Willkommen, Bienvenue, Welcome au Cabaret
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Willkommen, Bienvenue, Welcome au Cabaret
Le Soir Samedi 6 et dimanche 7 septembre 2014 48 WEEK-end Le Soir Samedi 6 et dimanche 7 septembre 2014 CULTURE WEEK-end CULTURE Willkommen, Bienvenue, Welcome au Cabaret Jean-Louis Colinet, directeur du Théâtre National, et Michel Kacenelenbogen, directeur du Public, réunis sur le plateau de Cabaret, spectacle hors normes qui a, contre toutes attentes, réunit ces deux personnalités fortes du théâtre belge. © SYLVAIN PIRAUX. ENTRETIEN a transgression de « Cabaret » se vérifie autant sur scène que dans la coulisse. Que le théâtre Le Public présente une de ses productions au Théâtre National n’est en effet pas chose banale. Jean-Louis Colinet a fait du National ce qui se fait de mieux en théâtre belge aujourd’hui, et Michel Kacenelenbogen a fait de son Public un succès phénoménal. L’un est le poids lourd au rayon des subventions et l’autre a bousculé en affirmant qu’on pouvait faire du théâtre privé en Belgique. Longtemps opposés sur la rationalité des subventions allouées, on les a souvent présentés comme des frères ennemis. D’où le côté exceptionnel et improbable de cette rencontre. L Jean-Louis Colinet, quel sentiment domine face à « Cabaret » ? J-L.C. Je n’ai pas encore vu les répétitions, mais j’ai hâte. « Cabaret » est un enjeu qu’on partage tous les deux et un projet aux contours singuliers. C’est inhabituel pour moi de travailler avec un autre théâtre situé à Bruxelles. À part le KVS. CATHERINE MAKEREEL Pourquoi la Belgique fait de la résistance ? ’Eldorado de la comédie musiL cale reste New York et son célèbre Broadway mais d’autres capi- Plus de 300 artistes ont passé les auditions pour « Cabaret ». Au final, une vingtaine de comédiens, chanteurs, danseurs et musiciens portent cette comédie musicale. Sans compter les dizaines de petites mains qui s’activent en coulisses. © D.R. tales européennes, comme Londres (Les Misérables, Mamma Mia) ou Paris (Robin des Bois avec M.Pokora !), font depuis longtemps le pari de ces mega shows. En Belgique, à part quelques cas isolés dont La Mélodie du Bonheur la saison dernière par Ars Lyrica et Charleroi Pôle Lyrique, la comédie musicale est largement boudée. Pourquoi ? « Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question d’ADN incompatible avec la Belgique, mais plutôt de moyens financiers, analyse Michel Kacenelenbogen. Monter une comédie musicale coûte très cher donc le risque économique est gigantesque. La production de Cabaret coûte un million d’euros, ce qui n’est rien comparé à ce que ça coûterait à New York ou Londres. La réputation internationale des comédies à Londres ou New York attire un public mondial. Si ça plaît, la réussite économique est Vous ne vous êtes pas dit : une comédie musicale, a priori, c’est un peu kitsch ? J-L.C. Non. J’ai été tout de suite séduit. Le National doit être ouvert, comme il l’est à la société, au tissu théâtral qui l’entoure. Ce sont les 20 ans du Public et j’ai trouvé que c’était normal que le National s’y associe. C’est important aussi de casser les idées reçues, les schémas. Les théâtres à Bruxelles ne travaillent pas souvent dans la collaboration, chacun est sur un morceau d’un même territoire, en recherche de public. Michel Kacenelenbogen. Pour moi, c’est une aventure très particulière parce qu’elle ne s’est fondée que sur un rapport humain au départ avec Jean-Louis. garantie. Ici, nous ne bénéficions pas de cette masse de public. On a un objectif de 15000 spectateurs pour Bruxelles par exemple et il faudra réussir à amener des gens qui, a priori, ne sont pas des spectateurs de comédies musicales. Si je n’avais pas toutes les institutions – le National, le Théâtre de Namur, le Théâtre de Liège, etc. – qui participent à la production pour me soutenir, je n’aurais pas pu le faire. » Pour atteindre ses objectifs, Cabaret vise aussi un public international avec des opérations marketing ciblées. L’équipe a par exemple mis en place un partenariat avec tous les concierges des grands hôtels bruxellois pour prescrire la comédie musicale à leurs clients étrangers, généralement peu au fait de l’actualité culturelle de la capitale. Le spectacle leur sera largement accessible puisque les chansons sont en anglais et que tout est surtitré en français, néerlandais et anglais. ■ Vous n’êtes pas des frères ennemis ? M.K. Depuis que nous travaillons tous les deux dans le théâtre, les gens le disent. Or nous le sommes beaucoup moins qu’imaginé. J’ai été avec Jean-Louis dans des jurys de conservatoire lorsqu’il était directeur du C.M. 48 Théâtre de la Place. Il était rare que nous ne soyons pas d’accord sur une série de choses. On a eu pendant près de 30 ans des discussions régulières et nous n’avons jamais eu de problèmes de communication. Il m’a fallu un peu de temps pour peut-être avoir un regard plus ouvert. Est-ce que c’est l’âge ? On se retrouve à passer des bons moments ensemble. Je lui ai fait part dans un de ces bons moments, d’une utopie, à la base de ce qui a généré l’ouverture de mon théâtre : « Cabaret ». Mais je lui ai dit : « C’est impossible au Public ». Un mois et demi après, je lui dis : « Le seul endroit où je pourrais le faire, c’est chez toi. » Je lui explique tout le rapport à la transgression qui m’intéresse dans cette œuvre, et il me dit, « C’est dingue, la transgression me paraît aussi importante à différents niveaux ». Je lui ai répondu : « Ou je fais Cabaret chez toi ou je ne le fais pas. » Et ce fut oui. Pourquoi avoir dit oui ? J-L.C. J’avais envie de me lancer dans cette aventure-là. C’était aussi une façon forte d’indiquer cette dimension d’ouverture du National à des publics mélangés. M.K. Dans cette période-là, il s’avère que Jean-Louis a eu la gentillesse de venir me voir jouer, de venir voir des spectacles que j’ai mis en scène. On a aussi eu des discussions sur la matière théâtrale, sur ce que nous aimions l’un et l’autre. Ce n’est pas qu’une affaire d’amitié. Ce Monsieur gère une maison et il a beau avoir l’esprit d’ouverture, il ne peut pas l’ouvrir à tout le monde. Qu’est-ce que vous aimez ? M.K. Nous recherchons des spectacles qui racontent une histoire. Que les gens entendent quelque chose qui nous tient à cœur à un niveau ou à un autre. J-L.C. En plus « Cabaret », ça raconte beaucoup sur le monde d’aujourd’hui même s’il y a effectivement tout le côté strass et paillettes de toute comédie musicale. Je ne sais pas comment j’aurais réagi si Michel m’avait dit « je vais monter Molière ». M.K. Il y a quelque chose de transgressif dans le fait que Jean-Louis et moi ayons décidé de faire cette chose-là ensemble. On le sent aux réactions dans le milieu artistique. J-L.C. Mais le public, les gens, qu’est-ce qu’ils savent de ça ? Rien ! Qu’est-ce qu’ils s’en foutent des chapelles théâtrales entre machin qui n’aime pas truc muche, entre untel qui ne jouera plus jamais avec un autre, etc. Les rôles des théâtres subventionnés, c’est quand même d’accueillir le public le plus large possible et dans ce sens-là, les idées de collaborations multiples, on n’a rien inventé hein, elles sont importantes. Cela fait jaser quand même : Michel ne rêve-t-il pas de succéder à JeanLouis ? M.K. J’ai appelé Jean-Louis quand je suis entré pour la première fois ici, le 18 août dernier et je lui ai dit : « Je rentre dans ton théâtre ». Ça m’a fait drôle quand je suis arrivé sur le plateau. Je ne sais pas pourquoi, une symbolique. J-L.C. C’est impressionnant, non ? Un rêve se réalisait ? M.K. Oui. Ça va paraître absurde, ridicule, mais je m’en fous : c’est comme s’il me permettait un acte légitime. C’est la puissance de l’institution. Elle était là et je pouvais travailler là, moi. J’ai éprouvé la même chose quand j’ai été subventionné par les pouvoirs politiques. C’est comme s’il y avait une nouvelle reconnaissance de quelque chose. Je suis moins malade qu’avant, j’ai un peu guéri, grâce à l’écrivain Eckhart Tolle et à son « Pouvoir du moment présent ». Mais il y a eu un truc qui s’est passé quand je suis entré ici. J’avais demandé à être seul. Je me suis assis et j’ai pleuré. Cette direction du National vous en rêvez ? M.K. En tant que membre du CAD, j’ai une vision assez claire de la réalité économique du Théâtre National. Diriger ce théâtre, s’il n’y a pas un certain nombre de décisions poli- « J’ai trois souhaits à adresser à la nouvelle ministre de la Culture. 1) Qu’elle défende les travailleurs de la culture comme les travailleurs de l’enseignement : je plaide l’égalité des chances. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Les travailleurs de l’enseignement, éminemment respectables, sont indexés, ceux de la culture ne le sont pas. C’est un point fondamental. 2) Qu’elle intègre puissamment que la culture est un pilier essentiel de la démocratie. 3) Ou il y a plus d’argent pour la culture, ou il faut réduire le nombre d’institutions pour que la restriction budgétaire ne soit pas payée par les artistes. Entre les deux, ce serait la pire des choses. 4) Qu’elle me soutienne énormément. » (rires) tiques prises dans le futur, ce n’est pas un cadeau ! Donc candidat ? Je ne sais pas. Disons que si un conseil d’administration et des responsables politiques souhaitent que j’y sois, j’écouterai avec plaisir ce qui est proposé. J-L.C. Mais ce n’est pas comme cela que ça va se passer. Au National, c’est le conseil d’administration qui décide. M.K. C’est quand même lié au pouvoir politique, qui subventionne une institution. Cela ne se fait pas sans accord, même si le conseil est souverain. MÉGA PRODUCTION © SYLVAIN PIRAUX. À JOËLLE MILQUET © SYLVAIN PIRAUX. liberté d’expression est de plus en plus censurée. Ce qui pourrait s’exprimer librement est censuré par le pouvoir économique. Depuis 10 ans, dans toute l’Europe, on voit diminuer les montants destinés à la culture. Quel moyen plus puissant de censurer les artistes que de diminuer les moyens culturels ? Quand un théâtre ferme parce qu’il n’a plus de quoi fonctionner, ce sont tous les artistes que l’on censure. » Directeur du Théâtre National, qui accueille la création de ce Cabaret, Jean-Louis Colinet établit lui aussi un parallèle entre les années 30 et notre situation actuelle : « L’histoire ne se répète pas, elle bégaye. Je ne dirais pas que Cabaret est une pièce militante mais elle évoque une réalité qui fait écho à ce que nous vivons aujourd’hui. Il y a un moment où tout peut basculer. Ça peut devenir très brutal. C’est déjà évident dans des pays comme la Hongrie. Sous son gouvernement d’extrême droite ultranationaliste, ce qui se passe au niveau du théâtre est flagrant avec des limogeages de directeurs d’institutions, l’imposition d’un type de programmation qui doit faire appel au fonds national hongrois. Là-bas, on ne met déjà plus de gants. » Le fond de Cabaret sera donc politique mais porté par une forme explosive qui convoque le jeu, la musique et la danse. On compte Thierry Smits à la chorégraphie et Pascal Charpentier à la direction musicale, mais aussi une quinzaine d’artistes sur scène. « On a fait des auditions, rappelle le metteur en scène. Pour faire une comédie musicale, on ne peut pas prendre des artistes qui savent un peu chanter ou un peu danser. Ça ne suffit pas. On a d’abord rencontré 300 personnes, puis, sélection après sélection, on a finalement retenu un groupe de 18 personnes sur le plateau. A ces auditions se sont présentés des artistes francophones, flamands, anglais, etc. On a vu débarquer des tas de gens qu’on ne voit pas habituellement sur nos scènes. Quand la sélection s’est affinée, on s’est rendu compte que c’était intéressant d’avoir un mélange d’artistes francophones et flamands. » Un mélange idoine pour chanter le célèbre refrain « Willkommen, Bienvenue, Welcome » au milieu des gambettes en porte-jarretelles de Cabaret. ■ A JOËLLE MILQUET « 1) Quand les moyens se raréfient, il faut faire des choix. Qu’on arrête d’être dans le saupoudrage : on soutient ou on arrête. Les choix peuvent faire grincer des dents, mais sinon c’est l’étouffement, la régression. 2) Qu’au sein du budget de la Communauté Française, la culture ne fasse pas les frais des réductions budgétaires. 3) Que la ministre de la culture défende avec âpreté la question du statut de l’artiste qu’il faut revoir. 4) Qu’elle soit attentive à la question des jeunes générations. La profession devient vieille. Je défends l’idée que les théâtres peuvent aussi être dirigés par des jeunes. » Plaide-t-il pour son remplacement par le metteur en scène Fabrice Murgia ? « Non, il y en a beaucoup d’autres. » Le vertige des chiffres Les artistes Au total, ce sont 55 personnes qui travaillent à ce projet, sur le plateau ou en coulisses. Maquilleuse, coiffeuse, costumière, ingénieur son, scénographe, créateur lumières. Rien que sur la scène, ils seront 25 acteurs, chanteurs, danseurs ou musiciens. Le coût Un million d’euros. Les prix De 10 à 70 euros. Les dates Du 11 septembre au 1er octobre au Théâtre National. Mais aussi les 19 et 20/11 à la Maison de la culture d’Arlon, du 19 au 31/12 au Théâtre de Liège, le 2/1 au C.C. de Huy, du 27 au 31/1 au Théâtre de Namur, du 3/3 au 8/3 à Louvain-laNeuve, du 6 au 9/2 à Neuchâtel, les 13 et 14/2 à Fribourg. Tel. 0800.944.44. www.theatrelepublic.be. DÈS LE 10 SEPTEMBRE AU CINÉMA Il ne faudra plus être socialiste, vu que la ministre est CDH ? M.K. C’est beaucoup plus complexe que cela. Quand Jean-Louis a été élu, le ministre était libéral. Vous ne diriez donc pas non ? M.K. Je vous regarde dans les yeux : j’aime beaucoup le théâtre Le Public que j’ai fondé avec Patricia Ide. J’y suis très bien, je suis super-heureux d’avoir eu une première mercredi – « Conversations avec ma mère » – avec Jacqueline Bir et Alain Leempoel et les gens debout dans la salle. C’est un lieu que j’ai fondé et que je considère comme un enfant. Mais j’ai 54 ans aujourd’hui, je ne sais pas vous dire où je serai à 56 ans. Quel est le défaut et la qualité de chacun ? J-L.C. La qualité que je préfère chez Michel, c’est son enthousiasme, sa conviction. Son défaut ? Parfois il pratique un peu l’emporte-pièce. Dans son enthousiasme et son énergie, il casse parfois des trucs sans le faire exprès. Il parle aussi trop des chiffres d’entrée. M.K. La qualité que je préfère chez JeanLouis c’est son regard sur l’acte théâtral et le monde. Quand même ! Il prend ce truc dans une situation pas facile et il fait en dix ans émerger des artistes qu’on ne connaissait pas. Son plus grand défaut ? C’est qu’il n’aime pas que moi. ■ PHOTO : JÉRÔME PRÉBOIS C C’est l’événement de la rentrée ! En créant Cabaret, comédie mythique de Broadway, Michel Kacenelenbogen prépare un petit électrochoc dans la capitale belge. Avec cette méga production, qui démarre au Théâtre National avant de sillonner Namur, Liège ou Louvain-la-Neuve, le metteur en scène est peut-être en passe de prouver que la comédie musicale n’est pas si incompatible avec l’ADN de notre plat pays. New York, Londres ou Paris en ont fait des marques de fabrique culturelles, pourquoi pas Bruxelles ? Attention, si la pièce démarre bien dans le strass et les paillettes qu’on attend de ce genre d’exercice, Michel Kacenelenbogen prévient : « Au début, le spectateur aura tous les repères classiques de la comédie musicale mais, au fur et à mesure, on ira vers quelque chose de plus âpre et contemporain. » L’histoire – popularisée en 1972 par le film de Bob Fosse avec Liza Minnelli – est celle d’un cabaret à Berlin dans les années 30. Fraîchement débarqué, le jeune Américain Cliff Bradshaw découvre le Kit Kat Club, une sulfureuse boîte de nuit où se produit la sensuelle Sally Bowles. Autour d’elle, l’extravagant maître de cérémonie Emcee et sa bande de boys and girls parodient le beau monde. Toutes les provocations semblent permises au Kit Kat Kat et pourtant, même à l’abri de cette enclave de liberté grondent les premiers murmures du fascisme. « Cabaret me hante depuis toujours, reconnaît le metteur en scène et codirecteur du théâtre Le Public. C’est en voyant le film que je me suis dit que j’ouvrirais un jour un théâtre. Cette œuvre raconte à quel point, dans un monde où l’expression libre est prise en otage, l’espace de la scène reste l’endroit par lequel on a le droit, et le devoir, de remettre en cause le système en place. Les cabarets berlinois étaient, à l’époque, le dernier repère où l’on pouvait se moquer de tout. En 1935, le dernier cabaret sera détruit pour cause d’immoralité. Je sens depuis plusieurs années que la « Je me suis assis dans la salle, et j’ai pleuré » 6 & 7 septembre 2014 POUR Michel Kacenelenbogen crée « Cabaret ». Pour cette production, le directeur du Public débarque au National, chez son meilleur ennemi, Jean-Louis Colinet. 49 “une Gemma Bovery d’exception” ELLE Propos recueillis par BEATRICE DELVAUX et CATHERINE MACKEREEL 49
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