tu ne travailles pas, il faudrait que je sache combien de temps encore tu pourras payer le loyer. Je n'ai pas envie de me retrouver seul avec toute la maison à charge. — Ne t'inquiète pas, je saurai m'arranger. — Ah oui ? Ça doit être bien agréable de pouvoir vivre ainsi, sans rien faire : flâner toute la journée. — Au contraire c'est très difficile, répliqua Jean sans sourciller. Tu restes avec ton visage plaqué sur le miroir, juste devant toi, tes idées collées à la peau. Ce n'est pas très jolie une idée vue de près. — Pourquoi ne sors-tu pas ? Il y a quand même des choses à faire. — Je ne connais personne. Rire de Barry. — En voilà une réponse ! Commence par sortir et puis les connaissances viendront d'elles-mêmes... N'est-ce pas un peu ce que votre Pascal conseillait aux libertins ? — Pascal croyait aux faits, c'était un physicien. On en revient toujours à un problème de foi. — Ah maudits Français : vous serez toujours aussi incorrigibles avec votre philosophie. Comme les Allemands. Mais abandonnez-les une fois pour toutes, vos abstractions. — Okay, s'écrie Jean avec une décision soudaine. Propose-moi vite quelque chose de concret, très concret, sans réfléchir. JeanGuy Rens 119 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — D'abord je t'offre un verre de Guiness, et puis : suis-moi. — Nous choquâmes violemment nos chopes pleines de la sombre bière d'Irlande, puis nous nous sommes laissés emmener par la soirée. C'est ainsi que je rencontrai Mike. La partie avait commencé de façon très ordinaire. En entrant Barry avait baisé le front de l'hôtesse, avec beaucoup d'obligeance. — Jean, un ami canadien, avait-il annoncé. Puis ils s'étaient mêlés au flot des convives qui s'entassaient dans tout le rez-dechaussée de la maison. Quelques groupes compacts, amassés par grappes autour de deux ou trois tourne-disques s'efforçaient de danser. Mais la plupart des gens buvaient et discutaient. Jean traverse à plusieurs reprises la foule jacassante, laissant parfois traîner son regard sur une femme, s'essayant à percer le secret d'une expression, puis il tomba en arrêt devant une grande bassine de punch et ne bougea plus. Parfois quelqu'un s'imaginant que c'était là son rôle, lui tendait un verre qu'il emplissait à la louche. Il pouvait juger à loisir du déroulement de la soirée. L'alcool qui l'envahissait maintenant à l'unisson des invités l'empêchait de s'ennuyer. Pourtant il contemplait le spectacle depuis l'extérieur. Jean se livrait à la séduction de sa double situation. À un moment Barry vint à passer près de lui et lança : — Mortelle cette soirée ! Jean se troubla quelque peu, regarda autour de lui sans rien discerner de particulier, puis retrouva son apathie somnolente. Le punch avait disparu. Il mâchonnait un zeste d'orange. Barry revint, mais cette fois un projet arrêté en tête. Il était accompagné d'un long type maigre dont les cheveux crépus s'échappaient dans toutes les directions. — Jean, j'ai à te montrer quelque chose. Il le prit par le bras et le poussa vers le living-room. Sous une baie vitrée trônait un magnifique tonneau de bière. C'était le centre de la partie, tout le monde défilait devant, revenait, créant une sorte de remous animé et joyeux. — Nous rentrons à la maison, expliqua Barry. Mais il nous faut à boire. — Tu ne veux quand même pas emmener ce tonneau... (Scepticisme de Jean.) — Ils ont été bien inspirés de placer le tonneau devant la fenêtre, murmura l'inconnu aux longs cheveux. JeanGuy Rens 120 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Écoute Jean : Mike et toi allez sortir dans le jardin et vous attendrez que je vous passe le tonneau par la fenêtre. Ça va ? — Qu'en ferons-nous ? demanda Jean. — Mettez-le dans ma voiture, et puis revenez. Il faut éviter qu'ils nous soupçonnent. On partira plus tard. Tandis que Jean se servait un verre de bière, Barry remua le tonneau d'un air négligeant. — Ça ira, assura-t-il satisfait de son inspection. Ce n'est pas trop lourd. Mike et Jean se dirigèrent vers le jardin. Presque désert. Dans le fond un couple se promenait en quête de solitude, mais du côté de la villa c'était libre. Mike alluma tranquillement une cigarette et s'adossa contre un arbre. — Hey man, t'as vu le portillon là-bas ? Je pense que c'est l'endroit rêvé pour sortir le matériel. — Oui, c'est assez sombre. Jean dévisageait avec curiosité son compagnon. Sous son accoutrement extravagant — tout en foulards, chemise bariolée et pantalons décorés de dessins fantaisistes, une chope de bière accrochée au ceinturon — perçait une physionomie de jeunesse inattendue, presque ingénue. — Crois-tu que Barry parviendra à enlever le tonneau sans être aperçu ? reprit Jean. — Tout dépend du punch qu'ils ont bu. — Faudrait qu'ils aient une sacrée dose ! Une fille émergea de la maison en courant. Dégrisée, elle fit encore quelques pas, puis aperçut les deux garçons silencieux. — Ce qu'il peut faire chaud là-dedans, claironna-t-elle. — Tu veux boire ? proposa Mike en tendant son verre sans bouger d'un pouce. — Merci, dit-elle. La fille se rapprocha et avala une gorgée dédaigneuse. Sa respiration désordonnée indiquait qu'elle venait d'interrompre une danse. Elle soupira, puis demanda : — Et vous, que faites-vous dans ce coin ? On se distrait comme on peut, répliqua Mike. Elle adopta un ton enjôleur pour JeanGuy Rens 121 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca suggérer : — À trois ça pourrait être bien mieux... — Peut-être. Mike tirait sur sa cigarette avec indifférence. La fille hésita un moment puis s'écria : — Oh, je vais chercher un verre, je reviens. Elle disparut comme elle était venue. — Tu vois, man, c'est avec ce genre de gonzesse qu'on perd un tonneau de bière. — Pas trop désagréable. Mike eut un petit rire rapide. À travers les vitres Jean voyait des formes humaines se déhancher en cadence. De temps à autre elles s'immobilisaient, semblaient retomber en elles-mêmes, suspendues, prêtes à se désintégrer, mais la musique les reprenait à nouveau dans son élan. Tout à coup une fenêtre s'ouvrit et l'avant-corps de Barry se profila à contre-jour dans la lumière j aune. — Où êtes-vous ? Mike et Jean se dressèrent à quelques pieds de là. — On n'attend que toi, chef. — Prenez déjà ça. Barry sortit de son pantalon une bouteille de gin aux trois quarts pleine. — Maintenant je vais vous passer le bébé. Faites attention. Il parlait sans précipitation, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle au monde. Puis brusquement il se baissa et, d'un seul geste, fit rouler le tonneau sur l'appui. Mike et Jean le reçurent dans les bras. Sous le choc ils fléchirent et durent le laisser tomber à terre. La fenêtre s'était refermée. — Diablement lourd, grogna Mike. — Prends-le par devant, moi je te suis. Les deux jeunes gens trottèrent gauchement en direction du portillon. Leurs mains glissaient sur la forme rebondie du tonneau. Avant de s'engager sur la route, ils le laissèrent tomber encore une fois. JeanGuy Rens 122 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — On n'a pas de prise sur cette maudite saleté, fit Mike. — Est-ce que la voiture est loin ? Mike jeta un coup d'œil par-dessus la haie. — Non, juste ici. — Alors, allons-y pour la belle ! Ils calèrent le tonneau à l'arrière de la voiture de Barry. Une vieille Austin à la carrosserie toute mangée de rouille. Puis ils s'installèrent sur la banquette avant. — Celle-là man, on l'a méritée. Mike exhiba la bouteille de gin qu'il avait serrée entre son ceinturon de cuir et le corps. Jean but puis se frotta les mains encore congestionnées par le poids du tonneau. La voix de Barry les fit tressaillir. — Encore là ! Mais qu'est-ce que vous foutez ? Vous allez vous faire repérer. — Que disent les autres ? questionna Jean. Ils n'ont encore rien vu. Mais dépêchez-vous. Incroyable, marmonna Jean en sortant difficilement de la voiture. Ça doit être le bal des aveugles ! Les trois déménageurs regagnèrent la villa le cœur léger. Une ivresse excitante les avait saisis qui donnait à leur entente une saveur de conspiration. Les invités semblaient ne s'être aperçus de rien. On dansait maintenant dans une semi-obscurité sur des rythmes lents. Des couples commençaient à s'égarer dans les recoins, du côté du jardin, vers l'étage. — Il nous faut encore du gin, affirma Barry. Je veux organiser une véritable partie, chez nous, sans tous ces jeunes crétins. — Je serais plutôt d'avis de disparaître sans autre, dit Jean. — D'abord, je récupère ma guitare, répliqua Mike en s'éloignant, grand échalas dégingandé dominant la foule. Jean le suivit machinalement, guettant sur les visages qu'il croisait les premières marques de suspicion. Mais, rien. Mike avait disparu dans une petite pièce qui servait de bibliothèque. Jean le rejoignit tandis qu'il s'asseyait sur le coin d'une table. Il avait une guitare à la main et entreprenait de l'accorder au moyen d'une vieille cuillère. JeanGuy Rens 123 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Est-elle à toi ? — Oui et c'est très utile : elle me sert de carte d'invitation partout où je vais. — Tu n'as pas joué ce soir... — Pour eux ? fit Mike en montrant quelques couples qui se caressaient vautrés dans des fauteuils, coussins éparpillés, les sofas soyeux. Je préférerais encore jouer pour le Young Conservative Club ! Mike tenta une série d'accords sur sa guitare, ce qui éveilla une certaine curiosité autour de lui. Il s'interrompit immédiatement. Se tourna vers Jean : — Si tu veux m'entendre, viens au Plough le mercredi ou le samedi soir. C'est un petit pub à Little Shelford. Assez sympathique. — Et ils te payent pour ça ? — Pas assez man, pas assez. Jean attendit encore quelques minutes. II se sentait mal à l'aise. Il avait été d'accord pour subtiliser le tonneau, pas pour se faire prendre la main dans le sac. — Allons voir ce qui se passe, dit-il. — Ouais, c'est curieux que Barry soit si long. Au salon une fébrilité nouvelle les renseigna aussitôt sur la situation. Autour du tréteau vide qui avait soutenu le tonneau, se trouvaient cinq ou six personnes que cette disparition étonnait prodigieusement. — Qu'arrive-t-il ? demanda Jean aimablement. — On a volé notre tonneau ! cria quelqu'un. — C'est impossible, voyons... — Peut-être est-il caché dans le jardin ? On aura voulu faire une blague, insinua Jean. — Non, lui glissa un jeune homme sur un ton confidentiel. Ils sont en train de fouiller les voitures dans la rue. Il paraît que c'est là qu'on l'a emmené. — Moi je crois qu'il doit être dans le jardin, répéta Jean. — Viens, souffla Mike à son oreille. À présent on les met. Et discrètement ! S'évader de la villa. Juste à temps pour comprendre ce qui achève de se dérouler. Au milieu de la chaussée la voiture de Barry était assiégée par un groupe gesticulant et JeanGuy Rens 124 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca hurlant. -— Rendez-nous le tonneau... — Allez au diable ! À travers la vitre baissée le bras de Barry repoussa un homme qui avait voulu s'approcher trop près. Le moteur vrombit rageusement, une portière claqua et une fille s'engouffra dans la voiture qui démarrait déjà. Le véhicule vira au bout de la rue dans un crissement interminable de pneus. — Il faut le rattraper ! Vite ! D'autres moteurs se mettaient en marche de-ci de-là. Des gens s'entassaient au hasard des places. — Ah le salaud, ah l'abominable, il n'ira pas loin ! — Allons-y, cria Mike en entraînant Jean dans une voiture sur le point de partir. Avant d'avoir réalisé ce qui lui arrivait, il se retrouva plaqué brutalement contre le dossier par une accélération imprévue. De tous côtés des voitures s'élançaient sur la route. — Comme ça, chuchota Mike, on évite de rentrer à pied à Cambridge. — Que dites-vous ? demanda le conducteur. — Faudrait l'attendre à l'entrée de Cambridge au lieu de le chasser dans ce dédale de rues. — Mais vous, fit quelqu'un dans la voiture l'air sournois, n'étiez-vous pas avec Barry au début ? — Justement, répondit Jean. Je n'y comprends rien. Il devait être soûl quand il a pris le tonneau. Ce n'est pas son genre. — Toujours été un emmerdeur, bougonna une voix de femme. Après avoir dévalé à tombeau ouvert une enfilade de rues désertes le véhicule s'immobilisa auprès de deux autres poursuivants infortunés qui échangeaient des indications au niveau de Chesterton Cross. — Il faut aller chez lui... — Mais il vient de déménager. — Il se cache ! JeanGuy Rens 125 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Qui connaît son adresse ? … Interruption de Mike : — Écoutez-moi, il faut mettre de l'ordre dans toute cette pagaille. Si Barry n'est pas encore à Cambridge il passera obligatoirement par ici... Je vais surveiller cette intersection et quand vous reviendrez je vous dirai par où il est passé. Sans attendre la réponse, Mike sauta de la voiture. — Envoyez la guitare ! — Jean sortit également, la guitare à la main. Maintenant qu'ils étaient dehors on les regardait avec une méfiance non dissimulée. Après quelques interjections et explications embrouillées les trois voitures démarrèrent, destination inconnue. — On s'en est bien sorti, s'écria Jean avec bonne humeur. — Chut : écoute... La main de Mike désignait la rue où avaient disparu les poursuivants. On n'entendait plus rien. Puis soudain les ronflements de moteurs reprirent, d'abord forts, puis un peu moins, puis plus du tout. — Qu'est-ce que ça signifie ? demanda Jean. — Ils se sont arrêtés pour déposer quelqu'un. Ils nous surveillent. — L'aventuûure ! déclama Jean. — C'est à celui qui sera le plus patient. Nous, on a tout le temps : il y a un tonneau de bière qui nous attend chez Barry. — S'il ne le vide pas avant notre arrivée... Les deux jeunes gens s'assirent sur le bord de la route, assez émus par leur soirée. Le mélodrame qui se déroulait autour d'eux leur plaisait plus que le tonneau qu'ils avaient dérobé. D'autres poursuivants encore, dans une décapotable, s'arrêtèrent non loin d'eux. Mike s'approcha pour leur donner l'ancienne adresse de Barry. La voiture s'élança dans la direction indiquée. JeanGuy Rens 126 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Je veux les aider à voir du pays. Sincèrement ! À la croisée des chemins le calme était revenu. La circulation semblait complètement tarie. Une brume ouatée remontait de la rivière et s'accrochait par flocons autour des maisons. Les lignes des façades se fondaient en masses fantomatiques que déchiraient seulement les halos blanchâtres des lampadaires. — Tu crois qu'il est toujours là ? dit Jean en regardant dans l'ombre du côté où ils avaient entendu les autos s'arrêter. — Probable et on va lui jouer un tour à ma façon. Viens. Mike entraîna Jean sur Chesterton Road, et d'un pas alerte ils s'éloignèrent de leur poste de guet, tournant résolument le dos à la ville et à leur espion. Un quart de mile plus loin Mike, sans crier gare, obliqua sur la droite dans une rue perpendiculaire et se mit à courir. Surpris, Jean hésita un instant puis se jeta dans son sillage. Le choc des souliers sur le bitume, le soufflet de forge de ses poumons : ses questions se volatilisèrent au pas de course. Ils prirent à droite encore une fois, toujours galopant, avant de stopper à l'intersection suivante. Mike passa une tête prudente au-delà du coin de rue. — Regarde, fit-il à Jean. Jean eut le temps de voir disparaître un véhicule qui roulait tous phares éteints. — Les petits malins, ils avaient laissé une voiture pour nous surveiller... Ah ! Ah ! Ils n'iront pas loin. — Que vont-ils faire maintenant ? — La première rue qu'on a prise mène à la passerelle métallique du Fort SaintGeorge. Théoriquement ils devraient abandonner leur bagnole à l'entrée de la passerelle et nous chercher sur l'autre bord de la rivière. Toujours tapis dans leur coin ils aperçurent l'auto qui avançait lentement, derrière eux à présent, comme hésitante. Elle s'arrêta. Quatre silhouettes se détachèrent du véhicule et franchirent le pont en catimini — Et voilà, constata Mike. Semés ! — On pourrait même emprunter leur voiture puisqu'ils n'en ont plus besoin, proposa Jean ravi par son idée. — Excellent man, s'écria Mike. Mais je serais quand même d'avis qu'on leur en fasse cadeau pour ce soir. Soyons généreux, que diable ! Les deux jeunes gens rejoignirent rapidement Chesterton Road et se dirigèrent vers la maisonnette de Barry et Jean, l'humeur sereine, le cœur épanoui par le sentiment du JeanGuy Rens 127 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca devoir accompli. Le silence du cimetière et l'obscurité de l'allée leur firent supposer un moment que Barry n'était pas de retour. Mais Jean n'avait pas plus tôt introduit sa clé dans la serrure qu'une voix retentit à l'intérieur de la maison : — Qui va là ? — Le club des buveurs de bière ! La porte s'ouvrit toute seule et Barry apparut, une chope aux dimensions impressionnantes à la main. — Vous n'avez pas été suivis ? — Seulement Scotland Yard et la Home Fleet, assura Mike en entrant d'un air décidé. — Dans ce cas, soyez les bienvenus... Ils montèrent à l'étage. Nous serons plus à l'aise pour surveiller si personne ne rôde aux alentours, avait dit Barry. Dans sa chambre, sur son lit, reposait le précieux tonneau de bière : La fille que Jean avait vue disparaître dans l'Austin luttait avec un vieux tourne-disques automatique. — Dora... une femme. — Salut la môme, fit Mike sans y attacher d'importance. Jean vida le verre de Barry tandis que ce dernier s'efforçait de souligner l'ingéniosité avec laquelle il avait disposé le tonneau. — Vous n'avez plus qu'à vous étendre sur le tapis, la tête contre le lit... et à ouvrir le robinet, expliquait-il en se jetant à terre avec enthousiasme. La bière coulait à flots, éclaboussant son visage, se déversant pour moitié sur le sol. Puis ce fut au tour de Mike, et puis de Jean. Ils ne voulaient pas savoir si la bière était aigre ou de mauvaise qualité : il leur fallait jouir à fond de leur butin. La chambre devenait leur fief inexpugnable. Ce qui pour les autres était apparu comme un geste inepte devenait ici une fête d'autant plus justifiée qu'eux seuls pouvaient en saisir le sens : ils buvaient. Le gramophone avait définitivement refusé de fonctionner. Mike prit sa guitare et commença d'égrener quelques notes lentes. D'abord personne n'y prit garde. Les notes s'amplifièrent en accords. Mike grattait les cordes et sortait de son instrument un air désolé et sauvage. Une mélopée lancinante où perçaient difficilement quelques JeanGuy Rens 128 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca paroles, de loin en loin. Puis la voix se fit plus assurée. Maintenant il chantait une complainte de pionniers comme c'était la mode ces années-là. Furieusement romantique, comme toutes les modes. Il chantait la solitude de l'aventurier qui a effacé le passé. L'angoisse des grandes étendues désertes d'au-delà la civilisation. La fuite éperdue devant la société trop compliquée. Tout se fondait dans cette musique de peuple pauvre. Quand il eut terminé, Jean demanda : — C'est toi qui as composé cette mélodie ? — Oh non, c'est un très vieil air de mon pays. Un ami a écrit les paroles. — Quel pays ? — Afrique du Sud. Il y a des airs extraordinaires là-bas, je veux dire, vers le Transvaal, à la campagne. Ils chantent encore ça dans les fermes. Quelques-uns. Le guitariste avait un accent particulier. Jean avait pensé à une quelconque province anglaise. Il savait que ce n'était pas américain. — Un pays tout au bout de l'Afrique, reprit Mike. Quelle idée ils ont dû avoir les premiers qui sont allés vers ce morceau de terre... Différent de tout ce qu'on peut imaginer ici. Pourtant j'ai dû partir. — Pourquoi ? — Leur gouvernement maudit. Trois ans de service militaire. Apprendre à casser du nègre... Pas intéressant. J'ai préféré venir en Angleterre, ils m'ont donné le passeport... Quand même il y a des jours où l'on ne peut pas s'empêcher de rêver. ... Barry avait ouvert la bonde et vidait méthodiquement les bouteilles de gin dans le tonneau. — Bon sang, que fais-tu ? s'exclama soudain Jean. — Cette bière est infecte, j'essaie de lui donner du corps. — Ça va être imbuvable. — Pas du tout, je vous prépare un cocktail dont vous me direz des nouvelles ! J'adore préparer des cocktails. Barry emplit un verre de son breuvage et goûta avec délectation. Il avait à peine dégluti une gorgée qu'il rejeta violemment la tête en arrière, soufflant avec force, les yeux injectés de larmes. — C'est... c'est merveilleux ! finit-il par affirmer. JeanGuy Rens 129 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca À présent leurs cerveaux étaient barbouillés d'alcools indéfinissables. Il n'était jusqu'à Dora qui ne se laissât tenter par le jet de flamme qui continuait à s'échapper du tonneau. Jean s'empêtrait dans un réseau de lianes artificielles qui le maintenaient à terre. Adossé contre le mur, Barry sortit du silence dans lequel il s'était absorbé depuis plusieurs minutes afin de s'écrier : — J'ai sacrément envie de retourner là-bas pour leur dire ce que je pense... — Mais que penses-tu ? balbutia Dora à demi couchée sur le lit. Barry réfléchit un instant. — Qu'ils sont tous laids ! — Voyons, tenta de démontrer Dora, il n'est pas possible de dire que Ragnild, tu sais, la Suédoise qui dansait pieds nus... — Elle a de grands pieds. — Tout le monde est laid ! rugit Barry. — Dora est belle, protesta Mike. — L'humanité est difforme, c'est un rassemblement de nabots. — Je te défends de parler comme ça. — Je dirai ce que je veux. L’air menaçant, Barry se leva, s'avança vers Mike... L'attitude à nouveau impassible de ce dernier le fit hésiter. Il dévia vers le tonneau, remplit une chope, en but quelques gorgées et fit circuler la boisson. — Bon, fit Barry conciliant. Tu as peut-être raison. D’ailleurs, Dora n'est pas laide. — Il nous faut des preuves, trancha Jean. Qu’elle ôte sa robe. Proposition parfaitement sensée. La fille se mit debout sur le lit, fit voler ses chaussures et, nouant les mains derrière la nuque, banale publicité de soutien-gorge, lança à la cantonade : — J'ai besoin de musique. Mike : joue donc quelque chose. — C'est vrai, ajouta Barry. Si vous voulez votre striptease, il faut jouer. — Quel genre de musique ? — Pourquoi pas le Marché persan ? JeanGuy Rens 130 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Oui c'est ça, s'écria Jean déjà très ivre. Marché persan, marchand percé ! Mike joua quelques notes discordantes puis s'effondra sur une chaise où il s'endormit instantanément. Jean eut encore le temps de voir Barry enlacer Dora. Il songea confusément qu'ils étaient en train de faire l'amour. Il essaya de se demander s'il éprouvait une émotion quelconque, mais il ne sentait rien. Le tonneau mal calé par de vieux dictionnaires tomba du lit. Dans un ultime réflexe Jean vérifia si le robinet était bien fermé. Il descendit au rez-de-chaussée et s'allongea sur son lit, inconscient. *** Une semaine plus tard Jean déambulait sans but à travers les rues de Cambridge, livré aux seuls mouvements de la foule, l'esprit vide. Il avait passé l'après-midi à la salle des journaux de Churchill College. Le silence et la banalité des lieux lui plaisaient. Il venait de lire dans Le Monde le compte rendu d'une entrevue de Malraux — déjà entendue la veille à la radio française. Accents brisés qui puisent leur inspiration dans leur force de rupture. Un instant l'horizon s'était dégagé. Il est possible de vivre et d'être intelligent. Vertige. On me reprochera sans doute cette allusion à Malraux-juin 1968. Je sens que j'aggrave mon cas. La conduite de Jean entre les barricades de Mai n'avait déjà rien d'héroïque. Mais je confirme cette absence de feu révolutionnaire chez mon héros — moi-même. Je tiens à être précis. Mai 68 ne m'a pas affecté. Quelle est la valeur d'un événement s'il n'aide pas à la vie ? Je fouille en vain dans mes souvenirs ou mes papiers : je n'y trouve rien de spécial. Aucun espoir. Ce n'est pas de ma faute si le radicalisme français n'allume pas les circuits électriques de mon intelligence. Or je constate que Malraux, la voix de Malraux, m'a rejoint jusque dans la chambre où j'étais enfermé, muré, défait. Qu'on le veuille ou non un lien, aussi ténu soit-il, follement abstrait, s'était établi entre le grand écrivain français et le petit apatride nord-américain en exil... Pendant quelques heures aujourd'hui, je n'ai pas pensé au suicide. (Extrait du journal de Jean.) En passant devant le Stable Bar, Jean se fit interpeller par une voix qu'il reconnut aussitôt : — Hello ! On ne connaît plus les copains à présent ? — Bonsoir Mike, bonsoir, je ne t'avais pas vu. — Je m'en doutais : tu filais comme un lapin... JeanGuy Rens 131 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Un troisième individu, un large gaillard rouquin que Mike présenta sous le nom de Red, vint se joindre à eux. — Vous avez bien cinq minutes pour prendre un verre. Ce soir je suis riche ! — Sûr. Ils pénétrèrent dans l'établissement et s'accoudèrent au bar avec familiarité. Jean remarqua que la clientèle était plutôt recherchée. Des petites mijaurées aux mines absolument délicieuses s'ennuyaient ferme pour indiquer leur expérience consommée des choses de la vie. — Trois pintes de Guiness, commanda Mike. — Tu as réellement fait fortune, fit Red intrigué. — Je vous avais prévenu ! — Fabriques-tu de la fausse monnaie ? demanda Jean. — Presque : je fais des bagues. Ça se vend bien en été. Spécialement aux touristes. — Tu les confectionnes toi-même ? Pas difficile. J'ai appris le truc à Londres. Le seul problème est de trouver la matière première. Comme j'utilise l'argent et non l'or, ça ne va pas chercher trop loin dans les prix. Et puis quand je suis complètement fauché, j'en suis quitte pour me payer un gueuleton dans un bon restaurant : quelque part où il y a des couverts en argent... — Mais il faut du matériel, des instruments... — J'ai un copain dentiste qui me prête son cabinet. Il a tout le nécessaire pour la fonte et le polissage. Je t'assure, c'est pas très difficile. — En tout cas l'idée est brillante. — Tu l'as dit, voilà tout le secret des affaires : les idées. Vendre ce que les autres ne vendent pas, ou pas encore. Les trois jeunes gens levèrent leurs verres à la santé du dieu des fauchés. Jean avait écouté avec passion les paroles de Mike. Il s'était aperçu le matin en bouclant ses comptes qu'il lui restait tout juste de quoi finir le mois et payer le loyer. En d'autres termes : la nécessité de gagner de l'argent, vite et à n'importe quelle condition. Jusqu'alors il avait ignoré ce que signifiait une phrase aussi anodine que : gagner sa vie. Tout ce que cela impliquait comme exigence — autorité dictatoriale de tous les instants. Désormais il lui fallait se retourner vers la société et demander le droit de vivre, de respirer. Comparée à ce diktat, toute autre préoccupation apparaissait dérisoire et vaine. Obscène même. Ses velléités littéraires : faire de l'art... Ah oui, il JeanGuy Rens 132 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca s'agissait bien de cela ! Souffles d'air. Travail d'abord. Devant l'énormité du fait il s'était surpris à regretter presque les rêveries vides de son errance passée. Ses foutaises psychologiques... Travailler : mendier la permission d'être là ! Ce qui avait constitué son quotidien s'évaporait très rapidement devant cette intrusion du monde. Déjà ses pensées s'organisaient en fonction des autres, pour les autres, ceux qui d'un regard allaient le juger digne ou indigne de vivre dans leur système. Lorsqu'il avait fait semblant de travailler à New York, il avait pu s'offrir le luxe de tout plaquer dès que son angoisse le reprenait. Il avait une famille derrière lui. Son mode de vie n'en était pas menacé. Maintenant il n'avait plus personne à qui expliquer ses bonnes raisons. Il entrait dans le règne de l'objectif. Équation limpide. Pour avoir droit à la vie il fallait de l'argent, mais pour avoir de l'argent il fallait abandonner de la vie. Ces heures passées dans des bureaux ou des usines loin de soi, ces heures étrangères qui allaient accaparer ce qui lui restait d'énergie, boire ses espoirs comme le buvard absorbe le sang : neuf à cinq, tous les jours... Tout de suite il s'était demandé : comment trouverai-je le temps d'écrire ? D'autres questions également, très puériles : et Lana ? Teresa ? Je ne les verrai plus, je n'aurai même plus le loisir de penser à elles ! Égoïsme chancelant. Il s'était affolé. Tout devenait incompréhensible, inquiétant. Le monde. Les objets. L'air. — As-tu des ennuis ? Jean sursauta. Il réalisa qu'il s'était tu depuis un certain nombre de minutes, pris en luimême. — Non, ça va. Les pensées flasques qui l'obsédaient desserrèrent quelque peu leur étreinte. Il fit un geste de la main comme pour écarter un insecte importun, puis s'écria avec un enjouement feint : — Vous reprenez la même chose ? Je paie une tournée. — Pas question, fit Mike. Ce soir, j'ai dit que c'était moi qui régalait... Trois autres, lança-t-il à l'intention de la serveuse. Vers huit heures, Jean roulait dans la vieille guimbarde de Barry en direction de Little Shelford. N'ayant pas réussi à payer l'assurance et les plaques de sa propre voiture, il avait dû la remiser dans une arrière-cour de garage. Heureusement, Barry lui laissait fréquemment l'Austin, le soir, quand il n'en avait plus besoin. Jean avait rendez-vous au Plough avec Mike. Ronronnement monotone des essuie-glaces. Avec la venue de la nuit de longs nuages déchiquetés par la brise se diluaient dans le ciel de Cambridge et déversaient leur amertume, pluie fine et insidieuse, banale. La route découpait une ligne blafarde dans la campagne sombre. Jean se sentait vulnérable. Il demanda son chemin à plusieurs reprises. Visiblement il y avait deux pubs du même nom à Little Shelford. Lorsqu'il survint au lieu du rendez-vous, la route était presque JeanGuy Rens 133 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca bloquée par les voitures en stationnement. Jean fit marche arrière et se parqua à petite distance du Plough. Cette affluence dans un coin aussi éloigné de tout centre habité lui parut de bon augure. Le talent de Mike déplaçait les gens... Déjà trempé par la pluie il fit irruption dans une salle gorgée de musique, de fumée et d'êtres humains. La moitié des clients était debout. Des couples de vieux Anglais caricaturaux, traditionnelles vestes vertes à carreaux, femmes au geste masculin, voisinaient avec de jeunes étudiants ou apprentis dépenaillés, chevelus, des filles aux jupes très courtes, gracieuses. Au fond du pub, Jean distingua Mike, Red et un troisième guitariste qui chantaient la fatale rengaine de l'Ouest mythique tout en s'accompagnant de leurs instruments. L'assistance bon enfant semblait se divertir énormément à ce spectacle. Jeunes et vieux réunis dans une gaieté commune. Cette diversité étonna Jean. Jamais en Amérique on n'aurait pu supposer une telle bonne humeur : continent où les gens s'isolent dans leurs foyers puritains pour mieux masquer leur visage. Il se glissa jusqu'au bar. ... you're gone without a word, you're gone beyond your hopes and your loves up to the white flowers of the honey sky. The wind is calling from our burned land, but I tell you my friend : be happy. And it's all I have to say. Mike avait chanté seul la dernière complainte, ses deux compagnons se contentant de suivre à la guitare. Quand les applaudissements se calmèrent, Jean s'approcha du trio qui semblait vouloir souffler un peu. — Tiens, tu es donc venu, s'écria Mike. Tu as déniché ce repaire de brigands ! — Mais l'endroit m'a l'air très sympathique. — Oui, c'est pas trop moche. Et puis le patron est assez coopératif... D'ailleurs tu vas le voir. Mike fit quelques pas vers une tablée particulièrement agitée. Un personnage corpulent que Jean devina tout de suite être le maître de céans le félicita pour sa dernière interprétation. — Je dois t'avouer, boss, que ça me plaît aussi. Mais elle a besoin d'être travaillée. Je viens juste de la composer hier. Y a des détails qui flottent encore. — Tu écris toi-même tes chansons ? ne put s'empêcher de s'exclamer Jean. — Quelques-unes. Pas toutes. JeanGuy Rens 134 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Deux chaises s'offrirent à eux, miraculeusement pourrait-on dire. Jean s'assit entre une jeune femme brune qu'on lui présenta comme l'épouse de Red, et Mike. Le patron se leva aussitôt pour proposer une tournée générale. — Tu me dégoteras bien un sandwich quelque part, lui suggéra Mike. Puis s'adressant à Jean : — Et voilà, ici nous sommes les rois. — Magnifique, je trouve l'ambiance parfaite... Il y a longtemps que tu joues pour eux ? — Un mois, un mois et demi. Avant j'étais au George & Dragon. Mais ils ont changé de proprio. Le nouveau est un salaud. Les bières arrivèrent sur la table ainsi qu'un gros sandwich au fromage avec des tranches d'œuf et de tomate, de la salade. Un vrai repas. — Veux-tu de la mayonnaise ? s'enquit le patron. — Non merci, ça ira. Rien de tel qu'une bonne cuite et un estomac solidement sustenté pour me faire jouer. Mike mordit avec appétit dans son sandwich. — Au fait, dit Jean, peux-tu me révéler maintenant pourquoi tu tenais tellement à ce que je vienne au Plough ce soir ? — Tu trouves que mes activités d'amuseur public ne constituent pas à elles seules une raison suffisante ? ironisa Mike. — Mais pourquoi aujourd'hui ? J'aurais aussi bien pu venir un autre jour. — Exact. Mais aujourd'hui je voulais te proposer de travailler avec moi. Surpris par le ton direct de la déclaration, Jean ne put que remuer son irrésolution ordinaire, une fois de plus. Mi-figue, mi-raisin. — Comment : tu me demandes sérieusement de travailler avec toi ? Mais je ne sais rien faire, les bagues, la musique... Aucune importance puisqu'il ne s'agit ni de bagues ni de musique. — Mais qu'est-ce qui te donne à penser que je veux travailler ? — Vouloir travailler : non. Par contre tu ne cracherais pas sur de l'argent... J'ai quand même remarqué la tête que tu tirais cet après-midi. Puis dès qu'un homme a cet air-là, pas besoin d'un dessin pour deviner que ça ne va pas très fort pour lui... Juste ou JeanGuy Rens 135 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca faux ? — Juste, finit par consentir Jean. — Et c'est du côté financier que ça accroche ? — Entre autres. Jean se tassa sur son siège : pénétrer le bois de la chaise. Il redoutait tout bouleversement dans son existence. Peur de décevoir. D'échouer. En même temps, il attendait nerveux ce qui allait suivre. Peut-être une brèche dans le mur qui le cernait de toutes parts. Il ne voulait pas se laisser surprendre à espérer. Mike vida son verre et poursuivit : — Voilà l'affaire. On achète des judas et un vilebrequin, on se présente devant chaque porte et on offre nos services : Madame, vous êtes certainement importunée à longueur de journées par des inconnus, des colporteurs, des vagabonds. Nous vous offrons le moyen discret à souhait qui vous permettra désormais d'éviter ce genre de désagréments... Tandis que Mike débitait d'une voix monocorde le stéréotype de son boniment, Jean sourit à l'évocation de ce projet saugrenu : — En somme, conclut-il, tu prétends colporter l'assurance anti-colportage ! —. N'est-ce pas une idée pleine d'avenir ? La perspective divertissait Jean. Pas un instant il n'imagina que cette opération pût le tirer d'affaire. Son esprit ordonné et ennuyeux comme un fichier de police avait besoin de certitudes à longs termes pour se réconforter. Un travail régulier, paiements à dates fixes, chemins bordés de garde-fous. En somme toute cette discipline de l'existence que sa volonté avait sans cesse refusée. Il était incapable de supporter la moindre contrainte sociale mais ne pouvait pas vivre dans le doute. La contradiction était flagrante. Pourtant au fond de son être une force s'acharnait à répondre présent chaque fois que la vie lui faisait signe. Il s'agrippa à la voix de Mike, instinctivement. Sourire spontané et irréfléchi : il fallait vivre, n'est-ce pas ? *** Puis commença le temps de la gigue. C'étaient deux jeunes gens qui entraient dans une poissonnerie. Un : les cheveux longs, frisés, retombant abondamment sur un costume sombre sans doute défraîchi, mais dont la taille serrée indiquait l'aristocratie... Deux : en bleu de chauffe, relativement propre, un sac à outils en bandoulière, la JeanGuy Rens 136 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca silhouette honnête du travailleur anglo-saxon. Disparité sociale toute en apparence : il n'y avait pas la moindre distance entre nous. Nous resurgissions de la poissonnerie un cornet de fish & chips à la main. Danse en zigzag au milieu des passants. Fantaisie bienveillante. — Peut-être pas meilleur que de manger chez soi, niais sûrement moins cher. — Et comment ! j'approuvais. Mike m'avait enseigné comment en Angleterre on pouvait se nourrir pour 2 shillings. Bien sûr le poisson qu'on obtenait à ce prix avait une odeur indéfinissable, les frites étaient molles. Mais en aspergeant le tout de vinaigre on pouvait en faire un repas convenable. À présent, nous nous retrouvions quotidiennement au début de l'après-midi et, déguisés de cette nouvelle façon, courions de maison en maison proposer des judas à qui en voulait. Mike s'avançait le premier, avec superbe, récitant son entrée en matière cérémonieusement. À ce moment de la journée il avait le plus souvent affaire à des femmes seules que son intervention distrayait des occupations ménagères. C'est fou ce que le métier de femme peut sécréter d'ennui. — Wellington a dit : Le secret du succès réside dans l'aptitude à déterminer le moment psychologique de l'offensive, affirmait Mike. Moi, j'étais d'accord. Le nombre de gens à Cambridge cet été-là qui éprouvèrent un besoin urgent de se protéger contre d'éventuels gêneurs était surprenant. D'ailleurs l'apparition hirsute et squelettique de Mike n'encourageait pas l'hospitalité. C'est certain. Son apparition créait le besoin commercial du judas. Publicité immédiate. Je me dédoublais alors de mon compagnon et sans attendre de réponse entreprenais ma victime sur les différentes sortes de judas qu'il était possible d'acquérir : larges bords extérieurs, champ panoramique, verres grossissants, rapetissants... Je garantissais tout. Au début je devais me retenir pour ne pas évoquer à brûle-pourpoint les malheurs des sinistrés de la plaine du Pô : souvenirs du Ponte-Vecchio... Je me découvrais une vocation du porte-à-porte ! Ensuite nous passions à l'ouvrage. De la belle ouvrage, je dois dire. D'un geste précis Mike prenait les dimensions de l'entrée puis montrait un point dans le bois. — Là. J'enfonçais la mèche au petit bonheur en fredonnant une chansonnette de Félix Leclerc. Je tournais d'un mouvement vigoureux. Le travail de Mike consistait alors à guetter de l'extérieur l'instant où le bois commençait à se soulever sous la poussée du vilebrequin. Son rôle devenait particulièrement important lorsque la porte était en contreplaqué. La mèche aurait pu ressortir en faisant éclater les fibres entrecroisées. Il fallait arrêter la percée et reprendre le travail en sens inverse. L'opération en soi était assez simple. Ce qui l'était moins, c'était les clientes. Il y en avait toujours une qui voulait absolument rester là, à regarder comment ça se passait, JeanGuy Rens 137 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca à poser des questions, à gémir avec le bois qui saignait leur corps, leur âme. Tout juste si elles ne mettaient pas leur main sous le vilebrequin. Celles-là, Mike les étourdissait avec un bavardage de camelot de foire, tandis que je suais pour ne pas rater le trou, au retour, lorsqu'il s'agissait de reprendre la porte depuis l'extérieur. La plus petite éraflure et c'est été la police, l'infamie, la corde ! D'autres s'obstinaient à ressortir leur vie entière comme un linge souillé qu'aucune lessiveuse ne blanchira jamais. C'étaient les plus dangereuses. Prêtes à vous empoisonner tout l'après-midi avec leurs histoires de maris ivrognes, fainéants, menteurs. La voisine qui compte les sucres que vous mettez dans le thé... Tiens, penserait-elle donc à nous offrir du thé ? Espoir le plus souvent déçu. Le travail achevé on trouvait soudain que le judas était trop haut, trop petit, trop doré... Peut-être que l'autre... Pour finir Mike avait décidé de ramener l'éventail des judas à deux modèles différents. Celui à larges bords extérieurs pour les cas malheureux de forage en catastrophe, et puis un autre, tout discret, pour le luxe. Il y avait aussi la clientèle difficile. Les pires étaient les retraités, les petits vieux qui n'avaient rien d'autre à faire sinon attendre que ça passe, tout en récriminant contre l'existence, les étrangers qui envahissaient le bon pays d'antan, l'atmosphère polluée, le gouvernement incapable... Eux, ils voulaient toujours un judas : — Avec ces gens de couleurs, on ne sait jamais, les femmes ne sont plus en sécurité... Je remuais ma boîte à outils. Le vieux pouvait se rassurer, sa femelle ne menaçait pas de provoquer l'accroissement du taux des viols dans le Royaume. Même le dernier des Jamaïquains syphilitique. Protection absolue... Je forais. Un jour nous tombâmes sur un malin, genre bricoleur, le col raide du militaire de carrière. — Des judas ? Comme c'est intéressant, et vous les vendez combien ? — Deux livres et demie, répondit Mike sans hésiter. Il fixait le prix au jugé de la maison et de la première réaction du destinataire. Son seul a priori était de maintenir au-dessus d'une livre le bénéfice par judas. Le vieux posait des questions. Il désirait savoir le coût de la main-d'œuvre, le temps de la pose, il s'intéressait aux conditions de travail, aux détails... Sacrés syndicats qui font monter les prix... Mike citait des chiffres au hasard. Il mit un certain temps avant de comprendre ce que l'autre avait en tête. Enfin celui-ci lâcha le morceau. Il voulait qu'on lui vende le judas au prix de gros, il avait tout ce qu'il fallait pour le monter lui-même... — Vous comprenez, vous n'êtes pas des démarcheurs mandatés... Mike discutait encore avec assurance lorsqu'il aperçut les signes je lui adressais. Nous battîmes en retraite devant l'interlocuteur trop tiraillais Mike par la manche. JeanGuy Rens V impérieux que curieux. Je 138 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Que se passe-t-il voyons ? On allait juste l'embobiner ! — N'as-tu pas vu sa plaque à l'entrée ? je criais en dévalant l'escalier quatre à quatre. Détective privé. C'est un ancien flic. J'en mettrais ma main au feu. — Ah, Christ ! — Quand il a fait allusion à une carte de démarcheur, tu imagines, je me suis méfié. Mike refusait obstinément d'aller chercher une carte de démarcheur. Il déclarait détester les bureaux, papiers, tampons et autres saletés. Toutes choses bonnes pour la canaille, professait-il avec conviction. J'enrageais. Nous étions à la merci de la première dénonciation venue, du premier contrôle. Pourtant avec son passeport anglais rutilant neuf, Mike n'aurait eu aucune difficulté à se déclarer. — Et puis tu vois, comme ça nous ne payons aucune taxe, disait-il pour clore la dispute. — J'étais bien obligé d'acquiescer. En tant qu'étranger je n'avais droit à rien. D'autres fois, sans crier gare, Mike disparaissait des jours entiers. Plus moyen de le retrouver. Il n'avait pas de domicile permanent. Il logeait chez les uns ou les autres, entreposant ses hardes un peu partout à Cambridge — s'y perdant lui-même. Imprévisible. Le samedi soir au Plough, Red et son compagnon jouaient seuls. Quand ces périodes d'oisiveté se prolongeaient trop longtemps, j'avais recours aux collectes de sang. On m'allégeait de quelques pintes de sang en échange de quoi on me permettait de manger au milieu d'une foule débraillée que l'aubaine attirait également. Les infirmières étaient douces, les sandwiches copieux, ingénieusement préparés pour vous reconstituer sur place. J'en mettais plein les poches. Cela permettait toujours de passer une journée. J'étais très fier de ma trouvaille. Le liquide rouge coulait dans le plastique des tuyaux transparents. Le sang, c'est bien à soi. Je suis maître de mon sang, il m'appartient, j'en fais ce que je veux... Sensation de soulagement. Puis Mike surgissait à l'improviste. — Hello, man ! Justement je pensais à toi. Je souriais. Remise en ordre de l'univers. Nous entrions dans un pub et Mike commandait quelques verres de bière brune bon marché. On était cheap ces jours-là. Pourquoi n'avais-je pas vendu de judas de mon côté ? Question sans réponse. Sur son absence, Mike ne disait rien. Il avait besoin de jouer à cache-cache avec les jours. Le piège de la vie se refermait à vide derrière son dos. J'admirais cette agilité : moi, je me serais contenté de quelques certitudes bien épaisses. Jalousie. Le monde est une fête, les dents de Mike étincelaient de gaieté. — Ce soir il y a une partie à King's College, je joue de la guitare. Si ça te tente de venir... Je promets un de ces gueuletons ! Et nous nous en allions à travers les rues, les passants empesés qui s'évadaient des JeanGuy Rens 139 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca métiers, les voitures qui grondaient, le mouvement impatient de ceux qui rentraient chez eux, qui avaient un chez eux, à travers la ville unanime — à travers tout. ... l'Italienne n'arrêtait pas de parler. Elle racontait son dernier avortement. Deux cents livres sterling, ils lui avaient pris, ces voleurs de l'hôpital, évidemment, elle n'était pas anglaise, elle — on l'exploitait ! Ce n'était pas comme la voisine d'en face, la garce... Afin de mieux se faire entendre la femme semblait faire son possible pour s'insinuer entre la porte et le vilebrequin... Cette voisine qui recevait des hommes chez elle pendant que son mari travaillait, et il fallait voir comment elle les recevait, toute minaudante, l'ignoble, une traînée... Prêt à compatir à tout ce que l'on voulait, je forais avec philosophie. Je suis comme ça dans le fond, très sociable, très simple, je me distrayais en pensant à l'usage que la pie jacassante ferait de son judas, à l'affût toute la journée de sa voisine de palier, à épier envieuse les mâles qu'elle n'aurait pas entre ses cuisses... Brusquement : le bois céda sous la poussée du vilebrequin. La mèche disparut entière dans un bruit de carton déchiré. J'avais l'air fin avec ma philosophie : je repoussai violemment la porte en pestant contre Mike. Que pouvait-il bien foutre, le feignant ? Je le découvris tranquillement assis sur l'escalier, qui fumait, le geste rêveur. — Ah mon dieu ! Quel malheur ! La femme se lamentait en découvrant l'ampleur du désastre. Effarée. Le contreplaqué avait éclaté en lanières. Fentes baroques qui striaient de jaune clair le simili acajou. — Pourquoi ne m'as-tu pas prévenu ? Mike jeta un regard absent vers la porte puis parut seulement remarquer ce qui venait de se produire. — Doum-doum, murmura-t-il soudain intéressé. — Doum-quoi ? Tu te moques du monde ! — On dirait qu'on a tiré dans la porte avec une balle doum-doum... L'arme à la main, la colère... Mais une odeur connue m'arrêta net. Relents onctueux d'Orient. À peine perceptibles. Les rondes bleutées de fumée se déroulaient dans l'air, lentes. C'était du haschisch. Mike fumait. Il n'en avait jamais soufflé mot. — Tu es devenu fou ? Fumer, ici ! — Tiens, t'es affranchi. Toi aussi. —• Tu sais, après le Soudan... JeanGuy Rens 140 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Mike tendit le joint de haschisch. Que faire d'autre ? J'acceptai le rouleau de papier et le portai aux lèvres. Les poumons se gonflèrent de nuage dense. Pas assez pour noyer le cerveau. Encore une. J'assurai Mike de ma connivence, au coude à coude, noua, étions. — Et ma porte ? Vous allez discuter longtemps comme ça... Oh là là, il faut absolument faire quelque chose avant le retour de mon mari ! La femme contemplait pétrifiée les fentes et les boursouflures du bois, la main en suspens, tenue en respect par l'ampleur même des dégâts. — Rassure-toi 'tite mère, fit Mike en se mettant debout. On va arranger ça tout de suite. Sceptique, je demandai : — Que veux-tu faire ? — J'ai toujours de la réserve, man ! Mike, qui portait ce jour-là une sorte de grande cape romantique, exhuma d'un repli secret un judas aux dimensions impressionnantes. Il s'approcha de la porte tout en continuant à tirer sur son joint. — Et voilà, un magnifique rebord extérieur travaillé dans le bronze le plus pur, du véritable travail d'artisan. Et tout est camouflé ! Je m'emparai du judas providentiel, un engin digne de figurer dans une vitrine d'antiquaire, le plaquai sur la porte. — Mais on voit des fentes de partout, s'exclama la maîtresse de maison. Ça dépasse par tous les côtés. — Une fois vissé, ça se tassera... En tanguant Mike installa le judas, exigea sans sourciller une demi-livre supplémentaire pour la différence, puis m'entraîna rapidement dans la rue : — Tu comprends, quand elle s'apercevra qu'il n'y a pas de lentille dans le trou, elle risque de développer un complexe de frustration avec une manie prononcée à la nostalgie policière... Nous nous installions dans un parc, sur un banc. J'appréciais tout particulièrement ces taches de repos disséminées au milieu des villes anglaises. La vie se ralentissait. Le soir, Mike et moi nous rendions hors de Cambridge, dans un lotissement d'immeubles en direction de Cherry Hinton. Là se trouvait le cabinet de dentiste où Mike façonnait ses bagues. Parfois son hôte s'y trouvait encore, occupé à des travaux JeanGuy Rens 141 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca de paperasserie — boucler les comptes de la journée, remplir les formulaires d'assurance sociale... Il ne se levait même pas à notre arrivée. Nous étions chez nous. Tandis que la nuit s'appesantissait sur la ville engourdie, effaçait le jour fatigué pour emplir d'ombre les âmes vacillantes, Mike s'efforçait sur le tour électrique. L'argent refroidi qui sortait des moules en terre était affiné dans des gerbes de courtes étincelles. Puis le polissage se précisait. Les courbes avaient soudain adopté un contour plus chaud. Les doigts agiles insistaient sur une plaque luisante, un relief se nettoyait lentement, avec réticence, finissait par lâcher ses dernières traces noirâtres. Je me laissais bercer par le ronronnement sourd qui s'emballait parfois sur une pression trop prolongée — présence incertaine, à peine réelle. Le travail de Mike créait dans la pièce une sensation d'intensité, j'étais submergé, totalement. Les bagues qui sortaient de ses mains paraissaient surnaturelles et elles l'étaient. Je m'inclinais avec un respect obscur devant le métal torturé par la volonté de mon ami. Je pressentais là une vérité qui me dépassait. Si d'aventure la bague s'avérait ratée (au sortir du moule : au polissage l'artisan devenait infaillible), j'étais consterné. Un mystère anarchique et absurde reprenait le monde dans son étau stupide. La chose se produisait rarement. Pourquoi ne te contentes-tu pas de faire des bagues ? demandai-je une nuit. Il te suffirait de travailler trois ou quatre heures par jour pour gagner assez de quoi vivre sans problèmes. — M'intéresse pas. — Tu serais tranquille, tu aurais de l'argent, un appartement... — Vois-tu, si j'avais voulu devenir ouvrier, j'aurais pu m'engager chez un grand bijoutier : la paie chaque fin de semaine, la retraite à soixante ans et tout à l'avenant. Mais justement ça ne m'intéresse pas. Je veux pouvoir m'arrêter, me balader... Ou tout simplement : dormir quand j'ai envie. — On ne peut continuer indéfiniment ainsi. — Tu en connais, toi, des modes de vie qui soient éternels ? Quand Mike avait terminé de travailler, il sortait de sa poche un sac en plastique dans lequel il serrait du haschich. Nous fumions, je me rassurais. Reprise du rythme. Vers le début de l'après-midi la silhouette efflanquée de Mike apparaissait au bout de Midsummer Gommons. La journée commençait alors par une couple de pintes au Fort Saint George, avant la fermeture du pub. À deux heures s'ouvrait le royaume neutre de l'argent à gagner. Je balançais mon sac par-dessus l'épaule, Mike relevait un menton insolent, et nous repartions avec nos judas ouvrir les portes de la société. Sésame miraculeux. Nous intervenions dans toutes sortes de circonstances. Telle cette jeune dame en peignoir qui voulait absolument nous intéresser à son téléphone en panne... JeanGuy Rens 142 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Qu'à cela ne tienne, s'écriait Mike. Vous pouvez considérer votre téléphone comme réparé ! Nous avions démonté soigneusement le combiné : je n'avais jamais vu un téléphone en pièces détachées. Toutes ces petites choses fragiles : j'époussetais morceau par morceau, avec ignorance, pieusement. Mike le remonta tant bien que mal : merveille, il fonctionnait ! C'était trois livres, les remerciements extasiés et un whisky sur le pouce... une dame, je vous disais. Nous passions à la maison suivante et débloquions un store immobilisé depuis deux mois. Le dynamisme de Mike effaçait les doutes. Les choses cédaient sous son élan. Ou encore, se transformaient, devenaient accessibles. Surpris, je découvrais que je pouvais mettre la main sur un objet, le saisir. Oh, pas toujours avec le même bonheur. Il y avait cette villa par exemple, la plaque de cuivre indiquait : Jérôme Dordonnet, professeur. J'invoquai mes prérogatives linguistiques : — Un Français, celui-là est à moi. Mike ne protesta pas. Il attendait, curieux, de me voir à l’œuvre. Sonner à l'entrée. Une femme méfiante surgit dans l'encadrement : — Que voulez-vous ? demanda-t-elle en français. Le français résonnait terne et usé dans ma tête. Trop arrogant. Je répondis, déjà hésitant, moins sûr de mon affaire : — Madame, vous avez certainement besoin d'un judas... — Que dites-vous ? Judas ? — Oui, un judas serait le meilleur moyen... — Ah vous croyez pouvoir vous moquer des gens impunément, suppôts de Satan ! Colporteurs du Vice ! Des témoins de Judas à présent : mais où va le monde ?... Dehors sacripants... Allez, ouste ! La femme se déchaînait, hermétique à toute tentative d'explications. Je décidai une retraite stratégique et... disparaître sans demander notre reste. Piteux. Les imprécations de la furie nous poursuivaient jusque dans la rue. — Eh bien, de conclure Mike, on peut dire que ta formule publicitaire a un impact détonant ! — Pas de ma faute : nous sommes victimes d'une homonymie regrettable. — Oui, qu'est-ce que c'était cette histoire de Judas ? — But in French, Judas also means a spy-hole ! JeanGuy Rens 143 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Merveilleux langage... Et que fait-on pour se faire comprendre quand on tombe sur un professeur de théologie ? ironisa Mike. Je parie que c'était un repaire de théologiens. Les deux jeunes gens sonnaient à la porte suivante. On leur ouvrait : sourire, parler, vendre... On nous ouvrait. *** Avec la fin des beaux jours il était devenu plus difficile de pratiquer le porte-à-porte. En voyant apparaître ces importuns trempés jusqu'aux os par les pluies insistantes de septembre, les maîtresses de maison ne songeaient qu'à nous éloigner au plus tôt. Lorsque Mike disparut définitivement, je ne me trouvai pas pris au dépourvu. Jean avait écrit des lettres dans toutes les écoles privées ou publiques. Il en était résulté un poste d'assistant de français au Technical College. Ce qui, ajouté à quelques leçons particulières, lui permettait de continuer à subsister. Le directeur du département des langues étrangères du Tec avait eu l'amabilité de ne pas exiger de permis de travail (toujours impossible à obtenir). C'était un Canadien d'origine française — un assimilé. Cependant il avait tout de suite été intéressé par les origines montréalaises de son nouvel employé. Ces gens conservent jusqu'au bout un petit sentiment de culpabilité. Ils parlèrent du continent perdu, du Québec là-bas, petit pays écartelé entre un passé français et l'avenir américain, ils étaient d'accord sur tous les points. La situation matérielle de Jean s'était résolue de façon inespérée. Comment expliquer ça par écrit ? Je ne suis pas un spécialiste du spiritisme, de l'astrologie et des tables tournantes, pourtant je retrouve Jean : le temps d'effacer Mike, effaçons Mike et passons à la ligne : Jean en charge du laboratoire de langues, un horaire qu'on lui laisse le soin de fixer... la liberté ! L'horrible mot, encore... Le départ de Mike rendit Jean maître de son temps. Outre les deux ou trois heures employées à gagner sa vie, Jean retrouva dans le vide environnant son dénuement coutumier. Il était incapable de se tenir debout par luimême. Le vertige l'effrayait. Sa première pensée fut évidemment pour l'écriture. D'autant que quelques mois auparavant il avait reçu une lettre surprenante de l'un de ses amis suisses que je recopie ici fidèlement : « Genève, le 19 juin 1968. Mon cher Jean : j'ai le plaisir de t'annoncer que le rédacteur en chef de la Revue de Belles-Lettres s'intéresse à tes poèmes, je te suggère donc de les lui faire parvenir, car je pense qu'il est plus simple de traiter directement avec lui sur ce sujet. Voici son adresse : M. Rainer Michael Mason... » JeanGuy Rens 144 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Jean avait déjà rencontré Mason. Il savait plus ou moins qu'il enseignait l'allemand à Genève et dirigeait une petite revue. Il avait envoyé les poèmes par la poste, mais ce n'est que tout récemment que j'avais appris qu'ils allaient être publiés. Ce n'étaient que les poèmes de Jean, le passé, mais cette nouvelle avait ranimé mes velléités littéraires. Il fallait écrire. Et plus de poèmes non, mais un roman : ce roman. Octobre 1968 / Janvier 1967. À l'engourdissement des grandes villes européennes correspond l'explosion effervescente... J'explose, me disperse et retombe, je trace et je retrace l'incipit de cette aventure romanesque. Nous y voilà, à pied d'œuvre, c'est le moment où je m'engage dans le labyrinthe de mots et de phrases qui constitue ce récit déjà connu de vous. L'écart se creuse entre mon projet et ma vie, ma survie, ma dévie. Tout roman est une aventure, en soi. Pendant que j'attise les feux dormants de la saga genevoise, le temps continue de me bousculer et de m'attirer plus loin, les deux romans s'écrivent en simultané. C'est que je dois aussi rendre compte des circonstances de cette écriture de Jean au passé, les deux discours se conjuguent inextricablement. Comment comprendre mon histoire si l'on n'a pas sous les yeux cet autre présent si présent, ce présent qui me suffoque quand j'écris ce que vous venez de lire ? Même les auteurs de manuels de paléontologie sont sujets à cette distorsion pénible, ils peuvent la masquer plus aisément, sans doute, mais elle existe. Je témoigne pour eux tous. Tandis qu'on écrit on vit encore, on se dégrade encore, on s'évanouit encore. Voyez, une fois de plus je fais appel à vous : je suis à ma place habituelle, dans ma chambre, la petite table de bois, la face au cimetière de Cambridge, et je m'acharne à contraindre les feuilles vierges qui s'amoncellent autour de moi. Leur faire avouer une vérité. Que les paroles jouent entre elles : de la musique, des images et que danse le verbe ! Alors voici cet autre récit si intimement imbriqué dans l'autre qu'il en est peut-être l'instigateur, l'explication ultime et dernière, la raison dirigeante. Les fêlures de 1967 renvoient aux défaillances de 1968. Parce que mon histoire n'est pas achevée et l'abomination motrice de ces deux temps réunis s'éveille dans la fraîcheur du matin, Jean se sentait toujours dispos au saut du lit. La première bouffée d'air emplissait ses poumons d'un cri d'enfance depuis longtemps oublié le reste de la journée. Émerveillement sans cesse renouvelé. Seulement il y avait la fatalité du quotidien. Il faisait sa toilette, préparait un léger breakfast et rejoignait sa table de travail. Ces quelques gestes suffisaient le plus souvent à le ramener dans l'ornière écœurée de sa propre existence. Une sensation usagée de dégoût le prenait à la gorge, son cerveau se laissait envahir par une torpeur brumeuse. Le monde s'évadait alors très vite de ses possibilités pour se réfugier dans une grisaille gluante, élastique. Jean donnait des coups de poing dans les vagues. Sa machine à écrire se bloquait sur le papier... L'impuissance à écrire me rejette pantelant sur mon lit. Je me vautre au milieu des coussins avec un soulagement immonde. Rien à faire. Je suis impuissant. L'écriture comme l'amour demeurent barrés pour moi. Le cercle de l'incapacité à vivre se referme là, sur ce matelas sordide. Une grosse mouche molle tourne autour d'un cadavre, cercles de plus en plus fatigués, de plus en plus étroits : sourire bouffi de la putréfaction. Prendre seulement un stylo apparaît comme un scandale — le scandale de la vie. Tout s'effiloche dans les muscles et le cerveau. Bouger devient impossible. Respirer est impossible. Cette faiblesse même est impossible. Rien n'existe. Je n'arrive plus à faire signe aux vivants. Et dans mon dos les ricanements de la dérision font entendre leurs grincements sarcastiques : toute vie s'abîme sans cesse, tout va JeanGuy Rens 145 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca au néant et toi tu es mort, tu n'es que mort parmi les morts. Je n'existe pas, le monde n'existe pas, rien, jamais. Entre deux effondrements un chapitre surgissait parfois des ténèbres, cri unilatéral d'amour fou à la vie. Par l'entremise de l'écriture Jean revenait aux gestes élémentaires de la prière. Il recherchait ainsi son salut avec toute la naïveté dont est capable un aveugle. Une nuit il écrivit son échappée avec Teresa entre les sommets enneigés des Alpes et c'était la prière à Teresa, le pardon à Teresa, la chanson à Teresa : répéter jusqu'à la vie le nom de la femme aimée. D'une visite à Londres, à la National Gallery, Jean avait ramené une reproduction des Blés jaunes de Van Gogh. Dans le hall du musée se vendaient toutes sortes de reproductions de plus ou moins bonne qualité. Jean s'était laissé tenter plutôt par l'effet d'un caprice que par intérêt véritable pour Van Gogh. Il adorait acheter des objets neufs, n'importe quoi. Le monde donnait alors l'impression d'être renouvelé. Sentiment d'autant plus éphémère que Jean était incapable de regarder sérieusement les formes qui l'entouraient. Le monde des choses s'effaçait sous ses yeux myopes. La reproduction avait pris place sur le mur de sa chambre. Parfois Jean s'asseyait sur son lit et fixait le tableau du champ provençal, les deux cyprès sur la droite, les bosquets maigres. Le ciel ondoyait. Le pinceau avait tracé des courbes échevelées qui s'emmêlaient dans la tête de Jean, balayaient le plafond, revenaient, tressaillaient soudain. Boules furieuses aux teintes bleu azur, outremer, cobalt, prusse. Nuages débridés. Soleils frénétiques. Quelque chose se crispait dans le tableau pour se dénouer dans le cerveau, s'évader à travers la pièce. Un frémissement incontrôlable saisissait les murs, le lit se gondolait sous le vent du large qui faisait tourner le ciel. La fenêtre s'ouvrait et se refermait, claquait, battait. Frissons. Jean se levait, l'air s'agitait, devenait pesant, menaçant. Le sol trépidant le contraignait à se rasseoir. Impossible de s'approcher du tableau, tout se révoltait de ce qu'il avait sa vie durant ignoré ou méprisé. Et Jean de courir à la fenêtre, se maîtrisant à grand-peine pour ne pas hurler d'effroi. Il remontait la vitre à toute volée et s'effondrait haletant sur l'appui, le buste affalé dehors comme un linge à sécher. L'air humide sur le visage lui permettait de reprendre haleine. Lentement les choses retombaient en place. C'était le repos. D'un jour à l'autre Jean avait vu son univers vaciller. Il n'était plus question de s'ausculter ou d'analyser des états d'âme. Il ne maîtrisait plus ses sensations. Des images bizarres se précipitaient dans son cerveau pour y installer un terrorisme toutpuissant. Un songe pouvait suffire à déchirer une paroi, une vitre. La fascination de la reproduction de Van Gogh n'y était pour rien. C'était le monde qui ne tenait plus ensemble, il avait attrapé un caractère imprévisible. Sa réalité même était atteinte. Tout semblait pouvoir arriver. La nuit je me réveillais en sursaut en répétant comme une litanie : au secours, au secours... Le silence du cimetière étouffait les appels des vivants. Se supprimer avant de devenir fou. J'avais peur d'assister lucide au développement de ma propre folie. J'aurai le courage de me tuer avant, murmurais-je, hagard. J'en étais rien moins que sûr. Un soir Barry revint en annonçant : JeanGuy Rens 146 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Cette fois ça y est, j'ai trouvé quelqu'un pour habiter avec nous. Lorsque son compagnon survenait, Jean déployait toute son énergie pour faire bonne figure. Dans cette illusion de santé se réfugiait tout ce qui subsistait en lui d'orgueil et de vitalité. — Qui est-ce ? demanda-t-il machinalement. — Une fille que tu ne connais pas. Elle s'appelle Suzan. La maisonnette comportant trois chambres à coucher, les deux garçons s'étaient dès le début mis en quête d'un autre locataire afin de couper leurs frais. Le résultat, ce fut Suzan qui avait été couturière à Liverpool. Elle venait d'abandonner ses aiguilles et ses machines à coudre pour suivre un cours de sténodactylo à Cambridge. Blonde, teinture soldée, les yeux écarquillés de merlan frit, elle découragea définitivement les deux jeunes gens en passant chaque matin l'aspirateur à travers toute la maison. Elle disposa des fleurs artificielles dans la pièce qui leur tenait lieu de salon. Par ailleurs elle se fit très peu remarquer. La reproduction de Van Gogh avait disparu de ma chambre. À la suite d'un regain de courage je l'avais exilée dans le cabinet de toilette. Les murs blancs me procurèrent quelque calme. Je me sens plus tranquille à présent. Bien sûr il arrive encore parfois que le sol se mette à tanguer sous mes pieds, que l'ampoule nue au plafond se transforme brusquement en flammes extravagantes, déchaînement inopiné. Mais cela ne dure pas. Suzan rentrait souvent dans l'après-midi pour s'exercer, le bruit de sa machine à écrire rompait le sentiment de solitude. Je me remets à ma table de travail. Je tente de tracer quelques lignes... Illumination d'un instant : elle est Jeanne Duval et toutes les féeries chantées par l'homme qui aime. Première section, page 48. Vous reconstituez le discours réel. Vous savez maintenant d'où sont issues ces phrases grammaticalement évidentes, malgré quelles carences psychiques s'est élaborée ma syntaxe froide et logique. Mais c'est ce même récit que je bégaye à nouveau, que je placarde sur les frontons des bibliothèques, forcené de la littérature au pistolet, à jets de rage éclaboussée, la haine à la bouche, à l'arraché, au désespoir, au meurtre ! Je ne crois pas à l'inspiration. Je préfère agiter les mots sans relâche jusqu'à éclatement de la pensée, que jaillisse la mélodie. Je relis à haute voix, rature, transcris le tout sur une feuille blanche. Les jours de grand silence, lorsque l'écriture se fige en paroles mortes, je sors faire quelques pas de l'autre côté de l'allée, dans le cimetière. Royaume feutré de l'apaisement, cette promenade au milieu d'un monde flou et sans profondeur : juste cet arbre posé là, au bord du ciel gris, feuilles mortes... Pourtant on ne peut vivre sans cesse à la superficie des choses. L'incertitude revenait. Il y avait ce roman qui n'avance pas. Un de ces après-midi échappés au temps où la terre avait remué plus que de coutume, Jean se retrouva debout dans sa chambre, tous nerfs à vif. Il étendit la main droite devant lui : elle ne bougeait pas. Cette immobilité apparente le rassura quelque peu. La douleur continuait à griffer l'intérieur des muscles. Son corps entier était lacéré de zébrures en lames de couteau. Au premier étage le cliquetis de la machine à écrire persévérait docilement à meubler le silence. Jean se pénétrait de cet unique bruit qui JeanGuy Rens 147 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca lui apportait une sorte de baume. La tension se relâchait lentement... Trop lentement. Jean monte l'escalier. Il veut voir une forme humaine. Frapper à la porte. — Entrez, c'est ouvert. — Il pousse la porte doucement. Suzan jette un coup d'oeil rapide dans sa direction sans interrompre son activité mécanique. — Voulez-vous quelque chose ? — Non, rien. Jean regarde les doigts courir sur le clavier. Il ne voit plus que la silhouette brouillée de la jeune fille. Il répète : — Je venais seulement vous regarder travailler. Un certain temps s'écoula encore. Plus rien n'existe du monde que des ombres et des bruits indistincts. Jean réalise soudain que ses mains frôlent une peau qui n'est pas la sienne. Il se tient debout, derrière Suzan, il domine ses cheveux blonds, bruns à la racine. La paume de sa main repose sur un sein durci. La machine à écrire s'est arrêtée. Le silence. Le corps de Jean est caressé par des mains de femme. Chaque pore de sa peau reçoit pour des années de désir. Par moments il referme ses bras, embrasse un sein, le colle contre ses lèvres. Il lui semble que la fille se fait hésitante. Il voudrait qu'elle devienne folle sous son corps. Il roule sur elle, lui déforme la bouche, la serre jusqu'à ce qu'elle gémisse, découvre son ventre, il veut l'abîmer jusqu'au fond. La marquer partout à la fois... Perplexe, Jean regarde Suzan s'affairer contre lui, ou plutôt à côté de lui. Il sent ses cuisses s'incurver contre sa hanche, se presser, devenir molles. Il décourage le plaisir de la fille pour la ramener à lui. Les mains moites de la fille mal apaisée — fuyantes, indifférentes. Elle s'écarte. La volonté bloquée, Jean la retient, rageur. Il l'aurait tuée. Pensée folle : l'étrangler, l'étrangler en finir une bonne fois... Bitch, just do it you bitch ! Enfin : il la sent se délier. Bien la guider, la tenir. Suck it little dolly... Il ne voit plus rien. Elle a compris ce qu'il voulait. Rien que la sensation des lèvres de la fille descendant son corps pour se fixer précise, très précise, sensation d'abord faible, et puis brûlante, dense, lancinante — flamboiement. Le monde se repose au ralenti. Jean attire Suzan vers lui à nouveau, baise ses lèvres, baise sa bouche qui respire son sexe tiède près de son visage... Mais tout d'un coup s'interpose le recul : la teinture blonde, les yeux de poisson-bocal. Partir, partir... Jean s'enfuit. Courir se réfugier dans sa chambre la salive pleine d'amertume. Il s'étend sur JeanGuy Rens 148 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca son lit, las. Il n'est plus que mépris. Mépris pour cette fille qui avait consenti à s'abaisser. Mépris pour lui-même surtout, qui avait exigé son plaisir sans vouloir rien donner. Pouvoir rien donner. Pas d'excuses. Il se dirigea vers le pub local et s'enivra consciencieusement jusqu'à la fermeture. Ivre. Les jours suivants Suzan ne modifia pas son attitude antérieure. Quand il la croisait, Jean détournait les yeux, incapable de supporter le spectacle de ce visage rose-blond de carte postale. Les jours passaient. Jean remonta dans la chambre de Suzan. La scène recommença, mais simplifiée à l'extrême. Le désir de Suzan. Le désir de Jean. Un accord tacite s'était installé entre eux qui respectait l'ordre du premier jour. Cela devint une habitude plus ou moins régulière. Après tout, chacun a le droit d'inventer sa propre forme d'érotisme, proclamait Jean dans le silence du désert. Se justifier, n'est-ce pas ? Il ne parvenait pas à se duper : dégradation physique de la sexualité. Remonter chez Suzan. Même l'écœurement s'atténuait dans le gris terni de la répétition. À l'intérieur de la petite maisonnette de briques, il s'en trouve ainsi des millions en Angleterre, deux êtres humains se rapprochaient un peu, tiraient de leurs corps le maigre plaisir qui s'y cachait, puis s'en retournaient de leur côté, légèrement apaisés, prêts à accepter quelques heures de plus de leurs vies quotidiennes. Seul le silence présidait à ces gestes accomplis à la sauvette, dans le mutisme le plus complet. Tout le monde autour d'eux ignorait ces instants de soulagement. Jean continuait à se rendre sagement chaque matin au Technical College. Deux trois fois on lui confia même des remplacements pour le cours de grammaire française. La société ne lui demandait que de marcher droit dans la rue et de payer les verres de bière qu'il buvait, les cornets de fish & chips qu'il mangeait. Pour le reste, c'était à lui de s'arranger — s'il le pouvait. Comme il pouvait. Indifférence absolue. Jean et Suzan déshabillaient leurs chairs livides. L'existence se poursuivait un degré moins atroce. Un jour, son cours achevé, Suzan disparut également. Ils ne s'étaient pas dit un mot d'adieu. Leurs dernières caresses avaient été aussi vides que les précédentes. En fait il n'y avait rien à quitter, personne à abandonner. Il n'y avait jamais rien eu. Jean ressentit simplement avec un peu plus d'acuité le creux que provoquait sur terre la permanence de son être. L'alcool le dégoûtait. Il n'oubliait rien. Jusqu'aux paroxysmes blêmes de l'ivresse il se voyait vivre avec terreur. Un soir il n'y tint plus. Il emprunta la voiture de Barry et se rendit au Plough, à Little Shelford. À la première occasion il se rapprocha du guitariste qui jouait avec Red. Mike lui en avait parlé à plusieurs reprises. — Bonsoir, fit-il d'une voix mal assurée. Te souviens-tu de moi ? — Et comment ! Tu es l'ami de Mike. Jean décida de jouer son va-tout, il ne se sentait pas le courage de tergiverser. — Je suis venu pour te demander de la drogue. L'autre le dévisagea avec curiosité. Il laissa passer quelques secondes avant de se décider à répondre : JeanGuy Rens 149 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Théoriquement je devrais te jeter dehors. Par mesure de sécurité. — Je suis l'ami de Mike, répéta Jean obstiné. On a travaillé ensemble. — Je fais peut-être une bêtise, mais ton air me revient. J'ai de l'herbe. Pour combien en veux-tu ? — C'est de l'héroïne que je veux. Nouvelle hésitation. Le guitariste semblait vraiment embarrassé. — C'est plus sérieux, finit-il par dire. — Je suis sérieux. — Bon, d'accord. Alors c'est convenu. Quand j'en ai terminé ici, nous allons chez moi. Nous nous arrangerons là-bas. Jean s'installa en faction au bar. Sa vie se résumait à une attente. Il aurait tout attendu : les femmes, l'argent, l'amour. Rien n'était jamais venu. Rien ne vient jamais. Aussi ce soir était-il particulièrement faste : il allait acheter tout ce qu'il n'avait pas et qu'il désirait, ou plutôt, le seul substitut qu'il pouvait imaginer et qui fût à sa portée, la drogue. Son visage se détendait lentement et reprenait sa régularité d'adolescent gâté. Encore une chose qu'il ne s'était jamais résolu à admettre : sa beauté d'homme. Il aurait pu être beau. Mais Jean n'avait que sarcasmes pour l'espoir que sa séduction éveillait dans les regards des femmes il savait trop quel néant se cachait derrière cette façade dérisoire. Son insignifiance sociale et sexuelle résumait tout. Peu après dix heures et demie, le guitariste lui fit signe qu'il partait. Ils étaient cinq ou six à se diviser entre deux voitures. Ils atterrirent dans une longue salle basse située sous les combles. Une fille à l'aspect velouté de métisse se coula près de Jean : — Il paraît que tu veux de la blanche. — En solution. Je veux me shooter de suite. Elle l'entraîna par un petit escalier vers une pièce sombre où dormaient deux hommes, lourdement, insensibles, comme morts. Jean les dévora des yeux avec envie. — Attends-moi. La fille se désagrégea dans l'ombre. Elle se déplaçait avec une grande habitude des lieux. Ce devait être la compagne du guitariste. Jean pensa qu'il ne savait même pas son nom. Cette situation lui plut. L'incognito renforçait cette atmosphère de secret qu'il avait immédiatement senti se constituer dès les premiers mots, au Plough. Il découvrait toute une fraternité cachée dans cette ombre illégale où la société repoussait hypocritement les drogués. JeanGuy Rens 150 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca La fille revint avec quatre ampoules jaunâtres. — Ça ira comme ça ? — Parfait, répondit Jean. Mais pourrais-tu me faire la première piqûre toi-même ? J'aimerais autant. Sans souffler mot, elle s'empressa autour d'un réchaud voisin, éviter l'infection, les abcès. Tout paraissait prêt en permanence. Jean scrutait ses mouvements passionnément. Avec l'imminence de la sensation, une ivresse exaltée s'emparait de son corps écorché vif. Au même instant des milliers de pauvres hères à travers l'Occident entier se préparaient pour le même pansement de misère. Chacun des gestes qui s'accomplissaient devant Jean le reliait à d'autres gestes identiques, d'autres souffrances semblables, une vaste communauté intensément fraternelle. Naissance d'une sorcellerie nouvelle. ... puis par larges goulées avides le liquide s'enfonça dans la chair meurtrie jusqu'à la moelle épinière, jusque par-derrière le cerveau, le cervelet, partout. Une vision scintillante s'étirait subrepticement en un long bulbe d'or. Jean soupira profondément. Respiration infinie. Absolument différent du haschisch. La douceur d'un sourire humain l'envahissait. Un murmure s'évapora dans l'air : je crois qu'on est heureux en paradis... Le lendemain, lorsque Jean se repiqua, le chemin de la libération s'ouvrait déjà sur une seringue suffisamment petite pour qu'il puisse la retourner contre son bras et la manier d'une seule main. La douleur de la veine qui roulait sous la pointe effilée de l'aiguille ne lui procura aucun déplaisir, au contraire. Il éprouva de la joie à voir sa peau ainsi déchirée et maltraitée. Son corps ne méritait que cela : être fustigé. La vie s'évanouissait dans la béatitude de la drogue. Il s'engouffrait avec délices dans l'oubli. Jean s'était avéré incapable d'aimer, incapable d'écrire, il lui fallait s'effacer. L'existence n'a pas le droit de stagner dans le clair-obscur de la médiocrité. Jean lui déniait ce droit. À présent il apparaissait dans les couloirs du Technical College un rictus fondu au coin des lèvres, aboli. Ses collègues qu'il avait accoutumés à des sautes d'humeur imprévisibles, à des disparitions en forme de courants d'air, assistèrent surpris à la métamorphose. Il lui arrivait de déjeuner à la cantine du Tec. Ses besoins d'argent augmentant avec les achats de drogue, il multiplia ses leçons particulières de français. Au demeurant il évitait soigneusement de se lier avec quiconque. Le répit dura peu. L'héroïne devenait-elle plus difficile à trouver, la qualité baissaitelle ? Jean réalisa rapidement qu'il s'était pris les doigts dans l'étau stupide de la drogue. Une nuit qu'il avait cherché en vain à se procurer quelques grains de poudre blanche, il se retrouva hébété, étendu sur le bord de la route. Il était tombé de bicyclette. Ses muscles douloureux refusaient de le porter plus loin. Il pleuvait doucement, pluie fine de l'hiver européen, pluie glaciale de fin du monde. Jean resta plusieurs heures à grelotter piteusement sur le bitume. Il ne se rencontra personne pour se pencher sur lui, pas même une patrouille de police. Cette nuit-là Jean comprit qu'il avait encore franchi un pas dans la désescalade de l'existence : l'idée s'approcha JeanGuy Rens 151 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca de lui frêle et inconsistante, comme inoffensive. En arrivant elle se reconnut chez elle : le terrain avait été déblayé par le reflux désolé de la drogue. Quand il parvint enfin à regagner sa chambre, trempé jusqu'à l'âme, Jean découvrit sur la table une épaisse enveloppe jaune qui l'avait suivi jusqu'à Cambridge, de déménagement en déménagement. Il ouvrit. C'était l'ensemble de son courrier adressé à Genève depuis son départ. Amis, famille... Efficacité de l'organisation mondiale des postes. Jean éclata de rire. La dérision de toutes ces lettres. Des faire-part de mariage même. Ainsi donc il s'était trompé, on pensait à lui, on prenait le temps de lui écrire, avec application, conscience même. Du papier, du papier ! Jean précipita le tout dans la fournaise. Personne n'avait de prise sur lui. En s'endormant il ricanait encore. Est-il nécessaire de mentionner au passage que le roman de Jean était en panne ? La fiction dédoublée et défictionnalisée par mon réel affiché à l'encontre de toutes les lois du genre n'aura pas fonctionné longtemps. J'avoue. I gave up. The few words left by Jean in those days were in English, i.e. not interesting. 1st of January 1969 : Cant get on with pushers & junkies. They're all thieves. Look like pigs. 12th of January : Went to the Tec. Met a girl who asked me not to speak... I dont know what she meant. She had what I call a moon smile. She was a freak. 2nd of February 69 : Got into a fight : Barry broke my syringe & said he was going to call the cops if I didnt cut it out (drug). I told him to go to hell. 3rd of February : No money. No dope. Nothing. (Date illisible) I couldnt write anything today. Tried hard to get my guts into my novel, but it didnt work out. And the sky is crying, and the sun is bleeding. Rain is red, there's red on my face, there's purple pouring everywhere in my brain — I am not a murderer... I am notl 21st of February : Maybe humanity is entering an age of silence, a world without being, a question without answer. March : Lack of money. Hopeless. *** Le printemps revenait sur Cambridge avec la régularité mécanique d'un vieux disque rayé qui s'obstine sur la même rengaine. Assommé, Jean regardait la nature s'éveiller autour de lui. Il avait des dettes partout. En quelques mois sa vie était devenue une hypothèque usée. Deux fois la police l'avait interrogé, sans formuler de menaces précises, sans agressivité même. On lui avait conseillé la désintoxication, un JeanGuy Rens 152 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca traitement psychiatrique. À travers une glace dépolie, Jean avait entraperçu des uniformes qui s'agitaient. Sensation de foisonnement. Vide. Le balancier refusait de s'arrêter... Maison de repos : vouloir transformer ma détresse en chose... Ah, non ! On ne m'humiliera pas jusque-là... Jean rêvait confusément. La salle de police, le Technical College, tout s'emmêlait dans son cerveau. Il tanguait jusque dans une fumerie de haschisch où des fumeurs le recevaient avec la considération envieuse des amateurs pour ceux qui vont plus loin. — La drogue permet d'atteindre un état supérieur de l'amour où la matière et l'esprit s'étreignent, chantonnait une voix émue de prêtre-confesseur. Hérissé par cette pseudo-philosophie issue de la niaiserie californienne à la mode dans ces milieux, Jean se récria avec violence : — La drogue est uniquement un moyen de s'abrutir. L'autre poursuivit, patiemment : — Quand même, il y a là un chemin vers l'effusion d'un univers parcellaire... — Vers la confusion universelle, oui ! ironisa Jean. Le plus bel effet produit par la drogue, la vraie, je veux dire la dure, je l'ai découvert quand une fille complètement défoncée s'est mise à brouter de l'herbe, à plat ventre dans un parc. Pouvait pas se relever. — Mais c'est beau, ça ! Voilà un être qui pour quelques heures a su s'affranchir du vulgaire artifice humain, du déterminisme culturel. — Et la vache, elle n'est peut-être pas déterminée, elle ? — L'homme a besoin d'anéantir les limites répressives de sa condition sociale. Si la drogue peut nous faire pénétrer dans le contingent, elle est un bien. — La seule contingence se trouve dans l'art, grinça Jean avec amertume. — Parfaitement d'accord pour ce qui est de l'art. Seulement la drogue aussi élève la vie hors de l'immanence... — Foutaises que tout cela ! Vous fumez parce que vous n'êtes pas capables de vivre, ni même de vouloir vivre. Vous vous rabattez sur l'illusion... Ayez au moins l'orgueil de ne pas prétendre que vos drogues au rabais réussiront là où vous avez échoué. — La drogue est une ascèse. —C'est une démission supplémentaire. — Mais alors, pourquoi te drogues-tu ? lança une voix de femme dans l'ombre. JeanGuy Rens 153 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Parce que je ne vis pas. Mais je ne crois pas que la drogue me permette de vivre. Elle me soustrait à la conscience de l'échec... C'est une façon de résumer toutes les faillites en une seule... C'est tout. Jean était écœuré par ces réunions de fumeurs ou de drogués qui s'accrochent les uns aux autres pour se donner le courage de leur lâcheté. Il les fréquentait dans la mesure où ils lui procuraient de la drogue meilleur marché. Puis il se retirait avec délectation dans la solitude : il se piquait en silence. Le monde se réduisait alors à ce fil épuré de la sensation grandissante. Le sentiment de solidarité des premiers jours se conservait intact au sommet exalté de la tourmente hallucinée. Solidarité toute négative qui ne s'éprouvait qu'à travers la solitude physique. C'était un sentiment commun à tous les réprouvés rejetés par la société, bel et bien poursuivis, traqués jusque dans leur fuite au dehors du réel. Une société qui ne tolère pas la légalité de la drogue : quel aveu ! Quelle preuve de confiance en soi ! Jean n'écrivait plus rien, son roman oublié, son journal fermé, il attendait l'apocalypse. Que le monde se foudroie dans le néant. Sur sa table des piles de factures non payées augmentaient semaine après semaine, le charbon, le gaz, l'électricité... Au Tec, dans la cabine insonorisée du laboratoire de langues, la voix de Jean se brisait, se brouillait, devenait inaudible. Il s'attendait à être congédié d'un jour à l'autre. Deux fois déjà Barry lui avait confisqué sa seringue, sans le moindre espoir d'ailleurs. Au sein de cet univers abîmé, seule la drogue apportait à Jean quelque répit. Tout se pétrifiait en impossibilités. Et d'abord la survie organique. L'argent se dissolvait au contact des choses achetées, jetées. L'héroïne coûtait cher. Scandaleux. On devrait distribuer de la drogue, gratuitement, à tous les coins de rue. Pour les pauvres gueux. Vendre du bonheur... Salauds ! Du pauvre bonheur... La misère alimentait en Jean une violence sourde. Une nuit il cogna un Irlandais ivre qui l'avait insulté. Il sentait la haine l'envahir. Délire insensé. La folie offrait toujours la fascination hideuse de son baiser sanguinolent — insistante, sournoise. Jean avait peur de perdre le contrôle de lui-même. Il fallait lutter pied à pied. Châteaux de sable battus par la marée. Des pans de murs s'effondraient. Il fallait faire attention. Sans cesse. Être très prudent. Se méfier de tout le monde. Le monde entier. *** Vers dix heures des coups répétés à la porte sortirent Jean du sommeil. L'équilibre hésitant, il se leva et alla ouvrir. Éblouissement du soleil sur les yeux enflés de noirceur et de drogue. — Jean, je te retrouve enfin. Je commençais à désespérer. C'était Sélim Jean se passa la main sur le visage pour dissiper le songe. L'apparition ne s'évanouit pas, forme tangible de la vie. Elle accomplit même un mouvement : pénétrer dans la maison. Confus, Jean se retira de l'entrée. JeanGuy Rens 154 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Quelle surprise, finit-il par balbutier. Si je m'attendais à te voir... — Tout arrive... Mais je te dérange ? reprit Sélim en remarquant l'air égaré de Jean. — Mon vieux, si tu savais... Je suis tellement heureux... Mais assieds-toi, ce fauteuil... As-tu déjà pris un petit déjeuner ? — Oui et je reprendrais volontiers une tasse de thé. — Merveilleux, je te prépare ça de suite... Juste un peu de fatigue. Jean n'en finissait pas de s'embrouiller dans les phrases et les gestes. Il mit la bouilloire sur le feu, revint vers Sélim. — Le thé arrive, le temps de faire chauffer l'eau. Sélim sourit, ironique : — Toi, tu as fumé cette nuit ! — Et davantage mon vieux, davantage. — Vraiment, tu en es là ? — Ça t'étonne ? — Plutôt. Jean retourna à la cuisine préparer le thé. Sélim le suivit. Ce n'est qu'à cet instant que Jean réalisa les changements opérés chez son ami depuis près de deux ans qu'ils s'étaient perdus de vue. Il y avait dans son apparence quelque chose de plus complet, indéfinissable. La santé débordait de ses vêtements à la distinction négligée. Toujours aussi follement nonchalant. — Et tu vis en Angleterre à présent, enchaîna Jean avec une bonhomie contrainte. — Pas du tout : je passais une semaine à Londres, tout à fait par hasard. Et en dînant au Swiss Center j'ai rencontré ton copain, le photographe... — Grégoire est à Londres ? — Oui. On a parlé de toi et justement il avait ton adresse. Alors me voilà. — C'est bien, très bien. Jean avala précipitamment une gorgée de thé. La présence de Sélim à ses côtés relevait du miracle. Il ne savait trop comment se comporter. Quelqu'un s'était intéressé à sa dépouille. Était venu à lui. Il ne savait plus quoi faire. JeanGuy Rens 155 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Selim entretenait un bavardage superficiel et agréable. Depuis quelques mois il avait quitté Genève pour Paris. À travers les mots qui voltigeaient de rêve en rêve, Jean devinait tout un univers de facilité et de plaisir. Il se souvint des anathèmes de Reynald. Peut-être fallait-il condamner cette oisiveté dorée ? Il en était incapable. Il admettait tout du monde et de la société. Pourtant il s'étonnait qu'on le tolérât : tout ce qui vivait lui demeurait étranger. Il n'y comprenait rien. — Que deviens-tu ? demandait Selim. — Je travaille dans un laboratoire de langues. J'achète mon droit à l'existence : donnant, donnant. C'est correct. — Je t'admire. — Il n'y a vraiment pas de quoi. — Je ne pourrais pas vivre en travaillant régulièrement, retrouver chaque matin la même chose. — Je n'ai pas un horaire bien précis. — Même ça... Selim était désarmant de franchise. Jean reconnaissait un passé dont il était arrivé à douter qu'il eût jamais existé. Une sorte d'indolence féminine où la réalité n'avait pas de prise. Un monde coupé de la vraie vie, celle où on travaille, on lutte, on crève. La vie telle que la société l'a prise au piège et broyée, implacable, dans ses rouages d'acier. — On dit ça, murmura Jean. Et puis un matin on se réveille un col blanc autour du cou, dans un bureau, horaire réglé de neuf à cinq. Gentiment. On évolue entre deux rails : bien obligé d'avancer... Mais peut-être, après tout, est-ce encore ce qu'il y a de mieux à faire ? — Si j'étais contraint de gagner ma vie, je préférerais me prostituer ouvertement. Je serais capable de coucher avec le premier cave venu, pourvu que je puisse vivre à ma guise... Le reste n'est que préjugés. — Je n'ai pas la souplesse requise pour vivre au jour le jour. Et puis sexuellement je suis mal foutu, ce qui n'arrange rien... Je crois m'être suffisamment expliqué là-dessus, dans le temps. — Je n'en crois pas un mot. — Oh rassure-toi, ce ne sont que des blocages psychologiques, les nerfs... Enfin du vent. Ça peut suffire. — Pourtant à Genève tu avais des femmes : Lana, Teresa, et puis les autres... JeanGuy Rens 156 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Justement : je ne les avais pas. C'est par là que je les perdais. Maintenant je n'essaie même plus. Jean porta la tasse à ses lèvres : le thé était froid depuis longtemps. Il fit la grimace, puis reprit : — C'est étrange, j'ai des goût de petit-bourgeois tranquille : un métier régulier, un studio bien confortable, une existence sans surprise. Au fond je ne cherche rien d'autre. — Ne viens-tu pas d'Amérique ? — Plus ou moins... Pourquoi ? — Parce que tu oublies la symbolique américaine des classes moyennes : une auto qui change chaque année, deux ou trois divorces avec avocats, pensions alimentaires et tout ce qui s'ensuit. Ce n'est pas une vie si tranquille ça. — Tous les Américains n'ont pas la manie de changer leur femme et leur auto tous les ans... Et puis moi je ne demande qu'à faire mon boulot. Entrer dans le jeu. — Cela me semble assez facile à réaliser. — Je ne tiens pas debout. Je tombe sans cesse. Cette vie mutilée m'apparaît insupportable. — Ton seul problème, ce sont les femmes... — Et tu crois que ça ne suffit pas ! Mais est-ce qu'il y en a beaucoup, des gens, qui accepteraient de survivre dans ces conditions ? Sans femme. Je veux dire : sans la faculté d'en avoir, amoindris, salis... Accepteraient-ils ? Sélim se tut. Silence. Les deux amis se retrouvèrent face à face, sans rien à se dire. Il y avait une expression d'indicible chaleur dans les yeux de Sélim. Il prononça encore : — La seule destination d'un corps d'homme est de procurer du plaisir. Hors cela rien n'existe : idéologies, religions : des calembredaines, foutaises. Le reste de la journée se déroula sans rien de notable. Ils allèrent déjeuner dans un restaurant italien quelque part au bout de Mill Road. Jean était content de manger de la cuisine continentale, accompagnée d'un bon vin rouge, bien râpeux. Un moment la pensée lui traversa l'esprit que l'autre regrettait d'être venu à Cambridge. L'impression se dissipa rapidement. Leur entente passait loin au-delà des mots. Sélim lui témoignait son amitié avec une fidélité toute simple, dénuée de la moindre affectation. Ce n'était pas dans les habitudes des milieux qu'il fréquentait. Mais il y avait une très grande pureté chez Sélim. Le soir, Jean le raccompagna à la gare, au dernier train de Londres. Parmi les rares JeanGuy Rens 157 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca voyageurs qui se traînaient, fatigués, sur le quai, ils échangèrent quelques bribes de phrases : — La pesanteur sociale, disait Sélim, se ramène à un choix personnel. On peut toujours refuser les règles du système. — Jean pensait à son statut d'étranger, ou d'exilé. La pauvreté abstraite de sa vision de la société ne l'empêchait pas d'être prisonnier des suggestions les plus grossières de la mondanité : luxe, richesse, imagerie populaire de dolce vita ensoleillée. Le mot liberté le faisait ricaner. — Je ne refuse rien, répondit Jean. — Alors pourquoi ne pas prendre un métier régulier qui te donnerait le mode de vie stable que tu souhaites ? — Je travaille au Tec. — Ce n'est pas un vrai boulot, et puis ce n'est pas stable du tout. À Cambridge il est impossible de trouver mieux. La ville est trop petite, il n'y a pas d'emplois. Trop d'étudiants. — Et Londres ? — Peut-être, un jour... En attendant je suis coincé ici : les dettes, le manque d'argent, le loyer... À présent le quai était désert. Machinalement, Jean suivait du regard la démarche du cheminot qui revenait après avoir modifié la position de l'aiguillage. Sans doute avaitce été le dernier train à transiter sur cette voie-là. L'homme allait se coucher. Jean sentait dans sa poche le chèque de cinq cents livres que Sélim avait signé au moment de partir. Il entendait encore résonner le timbre sourd de ses paroles : — Si cela peut t'aider à éliminer certaines attaches, je serais content. Ne dis pas non. Tu me revaudras ça un jour. Qui sait... Jean ne songea pas un instant à refuser. Le geste de son ami venait avec tant de naturel. Il était resté immobile avec le petit rectangle de papier brûlant dans la poche. Sélim avait disparu depuis longtemps, avalé par la nuit, la distance, le doute... Non, se révolta Jean, pas le doute : quelqu'un m'aime comme je suis, confus, maladroit, lourdaud... M'accepte comme je suis, vient me le faire savoir, comme ça, sans raison, pour rien... Jean était déconcerté, presque heureux. *** JeanGuy Rens 158 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Jean n'est plus à Cambridge, il file entre mes doigts littéraires. Je sens bien que la réalité romanesque ne rend plus compte de cette autre réalité, tellement plus fragile et qui est la vie non romanesque. Les fragments rédigés à Cambridge ne convergent plus pour composer le livre absolu dont j'avais rêvé. Je retrouve ces feuilles éparses : ce n'est pas un roman ça. Pourtant au début mon intention affirmée était bien d'écrire ces deux récits de la vie à Genève et de la sur-vie à Cambridge dans laquelle j'aurais récupéré la totalité vécue et littéraire. Je n'ai rien récupéré du tout. N'importe quel lecteur aura remarqué que mon travail a été complété ensuite de manière à se donner comme un texte ininterrompu. Falsification donc. Je n'écris pas comme je vis. Sinon il aurait fallu que je vous présente tel quel mon journal tenu méticuleusement jour après jour jusqu'au seuil du néant... En panne dans l'agonie droguée de ma névrose. Mars 1969 : degré zéro de l'écriture : no money, no dope, nothing. Ce matériel brut n'est guère opératoire. Je préfère le jeter au feu... Et c'est ce que j'ai fait, factuel. Tout est parti en fumée dans la cheminée. Je repars avec mon background intellectuel, sans illusion et : écrire une petite histoire bien gentille, empaquetée, fignolée. Ce que j'ai fait jusqu'à présent d'ailleurs. Tout écrit est une fiction. Le printemps monstrueux de Cambridge-1969 : une fiction. L'intervention surprenante de Sélim : une fiction (tu le sais bien Sélim, toi qui es venu me rejoindre dans mon cachot numéroté, notre réunion fut incomparable avec ce que tu peux en lire ici, c'est la mesure qui n'est pas la même, nos gestes, ces lignes...). Mon départ pour Londres... Ah oui, venons-en à ce départ. Jean avait peut-être renoncé à tout projet littéraire : moi je continue avec ses papiers et mes souvenirs. Comme le disait mon grand frère Kerouac : bien tu commences ton histoire, puis tu vas dans un bar, puis tu commences ton histoire avec des hommes : t'arrête pas pour effacer, hein ? tu continues, tu continues, tu continues ! J'ai commencé mon histoire avec Jean, je ne lâche pas. Dussé-je mentir, inventer, trahir. Même les bras troués de Jean qui ne véhiculent plus que de l'héroïne ne sont pas un prétexte pour déclarer forfait. Après Genève, Cambridge, il y a Londres. Jean qui se retrouve à Londres dans une minuscule chambre d'étudiant dont il avait payé par avance trois mois de loyer. Mesure de sécurité au sein de la tourmente anonyme. Il regardait le rectangle blafard que découpait la lucarne dans le plafond mansardé. Le soir respirait encore faiblement. Dehors, les gens s'enfouissaient douillets au repli de leurs logis. Dès le lendemain du départ de Sélim, Jean avait découvert l'atmosphère épurée qui suit les grandes décisions : les yeux fermés, insensible à toute considération autre que son but immédiat — selon son habitude. Pourtant cette fois il avait l'impression d'être dans le vrai. Entreprise de reconstruction de l'individu. Il ralliait l'ordre de la société. Remaking of the mind. L'aventure pouvait s'avérer dangereuse car Jean opérait sans filets : il était seul. Son centre de gravité était en lui, à l'endroit où il se débattait, sans autre axe que sa volonté propre, sa faculté de choisir la lutte : le malgré tout — plutôt que l'abandon. Lorsqu'il avait rendu visite une dernière fois au cercle où il avait coutume de s'approvisionner en héroïne, on l'avait dévisagé avec une sorte de scepticisme inquiet. Un peu à la façon dont un Supérieur doit accueillir la décision du religieux regagnant le monde des laïques. On n'y croit qu'à demi. C'est-à-dire qu'on ne veut pas croire. La possibilité du retour nie le caractère absolu que l'on accorde à l'univers de la drogue. Forçant leur incrédulité, Jean les avait remboursés en une seule fois. Quand même, l'arrivée à Londres avait été abominable. Claquant des dents, le JeanGuy Rens 159 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca corps noué en une seule crampe gigantesque, Jean s'était retrouvé à Victoria Station, incapable de porter ses valises. La simple idée d'un contact avec leur volume rêche lui donnait la nausée. Il avait erré du côté de la London School of Economics. Là par bonheur, le tableau d'affichage le mit sur la piste d'une chambre à Norfolk Place, disponible de suite. Quatre murs à soi. Chaleur. La sensation de protection que lui procurait son refuge ne tarda pas à se dissiper. Le lendemain de l'installation, la surprise du réveil à peine étouffée sous le fardeau usé de la réalité renaissante, voici que revient l'angoisse gluante. L'étape londonienne ne ressemble ni à Khartoum, ni à Cambridge. Ici Jean n'a pas d'argent ou de promesse d'argent pour se ménager une arrivée en douceur. Le chèque de Sélim avait fondu entre la drogue et le loyer. Depuis l'enfance Jean n'avait tenté que de prolonger les rêves nord-américains au gré de son errance. Maintenant il sait que Teresa n'existe pas. Ni les autres. Que toute sa vie n'a été qu'une illusion spécieuse. Ce désœuvrement sophistiqué, sa tentation littéraire... Univers de gosse qui s'imagine que ça va arriver parce qu'il le veut, pour la bonne raison qu'il y croit de toutes ses forces. Rien n'arrive jamais. Tout se répète. Jean se jette pourtant vers la réalité, il voit le monde de la matière, la société qui se décompose en corps résistants, avec des mains et des cheveux, des yeux. Bouches, gestes, oreilles, mots. Le monde s'atomise en particules de réalité. Jean plonge tête baissée dans la mêlée. Son espoir est retombé dans la foule soufflante, vibrante, tressaillante. Une lueur blafarde s'introduisait par la fenêtre à guillotine. Maintenant la ville s'éveillait. Cette oscillation coucher-réveil ressemblait à un vieux rite dénué de signification. Jean s'habilla lentement. La vie repartait à l'assaut d'une nouvelle journée au milieu d'un grand battage fade de bruits de voitures et d'écoulements d'eau. Il lança un coup d'œil en direction de la fenêtre : une cour intérieure cernée de façades décrépies, pas d'issue, quelques vieux vêtements pendus à des fils invisibles, si peu anglais. Ce devait être un immeuble d'Italiens ou de Jamaïquains. Se brosser les dents. Nouer la cravate de ce même geste mécanique mille fois recommencé. Un jour pourtant, un enfant ravi avait réussi son premier nœud de cravate. Jean descend les marches de l'escalier. Il resserre la ceinture de son imperméable. Regard frileux. Il ne pleut pas. Tout est gris. Passants affairés. Les voitures stridentes. Il y a des gens partout. Jean s'enfouit plus profondément dans son imperméable et s'engage dans la rue d'un pas allongé. Lorsqu'il arrive au Home Office, il est à peine dix heures. Une porte modeste s'ouvre sur une sorte de hall de gare, vaste rectangle parcouru dans le sens de la longueur par des bancs hérissés d'êtres assis. Les postulants au droit de travailler. Le Royaume-Uni n'ouvre pas ses banques à tout venant... Surpris, Jean marqua un temps d'arrêt. Le spectacle d'une intensité insolite, cette foule recueillie dans l'attente, le déconcertaient. Il se retourna, essaya de se raccrocher à une sorte de portier en uniforme tout imbu de la supériorité de sa situation. Énoncer lourdement : — Auriez-vous l'amabilité de me dire où puis-je obtenir les renseignements relatifs aux formalités à remplir pour l'obtention d'un permis de travail ? JeanGuy Rens 160 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Vous prenez place sur ce banc et vous attendez, répliqua le fonctionnaire de Sa Majesté. — Mais je ne sais pas quels sont les papiers à présenter, je voudrais seulement une information... — Prenez place, se contenta de répéter l'automate. Même pas impoli. Jean alla s'asseoir à l'extrémité du banc. Rien ne semblait bouger, personne n'avait l'air de s'intéresser à cet amas de loqueteux entassés là, comme par hasard. Jean lance des regards inquiets autour de lui. Il ne comprend pas ce qui se passe. Ou plutôt : ce qui ne se passe pas. Rien ne bouge. Le temps s'égoutte fatigué, sablier insipide. Ce n'est pas possible, il doit y avoir une erreur quelque part. Il y a maldonne. On ne peut pas se moquer ainsi de tous ces pauvres bougres, et puis moi, moi... Jean ! Le déclic se produit : il comprend. Toutes les cinq ou dix minutes la ligne assise se déplaçait de quelques pouces en direction du fond de la salle. Il voyait les gens parvenus au fond se lever pour revenir prendre place au début du banc suivant. Il fallait ainsi progresser, pouce par pouce, banc par banc, jusqu'à la place bénie, en diagonale à l'autre bout de la pièce, où l'on était enfin habilité à faire entendre son cas à deux guichets minuscules. Jean était atterré. Il remarque les paniers à provisions des gens autour de lui. Puis il ne remarque plus rien. Tout se fond dans la succession mécanique des secondes. Le temps sans repères. Est-ce à la fin de la deuxième heure qu'il a parlé à ce Yougoslave tout juste débarqué — ou durant la cinquième ? La grosse négresse, à sa gauche, un bébé sur les genoux, lui demande s'il pense qu'on lui trouvera du travail. Jean essaie de lui faire comprendre que ce bureau n'est pas une agence de placement. Elle ne comprend pas, refuse de comprendre. Elle vient du Nigeria, cherche un emploi. Vient du Nigeria, cherche un emploi. Jean renonce. D'ailleurs n'a-t-elle pas également besoin d'un permis de travail ? Le guichet lui expliquera. L'aiguille des secondes qui tourne, les minutes à peine perceptibles, les heures figées. Une licence d'économie socialiste est inutile en pays capitaliste. Quel idiot celui-là, s'il avait un diplôme, pourquoi n'est-il pas resté chez lui — le soleil, le vin bon marché ? Jean change de banc, écrasé d'insignifiance. Le temps formidable pèse de toute son immobilité. Impossible de penser sérieusement à une modification possible. Il baigne insensible inconscient dans l'éternité. Attendre : conjuguer le verbe attendre au plus-que-parfait du subjonctif en commençant par la fin... L'engourdissement s'emparait de Jean. Il s'en apercevait à la manière fantasque dont la réalité s'éloignait de lui : hypothèse non vérifiée qui prenait soin en partant de laisser un grand point d'interrogation parsemé de confettis multicolores... Le Home Office, la masse chaude d'êtres humains qui l'emplissait, le remugle fétide de leur respiration, tout se trouvait résumé dans un minuscule Empire State Building en plastique jaune. Jean s'efforçait de le renverser en jetant des billes dans sa direction. Il redevenait l'enfant qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être. Clong. Clong. Les billes rebondissaient sur le plancher... Jean sursauta. Le bébé de sa voisine frappait le banc avec une cuillère à thé. Sourire. Jean esquissa une grimace. Réjoui, le bébé secoue la cuillère sous son nez. La file des assis se déplace pesamment de quelques pouces supplémentaires. JeanGuy Rens 161 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Il y a quelque chose de métaphysique dans l'expérience pourtant si banale de l'attente. La conjonction espace-temps se fige hors toute atteinte de la conscience pour soudain se dénouer en un déclic imprévisible. Irréductible à la pensée. ... Jean était debout devant le guichet. Il expliquait qu'il n'était pas tout à fait un immigrant mais un Canadien, vous savez le Commonwealth, la Reine, God save the Queen et notre assujettissement à la légalité britannique — il exhibait un passeport tout chiffonné. C'était pour travailler. — Revenez quand vous aurez un emploi. C'était tout. Éberlué, Jean ne comprenait pas très bien ce qui s'était passé. La Nigérienne gesticulait encore à l'autre guichet. La salle était toujours plongée dans cette prostration concentrée qui l'avait frappé en entrant, qui l'avait si bien absorbé, qui le recrachait à présent. Saluer le portier surpris. Jean se retrouva dans la rue. La cadence se confirma au fil des jours. Petites annonces du Times, Daily Telegraph : Jean se présentait devant les employeurs éventuels qui se refusaient à l'écouter aussi longtemps qu'il n'aurait pas de permis de travail. Sincèrement désolés. Il revenait au Home Office accomplir le cérémonial de l'Attente. Il fallait une offre d'emploi. La queue devant l'Unemployment Office. Il fallait un permis de travail. Boule de billard. Jean trouvait admirable la mécanique qui dévoilait ainsi ses rouages. L'engourdissement le gagnait. Il se sentait merveilleusement accordé à l'inconsistance du monde. Le matin qui le voyait se lever au diapason de quelques millions de travailleurs londoniens. Le soir sali de fatigue, décharné par l'absence de la drogue. Jean refusait jusqu'au souvenir de la drogue : il s'était bloqué dans l'incroyable décision de ne plus se piquer. Absurde, comme toutes les décisions. Il fallait éviter de penser à l'impossibilité grotesque du monde, voilà le principal. Éviter de penser à cette facilité qui le suivait à la trace : le souvenir de l'héroïne, l'avance de l'héroïne à travers le corps secoué de nausées, les retrouvailles apaisées de l'existence et des horizons amollis. Tout tenait dans ce dilemme épuré : le monde, la drogue. Jean avait choisi, une volonté déifiée, portée à son paroxysme, le maintenait dans son choix. Surtout : éviter de penser aux socs scintillants, aux triangles d'acier glacé qui l'assaillaient de ce côté. Parce que alors… alors il y avait tellement plus de raisons de se redroguer que de se confiner dans l'inhumanité du réel. Je ne désespère pas de moi, je ne désespère pas du monde. Au fond je suis un perfectionniste. Il suffit d'insister, d'expliquer, très patiemment, je dois parvenir à me faire entendre un jour. Il y a des gens qui vivent... Accomplir avec dévotion les gestes de la vie. Je me lève, je m'habille. Admirez comme mon effort s'inscrit dans le mouvement du quotidien. Ça ne peut pas ne pas porter ses fruits. Ces regards méfiants. Je ne demande que le droit de me fondre dans le nombre anonyme. Jean revenait à l'Unemployment Office, tremblant de tous ses muscles, la tête bourdonnante, l'univers flamboyant sous ses yeux, et il parlait, longuement, interminablement, il avait appris à connaître quelques-uns des fonctionnaires, il leur parlait, exposait la contradiction des conditions que l'existence exigeait de lui. Et puis venait la nuit, et dans le grand sommeil de la ville Jean monologuait encore. JeanGuy Rens 162 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca La file minable des chômeurs. Jean était dégoûté par l'imbécillité apathique qu'il devait subir des heures durant. Puis sa haine se retournait contre le système qui amenait là ces hommes. Des gens qui font la queue dans un petit matin maussade : comment tolérer la fatalité qui permet ça ? —... à prendre ou à laisser. Si je mets la fiche dans le classeur, la place est partie dans la minute qui suit. Jean écoutait avec attention le fonctionnaire s'expliquer, au début embarrassé, gêné dans ses mots, puis reprenant confiance progressivement, le son de sa voix le persuadant de sa bonne foi. Il avait, disait-il, reçu la veille au soir un coup de téléphone en provenance d'une compagnie américaine de location de voitures. Ses collègues avaient déjà quitté le bureau lorsque l'offre d'emploi était tombée... Il avait pensé à Jean, gardé la fiche par-devers lui. Si l'affaire se concluait, le premier mois de salaire lui revenait... Échange de bons procédés, n'est-ce pas ? Jean est dévoré par l'envie de rire. Il y a longtemps qu'il a compris où l'autre veut en venir. Faire semblant de comprendre difficilement, hésiter. L'autre est forcé de répéter. Jean savoure son petit sadisme. Triomphe à bon marché. Bien entendu, pas un instant n'a-t-il songé à refuser. Laisser tomber un je vous remercie, tout empreint d'émotion vécue. Le fonctionnaire complaisant est rasséréné de voir Jean lui témoigner sa gratitude, il téléphone lui-même au directeur du personnel recommander son ami. Simple malhonnêteté sans importance. L'adresse en poche, Jean s'engouffre dans la première station de métro. Il a deux heures devant lui. Il reste deux heures avant l'entrevue avec la Compagnie. Deux petites heures. Il court chez lui se changer, quitter l'uniforme de la misère. Recomposer son visage. Dans sa chambre il scrute le miroir. Avoir l'air dynamique, sportif — responsable. Ce qui l'inquiète le plus : son curriculum vitae. Il n'a pas de passé à présenter. Sur un morceau de papier, il récrit sa vie. Inventer des boulots, des noms d'employeurs, une chronologie qui paraisse rassurante. Ses seules activités véritables, il n'ose les mentionner. Ses anciens patrons, expériences catastrophiques. Il aurait été incapable de spécifier si le Tec de Cambridge l'avait finalement renvoyé ou si plus simplement il avait un jour omis de s'y rendre. Tout se mêlait en une brume incertaine. Jean volait vers l'adresse indiquée comme il se serait rendu à un rendez-vous amoureux : la gorge nouée par un espoir effaré. Une fois de plus il allait comparaître devant le tribunal humain. On allait le juger, le confondre, le condamner... Non, il devait refuser à l'imagination ses prérogatives maudites. Encore quinze ou vingt minutes de néant. C'est tout. Jean se savait incapable de relever de plus amples défis. Se concentrer sur le présent, l'action immédiate. L'inconscience du quotidien... Oh ces vieux souvenirs d'examens où il était apparu les yeux fixes barbouillés de défaite. Qu'un individu s'arroge le droit d'en juger un autre... Il ne sentait plus le bitume, Londres, les pierres amoncelées tout autour en maisons, trottoirs et tas de murailles. Le directeur du personnel, très affable, avait de suite invité Jean à venir discuter dans un snack-bar à proximité de la Compagnie. JeanGuy Rens 163 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Vous êtes marié ? — Non. La réponse eut l'air de satisfaire l'employeur en puissance. De même que les explications relatives à la façon dont Jean avait vécu jusqu'à présent : je m'intéressais à la littérature, j'ai collaboré à diverses publications, mais — comme vous pouvez le deviner — les lettres ne nourrissent pas leur homme et j'ai décidé de passer aux choses sérieuses, la littérature étant reléguée au niveau d'un hobby, ou disons, d'un violon d'Ingres... Jean remplissait à merveille son rôle de cabotin, la mine détendue, le garçon sans problèmes : tous les clichés étaient bons. — Tant mieux, tant mieux, répétait son vis-à-vis. Parce que j'aime autant vous prévenir, la location de voitures nécessite un solide caractère : vous devez être prêt aux horaires les plus irréguliers, prêt à sacrifier soudain une soirée et courir chercher un véhicule n'importe où, à l'extérieur de Londres, à Douvres par exemple... Bien sûr il y a la contrepartie. Nous trouverons toujours un moyen pour vous libérer une journée à l'improviste. L'absence de routine a ses avantages mais aussi ses désavantages, en particulier pour ceux qui sont mariés... — Je ne suis pas marié, confirma Jean content de pouvoir opiner. — Bien sûr, bien sûr, je ne disais pas cela pour vous, mais en général. Seulement, vous le constaterez, ne pas avoir ses fins de semaines garanties, quand tous les camarades sont libres, n'est pas toujours facile à admettre. De même pour les soirées. La location de voitures a ses inconvénients... Voyez-vous : je n'essaie pas de cacher ce qui vous attend. Le directeur du personnel paraissait décidé à engager Jean. Celui-ci, cependant, refusait de se laisser aller à espérer. Il comptait les points sans se résoudre à les additionner : invitation dans le snack-bar, étalage des difficultés de l'emploi, discussion qui s'éternise... Jean se retrouve seul, son verre de porto à la main : l'autre est parti téléphoner. Le voici qui revient. — Monsieur Müller, notre directeur général, va passer dans cinq minutes. Je vous propose de l'attendre... Jean dut se retenir pour ne pas être surpris en flagrant délit d'optimisme. Tant de facilité déployée devant lui : le directeur de la Compagnie à présent... Ces gens voudraient-ils sérieusement de lui ? Le directeur discutait à mi-voix avec son adjoint. La façon négligente dont il avait salué Jean en entrant avait alerté ce dernier — mais il traita de même le garçon du snack, puis son adjoint... Un petit monsieur d'ailleurs que ce pseudo-Américain. Jean décelait les sonorités rocailleuses de son accent qui butait sur les mots anglais. Hésitation à peine perceptible. Vingt ans de prospérité avaient suffi pour laver l'Allemagne au savon U.S. Pour que l'Union s'accroisse d'un cinquante et unième État au cœur de l'Europe. Après ça, qu'on ose encore parler de l'âme des nations... Des gratte-ciel et JeanGuy Rens 164 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca du chrome. Jean a soudain envie d'éclater de rire. Ce maigrichon de directeur nerveux lui rappelait irrésistiblement la série du dimanche matin à France-Inter. Jean écoutait fréquemment la radio française (quand il en avait assez de la pop music de Radio One). Le hasard depuis une semaine ou deux, l'avait fait se réveiller sur une même série intitulée : Les Malheurs de Müller ou ce Müller de malheur. C'était stupide, c'était idiot. Mais pas moyen de penser à autre chose face à ce petit tas de bêtise effervescente. — Vous n'avez pas terminé votre licence ? fit brusquement Müller en se retournant vers Jean. — Non... — C'est bien ce que j'avais noté, ajouta le directeur du personnel. Il montrait à Müller un calepin. Étonné, Jean observa que cette réponse les satisfaisait tous les deux. Il n'eut pas le loisir de s'interroger longtemps. — Pour ce qui est de moi : pas d'objection, fit Müller à voix haute. Je vous laisse régler les conditions. Il s'en alla sans autre. Petit salut sec. Le directeur du personnel s'empressa de reprendre la conversation sur un ton bon enfant : — Oui, alors M. Müller pensait que si vous étiez d'accord, trente livres pour commencer... Léger silence que Jean ne releva pas. Pour rien au monde il n'aurait parlé d'argent le premier. Il avait laissé l'initiative à l'adversaire. Maintenant que l'offre se présentait, il l'accueillait comme si on lui avait fait un don. L'autre pouvait proposer n'importe quoi. — Il s'agit évidemment de trente livres par semaine, précisa le directeur du personnel pour dire quelque chose. Puis avec une pointe d'hypocrisie : — Je voudrais bien vous faire une proposition plus intéressante, mais vous conviendrez qu'un débutant, qui plus est, sans diplôme universitaire... — Tiens, comprit Jean, voilà pourquoi ils étaient si soulagés de savoir que je n'avais pas achevé mes études. Je vaux moins cher, pardi ! Unskilled worker. Quand même, trente livres par semaine, je n'en attendais pas tant... Mais : ne pas montrer ma satisfaction. L'autre prit cette abstention pour de la déception. JeanGuy Rens 165 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Voyez-vous, les deux premiers mois forment une sorte de stage. Pour la Compagnie vous n'êtes d'aucune rentabilité, au contraire vous nous coûtez de l'argent. Nous dépensons plus pour vous mettre au courant que vous ne nous rapportez. Ce n'est qu'à partir du deuxième mois à peu près que la balance se renverse. Aussi pourrons-nous envisager vous payer trente-cinq livres au terme de cette période, puis nous vous augmenterons régulièrement pour parvenir à quarante livres au sixième mois. Après... eh bien, après tout dépend de vous, de vos capacités, en somme de ce que vous ferez. Jean devait téléphoner sa réponse vingt-quatre heures plus tard. Vingt-quatre heures bien inutiles au cours desquelles il n'avait su que remuer sa peur panique d'un retournement imprévu de situation. Le lendemain il avait entendu la voix paisible grésiller dans l'écouteur : — Puisque vous êtes d'accord, le mieux est que vous entriez en fonction dès que possible, c'est-à-dire lundi prochain. Nous nous chargerons entre-temps des démarches auprès du Home Office... Aussi simple. Jean avait trouvé une case au sein de l'immense combine sociale ! Il se promena une grande partie de la nuit dans la ville déchirée de couleurs vives, il déboucha dans les quartiers sombres des docks, puis, au sud de la Tamise, vers les casernes à ouvriers. Il était inlassablement revenu vers Soho, Tottenham Circus, Picadilly, attiré par les néons et la foule qui persistait à hanter ce cœur chaud de la capitale. Jean ne rêvait même pas. Il était repris tout entier par la fascination de la ville, seule forme possible du monde. La peur, l'espoir, l'angoisse, l'amour : tout cela avait des noms de ville : New York, Genève, Montréal, Paris, Londres, et puis encore : Genève, Genève. Se répéter le nom de cette ville dans toutes les langues connues : Ginebra, Genf, Geneva... Depuis des siècles Jean marchait dans une seule et unique rue encastrée de façades pétries par des mains d'hommes Des mains libres ? Des mains d'esclaves ? Il y a des philosophies pour expliquer ça. Comme c'est étrange. Je n'y comprends rien. Je marche encore. Restaient une demi-douzaine de jours avant le travail. *** On se laisse toujours surprendre par la rapidité que met un individu à apprivoiser une routine. Mais peut-être devrait-on parler du temps que met toute routine pour s'approprier un individu. Évidemment il y a les premiers jours, l'embarras et la maladresse devant les nouveaux gestes à apprendre, les rapports superficiels et prudents avec ces inconnus qu'on nomme collègues, la place des objets usuels, il n'est jusqu'à sa propre position dans ce décor étranger qui ne déroute. Les deux ou trois premières semaines constituent une véritable expérience schizophrénique. nous voyons un individu inattendu se dessiner, se séparer de notre moi bien intime et falot, JeanGuy Rens 166 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca puis cet individu se laisse aller à avoir ses propres réactions, ses propres pensées même. Il devient encombrant. Un jour s'échappe la formule fatidique : chez nous... On voulait dire : la Compagnie, le bureau où je travaille, l'entreprise qui m'emploie, m'use, m'éreinte... Seulement voilà, c'est trop tard, c'est devenu : chez nous. Le processus d'identification a fonctionné, on est pris. Au début donc, Jean fut tout à la joie surprise de sa métamorphose. La chambre sur Norfolk Place se révéla être située à proximité de son lieu de travail, Oxford Street. Chaque matin il descendait Sussex Gardens, achetait le Guardian au coin d'Edgware Street, puis se dirigeait le pas paisible vers Marble Arch. Il aimait jusqu'à la promiscuité avec la foule terne des matins mal éveillés. Jean comprit de suite pourquoi Edson, le directeur du personnel, l'avait engagé sans attendre. Le premier lundi en question, il le retrouva en charge du bureau d'Oxford Street : lui aussi mutait... Il fuyait le siège de la Compagnie. Quelques allusions à Müller eurent tôt fait de renseigner Jean sur l'inimitié qui régnait entre les deux hommes Mieux valait travailler le plus loin possible de l'affreux ouistiti. L'ex-directeur du personnel avait jeté son dévolu sur un candidat inconnu, sans doute pour éviter une collaboration inopportune avec une créature du patron. La succursale d'Oxford Street venait d'ouvrir et ne comptait encore que quatre employés (outre Edson et Jean : deux secrétaires) et un nombre égal d'ouvriers travaillant dans le garage. Il avait été convenu, dans le but de familiariser Jean avec la location de voitures, qu'il commencerait par faire un peu tous les travaux : établir les contrats de location, relever la caisse le soir, livrer les autos, etc. Par la suite son rôle se confinerait au secteur publicitaire : aller d'hôtels en agences de voyages persuader qui le portier, qui la réceptionniste, qui le fonctionnaire, d'envoyer ses clients en priorité à la Compagnie. Ce marché une fois débroussaillé, il suffirait de tenir à jour des listes où figureraient les ayants droit des commissionnaires au prorata du nombre d'affaires conclues par leurs soins. Malgré sa passivité Jean fut vite au courant de ce que l'on attendait de lui. C'était d'ailleurs tellement enfantin qu'il comprenait mal que cela pût mériter un salaire. Oubliées les découvertes des premiers temps, ne demeuraient que des catégories de formules simples à appliquer selon les cas particuliers. Cela nécessitait quelques règles et une bonne organisation. Jean passait ses journées à visiter de voiture en voiture les hôtels et les agences de voyages, à téléphoner pour fixer ses rendez-vous, c'est-à-dire d'une façon générale, à être présent le plus possible. Le matin, penché sur un plan de Londres, il établissait son itinéraire. Petit à petit il en vint à se retrouver sans trop de difficultés. Il reconnut des gestes déjà accomplis, des réactions déjà éprouvées — l'improvisation s'éculait. Le monde étrange et mystérieux auquel Jean avait tant rêvé alors qu'il en était exclu, qu'il s'en croyait exclu, s'ouvrait maintenant devant lui sans opposer de résistance. Le monde de ceux qui travaillent, qui ont un appartement, une auto, un avenir tracé sur sociogramme. Jean était amené à fréquenter quantité de gens dont l'existence entière se situait dans cet univers à une dimension. Il en retirait un sentiment de quiétude. La société qui l'entourait était régulière et prévisible comme l'argent qu'il touchait chaque fin de semaine. Jean se rendit à Cambridge chercher sa propre voiture. Il effectua le parcours Cambridge-Londres au point du jour, éviter toute mauvaise rencontre policière. Sitôt rentré à Londres, Jean emprunta à la banque de quoi se payer une plaque JeanGuy Rens 167 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca d'immatriculation anglaise et une assurance. Edson fournit sans discuter la garantie de l'employeur — quoi de plus naturel ? Une convocation au Home Office, quelques jours auparavant avait réveillé l'inquiétude de Jean. Il comprit le signe : un mois de salaire. Payer sans discuter le margoulin de l'Unemployment Office et envoyer au Home Office une demande ingénue d'explications supplémentaires. La convocation fut annulée. Merveilles de l'administration. Copain, copain, n'est-ce pas ? N'empêche, Jean se retrouva soudain à la tête d'une confortable dette, d'une voiture, d'une chambre à West End, d'un... Edson poussa la porte vitrée qui séparait les bureaux de la Compagnie du hall d'attente des clients — aussi lieu de repos des garagistes, où ils pouvaient se reposer entre deux tâches, se mettre à l'abri des intempéries. Il s'assit sur le bureau de l'une des secrétaires et fit signe à Jean de se rapprocher : — Afin que l'incident de l'autre jour ne se reproduise plus... L'un des garagistes, à propos d'une question insignifiante, avait insulté l'une des secrétaires, Jean s'était interposé, une bagarre avait manqué s'ensuivre. Edson disait donc : — ... j'ai décidé qu'il fallait réduire au minimum les relations entre les gens du garage et les employés. En aucun cas les garagistes ne doivent venir au milieu du bureau ni même dans la salle d'attente. Je compte sur vous pour les maintenir à l'écart. Une certaine distance ne peut que faire du bien. Jean regardait le directeur avec étonnement. Edson était plutôt grand, le visage poupin, légèrement rosé, un peu de graisse empâtait déjà le personnage. Un jour Jean avait prononcé le nom d'Essenine : il avait senti naître la suspicion. On l'avait interrogé sur ses activités intellectuelles du passé. Jean n'avait pas osé évoquer son roman, moins encore ses poèmes. Il avait détourné l'attention en parlant de critique littéraire. La futilité inouïe de ces tentatives lui apparaissait alors dans toute sa force. Il y avait en contrepartie la réalité grandissante du travail à assumer — la sonnerie du téléphone surtout, avec au bout du fil une voix sans cesse renouvelée qu'il faut comprendre et qu'il faut aider, qu'il faut guider... Le soir trouvait Jean pantelant, épuisé de mille voix, contrats, rendez-vous et voitures. Il n'était plus que fatigue et désir de repos et n'avait pas besoin d'explications compliquées pour comprendre ce qui l'unissait aux garagistes en salopette. Plus d'une fois il était parti en leur compagnie boire un verre dans un pub. Parler de la merde de la vie. De ce foutu boulot... Bien entendu Jean ne croyait pas un mot de ce qu'il disait. À travers la routine qui s'imposait quotidiennement à son âme il ressentait encore la certitude gnostique du salut enfin trouvé. Il n'en affectionnait pas moins la présence de ses camarades de travail. Entre eux existait ce lien bien tangible de l'effort commun, ces mille petits soucis qu'on partage heure après heure. Or voilà que le brave benêt de directeur qui ne savait pas qui était Essenine et, Jean le pensait sincèrement, qui avait raison de ne pas connaître Essenine, venait interposer son mépris pour les bonshommes du garage. JeanGuy Rens 168 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — ... d'ailleurs, ajoutait Edson, entre nous, vous ne perdrez rien à les fréquenter un peu moins. Amusant ! Un autre jour, après avoir déjeuné dans une pizzeria en compagnie du directeur, Jean se surprit à scruter la silhouette repue qui se profilait dans l'embrasure de la porte de sortie. Le complet bien coupé, la chemise propre et en filigrane bien sûr, un compte en banque (débiteur) : évidemment il y avait une différence. De quoi inaugurer un mépris. Jean comprit que ce n'était pas tout que d'ignorer Essenine. Pourtant avec quelle haine pour le passé, avec quel amour pour le présent, Jean revenait vers sa chambre solitaire au terme d'une journée de travail. C'est avec une joie farouche qu'il avait mis fin à tous ses piteux exercices romanesques. Ses spéculations artistiques. Quelle misère... Un monde sans musique, sans tentation musicale : il en aurait rêvé ! Il y a un temps pour tout. À présent Jean savourait son indépendance absolue. Une sensation totale de liberté. Il lui arrivait de sauter dans sa voiture au milieu de la nuit et de rouler des milles et des milles durant. Jean s'était si bien habitué à voir le monde des vivants depuis l'extérieur qu'il parvenait mal à réaliser qu'il n'avait plus rien à espérer d'autre que ce qu'il avait. Car lui aussi vivait présentement. Il pouvait dire qu'il vivait. Il avait son rôle dans l'énorme cœur qui battait. Ce n'est qu'à l'époque où lui vint la petite déception au sujet d'Edson que Jean commença à prendre conscience de sa fatigue. C'est insidieux une fatigue. Il s'en rendit compte au nombre de pintes de bière dont il avait besoin au sortir du travail. Les nerfs encore vibrants de la sonnerie du téléphone, il partait vers le premier pub venu, seul ou avec l'un des garagistes. De préférence : celui justement qui avait provoqué le sermon directorial. Par la suite Jean s'était lié avec ce garçon à la violence sournoise, un Australien qui vivait en marge de cette Europe irréductiblement étrangère. Ils échangeaient peu de mots. Leur camaraderie était faite de chopes de bière et de rares plaisanteries. Qu'auraient-ils pu se dire, d'ailleurs ? L'Australien avait servi cinq ans dans la marine, depuis il changeait de job tous les trois mois. Sa vie tenait entre ces maigres faits — et puis quelques femmes rencontrées au hasard du chemin aussi. C'était tout. Il marchait aveugle dans la nuit, sans se retourner, sans hésiter. Au début il avait pris les costumes trop bien ajustés de Jean pour un snobisme. Rapidement, il avait appréhendé la solitude qui se cachait derrière cette apparence. Alors ils s'étaient retrouvés ensemble, à boire de la bière sans souffler mot, silencieux, durs. Trois dimanches sur quatre, Jean était de garde à la Compagnie. Il devait enregistrer les voitures de location qui rentraient au garage, restituer leurs cautions aux clients, tenir les comptes à jour. Tant que le bureau d'Oxford Street n'emploierait pas plus de personnel, il n'y aurait qu'Edson et Jean pour remplir cette fonction. La corvée revenait donc en priorité au plus jeune. La garde du dimanche s'avéra être l'expérience la plus mémorable vécue à la Compagnie. Le mouvement de location était presque nul. Il suffisait d'être présent dans les bureaux déserts tout au long de dimanches qui s'évidaient lentement de leur substance jusqu'à se résoudre en soustractions arithmétiques d'unités de temps sans contenu — d'une abstraction folle. Il n'est jusqu'à la conscience qui ne se dissolve dans ce no man's land temporel. Jean avait JeanGuy Rens 169 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca commencé par essayer de lire mais bientôt son attention se détacha de ce que ses yeux fixaient. Il pensa alors au Home Office, le rituel de l'Attente. Mais ici il y avait quelque chose de plus complet : la certitude des dimanches à venir. Jean prit peur. Un soir, après un dimanche un peu plus vide que les précédents, il se précipita dans sa chambre pour écrire. Retour aux démons du passé ? Non. Il s'agissait de préserver une part de lui-même qui ne serait pas contaminée par le silence de la Compagnie. Tremblant d'impatience, Jean fouille dans ses valises, exhume d'anciens papiers, les vieux chapitres genevois, s'attarde sur certains de ses écrits... Tout cela n'était pas si vieux. Trois quatre mois. Jean rêve sur une phrase, un paragraphe. Lorsqu'il ressort de sa chambre, boire dans un pub, il n'a rien écrit. Il n'y a rien à écrire. Il n'y a que cette fatigue qui frémit au bout des nerfs. Inutilité. Insignifiance. Rien à écrire. Jean ne pouvait pas choisir de ne pas aller au pub. Rester chez lui ? Impossible. Il va au pub. Il ne faut pas penser à la drogue. Si je me drogue, ce coup-là je me bousille pour de bon. Jean commande deux pintes qu'il boit d'affilée. — Une autre, s'il vous plaît ! Des voix bourdonnent autour de lui, crient, rient, il est moins seul. *** C'est par chance, au cours de l'été, que Jean tomba sur Sélim. Celui-ci dînait au Swiss Center qui était à l'époque un des endroits les mieux fréquentés de Londres. Jean détestait la place mais s'y rendait néanmoins de temps à autre, attiré par une vague nostalgie helvétique. Il descend quelques marches, écarte d'une main agacée un parasite — serveur en quête de client à détrousser. Voilà Sélim assis à table avec un inconnu. Qui fait signe de la main. Qui se lève. Avance une chaise vers Jean. Présentations avec l'inconnu réticent. — Tu es à Londres maintenant ? disait Sélim. — Oh mon vieux, quelle histoire ! Jean voudrait sauter au cou de son ami, lui dire ce qu'il lui doit, mais aussi quelque chose de plus tangible, comme — témoigner. Ce retour de la mort vers la vie : une totalité qu'il voudrait traduire en un geste qui engage totalement, une expression totale. Jean balbutie : — Oui... Une histoire... J'ai cru que je ne m'en sortirais jamais... Vraiment... JeanGuy Rens 170 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Que fais-tu ? Tu travailles ? Jean commande à boire. Il raconte dix fois de suite la même histoire. Son boulot, son argent, sa liberté. Il essaie de remplir l'air de mots, mais Sélim semble ne pas entendre. Que dire, mon dieu, que dire ? Évidemment, ils n'ont rien à partager. L'évidence frappe Jean au visage. Il ne sait pas quoi dire. Sélim a l'air plus distant que les ouvriers de la Compagnie, que les secrétaires de la Compagnie, que l'Edson de la Compagnie... Alors Jean redouble de paroles, abandonne toute pudeur : — Si je suis là, c'est grâce à toi. J'ai une voiture, grâce à toi. Une chambre. Grâce à toi. J'ai acheté une télévision ! L'écho fonctionne à vide. Que s'est-il passé depuis la dernière rencontre ? J'ai peur de perdre mon ami. La trogne visqueuse de l'autre tantouse qui nous souille de sa jalousie grandissante. Mais Sélim ? Trouver quelque chose qui nous relie. Il m'a sauvé. C'est clair, c'est net. Et je ne sais pas quoi lui dire. La dernière fois... J'étais foutu ! De quoi parlions-nous ? Maintenant j'ai un boulot pourtant, je vis... C'est à ce moment que Jean a lâché son argument dernier, celui qui devait emporter la décision : — Dès le mois prochain, je pense pouvoir commencer à te rembourser... Tu sais j'ai été augmenté. Sélim lève vers Jean son regard gris perdu de rêve : — Quel argent ? Tu plaisantes. L’argent dépensé n'existe pas. Il a servi. N'en parlons plus. — Mais non, voyons... J'y tiens. Sélim s'est mis à parler d'autres choses. Jean commence par ne pas y prêter attention. Il lui semble entendre parler d'un monde mort. Et il réalise soudain qu'il ne peut pas lui opposer ses nouvelles préoccupations. Sa voiture, sa télévision... Sélim s'en fout. Sélim a invité ses amis au Melody Club, une petite boîte privée au milieu de Chelsea. Je passe à Londres tous les mois, confia-t-il à Jean. Ça me change les idées. Cette insouciance magnifique des gens qui ont de l'argent. Pour qui l'argent n'a pas de valeur intrinsèque — est un moyen. Les fauteuils-club. Le tapis étouffé sous les tables. Une musique agréable déguise l'univers. Jean jouit à fond de tout ce qui l'entoure. Mon dieu, ce goût de luxe... Le reste de la nuit Jean ne souffle mot. Il contemple avec désespoir ce qui le sépare de Sélim. Londres, l'immensité noircie d'usines et de brume, le monde entier n'est qu'un cadre que l'on se plaît à renouveler quand on est las... Pfuuit, on efface tout : voici Paris, Miami, Acapulco. Quelques heures d'avion suffisent. Une croisière tout au plus. Et voilà l'univers où Jean croyait vivre il n'y a pas si longtemps... Il y a quelque chose de faux quelque part, quelque chose où accroche la pensée... Derrière cette JeanGuy Rens 171 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca façade rutilante de lumières, il y a ceux sur qui repose le décor. C'est-à-dire ceux pour qui il n'y a pas de décor — mais un immense encombrement de béton et de bureaux et de corridors avec un ciel couvert de cartes de crédit... Pas d'échappatoire possible quand on vit dans l'absolu. La matière aussi peut être un absolu. Cette fin de mois qui reviendra, mécanique, fatale, jusqu'au bout. Jean se devinait pris au piège. Pourtant il n'enviait pas Sélim, il ne regrettait pas son univers passé. Cela aussi était faux. Le dilemme de ceux qui profitent et de ceux qui sont profités. Tout s'avérait irrémédiablement faussé, des deux côtés. Sélim racontait une traversée aux Baléares, sur un yacht. Jean parlait de sa télévision Grundig, acquise en location-vente. Nous n'avons rien à nous dire que notre amitié, c'est-à-dire tout ce que nous ne faisons pas, c'est-à-dire tout ce que nous ne sommes pas. Sentiment désincarné, tellement sublime qu'on avait peur de le voir s'éteindre avec la flamme moribonde d'une chandelle consumée. Jean s'est levé, visiter les salons, un bar, un recoin où s'énervent quelques couples enlacés au son d'un rag-time agonisant. Des femmes luisantes de soie et de bijoux. Allusion à tout ce qui pourrait être. La Compagnie de location — Le yacht aux Baléares... neuf personnes sur dix en sont là, pense Jean, dans ma situation. Mais je connais aussi les autres, leur argent trop facile, si loin de l'humanité, au milieu de la mer bleue, très loin... neuf sur dix : je suis dans le bon chemin. Ma liberté : je prouve que je suis sain, que je suis normal... Je crois sincèrement, de tout mon être, que j'ai raison. Le geste familier de Sélim qui passe son bras sous celui de Jean. — Que se passe-t-il ? Tu as une tête à faire peur. — J'ai perdu l'habitude de sortir le soir. — Tu devrais... — Comment cela : sortir ? On me l'a déjà dit. — Tu n'es plus le même qu'à Genève, te souviens-tu, il y avait ces soirées où l'on était sûr de te rencontrer... — Je n'existais pas, mais personne ne s'est jamais rendu compte de mon inexistence. — Tu veux rire ! Tu faisais l'objet de toutes nos attentions... — Les potins, ah oui, j'ai connu ça. Et puis Jean répète, buté : — Personne ne m'a jamais fait comprendre que j'aurais pu exister. Il n'a pas plutôt laissé échapper ces mots qu'il les regrette déjà. Sélim était JeanGuy Rens 172 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca précisément le seul à avoir accompli le geste... Le seul qui ait su combler par un geste humain l'espace de mort qui environnait Jean. Reynald n'avait pas trouvé un instant de distraction pour griffonner un mot sur une feuille de papier. Ni Luis bien sûr. Des gens qu'il croyait être ses amis, pas une lettre. Et puis Teresa... Sélim était venu à lui. Jean n'avait pas le droit de se plaindre. Combien nombreux sont ceux qui n'ont jamais reçu une telle marque d'amitié, amour, passion, de toute leur vie ? Seulement voilà, il y a le travail à la Compagnie... Travail : tout d'un coup Sélim semble à nouveau loin, abstrait, à peine réel. Il n'est jusqu'à ses paroles qui ne se perdent dans cette irréalité : — Tu n'es pas venu à Londres pour colporter la camelote d'un marchand de quincaillerie au rabais. Ces employés à blazer croisé, ces minables hommes d'affaires, ces serviteurs en uniforme : tu n'es pas des leurs... Allons, Jean ! — Que veux-tu que je fasse ? — Évade-toi, sors et triomphe. Il te faut vivre, et chaque soir. Regarde ces femmes, c'est ici que se trouve le monde. Jean se sentait de plus en plus mal à l'aise. Il n'entend pas ce que dit Sélim. Il ne peut pas l'entendre. Demain il doit être à sept heures et demie à la Compagnie. Lever à six heures et demie. Voilà qui est un fait précis. Toute la journée il va se ressentir de cette nuit de veille qui déjà, il le sait, ne lui appartient plus. Sélim lui paie encore un verre. Alcools, nuits, sourires, tout s'efface dans le doute d'une conjecture non retenue. Sélim s'estompe dans le passé. Insensible, exténué, Jean regagne sa chambre. Il vérifie le réveille-matin, le règle entre les chiffres 6 et 7. Plutôt vers 7. Il place le blazer sur un cintre, suspend le pantalon en prenant soin du pli. Remiser les sous-vêtements, la chemise, dans le sac à linge sale. Ça y est, tout est en ordre. Jean peut s'endormir — lourdement, l'esprit écrasé. *** Quelques changements étaient survenus à la Compagnie de location de voitures. Une secrétaire avait donné son congé, le garagiste australien avait été renvoyé. Le surcroît de travail échut à Jean. Il lui arrivait fréquemment de servir l'essence au garage, d'actionner le lavage automatique. Le soir, lorsqu'il avait la responsabilité de la fermeture du bureau, à huit heures, il devait encore s'escrimer sur les comptes. Remplir des séries de formulaires compliqués comme à plaisir. C'était ce que Jean détestait le plus : manier tout cet argent qui n'impliquait rien pour lui ni pour personne. Avec suspendu au-dessus de la tête, la menace d'un ultime coup de téléphone, d'un ultime client... C'est toujours en dernière minute que les gens sont pris d'une soudaine envie de louer une voiture. Huit heures moins une. Garder le parfait contrôle de soimême, une politesse exquise. JeanGuy Rens 173 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca Je travaille toute la journée pour gagner ma vie — quelle vie ? demande cette part obstinée de l'intellect qui persiste à questionner jusque dans le silence du néant. Jean buvait bière sur bière dans un pub d'Oxford Street empli d'employés confondus dans la même situation. Le soir je bois, je mange, je dors : c'est entendu. Cependant même ces plaisirs ne m'appartiennent pas. Le plaisir s'est mué en une fonction de... Fonction de quelque chose extérieure à moi : la Compagnie, le boulot et que sais-je encore ? Jean revenait sur cette dénégation, sans relâche : ça ne m'appartient pas. Tout juste une nécessité physiologique qui me permet de retravailler le lendemain. Nouvelle tranche de vie. Qui m'obligera à boire, manger, dormir. Puis encore : travailler. L'échange est à sens unique. Et on dit que je gagne ma vie... Moi, je n'ai pas l'impression qu'il y ait lieu d'employer un tel possessif. Le mois d'août, Londres se métamorphose en une moderne tour de Babel. L'Europe entière semble s'être donné rendez-vous à travers les couleurs et les cris de la foule qui battent dans les artères de la métropole. Au milieu de la clameur émoussée des vacances des autres, Jean retrouva l'Australien. L'ancien garagiste, une guitare à la main, avait l'air tout aussi désœuvré que le reste de Londres en ce temps de canicule. C'est lui qui adressa la parole à Jean : — Ça te fait pas mal, hein, de voir tous ces salauds se balader la gueule réjouie ? Que le monde existât, cela suffisait à révulser l'Australien, en réaction permanente contre cette présence obscène : tout entier défini par son refus. Il avait un certain don pour la haine. Jean répondit une phrase vague comme : C'est l'époque qui veut ça ; ou : Tant qu'ils nous emmerdent pas... Puis, plus attentif : — Travailles-tu quelque part ? — Non, je reviens d'Italie. — Ah, c'est vrai... Jean avait recommandé son camarade à un client de la Compagnie qui cherchait un chauffeur pour conduire une camionnette en Italie et la ramener. La Compagnie ne louait pas de véhicule avec chauffeur. Il reprit : — Mais que fais-tu avec cette guitare ? Tu joues maintenant ? — Non : c'est une bêtise. Je l'ai achetée à Turin, je ne sais même pas m'en servir. Faut que je me débrouille pour la vendre. JeanGuy Rens 174 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Fauché ? — Et comment ! — Alors je paie une tournée. Ils entrèrent dans un pub. C'était jour de congé pour Jean, il pouvait flâner. Rêver. — Et toi, la Compagnie, tu tiens toujours le coup ? — Je n'en attends pas grand-chose, répliqua Jean. Du moment qu'on me paie, moi je fais mon petit boulot. Je ne demande rien d'autre. — Cette bande de salauds... bougonnait l'Australien. — Edson n'est pas le pire. — Un patron, c'est un porc. Par définition. Tu crois peut-être que je n'ai pas remarqué son manège ? — créer la discorde entre vous, les employés, et nous, les types du garage ?... C'est une pourriture. Une tinette. Parole d'honneur : moi je les connais, ces raclures... Ça m'étonne qu'il n'ait pas réussi à t'embobiner complètement, dans ses manigances. — Il ne faut pas exagérer en sens inverse, tentait de dire Jean. Il n'est pas si machiavélique. — Tu ne le connais pas l'Edson : le premier soir où il nous a vus sortir ensemble... Avec l'autre collègue, celui qui reçoit toujours des pourboires, tu te souviens ?... Eh bien, il se recroquevillait à vue d'œil, jaune qu'il était ! — Je sais qu'il a plein de préjugés, admit Jean. Mais encore une fois : mon seul lien avec Edson, Müller et les autres, c'est l'argent qu'ils me paient chaque semaine. À part ça, ils peuvent être ce qu'ils veulent. — Ouais, faut tâcher de réduire l'importance de ces gens-là dans nos vies au maximum. — Tout à fait raison. Et le vrai problème pour moi est le nombre physique d'heures que je subis au bureau, ou à courir à travers Londres pour le bureau : toutes ces heures qui ne sont plus à moi... Alors Edson ou un autre. Jean accompagna ces mots d'un geste évasif. Puis il se leva, alla au comptoir rechercher à boire. Payer. Ramener les verres de bière. — Faut pas se laisser bouffer par eux, disait l'Australien... Eux, répéta-t-il avec une expression de dégoût absolu : les autres. Puis : JeanGuy Rens 175 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Moi par exemple, dès que j'ai un instant de libre, je fonce au Dewis Sport Center... — Sport Center ? releva Jean avec incrédulité. — Oui, un coin où l'on peut s'entraîner, je boxe un brin... Quand j'ai le temps. Jean était surpris d'apprendre que ce garçon parvenait à sauvegarder ainsi une part de lui-même. Hors la fatalité travail-oubli. Jusqu'alors il n'avait vu que le garagiste qui tombait la salopette pour aller vider des pintes de bière. Il hocha la tête, admiratif : — Voilà qui est absolument nécessaire : une activité où l'on puisse se retrouver... — Tiens ! s'exclama l'Australien. Il te suffit de venir quand tu as un jour libre. J'y suis tous les jours. Tu viens et tu t'inscris : pas plus difficile que ça ! Jean eut envie de se rétracter. Ce n'était pas ce qu'il avait voulu dire. Il pensait : se retrouver soi-même. Il pensait : une activité qui permette de rassembler les miettes éparses d'un personnage écartelé par les trépidations du travail. Même dans le désœuvrement estival de ce pub, il sentait autour de lui l'ombre de la Compagnie avec ses mille ramifications, ses mille voix grésillantes au téléphone, ses mille adresses dans le fichier des commissionnaires. C'était tout ça qu'il voulait expliquer à son compagnon... Mais toi, poursuivait l'Australien, que fais-tu quand tu as fini le boulot ? — Rien, laissa tomber Jean après un moment d'hésitation. — Quand même, tu fais bien quelque chose ? Le cinéma de temps à autre, des femmes ? — Pour ainsi dire pas. Jean réfléchit un moment, avala une gorgée de bière, puis reprit : — Au début j'essayais d'écrire... — Écrire ? Qu'est-ce que tu écrivais ? Encore une fois Jean n'osa pas prononcer le mot poésie : il pensa à la signification que prenaient ces vieux numéros de Belles-Lettres au fond de ses valises. Son roman impossible. Il prit un accent équivoque : — Oh rien de bien important. Quelques articles dans les journaux, des revues. Rapportait pas grand-chose. — L'Australien était intéressé et continuait à questionner : JeanGuy Rens 176 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca — Quel genre d'articles écrivais-tu ? — Critique littéraire. J'aime ce qui se rapporte à la littérature, les livres, quoi ! Enfin : tout ça, c'est le passé. — Pourquoi ? T'es tanné d'écrire ? Jean eut envie de sourire. Mais c'était l'autre qui s'approchait le plus de la vérité : tanné d'écrire ! Cette pseudo-culture dont on ne réussit jamais à se dépouiller complètement, isole et retranche. Je le sais. Ce dialogue tronqué, écrit dans une mince langue étrangère, ne rejoindra jamais mes anciens copains du garage. Mon embarras d'alors devient obstacle aujourd'hui : si ce n'est que ça la littérature... Mais Jean répondit : — Dans un sens oui. Et puis tu vois, même si je le voulais, maintenant, je ne pourrais pas... Tu me demandais ce que je faisais après le boulot : eh bien je bois. Seule chose que je puisse faire... Franchement : c'est tout. Je suis fatigué et j'efface ma fatigue avec de l'alcool. Bière, whisky, n'importe quoi. — Tu ne devrais pas faire ça. Tu devrais pas, répétait l'Australien. Faut autre chose dans la vie. Sinon... — Sinon ? L'Australien ne répondit pas. Les deux camarades firent encore plusieurs pubs. Ils n'échangèrent plus rien ce jour-là. Ensuite Jean fut accaparé par une série d'expéditions à Douvres et même par un petit voyage à Liverpool, chercher un VW-Bus. C'est en ramenant le véhicule vers Londres que Jean décida de se mettre à la boxe. L'avion entre Heathrow et Liverpool, le matin, lui avait insufflé une sensation d'allégresse. Rasé de près, le visage net aspergé d'eau de Cologne, confortablement installé dans un fauteuil-touriste, il avait passé en revue tous les progrès accomplis depuis Cambridge. Le cauchemar atténué de l'héroïne. La déchéance mentale. Mauvais souvenirs que tout cela. Soudain Jean s'était senti propre : je suis capable de la santé et je le sais. Il suffit que je le veuille de toute la puissance de ma volonté. Même la bêtise quotidienne de la Compagnie pouvait être surmontée. Ce temps perdu, volé, pouvait être réintégré dans un élan plus vaste. Prendre un sens mien, une signification mienne. Il n'y a pas six mois le monde se dérobait sous mes pieds dans un tremblement de tous les nerfs. Toute cette lutte... Maintenant il faut parachever l'entreprise de reconstruction psychique par un accomplissement physique. Je vais faire du sport, mon corps fonctionne à merveille, il va travailler — donner à plein. Coventry, Northampton : la campagne anglaise défilait de part et d'autre du VW-Bus. Encore une ville. Une fois de plus Jean rassemblait ses forces. Folie de la volonté. Délire de l'Histoire : au milieu des collines de \Waterloo la Garde reconstitue ses carrés. Appel éternel. Gémissement des fifres. Les tambours JeanGuy Rens 177 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca battent encore. Rythme du sang dans les veines. Les doigts de Jean glissent précis sur le volant. Choisir, provoque un sentiment de satisfaction. On a tranché dans le vif de la conscience. Un nouvel ordre se profile que l'on a soi-même imaginé. Jean considérait la Compagnie avec l'émotion ingénue des commencements. Une planche de salut. Simple coalition de gestes destinés à permettre la survie sociale. Il se mouvait dans une limpidité retrouvée — aisance, précision. Au téléphone, il trouvait la réplique attendue avec facilité. Le premier soir au Dewis Center, il fut d'abord frappé par l'allure dégagée des gens qu'il croisa dans l'entrée. Puis, quelques instants plus tard, dans les vestiaires, ce fut l'odeur des corps. Une odeur qui surprend. Il ne faut pas se laisser choquer, sinon l'écœurement est là qui vous guette. Physique. Une odeur grave qu'il faut admettre comme cette nudité des corps tout autour. Le va-et-vient rapide entre les casiers à vêtements et les douches, serviette en main et un morceau de savon. Ces corps qu'une légère vapeur d'eau chaude embue encore. Pas d'hésitation possible : on ne s'accoutume pas à l'atmosphère du sport. Si le coup de foudre ne se produit pas, rien à faire, on ne découvrira jamais les règles du jeu. Jean flaira avec surprise cette immédiateté tacite de la chair. Il comprit qu'il était chez lui. Un entraîneur sportif s'approcha de lui : — C'est vous le nouveau pour la boxe ? — Euh... oui. Prendre un ton plus assuré. Mais l'autre enchaînait sans s'attarder : — Voilà déjà un début d'équipement : en attendant que vous ayez vos propres affaires. Vérifiez les pointures des tennis... Et : rendez-vous salle K. Jean se dévêtit avec un réel soulagement. Son costume trois-pièces faisait une tache compassée au milieu de tous ces bras et ces jambes qui laissaient saillir leurs muscles à chaque mouvement, même infime. Torse nu, un vieux short noir, une vieille paire de tennis poussiéreux : Jean se rendit salle K. Une demi-douzaine d'hommes, âges divers, majorité de jeunes, s'adonnaient à une série d'exercices d'assouplissement sous la direction de l'entraîneur. Coup de sifflet. Deux-trois-quatre. Coup de sifflet... Toute la petite équipe trottinait en reprenant son souffle. Jean se retrouva au coude à coude avec un individu épais le front mangé par une chevelure touffue. Emporté par le mouvement, Jean courait, l'esprit coulé dans l'accélération de la vie à travers son corps. Stop : tous à terre. Une dizaine de flexions, un coup de reins : repartir. Trotter. Courir. Sauter, sauter... Lorsque Jean remettait son armure de mensonge, une chemise d'étoffe fine, un costume cintré, la taille mince, sa peau vibrait encore d'une sorte d'intensité retrouvée. Sous le terne uniforme des cités laborieuses d'Occident pétillait une vérité que ces oripeaux délavés parvenaient mal à cacher. Le Dewis Center le rendait à la ville et à la nuit : propre, allégé. Les heures de travail à la Compagnie avaient perdu leur JeanGuy Rens 178 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca pesanteur. Jean ne sentait plus cette glu de l'existence dépossédée par un monde incontrôlable. Il appuyait sur sa volonté et le monde lui répondait — docile. La Compagnie lui confiait maintenant des responsabilités. Il avait été à Glasgow initier un nouvel employé aux us et coutumes du sales : le sourire aux agences de voyages, l'affection élective aux grands hôtels, et puis toujours, ce ton confidentiel pour réceptionnistes à convaincre de leur importance... Les catalogues publicitaires de la Compagnie devaient jalonner tout chemin utilisable par l'éventuel locataire de voitures. Depuis l'aéroport où arrive l'homme d'affaires étranger, de préférence détenteur de dollars U.S., jusqu'à son hôtel, dans le hall de réception, dans sa chambre, dans tous les locaux où il est censé pouvoir aboutir, agence Cook, American Express, Bank of America... Jean exposait avec volubilité en quoi consistait le métier. Un vrai joueur de poker sort immanquablement la combinaison gagnante : le full des dames par les rois, des dames par les as... — Vous comprenez mon ami, il est hors de question que vous n'ayez pas le dernier mot. Si un concurrent vous a devancé, évaluez au plus juste jusqu'où vous pouvez augmenter la commission. Ce qui compte, c'est d'enlever le marché au meilleur taux : à vous de faire la part du bluff dont vous êtes capable et du capital réel que nous sommes prêts à engager. Aux yeux de la Compagnie c'est l'équilibre de ces deux facteurs qui constituera votre équation personnelle... Impossible de pousser plus loin la caricature du paternalisme triomphant. Müller, Edson, tous les station-managers du monde parlaient à travers la voix de Jean. Les mots venaient éclore sur ses lèvres sans difficulté, comme l'eau tiède coule du robinet. Lors de ses débuts à la Compagnie, Jean avait cru jouer un rôle un peu trop puéril pour être sérieux, il avait l'impression de duper son entourage, d'être rémunéré sur la base d'un quiproquo. Une image de femme entretenue. Petit à petit, il s'était aperçu que le jeu n'en était pas un — personne n'attendait autre chose de lui. Jean comprenait pourquoi au Soudan on n'avait pas découvert son... imposture. Il n'y avait pas eu d'imposture. Aux yeux de la mission archéologique, il avait rempli son rôle. Il le remplissait toujours. Pourquoi chercher une vérité — autre ? Pour la société il n'y a que des faits utiles ou non. En somme la société se contente de peu. Glasgow, Liverpool, Londres, Jean débitait son boniment publicitaire. Des hommes très imbus de leur dignité l'écoutaient en secouant la tête. Il parlait encore, parfois convaincant, amusant même, toujours sincère. Le comportement de Jean avait quelque chose de satisfaisant. Il vivait peu, il vivait bien. Au gymnase Jean progressait rapidement. Il faisait maintenant le coup de poing contre des anciens, régulièrement. Son poids, à la limite superwelter et moyen, avait suscité quelques hésitations. La catégorie super-welter l'emporta : des muscles allongés et une taille élancée le désavantageaient par rapport aux poids moyens. Jean sentait monter dans le tissu des jambes une certaine agilité qui l'aidait même au-dehors du Dewis Center. Plusieurs fois il avait revu l'Australien, mais sur le ring il ne l'avait jamais affronté. Poids lourd. Jean se surprenait à évaluer les individus en fonction de leur poids. Une vague de confiance aveugle gonflait alors son corps. Cette approche d'autrui, instinctive, animale, lui permettait de se retrouver au milieu de la foule, un peu JeanGuy Rens 179 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca moins anonyme, moins vulnérable. Parfois il se laissait glisser dans la nuit londonienne le long de Park Lane, Grosvenor, jusqu'au Melody Club. Il franchissait la porte à double battant et se retrouvait dans l'aménité chatoyante du club. Les bars c'est le rêve. Au nom de Sélim le portier s'inclinait et Jean avait droit à quelques heures d'illusion. La moquette molle, les femmes encore plus molles, de temps à autre un regard codé — que veut-elle ? que me veut-elle ? est-ce seulement un jeu ? Indéchiffrable. Toute la force nouvellement acquise de Jean fondait entre les bribes du décor en déroute. Il y avait ce silence des femmes. Silhouettes opaques. Le silence de la Femme. *** Convocation au Bureau central. Jean attend, installé confortable dans un fauteuil de cuir. Il tourne les pages d'un magazine. Dans les salles d'attente il y a des magazines et des hommes qui tournent les pages des magazines. Et quand un directeur convoque un de ses employés, l'entrevue commence toujours par une salle d'attente. La secrétaire qui tient entre ses bras croisés un classeur épais s'approche de Jean et lui annonce que son tour est venu. Protocole invariable. Au moment de franchir le seuil du bureau directorial, c'est une fois encore l'image du Ponte-Vecchio qui s'intercale entre Jean et sa main sur la poignée de la porte. Tony à l'hôtel Intercontinental. La ronde des grands guignols. Prendre place sur un siège. — Mon cher ami, disait M. Müller, j'ai suivi de près vos débuts et... Jean n'entendait plus rien. Ne pouvait plus entendre. On le félicitait. Jeune homme énergique. De l'allant et de la décision. La voix du directeur parlait quelque part entre la lune et la croûte terrestre, résonnait dans le cosmos, se perdait dans le crâne de Jean. Insondable. Edson s'en allait. Voilà qui était une preuve d'allant ! d'allance, danse et galipettes... Amusant : Jean allait remplacer Edson. On lui offrait le poste de station-manager, succursale d'Oxford Street. Brillante ascension. Tout bureau est un parallélépipède rectangle. Carré parfois, mais rarement. Quoi qu'il en soit : un hexaèdre. Suffit de savoir ouvrir les yeux, réfléchir. Le cerveau de Jean fonctionnait à une vitesse vertigineuse. Répondre. Vite, vite. Une promotion : fallait pouvoir répondre quelque chose de pertinent — une gratitude d'honnête homme, témoignage de responsabilité sociale, le dévouement assuré, confirmé. — A-an-i-on-in-anana-anana ! Suite type de phonèmes que n'altère pas le contrepoint des monèmes. Un parallélépipède rectangle. Sur la base, sans doute à la croisée des diagonales, un quadrilatère est dessiné à la chaux : c'est le ring. Du moins c'est ainsi qu'est figurée l'estrade d'entraînement amateurs. Le soigneur achève de lacer les gants de Jean. Huit onces. La main bien affermie Jean s'avance. Il a déjà rencontré cet adversaire. Timothy : son préféré. Qualité sensiblement égale. L'autre engage le combat sans JeanGuy Rens 180 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca hésiter : crochet du droit — pas même déguisé. Paré net. Jean déteste l'esquive. Profite mal de son jeu de jambes. Un don pour encaisser... — Surprenant, surprenant ! s'était un jour exclamé son entraîneur. Avec votre poids médiocre... Timothy a plus de masse dans les bras et les épaules. Jean ne l'a jamais mis out. Il attaque faiblement. Laisser l'adversaire se fatiguer. La stratégie est simple : elle demande seulement une capacité d'encaisser dix secondes plus longue que celle de l'autre. Jean se fait moucher à deux reprises au visage, durement. Le gant de son adversaire dérape le long du maxillaire. Quand même, la seconde fois Jean passe au tapis. Reprise aisée. Deuxième round : Timothy attaque avec vivacité. Il tourne autour de Jean, multiplie les crochets, gauche, droit, droit. Il est plus lourd que Jean, mais c'est lui qui danse. À la troisième reprise commence la souffrance. Jean ne sent plus l'épaule droite. Son jeu du droit se ralentit. Oh, ce don pour encaisser... Encore une combine bien à lui : du masochisme, peut-être ? Ah ! Ah ! ce que je peux les emmerder... Jean tente de crosser du gauche sur la face de son adversaire. Esquive de l'épaule. Le gant ne rencontre pas de résistance... Han ! Cette fois l'autre a réussi son coup. Pointe du menton. Le parterre bascule lentement. La gueule en étoile. Timothy, fair-play, a suspendu son attaque. Jean s'en fout. Il voit l'ombre du plafond descendre au tapis. Besoin de sentir le tapis. Il a besoin de le tâter, ce tapis... Les coudes d'abord, puis les avant-bras, bien à plat, délicatement. À présent ça va un peu mieux. La toupie qui vrille dans son crâne ralentit sa course folle. Sécurité du tapis : oh dieu, quelle éternité douce... Jean se relève avec précaution. — Six... sept... Il est debout. Il se tient debout. Il ne sent plus rien mais il sait qu'il va tenir, il va tenir, tenir... L'arbitre donne le signal de la suspension. Jean se rafraîchit. Se passe un linge sur le visage, le buste. À la reprise, le monde est complètement revenu à lui. Il se paie même le luxe d'ouvrir le combat au corps à corps. Surpris, talonné, Timothy recule, serré de près. Dégagement aisé. N'empêche : quelque chose a bougé. Les deux adversaires boxent à égalité, un peu trop loin à présent pour être dangereux. Les esquives de Timothy prennent quelque lourdeur. Faire attention, pas d'imprudence : Jean manœuvre comme les figurines d'un manuel de boxe. Reprend sa garde à chaque dégagement. S'il ne fait pas d'erreur, l'autre est à sa merci. Il devine la fatigue des attaques, les entrechats qui se ralentissent. Un cinquième round est annoncé. Jean marche droit vers son adversaire et le choque à l'épaule. Timothy s'en est bien sorti — tente un direct. Parade brutale du gauche. Jean sait qu'il a son homme bien en main. Laissant toute prudence, il amorce un direct un peu trop spectaculaire du droit en direction du menton. L'autre : mouvement de parade. Ça y est ! Un uppercut du gauche lui prend le foie de plein fouet. Plié en deux. L'arbitre s'avance. Jean repart du gauche et frappe à nouveau : au menton. L'arbitre siffle. Sous le choc, Timothy semble s'être relevé, il titube. Jean s'avance, cogne. Les lignes blanches qui délimitent le ring sont franchies depuis longtemps. Jean s'avance, JeanGuy Rens 181 La mort du coyote Troisième partie : Lavorare Stanca cogne. Le gymnase se rétrécit soudain, les parois en trapèze, polyèdre baroque. Penser que sur cette terre maudite il ne s'est pas trouvé un seul architecte pour concevoir un tel bureau. Avec ce mur qui se rapproche, se rapproche. L'architecture aux abois s'évase autour du directeur de la Grande Compagnie. Jean remonte d'un coup de coude la tête de son chef qui le félicite. La tête ballante frappe contre le mur. Le corps se disloque, accordéon flasque. À coups de poings. À coups de genoux. Faire mal, faire du mal et c'est tout. Frapper aux tripes. Petite loque qui s'évapore contre la substance du mur... Non, l'autre reste accroché au radiateur du chauffage central, le corps renversé en arrière... Bien situé ce chauffage : forme une cible merveilleuse. Jean respire profondément. L'air désoxygéné remue dans ses poumons. Il voit plus clair. Il réalise l'image de Müller, là, affalé contre la paroi de son propre bureau, et qui se désarticule, et puis lui, Jean, qui lance ses poings contre ce tas de chiffons souillés. Dans son dos l'arbitre crie. Secoue Jean par les épaules. Les limites sont franchies. Jean recule de quelques pas. Le corps de son interlocuteur se chiffonne petit à petit. À terre, comme ça, sans bruit. En silence... Mais il y a cette femme qui persiste à s'agiter autour du vaincu. Regard distrait. Jean sent soudain une fatigue inouïe envahir ses veines. Les lignes chaulées du ring. Le bureau du directeur. Une certaine confusion règne dans la pièce. Jean secoue ses gants au-dessus de la tête en signe de victoire. Que l'assistance applaudisse. En ait pour son argent... Sur la foule... Une femme blonde, secrétaire sans doute... Cris. Jean aperçoit un miroir devant lui. Et dessus il y a l'image de Jean qui agite les bras. Jean agite les bras. Jean voit l'image de Jean qui agite les bras. Jean voit qu'il voit Jean qui voit l'image... Décomposer : ne pas se tromper. Je ne dois surtout pas m’embrouiller dans les idées. Il y a devant moi le signe tangible de ma victoire. Signe de triomphe. Sourire aux lèvres. Je bouge. Je sais ce que je fais. Je m'avance. Je suis parfaitement lucide — et je ris. Et je suis gai. Immensité du rire. Quel rire ? Jean court la tête en avant vers le miroir. La tête heurte le miroir. Fracas. Le miroir explose, tombe en morceaux. Du sang coule sur le visage. Un million de miettes. Débris de Jean en blazer et pantalon de flanelle. Débris de Monsieur Müller Directeur. Débris de conscience morte sans souvenir. Bris de glace. Jean tourne une face couverte de sang vers la prison éteinte où scintillent encore quelques morceaux de verre. Demeure une paroi vide. Marques de sang. Poussières. Le rire de Jean retentit encore. Sans écho. Il y a cet individu qui marche dans les rues de Londres en s'essuyant la figure d'un mouchoir maculé de taches sombres. Pas un homme : un solitaire. C'est-à-dire un être prêt à tout — à rien. Il faut faire attention aux solitaires. On ne peut jamais se fier à eux entièrement. Jamais. JeanGuy Rens 182 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… ÉPILOGUE ICI, ON ACHÈVE… JeanGuy Rens 183 La mort du coyote JeanGuy Rens Épilogue : Ici, on achève… 184 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… La lumière clignota plusieurs fois avant de se stabiliser. Fasten your seat-belts. Rapidement les montagnes escaladèrent les hublots de gauche tandis que l'avion plongeait vers les eaux aquinisées du Léman implacablement serti dans le cercueil grisâtre du ciel. Une voix féminine grésillait dans un haut-parleur à bout de souffle : la compagnie Swissair espère que vous avez fait un bon voyage et vous souhaite un agréable séjour à Genève... Aplati sur la piste d'atterrissage, l'avion se confondit aussitôt avec la grisaille de la pluie et de la campagne environnante. Les passagers se dirigeaient pressés vers les nouveaux bâtiments, toujours aussi anodins, de l'aéroport. Pour les attendre : personne. Fonctionnaires internationaux, hommes d'affaires en veine de discrétion, ils étaient les moroses représentants d'une race indéfinie, bien éduquée mais toujours de passage, parfaitement assurée de son importance. La douane. Pas de bagages. Les mains dans les poches, l'homme s'arrêta un instant dans le hall des arrivées. Espace ouvert. Des boutiques neuves. Quelques infortunés s'y faufilaient quand même pour aller à la rencontre d'un chef de service ou d'un chargé d'affaires en mission. Peu de femmes. Pas d'enfants. Terrain neutre. L'homme descendit les escaliers et se dirigea d'un pas négligent vers la file des taxis. Deux coups sur la vitre d'une voiture assoupie. Le chauffeur se retourna à demi pour ouvrir la porte arrière. — Hôtel Intercontinental. L'homme avait donné l'adresse d'un ton lointain. Français sans accent spécifique, comme le parlent les gens nés dans les villes. Pas la moindre trace de terroir dans ces mots stérilisés de longue date entre le macadam des rues et le béton des buildings. Claquement de portière, bruit d'essuie-glace. L'homme se blottit dans un coin du taxi. Relever une mèche de cheveux ébouriffée... L'homme : quelle plaisanterie ! La connotation sociale et psychologique de l'expression ne tient pas devant cette présomption. Jean n'a pas le sens de la plaisanterie, il a vingt-deux, vingt-trois ans tout au plus. Avez-vous remarqué que les enfants n'ont pas le sens de la plaisanterie ? Essayez de faire de l'ironie avec un enfant : il se déroute, s'inquiète et se retrouve perdu au milieu du langage piégé. Il ne sait pas ce qui lui arrive, il devine le danger mais ne sait pas encore tricher avec les mots. On ne lui a pas encore appris... Jean a peur. Sa carrure et son imperméable trop long ne donnent pas le change. Jean est venu ici pour crier qu'il a peur. Les choses apparaissent dans toute la somptuosité de leur vérité. La mémoire est abolie : le maquillage et les rêves se retirent pour laisser apparaître la nudité eunuque. Pas le sens de la plaisanterie. Le passé n'existe plus : Jean arrive face à face. Un portier en uniforme ouvre la portière du taxi : — Des bagages, monsieur ? — Non. (Vas-tu foutre le camp, maudit larbin, si tu prononces un mot de plus, je te JeanGuy Rens 185 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… saigne !) Pas de risque. Le portier s'éloignait déjà sans prêter attention à cet individu qui n'augurait même pas un client possible. Jean pénétra dans l'hôtel et se laissa emmener par l'escalier roulant, vers la réception, à l'entresol. Il connaissait les lieux. — Serait-il possible d'avoir une chambre du haut, côté ville si possible ? Pour une personne. — Combien de temps ? — Mettons, pour une semaine... — Mais oui monsieur... Avez-vous des bagages à faire monter ? — Rien. — Euh... Peut-être pourriez-vous remplir votre fiche de police maintenant.., régler une semaine d'avance... formalités... — Bien sûr, bien sûr. — Geste las, billet de mille francs, passeport. — Occupez-vous de tout cela, voulez-vous ? Aussitôt un garçon s'empressa et emmena le voyageur sans valise vers une série d'ascenseurs aux lourdes portes dorées, encadrées de lumières, numéros, boutons. — Je vous en prie... Mais oui monsieur, cher monsieur... Après vous... Votre numéro : 412, 14, 15, si vous désirez... confort, monsieur, calme... En bas, intriguées, deux secrétaires se penchèrent vers le réceptionniste qui tenait le passeport entre ses mains : Jean Drainville, six pieds, pas d'enfants, children, birthdate, nationalité canadienne... Le passeport est déjà vieux, tamponné un peu partout, caractères arabes, la Grèce... Pas grand-chose en somme Les trois fonctionnaires examinèrent quelques instants ces renseignements dépourvus de signification. Puis le billet de mille francs. — Enfin... Il paie d'avance ! Les deux secrétaires échangèrent un coup d'œil rapide puis regagnèrent leurs places. L'une d'elles haussa encore les épaules avant de se remettre au travail. Il suffit de peu de choses pour rompre le cercle de la symptomatologie humaine. Un mouvement ou même une expression, une manière de s'annoncer, de marcher. Les gens vous attendent toujours par le même côté. JeanGuy Rens 186 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Du seizième étage le brouillard recouvre l'horizon genevois. L'automne, les formes sont noyées de brouillard. Mais il reste cette qualité confidentielle du panorama : la silhouette du Salève, légèrement sur la droite, puis par beau temps, le Mont Blanc qui se profile à gauche. Loin. Vers la France, l'Italie. Grandeur paranoïaque : les Europes à mes pieds. Le brouillard s'épaissit. Je regarde ma main courir sur le papier écrire cette longue lettre d'amour. Je ne sais plus très bien où j'en suis. Il y a des années que j'écris ainsi ma lettre à Teresa, car c'est bien d'elle qu'il s'agit. Rien d'autre. La respiration des chapitres de ce livre n'est que la mesure des distances que je puis parcourir en une journée. Mon intrigue à claire-voie n'est que prétexte : chaque mot s'avance vers Teresa seule et unique passion de cette écriture. Lynda, Suzan : méprises, infidélités grotesques, défaillances... Depuis cet automne anglais où j'ai déclenché la mécanique du discours, je ne fais que parler à Teresa. Je me suis égaré, confondu, dissipé. Mes digressions qui n'en finissent pas d'avorter ne conduisent nulle part. Je referme l'éventail bigarré. On n'écrit que d'amour (ou de haine, parfois, plus rarement, à cause du courage). Rendu à ce point du récit il faudrait... Au fait, pourquoi cette forme exécrable du roman... trop ardue pour moi... comme tout le reste... la vie, travailler... Je ne suis pas Jean mais celui qui écrit Jean dans la chambre de Genève, depuis Montréal où la canicule m'accable. La description doit s'accomplir malgré les cris que je retiens à grand-peine dans ma poitrine survoltée. Je rentre la clameur qui m'investit pour me confiner dans le remugle fétide des re-mémoires... La chambre de l'Intercontinental, bon, le téléviseur en face du lit... Ils m'ont quand même mis dans une chambre à deux lits, les voleurs ! Le récepteur de télévision est posé sur ce bureau où j'écris à petits coups de désespoir sur papier vert à en-tête PetitSaconnex, 7-9, Suisse, Tél. (022) 34 00 00, Inter-Continental, avec un I majuscule pour sigle, hi-hi comme dans hi-han ! Hôtels, télex : 23130, Case postale 1211, Genève 19. Vous pouvez vérifier. Tout est exact dans cette addition de détails qui détruit la fiction de Jean sans pour autant me charger de réalité. J'écris devant un miroir brisé où s'ébattent les enfants épris de jeu et de totalité... envoie le boutte, pis gueule pas comme ça... (cris)... allez, on chante maintenant... (tous en chœur)... et s'il vient trop tard, à la zim boum boum, faites-le attendre... (air connu)... one, two, three, that's that's all ! chikipa, chikipa... un, deux, trois... hey, envoie j' te dis, pogne-moi une roche toé, m'en vas te garrocher ça j' te dis, et un peu vite encore... y es-tu pas tannant ce maudit-là, c'est un brailleur !... nous autre on chante : et s'il vous tue, à la zim boum boum, il sera pendu... Pleurs inattendus. Une mère rappelle ses enfants. L'évidence du quotidien assaille mon écriture hésitante par tous les côtés à la fois. Irréalité absolue de cette littérature, mon être s'éteint dans ce peu d'existence. Pourtant je persiste à couvrir de mots le décor qui vacille, dont vous doutez à présent tout autant que moi qui m'efforce vers Jean et qui découvre ravi sur la table ronde, basse, près de la fenêtre, le Nouveau Testament en trois langues, relié plastique rouge : traduction d'après le texte grec par Louis Segond, docteur en théologie... Anglais, français, allemand. Jean doesn’t know a lot of German, what a shame! But he knows some English, the language of the Masters, the speech of Capitalism. My novel : I would like to start it all again, and in English, carrying out my world-wide misery straight until the great nice flourish of the end... O my gun ! Mais je reviens fidèle aux côtés du docteur Louis Segond poursuivre le texte français du livre gracieusement mis à ma disposition par la direction de l'hôtel. Thanks a lot. They thought of everything. All is over. Welcome in Paradise : soixantequinze francs la nuit les salauds ! Francs suisses, du sérieux. Jean quitte sa table d'écriture et regarde un moment par la baie vitrée, puis ivre de flou et de gris, s'étend sur son lit. Il n'a pas déboutonné son imperméable. Il fume des cigarettes anglaises JeanGuy Rens 187 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… qu'il allume l'une après l'autre avec le mégot de la précédente. Vivre en ininterrompu. Progressivement la lumière terreuse de la ville monte se répandre dans la pièce et envelopper d'ouate le mobilier. La teinte terne de l'écran de télévision contamine l'espace environnant. Tout est gris, on dirait un mauvais film. Jean glisse insensiblement à travers l'écran pour s'accomplir sur pellicule cinématographique. Seulement de ce film on ne sort jamais. C'est le soir. Seul mouvement : la course discontinue des cendres incandescentes de l'extrémité de la cigarette. Toute présence semblait vouée à disparaître dans le bunker climatisé du grand hôtel américain. Sur le bureau une bouteille de carton occupe la place d'honneur. Scotch White Label, Cognac, Bourbon, Sherry, Vodka, etc. Publicité de pacotille : le rêve en bouteille. Aussi. Vers huit heures cependant, Jean céda. Il se fit apporter un paquet de Gold Flake -- il avait dû répéter plusieurs fois, la téléphoniste ne connaissait pas — et une bouteille de whisky. Quand la fille d'étage vint déposer le plateau avec les objets demandés, Jean ne leva même pas les yeux. Il attendait. La cigarette continue à décrire des arabesques lumineuses dans la chambre maintenant tout à fait sombre. Jean a changé de position, il s'est relevé et a poussé le fauteuil vers la baie vitrée. Il a retiré son imperméable, sa veste. Il se laisse tomber dans le fauteuil — le ciel descend entre ses pieds appuyés sur le rebord de la fenêtre. La ville disparaît de l'image rectangulaire. Le ciel. Il se balance doucement en buvant du whisky. De temps en temps il se lève, la salle de bains, noyer son whisky avec l'eau du robinet. Huit heures et demie. La nuit. J'éprouve de plus en plus de difficultés à tenir mon tabulateur. Il est cinq heures : la ville en fête se prépare pour la Saint-Jean. Fête nationale d'une nation qui n'existe pas. L'atmosphère lourde pèse sur mes tempes. La ruelle est vide. Quelques cris d'enfants dans le lointain. Je persévère à fuir sur ces lignes qui m'écartent de l'environnement du Québec en misère où m'appellent les combats à mener... Mais non. Huit heures et demie. Je tiens mon plan bien en tête. Je suis Jean qui appelle le standard de l'hôtel... Samedi 1972 : les autos klaxonnent dans la rue les mariages qui m'agressent de leur bonheur en camelote, autos de location, mariages à crédit... — Pouvez-vous me passer la communication avec le 34 39 68 ? Le numéro retentit dans le passé dissocié et rassemble le temps d'un flash une galaxie d'appels oubliés. Le Soudan, le chemin du retour, Paris, Cambridge, Londres, rien n'a plus prise ici. Genève : petite ville au centre de l'Europe. Genève : l'échappée de Maureen. Genève : la découverte de Lana. Mais surtout et toujours : les retrouvailles avec Teresa. Je reviens à Genève dans tout le falbala triomphant de mon écriture inattaquable. JeanGuy Rens 188 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… ... automne 66 : je régresse, je me rends bien compte que j'écris à reculons et n'entame guère l'avenir ni même le présent. Les Grecs avaient bien raison de considérer ce qui se présentait devant eux comme leur passé. J'ai les yeux fixés sur le passé. Mon arrivée à Genève incognito mais l'imagination emplie de Luis et de Teresa. Une Fiat blanche avait bien manqué de m'écraser... Je rappelle ces faits insignifiants à seule fin de compléter le tableau, du pointillisme ! voilà quelle est ma méthode, je suis un impressionniste. Donc : un piéton qui traverse une rue, une auto qui s'en vient, l'accident presque. La Fiat bloque net et c'était Luis. La réalité répondait au rêve imaginé par-delà les distances outre-mer. Le soir même j'appelais Teresa et composais le numéro... Dans l'écouteur la voix de la téléphoniste crépita soudain : — 34 39 68 : je vous passe la communication. Jean tressaille, s'étouffe avec la gorgée de whisky qu'il retournait nerveusement dans sa bouche depuis quelques secondes. — Allô ? C'est la voix de Luis : son ami malgré deux années de silence et plus... Pas la première fois d'ailleurs. Mais par-derrière il y a la vie partagée, l'enfance, l'adolescence, nous. — Salut à toi l'ami, je te souhaite le bonsoir. — Jean ! Mais comment... Tu es vraiment à Genève ? D'où m'appelles-tu ? L'autre a de suite reconnu Jean, malgré le ton mi-emphatique, mi-ironique qu'il avait adopté : le code, leur vieille connivence d'antan. La déception saisit Jean à la gorge. Pour Luis comme pour les autres il restera toujours cet être codé, sophistiqué et légèrement hâbleur dont il affectionnait tenir le rôle dans ses moments de bonne humeur. Mais qu'avait-il eu besoin de ces mensonges ? L'autre le localise désormais dans son film — il ne peut que se débattre dans une imagerie produite par les autres. Luis le reconnaît aux seules sonorités de son accent de bouffon. Reconnaître : enfin, il récupère une dépouille comme une autre et qu'il appelle Jean. D'ailleurs est-il si éloigné de l'authenticité de Jean ? ... quand Maureen a quitté le camp, Jean est resté immobile. Il ne s'est pas battu. Sans cesse il faut se référer à cette défection du comportement. Seize ans : l'âge du meurtre. C'est alors qu'il fallait se battre. Les maries-louises de 1815 avaient l'âge de ceux qui meurent pour leur patrie. Seize ans : les héros de Shakespeare se tuaient. Le courage du sang est la seule vérité, collective ou individuelle. Une nation qui n'a jamais eu la folie de la violence n'existe pas. Avachie dans le Bien-Être de l'altérité bienveillante. Un garçon apeuré, tapi dans le luxe protecteur de sa famille, ne respire pas. S'évader dans la seule affirmation conifère des Appalaches, des Alleghanys Mountains, au cœur vivant des pins et des cèdres blancs, des cyprès décolorés. Prendre Maureen par la main, pas besoin d'explications, pas de justifications, prendre JeanGuy Rens 189 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Maureen et l'arracher à la fatalité appesantie autour d'elle... Mais Jean et Maureen ont déambulé une après-midi entière dans la putréfaction mentale du monde. Mannequin désossé, j'ai manqué de courage un jour : telle est la prémisse objective de ma réalité. Alors mes jeux, mes cabrioles intellectuelles... Quelle importance ? Luis me répond pour Maureen. Il a raison. Tout vient trop tard. Je ne crois pas aux envoûtements scripturaux : on a du génie à seize ans ou jamais. Après, ce n'est que radotage, imitation, ratiocination. Je n'ai pas eu le courage du viol. Ici trébuche ma vérité. — ... tu fais un tour à la maison ? suggérait la voix enthousiaste de Luis dans le combiné du téléphone. — Euh, peut-être, oui, certainement. Mais en attendant on pourrait se voir quelque part en ville, cela te tente-t-il ? — Excellente idée. — Et Teresa... Jean s'enquit de Teresa. C'était pour elle qu'il était venu : car elle aurait pu se détruire, se marier, s'ensevelir sous les cendres sociales sans qu'il en sût rien. Y eut-il un silence au bout du fil ? — Elle n'est pas à la maison en ce moment précis. Elle dîne chez des amis. Mais attends... Nous pouvons aller au Griffin’s ce soir. Je lui téléphone de nous rejoindre làbas, ma sœur sera heureuse de te retrouver. — Crois-tu ? — Ah ! Ah ! Tu joues les sceptiques à présent ! Mais assez blagué : disons, rendezvous à onze heures ce soir au Club... Le téléphone est raccroché. Le silence... Insupportable. Jean avale d'un trait son verre de whisky. Grimace. Le whisky pur lui brûle toujours la gorge. Signe de jeunesse... Ah la jeunesse : il aura passé son temps à la regarder passer pour mieux la regretter. Mais il n'avait rien à regretter. C'est ce manque même qu'il regrette. Il hurle en plein vide sa voix qui lui échappe. Jean se ressert un verre de whisky qu'il boit comme le précédent. Tourner le bouton de la télévision. On. Contrast. Volume. Il s'absorbe cinq minutes dans la retransmission d'une course de chevaux. Off. Aucun intérêt. Le Massage Boy qui secoue le lit pour défatiguer : mettre un franc ! Excédé, Jean gagne à grandes enjambées la salle de bains, s'asperge le visage d'eau glacée, dissiper le brouillard, ce brouillard qui maintenant ne le lâche plus. Il rajuste sa cravate et sort sans prendre son pardessus. JeanGuy Rens 190 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Je marche dans les débris de parade de la Saint-Jean-Baptiste 1972, non : 1971. Pauvre Saint-Jean-Baptiste en vérité, rassemblement d'un peuple de squatters auquel on interdit le centre-ville. No mob downtown, il nous reste la zone. La balade des banlieues. Je marche au sein de cette fraternité populaire redécouverte. Devant moi Michel Chartrand avance d'un pas décidé, sans se retourner. Ce Michel Chartrand qui n'est rien d'autre que l'artisan indéfectible du Québec à la mort, à la vie. Quelques semaines auparavant nous mangions ensemble et il m'expliquait la révolution au Chili : — La démocratie parlementaire sans liberté de l'information, c'est un droit sans pouvoir. Tu comprends, c'est un peu comme si on te mettait tout nu sans argent devant une putain ! À Santiago la radio était contrôlée par l'université, professeurs et étudiants, ensemble, hein, ça te donne un medium un peu fort ça ! Je marche, me dilate et m'agrandis sur le Champ-de-Mars avec la foule souveraine et : prendre possession de notre ville barrée. Ma vie sautille sur le globe terrestre entre Santiago où Teresa est née, Montréal où Teresa et moi avons vécu notre enfance réunie, Genève où Teresa m'échappe, Montréal de nouveau, magnifiée par mon actualité subversive... Il est neuf heures. Jean débouche dans le parc des Bastions. La promenade à pied a fait du bien à mon personnage... Le mot tinte faux. Il n'est pas mon héros : c'est mon passé que j'essaie de porter à la force de mes bras jusqu'au terme prévisible de ce geste trop longtemps remis : l'épilogue. Jean arrive dans la clarté de ma conscience. Il se heurte aux murs imprévus d'un Café Landolt préfabriqué. On a changé de place le Landolt ! Même les maisons se débinent. Tant pis, l'enseigne lumineuse brille devant les arbres et les grilles du parc. La confusion des derniers mois, M. Müller directeur, Londres et la fuite, tout disparaît. Un monde de sensations renaît de son catafalque forcé. Jean entre dans la brasserie dominée par la masse voisine de l'université. Même changement d'atmosphère, même clignement des yeux... Mais relisez donc le début de ce roman : s'avancer avec prudence, ne pas être surpris par la chaleur, la congestion attablée, repérer un visage ami. Bien qu'il en refuse l'évidence avec la dernière énergie, tous les gestes de Jean depuis une semaine tendent vers ce but : essayer de se raccrocher à quelque forme humaine exhumée du passé. Telle est la seule raison d'être de Genève sous ma plume. Car j'y crois de moins en moins. Genève a fondu dans l'inexistence des souvenirs égoïstes. On vient de libérer Michel Chartrand de sa cellule et nous discutons à cette table de cafeteria, nous sommes à Halifax, entourés d'une masse indifférente, anglaise. Don’t forget the Comitee meeting, tonight... Pas de risques. Il s'y rendra et parlera du gangster Pierre Laporte, exécuté par le F.L.Q., les héros du Québec en révolte... Je reviens toujours au mot héros. À tort. Il n'y a pas de héros sinon dans les westerns américains. Ceux qui tuent les criminels sont des hommes de devoir. Il faut respecter la légitimité de l'Histoire. Jean est assis à la table de Dupont qui déclare : — L'avenir est à l'œuf ! — Il avait bu, comme tout le monde ici. Tony est là qui persévère à remplir son rôle de séducteur émérite, Anne qui s'est levée pour embrasser Jean, l'inévitable Rodolphe qui marmonne des choses comme : avec tous ces étrangers, on n'est plus chez JeanGuy Rens 191 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… nous... Jean est assis au milieu de cette ronde de l'amitié qui lui sourit. Et bien davantage encore. Les silhouettes assemblées autour de grandes chopes de bière diffusèrent soudain leur intimité à travers toute la salle. Jean salua leurs ombres. D'une table voisine, d'autres interjections signalèrent d'autres reconnaissances : les Valaisans regroupés autour de leur fendant si prompt à tourner la tête... Jean dut aller distribuer d'autres poignées de mains, répondre à des questions, quelques mots contradictoires. Sens oublié. Plus loin encore, les étudiants en uniformes de Zofingue, portant couleurs. Il fallut trinquer avec la tablée. L'ivresse est totale. Quand Jean revient s'asseoir entre Antoine et Anne, il retrouve le bavardage interrompu la veille... As-tu vu Brigitte ce soir ?... À propos je t'ai emprunté le polycopié d'économie politique, te l'ramène demain... Eh, dites, si on allait à la Cloche, ça pue la frite ici... Tiens, Piaget est absent cette semaine, y a pas cours demain matin... Ces mille broutilles qu'on échange quand on se voit tous les jours et que l'on est bien, ensemble, épaule contre épaule, gonflé d'une grosse émotion bien animale. Encore de la bière. Jean se fout de l'esprit et de l'élégance. Il se contente d'être la blague qu'il raconte, le verre qu'il boit, le rire qu'il projette dans l'air expiré, inspiré. ... Antoine est donc de retour à Genève. Il était parti en France achever un diplôme de Sciences Po tandis que Jean vagabondait en Afrique. Aujourd'hui le contact fonctionnait, à nouveau : Tony c'était le Ponte-Vecchio, les jours de maigre qui n'en finissaient pas, les nuits de fuite folle... Puis tandis que l'aube morose blanchissait les maisons blêmes de la ville, ils se rendaient bras sous le bras au buffet de la gare prendre un énorme sandwich avec beaucoup de fromage et de moutarde. Et là, les matins de grâce, Tony déclamait soudain un poème échevelé à la grande stupeur des autres consommateurs — ceux qui se réveillaient. Copyrights Tristan Tzara 1923. Ils éclataient de rire et s'élançaient à nouveau dans la rue. Puis ils traversaient le pont du Mont-Blanc en évitant de provoquer le fleuve glauque qui semblait si plein de vertige. Frissons qui les saisissaient à la moelle des os. Ils n'étaient pas si loin du PonteFiasco ! Tony et Jean, c'était avant tout une attitude devant la vie... — Oh Felice ! Pour moi ce sera une bière, une grande. Et n'oublie pas de demander aux autres ce qu'ils prennent : c'est ma tournée ! -- Jean ! Qué sorpriss, comment tou vas ? Felice est sans doute le plus vieux garçon du Landolt, il résume la vie du café avec ses vagues de popularité toujours suivies de reflux contraires. C'est le témoin pris de boisson de la faune cosmopolite de la vieille brasserie où jadis Trotski corrigeait les épreuves de l'Iskra. Retour au passé : survolons Octobre 1917 et attachons-nous à cet homme penché méticuleusement sur les écrits de l'antérévolution qui seuls doivent accaparer nos volontés. La mémoire du Landolt ne devrait servir qu'à préparer les combats à venir du Québec enfin libéré quand je ne vois que mon ivresse à la dérive circulant à nouveau sur la table. Trotski, Felice, les noms se mêlent. Après la première heure des retrouvailles, le temps des effusions exaltées, Jean sent revenir, parderrière la nuque, son éternelle lourdeur de mollusque. La table sur laquelle Trotski avait gravé l'étoile symbolique de la Russie nouvelle a été soldée aux États-Unis, le cri JeanGuy Rens 192 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… triomphant des soviets partout s'enfonce dans la glaise. Poids infini de déjà-vu et de déjà-connu. Et Jean ne veut pas laisser remonter la marée des derniers mois. Il tente de lutter. En crânant. Il le fallait. — ... tu te souviens du jour où Staro a sorti sa tirade sur Ramuz... et puis Olga tu sais, la fille du troisième... rappelle-toi... le jour... Jean, on était beurrés... tu te souviens... te souviens-tu... Les mots s'amollissent sous ma plume, ce qui était fatal. Trop longtemps j'ai maintenu en vie ces spectres délayés à l'alcool. Je ne parviens plus à oublier que je suis assis à ma table de travail sur la célèbre Saint-Denis, à Montréal, et qu'il pleut, et que notre fête nationale est à l'eau, ce qui est bien normal d'ailleurs. Que fait Jean au milieu de ce tableau minable ? J'ai cru éteindre l'angoisse avec cette résurgence artificielle d'un certain vécu. Mais de quelle angoisse s'agit-il ? L'angoisse de Jean, ou la mienne ? Existe-t-il une commune mesure entre ce garçon qui écrit devant le miroir symbolique de l'hôtel Intercontinental et moi ? J'admets reconnaître cette panique qui balaie tout mon être par grandes rafales glacées. Au fur et à mesure que les visages se racornissent, la brasserie se rapetisse et le passé s'engloutit dans l'insignifiance, mon écriture se retrouve seule et unique lieu de ma réalité dichotomique. Je ne crois plus en Jean. Sa peur et la mienne ne font qu'une et même chose. La chose en soi. La peur qui lui retournait les viscères lorsqu'il liquida sa voiture (l'acte décisif qui avait procuré l'argent qui gonflait la poche intérieure de sa veste, un revolver dans l'autre), la peur qui l'avait poussé vers l'avion à Heathrow, la peur qui lui avait fait tout plaquer, à Londres épuisée... J'écris la mort de ce récit mal construit et qui n'est autre que mes souvenirs dialogués. La syntaxe du français se déglingue dans ma tête. Cette fiction fonctionne à vide. Jean Drainville ne fait plus illusion à personne, pas même à Antoine de Vranges qui existe lui, avec son diplôme et son boulot à la traîne, Antoine qui lit dans le regard de Brigitte qu'elle le suivra ce soir au coucher... — Mais que fais-tu Jean, tu pars ? — Il faut que je voie quelqu'un, quelque part. Ton désenchanté : il n'y a rien de vrai ici. Jean a l'impression qu'on lui demande de rappeler demain, peut-être même était-ce une invitation à déjeuner, le lendemain. Mais la réalité de Jean exclut cet avenir temporel. Jean est une fois de plus dans la rue. Il marche à grands pas vers la Vieille Ville à la recherche de Teresa et des moyens de la vie. Il appartient à la rue, aux bâtisses bourgeoises qui en délimitent le tracé... Jean s'inscrit dans la rue Colladon à la croisée de la rue Piachaud qui hurle : le temps est détraqué ! Les mots de Hamlet se propagent dans les eaux mortes du Léman à la vitesse exacte calculée par le célèbre physicien suisse. Axiomatique déductive. Jean suffoque, étouffé. JeanGuy Rens 193 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Il n'est toujours pas onze heures. Par habitude Jean décide d'entrer dans le premier bistrot venu. Il ouvre la porte du Consulat et s'approche du bar. Le patron n'a pas changé : — Jean : toujours la même chose ? — Comme toujours Roger, comme toujours. Nouveau bock de Cardinal. — Alors tu es de retour parmi nous ? — Non mon vieux, juste de passage, et encore pas pour longtemps. — Dommage, on aurait pas mal de choses à te raconter... Mais as-tu vu qui est assis là-bas, dans le coin ? — Reynald ! s'exclame Jean. Quelle chance ! À moitié masqué par un fatras de livres et de verres vides : Reynald, les moustaches hérissées. Il achève d'écrire, à grands coups de stylobille qu'il jette violemment, le voilà qui se redresse et s'adosse contre le mur. — Je croyais que tu ne reviendrais plus, finit-il par prononcer. — Mais je n'ai jamais quitté Genève. — Oui, bien sûr : les voyages n'existent pas : on fait du surplace et c'est tout. Ils s'assirent en silence. — Tu arrives à point, lança Reynald (il ne pouvait se manifester qu'ainsi, en lançant, crachant, attaquant...). Je suis en train de rédiger une préface pour les Petits Écrits de Max Stirner que s'apprête à publier L'Âge d'Homme... Le Maspero suisse, en quelque sorte. — Les Éditions Maspero ? Tu vires à gauche maintenant. C'est bien la dernière chose à laquelle j'aurais pensé. — Je suis devenu très anarchiste, ultragauchiste. La question sociale m'occupe avant tout. D'ailleurs ma position politique est parfaitement normale. Objectivement je fais partie du prolétariat... — Ta famille ne t'envoie plus d'argent ? — Non. Je te dis que je suis un ouvrier intellectuel, je fais partie du prolétariat intellectuel. Le seul diplôme qui m'ait servi jusqu'à présent est mon permis de conduire ! Je suis chauffeur de femmes... Merveilleuse contradiction. Moi qui pour des JeanGuy Rens 194 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… raisons de santé publique combats la voiture, à cause de sa pollution, et qui m'oppose à la femme pour des raisons d'ordre ontologique : je suis acculé à être chauffeur pour dames... Pour vivre ! — Quand même, tu as un diplôme... — Ma thèse de philosophie ? La Hollande ne veut pas de philosophie : du business, seulement ! Les Hollandais ne veulent pas de mon diplôme et les Suisses ne veulent pas de moi... Je suis un étranger : ils me refusent le permis de travail, le permis de séjour, le permis d'établissement... Les Suisses ont pris mon argent tant que j'en avais et maintenant que je n'en ai plus ils me foutent à la porte. — Tu as des relations, d'insister Jean. Essaie de les faire jouer. — Des relations ! Mes relations s'arrêtent devant le vol commis par mon banquier, mon régisseur ou mon épicier et qui se chiffre à des centaines de milliers de francs. Jamais je ne mendierai une faveur à ces gens-là. Depuis mon doctorat, je suis devenu un spécialiste de Bakounine... Et puis non : je ne suis pas gauchiste ! Je hais le gauchisme, ce luxe que la bourgeoisie en mal d'idéal peut se payer, car elle sait pertinemment qu'un fils de bourgeois n'attaquera jamais son propre héritage, mais l'Héritage en général, c'est-à-dire que le gauchisme n'attaque rien du tout... Au fond je suis libertaire. Je refuse de jouer. Il cesse de parler. Jean ne souffle mot. Le Consulat était surtout fréquenté par des étudiants allemands — leurs chants. Roger vient leur apporter d'autres bières. Échanger quelques mots avec Reynald, avec Jean. — Enfin, reprend le premier, ce bête travail (il montre du doigt les feuilles éparpillées sur la table) m'a obligé à relire Feuerbach, les Bauer, Hegel, et puis surtout : Stirner. Toujours le même choc. Pour la première fois durant cette soirée, Jean est touché par quelque chose d'autre que lui-même, il interrompt le processus autodestructeur qui le retire du monde. Jean répond : — C'est plus véridique que Marx parce qu'il n'y a plus aucune valeur collective, plus de sentiments nobles, plus de camaraderie, plus de tendresse : la négation se fait pureté. — Et plus que ça encore, bien plus : tout est si fort dans Stirner, énorme, démesuré... Tiens, rappelle-toi le commencement : j'ai basé ma cause sur rien... Rien ! Parce qu'il n'y a rien sur quoi bâtir quoi que ce soit à l'heure actuelle, pas plus au niveau individuel qu'au niveau collectif. Tout est à terre. — Et puis cet éclair : comment tout peut-il sortir de rien ? Comment la négation totale peut-elle engendrer la synthèse totale ? — Bien, très bien, c'est évident, la lumière n'éclaire que la lumière. La négation, si elle est complète, n'engendrera rien sinon la répression totalitaire... Et puis je me fous des JeanGuy Rens 195 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… idées. C'est justement cet écrasement particulier qui m'intéresse : celui-ci qui dit je ne parviens pas à exister, pas n'importe qui, hein ? je parle de l'individu Reynald Dehnen... De moi ! Eh bien il n'y aura aucune théorie qui me fera dire que je vis dans une société relativement libre... on se réfère toujours au relatif dans ces cas, n'est-ce pas ?... alors que je sens ma souffrance qui est atroce, absolue. Je le sais moi, qu'il n'y a pas de société pire que cette usure progressive de tout ce qui vit, même les poissons au fond de la mer sont en train de crever... Et puis toi, on te dit de sourire. que t'as de la chance : mais ça se sent quand t'as mal dans ta tête, tu peux plus chanter les valeurs re ! la ! tives ! de la démocratie bourgeoise au moment où tous tes nerfs claquent dans ton cerveau... Voilà où se trouve la différence ! Et qu'on ne vienne pas ajouter qu'il s'agit là, non pas du meilleur des mondes, mais du meilleur des mondes possibles... Ah non ! Quand t'es aplati par terre, tu le sais bien que tu ne peux pas descendre plus bas... Voilà, c'est à partir de cette base humiliée qu'il faut recommencer le boulot : à partir de tous les écrasés de la terre, et quelle que soit la motivation, toujours bourgeoise d'ailleurs, de cet écrasement physiologique, sexuel, mental, n'importe quoi... Parce qu'on dira toujours que t'es un révolutionnaire bourgeois, la bourgeoisie elle recouvre tout, c'est merveilleux, elle explique tout par les dépressions économiques, sociales, psychologiques... géologiques s'il le faut ! Allez au bureau de chômage mon vieux ! Allez chez le psychiatre mon petit ! C'est ça la négativité sans transcendance, la dialectique sans synthèse... Puis si tu dis non, t'es un inadapté. Bien oui, je suis un inadapté ! Il faut démarrer une action depuis la réalité de cet individu qui ne parvient pas à exister. Les autres individus qui disent moi, aussi. Sans se préoccuper des lourds fatras idéologiques, ces rebuts agonisants qui nous assomment encore davantage... C'est ça qui est beau chez Stirner : le type sans job, qui n'accepte pas de travailler dans le système, sans femme... évidemment sans femme : il n'avait pas d'argent !... le type qui continue à écrire L'Unique dans sa mansarde jusqu'à la négation totale qu'il atteint en vomissant son sang, mort... Reynald s'était laissé gagner par une animation croissante, si bien qu'à la fin, le fil de son discours était devenu difficilement compréhensible. Mais Jean connaissait bien ce débit haché, ces phrases syncopées, ces sautes de logique. Leurs longs dialogues d'antan... Lana que Reynald avait fini par connaître aussi bien que Jean, Lana avait dit un soir : — Il est si malheureux. Il faut que quelqu'un ait pitié de lui. Peut-être que ça lui ferait du bien... Heureusement que Reynald n'avait jamais appris ce jugement. Il aurait été capable de battre Lana. Ou bien, qui sait ? Agnès a épargné Montréal. L'ouragan s'est débandé devant les drapeaux fleurdelisés et tricolores de notre 24 juin, déployés sous la vigilance policière des autorités conjuguées au passé. Je persévère à écrire ma trahison tandis que la parade descend la rue Saint-Denis qui scande... Ce n'est qu'un début, continuons le combat... le Québec aux Québécois... continuons le combat... Je trahis et j'écris le récit de ma mort genevoise. La mort de ce personnage abhorré, impuissant et faible, que j'ai nommé JeanGuy Rens 196 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Jean afin que personne ne s'y trompe. Car Jean marche à la mort, il faut que je me débarrasse au plus tôt de ce personnage, que je réussisse ma fiction et consacre tout mon effort à cette République du Québec à naître, République française et ancrée au cœur de cette Amérique qui me passionne. Comme Jean je suis nord-américain, seulement moi : je prétends vivre ! Je crois à ma vie totale et absolue, sans défaillance, triomphante loin de toute écriture. J'exorcise, détruis et abolis. Jean a raison : on ne vit que dans la totalité et pour la totalité. Sur les feuilles blanches, ma dactylographie décidée trace les signes de ma vérité. Je marche côte à côte avec Reynald dans la rue Saint-Léger, nous débouchons sur le Bourg-de-Four où la Cloche attire toujours son même troupeau de pseudo-artistes beat, broke, in, hot & kool. Nous continuons, je pense à Sélim qui pourrait bien se trouver là... — Non, je n'ai pas vu Sélim depuis longtemps, réplique Reynald. Il habite Paris de plus en plus. On ne le voit presque pas à Genève. Les Armures. Jean tourne lentement une baguette de bois au bout de laquelle est piqué un morceau de viande. La casserole de cuivre, emplie d'huile bouillante, chauffe le visage moite de Jean. Le vin dans le verre est sombre, presque noir. Une fondue bourguignonne accompagnée d'une bouteille de chambertin : voilà son menu préféré... et au diable la gastronomie ! Pourtant Jean ne sent rien. Son gosier ne transmet aucune sensation. Ses yeux fixent la courte flamme du réchaud à alcool. Immobiles. Il ne réalise plus rien : le silence qui s'est abattu sur lui depuis un moment, le visage brouillon de son ami... Brouillon ? La fumée d'une cigarette voisine, Jean cligne des yeux et croise le regard posé sur lui de Reynald. De Reynald qui est toujours là. Ce n'est plus l'éclair forcené de Stirner à l'assaut de la dialectique pascalienne de Hegel. C'est un Reynald presque réconcilié avec la société, un Reynald qui abandonne pour un temps ses tumultes apocalyptiques pour se pencher avec maladresse — et timidité ? — sur quelqu'un d'autre que lui-même (ce que Jean lui avait tant reproché par le passé). — Mais... Tu pleures ? Quelle naïveté ! Jean faillit sourire. Il semble hésiter un instant, mais se contente de répondre : — Non, non, c'est seulement la fumée. — De la fumée... Ah, bon. Parce que tu n'as pas touché à ton verre. Pourtant c'est du chambertin, tu sais : le vin de Napoléon... Chaque fois que tu commandais une bouteille tu nous cassais les oreilles avec ton Napoléon. Il fallait boire à la santé de l'Empereur, gueuler contre les Anglais, ah ce qu'on a pu chier sur la reine d'Angleterre... Et quand les verres étaient vides, c'était : pauvre Napoléon ! À ce moment Jean se lève brusquement, bouscule les tables voisines, ramasse la bouteille presque pleine. Il marque un temps d'arrêt, comme s'il se recueillait, se ressouvenait, peut-être simplement pour reprendre son souffle, puis, d'un geste JeanGuy Rens 197 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… nerveux, porte la bouteille à ses lèvres. Le vin coule bruyamment dans sa gorge. Dans la salle les gens remarquent stupéfaits le spectacle. Impensable dans un restaurant de l'honnête société genevoise. Des réflexions autorisées commencent à fuser de toutes parts. C'est honteux ! Mais il est ivre ! C'est un fou ! On devrait interdire... Alerté, un garçon s'empresse avec diligence vers le lieu du scandale. — Pauv' Napoléon ! La bouteille vide roule sur la table en brisant verres et assiettes tandis que Jean essaie de se rasseoir. Reynald, qui a retenu de justesse le récipient d'huile bouillante et repoussé un consommateur indigné qui voulait corriger le jeune voyou, négocie avec le serveur une évacuation rapide du restaurant : — Non, surtout pas la police ! Dites-moi combien je vous dois. Je paie tout et je l'emmène. — Allons mon vieux, ça ne vaut pas la peine de discuter : ce sont des trouillards. C'est eux qui ont peur, balbutie Jean en s'essuyant les lèvres. Le client repoussé par Reynald et qui était resté debout derrière le garçon, manque de s'étrangler : — Jeu-jeune blanc-bec, je vais vous corriger ! D'autres serveurs surviennent pour calmer l'homme qui se fait menaçant. Jean exhibe sa liasse de billets de cent francs, en jette deux sur la nappe souillée, écarte un groupe de curieux, cogne dans les dents du porte-parole autorisé : les phalanges repliées en saillie, son poing heurte à la bouche l'homme qui sourit de tout son sang, les dents éclatées. Scène en accéléré. Les gens ont mal vu. Jean disparaît invisible. Toute cette force mauvaise qu'il a mise dans sa main. Du sang qui gicle, le plus possible. Reynald règle son pas sur celui de Jean, essoufflé. Il a dû se dégager des gens qui voulaient le retenir après le départ de son compagnon. Courir. À présent Reynald comprend ce qui se passe : ce retour à Genève, la marche à travers la ville, frénésie de tout vivre. Il se demande comment entamer un dialogue, il n'a pas l'habitude. En passant du côté du Navy's il prend le bras de Jean : — Un verre ? Ironie surprise : — Tu trouves que je n'ai pas assez bu ! Puis très vite, Jean rajoute : — Je te remercie de ne pas penser que je sois ivre, de ne pas chercher des raisons à tout ça, aussi. Je suis désolé pour cet incident : t'es bien, tu sais… Je voulais te le dire... Enfin, allons le prendre ce verre ! JeanGuy Rens 198 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… *** Le bar est plein. La barmaid n'a pas reconnu Jean. Pourtant il est venu souvent achever au Navy's une randonnée solitaire. C'est égal : il est content de s'imbiber de l'atmosphère d'autrefois... Il avalait d'un trait d'accélérateur la distance qui le séparait de Megève, La Clusaz, Avoriaz : je sais parfaitement que le mot d'autrefois tient dans l'épaisseur du livre que je récris à bout portant dans le souffle fétide de Montréal, le gloussement monotone des sirènes de police dans mon dos, mon espoir tourné vers ce 24 juin de la Libération, devant... Je ne peux pas achever cette entreprise littéraire à laquelle je ne crois plus, ces lignes qui ont traîné dans mes valises de Genève à Cambridge, de Paris à Antigonish et de Khartoum à Montréal... Qui connaît la voie ferrée Abou Hammed-Karima ? Le Nil maigre et fangeux qui se traîne dans mon imagination fiévreuse ? La forme romanesque se désintègre dans les rouages mécaniques de ma vie telle que je l'arrache au monde. Que m'est Jean s'il n'a pas eu le courage de conquérir Teresa ? Sans femme l'homme perd contact avec les choses pour voler se perdre dans les nuages de la métaphysique nihiliste. C'est ce qui est arrivé à Jean, héros de roman. — As-tu revu Lana ? demanda Reynald. Cette interrogation fit sursauter Jean. Il eut l'impression que l'autre avait répété plusieurs fois cette phrase avant qu'elle ne lui parvienne. — Lana ? Non. Sa voix était sèche. — Je croyais que tu venais pour la revoir. — Mais quelle importance cela a-t-il maintenant ? fit Jean évasivement. -- C'est précisément ce que je voudrais savoir, répondit Reynald avec netteté. Jean se sentit à nouveau submergé par une profonde nausée. Sentiment tentaculaire et gluant qui l'empoignait par la nuque et les épaules. Qui l'attirait vers le bas. Tout est vain, soufflait l'Ecclésiaste. Était-ce l'alcool, la fatigue, l'univers ? Tout à la fois sans doute. Il fallait encore plus d'alcool, beaucoup d'alcool, partout, dans les verres, dans l'esprit, dans les veines, un océan d'alcool dans lequel se dissoudre et s'absoudre une fois pour toutes... — L'aimes-tu encore ? hurlait Reynald dans le tympan de Jean. — À quoi bon ? Est-ce que je sais moi ? Lana aujourd'hui, ce n'est plus qu'une idée. Une image tout au mieux. Pourquoi en parler ? Il est trop tard maintenant. JeanGuy Rens 199 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… — Non : je veux que tu la revoies. Tu as dit : une image. Eh bien, regarde-là cette image. Lana est au Griffin’s Club ce soir. Je t'y emmène de force. — Pourquoi ? — Parce qu'elle n'est même plus jolie. Par contre elle est encore visible. Alors nous allons détruire cette image. Elle n'a pas voulu de toi à l'époque, t'en souviens-tu... À présent elle est aussi seule que toi. Pour une femme de vingt-sept ans, sans fiancé, sans mari, c'est plutôt catastrophique. En d'autres mots, c'est elle qui est à plaindre... Houf ! quand même pas trop : je parle en termes bourgeois... C'est un exemple, et dieu sait que c'est rare, de la justice immanente. Elle n'a pas voulu de toi, eh bien la vie ne veut pas d'elle ! — Je ne cherche pas à me venger, elle n'était pas responsable : je ne l'ai jamais aimée. C'était grotesque. J'ai aimé une image de femme que je déposais sur elle, mais elle, je ne la voyais pas. Elle a eu raison de m'ignorer : où cela pouvait-il mener ? — Une femme au début, c'est toujours un rêve. — Mais je n'avais rien à faire avec elle, je ne pouvais lui ouvrir aucun horizon, même pour moi j'en étais incapable. — Tu n'en parlais pas comme ça, avant. — Évidemment, j'étais aveugle. — Tu parlais d'elle, tu souffrais d'elle, tu vivais d'elle ! (Il avait donc tout observé, pensa Jean. Au fond j'ai toujours été aveugle, j'ai toujours fermé les yeux sur les autres. Je me suis mépris sur Reynald comme sur le monde, c'était moi l'égoïste, le borné, c'était moi qui refusais les gens, pas lui. C'est mon dédain que l'on me renvoie. Ils ont bien fait de m'oublier.) — Mais maintenant, insistait Reynald, où vas-tu ? Tu iras au Griffin’s... — Je ne sais pas. Tu as sûrement une idée ? Hésitation, brève. — Oui, je vais voir Teresa au Griffin’s Club. Jean et Reynald descendaient lentement vers les Rues Basses. Autour des cinémas, l'air était remué d'effervescence. Tout un petit peuple de travailleurs italiens et espagnols commentait avec force gestes les films qu'il venait de voir. On n'aimait pas JeanGuy Rens 200 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… ces étrangers à Genève, mais qui les aurait aimés ? Sans argent, pas même beaux (ils sont si petits, leurs jambes sont arquées !), sans femmes, ils étaient ignorés des Genevois. Les deux promeneurs traversèrent cette marée sud-européenne sans rien voir et sans rien entendre. Jean était surtout attentif à ne pas faire de faux pas. Les différentes boissons ingurgitées durant la soirée commençaient à provoquer un effet désastreux. Sa tête se balançait d'un bord à l'autre de la rue pour aller se blesser contre les vitrines des grands magasins dans un bruit de cristal fêlé. Tu fais bien, s'écria Reynald à un moment. Va rejoindre Teresa, parle-lui, invite-la surtout : ne la lâche pas. Lana est morte depuis longtemps, il n'y a que Teresa qui ait jamais compté pour toi. — Pas du tout : j'ai aimé Lana ! — Tu as cru l'aimer — C'est bien pire. Toute ma vie j'ai couru derrière des masques qui ne cachaient rien. Non seulement je me suis trompé mais j'ai trompé Teresa, et sous ses yeux... Aimer Lana ! — Mais quand tu as quitté Genève, tu ne pensais plus du tout à Lana, c'était fini... — Je ne sais pas, protestait pâteusement Jean. Puisque je te dis que cela n'a plus aucune importance. — Teresa... Les noms de Lana et de Teresa revenaient inévitablement dans le vacuum de la nuit genevoise. Jean n'avait pas quitté Londres pour retomber dans ce brouillage. Il ne pensait plus rien, il ne voulait plus rien. — Nous sommes monothéistes. On n'aime qu'une seule femme vraiment dans une vie d'homme. — Puisque je me tue à te dire que c'est fini, répétait Jean. Et c'est toujours fini. Qui parle de Lana après tout ? Je suis parti, je me suis désinvesti de cette vie falsifiée. Pourquoi essaies-tu de me réduire au passé ? Il ne signifie plus rien. — Tu as raison, parlons d'autres choses... J'ai vu ta signature dans La Revue de Belles-Lettres. Tu écris maintenant... — Adieu. Perplexe, Reynald essaya de scruter Jean, la masse irréductible du visage. Il remarqua les traits détendus par l'alcool, la drogue, déjà alourdis par places. Il réfléchit un moment, puis demanda doucement : JeanGuy Rens 201 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… — Dis, cette nuit, passe encore chez moi avant d'aller te coucher. — À quoi bon ? — Il faut que tu viennes, insista Reynald. — Peut-être... Je verrai. Jean était si pitoyable en disant cela que Reynald se fit plus pressant, presque autoritaire : — Non, promets-moi de venir ! Okay, ça va, murmura Jean en s'éloignant déjà emporté par la distance. La progression topologique de Jean s'enferme dans un cercle cerné par l'aiguille des minutes qui ronge le cadran, le parcourt puis l'anéantit. Lana est au Griffin’s Club, Teresa aussi. Confrontation idéale : les deux faces d'un même mensonge se rejoignent pour témoigner de l'imposture de Jean. L'impuissance me cloue au néant et j'interromps un instant mon avancée dactylographique, les doigts en suspens sur le clavier pour fixer d'un œil neutre ma fenêtre ouverte sur la galerie d'en face et que balaie la queue de l'ouragan Agnès. Dans mon dos la climatologie déréglée revêt de science les taudis effondrés de Philadelphie. Télévision rémanente. Je contemple le rectangle de misère, la galerie du Bien-Être affaissée sur les chars usagés, rouillés, et j'écris de plus en plus lentement, je me retrouve entier dans ce regard montréalais et j'ai du mal à progresser en écriture. Pourtant je m'accroche à ce regard faussé, à ce regard qui ne saurait qu'être tronqué, pour lui faire avouer le panneau vitré du Mövenpick devant lequel je tombe en arrêt. Quelques filles bavardent que je reconnais dans la buée des respirations. Jean hésite. Son regard lui est renvoyé de plusieurs points à la fois. Jean esquisse un sourire de connivence, presque touché par cette marque de solidarité. Mais aussitôt il prend conscience de son aspect étrange, la solitude chancelante, son anormalité monstrueuse sur le trottoir. C'est ça que les autres regardent en souriant. Le regard des choses. Le monde se referme sur ces yeux de pierre. Depuis mon enfance j'ai appris à redouter les gens rencontrés sur mon chemin, ces yeux étrangers qui remettent tout en cause. Un regard c'est une menace, toujours. Jean n'ose pas entrer au Mövenpick — affronter. Il se demande s'il se rendra au Griffin’s. Il pense revenir directement à l'hôtel, en finir sur-le-champ. Pourquoi vouloir réanimer ce décor falot ? A-t-il vraiment cru que quelque chose ou quelqu'un pourrait sortir de tout cela ? Non, aucun décor n'a d'importance. Rien ne sort que des individus. Les choses ne sont rien. Jamais. Jean voit ça avec une lucidité extrême. Pourtant il a voulu revenir à Genève. — Salut Serge. — Monsieur Drainville ! Un véritable revenant ! s'exclame avec emphase le maître d'hôtel du Griffin’s. JeanGuy Rens 202 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… — Allons, allons, pas d'émotions vénales entre nous. Raconte-moi plutôt le Griffin’s ce soir. Et le maître d'hôtel de se lancer dans une vaste énumération débordante d'enthousiasme : — Ce soir nous avons l'orchestre des Wild Blacks, en direct de Californie, et puis aussi Elsa Maria... — Elsa Maria, qui est-ce ? — Vous ne connaissez pas Elsa (Serge est désolé). C'est vrai que vous êtes parti depuis si longtemps ! Elsa Maria est notre dernière invention, nous comptons la lancer sur Paris bientôt. Le patron l'a ramenée de vacances. Direct du Cap : à moitié indienne, à moitié portugaise, à moitié anglaise... — Eh mais je suis débordé de moitiés, proteste Jean en riant. Elle est si grosse que ça votre petite dernière ? — Mais la voix monsieur Drainville, la voix : rien que pour cela, vous lui donneriez une bonne douzaine de moitiés ! — D'accord, d'accord... Mais dis-moi, est-ce que Luis et Teresa sont déjà arrivés ? — On peut dire que vous avez de la chance, Luis vient d'entrer il n'y a pas cinq minutes... Sans écouter davantage le bavardage intarissable du portier, Jean s'engouffre dans l'escalier vers la salle de danse. Le personnage qui pénètre ainsi au Griffin’s Club est bien différent de l'être qui titubait il y a peu devant les vitres du Mövenpick. Jean n'a plus ce rythme de nageur à bout de souffle que Reynald a quitté une heure plus tôt. La raison est tout simplement Antoine, cette auto qui s'est arrêtée au bord du trottoir où il s'enfonçait dans le peu de réalité de son existence. Le rattraper de justesse. L'emmener dans l'appartement de la Vieille Ville redécouvert comme par hasard. Jean retrouve la salle de bains. Comme dans son rêve. Il prend une douche et un verre d’Alka-Seltzer tandis qu'Antoine lui raconte son nouveau métier, fonctionnaire plein de promesses, attaché à la Commission Internationale de Lutte contre les Ennemis de la Culture. Il raconte à Jean comment on peut vivre, perpétuer la fête étrange. — Regarde ces meubles, ces murs, ces photographies, c'est toi, tu peux reprendre le train en marche... — Regarde Genève, tes amis, tu es des nôtres, la vie continue, le champagne t'attend toujours au Casino de Divonne... JeanGuy Rens 203 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… — Regarde cet argent qui coule entre mes doigts, tu peux en prendre autant que tu veux, je te fais engager d'office à l'O.N.U., au C.I.C.R., n'importe où... — Regarde ces femmes qui t'attendent... La voix d'Antoine qui parle est la mienne, je la reconnais, celle de ma nostalgie inénarrable qui m'attire vers les eaux indélébiles du Léman. Je suis incapable d'oublier Genève dont la permanence défaite irrigue mes veines jusque dans mon retour triomphal en terre nord-américaine... Qui parle de triomphe ? Mon écriture chevrotante hésite et doute d'elle-même comme de mon intelligence crucifiée sur l'hystérèse disparue de Maureen, une nuit, à Capon Spring, au sein des États-Unis. Car c'est bien là que tout a commencé, dans cet abandon méprisable de la seule femme qui m'ait aimé pour ce que je suis — un corps d'homme. Mon échec embrase les deux continents. Ma terre natale est marquée au fer de l'échec. Genève est un mot qui s'évanouit dans le relatif inféré de cette marche décomposée dans l'humus, ma peau séparée de la peau de Maureen par ma volition défaillante, mon amour banni tous les jours à chaque heure et dans une minute il y a tant de jours, tant d'années que j'ai avalisées par ma démission. La minute du traître. Pourtant il y avait cette branche d'arbre que je fixais dans le ciel en me répétant qu'il était impossible que cela ne soit pas parce que le verbe être ne se conjugue que dans l'éternité hors toute syntaxe. Blame it on the bossa nova, chantait la mode de l'époque (c'était une saison en bossa nova et nous nous en contentions). 1963. La peau sombre de Maureen. Je ne me souviens pas : j'incruste dans mon écriture imprimée nos deux corps étendus côte à côte. Je revendique la folie qui martèle les siècles, le masque mortuaire de Toutankhamon, le gisant théâtral de Giulietta Capeletti, l'interdiction absolue de la nonvie et du non-amour. La revendication totalitaire de l'espace et du temps. Lorsque je laisse Antoine, l'étau chauffé au rouge qui enserre mon crâne s'est quelque peu relâché. J'avance ligne après ligne vers cette rencontre avec Lana et Teresa qui ne se déroule que dans mes phrases effilées. Serge passe sous ma machine à écrire avec l'aisance des serviteurs de ce monde. Mon front est rafraîchi par la douche et l'estomac apaisé par la médecine. Ce visage effronté avec lequel j'aime aborder la richesse de ceux qui ont de l'argent. Sensation de légèreté. Je remonte la pente une fois de plus qui mène vers mes amis et la vie. Luis assis devant une bouteille de whisky, des inconnus, Lana. — Que se passe-t-il ? Il n'y a pas de coca sur la table... Tu sais pourtant que je ne bois que du mazout ! Luis se lève. J'embrasse Lana sans la reconnaître. Comment dire ? Elle a changé, bien sûr, mais c'est plus que ça. Elle a bougé. Je ne sais comment décrire, il doit y avoir un terme photographique pour expliquer ce phénomène. Deux, trois ans, ce n'est pas grand-chose. Mais il ne reste rien de Lana pour qui Jean se serait jeté à l'eau sur commande... — Jean, pour me faire plaisir ! JeanGuy Rens 204 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Lana s'est épaissie : mais l'expression est encore inadéquate, ce n'est pas encore ça. Ses traits tirent vers le bas. La vieillesse ? Le lexique ne vient pas à mon secours, il m'entraîne vers une facilité dont je ne veux pas. Je persiste à croire que Lana fut très importante pour moi à un certain moment de ma vie que je considère comme achevée. Abrégeons... J'accumule les mots et les sensations alors que je me penche sur Lana pour poser mes lèvres sur sa peau. Ma main posée sur son épaule. Je suis fatigué d'écrire ces petits détails, mille précisions, courons au plus pressé... Éclair : je sais ! Je sens ! Lana arrive en vaincue ce soir au Griffin’s. Reynald a dit : même plus jolie. Mais c'est autre chose. Il aura fallu ce bref contact charnel pour savoir que je peux en faire ce que je veux. Ce n'est plus Jean qui est en quête de cette allusion qui était précisément de paraître essentiellement changeante, insaisissable... Nietzsche, souvenez-vous... Je maîtrise sa mobilité. Mon rêve s'arrête là, j'en suis convaincu à présent. C'est Tony qui avait raison : d'ailleurs les Iraniennes vieillissent mal. Ma faute fut d'avoir voulu la faire durer trop longtemps, jusqu'à la fatigue, la vieillesse. Lana est morte. Mon seul regret est de ne pas l'avoir tuée plus tôt, elle s'est effondrée d'ellemême, sans que j'intervienne. Je constate, tout simplement. Dommage. Luis disait : — Je craignais de t'avoir manqué. Figure-toi que j'étais aussi en retard, j'avais été retenu... L'une des personnes attablées et qui semblait connaître Jean, interrompit Luis en riant : — Retenu : tu t'imagines ! Il refusait de quitter le Landolt, il trinquait avec tout le monde ! — Tiens, tu étais au Landolt, s'exclama Jean avec intérêt. — J'allais le dire, répliqua Luis. Je me suis arrêté là-bas cinq minutes avant de venir au Griffin’s — Et Anne, était-elle toujours au Landolt quand tu y es passé ? — Oui, il y avait justement un tas de gens connus : toute l'équipe ! On a un peu discuté. — Et que racontaient-ils ? s'enquit Jean avec indifférence. Encore les mêmes choses ? Il ne perdait pas des yeux la piste de danse. — Eh bien, ils parlaient de toi évidemment. — Évidemment. — Ça ne t'intéresse pas de savoir... commençait Luis lorsqu'il fut coupé par l'arrêt de JeanGuy Rens 205 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… la musique que délayait l'orchestre insipide. Les couples refluèrent vers les tables encombrées de boissons, sacs à main et briquets en or. La lumière mauve phosphorescente. Les filles jolies comme toutes les gosses de riches... Cela subjuguait toujours Jean avec la même persuasion impérieuse qui l'enlevait au monde réel : sa Compagnie de location de voitures, la voix indolente de Sélim, sa petite chambre londonienne, le Melody Club : les poids n'étaient pas égaux dans la balance. Il ne voyait que l'apparence enluminée par les cocktails étincelants et les rires dégoulinants de perles rares, tout s'épanouissait et se perdait dans l'instant sans cesse renouvelé, la fontaine lumineuse jaillissait au milieu de myriades de gouttelettes irisées. Cette nuit Jean ne participait pas à la cérémonie qui déroulait devant lui un rite immuable. Il se contentait de subir son accomplissement magique, avec passion. Essayant d'en retenir quelques pépites brillantes. Souple, Lana vint se couler entre Luis et Jean. Elle avait l'air ravie de la présence de Jean et le mit immédiatement au courant des multiples insignifiances de la vie genevoise, avec tant d'enjouement et de grâce qu'on ne pouvait que se laisser bercer par ce chatoiement de mots légers. ... et moi ? Khartoum, Cambridge, Londres : les heures que j'ai passées à compter les numéros des voitures qui entraient, sortaient ? Et la Compagnie ? Ces heures où je sentais la mort s'approprier de mon univers, s'avancer depuis l'horizon lointain jusqu'au centre de mon cœur, lourde bête infirme, pieuvre géante dont le contact effrayant révulsait les nerfs, mais la sensation n'en demeurait pas moins omniprésente, filet tentaculaire refermé sur mon cerveau jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de porte de sortie. ... machinalement Jean répéta la phrase : — Il n'y a pas de porte de sortie ! Il le regretta aussitôt. N'avait-il pas tort, affreusement tort, d'étaler sa petite médiocrité ? Ce n'était pas avec ce genre d'esprit qu'on soulève les foules. Être aimé ! Il se foutait de Lana. Mais n'y avait-il pas Teresa qui allait venir, incorruptible et pure ? La voix de Jean prit une consonance plus terne. Il sentait un goût terreux lui envahir la bouche. Il tenta encore de s'agripper à la conversation qui continuait à voler de lèvres en lèvres. Mais son esprit se faisait fangeux : il y avait Londres partout en lui. Il se vit glisser hors de tout ce qui pouvait intéresser ces gens-là, ne serait-ce que le temps d'une parole, d'une idée. C'était l'Angleterre partout. Jean regarda Lana s'aplatir dans l'espace pour se figer sur une pose photographique. Image que l'on feuillette au hasard d'un album de souvenirs. Mais des mots persévéraient à naître de cette forme rendue absurde. Des mots tout ronds, bien modulés, polis. JeanGuy Rens 206 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… ... je suis écœuré par le comportement de Jean. Il devrait partir, s'enfuir, courir, à son habitude. Je ne l'ai amené là, dans l'enceinte dorée du Griffin’s, qu'afin de le pousser vers cet ultime renoncement. J'ai le goût de ces abandons furtifs sans gloire. Puisque je suis incapable de modifier le monde de Jean par la contrainte et la violence, je me réserve la possibilité de changer son univers par soustractions successives. Je parle en connaissance de cause : je connais la recette ! Genève, la fac, New York, le Tec, Maureen, la Compagnie : tout est vrai dans cette histoire. Chaque fois le monde se rétrécissait. Chaque fois je trouvais le moyen de larguer quelque espoir ou promesse de fortune. Jusqu'au soir de l'impasse aveugle où il ne reste plus rien à laisser tomber. Je n'ai jamais pris de chances avec la vie. J'attendais que ça se défasse tout seul. Ita diis placuit. Que les situations se transforment en fatalités. Il fallait que les décisions deviennent opératoires en vertu d'une logique extérieure à ma volonté. Même Luis me paraît douteux à présent. Toute notre amitié se métamorphose en gestes de bonne éducation. Y a-t-il jamais eu quelque chose d'authentique derrière cela ? Je suis incapable de répondre au nom de Jean. — Allons, maintenant viens. Luis parlait très doucement (pourquoi Jean ne s'enfuit-il pas ?). Luis a délaissé pour l'occasion son ton emphatique et ironique : le code de la saga genevoise. Le code de l'équipe. Une sorte de langage distinct qu'ils avaient tous adopté comme pour se prémunir contre leur manque, leur insuffisance, c'est-à-dire par crainte d'eux-mêmes, peut-être. Luis prend Jean par le bras et l'entraîne vers le bar (pourquoi Jean ne s'enfuit-il donc pas ?). — Un whisky ? propose Luis. — Non merci, j’ai déjà trop bu ce soir. Jean allume une cigarette. Il pose sur le bar son paquet de Gold Flake. Son snobisme. — Je ne te demanderai pas quelle est l'heureuse providence qui nous vaut ta visite impromptue... — J'ai déjà entendu tant de fois cette question aujourd'hui, fait Jean avec lassitude. — Ma sœur ne pourra sans doute pas venir ce soir... Teresa maintenant... Décidément il fallait que Jean parte. Teresa = absence. Elle lui faisait faux bond ce soir encore : Jean y vit un signe supplémentaire du destin. Il ne raisonne pas. Il bute sur cette défection de la femme et ce soir Teresa résume toutes les femmes que la vie a placées devant lui. Panneaux indicateurs. No exit. Jean refuse de raisonner : il n'imaginait d'ouvertures dans le monde qu'à travers Teresa. Elle seule demeurait hors d'atteinte de la critique toujours sur le qui-vive de l'intelligence carnivore. La phrase de Luis qui persévère : — ... voici le mot qu'elle a laissé pour toi, elle m'a chargé de t'assurer qu'elle était JeanGuy Rens 207 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… réellement désolée. Teresa : « J'apprends que tu es passé nous voir. En Suisse à nouveau : au pays des gnomes. Je n'en attendais pas tant. Mais il est vrai qu'on revient toujours, n'est-ce pas ? Puisque tu en es là, il faut que tu te présentes chez moi. Tu poseras toutes les questions, je serai la réponse. À demain 11 heures, pour le brunch. P.S. Aimes-tu toujours les tapas d'Espagne ? » Les lettres moulées à l'encre bleue turquoise. Ce n'était pas Teresa. Un simple carton griffonné... Dévaler au milieu des dunes de Cape Cod en boules de sable, plonger dans l'eau froide, jaillir hors de l'océan éclaboussé... Teresa n'existe pas. Jean n'existe pas. On ne vit que réunis. Je sais qu'il n'y a que moi qui écris sur le vernis du bureau de l'Intercontinental, sur le coin du bar du Griffin’s, sur ma table de Montréal, moi qui écris toujours dans la fiction abominable de ma détresse intangible. Je n'entame pas la réalité. Mon écriture se désagrège au rythme de mes doigts tâtonnants sur le clavier d'une Underwood d'occasion. Drummond Burgess m'appelle au sujet de cette affaire de guérilla urbaine qui nous intéresse tous deux. L'heure est passée d'écrire même pour dire des vérités qui seront par définition individuelles, c'est-à-dire ne seront que mensongères, le temps est venu de l'action collective. La lutte de libération du Québec est en cours, désormais le langage qui s'impose est celui des bombes, des ruptures et de ce qui s'ensuit. En choisissant le Québec j'ai choisi la liberté. Ô paradoxes de l'Histoire ! Nous sommes entrés dans la phase du terrorisme, c'est une guerre sans merci qui s'engage contre la Mort et nous montons en ligne aux côtés des Chicanos, nègres et autres vaincus de l'Amérique. Entre la société et nous il n'y a plus de rapport sinon la violence. ... mais c'est toujours moi qui articule ces phrases en toute bonne foi. C'est toujours moi qui écris dans la médiateté abominée de la syntaxe et du papier. Tout ce qui en moi est sang et chair appelle l'immédiateté physique du combat, et ce combat je le veux total c'est-à-dire meurtrier. L'une des propositions devra y rester, je me refuse à élaborer un dualisme savant selon les règles éprouvées de la dialectique historique, je nie toute transcendance, je fais du rase-mottes instantané : l'ordre établi ou moi, pas de synthèse. Il y a la ville qui frémit autour de moi avec ses Toronto Dominion Bank, ses General Motors Factory, ses Royal Bank of Canada, les néons qui dessinent les tornades blanches d'Ajax, les p'tites pas possibles de Toyota, les bières bleues de John Laban, la verroterie de Morgans dans l'atrocité de la nuit occidentale... Et puis la Bell-Canada qui résonne dans mes oreilles malgré les factures de téléphones impayées... Il y a le monde, là, d'un bord, et puis moi, de l'autre, qui évoque mes souvenirs, les sinuosités filandreuses qu'il a fallu suivre pas à pas et mot à mot depuis les pentes mégevannes du baron de Rothschild jusque dans l'est écrasé de la métropole montréalaise où parle la révolution grondante de Michel Chartrand. J'épilogue. Jean ne m'intéresse plus, Luis non plus. Je veux que dorénavant mes pensées soient de sang ou ne soient que néant. Bon, Jean a choisi le néant. D'ailleurs, JeanGuy Rens 208 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… depuis quelques instants, les phrases que prononce Luis, au bar du Griffin’s Club, à Genève, ne viennent que du désert, ne véhiculent que le désert, appartiennent au désert... — One of my friend was saying, you know, life goes up and down. And it's always around 20 that you reach the bottom, the very bottom of the night. Later on, the electrocardiogram tends to smooth down. Jean a tressailli. Il a donc entendu, malgré lui, malgré moi... Luis avait parlé anglais. Tout naturellement c'était la langue de leur jeunesse qui s'était imposée, qui revenait rétablir la communication. Leur passé commun. Les grandes vacances du lac Magog, certain été, il y a longtemps, longtemps. Je ne me souviens plus... Oh oui, je sais : c'était la première fois que nous partions en compagnie de Teresa. Un autre monde qui abolissait la décomposition européenne. — Pourquoi dis-tu cela ? répondit Jean. Puis se ravisant, presque timidement : — Ai-je donc l'air si mal ? — Je ne pensais pas à ton air. Tu connais mon opinion sur la psychologie, ça n'a jamais été mon fort. J'ai simplement rencontré Anne tout à l'heure qui m'a raconté la manière dont tu as disparu du Landolt... Jean retomba. Il passait sans relâche de la plénitude la plus extatique à l'épuisement total, sans transition. Ses nerfs enregistraient tout avec la minutie des séismographes qui auscultent en permanence les plus infimes mouvements telluriques du globe. Il oscillait d'un extrême à l'autre en surmultipliée. Luis au loin : — Je voulais seulement savoir si tu n'avais pas d'ennuis spéciaux. — Des ennuis, persifla Jean. Ce serait si facile hein, si j'avais des ennuis ! — Je voudrais te faire comprendre, reprit Luis sans s'émouvoir, que ce sont des états passagers. Il y a quelque chose de mécanique dans l'homme qui le retire de l'abîme pour le faire remonter, et chaque remontée semble moins longue, devient moins longue. — Toi, tu es un croyant. Dieu, la médecine, tu crois en un tas de choses. Même la mécanique ! — Non, je ne plaisante pas, je parle de faits biologiques, de forces qui existent. Tu ne peux pas tout nier, tu ne peux pas renier ta force de négation, tu ne peux pas contester ton évidence physiologique... — Je ne nie rien, répondit Jean précipitamment. JeanGuy Rens 209 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Luis le regarda avec incertitude. Il s'était produit un choc au fond de la fosse clignotante où les coyotes du Griffin’s se poursuivaient en rondes fiévreuses à la quête de viande morte. Les paroles de Luis avaient atteint une cible. Au milieu de ce trouble pouvait naître un repère. Il y avait aussi les propositions pratiques de Tony... Peutêtre ? Mais Luis s'en rendait-il compte ? Allait-il persévérer ? Il aurait fallu... Une femme très belle, souple et ondoyante comme une flamme sur une branche incandescente, se profila près du bar. Luis émergea soudain de ses hésitations. Il salua l'apparition avec empressement : — Très chère Elsa, venez donc que je vous présente l'ami que voilà. Lorsqu'il se retourna, Jean avait disparu. Le trottoir. Le froid. Je m'éloigne à grands pas de l'enseigne blanche du Griffin’s. C'est la nuit des contes pour enfants que l'on dit à l'heure du coucher. Le papier de Teresa se glace dans ma main. Frémissement interminable. L'image d'un enfant craintif, douillettement enfoui dans un lit, au-dessus duquel est penchée une dame douce et très sage, s'envole à travers mon esprit. Mais je m'en fous. Haussement d'épaules. Il faut mourir, crever, rien de plus. Je suis un homme. Il n'y a pas d'arrière-mondes. J'essaie de me raidir. De ne pas céder. Craquer devant tout le monde. Mais il n'y a personne. Jean encore. Il feuillette un petit calepin noir. La nouvelle adresse de Reynald ? Ah oui, Foyer John Knox. C'est à côté du Conseil œcuménique des Églises. Encore une de ces bonnes œuvres made in the U.S. La bonne conscience par le dollar. C'est en dehors de la ville, vers Pregny. Loin. Jean décide d'y aller à pied. Les bâtiments disloqués du Foyer John Knox s'aplatissent derrière un rideau sombre de squelettes dénudés. Tapis moisi de feuilles mortes. Les divers blocs géométriques projettent leurs masses fantomatiques au hasard des mouvements du terrain. Réminiscence banale des États-Unis. La disposition parfaitement fonctionnelle des volumes et des espaces décourage instantanément tout effort de description. Il n'y a rien à décrire. Tout est moderne, pratique et insignifiant. Dans le soubassement, le couloir de gauche (à gauche de quoi ?), la troisième porte laisse filtrer un mince rai de lumière. Toc. Entrez. Reynald lit, étendu sur sa couche. Il se relève. La minuscule cellule du Hollandais est meublée d'un double lit superposé, une table de bois blanc et une chaise. Peut-être les autres habitants du Foyer s'étaient-ils efforcés d'égayer leurs refuges de menues babioles. Reynald non. Sauf un détail, sur le mur, au-dessus de la table encombrée de livres et papiers de toutes sortes, une image épinglée. C'était la photo toute froissée du film Mourir à Madrid et qui représente un soldat agenouillé le fusil à la main, belle tête de bagnard sur laquelle un prêtre brandit un crucifix. Le soldat ne voit pas le curé, le curé ignore le soldat. JeanGuy Rens 210 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… L'image entière regarde ailleurs, vers quelque chose d'autre, de plus vaste, de plus dur. Au bas du papier maltraité, quelques mots à l'encre rouge : Agir... à bas la pensée ! — T'attendais, grogna Reynald. Encore habillé mais plus dépenaillé que jamais, le corps presque détruit (l'alcool, la drogue : en prendrait-il encore ?), la voix brisée par le tabac, Reynald ressemble surtout à une caricature accusatrice de l'humanité. Ou de la vie en général. Une vague de sympathie indicible porte Jean vers son ami. — Je n'avais jamais vu cette photo chez toi, dit-il (pour dire quelque chose). — Bah, c'est une foutaise. D'ailleurs quelle en est la signification ? — C'est presque ce que je pensais, dès le moment où tu écris... — Voilà le problème : des mots sur une image ! Il faut vivre et non pas lire, écrire. J'ai besoin d'air pour respirer, d'espace pour me débattre : la philosophie, les mots croisés, le cinéma, les livres, les cryptogrammes ou games sont l'exercice de la raison paresseuse. Le théâtre me rend affamé, assoiffé, alors il faut agir, peu importe la rationalité de l'acte, à bas la pensée ! — J'ai travaillé à Londres... — Pourquoi ? — Mais parce qu'il faut bien vivre en attendant ! Toute la rage de Jean se réveille soudain. Il avait tant rêvé à l'action, la pensée sur le monde : au sortir de ces grandioses apocalypses métaphysiques il se retrouvait en proie à la nécessité sordide de trouver de l'argent pour subsister physiquement. Il prenait alors en horreur tout ce qui lui rappelait cet argent gagné, les moyens de l'argent, toute cette organisation qui savait si bien l'absorber. Et son rêve se faisait plus haineux, plus avide de nuit de sang — mais il ne bougeait toujours pas. — Tu travailles dans une économie qui te dérobe ton humanité pour te la rendre sous forme d'argent et de richesses. Or, cet argent précisément te permet de manger, boire, aller au cinéma et voyager, ces richesses te donnent accès à l'art, au savoir et à la réflexion... Bref à l'humanité que tu viens d'abandonner heure par heure afin de gagner ta vie, comme tu le dis si bien. Mais tu as été payé en monnaie de singe. Ton argent ne vaut rien, ta vie ne vaut rien : du moins pour toi. Le cercle est révolu. Tu découvres que tu es toujours 'à l'extérieur. Le monde est tracé au compas et toi tu tournes autour ! Réponse de Jean : — Non, je stoppe le compas... JeanGuy Rens 211 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… D'emblée Reynald avait forcé la forteresse égocentriste où Jean se retirait, il s'était précipité au milieu des défenses éparses à fleur de peau. Sa férocité sociale avait résumé l'impossibilité de Londres et de la Compagnie où Jean s'était épuisé en vain. — Allons amigo Jean, reprend Reynald en sautant sur ses pieds. Tu n'es quand même pas venu jusqu'ici pour que je t'enseigne le pessimisme... — Mais c'est que tu as raison ! — Mais toi tu as tort ! Tu arrêtes la pointe vivante du compas, celle qui trace notre humanité : c'est la pointe sèche qu'il faut attaquer. — Il n'y a pas de pointe vivante en moi. Je ne trace rien. Je ne vis pas. — Tu étais d'accord pour l'action... — Non : j'arrête. Je refuse d'aller plus loin. Parce que je constate que je ne bouge pas, je tourne en rond si tu préfères. C'est le contraire de l'action. — Tu dis toujours : je. — Ce n'est qu'un prétexte qui n'en vaut même pas la peine... Peut-être que d'autres s'en serviront pour faire quelque chose, qui sait ? Reynald pousse Jean vers la porte : — Veux-tu un café ? Il l'emmène vers une vaste pièce où se trouve un genre de bar-cuisine à l'usage des occupants du Foyer John Knox. Reynald contourne le comptoir préparer le café. Jean prend place sur un tabouret, appuie ses coudes sur le bar. — Il ne reste que du Nesquick... — Oh ça va, tu peux y aller ! Bruits d'eau dans une casserole. Le gaz. Une allumette. — Tu as été au Griffin’s ? — Oui. Face à face, Reynald et Jean. — Et alors ? — Alors que veux-tu ? Toujours la même chose : Lana, Luis, tout le monde était là, jusqu'à Serge ! JeanGuy Rens 212 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… — Tu sais ce que je pense du Griffin’s et de l'espèce zoologique qui y règne... Le métèque boug'noulisé ! — Sur ce point au moins tu n'as pas changé, sourit Jean. — Je change très peu, beaucoup moins que ne le croient les gens. — Somme toute, la différence entre nous est notre divergence sur ce qui relève de la condition humaine et de la condition sociale... — Tu ne vois pas l'écran social... — Injustice sociale, fatalité humaine : le distinguo ne m'intéresse pas. Je ne vois que cet écheveau de règles et de combines où je me débats, je suis désespéré et ça me suffit. C'est ignoble une collectivité, peu importe le nom que tu lui donnes : elle attend de nous des gestes, des actes. Elle nous impose le monde puis elle exige que nous fassions nos preuves. Je refuse de fournir des preuves ! Un simple prétexte, te disaisje... — Et Teresa ? (Une interrogation mais aussi une affirmation que Reynald jetait au visage de Jean.) — Pour Teresa, oui, sans doute. — Que faisait-elle là-bas ? Tu lui as parlé ? Jean exhiba de sa poche le carton chiffonné qu'il n'a pas lâché une seconde... Je serai la réponse, je suis ta réponse... Jean a marché depuis le Griffin’s Club jusqu'au Foyer John Knox la main refermée sur ce bout de papier. Reynald à petits bonds de joie répète : — Tu poseras toutes les questions, je serai la réponse ! Mais c'est merveilleux ça : elle t'aime et elle te le dit. Jean : c'est magnifique ! — Non, tu ne comprends rien car ça signifie que Teresa était absente ce soir encore et qu'elle me parle de demain comme on jette un os à un chien. Demain ne m'intéresse pas. D'ailleurs, est-ce que je tiens à la revoir ? Je n'en suis même pas sûr. Suis-je capable de désirer vraiment une femme ? Je ne sais plus. — Mais ce soir, tu es allé au Griffin’s... — Pas à cause de Teresa. J'aime cette boîte de nuit. Je suis comme ça. J'aime les mensonges et les espoirs qui meurent là-bas chaque soir, l'existence truquée dans les sous-sols de la ville. — Tu mens très mal. JeanGuy Rens 213 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Jean regarde Reynald. Il sent que c'est la fin. Bien sûr qu'il ment très mal. Bon, il a menti. Il a menti tout au long de son existence qu'il persévère malgré tout à coucher sur papier. Mais plus grave encore est cette défaillance que Reynald décèle dans son mensonge : la transparence de son mensonge. Lorsqu'il dit : Teresa ne m'intéresse pas, je ne veux pas vivre : il ment. Jean est amoureux de Teresa. Je l'ai déjà affirmé jusqu'à l'engorgement et la réplétion : on n'écrit que d'amour. Alors même que la fiction de Jean s'éteint définitivement dans les entrelacs du récit je m'obstine plus passionnément que jamais à transgresser tout ce qui me sépare de Teresa et de la vie. Entre deux cris de détresse fuligineuse, j'avoue tout de go avoir abandonné mes rames de papier au vent tiède qui vient mourir sur mon bureau pour relancer la mécanique du contre-pouvoir, mécanique aussi trépidante que l'autre, celle du Pouvoir couronné d'uniformes en majuscules, mais combien plus modeste dans ses résultats visibles — lente, souterraine, humble. Opération de routine. J'ai appelé Gérald, grand entrepreneur en démolitions publiques à Québec-Presse. Nous publierons cet hiver sans doute un inédit de Trotski sur la guerre. Simple manœuvre parmi tant d'autres tout aussi urgentes. Mais aujourd'hui, ma volonté entière tendue dans la réalisation du projet révolutionnaire de Parti Pris s'est trouvée accaparée par les préparatifs techniques d'une opération de routine. Gérald peut témoigner pour ces points de suspension dissimulés dans la chaleur du mois de juin 1972. Cette agraphie littéraire rend compte de ma situation présente bien mieux que toutes les introspections psychologiques du roman de Jean. La vérité se tient ici à Montréal où nous lançons notre déclaration de guerre effrénée à l'Amérique hurlante de fièvre inassouvie dans son corset marqueté de Pop-sicle et de B-52, au milieu de cette splendeur effervescente de couleurs décomposées où nous jetons notre offensive militaire sans limites, ce qui me semble une bonne définition de l'amour. Amour que j'épelle toujours de la même façon, avez-vous remarqué : Montréal — natal, Montréal — ma vie, Montréal — la mort. C'est ici que j'ai connu Teresa, l'Europe n'aura été qu'un interlude agnosique vomi dans une explosion lettriste, c'est ici que je revivrai Teresa, dans cette ville où toutes les rues ont un seul nom, une seule direction, une seule fin : éternité. La vie à Montréal, l'action à Montréal, la révolution à Montréal n'ont d'autres yeux que ceux de Teresa. Je le reconnais enfin, mon existence n'est qu'un long divertissement sur la conjonction clé Montréal — Teresa : lieu du triomphe... Et nous voilà rendu au temps du travail quotidien et collectif, parce que nous allons la réaliser ensemble, n'est-ce pas, cette terre des égaux ? Nous allons construire ensemble le pays des hommes fraternels, nous allons façonner ensemble la patrie de l'amour et de l'amitié — libre ! Reynald a compris que je devais éliminer Jean. C'est lui qui m'accueillit au retour d'Angleterre quand je balançais, à travers les ruines de mon ego démantelé, entre mon suicide (avec Jean) et le retour au Canada. Car ce pèlerinage funèbre a effectivement eu lieu et à peu près de la façon dont je le reporte ici : cette visite à Genève un revolver pour tout bagage... la fin du rêve. Reynald savait que je devais liquider ce personnage superflu qui embarrassait la non-vie européenne de son autoapitoiement larmoyant. Voilà ! j'ai tranché et vous savez dans quel sens : ma peau contre celle de Jean, le monde contre le néant. C'est Reynald qui se trouvait en octobre 1969 sur le quai de la gare de Cornavin tandis que je prenais le train pour Luxembourg où m'attendait l'avion pour New York. Au milieu du monde dénoué qui commençait à me faire signe, il disait une dernière fois : JeanGuy Rens 214 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… — Mon amitié pour toi est plus qu'intacte. Lorsque Jean a quitté le Foyer John Knox, il n'était pas ivre. Je me souviens de la lucidité impitoyable qui évaluait à vide les conséquences programmées dans le sang du retour américain. Le suicide n'est pas un acte. On est saisi par le suicide comme par un vertige, on subit le suicide. À partir de ce moment, dès lors que Reynald a réalisé qu'il ne pouvait ni ne voulait me retenir, tout s'est déroulé très vite. — Amigo Jean ! Il agitait la main de l'autre côté de la vitre. J'ai plongé dans la nuit à longs pas. Il faut bien que j'en parle encore de cette nuit de mort où je m'en suis revenu vers mon hôtel. Je n'étais pas ivre, je sentais seulement de l'ouate sous les pieds. Pompéi, ce devait être un peu la même chose. Lorsque le Vésuve est entré en éruption, ça ne s'est pas produit d'un seul coup. Il y a d'abord eu quelques cendres. Les jambes s'enfonçaient, pas trop. Et puis ça a continué, de plus en plus. Le soleil s'est obscurci. Le niveau a progressé le long des corps, les cendres ont enlacé la poitrine, les épaules. Il y avait encore des hommes pour faire des gestes avec leurs bras. Pour crier que ça arrivait. Des fous. Au secours, ils criaient. Leurs bras ne pouvaient plus bouger. Et puis les cendres ont pénétré dans la bouche, elles ont tout recouvert. Des formes figées dans la mort grise. Tout est inscrit dans les contours pétrifiés de la fête romaine achevée. Les petites âmes sont dans la cendre de ce que nous n'avons pas aimé. Le manque d'amour. Il ne reste que des images qui ne peuvent plus parler, plus sourire, plus aimer. C'est très simple la mort. Je ne marchais pas. La nuit genevoise m'étranglait. Reynald le savait. Il y a un drame dans cette amitié entre hommes qu'aucun geste ne peut traduire en fait. L'amour se marque au sexe. L'amitié demeure impuissante. Mon récit s’entremêle. Je n'en finis pas de me suicider. Rien ne me retient plus, pourtant je retarde sans cesse l'instant irrémédiable où le temps bascule hors de l'espace. Si l'humanité n'avait pas introduit sa loi contre le suicide ! Il faut que je défasse les tissus de cette conscience détestée. Rien de tel que la précision. Disséquons ce qui s'est accompli certaine nuit d'octobre 1969, lambeau par lambeau, pièce par pièce, atomisons cette grandiloquence absurde du suicide dans la succession des instants. Je suis un éléate absolu, je nie l'Histoire. Donc je pose Jean en manches de chemise. Sa veste traîne à terre. Il a retrouvé le fauteuil-club devant la fenêtre de l'hôtel et s'assied face au spectacle nocturne de Genève. La route de Budé, la place des Nations, très éclairée. L'avenue de la Paix qui s'incline vers le B.I.T. Le lac, à gauche, avec la ligne des lumières sur les quais. Lumières rouge, bleu, vert, jaune, de la ville, à droite. La lune, à droite aussi, dans le ciel. Les lumières se dissolvent en halos embués de vapeur. Lentement le whisky recommence à descendre dans la bouteille. Tout n'est que JeanGuy Rens 215 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… souvenir. Cette chambre de l'Intercontinental. L'enfance à Montréal. Les balades avec Teresa sur la Montagne. Et puis surtout cette nuée de sensations adolescentes qui viennent prendre forme sur le corps noir de Maureen. Et puis la découverte catastrophique de l'amour physique. Pas la faute de Maureen, non, si légère, si innocente. Mais plutôt le heurt inattendu de la vie contre les choses. Cette famille soudain projetée dans la conscience de l'univers défait. Haine, ma haine ! Les souvenirs s'électrochoquent. Il faut suivre à la trace le journal des fuites. L'impuissance sexuelle. L'inadéquation sociale. Je crois que Jean a conjugué ces deux termes de l'impossibilité de vivre jusqu'à la paranoïa délirante de la monomanie psychotique. Mais les souvenirs eux-mêmes s'atténuent avec l'accord grandissant des lumières de la ville et du ciel blanchi, émoussé dans le brouillard du Rhône. Je suis le fil faiblissant de cette pensée qui se dérobe au monde sans pouvoir rien en retenir... Il serait peutêtre encore temps de vivre ? Antoine parlait de travailler. On oublie si vite les sales moments. Mais il y a : demain. Mais il y a : après-demain. Une accumulation horrible de moments avariés qu'il faudra encore oublier. Et d'abord les vétilles, celles qui accablent le plus : l'argent à trouver, tout cet argent dépensé pour venir à Genève, l'avion, l'hôtel, le revolver, pour rien. Dépensé pour rien ? Non. Jean se lève et ramasse sa veste. Il hésite quelques secondes. Il ne faut pas toucher au revolver avant que tout soit bien en ordre. Mais tout est en ordre. Genève, Edson, Londres, Teresa, les dés sont tombés depuis longtemps. Et puis aussi le douanier à l'aéroport qui n'a pas fouillé Jean. Le hasard affirme la nécessité de la mort. L'univers sans but confirme la combinaison mortelle des choses. Un verdict comme un autre, c'est-à-dire exécutoire sans délai. Le revolver, magnifique, aux éclats bleutés, métal mat. Également : un tube de barbituriques. Ne pas sentir trop de résistance au moment d'appuyer sur la gâchette. Jean est encore là qui desserre sa cravate. Il a chaud. Il transpire. Je ne parviens plus à écrire ce faire-part de décès. La réalité déclinante de Jean qui détache sa cravate une dernière fois m'asphyxie. La vie et toute sa poisse s'accrochent avec une violence inouïe. Ma pensée s'oblitère et s'annule dans l'activité de sa propre destruction. Il n'y a plus que Jean qui mesure traqué la révulsion incontrôlée de son corps moite. Cette nuit insomniaque où je me paralyse ne prendra jamais fin. C'est impossible. J'assassine Jean à froid dans la conscience exorbitée de sa téléologie meurtrière. Heureusement il y a les barbituriques. Tablette après tablette le tube se vide. Jean est à nouveau assis. Je m'effondre. Sa chemise trempée de sueur le fait tressaillir de plus en plus fortement. La cravate a rejoint la veste sur le tapis. Je m'écroule sur le tapis. Cet hôtel est vraiment luxueux : je pars sur un goût de fête. Tu dois savoir Teresa, JeanGuy Rens 216 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… personne n'est coupable, personne, je me porte garant pour tout. Au sein de cette richesse expirée... Le tube de barbiturique est vide. Il n'y a plus de whisky. Qui est Jean ? J'atteins la question essentielle au point blême de cette entreprise extra-littéraire où mon esprit se brouille de fatigue et chancelle. La question posée à travers le foisonnement chaotique des mille petites choses qui ne respirent qu'une fois, seulement une fois et s'effacent, cette question se dissocie dans la négation inconsciente de l'être sans transcendance, sans dimension sociale, sans rien. J'écris au lance-flammes Je veux que tout le monde sache que cet anéantissement est proclamé dans l'aube implacable qui s'étale sur Montréal. Le feu inonde mon corps de phosphorescence et c'est le sourire de la Victoire de Samothrace. Mes doigts jaunis de nicotine s'arrêtent et se bloquent. Je souffre partout mon agonie droguée. La signification de ces lignes se détériore sans que je puisse y remédier. Je ne sais plus ce que je fais. 20 juin 1972 : je crache les monstres astructurés et les hordes alphabétiques de ce dégorgement mental. Le sens se perd, s'éloigne de Jean et des circuits préorganisés de l'intelligence pour courir embraser les gratte-ciel orange de Montréal. Voici le matin Teresa et je t'adresse encore le post-scriptum de cet amour paradigmatique : ce n'est pas toi que j'aime, c'est ton bonheur, je ne te connais pas, sans doute je ne t'ai jamais connue, mais il y a le bonheur de toi, je crois en ton bonheur... Et je me suis à nouveau égaré dans mon compte rendu, désagrégé dans ma divagation close, détruit dans ma cohérence ontologique. L'ordre impitoyable des combats sans merci de l'avenir me requiert. L'ombre fluctuante de Jean s'évanouit avec moi, épuisé, pantelant, dans le jour enfin triomphant. Je ne m'y retrouve plus moimême. Je doute de tout ce que j'écris ou refuse d'écrire. Une main a saisi le métal glacé du revolver. Le cran saute. Les murs pivotent à toute vitesse autour de la chambre. Il ne reste plus une seule pensée. Cerné. Une crise de hoquet secoue le corps. Il faut maîtriser ces spasmes de plus en plus violents. Le sang se rue dans les veines. Le canon du revolver se pose sur la tempe insensible. La tempe. C'est mieux que le cœur : on risque moins de souffrir. JeanGuy Rens 217 La mort du coyote JeanGuy Rens Épilogue : Ici, on achève… 218 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… Sommaire I - La saga genevoise ...................................................................................................... 1 II - Jeux de fantômes................................................................................................... 69 III - Lavorare Stanca.................................................................................................... 113 Épilogue - Ici, on achève… ......................................................................................... 183 JeanGuy Rens 219 La mort du coyote Épilogue : Ici, on achève… CET OUVRAGE À ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER LE PAR 20 A V R I L 1973 FIRMIN-DIDOT PA R I S - M E S NI L - S. A. I V RY Dépôt légal : 2° trimestre 1973 N° d'édition : 8301 N° d'impression : 2452 JeanGuy Rens 220