ÉPILOGUE ICI, ON ACHÈVE… - Jean

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ÉPILOGUE ICI, ON ACHÈVE… - Jean
ÉPILOGUE
ICI, ON ACHÈVE…
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
La lumière clignota plusieurs fois avant de se stabiliser. Fasten your seat-belts.
Rapidement les montagnes escaladèrent les hublots de gauche tandis que l'avion
plongeait vers les eaux aquinisées du Léman implacablement serti dans le cercueil
grisâtre du ciel. Une voix féminine grésillait dans un haut-parleur à bout de souffle : la
compagnie Swissair espère que vous avez fait un bon voyage et vous souhaite un
agréable séjour à Genève...
Aplati sur la piste d'atterrissage, l'avion se confondit aussitôt avec la grisaille de la
pluie et de la campagne environnante. Les passagers se dirigeaient pressés vers les
nouveaux bâtiments, toujours aussi anodins, de l'aéroport. Pour les attendre :
personne. Fonctionnaires internationaux, hommes d'affaires en veine de discrétion, ils
étaient les moroses représentants d'une race indéfinie, bien éduquée mais toujours de
passage, parfaitement assurée de son importance.
La douane. Pas de bagages. Les mains dans les poches, l'homme s'arrêta un instant
dans le hall des arrivées. Espace ouvert. Des boutiques neuves. Quelques infortunés
s'y faufilaient quand même pour aller à la rencontre d'un chef de service ou d'un
chargé d'affaires en mission. Peu de femmes. Pas d'enfants. Terrain neutre.
L'homme descendit les escaliers et se dirigea d'un pas négligent vers la file des taxis.
Deux coups sur la vitre d'une voiture assoupie. Le chauffeur se retourna à demi pour
ouvrir la porte arrière.
— Hôtel Intercontinental.
L'homme avait donné l'adresse d'un ton lointain. Français sans accent spécifique,
comme le parlent les gens nés dans les villes. Pas la moindre trace de terroir dans ces
mots stérilisés de longue date entre le macadam des rues et le béton des buildings.
Claquement de portière, bruit d'essuie-glace. L'homme se blottit dans un coin du taxi.
Relever une mèche de cheveux ébouriffée... L'homme : quelle plaisanterie ! La
connotation sociale et psychologique de l'expression ne tient pas devant cette
présomption. Jean n'a pas le sens de la plaisanterie, il a vingt-deux, vingt-trois ans tout
au plus. Avez-vous remarqué que les enfants n'ont pas le sens de la plaisanterie ?
Essayez de faire de l'ironie avec un enfant : il se déroute, s'inquiète et se retrouve
perdu au milieu du langage piégé. Il ne sait pas ce qui lui arrive, il devine le danger
mais ne sait pas encore tricher avec les mots. On ne lui a pas encore appris... Jean a
peur. Sa carrure et son imperméable trop long ne donnent pas le change. Jean est
venu ici pour crier qu'il a peur. Les choses apparaissent dans toute la somptuosité de
leur vérité. La mémoire est abolie : le maquillage et les rêves se retirent pour laisser
apparaître la nudité eunuque. Pas le sens de la plaisanterie. Le passé n'existe plus :
Jean arrive face à face.
Un portier en uniforme ouvre la portière du taxi :
— Des bagages, monsieur ?
— Non. (Vas-tu foutre le camp, maudit larbin, si tu prononces un mot de plus, je te
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saigne !)
Pas de risque. Le portier s'éloignait déjà sans prêter attention à cet individu qui
n'augurait même pas un client possible. Jean pénétra dans l'hôtel et se laissa
emmener par l'escalier roulant, vers la réception, à l'entresol. Il connaissait les lieux.
— Serait-il possible d'avoir une chambre du haut, côté ville si possible ? Pour une
personne.
— Combien de temps ?
— Mettons, pour une semaine...
— Mais oui monsieur... Avez-vous des bagages à faire monter ?
— Rien.
— Euh... Peut-être pourriez-vous remplir votre fiche de police maintenant.., régler une
semaine d'avance... formalités...
— Bien sûr, bien sûr.
— Geste las, billet de mille francs, passeport.
— Occupez-vous de tout cela, voulez-vous ?
Aussitôt un garçon s'empressa et emmena le voyageur sans valise vers une série
d'ascenseurs aux lourdes portes dorées, encadrées de lumières, numéros, boutons.
— Je vous en prie... Mais oui monsieur, cher monsieur... Après vous... Votre numéro :
412, 14, 15, si vous désirez... confort, monsieur, calme...
En bas, intriguées, deux secrétaires se penchèrent vers le réceptionniste qui tenait le
passeport entre ses mains : Jean Drainville, six pieds, pas d'enfants, children,
birthdate, nationalité canadienne... Le passeport est déjà vieux, tamponné un peu
partout, caractères arabes, la Grèce... Pas grand-chose en somme Les trois
fonctionnaires examinèrent quelques instants ces renseignements dépourvus de
signification. Puis le billet de mille francs.
— Enfin... Il paie d'avance !
Les deux secrétaires échangèrent un coup d'œil rapide puis regagnèrent leurs places.
L'une d'elles haussa encore les épaules avant de se remettre au travail. Il suffit de peu
de choses pour rompre le cercle de la symptomatologie humaine. Un mouvement ou
même une expression, une manière de s'annoncer, de marcher. Les gens vous
attendent toujours par le même côté.
Jean-Guy Rens
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Du seizième étage le brouillard recouvre l'horizon genevois. L'automne, les formes
sont noyées de brouillard. Mais il reste cette qualité confidentielle du panorama : la
silhouette du Salève, légèrement sur la droite, puis par beau temps, le Mont Blanc qui
se profile à gauche. Loin. Vers la France, l'Italie. Grandeur paranoïaque : les Europes
à mes pieds. Le brouillard s'épaissit. Je regarde ma main courir sur le papier écrire
cette longue lettre d'amour. Je ne sais plus très bien où j'en suis. Il y a des années que
j'écris ainsi ma lettre à Teresa, car c'est bien d'elle qu'il s'agit. Rien d'autre. La
respiration des chapitres de ce livre n'est que la mesure des distances que je puis
parcourir en une journée. Mon intrigue à claire-voie n'est que prétexte : chaque mot
s'avance vers Teresa seule et unique passion de cette écriture. Lynda, Suzan :
méprises, infidélités grotesques, défaillances... Depuis cet automne anglais où j'ai
déclenché la mécanique du discours, je ne fais que parler à Teresa. Je me suis égaré,
confondu, dissipé. Mes digressions qui n'en finissent pas d'avorter ne conduisent nulle
part. Je referme l'éventail bigarré. On n'écrit que d'amour (ou de haine, parfois, plus
rarement, à cause du courage). Rendu à ce point du récit il faudrait... Au fait, pourquoi
cette forme exécrable du roman... trop ardue pour moi... comme tout le reste... la vie,
travailler... Je ne suis pas Jean mais celui qui écrit Jean dans la chambre de Genève,
depuis Montréal où la canicule m'accable. La description doit s'accomplir malgré les
cris que je retiens à grand-peine dans ma poitrine survoltée. Je rentre la clameur qui
m'investit pour me confiner dans le remugle fétide des re-mémoires... La chambre de
l'Intercontinental, bon, le téléviseur en face du lit... Ils m'ont quand même mis dans une
chambre à deux lits, les voleurs ! Le récepteur de télévision est posé sur ce bureau où
j'écris à petits coups de désespoir sur papier vert à en-tête PetitSaconnex, 7-9, Suisse,
Tél. (022) 34 00 00, Inter-Continental, avec un I majuscule pour sigle, hi-hi comme
dans hi-han ! Hôtels, télex : 23130, Case postale 1211, Genève 19. Vous pouvez
vérifier. Tout est exact dans cette addition de détails qui détruit la fiction de Jean sans
pour autant me charger de réalité. J'écris devant un miroir brisé où s'ébattent les
enfants épris de jeu et de totalité... envoie le boutte, pis gueule pas comme ça...
(cris)... allez, on chante maintenant... (tous en chœur)... et s'il vient trop tard, à la zim
boum boum, faites-le attendre... (air connu)... one, two, three, that's that's all ! chikipa,
chikipa... un, deux, trois... hey, envoie j' te dis, pogne-moi une roche toé, m'en vas te
garrocher ça j' te dis, et un peu vite encore... y es-tu pas tannant ce maudit-là, c'est un
brailleur !... nous autre on chante : et s'il vous tue, à la zim boum boum, il sera pendu...
Pleurs inattendus. Une mère rappelle ses enfants. L'évidence du quotidien assaille
mon écriture hésitante par tous les côtés à la fois. Irréalité absolue de cette littérature,
mon être s'éteint dans ce peu d'existence. Pourtant je persiste à couvrir de mots le
décor qui vacille, dont vous doutez à présent tout autant que moi qui m'efforce vers
Jean et qui découvre ravi sur la table ronde, basse, près de la fenêtre, le Nouveau
Testament en trois langues, relié plastique rouge : traduction d'après le texte grec par
Louis Segond, docteur en théologie... Anglais, français, allemand. Jean doesn’t know a
lot of German, what a shame! But he knows some English, the language of the
Masters, the speech of Capitalism. My novel : I would like to start it all again, and in
English, carrying out my world-wide misery straight until the great nice flourish of the
end... O my gun ! Mais je reviens fidèle aux côtés du docteur Louis Segond poursuivre
le texte français du livre gracieusement mis à ma disposition par la direction de l'hôtel.
Thanks a lot. They thought of everything. All is over. Welcome in Paradise : soixantequinze francs la nuit les salauds ! Francs suisses, du sérieux. Jean quitte sa table
d'écriture et regarde un moment par la baie vitrée, puis ivre de flou et de gris, s'étend
sur son lit. Il n'a pas déboutonné son imperméable. Il fume des cigarettes anglaises
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qu'il allume l'une après l'autre avec le mégot de la précédente. Vivre en ininterrompu.
Progressivement la lumière terreuse de la ville monte se répandre dans la pièce et
envelopper d'ouate le mobilier. La teinte terne de l'écran de télévision contamine
l'espace environnant. Tout est gris, on dirait un mauvais film. Jean glisse
insensiblement à travers l'écran pour s'accomplir sur pellicule cinématographique.
Seulement de ce film on ne sort jamais. C'est le soir. Seul mouvement : la course
discontinue des cendres incandescentes de l'extrémité de la cigarette. Toute présence
semblait vouée à disparaître dans le bunker climatisé du grand hôtel américain.
Sur le bureau une bouteille de carton occupe la place d'honneur. Scotch White Label,
Cognac, Bourbon, Sherry, Vodka, etc. Publicité de pacotille : le rêve en bouteille.
Aussi. Vers huit heures cependant, Jean céda. Il se fit apporter un paquet de Gold
Flake -- il avait dû répéter plusieurs fois, la téléphoniste ne connaissait pas — et une
bouteille de whisky. Quand la fille d'étage vint déposer le plateau avec les objets
demandés, Jean ne leva même pas les yeux. Il attendait.
La cigarette continue à décrire des arabesques lumineuses dans la chambre
maintenant tout à fait sombre. Jean a changé de position, il s'est relevé et a poussé le
fauteuil vers la baie vitrée. Il a retiré son imperméable, sa veste. Il se laisse tomber
dans le fauteuil — le ciel descend entre ses pieds appuyés sur le rebord de la fenêtre.
La ville disparaît de l'image rectangulaire. Le ciel. Il se balance doucement en buvant
du whisky. De temps en temps il se lève, la salle de bains, noyer son whisky avec l'eau
du robinet.
Huit heures et demie. La nuit. J'éprouve de plus en plus de difficultés à tenir mon
tabulateur. Il est cinq heures : la ville en fête se prépare pour la Saint-Jean. Fête
nationale d'une nation qui n'existe pas. L'atmosphère lourde pèse sur mes tempes. La
ruelle est vide. Quelques cris d'enfants dans le lointain. Je persévère à fuir sur ces
lignes qui m'écartent de l'environnement du Québec en misère où m'appellent les
combats à mener... Mais non. Huit heures et demie. Je tiens mon plan bien en tête. Je
suis Jean qui appelle le standard de l'hôtel... Samedi 1972 : les autos klaxonnent dans
la rue les mariages qui m'agressent de leur bonheur en camelote, autos de location,
mariages à crédit...
— Pouvez-vous me passer la communication avec le 34 39 68 ?
Le numéro retentit dans le passé dissocié et rassemble le temps d'un flash une galaxie
d'appels oubliés. Le Soudan, le chemin du retour, Paris, Cambridge, Londres, rien n'a
plus prise ici. Genève : petite ville au centre de l'Europe. Genève : l'échappée de
Maureen. Genève : la découverte de Lana. Mais surtout et toujours : les retrouvailles
avec Teresa. Je reviens à Genève dans tout le falbala triomphant de mon écriture
inattaquable.
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... automne 66 : je régresse, je me rends bien compte que j'écris à reculons et
n'entame guère l'avenir ni même le présent. Les Grecs avaient bien raison de
considérer ce qui se présentait devant eux comme leur passé. J'ai les yeux fixés sur le
passé. Mon arrivée à Genève incognito mais l'imagination emplie de Luis et de Teresa.
Une Fiat blanche avait bien manqué de m'écraser... Je rappelle ces faits insignifiants à
seule fin de compléter le tableau, du pointillisme ! voilà quelle est ma méthode, je suis
un impressionniste. Donc : un piéton qui traverse une rue, une auto qui s'en vient,
l'accident presque. La Fiat bloque net et c'était Luis. La réalité répondait au rêve
imaginé par-delà les distances outre-mer. Le soir même j'appelais Teresa et
composais le numéro...
Dans l'écouteur la voix de la téléphoniste crépita soudain :
— 34 39 68 : je vous passe la communication.
Jean tressaille, s'étouffe avec la gorgée de whisky qu'il retournait nerveusement dans
sa bouche depuis quelques secondes.
— Allô ?
C'est la voix de Luis : son ami malgré deux années de silence et plus... Pas la
première fois d'ailleurs. Mais par-derrière il y a la vie partagée, l'enfance,
l'adolescence, nous.
— Salut à toi l'ami, je te souhaite le bonsoir.
— Jean ! Mais comment... Tu es vraiment à Genève ? D'où m'appelles-tu ?
L'autre a de suite reconnu Jean, malgré le ton mi-emphatique, mi-ironique qu'il avait
adopté : le code, leur vieille connivence d'antan. La déception saisit Jean à la gorge.
Pour Luis comme pour les autres il restera toujours cet être codé, sophistiqué et
légèrement hâbleur dont il affectionnait tenir le rôle dans ses moments de bonne
humeur. Mais qu'avait-il eu besoin de ces mensonges ? L'autre le localise désormais
dans son film — il ne peut que se débattre dans une imagerie produite par les autres.
Luis le reconnaît aux seules sonorités de son accent de bouffon. Reconnaître : enfin, il
récupère une dépouille comme une autre et qu'il appelle Jean. D'ailleurs est-il si
éloigné de l'authenticité de Jean ?
... quand Maureen a quitté le camp, Jean est resté immobile. Il ne s'est pas battu.
Sans cesse il faut se référer à cette défection du comportement. Seize ans : l'âge du
meurtre. C'est alors qu'il fallait se battre. Les maries-louises de 1815 avaient l'âge de
ceux qui meurent pour leur patrie. Seize ans : les héros de Shakespeare se tuaient. Le
courage du sang est la seule vérité, collective ou individuelle. Une nation qui n'a
jamais eu la folie de la violence n'existe pas. Avachie dans le Bien-Être de l'altérité
bienveillante. Un garçon apeuré, tapi dans le luxe protecteur de sa famille, ne respire
pas. S'évader dans la seule affirmation conifère des Appalaches, des Alleghanys
Mountains, au cœur vivant des pins et des cèdres blancs, des cyprès décolorés.
Prendre Maureen par la main, pas besoin d'explications, pas de justifications, prendre
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Maureen et l'arracher à la fatalité appesantie autour d'elle... Mais Jean et Maureen ont
déambulé une après-midi entière dans la putréfaction mentale du monde. Mannequin
désossé, j'ai manqué de courage un jour : telle est la prémisse objective de ma réalité.
Alors mes jeux, mes cabrioles intellectuelles... Quelle importance ? Luis me répond
pour Maureen. Il a raison. Tout vient trop tard. Je ne crois pas aux envoûtements
scripturaux : on a du génie à seize ans ou jamais. Après, ce n'est que radotage,
imitation, ratiocination. Je n'ai pas eu le courage du viol. Ici trébuche ma vérité.
— ... tu fais un tour à la maison ? suggérait la voix enthousiaste de Luis dans le
combiné du téléphone.
— Euh, peut-être, oui, certainement. Mais en attendant on pourrait se voir quelque part
en ville, cela te tente-t-il ?
— Excellente idée.
— Et Teresa...
Jean s'enquit de Teresa. C'était pour elle qu'il était venu : car elle aurait pu se détruire,
se marier, s'ensevelir sous les cendres sociales sans qu'il en sût rien.
Y eut-il un silence au bout du fil ?
— Elle n'est pas à la maison en ce moment précis. Elle dîne chez des amis. Mais
attends... Nous pouvons aller au Griffin’s ce soir. Je lui téléphone de nous rejoindre làbas, ma sœur sera heureuse de te retrouver.
— Crois-tu ?
— Ah ! Ah ! Tu joues les sceptiques à présent ! Mais assez blagué : disons, rendezvous à onze heures ce soir au Club...
Le téléphone est raccroché. Le silence... Insupportable. Jean avale d'un trait son verre
de whisky. Grimace. Le whisky pur lui brûle toujours la gorge. Signe de jeunesse... Ah
la jeunesse : il aura passé son temps à la regarder passer pour mieux la regretter.
Mais il n'avait rien à regretter. C'est ce manque même qu'il regrette. Il hurle en plein
vide sa voix qui lui échappe.
Jean se ressert un verre de whisky qu'il boit comme le précédent. Tourner le bouton
de la télévision. On. Contrast. Volume. Il s'absorbe cinq minutes dans la
retransmission d'une course de chevaux. Off. Aucun intérêt. Le Massage Boy qui
secoue le lit pour défatiguer : mettre un franc ! Excédé, Jean gagne à grandes
enjambées la salle de bains, s'asperge le visage d'eau glacée, dissiper le brouillard, ce
brouillard qui maintenant ne le lâche plus. Il rajuste sa cravate et sort sans prendre son
pardessus.
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Je marche dans les débris de parade de la Saint-Jean-Baptiste 1972, non : 1971.
Pauvre Saint-Jean-Baptiste en vérité, rassemblement d'un peuple de squatters auquel
on interdit le centre-ville. No mob downtown, il nous reste la zone. La balade des
banlieues. Je marche au sein de cette fraternité populaire redécouverte. Devant moi
Michel Chartrand avance d'un pas décidé, sans se retourner. Ce Michel Chartrand qui
n'est rien d'autre que l'artisan indéfectible du Québec à la mort, à la vie. Quelques
semaines auparavant nous mangions ensemble et il m'expliquait la révolution au Chili :
— La démocratie parlementaire sans liberté de l'information, c'est un droit sans
pouvoir. Tu comprends, c'est un peu comme si on te mettait tout nu sans argent
devant une putain ! À Santiago la radio était contrôlée par l'université, professeurs et
étudiants, ensemble, hein, ça te donne un medium un peu fort ça !
Je marche, me dilate et m'agrandis sur le Champ-de-Mars avec la foule souveraine et :
prendre possession de notre ville barrée. Ma vie sautille sur le globe terrestre entre
Santiago où Teresa est née, Montréal où Teresa et moi avons vécu notre enfance
réunie, Genève où Teresa m'échappe, Montréal de nouveau, magnifiée par mon
actualité subversive... Il est neuf heures. Jean débouche dans le parc des Bastions. La
promenade à pied a fait du bien à mon personnage... Le mot tinte faux. Il n'est pas
mon héros : c'est mon passé que j'essaie de porter à la force de mes bras jusqu'au
terme prévisible de ce geste trop longtemps remis : l'épilogue. Jean arrive dans la
clarté de ma conscience. Il se heurte aux murs imprévus d'un Café Landolt
préfabriqué. On a changé de place le Landolt ! Même les maisons se débinent. Tant
pis, l'enseigne lumineuse brille devant les arbres et les grilles du parc. La confusion
des derniers mois, M. Müller directeur, Londres et la fuite, tout disparaît. Un monde de
sensations renaît de son catafalque forcé. Jean entre dans la brasserie dominée par la
masse voisine de l'université. Même changement d'atmosphère, même clignement des
yeux... Mais relisez donc le début de ce roman : s'avancer avec prudence, ne pas être
surpris par la chaleur, la congestion attablée, repérer un visage ami. Bien qu'il en
refuse l'évidence avec la dernière énergie, tous les gestes de Jean depuis une
semaine tendent vers ce but : essayer de se raccrocher à quelque forme humaine
exhumée du passé. Telle est la seule raison d'être de Genève sous ma plume. Car j'y
crois de moins en moins. Genève a fondu dans l'inexistence des souvenirs égoïstes.
On vient de libérer Michel Chartrand de sa cellule et nous discutons à cette table de
cafeteria, nous sommes à Halifax, entourés d'une masse indifférente, anglaise. Don’t
forget the Comitee meeting, tonight... Pas de risques. Il s'y rendra et parlera du
gangster Pierre Laporte, exécuté par le F.L.Q., les héros du Québec en révolte... Je
reviens toujours au mot héros. À tort. Il n'y a pas de héros sinon dans les westerns
américains. Ceux qui tuent les criminels sont des hommes de devoir. Il faut respecter
la légitimité de l'Histoire. Jean est assis à la table de Dupont qui déclare :
— L'avenir est à l'œuf !
— Il avait bu, comme tout le monde ici. Tony est là qui persévère à remplir son rôle de
séducteur émérite, Anne qui s'est levée pour embrasser Jean, l'inévitable Rodolphe
qui marmonne des choses comme : avec tous ces étrangers, on n'est plus chez
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nous... Jean est assis au milieu de cette ronde de l'amitié qui lui sourit. Et bien
davantage encore. Les silhouettes assemblées autour de grandes chopes de bière
diffusèrent soudain leur intimité à travers toute la salle. Jean salua leurs ombres. D'une
table voisine, d'autres interjections signalèrent d'autres reconnaissances : les
Valaisans regroupés autour de leur fendant si prompt à tourner la tête... Jean dut aller
distribuer d'autres poignées de mains, répondre à des questions, quelques mots
contradictoires. Sens oublié. Plus loin encore, les étudiants en uniformes de Zofingue,
portant couleurs. Il fallut trinquer avec la tablée.
L'ivresse est totale. Quand Jean revient s'asseoir entre Antoine et Anne, il retrouve le
bavardage interrompu la veille... As-tu vu Brigitte ce soir ?... À propos je t'ai emprunté
le polycopié d'économie politique, te l'ramène demain... Eh, dites, si on allait à la
Cloche, ça pue la frite ici... Tiens, Piaget est absent cette semaine, y a pas cours
demain matin... Ces mille broutilles qu'on échange quand on se voit tous les jours et
que l'on est bien, ensemble, épaule contre épaule, gonflé d'une grosse émotion bien
animale. Encore de la bière. Jean se fout de l'esprit et de l'élégance. Il se contente
d'être la blague qu'il raconte, le verre qu'il boit, le rire qu'il projette dans l'air expiré,
inspiré.
... Antoine est donc de retour à Genève. Il était parti en France achever un diplôme de
Sciences Po tandis que Jean vagabondait en Afrique. Aujourd'hui le contact
fonctionnait, à nouveau : Tony c'était le Ponte-Vecchio, les jours de maigre qui n'en
finissaient pas, les nuits de fuite folle... Puis tandis que l'aube morose blanchissait les
maisons blêmes de la ville, ils se rendaient bras sous le bras au buffet de la gare
prendre un énorme sandwich avec beaucoup de fromage et de moutarde. Et là, les
matins de grâce, Tony déclamait soudain un poème échevelé à la grande stupeur des
autres consommateurs — ceux qui se réveillaient. Copyrights Tristan Tzara 1923. Ils
éclataient de rire et s'élançaient à nouveau dans la rue. Puis ils traversaient le pont du
Mont-Blanc en évitant de provoquer le fleuve glauque qui semblait si plein de vertige.
Frissons qui les saisissaient à la moelle des os. Ils n'étaient pas si loin du PonteFiasco ! Tony et Jean, c'était avant tout une attitude devant la vie...
— Oh Felice ! Pour moi ce sera une bière, une grande. Et n'oublie pas de demander
aux autres ce qu'ils prennent : c'est ma tournée !
-- Jean ! Qué sorpriss, comment tou vas ?
Felice est sans doute le plus vieux garçon du Landolt, il résume la vie du café avec
ses vagues de popularité toujours suivies de reflux contraires. C'est le témoin pris de
boisson de la faune cosmopolite de la vieille brasserie où jadis Trotski corrigeait les
épreuves de l'Iskra. Retour au passé : survolons Octobre 1917 et attachons-nous à cet
homme penché méticuleusement sur les écrits de l'antérévolution qui seuls doivent
accaparer nos volontés. La mémoire du Landolt ne devrait servir qu'à préparer les
combats à venir du Québec enfin libéré quand je ne vois que mon ivresse à la dérive
circulant à nouveau sur la table. Trotski, Felice, les noms se mêlent. Après la première
heure des retrouvailles, le temps des effusions exaltées, Jean sent revenir, parderrière la nuque, son éternelle lourdeur de mollusque. La table sur laquelle Trotski
avait gravé l'étoile symbolique de la Russie nouvelle a été soldée aux États-Unis, le cri
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triomphant des soviets partout s'enfonce dans la glaise. Poids infini de déjà-vu et de
déjà-connu. Et Jean ne veut pas laisser remonter la marée des derniers mois. Il tente
de lutter. En crânant. Il le fallait.
— ... tu te souviens du jour où Staro a sorti sa tirade sur Ramuz... et puis Olga tu sais,
la fille du troisième... rappelle-toi... le jour... Jean, on était beurrés... tu te souviens... te
souviens-tu...
Les mots s'amollissent sous ma plume, ce qui était fatal. Trop longtemps j'ai maintenu
en vie ces spectres délayés à l'alcool. Je ne parviens plus à oublier que je suis assis à
ma table de travail sur la célèbre Saint-Denis, à Montréal, et qu'il pleut, et que notre
fête nationale est à l'eau, ce qui est bien normal d'ailleurs. Que fait Jean au milieu de
ce tableau minable ? J'ai cru éteindre l'angoisse avec cette résurgence artificielle d'un
certain vécu. Mais de quelle angoisse s'agit-il ? L'angoisse de Jean, ou la mienne ?
Existe-t-il une commune mesure entre ce garçon qui écrit devant le miroir symbolique
de l'hôtel Intercontinental et moi ? J'admets reconnaître cette panique qui balaie tout
mon être par grandes rafales glacées. Au fur et à mesure que les visages se
racornissent, la brasserie se rapetisse et le passé s'engloutit dans l'insignifiance, mon
écriture se retrouve seule et unique lieu de ma réalité dichotomique. Je ne crois plus
en Jean. Sa peur et la mienne ne font qu'une et même chose. La chose en soi. La
peur qui lui retournait les viscères lorsqu'il liquida sa voiture (l'acte décisif qui avait
procuré l'argent qui gonflait la poche intérieure de sa veste, un revolver dans l'autre), la
peur qui l'avait poussé vers l'avion à Heathrow, la peur qui lui avait fait tout plaquer, à
Londres épuisée... J'écris la mort de ce récit mal construit et qui n'est autre que mes
souvenirs dialogués. La syntaxe du français se déglingue dans ma tête. Cette fiction
fonctionne à vide. Jean Drainville ne fait plus illusion à personne, pas même à Antoine
de Vranges qui existe lui, avec son diplôme et son boulot à la traîne, Antoine qui lit
dans le regard de Brigitte qu'elle le suivra ce soir au coucher...
— Mais que fais-tu Jean, tu pars ?
— Il faut que je voie quelqu'un, quelque part.
Ton désenchanté : il n'y a rien de vrai ici. Jean a l'impression qu'on lui demande de
rappeler demain, peut-être même était-ce une invitation à déjeuner, le lendemain. Mais
la réalité de Jean exclut cet avenir temporel.
Jean est une fois de plus dans la rue. Il marche à grands pas vers la Vieille Ville à la
recherche de Teresa et des moyens de la vie. Il appartient à la rue, aux bâtisses
bourgeoises qui en délimitent le tracé... Jean s'inscrit dans la rue Colladon à la croisée
de la rue Piachaud qui hurle : le temps est détraqué ! Les mots de Hamlet se
propagent dans les eaux mortes du Léman à la vitesse exacte calculée par le célèbre
physicien suisse. Axiomatique déductive. Jean suffoque, étouffé.
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Il n'est toujours pas onze heures. Par habitude Jean décide d'entrer dans le premier
bistrot venu. Il ouvre la porte du Consulat et s'approche du bar. Le patron n'a pas
changé :
— Jean : toujours la même chose ?
— Comme toujours Roger, comme toujours.
Nouveau bock de Cardinal.
— Alors tu es de retour parmi nous ?
— Non mon vieux, juste de passage, et encore pas pour longtemps.
— Dommage, on aurait pas mal de choses à te raconter... Mais as-tu vu qui est assis
là-bas, dans le coin ?
— Reynald ! s'exclame Jean. Quelle chance !
À moitié masqué par un fatras de livres et de verres vides : Reynald, les moustaches
hérissées. Il achève d'écrire, à grands coups de stylobille qu'il jette violemment, le voilà
qui se redresse et s'adosse contre le mur.
— Je croyais que tu ne reviendrais plus, finit-il par prononcer.
— Mais je n'ai jamais quitté Genève.
— Oui, bien sûr : les voyages n'existent pas : on fait du surplace et c'est tout.
Ils s'assirent en silence.
— Tu arrives à point, lança Reynald (il ne pouvait se manifester qu'ainsi, en lançant,
crachant, attaquant...). Je suis en train de rédiger une préface pour les Petits Écrits de
Max Stirner que s'apprête à publier L'Âge d'Homme... Le Maspero suisse, en quelque
sorte.
— Les Éditions Maspero ? Tu vires à gauche maintenant. C'est bien la dernière chose
à laquelle j'aurais pensé.
— Je suis devenu très anarchiste, ultragauchiste. La question sociale m'occupe avant
tout. D'ailleurs ma position politique est parfaitement normale. Objectivement je fais
partie du prolétariat...
— Ta famille ne t'envoie plus d'argent ?
— Non. Je te dis que je suis un ouvrier intellectuel, je fais partie du prolétariat
intellectuel. Le seul diplôme qui m'ait servi jusqu'à présent est mon permis de
conduire ! Je suis chauffeur de femmes... Merveilleuse contradiction. Moi qui pour des
Jean-Guy Rens
190
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
raisons de santé publique combats la voiture, à cause de sa pollution, et qui m'oppose
à la femme pour des raisons d'ordre ontologique : je suis acculé à être chauffeur pour
dames... Pour vivre !
— Quand même, tu as un diplôme...
— Ma thèse de philosophie ? La Hollande ne veut pas de philosophie : du business,
seulement ! Les Hollandais ne veulent pas de mon diplôme et les Suisses ne veulent
pas de moi... Je suis un étranger : ils me refusent le permis de travail, le permis de
séjour, le permis d'établissement... Les Suisses ont pris mon argent tant que j'en avais
et maintenant que je n'en ai plus ils me foutent à la porte.
— Tu as des relations, d'insister Jean. Essaie de les faire jouer.
— Des relations ! Mes relations s'arrêtent devant le vol commis par mon banquier,
mon régisseur ou mon épicier et qui se chiffre à des centaines de milliers de francs.
Jamais je ne mendierai une faveur à ces gens-là. Depuis mon doctorat, je suis devenu
un spécialiste de Bakounine... Et puis non : je ne suis pas gauchiste ! Je hais le
gauchisme, ce luxe que la bourgeoisie en mal d'idéal peut se payer, car elle sait
pertinemment qu'un fils de bourgeois n'attaquera jamais son propre héritage, mais
l'Héritage en général, c'est-à-dire que le gauchisme n'attaque rien du tout... Au fond je
suis libertaire. Je refuse de jouer.
Il cesse de parler. Jean ne souffle mot. Le Consulat était surtout fréquenté par des
étudiants allemands — leurs chants. Roger vient leur apporter d'autres bières.
Échanger quelques mots avec Reynald, avec Jean.
— Enfin, reprend le premier, ce bête travail (il montre du doigt les feuilles éparpillées
sur la table) m'a obligé à relire Feuerbach, les Bauer, Hegel, et puis surtout : Stirner.
Toujours le même choc.
Pour la première fois durant cette soirée, Jean est touché par quelque chose d'autre
que lui-même, il interrompt le processus autodestructeur qui le retire du monde. Jean
répond :
— C'est plus véridique que Marx parce qu'il n'y a plus aucune valeur collective, plus de
sentiments nobles, plus de camaraderie, plus de tendresse : la négation se fait pureté.
— Et plus que ça encore, bien plus : tout est si fort dans Stirner, énorme, démesuré...
Tiens, rappelle-toi le commencement : j'ai basé ma cause sur rien... Rien ! Parce qu'il
n'y a rien sur quoi bâtir quoi que ce soit à l'heure actuelle, pas plus au niveau individuel
qu'au niveau collectif. Tout est à terre.
— Et puis cet éclair : comment tout peut-il sortir de rien ? Comment la négation totale
peut-elle engendrer la synthèse totale ?
— Bien, très bien, c'est évident, la lumière n'éclaire que la lumière. La négation, si elle
est complète, n'engendrera rien sinon la répression totalitaire... Et puis je me fous des
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
idées. C'est justement cet écrasement particulier qui m'intéresse : celui-ci qui dit je ne
parviens pas à exister, pas n'importe qui, hein ? je parle de l'individu Reynald
Dehnen... De moi ! Eh bien il n'y aura aucune théorie qui me fera dire que je vis dans
une société relativement libre... on se réfère toujours au relatif dans ces cas, n'est-ce
pas ?... alors que je sens ma souffrance qui est atroce, absolue. Je le sais moi, qu'il n'y
a pas de société pire que cette usure progressive de tout ce qui vit, même les
poissons au fond de la mer sont en train de crever... Et puis toi, on te dit de sourire.
que t'as de la chance : mais ça se sent quand t'as mal dans ta tête, tu peux plus
chanter les valeurs re ! la ! tives ! de la démocratie bourgeoise au moment où tous tes
nerfs claquent dans ton cerveau... Voilà où se trouve la différence ! Et qu'on ne vienne
pas ajouter qu'il s'agit là, non pas du meilleur des mondes, mais du meilleur des
mondes possibles... Ah non ! Quand t'es aplati par terre, tu le sais bien que tu ne peux
pas descendre plus bas... Voilà, c'est à partir de cette base humiliée qu'il faut
recommencer le boulot : à partir de tous les écrasés de la terre, et quelle que soit la
motivation, toujours bourgeoise d'ailleurs, de cet écrasement physiologique, sexuel,
mental, n'importe quoi... Parce qu'on dira toujours que t'es un révolutionnaire
bourgeois, la bourgeoisie elle recouvre tout, c'est merveilleux, elle explique tout par les
dépressions économiques, sociales, psychologiques... géologiques s'il le faut ! Allez
au bureau de chômage mon vieux ! Allez chez le psychiatre mon petit ! C'est ça la
négativité sans transcendance, la dialectique sans synthèse... Puis si tu dis non, t'es
un inadapté. Bien oui, je suis un inadapté ! Il faut démarrer une action depuis la réalité
de cet individu qui ne parvient pas à exister. Les autres individus qui disent moi, aussi.
Sans se préoccuper des lourds fatras idéologiques, ces rebuts agonisants qui nous
assomment encore davantage... C'est ça qui est beau chez Stirner : le type sans job,
qui n'accepte pas de travailler dans le système, sans femme... évidemment sans
femme : il n'avait pas d'argent !... le type qui continue à écrire L'Unique dans sa
mansarde jusqu'à la négation totale qu'il atteint en vomissant son sang, mort...
Reynald s'était laissé gagner par une animation croissante, si bien qu'à la fin, le fil de
son discours était devenu difficilement compréhensible. Mais Jean connaissait bien ce
débit haché, ces phrases syncopées, ces sautes de logique. Leurs longs dialogues
d'antan... Lana que Reynald avait fini par connaître aussi bien que Jean, Lana avait dit
un soir :
— Il est si malheureux. Il faut que quelqu'un ait pitié de lui. Peut-être que ça lui ferait
du bien...
Heureusement que Reynald n'avait jamais appris ce jugement. Il aurait été capable de
battre Lana. Ou bien, qui sait ?
Agnès a épargné Montréal. L'ouragan s'est débandé devant les drapeaux fleurdelisés
et tricolores de notre 24 juin, déployés sous la vigilance policière des autorités
conjuguées au passé. Je persévère à écrire ma trahison tandis que la parade descend
la rue Saint-Denis qui scande... Ce n'est qu'un début, continuons le combat... le
Québec aux Québécois... continuons le combat... Je trahis et j'écris le récit de ma mort
genevoise. La mort de ce personnage abhorré, impuissant et faible, que j'ai nommé
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
Jean afin que personne ne s'y trompe. Car Jean marche à la mort, il faut que je me
débarrasse au plus tôt de ce personnage, que je réussisse ma fiction et consacre tout
mon effort à cette République du Québec à naître, République française et ancrée au
cœur de cette Amérique qui me passionne. Comme Jean je suis nord-américain,
seulement moi : je prétends vivre ! Je crois à ma vie totale et absolue, sans
défaillance, triomphante loin de toute écriture. J'exorcise, détruis et abolis. Jean a
raison : on ne vit que dans la totalité et pour la totalité. Sur les feuilles blanches, ma
dactylographie décidée trace les signes de ma vérité. Je marche côte à côte avec
Reynald dans la rue Saint-Léger, nous débouchons sur le Bourg-de-Four où la Cloche
attire toujours son même troupeau de pseudo-artistes beat, broke, in, hot & kool. Nous
continuons, je pense à Sélim qui pourrait bien se trouver là...
— Non, je n'ai pas vu Sélim depuis longtemps, réplique Reynald. Il habite Paris de
plus en plus. On ne le voit presque pas à Genève.
Les Armures. Jean tourne lentement une baguette de bois au bout de laquelle est
piqué un morceau de viande. La casserole de cuivre, emplie d'huile bouillante, chauffe
le visage moite de Jean. Le vin dans le verre est sombre, presque noir. Une fondue
bourguignonne accompagnée d'une bouteille de chambertin : voilà son menu préféré...
et au diable la gastronomie ! Pourtant Jean ne sent rien. Son gosier ne transmet
aucune sensation. Ses yeux fixent la courte flamme du réchaud à alcool. Immobiles. Il
ne réalise plus rien : le silence qui s'est abattu sur lui depuis un moment, le visage
brouillon de son ami... Brouillon ? La fumée d'une cigarette voisine, Jean cligne des
yeux et croise le regard posé sur lui de Reynald. De Reynald qui est toujours là. Ce
n'est plus l'éclair forcené de Stirner à l'assaut de la dialectique pascalienne de Hegel.
C'est un Reynald presque réconcilié avec la société, un Reynald qui abandonne pour
un temps ses tumultes apocalyptiques pour se pencher avec maladresse — et
timidité ? — sur quelqu'un d'autre que lui-même (ce que Jean lui avait tant reproché
par le passé).
— Mais... Tu pleures ?
Quelle naïveté ! Jean faillit sourire. Il semble hésiter un instant, mais se contente de
répondre :
— Non, non, c'est seulement la fumée.
— De la fumée... Ah, bon. Parce que tu n'as pas touché à ton verre. Pourtant c'est du
chambertin, tu sais : le vin de Napoléon... Chaque fois que tu commandais une
bouteille tu nous cassais les oreilles avec ton Napoléon. Il fallait boire à la santé de
l'Empereur, gueuler contre les Anglais, ah ce qu'on a pu chier sur la reine
d'Angleterre... Et quand les verres étaient vides, c'était : pauvre Napoléon !
À ce moment Jean se lève brusquement, bouscule les tables voisines, ramasse la
bouteille presque pleine. Il marque un temps d'arrêt, comme s'il se recueillait, se
ressouvenait, peut-être simplement pour reprendre son souffle, puis, d'un geste
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
nerveux, porte la bouteille à ses lèvres. Le vin coule bruyamment dans sa gorge.
Dans la salle les gens remarquent stupéfaits le spectacle. Impensable dans un
restaurant de l'honnête société genevoise. Des réflexions autorisées commencent à
fuser de toutes parts. C'est honteux ! Mais il est ivre ! C'est un fou ! On devrait
interdire... Alerté, un garçon s'empresse avec diligence vers le lieu du scandale.
— Pauv' Napoléon !
La bouteille vide roule sur la table en brisant verres et assiettes tandis que Jean essaie
de se rasseoir. Reynald, qui a retenu de justesse le récipient d'huile bouillante et
repoussé un consommateur indigné qui voulait corriger le jeune voyou, négocie avec
le serveur une évacuation rapide du restaurant :
— Non, surtout pas la police ! Dites-moi combien je vous dois. Je paie tout et je
l'emmène.
— Allons mon vieux, ça ne vaut pas la peine de discuter : ce sont des trouillards. C'est
eux qui ont peur, balbutie Jean en s'essuyant les lèvres.
Le client repoussé par Reynald et qui était resté debout derrière le garçon, manque de
s'étrangler :
— Jeu-jeune blanc-bec, je vais vous corriger !
D'autres serveurs surviennent pour calmer l'homme qui se fait menaçant. Jean exhibe
sa liasse de billets de cent francs, en jette deux sur la nappe souillée, écarte un
groupe de curieux, cogne dans les dents du porte-parole autorisé : les phalanges
repliées en saillie, son poing heurte à la bouche l'homme qui sourit de tout son sang,
les dents éclatées. Scène en accéléré. Les gens ont mal vu. Jean disparaît invisible.
Toute cette force mauvaise qu'il a mise dans sa main. Du sang qui gicle, le plus
possible.
Reynald règle son pas sur celui de Jean, essoufflé. Il a dû se dégager des gens qui
voulaient le retenir après le départ de son compagnon. Courir. À présent Reynald
comprend ce qui se passe : ce retour à Genève, la marche à travers la ville, frénésie
de tout vivre. Il se demande comment entamer un dialogue, il n'a pas l'habitude. En
passant du côté du Navy's il prend le bras de Jean :
— Un verre ?
Ironie surprise :
— Tu trouves que je n'ai pas assez bu ! Puis très vite, Jean rajoute :
— Je te remercie de ne pas penser que je sois ivre, de ne pas chercher des raisons à
tout ça, aussi. Je suis désolé pour cet incident : t'es bien, tu sais… Je voulais te le
dire... Enfin, allons le prendre ce verre !
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
***
Le bar est plein. La barmaid n'a pas reconnu Jean. Pourtant il est venu souvent
achever au Navy's une randonnée solitaire. C'est égal : il est content de s'imbiber de
l'atmosphère d'autrefois... Il avalait d'un trait d'accélérateur la distance qui le séparait
de Megève, La Clusaz, Avoriaz : je sais parfaitement que le mot d'autrefois tient dans
l'épaisseur du livre que je récris à bout portant dans le souffle fétide de Montréal, le
gloussement monotone des sirènes de police dans mon dos, mon espoir tourné vers
ce 24 juin de la Libération, devant... Je ne peux pas achever cette entreprise littéraire
à laquelle je ne crois plus, ces lignes qui ont traîné dans mes valises de Genève à
Cambridge, de Paris à Antigonish et de Khartoum à Montréal... Qui connaît la voie
ferrée Abou Hammed-Karima ? Le Nil maigre et fangeux qui se traîne dans mon
imagination fiévreuse ? La forme romanesque se désintègre dans les rouages
mécaniques de ma vie telle que je l'arrache au monde. Que m'est Jean s'il n'a pas eu
le courage de conquérir Teresa ? Sans femme l'homme perd contact avec les choses
pour voler se perdre dans les nuages de la métaphysique nihiliste. C'est ce qui est
arrivé à Jean, héros de roman.
— As-tu revu Lana ? demanda Reynald.
Cette interrogation fit sursauter Jean. Il eut l'impression que l'autre avait répété
plusieurs fois cette phrase avant qu'elle ne lui parvienne.
— Lana ? Non.
Sa voix était sèche.
— Je croyais que tu venais pour la revoir.
— Mais quelle importance cela a-t-il maintenant ? fit Jean évasivement.
-- C'est précisément ce que je voudrais savoir, répondit Reynald avec netteté.
Jean se sentit à nouveau submergé par une profonde nausée. Sentiment tentaculaire
et gluant qui l'empoignait par la nuque et les épaules. Qui l'attirait vers le bas. Tout est
vain, soufflait l'Ecclésiaste. Était-ce l'alcool, la fatigue, l'univers ? Tout à la fois sans
doute. Il fallait encore plus d'alcool, beaucoup d'alcool, partout, dans les verres, dans
l'esprit, dans les veines, un océan d'alcool dans lequel se dissoudre et s'absoudre une
fois pour toutes...
— L'aimes-tu encore ? hurlait Reynald dans le tympan de Jean.
— À quoi bon ? Est-ce que je sais moi ? Lana aujourd'hui, ce n'est plus qu'une idée.
Une image tout au mieux. Pourquoi en parler ? Il est trop tard maintenant.
Jean-Guy Rens
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Épilogue : ici, on achève…
— Non : je veux que tu la revoies. Tu as dit : une image. Eh bien, regarde-là cette
image. Lana est au Griffin’s Club ce soir. Je t'y emmène de force.
— Pourquoi ?
— Parce qu'elle n'est même plus jolie. Par contre elle est encore visible. Alors nous
allons détruire cette image. Elle n'a pas voulu de toi à l'époque, t'en souviens-tu... À
présent elle est aussi seule que toi. Pour une femme de vingt-sept ans, sans fiancé,
sans mari, c'est plutôt catastrophique. En d'autres mots, c'est elle qui est à plaindre...
Houf ! quand même pas trop : je parle en termes bourgeois... C'est un exemple, et
dieu sait que c'est rare, de la justice immanente. Elle n'a pas voulu de toi, eh bien la
vie ne veut pas d'elle !
— Je ne cherche pas à me venger, elle n'était pas responsable : je ne l'ai jamais
aimée. C'était grotesque. J'ai aimé une image de femme que je déposais sur elle, mais
elle, je ne la voyais pas. Elle a eu raison de m'ignorer : où cela pouvait-il mener ?
— Une femme au début, c'est toujours un rêve.
— Mais je n'avais rien à faire avec elle, je ne pouvais lui ouvrir aucun horizon, même
pour moi j'en étais incapable.
— Tu n'en parlais pas comme ça, avant.
— Évidemment, j'étais aveugle.
— Tu parlais d'elle, tu souffrais d'elle, tu vivais d'elle !
(Il avait donc tout observé, pensa Jean. Au fond j'ai toujours été aveugle, j'ai toujours
fermé les yeux sur les autres. Je me suis mépris sur Reynald comme sur le monde,
c'était moi l'égoïste, le borné, c'était moi qui refusais les gens, pas lui. C'est mon
dédain que l'on me renvoie. Ils ont bien fait de m'oublier.)
— Mais maintenant, insistait Reynald, où vas-tu ? Tu iras au Griffin’s...
— Je ne sais pas.
Tu as sûrement une idée ?
Hésitation, brève.
— Oui, je vais voir Teresa au Griffin’s Club.
Jean et Reynald descendaient lentement vers les Rues Basses. Autour des cinémas,
l'air était remué d'effervescence. Tout un petit peuple de travailleurs italiens et
espagnols commentait avec force gestes les films qu'il venait de voir. On n'aimait pas
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
ces étrangers à Genève, mais qui les aurait aimés ? Sans argent, pas même beaux (ils
sont si petits, leurs jambes sont arquées !), sans femmes, ils étaient ignorés des
Genevois.
Les deux promeneurs traversèrent cette marée sud-européenne sans rien voir et sans
rien entendre. Jean était surtout attentif à ne pas faire de faux pas. Les différentes
boissons ingurgitées durant la soirée commençaient à provoquer un effet désastreux.
Sa tête se balançait d'un bord à l'autre de la rue pour aller se blesser contre les vitrines
des grands magasins dans un bruit de cristal fêlé.
Tu fais bien, s'écria Reynald à un moment. Va rejoindre Teresa, parle-lui, invite-la
surtout : ne la lâche pas. Lana est morte depuis longtemps, il n'y a que Teresa qui ait
jamais compté pour toi.
— Pas du tout : j'ai aimé Lana !
— Tu as cru l'aimer
— C'est bien pire. Toute ma vie j'ai couru derrière des masques qui ne cachaient rien.
Non seulement je me suis trompé mais j'ai trompé Teresa, et sous ses yeux... Aimer
Lana !
— Mais quand tu as quitté Genève, tu ne pensais plus du tout à Lana, c'était fini...
— Je ne sais pas, protestait pâteusement Jean. Puisque je te dis que cela n'a plus
aucune importance.
— Teresa...
Les noms de Lana et de Teresa revenaient inévitablement dans le vacuum de la nuit
genevoise. Jean n'avait pas quitté Londres pour retomber dans ce brouillage. Il ne
pensait plus rien, il ne voulait plus rien.
— Nous sommes monothéistes. On n'aime qu'une seule femme vraiment dans une vie
d'homme.
— Puisque je me tue à te dire que c'est fini, répétait Jean. Et c'est toujours fini. Qui
parle de Lana après tout ? Je suis parti, je me suis désinvesti de cette vie falsifiée.
Pourquoi essaies-tu de me réduire au passé ? Il ne signifie plus rien.
— Tu as raison, parlons d'autres choses... J'ai vu ta signature dans La Revue de
Belles-Lettres. Tu écris maintenant...
— Adieu.
Perplexe, Reynald essaya de scruter Jean, la masse irréductible du visage. Il
remarqua les traits détendus par l'alcool, la drogue, déjà alourdis par places. Il réfléchit
un moment, puis demanda doucement :
Jean-Guy Rens
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Épilogue : ici, on achève…
— Dis, cette nuit, passe encore chez moi avant d'aller te coucher.
— À quoi bon ?
— Il faut que tu viennes, insista Reynald.
— Peut-être... Je verrai.
Jean était si pitoyable en disant cela que Reynald se fit plus pressant, presque
autoritaire :
— Non, promets-moi de venir !
Okay, ça va, murmura Jean en s'éloignant déjà emporté par la distance.
La progression topologique de Jean s'enferme dans un cercle cerné par l'aiguille des
minutes qui ronge le cadran, le parcourt puis l'anéantit. Lana est au Griffin’s Club,
Teresa aussi. Confrontation idéale : les deux faces d'un même mensonge se
rejoignent pour témoigner de l'imposture de Jean. L'impuissance me cloue au néant et
j'interromps un instant mon avancée dactylographique, les doigts en suspens sur le
clavier pour fixer d'un œil neutre ma fenêtre ouverte sur la galerie d'en face et que
balaie la queue de l'ouragan Agnès. Dans mon dos la climatologie déréglée revêt de
science les taudis effondrés de Philadelphie. Télévision rémanente. Je contemple le
rectangle de misère, la galerie du Bien-Être affaissée sur les chars usagés, rouillés, et
j'écris de plus en plus lentement, je me retrouve entier dans ce regard montréalais et
j'ai du mal à progresser en écriture. Pourtant je m'accroche à ce regard faussé, à ce
regard qui ne saurait qu'être tronqué, pour lui faire avouer le panneau vitré du
Mövenpick devant lequel je tombe en arrêt. Quelques filles bavardent que je reconnais
dans la buée des respirations. Jean hésite. Son regard lui est renvoyé de plusieurs
points à la fois. Jean esquisse un sourire de connivence, presque touché par cette
marque de solidarité. Mais aussitôt il prend conscience de son aspect étrange, la
solitude chancelante, son anormalité monstrueuse sur le trottoir. C'est ça que les
autres regardent en souriant. Le regard des choses. Le monde se referme sur ces
yeux de pierre. Depuis mon enfance j'ai appris à redouter les gens rencontrés sur mon
chemin, ces yeux étrangers qui remettent tout en cause. Un regard c'est une menace,
toujours. Jean n'ose pas entrer au Mövenpick — affronter. Il se demande s'il se rendra
au Griffin’s. Il pense revenir directement à l'hôtel, en finir sur-le-champ. Pourquoi
vouloir réanimer ce décor falot ? A-t-il vraiment cru que quelque chose ou quelqu'un
pourrait sortir de tout cela ? Non, aucun décor n'a d'importance. Rien ne sort que des
individus. Les choses ne sont rien. Jamais. Jean voit ça avec une lucidité extrême.
Pourtant il a voulu revenir à Genève.
— Salut Serge.
— Monsieur Drainville ! Un véritable revenant ! s'exclame avec emphase le maître
d'hôtel du Griffin’s.
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— Allons, allons, pas d'émotions vénales entre nous. Raconte-moi plutôt le Griffin’s ce
soir.
Et le maître d'hôtel de se lancer dans une vaste énumération débordante
d'enthousiasme :
— Ce soir nous avons l'orchestre des Wild Blacks, en direct de Californie, et puis aussi
Elsa Maria...
— Elsa Maria, qui est-ce ?
— Vous ne connaissez pas Elsa (Serge est désolé). C'est vrai que vous êtes parti
depuis si longtemps ! Elsa Maria est notre dernière invention, nous comptons la lancer
sur Paris bientôt. Le patron l'a ramenée de vacances. Direct du Cap : à moitié
indienne, à moitié portugaise, à moitié anglaise...
— Eh mais je suis débordé de moitiés, proteste Jean en riant. Elle est si grosse que ça
votre petite dernière ?
— Mais la voix monsieur Drainville, la voix : rien que pour cela, vous lui donneriez une
bonne douzaine de moitiés !
— D'accord, d'accord... Mais dis-moi, est-ce que Luis et Teresa sont déjà arrivés ?
— On peut dire que vous avez de la chance, Luis vient d'entrer il n'y a pas cinq
minutes...
Sans écouter davantage le bavardage intarissable du portier, Jean s'engouffre dans
l'escalier vers la salle de danse.
Le personnage qui pénètre ainsi au Griffin’s Club est bien différent de l'être qui titubait
il y a peu devant les vitres du Mövenpick. Jean n'a plus ce rythme de nageur à bout de
souffle que Reynald a quitté une heure plus tôt. La raison est tout simplement Antoine,
cette auto qui s'est arrêtée au bord du trottoir où il s'enfonçait dans le peu de réalité de
son existence. Le rattraper de justesse. L'emmener dans l'appartement de la Vieille
Ville redécouvert comme par hasard. Jean retrouve la salle de bains. Comme dans
son rêve. Il prend une douche et un verre d’Alka-Seltzer tandis qu'Antoine lui raconte
son nouveau métier, fonctionnaire plein de promesses, attaché à la Commission
Internationale de Lutte contre les Ennemis de la Culture. Il raconte à Jean comment on
peut vivre, perpétuer la fête étrange.
— Regarde ces meubles, ces murs, ces photographies, c'est toi, tu peux reprendre le
train en marche...
— Regarde Genève, tes amis, tu es des nôtres, la vie continue, le champagne t'attend
toujours au Casino de Divonne...
Jean-Guy Rens
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— Regarde cet argent qui coule entre mes doigts, tu peux en prendre autant que tu
veux, je te fais engager d'office à l'O.N.U., au C.I.C.R., n'importe où...
— Regarde ces femmes qui t'attendent...
La voix d'Antoine qui parle est la mienne, je la reconnais, celle de ma nostalgie
inénarrable qui m'attire vers les eaux indélébiles du Léman. Je suis incapable d'oublier
Genève dont la permanence défaite irrigue mes veines jusque dans mon retour
triomphal en terre nord-américaine... Qui parle de triomphe ? Mon écriture chevrotante
hésite et doute d'elle-même comme de mon intelligence crucifiée sur l'hystérèse
disparue de Maureen, une nuit, à Capon Spring, au sein des États-Unis. Car c'est bien
là que tout a commencé, dans cet abandon méprisable de la seule femme qui m'ait
aimé pour ce que je suis — un corps d'homme. Mon échec embrase les deux
continents. Ma terre natale est marquée au fer de l'échec. Genève est un mot qui
s'évanouit dans le relatif inféré de cette marche décomposée dans l'humus, ma peau
séparée de la peau de Maureen par ma volition défaillante, mon amour banni tous les
jours à chaque heure et dans une minute il y a tant de jours, tant d'années que j'ai
avalisées par ma démission. La minute du traître. Pourtant il y avait cette branche
d'arbre que je fixais dans le ciel en me répétant qu'il était impossible que cela ne soit
pas parce que le verbe être ne se conjugue que dans l'éternité hors toute syntaxe.
Blame it on the bossa nova, chantait la mode de l'époque (c'était une saison en bossa
nova et nous nous en contentions). 1963. La peau sombre de Maureen. Je ne me
souviens pas : j'incruste dans mon écriture imprimée nos deux corps étendus côte à
côte. Je revendique la folie qui martèle les siècles, le masque mortuaire de
Toutankhamon, le gisant théâtral de Giulietta Capeletti, l'interdiction absolue de la nonvie et du non-amour. La revendication totalitaire de l'espace et du temps.
Lorsque je laisse Antoine, l'étau chauffé au rouge qui enserre mon crâne s'est quelque
peu relâché. J'avance ligne après ligne vers cette rencontre avec Lana et Teresa qui
ne se déroule que dans mes phrases effilées. Serge passe sous ma machine à écrire
avec l'aisance des serviteurs de ce monde. Mon front est rafraîchi par la douche et
l'estomac apaisé par la médecine. Ce visage effronté avec lequel j'aime aborder la
richesse de ceux qui ont de l'argent. Sensation de légèreté. Je remonte la pente une
fois de plus qui mène vers mes amis et la vie. Luis assis devant une bouteille de
whisky, des inconnus, Lana.
— Que se passe-t-il ? Il n'y a pas de coca sur la table... Tu sais pourtant que je ne bois
que du mazout !
Luis se lève. J'embrasse Lana sans la reconnaître. Comment dire ? Elle a changé,
bien sûr, mais c'est plus que ça. Elle a bougé. Je ne sais comment décrire, il doit y
avoir un terme photographique pour expliquer ce phénomène. Deux, trois ans, ce n'est
pas grand-chose. Mais il ne reste rien de Lana pour qui Jean se serait jeté à l'eau sur
commande...
— Jean, pour me faire plaisir !
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La mort du coyote
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Lana s'est épaissie : mais l'expression est encore inadéquate, ce n'est pas encore ça.
Ses traits tirent vers le bas. La vieillesse ? Le lexique ne vient pas à mon secours, il
m'entraîne vers une facilité dont je ne veux pas. Je persiste à croire que Lana fut très
importante pour moi à un certain moment de ma vie que je considère comme achevée.
Abrégeons... J'accumule les mots et les sensations alors que je me penche sur Lana
pour poser mes lèvres sur sa peau. Ma main posée sur son épaule. Je suis fatigué
d'écrire ces petits détails, mille précisions, courons au plus pressé... Éclair : je sais ! Je
sens ! Lana arrive en vaincue ce soir au Griffin’s. Reynald a dit : même plus jolie. Mais
c'est autre chose. Il aura fallu ce bref contact charnel pour savoir que je peux en faire
ce que je veux. Ce n'est plus Jean qui est en quête de cette allusion qui était
précisément de paraître essentiellement changeante, insaisissable... Nietzsche,
souvenez-vous... Je maîtrise sa mobilité. Mon rêve s'arrête là, j'en suis convaincu à
présent. C'est Tony qui avait raison : d'ailleurs les Iraniennes vieillissent mal. Ma faute
fut d'avoir voulu la faire durer trop longtemps, jusqu'à la fatigue, la vieillesse. Lana est
morte. Mon seul regret est de ne pas l'avoir tuée plus tôt, elle s'est effondrée d'ellemême, sans que j'intervienne. Je constate, tout simplement. Dommage.
Luis disait :
— Je craignais de t'avoir manqué. Figure-toi que j'étais aussi en retard, j'avais été
retenu...
L'une des personnes attablées et qui semblait connaître Jean, interrompit Luis en
riant :
— Retenu : tu t'imagines ! Il refusait de quitter le Landolt, il trinquait avec tout le
monde !
— Tiens, tu étais au Landolt, s'exclama Jean avec intérêt.
— J'allais le dire, répliqua Luis. Je me suis arrêté là-bas cinq minutes avant de venir
au Griffin’s
— Et Anne, était-elle toujours au Landolt quand tu y es passé ?
— Oui, il y avait justement un tas de gens connus : toute l'équipe ! On a un peu
discuté.
— Et que racontaient-ils ? s'enquit Jean avec indifférence. Encore les mêmes
choses ?
Il ne perdait pas des yeux la piste de danse.
— Eh bien, ils parlaient de toi évidemment.
— Évidemment.
— Ça ne t'intéresse pas de savoir... commençait Luis lorsqu'il fut coupé par l'arrêt de
Jean-Guy Rens
201
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
la musique que délayait l'orchestre insipide.
Les couples refluèrent vers les tables encombrées de boissons, sacs à main et
briquets en or. La lumière mauve phosphorescente. Les filles jolies comme toutes les
gosses de riches... Cela subjuguait toujours Jean avec la même persuasion
impérieuse qui l'enlevait au monde réel : sa Compagnie de location de voitures, la voix
indolente de Sélim, sa petite chambre londonienne, le Melody Club : les poids n'étaient
pas égaux dans la balance. Il ne voyait que l'apparence enluminée par les cocktails
étincelants et les rires dégoulinants de perles rares, tout s'épanouissait et se perdait
dans l'instant sans cesse renouvelé, la fontaine lumineuse jaillissait au milieu de
myriades de gouttelettes irisées.
Cette nuit Jean ne participait pas à la cérémonie qui déroulait devant lui un rite
immuable. Il se contentait de subir son accomplissement magique, avec passion.
Essayant d'en retenir quelques pépites brillantes.
Souple, Lana vint se couler entre Luis et Jean. Elle avait l'air ravie de la présence de
Jean et le mit immédiatement au courant des multiples insignifiances de la vie
genevoise, avec tant d'enjouement et de grâce qu'on ne pouvait que se laisser bercer
par ce chatoiement de mots légers.
... et moi ? Khartoum, Cambridge, Londres : les heures que j'ai passées à compter les
numéros des voitures qui entraient, sortaient ? Et la Compagnie ? Ces heures où je
sentais la mort s'approprier de mon univers, s'avancer depuis l'horizon lointain
jusqu'au centre de mon cœur, lourde bête infirme, pieuvre géante dont le contact
effrayant révulsait les nerfs, mais la sensation n'en demeurait pas moins
omniprésente, filet tentaculaire refermé sur mon cerveau jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de
porte de sortie.
... machinalement Jean répéta la phrase :
— Il n'y a pas de porte de sortie !
Il le regretta aussitôt. N'avait-il pas tort, affreusement tort, d'étaler sa petite
médiocrité ? Ce n'était pas avec ce genre d'esprit qu'on soulève les foules. Être aimé !
Il se foutait de Lana. Mais n'y avait-il pas Teresa qui allait venir, incorruptible et pure ?
La voix de Jean prit une consonance plus terne. Il sentait un goût terreux lui envahir la
bouche. Il tenta encore de s'agripper à la conversation qui continuait à voler de lèvres
en lèvres. Mais son esprit se faisait fangeux : il y avait Londres partout en lui. Il se vit
glisser hors de tout ce qui pouvait intéresser ces gens-là, ne serait-ce que le temps
d'une parole, d'une idée. C'était l'Angleterre partout. Jean regarda Lana s'aplatir dans
l'espace pour se figer sur une pose photographique. Image que l'on feuillette au
hasard d'un album de souvenirs. Mais des mots persévéraient à naître de cette forme
rendue absurde. Des mots tout ronds, bien modulés, polis.
Jean-Guy Rens
202
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
... je suis écœuré par le comportement de Jean. Il devrait partir, s'enfuir, courir, à son
habitude. Je ne l'ai amené là, dans l'enceinte dorée du Griffin’s, qu'afin de le pousser
vers cet ultime renoncement. J'ai le goût de ces abandons furtifs sans gloire. Puisque
je suis incapable de modifier le monde de Jean par la contrainte et la violence, je me
réserve la possibilité de changer son univers par soustractions successives. Je parle
en connaissance de cause : je connais la recette ! Genève, la fac, New York, le Tec,
Maureen, la Compagnie : tout est vrai dans cette histoire. Chaque fois le monde se
rétrécissait. Chaque fois je trouvais le moyen de larguer quelque espoir ou promesse
de fortune. Jusqu'au soir de l'impasse aveugle où il ne reste plus rien à laisser tomber.
Je n'ai jamais pris de chances avec la vie. J'attendais que ça se défasse tout seul. Ita
diis placuit. Que les situations se transforment en fatalités. Il fallait que les décisions
deviennent opératoires en vertu d'une logique extérieure à ma volonté. Même Luis me
paraît douteux à présent. Toute notre amitié se métamorphose en gestes de bonne
éducation. Y a-t-il jamais eu quelque chose d'authentique derrière cela ? Je suis
incapable de répondre au nom de Jean.
— Allons, maintenant viens.
Luis parlait très doucement (pourquoi Jean ne s'enfuit-il pas ?). Luis a délaissé pour
l'occasion son ton emphatique et ironique : le code de la saga genevoise. Le code de
l'équipe. Une sorte de langage distinct qu'ils avaient tous adopté comme pour se
prémunir contre leur manque, leur insuffisance, c'est-à-dire par crainte d'eux-mêmes,
peut-être. Luis prend Jean par le bras et l'entraîne vers le bar (pourquoi Jean ne
s'enfuit-il donc pas ?).
— Un whisky ? propose Luis.
— Non merci, j’ai déjà trop bu ce soir. Jean allume une cigarette. Il pose sur le bar son
paquet de Gold Flake. Son snobisme.
— Je ne te demanderai pas quelle est l'heureuse providence qui nous vaut ta visite
impromptue...
— J'ai déjà entendu tant de fois cette question aujourd'hui, fait Jean avec lassitude.
— Ma sœur ne pourra sans doute pas venir ce soir...
Teresa maintenant... Décidément il fallait que Jean parte. Teresa = absence. Elle lui
faisait faux bond ce soir encore : Jean y vit un signe supplémentaire du destin. Il ne
raisonne pas. Il bute sur cette défection de la femme et ce soir Teresa résume toutes
les femmes que la vie a placées devant lui. Panneaux indicateurs. No exit. Jean refuse
de raisonner : il n'imaginait d'ouvertures dans le monde qu'à travers Teresa. Elle seule
demeurait hors d'atteinte de la critique toujours sur le qui-vive de l'intelligence
carnivore.
La phrase de Luis qui persévère :
— ... voici le mot qu'elle a laissé pour toi, elle m'a chargé de t'assurer qu'elle était
Jean-Guy Rens
203
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
réellement désolée.
Teresa : « J'apprends que tu es passé nous voir. En Suisse à nouveau : au pays des
gnomes. Je n'en attendais pas tant. Mais il est vrai qu'on revient toujours, n'est-ce
pas ? Puisque tu en es là, il faut que tu te présentes chez moi. Tu poseras toutes les
questions, je serai la réponse. À demain 11 heures, pour le brunch. P.S. Aimes-tu
toujours les tapas d'Espagne ? »
Les lettres moulées à l'encre bleue turquoise. Ce n'était pas Teresa. Un simple carton
griffonné... Dévaler au milieu des dunes de Cape Cod en boules de sable, plonger
dans l'eau froide, jaillir hors de l'océan éclaboussé... Teresa n'existe pas. Jean n'existe
pas. On ne vit que réunis. Je sais qu'il n'y a que moi qui écris sur le vernis du bureau
de l'Intercontinental, sur le coin du bar du Griffin’s, sur ma table de Montréal, moi qui
écris toujours dans la fiction abominable de ma détresse intangible. Je n'entame pas la
réalité. Mon écriture se désagrège au rythme de mes doigts tâtonnants sur le clavier
d'une Underwood d'occasion. Drummond Burgess m'appelle au sujet de cette affaire
de guérilla urbaine qui nous intéresse tous deux. L'heure est passée d'écrire même
pour dire des vérités qui seront par définition individuelles, c'est-à-dire ne seront que
mensongères, le temps est venu de l'action collective. La lutte de libération du Québec
est en cours, désormais le langage qui s'impose est celui des bombes, des ruptures et
de ce qui s'ensuit. En choisissant le Québec j'ai choisi la liberté. Ô paradoxes de
l'Histoire ! Nous sommes entrés dans la phase du terrorisme, c'est une guerre sans
merci qui s'engage contre la Mort et nous montons en ligne aux côtés des Chicanos,
nègres et autres vaincus de l'Amérique. Entre la société et nous il n'y a plus de rapport
sinon la violence.
... mais c'est toujours moi qui articule ces phrases en toute bonne foi. C'est toujours
moi qui écris dans la médiateté abominée de la syntaxe et du papier. Tout ce qui en
moi est sang et chair appelle l'immédiateté physique du combat, et ce combat je le
veux total c'est-à-dire meurtrier. L'une des propositions devra y rester, je me refuse à
élaborer un dualisme savant selon les règles éprouvées de la dialectique historique, je
nie toute transcendance, je fais du rase-mottes instantané : l'ordre établi ou moi, pas
de synthèse.
Il y a la ville qui frémit autour de moi avec ses Toronto Dominion Bank, ses General
Motors Factory, ses Royal Bank of Canada, les néons qui dessinent les tornades
blanches d'Ajax, les p'tites pas possibles de Toyota, les bières bleues de John Laban,
la verroterie de Morgans dans l'atrocité de la nuit occidentale... Et puis la Bell-Canada
qui résonne dans mes oreilles malgré les factures de téléphones impayées... Il y a le
monde, là, d'un bord, et puis moi, de l'autre, qui évoque mes souvenirs, les sinuosités
filandreuses qu'il a fallu suivre pas à pas et mot à mot depuis les pentes mégevannes
du baron de Rothschild jusque dans l'est écrasé de la métropole montréalaise où parle
la révolution grondante de Michel Chartrand.
J'épilogue. Jean ne m'intéresse plus, Luis non plus. Je veux que dorénavant mes
pensées soient de sang ou ne soient que néant. Bon, Jean a choisi le néant. D'ailleurs,
Jean-Guy Rens
204
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
depuis quelques instants, les phrases que prononce Luis, au bar du Griffin’s Club, à
Genève, ne viennent que du désert, ne véhiculent que le désert, appartiennent au
désert...
— One of my friend was saying, you know, life goes up and down. And it's always
around 20 that you reach the bottom, the very bottom of the night. Later on, the
electrocardiogram tends to smooth down.
Jean a tressailli. Il a donc entendu, malgré lui, malgré moi... Luis avait parlé anglais.
Tout naturellement c'était la langue de leur jeunesse qui s'était imposée, qui revenait
rétablir la communication. Leur passé commun. Les grandes vacances du lac Magog,
certain été, il y a longtemps, longtemps. Je ne me souviens plus... Oh oui, je sais :
c'était la première fois que nous partions en compagnie de Teresa. Un autre monde
qui abolissait la décomposition européenne.
— Pourquoi dis-tu cela ? répondit Jean. Puis se ravisant, presque timidement :
— Ai-je donc l'air si mal ?
— Je ne pensais pas à ton air. Tu connais mon opinion sur la psychologie, ça n'a
jamais été mon fort. J'ai simplement rencontré Anne tout à l'heure qui m'a raconté la
manière dont tu as disparu du Landolt...
Jean retomba. Il passait sans relâche de la plénitude la plus extatique à l'épuisement
total, sans transition. Ses nerfs enregistraient tout avec la minutie des séismographes
qui auscultent en permanence les plus infimes mouvements telluriques du globe. Il
oscillait d'un extrême à l'autre en surmultipliée.
Luis au loin :
— Je voulais seulement savoir si tu n'avais pas d'ennuis spéciaux.
— Des ennuis, persifla Jean. Ce serait si facile hein, si j'avais des ennuis !
— Je voudrais te faire comprendre, reprit Luis sans s'émouvoir, que ce sont des états
passagers. Il y a quelque chose de mécanique dans l'homme qui le retire de l'abîme
pour le faire remonter, et chaque remontée semble moins longue, devient moins
longue.
— Toi, tu es un croyant. Dieu, la médecine, tu crois en un tas de choses. Même la
mécanique !
— Non, je ne plaisante pas, je parle de faits biologiques, de forces qui existent. Tu ne
peux pas tout nier, tu ne peux pas renier ta force de négation, tu ne peux pas
contester ton évidence physiologique...
— Je ne nie rien, répondit Jean précipitamment.
Jean-Guy Rens
205
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
Luis le regarda avec incertitude. Il s'était produit un choc au fond de la fosse
clignotante où les coyotes du Griffin’s se poursuivaient en rondes fiévreuses à la quête
de viande morte. Les paroles de Luis avaient atteint une cible. Au milieu de ce trouble
pouvait naître un repère. Il y avait aussi les propositions pratiques de Tony... Peutêtre ? Mais Luis s'en rendait-il compte ? Allait-il persévérer ? Il aurait fallu...
Une femme très belle, souple et ondoyante comme une flamme sur une branche
incandescente, se profila près du bar. Luis émergea soudain de ses hésitations. Il
salua l'apparition avec empressement :
— Très chère Elsa, venez donc que je vous présente l'ami que voilà.
Lorsqu'il se retourna, Jean avait disparu.
Le trottoir. Le froid. Je m'éloigne à grands pas de l'enseigne blanche du Griffin’s. C'est
la nuit des contes pour enfants que l'on dit à l'heure du coucher. Le papier de Teresa
se glace dans ma main. Frémissement interminable. L'image d'un enfant craintif,
douillettement enfoui dans un lit, au-dessus duquel est penchée une dame douce et
très sage, s'envole à travers mon esprit. Mais je m'en fous. Haussement d'épaules. Il
faut mourir, crever, rien de plus. Je suis un homme. Il n'y a pas d'arrière-mondes.
J'essaie de me raidir. De ne pas céder. Craquer devant tout le monde. Mais il n'y a
personne.
Jean encore. Il feuillette un petit calepin noir. La nouvelle adresse de Reynald ? Ah
oui, Foyer John Knox. C'est à côté du Conseil œcuménique des Églises. Encore une
de ces bonnes œuvres made in the U.S. La bonne conscience par le dollar. C'est en
dehors de la ville, vers Pregny. Loin. Jean décide d'y aller à pied.
Les bâtiments disloqués du Foyer John Knox s'aplatissent derrière un rideau sombre
de squelettes dénudés. Tapis moisi de feuilles mortes. Les divers blocs géométriques
projettent leurs masses fantomatiques au hasard des mouvements du terrain.
Réminiscence banale des États-Unis. La disposition parfaitement fonctionnelle des
volumes et des espaces décourage instantanément tout effort de description. Il n'y a
rien à décrire. Tout est moderne, pratique et insignifiant.
Dans le soubassement, le couloir de gauche (à gauche de quoi ?), la troisième porte
laisse filtrer un mince rai de lumière. Toc. Entrez. Reynald lit, étendu sur sa couche. Il
se relève. La minuscule cellule du Hollandais est meublée d'un double lit superposé,
une table de bois blanc et une chaise. Peut-être les autres habitants du Foyer
s'étaient-ils efforcés d'égayer leurs refuges de menues babioles. Reynald non. Sauf un
détail, sur le mur, au-dessus de la table encombrée de livres et papiers de toutes
sortes, une image épinglée. C'était la photo toute froissée du film Mourir à Madrid et
qui représente un soldat agenouillé le fusil à la main, belle tête de bagnard sur laquelle
un prêtre brandit un crucifix. Le soldat ne voit pas le curé, le curé ignore le soldat.
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
L'image entière regarde ailleurs, vers quelque chose d'autre, de plus vaste, de plus
dur. Au bas du papier maltraité, quelques mots à l'encre rouge : Agir... à bas la
pensée !
— T'attendais, grogna Reynald.
Encore habillé mais plus dépenaillé que jamais, le corps presque détruit (l'alcool, la
drogue : en prendrait-il encore ?), la voix brisée par le tabac, Reynald ressemble
surtout à une caricature accusatrice de l'humanité. Ou de la vie en général. Une vague
de sympathie indicible porte Jean vers son ami.
— Je n'avais jamais vu cette photo chez toi, dit-il (pour dire quelque chose).
— Bah, c'est une foutaise. D'ailleurs quelle en est la signification ?
— C'est presque ce que je pensais, dès le moment où tu écris...
— Voilà le problème : des mots sur une image ! Il faut vivre et non pas lire, écrire. J'ai
besoin d'air pour respirer, d'espace pour me débattre : la philosophie, les mots croisés,
le cinéma, les livres, les cryptogrammes ou games sont l'exercice de la raison
paresseuse. Le théâtre me rend affamé, assoiffé, alors il faut agir, peu importe la
rationalité de l'acte, à bas la pensée !
— J'ai travaillé à Londres...
— Pourquoi ?
— Mais parce qu'il faut bien vivre en attendant !
Toute la rage de Jean se réveille soudain. Il avait tant rêvé à l'action, la pensée sur le
monde : au sortir de ces grandioses apocalypses métaphysiques il se retrouvait en
proie à la nécessité sordide de trouver de l'argent pour subsister physiquement. Il
prenait alors en horreur tout ce qui lui rappelait cet argent gagné, les moyens de
l'argent, toute cette organisation qui savait si bien l'absorber. Et son rêve se faisait plus
haineux, plus avide de nuit de sang — mais il ne bougeait toujours pas.
— Tu travailles dans une économie qui te dérobe ton humanité pour te la rendre sous
forme d'argent et de richesses. Or, cet argent précisément te permet de manger, boire,
aller au cinéma et voyager, ces richesses te donnent accès à l'art, au savoir et à la
réflexion... Bref à l'humanité que tu viens d'abandonner heure par heure afin de gagner
ta vie, comme tu le dis si bien. Mais tu as été payé en monnaie de singe. Ton argent
ne vaut rien, ta vie ne vaut rien : du moins pour toi. Le cercle est révolu. Tu découvres
que tu es toujours 'à l'extérieur. Le monde est tracé au compas et toi tu tournes
autour !
Réponse de Jean :
— Non, je stoppe le compas...
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
D'emblée Reynald avait forcé la forteresse égocentriste où Jean se retirait, il s'était
précipité au milieu des défenses éparses à fleur de peau. Sa férocité sociale avait
résumé l'impossibilité de Londres et de la Compagnie où Jean s'était épuisé en vain.
— Allons amigo Jean, reprend Reynald en sautant sur ses pieds. Tu n'es quand même
pas venu jusqu'ici pour que je t'enseigne le pessimisme...
— Mais c'est que tu as raison !
— Mais toi tu as tort ! Tu arrêtes la pointe vivante du compas, celle qui trace notre
humanité : c'est la pointe sèche qu'il faut attaquer.
— Il n'y a pas de pointe vivante en moi. Je ne trace rien. Je ne vis pas.
— Tu étais d'accord pour l'action...
— Non : j'arrête. Je refuse d'aller plus loin. Parce que je constate que je ne bouge pas,
je tourne en rond si tu préfères. C'est le contraire de l'action.
— Tu dis toujours : je.
— Ce n'est qu'un prétexte qui n'en vaut même pas la peine... Peut-être que d'autres
s'en serviront pour faire quelque chose, qui sait ?
Reynald pousse Jean vers la porte :
— Veux-tu un café ?
Il l'emmène vers une vaste pièce où se trouve un genre de bar-cuisine à l'usage des
occupants du Foyer John Knox. Reynald contourne le comptoir préparer le café. Jean
prend place sur un tabouret, appuie ses coudes sur le bar.
— Il ne reste que du Nesquick...
— Oh ça va, tu peux y aller !
Bruits d'eau dans une casserole. Le gaz. Une allumette.
— Tu as été au Griffin’s ?
— Oui.
Face à face, Reynald et Jean.
— Et alors ?
— Alors que veux-tu ? Toujours la même chose : Lana, Luis, tout le monde était là,
jusqu'à Serge !
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
— Tu sais ce que je pense du Griffin’s et de l'espèce zoologique qui y règne... Le
métèque boug'noulisé !
— Sur ce point au moins tu n'as pas changé, sourit Jean.
— Je change très peu, beaucoup moins que ne le croient les gens.
— Somme toute, la différence entre nous est notre divergence sur ce qui relève de la
condition humaine et de la condition sociale...
— Tu ne vois pas l'écran social...
— Injustice sociale, fatalité humaine : le distinguo ne m'intéresse pas. Je ne vois que
cet écheveau de règles et de combines où je me débats, je suis désespéré et ça me
suffit. C'est ignoble une collectivité, peu importe le nom que tu lui donnes : elle attend
de nous des gestes, des actes. Elle nous impose le monde puis elle exige que nous
fassions nos preuves. Je refuse de fournir des preuves ! Un simple prétexte, te disaisje...
— Et Teresa ?
(Une interrogation mais aussi une affirmation que Reynald jetait au visage de Jean.)
— Pour Teresa, oui, sans doute.
— Que faisait-elle là-bas ? Tu lui as parlé ?
Jean exhiba de sa poche le carton chiffonné qu'il n'a pas lâché une seconde... Je serai
la réponse, je suis ta réponse... Jean a marché depuis le Griffin’s Club jusqu'au Foyer
John Knox la main refermée sur ce bout de papier.
Reynald à petits bonds de joie répète :
— Tu poseras toutes les questions, je serai la réponse ! Mais c'est merveilleux ça : elle
t'aime et elle te le dit. Jean : c'est magnifique !
— Non, tu ne comprends rien car ça signifie que Teresa était absente ce soir encore et
qu'elle me parle de demain comme on jette un os à un chien. Demain ne m'intéresse
pas. D'ailleurs, est-ce que je tiens à la revoir ? Je n'en suis même pas sûr. Suis-je
capable de désirer vraiment une femme ? Je ne sais plus.
— Mais ce soir, tu es allé au Griffin’s...
— Pas à cause de Teresa. J'aime cette boîte de nuit. Je suis comme ça. J'aime les
mensonges et les espoirs qui meurent là-bas chaque soir, l'existence truquée dans les
sous-sols de la ville.
— Tu mens très mal.
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
Jean regarde Reynald. Il sent que c'est la fin. Bien sûr qu'il ment très mal. Bon, il a
menti. Il a menti tout au long de son existence qu'il persévère malgré tout à coucher
sur papier. Mais plus grave encore est cette défaillance que Reynald décèle dans son
mensonge : la transparence de son mensonge. Lorsqu'il dit : Teresa ne m'intéresse
pas, je ne veux pas vivre : il ment. Jean est amoureux de Teresa. Je l'ai déjà affirmé
jusqu'à l'engorgement et la réplétion : on n'écrit que d'amour. Alors même que la fiction
de Jean s'éteint définitivement dans les entrelacs du récit je m'obstine plus
passionnément que jamais à transgresser tout ce qui me sépare de Teresa et de la
vie. Entre deux cris de détresse fuligineuse, j'avoue tout de go avoir abandonné mes
rames de papier au vent tiède qui vient mourir sur mon bureau pour relancer la
mécanique du contre-pouvoir, mécanique aussi trépidante que l'autre, celle du Pouvoir
couronné d'uniformes en majuscules, mais combien plus modeste dans ses résultats
visibles — lente, souterraine, humble. Opération de routine. J'ai appelé Gérald, grand
entrepreneur en démolitions publiques à Québec-Presse. Nous publierons cet hiver
sans doute un inédit de Trotski sur la guerre. Simple manœuvre parmi tant d'autres
tout aussi urgentes. Mais aujourd'hui, ma volonté entière tendue dans la réalisation du
projet révolutionnaire de Parti Pris s'est trouvée accaparée par les préparatifs
techniques d'une opération de routine. Gérald peut témoigner pour ces points de
suspension dissimulés dans la chaleur du mois de juin 1972. Cette agraphie littéraire
rend compte de ma situation présente bien mieux que toutes les introspections
psychologiques du roman de Jean. La vérité se tient ici à Montréal où nous lançons
notre déclaration de guerre effrénée à l'Amérique hurlante de fièvre inassouvie dans
son corset marqueté de Pop-sicle et de B-52, au milieu de cette splendeur
effervescente de couleurs décomposées où nous jetons notre offensive militaire sans
limites, ce qui me semble une bonne définition de l'amour. Amour que j'épelle toujours
de la même façon, avez-vous remarqué : Montréal — natal, Montréal — ma vie,
Montréal — la mort. C'est ici que j'ai connu Teresa, l'Europe n'aura été qu'un interlude
agnosique vomi dans une explosion lettriste, c'est ici que je revivrai Teresa, dans cette
ville où toutes les rues ont un seul nom, une seule direction, une seule fin : éternité. La
vie à Montréal, l'action à Montréal, la révolution à Montréal n'ont d'autres yeux que
ceux de Teresa. Je le reconnais enfin, mon existence n'est qu'un long divertissement
sur la conjonction clé Montréal — Teresa : lieu du triomphe... Et nous voilà rendu au
temps du travail quotidien et collectif, parce que nous allons la réaliser ensemble,
n'est-ce pas, cette terre des égaux ? Nous allons construire ensemble le pays des
hommes fraternels, nous allons façonner ensemble la patrie de l'amour et de l'amitié
— libre !
Reynald a compris que je devais éliminer Jean. C'est lui qui m'accueillit au retour
d'Angleterre quand je balançais, à travers les ruines de mon ego démantelé, entre
mon suicide (avec Jean) et le retour au Canada. Car ce pèlerinage funèbre a
effectivement eu lieu et à peu près de la façon dont je le reporte ici : cette visite à
Genève un revolver pour tout bagage... la fin du rêve. Reynald savait que je devais
liquider ce personnage superflu qui embarrassait la non-vie européenne de son autoapitoiement larmoyant. Voilà ! j'ai tranché et vous savez dans quel sens : ma peau
contre celle de Jean, le monde contre le néant. C'est Reynald qui se trouvait en
octobre 1969 sur le quai de la gare de Cornavin tandis que je prenais le train pour
Luxembourg où m'attendait l'avion pour New York. Au milieu du monde dénoué qui
commençait à me faire signe, il disait une dernière fois :
Jean-Guy Rens
210
La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
— Mon amitié pour toi est plus qu'intacte.
Lorsque Jean a quitté le Foyer John Knox, il n'était pas ivre. Je me souviens de la
lucidité impitoyable qui évaluait à vide les conséquences programmées dans le sang
du retour américain. Le suicide n'est pas un acte. On est saisi par le suicide comme
par un vertige, on subit le suicide.
À partir de ce moment, dès lors que Reynald a réalisé qu'il ne pouvait ni ne voulait me
retenir, tout s'est déroulé très vite.
— Amigo Jean !
Il agitait la main de l'autre côté de la vitre. J'ai plongé dans la nuit à longs pas. Il faut
bien que j'en parle encore de cette nuit de mort où je m'en suis revenu vers mon hôtel.
Je n'étais pas ivre, je sentais seulement de l'ouate sous les pieds. Pompéi, ce devait
être un peu la même chose. Lorsque le Vésuve est entré en éruption, ça ne s'est pas
produit d'un seul coup. Il y a d'abord eu quelques cendres. Les jambes s'enfonçaient,
pas trop. Et puis ça a continué, de plus en plus. Le soleil s'est obscurci. Le niveau a
progressé le long des corps, les cendres ont enlacé la poitrine, les épaules. Il y avait
encore des hommes pour faire des gestes avec leurs bras. Pour crier que ça arrivait.
Des fous. Au secours, ils criaient. Leurs bras ne pouvaient plus bouger. Et puis les
cendres ont pénétré dans la bouche, elles ont tout recouvert. Des formes figées dans
la mort grise. Tout est inscrit dans les contours pétrifiés de la fête romaine achevée.
Les petites âmes sont dans la cendre de ce que nous n'avons pas aimé. Le manque
d'amour. Il ne reste que des images qui ne peuvent plus parler, plus sourire, plus
aimer. C'est très simple la mort. Je ne marchais pas. La nuit genevoise m'étranglait.
Reynald le savait. Il y a un drame dans cette amitié entre hommes qu'aucun geste ne
peut traduire en fait. L'amour se marque au sexe. L'amitié demeure impuissante.
Mon récit s’entremêle. Je n'en finis pas de me suicider. Rien ne me retient plus,
pourtant je retarde sans cesse l'instant irrémédiable où le temps bascule hors de
l'espace. Si l'humanité n'avait pas introduit sa loi contre le suicide ! Il faut que je
défasse les tissus de cette conscience détestée. Rien de tel que la précision.
Disséquons ce qui s'est accompli certaine nuit d'octobre 1969, lambeau par lambeau,
pièce par pièce, atomisons cette grandiloquence absurde du suicide dans la
succession des instants. Je suis un éléate absolu, je nie l'Histoire. Donc je pose Jean
en manches de chemise. Sa veste traîne à terre. Il a retrouvé le fauteuil-club devant la
fenêtre de l'hôtel et s'assied face au spectacle nocturne de Genève. La route de Budé,
la place des Nations, très éclairée. L'avenue de la Paix qui s'incline vers le B.I.T. Le
lac, à gauche, avec la ligne des lumières sur les quais. Lumières rouge, bleu, vert,
jaune, de la ville, à droite. La lune, à droite aussi, dans le ciel. Les lumières se
dissolvent en halos embués de vapeur.
Lentement le whisky recommence à descendre dans la bouteille. Tout n'est que
Jean-Guy Rens
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
souvenir. Cette chambre de l'Intercontinental. L'enfance à Montréal. Les balades avec
Teresa sur la Montagne. Et puis surtout cette nuée de sensations adolescentes qui
viennent prendre forme sur le corps noir de Maureen. Et puis la découverte
catastrophique de l'amour physique. Pas la faute de Maureen, non, si légère, si
innocente. Mais plutôt le heurt inattendu de la vie contre les choses. Cette famille
soudain projetée dans la conscience de l'univers défait. Haine, ma haine ! Les
souvenirs s'électrochoquent. Il faut suivre à la trace le journal des fuites. L'impuissance
sexuelle. L'inadéquation sociale. Je crois que Jean a conjugué ces deux termes de
l'impossibilité de vivre jusqu'à la paranoïa délirante de la monomanie psychotique.
Mais les souvenirs eux-mêmes s'atténuent avec l'accord grandissant des lumières de
la ville et du ciel blanchi, émoussé dans le brouillard du Rhône. Je suis le fil faiblissant
de cette pensée qui se dérobe au monde sans pouvoir rien en retenir... Il serait peutêtre encore temps de vivre ? Antoine parlait de travailler. On oublie si vite les sales
moments. Mais il y a : demain. Mais il y a : après-demain. Une accumulation horrible
de moments avariés qu'il faudra encore oublier. Et d'abord les vétilles, celles qui
accablent le plus : l'argent à trouver, tout cet argent dépensé pour venir à Genève,
l'avion, l'hôtel, le revolver, pour rien. Dépensé pour rien ? Non.
Jean se lève et ramasse sa veste. Il hésite quelques secondes. Il ne faut pas toucher
au revolver avant que tout soit bien en ordre. Mais tout est en ordre. Genève, Edson,
Londres, Teresa, les dés sont tombés depuis longtemps. Et puis aussi le douanier à
l'aéroport qui n'a pas fouillé Jean. Le hasard affirme la nécessité de la mort. L'univers
sans but confirme la combinaison mortelle des choses. Un verdict comme un autre,
c'est-à-dire exécutoire sans délai.
Le revolver, magnifique, aux éclats bleutés, métal mat. Également : un tube de
barbituriques. Ne pas sentir trop de résistance au moment d'appuyer sur la gâchette.
Jean est encore là qui desserre sa cravate. Il a chaud. Il transpire. Je ne parviens plus
à écrire ce faire-part de décès. La réalité déclinante de Jean qui détache sa cravate
une dernière fois m'asphyxie. La vie et toute sa poisse s'accrochent avec une violence
inouïe. Ma pensée s'oblitère et s'annule dans l'activité de sa propre destruction. Il n'y a
plus que Jean qui mesure traqué la révulsion incontrôlée de son corps moite.
Cette nuit insomniaque où je me paralyse ne prendra jamais fin. C'est impossible.
J'assassine Jean à froid dans la conscience exorbitée de sa téléologie meurtrière.
Heureusement il y a les barbituriques. Tablette après tablette le tube se vide. Jean est
à nouveau assis. Je m'effondre. Sa chemise trempée de sueur le fait tressaillir de plus
en plus fortement. La cravate a rejoint la veste sur le tapis. Je m'écroule sur le tapis.
Cet hôtel est vraiment luxueux : je pars sur un goût de fête. Tu dois savoir Teresa,
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La mort du coyote
Épilogue : ici, on achève…
personne n'est coupable, personne, je me porte garant pour tout. Au sein de cette
richesse expirée... Le tube de barbiturique est vide. Il n'y a plus de whisky.
Qui est Jean ? J'atteins la question essentielle au point blême de cette entreprise
extra-littéraire où mon esprit se brouille de fatigue et chancelle. La question posée à
travers le foisonnement chaotique des mille petites choses qui ne respirent qu'une fois,
seulement une fois et s'effacent, cette question se dissocie dans la négation
inconsciente de l'être sans transcendance, sans dimension sociale, sans rien. J'écris
au lance-flammes Je veux que tout le monde sache que cet anéantissement est
proclamé dans l'aube implacable qui s'étale sur Montréal. Le feu inonde mon corps de
phosphorescence et c'est le sourire de la Victoire de Samothrace. Mes doigts jaunis de
nicotine s'arrêtent et se bloquent. Je souffre partout mon agonie droguée. La
signification de ces lignes se détériore sans que je puisse y remédier. Je ne sais plus
ce que je fais. 20 juin 1972 : je crache les monstres astructurés et les hordes
alphabétiques de ce dégorgement mental. Le sens se perd, s'éloigne de Jean et des
circuits préorganisés de l'intelligence pour courir embraser les gratte-ciel orange de
Montréal. Voici le matin Teresa et je t'adresse encore le post-scriptum de cet amour
paradigmatique : ce n'est pas toi que j'aime, c'est ton bonheur, je ne te connais pas,
sans doute je ne t'ai jamais connue, mais il y a le bonheur de toi, je crois en ton
bonheur... Et je me suis à nouveau égaré dans mon compte rendu, désagrégé dans
ma divagation close, détruit dans ma cohérence ontologique. L'ordre impitoyable des
combats sans merci de l'avenir me requiert. L'ombre fluctuante de Jean s'évanouit
avec moi, épuisé, pantelant, dans le jour enfin triomphant. Je ne m'y retrouve plus moimême. Je doute de tout ce que j'écris ou refuse d'écrire.
Une main a saisi le métal glacé du revolver. Le cran saute. Les murs pivotent à toute
vitesse autour de la chambre. Il ne reste plus une seule pensée. Cerné. Une crise de
hoquet secoue le corps. Il faut maîtriser ces spasmes de plus en plus violents. Le sang
se rue dans les veines. Le canon du revolver se pose sur la tempe insensible. La
tempe. C'est mieux que le cœur : on risque moins de souffrir.
Jean-Guy Rens
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