Guerres de clans et chute des moai

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Guerres de clans et chute des moai
Guerres de clans et chute des moai
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Auteur : Jean Hervé Daude
Co-rédacteur : Denis Chartier
Mise en page : Jean Hervé Daude
Page couverture : Dessin de l’auteur inspiré d’une oeuvre de Pierre Loti
Correction linguistique : Maurice Carrière et Françoise Hubert
Révision : Maurice Daude
 2012, Jean Hervé Daude
Tous droits réservés. Il est interdit de reproduire, d’adapter ou de traduire l’ensemble
ou toute partie de cet ouvrage sans l’autorisation écrite de l’auteur.
ISBN: 978-2-9810449-6-9
Dépot légal : juillet 2012
Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, 2012
Bibliothèque et Archives Canada, 2012
Imprimé au Canada
Nous tenons à préciser que les propos tenus dans ce document n’engagent que
l’auteur.
Des dessins et peintures réalisés avec précision servent à illustrer les propos de
l’auteur. Nous recommandons cependant au lecteur de consulter, au besoin, les
catalogues édités par les musées et les différents livres mentionnés dans cet ouvrage
afin de bien apprécier tous les détails et caractéristiques des statuettes étudiées.
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Guerres de clans et chute des moai
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Jean Hervé Daude
ÎLE DE PÂQUES
Guerres de clans et chute des moai
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Guerres de clans et chute des moai
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Des grandes statues de pierres, appelées moai, qui étaient érigées sur le pourtour de
l’Île de Pâques lui ont assuré une réputation mondiale depuis de sa découverte. (Photo
Bernard Philippe)
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INTRODUCTION
L’Île de Pâques, au moment de sa découverte, était d’autant plus fascinante
que, disséminées sur presque tout son pourtour étaient dressées des statues
monumentales faisant dos à la mer. Ces grandes statues, appelées moai, lui
ont depuis lors assuré une réputation mondiale.
Au cours des ans, plus de huit cents moai furent répertoriés, dont un grand
nombre avait été transportés de leur lieu de fabrication vers les rivages de
l’Île, où ils ont été érigés sur des plates-formes, appelées ahu.
Cependant, peu après l’arrivée des premiers explorateurs occidentaux, au fil
des explorations subséquentes, de plus en plus de moai furent retrouvés
gisant par terre et certains ahu furent en partie détruits, de sorte qu’à terme il
n’y eut plus aucun moai érigé sur un ahu.
De nos jours presque tous les moai gisent encore à terre, mis à part quelques
rares exceptions qui furent remises en place par des archéologues en
expédition sur l’Île.
Pourquoi tous les moai furent-ils, à un moment ou à un autre, couchés sur le
sol ? S’agissaient-ils d’actes volontaires de la part des habitants de l’Île de
Pâques, les Pascuans, et si oui, pour quelles motifs furent-ils ainsi jetés par
terre ?
La réponse, ou du moins, une partie de celle-ci, se trouve peut-être dans la
tradition orale rapportée par différents explorateurs.
Les comptes-rendus des premiers visiteurs ayant fait escale à l’Île de Pâques,
à des époques bien différentes, peuvent aussi nous fournir des informations
intéressantes sur la situation qui prévalait au moment de leur passage.
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CHAPITRE I
Île de Pâques et conflits
La mise à terre des moai : des actes volontaires
L’Île de Pâques est mondialement connue grâce à ses monumentales statues
qui étaient érigées sur presque tout son pourtour. Cependant, bien
étonnamment, peu après l’arrivée des premiers explorateurs occidentaux, un
nombre toujours plus important de moai ont été retrouvés couchés sur le sol
et certains ahu furent en partie détruits. Finalement, à partir du début du XXe
siècle, plus aucun moai dressé sur un ahu ne fut signalé. Le renversement des
grandes statues a donc été progressif et ne peut donc pas être le résultat d’un
événement unique.
Expliquer le renversement de tous les moai par une catastrophe naturelle
semble donc à exclure. Bien qu’il soit envisageable qu’une succession de
phénomènes sismiques ou autres ait causé la chute de tous les moai, cela
semble très peu plausible. L’Île de Pâques n’est, en effet, pas dans une zone à
risques en ce qui concerne les tremblements de terre et on ne voit pas
vraiment quelles autres catastrophes naturelles auraient pu produire un tel
résultat. Il nous semble aussi que de tels événements, s’ils s’étaient
effectivement produits, auraient probablement laissé des traces dans la
tradition orale pascuanne, ce qui n’est pas le cas.
Il nous semble donc beaucoup plus probable que la chute des moai soit le
résultat d’actes volontaires, échelonnés sur une certaine période de temps, de
la part des Pascuans eux-mêmes.
Cette hypothèse est aussi fortement renforcée par le fait que la tradition orale
pascuane fait d’ailleurs explicitement mention que les moai auraient été
délibérément jetés par terre. Il s’agirait donc d’actes de destruction
malveillants, éliminant par le fait même, une intention utilitaire ou religieuse.
La tradition orale rapportée par plusieurs auteurs fait spécifiquement
mention d’actes délibérés et violents des Pascuans eux-mêmes, lors de
conflits entre différents clans.
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Parmi tous les auteurs ayant traité du renversement des moai, seul Nicolas
Cauwe a émis l’opinion que la chute des moai ne serait pas due à des actes de
destruction causés par des conflits ou des guerres de clans. En effet,
N. Cauwe est plutôt d’avis que, bien que les Pascuans aient pu constituer une
population querelleuse, les moai n’auraient pas été renversés violemment,
1
mais auraient plutôt été délicatement amenés au sol.
Qu’en est-il réellement ? Les Pascuans se seraient-ils querellés au point de
s’affronter dans de sanglants conflits ? Avaient-ils des armes suffisamment
efficaces pour le faire ? S’agissait-il de conflits individuels ou de conflits de
groupes entre les clans ? Ces conflits ont-ils vraiment eu comme
conséquence la chute de tous les moai et la destruction de certains ahu ?
Curieusement, malgré la tradition orale rapportée plus tard par plusieurs
auteurs, les premiers explorateurs de l’Île de Pâques n’ont pas souligné avoir
vu de Pascuans se battre ou être en situation de conflit. Cependant, certains
de ces mêmes explorateurs ont rapporté avoir vu des Pascuans armés, et
selon leurs constatations, ces armes auraient été très efficaces et susceptibles
d’infliger de sérieuses blessures. Compte-tenu de l’isolement de l’Île, il
semble peu probable que les Pascuans aient eu besoin d’être sur un pied de
guerre permanent de manière à se protéger d’envahisseurs potentiels.
Pourquoi alors étaient-ils armés lors de l’arrivée impromptue d’expéditions
occidentales ?
1
Cauwe, Nicolas. Île de Pâques, le grand tabou, p. 69.
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À partir de la fin du du XIXe siècle, plus aucun moai se dressant sur un ahu n’a été signalé sur l’Île de Pâques, tous
gisaient à terre. (Photo Fred Jacq)
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Des armes produites en grande quantité
Selon les informations recueillies par différents explorateurs et corroborées
par le Père Sebastien Englert, qui fut en poste à l’Île de Pâques durant de
nombreuses années, les Pascuans possédaient au moins trois sortes d’armes
de combat.
Le paoa était une sorte de massue en bois, de forme aplatie, dont les coups
pouvaient aisément casser les os des bras et des jambes, et même fracturer un
2
crâne.
Les mata’a étaient constitués d’une pointe coupante de verre volcanique,
appelée obsidienne, fixés au bout d’un bâton, et servant de lance ou de
javelot. Ces pointes fixées au bout d’un bâton plus court, étaient utilisés pour
le combat au corps à corps. Tout comme les pointes d’obsidiennes, ces armes
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étaient aussi appelées mata’a. En fait, selon Englert, le nom précis des
lances était mataa ko hou, alors que les pointes d’obsidienne fixées à des
manches de bois beaucoup plus courts utilisées pour les combats au corps à
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corps s’appellaient kakau. Ces mata’a auraient été de loin les armes les plus
répandues sur l’Île de Pâques
Plusieurs auteurs et explorateurs ont rapporté, qu’à une certaine époque, on
pouvait facilement trouver un grand nombre de pointes d’obsidienne, un peu
partout sur l’Île de Pâques. Ces pointes d’obsidienne étaient même, d’après
Alfred Métraux, l’objet le plus commun que les visiteurs pouvaient trouver
en se promenant sur l’Île, au point où ils n’avaient qu’à se pencher pour en
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ramasser.
On trouve l’obsidienne à profusion sur l’Île de Pâques, mais surtout sur le
mont Orito, dans la région proche de Vinapu, au sud-est de l’Île. Ce verre
volcanique naturel, dur, noir et luisant, devient coupant comme une lame de
rasoir lorsqu’il est adroitement cassé. Pour cette raison, l’obsidienne était
donc tout indiqué pour la fabrication d’outils tranchants, mais aussi, et
surtout, pour la fabrication d’armes sous forme de pointes meutrières.
2
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 139.
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 280.
4
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 139.
5
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 166.
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Éclat d’obsidienne, appelé mata’a, taillé en forme de pointe pour être utilisé
comme une arme. (Photo JHD)
D’après la tradition orale rapportée par William Thomson, la découverte de
l’obsidienne se serait produite fortuitement. Un Pascuan se serait blessé le
pied en marchant sur un éclat d’obsidienne, non loin du mont Orito. Il aurait
alors eu l’idée de fixer ce nouveau matériau au bout de ses lances, ce qui lui
aurait donné un avantage important sur ses ennemis. Le procédé devint
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connu par la suite et se répandit à l’ensemble des armes de l’Île.
6
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 532.
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Ainsi, il semble bien, qu’à une certaine époque, des pointes meurtrières aient
été fabriquées en très grand nombre sur l’Île de Pâques. Dès les premières
visites d’explorateurs occidentaux, des pointes d’obsidiennes attachées à de
longs morceaux de bois furent remarquées et décrites. D’après la description
du capitaine James Cook, chef d’une expédition anglaise y ayant fait escale
en 1774, les Pascuans utilisaient une arme constituée d’un bâton sinueux
d’environ six pieds de long, armé d'une « pierre » à une de ses extrémités.
Georg Forster, membre de cette même expédition, a fournit une description
plus précise puisqu’il mentionne:
« (…) quelques-uns cependant avaient des lances ou des piques,
armés à la pointe d’un morceau triangulaire, d’une lave noirâtre
et transparente qu’on appelle communement agate d’Islande
7
(…). ».
L’agate d’Islande mentionné par Forster, n’est autre que de l’obsidienne.
Un autre membre de l’expédition relate aussi que les pointes d’obsidiennes
étaient bien protégées :
« Nous remarquames quelques armes, et en particulier des
bâtons minces armés, à la pointe, d’une lave noire et vitrée, et
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enveloppée avec soin dans un petit morceau d’étoffe. ».
Plusieurs exemplaires de ces armes furent rapportés en Europe et font
maintenant parties des collections de différents musées.
7
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 193.
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Ibid., pp. 211,212.
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Le mata’a, utilisé comme pique ou comme javelot, est constitué d’une pointe
d’obsidienne tranchante fixée au bout d’une hampe en bois. (Photo JHD)
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Distinction entre outils domestiques et armes de combat
Un nombre impressionnant de pointes d’obsidiennes ont été retrouvées un
peu partout sur l’Île de Pâques. S’agissait-il d’armes qui auraient été
fabriquées en grande quantité et abandonnées sur les lieux de conflits parce
qu’elles n’étaient plus utilisables ou bien étaient-ce simplement des outils
9
domestiques abandonnés pour les mêmes raisons.
Il est possible d’identifier certains éclats d’obsidiennes qui, sans l’ombre
d’un doute, auraient été taillés exclusivement pour un usage domestique.
Ainsi en est-il des pointes beaucoup trop petites pour être emmanchées sur
une hampe, ou au contraire beaucoup trop volumineuses et trop lourdes pour
être montées sur une hampe et lancées au loin.
Aussi, selon Englert l’obsidienne aurait servi à confectionner plusieurs
genres d’outils, dont : des couteaux, des grattoirs et des mêches pour percer.
Ces outils spécifiques sont facilement reconnaissables et ne sont guère
appropriés pour être emmanchés et lancés dans le but de blesser un
10
adversaire; la forme en pointe de lance est beaucoup plus efficace.
9
Cauwe, Nicolas. Île de Pâques, le grand tabou, p. 88.
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 61.
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(Photo J.-M. Groult)
Des pointes d’obsidiennes taillées, mais non pointues, seraient davantage des outils domestiques que des armes.
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Il n’empêche que des mata’a aux arêtes coupantes comme des lames de
rasoirs utilisés principalement comme armes, ont aussi pu servir
occasionnellement pour effectuer certains travaux. Il est en effet facilement
concevable que de telles armes aient pu être utilisées pour couper des cannes
à sucre, des joncs, ou détacher des régimes de bananes du bananier, leurs
côtés bien coupants se prêtant parfaitement à ce genre de travaux. De plus,
ayant leurs armes sous la main, les Pascuans étaient prêts à se défendre en
tout temps si des ennemis survenaient à l’improviste. Les pointes
d’obsidiennes fixées sur des manches courts étaient cependant plus
maniables que celles montées sur des manches longs pour effectuer de tels
tavaux.
Il n’en demeure pas moins que les mata’a étaient facilement différenciables
de certains outils domestiques réalisés eux aussi à partir d’obsidienne.
Outre le fait que que la forme des mata’a était très propice à en faire des
armes suffisamment tranchantes pour infliger de graves blessures, le critère
essentiel pour les distinguer des outils domestiques nous semble cependant
lié à la motivation ayant suscité leur confection ainsi qu’à leur utilisation
concrète.
Les mata’a étaient effectivement reconnaissables à leur forme pointue ou en
arrondie, tranchante, et furent donc bien identifiées par les premiers
explorateurs, d’autant plus que les Pascuans étaient à même de leur fournir
des informations à ce sujet. Les mata’a ont été spécifiquement conçus pour
infliger de graves blessures lors de combats et ont effectivement
principalement servi à cet usage.
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Des armes meurtrières efficaces
Englert considérait que les armes que les Pascuans avaient utilisées dans
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leurs conflits étaient primitives, mais mortelles.
En effet, les Pascuans ont réussi, avec les seuls matériaux qu’ils avaient à
leur disposition, à fabriquer des armes performantes, à tel point, que les
premiers explorateurs ont mentionné l’efficacité redoutable de ces mata’a.
Selon Michel Charleux, l’obsidienne constituait un matériau de choix
abondant pour les Pascuans, qui pouvaient en obtenir de superbes tranchants
12
acérés. Cet archéologue considère que la technique, appelée Kombewa,
utilisée sur l’Île de Pâques pour tailler l’obsidienne aurait joué un rôle
13
primordial dans l’efficacité de ces armes. Les Pascuans en taillant la forme
du mata’a se débarrassaient en même temps du cortex, une couche oxydée,
hydratée et altérée de l’obsidienne qui recouvre tous les blocs naturels. Ils
obtenaient ainsi un tranchant très efficace et des faces bien lisses pour
faciliter la pénétration. La présence de ce cortex aurait en effet pu freiner la
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pénétration du mata’a dans les chairs.
Les Pascuans taillaient donc les pointes de mata’a de manière à maximiser
les blessures qu’elles pouvaient causer.
Les hommes d’équipage de Gonzales, lors de l’expédition espagnole de
1770, furent très surpris par les plaies occasionnées par des pierres
tranchantes. Aguera mentionna d’ailleurs que :
“We never saw their bravery put to the test, but I suspect they
are faint-hearted ; they possess no arms, and althougt in some
we observed sundry wounds on the body, which we thought to
have been inflicted by cutting instruments of iron or steel, we
found that they proceeded from stones, which are their only
11
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 139.
Charleux, Michel. Les mata’a, pièces pédonculées en obsidienne de Rapa Nui (île de
Pâques) : un outil original dans la panoplie de l’outillage lithique polynésien, p. 15.
13
Ibid., p. 13.
14
Ibid., p. 22.
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defence and offence, and as most of these are sharp edged they
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produce the injury referred to.”
« Nous n'avons jamais vu leur bravoure mise à l'épreuve, mais
je soupçonne qu'ils sont craintifs; ils n'ont pas d'armes, et bien
que dans certains cas nous avons observé sur leur corps, des
blessures diverses qui nous ont semblé avoir été infligées par
des instruments tranchants en fer ou en acier, nous avons
constaté qu’elles ont été causées par des pierres, qui sont leurs
seuls instruments de défense et d'attaque, et comme la plupart
de celles-ci ont des bords très coupants elles ont causé ces
blessures auxquelles nous nous référons. »
Aguera a donc constaté que des pierres aux côtés tranchants utilisées par les
Pascuans laissaient de graves plaies sur le corps, comme si elles avaient été
infligées par des outils de fer ou d’acier.
Évidemment, ces pierres ne peuvent en aucun cas être les pierres bien
ordinaires éparpillées un peu partout sur la surface de l’Île, lesquelles sont
constituées de morceaux de lave friables qui n’ont aucun rebord tranchant.
Les pierres décrites par Aguera ne peuvent donc être que des obsidiennes
taillées.
Cependant, bien que constatant que ces pierres soient susceptibles d’infliger
de graves plaies sur le corps, Gonzales et son équipage ne semblent pas les
avoir vraiment considérées comme des armes. Peut-être croyaient-ils que les
Pascuans ne disposaient pas d’arme comme telles et qu’ils en étaient donc
réduits à utiliser ces simples pierres comme seuls moyens de défense et
d’attaque.
Considérant très probablement qu’une arme devait avoir un certain degré de
sophistication pour être qualifiée comme telle, ces simples pierres coupantes
constituaient pour lui des objets bien trop rudimentaires pour correspondre à
cette exigence. Ces pierres n’étaient pas donc pas vraiment des « armes » à
ses yeux.
15
The Voyage of Captain Don Felipe Gonzalez to Easter Island, p. 99.
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Pour Gonzales, non seulement les Pascuans n’avaient développé aucune
arme digne de ce nom, mais en plus, ils n’avaient aucune connaissance dans
ce domaine.
Lors de son séjour sur l’Île, il a confectionné et offert un arc à un Pascuan
pour observer sa réaction et ainsi vérifier s’il connaissait ce type d’arme. Le
Pascuan, tout heureux de ce cadeau, prit l’arc, et innocemment, se le passa
autour du cou, l’utilisant comme décoration et démontrant ainsi qu’il n’en
connaissait ni l’utilisation, ni même l’existence, bien qu’il s’agisse pourtant
là d’une arme très répandue parmi la plus grande partie des peuplades à
travers le monde
Les mata’a sont cependant des armes redoutables. Il y a tout lieu de croire
que Gonzales ne savait pas que l’obtention de leur forme et de leur tranchant
impliquait un travail minutieux et un certain savoir-faire. Aussi, comme il ne
le mentionne pas, peut-être n’en a-t-il pas vu d’emmanchées au bout d’un
bâton.
Les plaies occasionnées par les mata’a, lorsqu’elles étaient profondes,
pouvaient être mortelles. Il est en effet facilement concevable que les mata’a,
coupants comme des rasoirs, puissent sectionner veines et artères,
provoquant ainsi des hémorragies entraînant la mort.
J. Linton Palmer précisait d’ailleurs que le mata’a était davantage fait pour
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couper que pour transpercer. Cependant, de passage en 1882, le capitaine
allemand Wilhelm Geiseler fut, tout de même, quant à lui, largement
impressionné par la capacité de transpercer des mata’a :
“The spear was a formidable weapon because of its sharp point.
These spears caused deep, mostly fatal, and, in other cases, hard
to heal wounds. One skull showed that it was pierced through
by a single thrust of the spear. The islanders practiced the
throwing of spears and they used to be and still are able to throw
17
these accurately and far.”.
16
Palmer, J. Linton. A visit to Easter Island, or Rapa Nui, in 1868 By J. Linton Palmer,
F.R.C.S., Surgeon of H.M.S. Topaze, p. 172.
17
Geiseler, Wilhelm. Geiseler’s Easter Island Report, An 1880s Anthropological Account,
p. 72.
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« La lance était une arme redoutable en raison de sa pointe
acérée. Ces lances causaient de profondes blessures, la plupart
du temps fatale, et, dans d'autres cas, des plaies difficiles à
guérir. Un crâne montrait qu’il avait été transpercé par un seul
coup de lance. Les insulaires pratiquaient le lancer des lances et
ils avaient l'habitude et sont encore capables de le faire, de les
jeter loin et avec précision. »
Lancé avec vigueur, un mata’a pouvait donc transpercer même une boite
crânienne. La forme donnée à la pointe d’obsidienne fixée au mata’a pourrait
fort bien expliquer que celui-ci puisse dans certains cas occasionner des
coupures profondes dans les chairs et dans d’autres cas littéralement
transpercer certaines parties du corps.
Bien que ce genre d’arme soit quelque peu rudimentaire, la technique de
fixation de la pointe d’obsidienne à la hampe démontre, à tout le moins, une
ingéniosité certaine :
« L’extrémité où est fixée le mata’a est aménagée : la face
ventrale est amincie en biseau pour que le limbe du mata’a soit
dans l’alignement de la hampe. En cas de choc frontal, le
mata’a ne peut pratiquement pas glisser vers l’arrière ; si cela se
produisait, cela aurait pour conséquence de resserrer les liens.
La face dorsale présente un cran dégagé à partir de l’extrémité
hémisphérique de la hampe. Cette encoche (hakakarikari) évite
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le glissement des liens vers le haut. ».
Geiseler, tout en expliquant comment le tapa, une étoffe fabriquée à partir
d’une écorce d’arbre battue, et les cordes de fibres, étaient utilisées pour fixer
la pointe d’obsidienne au manche de bois, décrivit aussi un système de
petites cales de bois qui permettaient de resserrer les liens fixant ces deux
parties.
18
Charleux, Michel. Les mata’a, pièces pédonculées en obsidienne de Rapa Nui (île de
Pâques) : un outil original dans la panoplie de l’outillage lithique polynésien, p. 12.
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Pointe d’obsidienne attachée sur une hampe à l’aide de liens sous lesquels sont
glissées des petites cales de bois taillées en angle afin de resserrer la ligature lors
d’un impact.
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Il s’agissait d’un ingénieux dispositif utilisé pour s’assurer que soit maximisé
le coup porté par le mata’a. Les liens étaient fixés solidement pour maintenir
la pointe d’obsidienne au bout de la hampe. De plus, deux petits morceaux de
bois taillés en biseau étaient fixés sous les liens faisant en sorte que si une
pression était exercée sur le bout du mata’a, par un impact par exemple, la
pointe d’obsidienne restait solidement accrochée. En effet, la pression vers
l’arrière faisait remonter les liens sur la pente des petits morceaux de bois
biseautés et avait comme conséquence de resserrer davantage la ligature
fixant la pointe tranchante à la hampe.
La manière d’assembler ces pointes d’obsidiennes sur la hampe de bois aurait
aussi, en quelques sorte, comporté la signature de ceux qui les avaient
fabriquées. En effet, la pointe d’obsidienne était fixée à une hampe, d’une
longueur variant de 1,80 m à 2,40 m, à l’aide de fibres végétales. Il fut
précisé aux premiers explorateurs que le nombre d’enroulements, de même
que la disposition de ces enroulements et la manière de confectionner les
nœuds, caractérisaient une famille ou un clan en particulier. Ainsi :
« (…) les familles Pakarati et Pate (Ahu Mahatea), tribu des
Tupahotu, faisaient six enroulements, tandis que les familles
Rano (Hotu Iti) et Atan (Hanga Ho’onu) en faisaient sept. On
comptait huit enroulements pour la tribu des Miru, neuf
apparemment pour la famille Roa et treize pour la famille
19
Pakomio (Vaihu et Ana Onero) et la tribu des Ngatimo. ».
il semble que la forme des mata’a était encore connue et identifiée par les
Pascuans lors du passage des premières missions archéologiques. Différentes
informations concernant ces pointes d’obsidienne ont en effet été recueillies
par les premiers explorateurs. Ainsi, William Thomson a collecté auprès des
20
Pascuans les descriptions et les noms de neuf mata’a différents.
19
Charleux, Michel. Les mata’a, pièces pédonculées en obsidienne de Rapa Nui (île de
Pâques) : un outil original dans la panoplie de l’outillage lithique polynésien, pp. 12, 13.
20
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 536, pl 56-57.
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Aussi, Katherine Routledge rapporte que les Pascuans lui ont nommé et
décrit jusqu’à quatorze sortes de mata’a différents en fonction de leurs
21
formes.
Métraux a même pu catégoriser les cent-quatre-vingt-quatorze pointes
d’obsidienne des collections du Bishop Museum en six catégories, selon les
différentes formes de mata’a, lesquelles correspondaient d’ailleurs à
22
différents noms que lui avaient donnés les Pascuans.
On peut cependant se demander si les Pascuans interrogés par les différents
explorateurs ont seulement décrit les formes de mata’a qu’ils avaient sous les
yeux sans qu’il s’agisse nécessairement de formes taillées dans un but
précis ? En effet, si dans certains cas il semble évident que certains éclat
d’obsidienne ont été délibérément taillées selon une forme voulue, tel la
forme en pointe de lance, idéale pour transpercer, ou la forme en arrondi
tranchant ou présentant plusieurs petites faces, idéale pour couper les chairs,
dans d’autres cas cela semble n’être que de simples variantes de ces deux
formes de base.
Il semble en effet que la forme en pointe de lance pouvait être plus pointue
ou au contraire plus évasée à sa base, un des deux côtés pouvant aussi être
plus large que l’autre. La forme arrondie pouvait être remplacée par plusieurs
petits tranchants droits se succédant, donnant une impression d’arrondi tout
en formant des figures variées.
Le fait que plusieurs explorateurs, venus sur l’Île de Pâques à des époques
bien différentes, aient recueilli de vive voix des Pascuans, des noms pour
différentes formes de mata'a, rend cependant possible que des pointes
d’obsidiennes meurtrières aient été confectionnées volontairement selon
différentes formes, mais dans quel but ?
Il est possible de faire plusieurs suppositions : on peut penser à un progrès
améliorant progressivement la forme des mata’a au rythme du
perfectionnement de la technique de taille motivé par l’importance des dégâts
causés par l’arme.
21
22
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 223.
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 167.
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Une autre possibilité serait que les différents clans aient privilégié, chacun de
leur côté, une certaine variation de la forme de mata'a en fonction de leur
efficacité. On peut aussi supposer que tout comme le nombre de liens et de
nœuds pour fixer la pointe meurtrière sur la hampe, les mata’a auraient
constitué une sorte de signature du clan qui les fabriquait et les utilisait.
Nous croyons d’ailleurs qu’il n’est pas anodin, que les armes les plus
utilisées par les Pascuans aient porté le nom de mata’a, que les Pascuans, de
manière générale, appelaient mata les différents clans de l’Île, et que les
chefs de guerre de ces différents clans étaient des matatoa.
Les clans, les chefs de guerre et les armes utilisées par les Pascuans semblent
donc avoir une racine linguistique commune.
33
_________________________________________________________________________________________________________
Un art du combat
Selon Thomas Barthel, les Pascuans essayaient de tromper leurs adversaires
sur la direction que prendrait le mata’a lorsqu’ils leur donnaient l’élan
nécessaire pour le projeter. L’ennemi était cependant préparé à ce genre de
feinte et avait développé l’art d’éviter le lancer du mata’a :
« Il y avait deux techniques qui pouvaient rendre cette arme
inopérante : le guerrier esquivait avec un élégant mouvement de
la tête, laissait passer la pointe d’obsidienne et ensuite poussait
violemment avec la tête contre la hampe du javelot. Cette
tactique absolument courageuse était considérée comme une
insulte honteuse. D’autres attrapaient même ces armes au vol.
Contre ce type de défense on trouva seulement deux nouvelles
méthodes d’attaque. Soit la hampe du javelot présentait des
courbes irrégulières et leur trajectoire était pratiquement
impossible à déterminer, soit on plaçait sur la hampe en bois
mou de « ti » de petits éclats d’obsidienne dirigés vers l’avant,
ce qui rendait absolument impossible le fait que le défenseur
23
puisse l’agripper. »
Les Pascuans avaient donc développé des astuces ingénieuses afin de
maximiser le potentiel meurtrier de leurs armes.
Thomson considérait que les armes des Pascuans étaient simples, mais qu’ils
les maniaient en faisant preuve de beaucoup de compétence et d’une grande
24
dextérité. D’ailleurs, les Pascuans interrogés par Routledge se souvenaient
d’un guerrier, qui lançant son mata’a du haut d’une colline située près de
25
Anakena, aurait tué un ennemi à une distance de plus de trente-cinq verges.
De nos jours, ces mata’a sont encore confectionnés selon la méthode
ancestrale et sont utilisés sur l’Île de Pâques lors de concours annuels. Selon
23
Charleux, Michel. L’outillage lithique de l’Île de Pâques. Considérations générales.
Contribution à l’étude technologique et typologique de l’outillage pédonculé en obsidienne :
les mata’a, p. 258.
24
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p.474.
25
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 224.
34
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
M. Charleux, elles « sont redoutables d’efficacité et les applaudissements
nourris saluent les javelots qui traversent de part en part les bananiers qui
26
servent de cible. »
Toutes ces informations et ces détails très précis concernant la fabrication et
l’utilisation meurtrière des mata’a nous confirment sans l’ombre d’un doute
que les obsidiennes taillées en forme de pointes meurtrières étaient bel et
bien conçues et taillées pour servir d’armes, et qu’elles étaient
particulièrement efficaces.
Le grand soin qu’avaient pris les Pascuans pour confectionner leurs mata’a,
l’élaboration de dispositifs ingénieux pour éviter que l’ennemi n’attrape ces
lances et ne les réutilise rapidement, et le grand nombre de pointes de mata’a
retrouvées à la surface de l’Île et dans les fouilles lors des premières missions
archéologiques, ne peut que nous convaincre qu’il y aurait effectivement eu,
sur l’Île de Pâques, des conflits suffisamment importants pour donner lieu à
un véritable art du combat.
Des conflits réguliers
Englert qui s’est beaucoup intéressé à la culture ancienne des Pascuans,
rapporte que beaucoup de conflits armés auraient eu lieu sur l’Île, mais que le
plus souvent ces conflits de courte durée surgissaient entre des groupes
proches parents.
Métraux précise cependant qu’il existait plus particulièrement une rivalité
constante entre différents clans de l’Île, particulièrement entre les clans situés
27
dans la partie est et ceux situés dans la partie ouest de l’Île.
En effet, selon Métraux, les clans présents sur l’Île étaient divisés en deux
grands groupes occupant des territoires distincts correspondant plus ou moins
à la partie ouest et nord et à la partie est de l’Île. Les tribus de la partie ouest
et nord étaient appelées Tuu, Ko Tuu ou Mata Nui, qui signifie le « grand
26
Charleux, Michel. Les mata’a, pièces pédonculées en obsidienne de Rapa Nui (île de
Pâques) : un outil original dans la panoplie de l’outillage lithique polynésien, p. 10.
27
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 149.
35
_________________________________________________________________________________________________________
groupe », et celles de la partie est, étaient appelées Hotu Iti ou Mata Iti qui
signifie « petit groupe ».
Le groupe des tribus de l’Est semblait plus unifié que celui de l’Ouest et du
28
Nord. Or, au Nord de l’Île, se seraient installé les premiers colonisateurs,
arrivés avec le premier roi Hotu Matua, et à l’Ouest, se situe le clan Miru,
clan très proche du clan royal. Le territoire à l’Est de l’Île, ou pour être plus
précis au sud-est, était sous le contrôle des « Longues oreilles » avant leur
29
extermination. La raison de la rivalité entre les deux groupes n’est pas
vraiment claire pour Métraux. Il mentionne cependant que rien dans la
tradition orale ne permet de conclure à une division sociale des deux groupes
et suggère donc plutôt une division politique : deux confédérations de clans
30
se disputant l’entière hégémonie du territoire de l’Île.
Il est en effet manifeste pour Métraux qu’un antagonisme existait entre ces
deux groupes. L’Île était géopolitiquement divisée en deux parties
correspondant aux territoires respectifs occupés par les deux groupes installés
sur l’Île, lesquels étaient constamment en rivalité pour obtenir le plus de
pouvoir possible.
Routledge précise que ces deux confédérations étaient en guerre continuelle
et que dans la période récente les batailles semblent avoir été constantes, les
clans Koro-orongo, Tupahotu, Ureohei et Ngaure, situés au Sud-Est,
combattant les clans Haumoana, Miru, Marana, Hamea et Raa, situés au
31
Nord-Ouest.
Nous avons pu voir lors d’une précédente étude que les « Longues oreilles »
et les Tupahotu seraient des Incas restés sur l’Île de Pâques lors du passage
de l’Inca Tupac Yupanqui durant son expédition dans l’océan Pacifique vers
1465. Les descendants d’un deuxième peuple auraient donc été présents sur
l’Île et se seraient été concentrés sur la côte Sud-Est. Ils auraient été
28
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 124.
Daude, Jean Hervé. Île de Pâques - L’empreinte des Incas.
30
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p.124.
31
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, pp.223, 284.
29
36
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
régulièrement en conflit avec les premiers colonisateurs, qui eux, étaient
32
concentrés sur la côte Nord-Ouest.
Lors de ces conflits, tout Pascuan le moindrement expert dans l’art de la
33
guerre devenait un chef de troupe. Métraux ajoute que chaque Pascuan en
bonne forme était un guerrier en puissance et que chaque clan avait son chef
de guerre, appelé matatoa, dont la force et le courage étaient reconnus par
tous. Ces matatoa auraient bénéficié de certains privilèges, entre autres, celui
d’être nourri par leur clan sans avoir à travailler. Dans certains cas, ils étaient
aussi chefs de clans, et pouvaient même exercer, temporairement, une
34
certaine suprématie sur l’ensemble des clans.
Constatant l’importance accordée aux chefs de guerre dans l’organisation
sociale des différents clans, Métraux en déduit que non seulement des
conflits importants avaient lieu, mais qu’en plus ils affectaient fort
35
probablement la vie de tous les jours des Pascuans.
Cette préoccupation constante pour la guerre se retrouvait aussi jusque dans
les jeux des enfants. Ainsi, à partir d’un certain âge, ces jeux comprenaient
un entraînement au lancer de simples pierres, mais aussi et surtout de
36
mata’a.
Des instructeurs spécialement désignés pour l’enseignement du lancer et de
l’esquive du mata’a étaient appelés les mata’u. L’entraînement donné par les
mata’u aurait permis de développer une grande compétence au maniement de
37
ces armes chez les jeunes hommes.
Les jeux de guerre auraient aussi constitué l’amusement favori lors des
38
fêtes. Des Pascuans ayant une certaine expertise dans le traitement des
blessures, appelés tangata rara haoa, étaient chargés de soigner les plaies
32
Daude, Jean Hervé. Île de Pâques - L’empreinte des Incas.
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 224.
34
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, pp. 138,139.
35
Ibid., p. 149.
36
Ibid., p. 149.
37
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 140.
38
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 149.
33
37
_________________________________________________________________________________________________________
superficielles que les participants pouvaient s’infliger lors des entraînements
39
ou des fêtes.
Par ailleurs, toujours selon Métraux, les Pascuans étaient tellement
préoccupés par les guerres de clans qu’ils observaient constamment la
direction des vents, laquelle avait pour eux une importance vitale lors des
conflits. La direction des différents vents était bien identifiée et chacun d’eux
portait un nom. Les Pascuans ont d’ailleurs fourni à Métraux les noms qui
40
servaient à identifier sept directions différentes de vents. Des vents
soufflant dans une certaine direction étaient considérés défavorables à
certains clans, car lors d’un conflit, les ennemis pouvaient profiter de vents
propices pour attaquer. Métraux ajoute même que l’ennemi n’attaquait que
41
lorsque ces vents leur étaient favorables.
Selon nous, les clans devaient donc porter une attention particulière et
continue à la direction des vents afin de ne pas être pris au dépourvus lors
d’une attaque surprise. L’Île de Pâques étant souvent balayée par de grands
vents, la direction vers laquelle ils soufflaient devaient effectivement
procurer un énorme avantage aux attaquants lorsque des vents favorables
leurs permettaient de projeter bien plus loin leurs mata’a. Conséquemment,
ces mêmes vents limitaient la portée des mata’a des Pascuans qui étaient
attaqués.
Il semble donc, qu’à l’Île de Pâques, les conflits étaient si nombreux et
importants qu’ils engendraient une préoccupation constante même en ce qui
a trait à la direction des vents.
Les Pascuans avaient donc développé des armes meurtrières efficaces que
l’on a d’ailleurs retrouvées en quantité sur le sol de l’Île. Ils avaient aussi
développé un art du combat et semblaient avoir une préoccupation constante
pour la guerre. Si la plupart des conflits étaient de courte durée entre des
individus ou des groupes proches parents, il existait cependant aussi une
rivalité constante entre différents clans de l’Île qui pouvait potentiellement
dégénérer et occasionner des conflits plus longs et plus importants.
39
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 140.
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 54.
41
Ibid., p.165.
40
38
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
CHAPITRE II
Une grande guerre
En plus des rixes fréquentes, un conflit nettement plus important se serait
produit, à une certaine époque, sur l’Île de Pâques. En effet, selon les
informations recueillies par Englert, il y aurait eu vraisemblablement ce qu’il
qualifie d’une « vraie » guerre, laquelle aurait perduré sur une très longue
période de temps et aurait eu des effets dévastateurs sur la population. Cette
42
grande guerre aurait conduit au renversement de tous les moai.
N. Cauwe est cependant d’opinion contraire. Selon lui, il n’y aurait jamais eu
aucune trace d’une guerre généralisée sur l’Île de Pâques. Il mentionne qu’au
cours du XVIIIe siècle et au début du siècle suivant, les voyageurs
occidentaux ont pu observer des moai encore intacts sur leur ahu, alors que
d’autres étaient déjà couchés à terre. N. Cauwe spécifie que, durant toute
cette période, aucun visiteur n’observa la moindre bataille; personne ne
décrivit un seul village ruiné ou des champs dévastés, aucun témoin ne
rencontra d’hommes blessés ou portant d’autres séquelles inhérentes à de la
violence. Cet auteur met donc en doute que les Pascuans se soient battus
régulièrement durant près d’un siècle, oubliant ou masquant leurs querelles
43
dès qu’un bateau jetait l’ancre au large de leur île.
N. Cauwe de conclure que les moai n’ont pas pu être jetés à terre durant des
guerres tribales, et que :
« la « chute » des moai n’a donc pas existé et que si les statues
ont été couchées, c’est pour des nécessités qui n’ont guère de
44
connotations guerrières. ».
Qu’en est-il réellement ?
42
Englert, P. Sebastian. La Tierra de Hotu Matu’a, Historia, Etnologia y Lengua de la Isla de
Pascua, p.129.
43
Cauwe, Nicolas. Île de Pâques, le grand tabou, pp. 62, 65.
44
Ibid., p.69.
39
_________________________________________________________________________________________________________
Durée de la grande guerre
Englert apporte certaines précisions qui peuvent nous éclairer à propos de
cette grande guerre. Celle-ci aurait eu lieu entre les clans de la côte nordouest, les Miru et leurs alliés, et les clans de la côte sud-est, les Tupahotu et
leurs alliés. Notons que cette division territoriale entre les clans antagonistes
correspond d’ailleurs très bien à la division géopolitique mentionnée par
Métraux.
Les informations recueillies par Thomson permettent de situer cette guerre de
clans à la suite d’un autre conflit important ayant déjà eu lieu sur l’Île. Cette
guerre se serait produite bien des années après une grande bataille ayant eu
pour conséquence l’extermination du peuple des « Longues oreilles ».
Thomson rapporte en effet que suite à l’extermination des « Longues
oreilles » :
“The tradition goes on to state that peace reigned on the island,
and the people increased in numbers and prosperity. In the
course of time dissensions arose between the different families
45
or clans, which led to open hostilities.”.
« La tradition mentionne que la paix régna sur l'île, et que le
nombre de personnes s’est accru et qu’elles seraient devenues
plus prospères. Au cours du temps des dissensions ont surgi
entre les différentes familles ou clans, qui ont débouché sur des
hostilités ouvertes. ».
Pour que la population puisse s’accroître de manière substantielle et qu’elle
puisse bien vivre de ses ressources, il a donc fallu qu’il y ait une période de
paix suffisamment durable entre le premier conflit ayant conduit à
l’extermination des « Longues oreilles » et le début des hostilités ayant mené
à cette grande guerre.
Contrairement à Englert qui situe l’extermination des « Longues oreilles »
quelques années avant le début de ce grand conflit, lors d’une précédente
45
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 529.
40
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
46
étude nous avons envisagé que les « Longues oreilles » aurait été
exterminées un peu avant l’an 1600, période qui correspondrait aussi à la
déforestation de l’Île. Il aurait donc pu s’écouler quelques générations avant
le début des hostilités ayant conduit à la grande guerre.
Nous ne possédons pas suffisamment d’informations pour pouvoir établir la
période exacte du début des hostilités. Cependant, Englert affirme pouvoir
établir avec une certaine précision que le paroxysme de cette guerre aurait eu
lieu un peu avant 1774, date à laquelle le capitaine Cook, lors de son escale,
47
signale le premier que des moai gisent à terre au pied de leur ahu.
Il est intéressant de mettre cette déduction de Englert en parallèle avec
l’information suivante provenant des recherches de M. Charleux à l’effet que
:
« Les fouilles archéologiques confirment que les mata’a
n’apparaissent en stratigraphie que tardivement, vers 1400 AD à
1500 AD, avec une production qui « explose » littéralement
jusque vers 1700 AD pour se tarir en quelques dizaines
d’années. Cette explosion productive correspond très
précisément au moment de la période très agitée
48
d’affrontements entre les différents clans de l’île. »
Les mata’a auraient donc été produits de plus en plus abondamment, et la
production de ces armes aurait été à son maximum dans les années 1700.
Bien que ce genre de datation ne puisse être qu’approximative, elle nous
éclaire cependant sur le fait que la production d’armes se serait accrue au fil
des siècles et aurait culminée dans la période de temps où les batailles
seraient devenues plus fréquentes en raison d’un conflit majeur et
relativement long.
46
Daude, Jean Hervé. Île de Pâques - L’empreinte des Incas.
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 140.
48
Charleux, Michel. Les mata’a, pièces pédonculées en obsidienne de Rapa Nui (île de
Pâques) : un outil original dans la panoplie de l’outillage lithique polynésien, p. 4.
47
41
_________________________________________________________________________________________________________
Comptes-rendus des premiers explorateurs
Les comptes-rendus des premiers visiteurs ayant fait escale à l’Île de Pâques
à des époques bien différentes peuvent nous fournir des informations
intéressantes sur la situation qui prévalait au moment de leur passage.
L’analyse de ces comptes-rendus peut aussi nous permettre de vérifier
l’existence de cette grande guerre, ainsi que sa progression au fil des ans.
Jacob Roggeveen, lors de la découverte de l’Île en 1722, n’a pas mentionné
avoir vu des armes sur l’Île, et il n’a, en aucun cas, mentionné avoir
remarqué des statues renversées au pied des ahu. Il ne fut cependant que
quelques heures sur l’Île et n’a donc pu observer qu'une petite partie de celleci, sa préoccupation première étant de ravitailler son navire. Ainsi,
Roggeveen a pu se procurer des vivres en abondance, dont : une grande
49
quantité de cannes à sucre, de la volaille, des racines et des bananes.
Carl Friedrich Behrens, membre de l’expédition, a spécifiquement mentionné
50
que les Pascuans ne portaient pas d’armes.
Aussi, parlant des cultures des Pascuans, il relate que :
« Tout y était planté, semé et labouré. Les arpents étaient
séparés les uns des autres avec beaucoup d’exactitude, et les
limites tirées au cordeau. Dans le temps que nous y fûmes,
presque tous les fruits et plantes étaient dans leur maturité. Les
51
champs et les arbres en étaient chargés abondamment. ».
Il semble que les poulets étaient aussi abondants, puisque jusqu’à 500 poulets
52
leur furent offerts. Les Pascuans semblaient donc jouir d’une relative bonne
qualité de vie lors du passage de Roggeveen.
49
The Journal of Jacob Roggeveen, p. 95.
Behrens, Carl Friedrich. Histoire de l'expédition de trois vaisseaux envoyés par la
Compagnie des Indes occidentales des Provinces-Unies, aux terres australes en MDCCXXI,
p. 134.
51
Ibid., p. 132.
52
Ibid., p. 129.
50
42
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Il s’écoula bien des années avant qu’une autre expédition occidentale ne
vienne jusqu’à l’Île de Pâques puisque ce n’est que quarante-huit ans plus
tard, soit en 1770, que l’expédition de Don Felipe Gonzales y fit escale.
Gonzales a lui aussi rapporté qu’il a pu facilement se procurer des vivres en
53
abondance, dont des plantains, du piment chilien, des patates douces et des
54
volailles.
Bien qu’ayant parcouru l’Île durant trois jours consécutifs, l’équipage de
Gonzales, n’a pas non plus signalé avoir aperçu des statues tombées, ni
même aucun signe pouvant laisser croire qu’il y aurait eu un violent conflit.
Notons cependant, comme nous avons pu le voir, que Gonzales a quand
même signalé les plaies profondes laissées par des pierres coupantes qui ne
seraient autres que des mata’a.
Des Pascuans maintenant armés
Lorsque quatre ans plus tard, soit en 1774, Cook fait escale à l’Île de Pâques,
la situation semble avoir changé du tout au tout puisque celui-ci constate
que :
« Quelque pacifiques, quelque bons que semblent être ces
insulaires, ils ne manquent pas d’armes offensives, telles que
des massues de bois courtes et des piques : ces piques sont des
batôns tortus (tortueux) d’environ six pieds de long, armés à une
55
extrémité d’un morceau de caillou. ».
Les Pascuans étaient donc maintenant armés. Était-ce parce qu’ils craignaient
dorénavant les Occidentaux ? Pourtant la seule visite rapportée fut celle de
53
Cette plante est originaire d’Amérique et selon notre précédente étude : sur l’Île de Pâques,
le cuy, animal typiquement andin, aurait été cuisiné et consommé en même temps que le fruit
de cette plante.
54
The Voyage of Captain Don Felipe Gonzalez to Easter Island, p. 121.
55
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 225.
43
_________________________________________________________________________________________________________
Gonzales, quelques années auparavant, et tout s’était alors relativement bien
passé.
Cook spécifie que les Pascuans venus à sa rencontre paraissaient inoffensifs
et accueillants. Les armes que portaient les Pascuans ne semblaient donc pas
avoir pour but de se protéger contre les hommes de Cook, ou même de les
attaquer.
Lors de son arrivée aux abords de l’Île de Pâques, Cook mentionne la
présence de nombreuses statues debout :
« Un grand nombre de colonnes noires ; rangées le long de la
côte, frappaient nos yeux de toutes parts ; plusieurs étaient
élevées sur des plates-formes, nous y distinguions déjà quelque
chose de ressemblant à une tête, et à des épaules humaines vers
la partie supérieure ; mais le bas paraissait une roche grossière
et informe. Souvent nous en comptions deux, quatre et cinq
56
dans un même groupe. ».
Cependant, à l’occasion d’une visite à l’intérieur de l’Île, des membres de
son équipage ont constaté que des moai gisaient par terre au pied de ahu.
Cook serait donc le tout premier explorateur occidental à rapporter avoir vu
des moai tombés.
Se pourrait-il qu’une guerre de clans ait sévi au moment de l’arrivée de
Cook et que celui-ci ne s’en soit pas aperçu ?
Nous savons, d’après la tradition orale, qu’en dépit des conflits réguliers
entre les clans, une trêve temporaire avait cependant lieu lors de grandes
cérémonies annuelles. Ainsi en était-il lors du rite de l’Homme-oiseau et lors
du concours de lecture des tablettes Rongo rongo. Thomson rapporte
d’ailleurs que la fête de la lecture des tablettes Rongo rongo qui se déroulait
à Anakena était considérée comme la fête la plus importante pour les
56
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 190.
44
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Pascuans et que pas même la guerre ne pouvait empêcher le déroulement de
57
cette fête.
Il se pourrait fort bien que le même genre de trêve ait eu lieu lors de la visite
de certains navires occidentaux. Pour les Pascuans, il devait effectivement
s’agir d’un évènement hors de l’ordinaire dont l’importance était fort
probablement comparable aux grandes cérémonies annuelles.
Cook relate d’ailleurs qu’une centaine de Pascuans s’étaient rassemblés
autour de son lieu de débarquement et qu’ils avaient tellement envie de voir
arriver ses hommes, que plusieurs se jetèrent à l’eau pour nager à la
58
rencontre de leurs chaloupes.
En plus du côté spectaculaire de cet événement qui venait rompre la routine
des Pascuans, ceux-ci avaient aussi un intérêt particulier pour essayer de se
procurer, auprès des visiteurs de passage, des objets qu’ils ne connaissaient
pas et qui faisaient leur envie, que se soit par des échanges ou par la rapine.
Tous les premiers navigateurs mentionnent d’ailleurs l’avidité des Pascuans
pour les vêtements qu’ils portaient et pour les objets qu’ils avaient à bord de
leur navire.
Ainsi Cook mentionna que :
« (…) Mais le désir de posséder les joujous, et les curiosités que
nous apportions parmi eux, donnant à leurs désirs une force
irrésistible les empêchaient de réfléchir sur les besoins
59
pressants, que bientôt ils éprouveraient (…) ».
Tous les Pascuans pouvaient donc possiblement trouver leur compte à ces
visites imprévues, soit par le côté spectaculaire de l’arrivée de ces navires et
de ces étrangers si différents d’eux, ou par les objets nouveaux qu’ils allaient
pouvoir obtenir. Les Pascuans pouvaient donc vraisemblablement mettre de
côté leurs querelles durant ces moments importants.
57
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 514.
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 191.
59
Ibid., p. 222.
58
45
_________________________________________________________________________________________________________
Le compte-rendu détaillé de la visite de l’Île effectuée par des officiers, des
membres d’équipage et différents spécialistes accompagnant l’expédition
peut nous apporter des informations intéressantes sur la situation des
Pascuans lors du passage de Cook.
Cook relate que plusieurs membres de son expédition, pour aller explorer
l’Île, se sont amarrés dans une anse près d’un ahu nommé hangaroa, lequel
60
comportait trois moai érigés . Cette anse était donc située du côté nord-ouest
de l’Île près de l’actuel petit village de Hanga Roa.
Cook mentionne que cette petite troupe emprunta un sentier qui :
« (…) les conduisit au côté S.E. (sud-est) de l’île, et ils furent
suivis d’une foule nombreuse des Naturels (Pascuans), qui se
précipitaient vers eux avec beaucoup d’empressement. Bientôt
un homme d’un moyen âge, tatoué depuis les pieds jusqu’à la
tête, et ayant un visage peint d’une sorte de piment blanc
(peinture blanche), parut avec une pique (un mata’a) à la main,
se promena à côté d’eux, et fit signe à ses compatriotes de se
tenir éloignés et de ne pas incommoder les étrangers. Il arbora
ensuite un morceau d’étoffe blanche sur sa pique, et se plaçant à
leur tête, il les conduisit lui-même, en agitant ce pavillon de
61
paix. ».
Une fois rendu de l’autre côté de l’Île, les membres de l’expédition
constatèrent que des moai gisaient par terre.
“On the east side, near the sea, they met with three platforms of
stone work, or rather the ruins of them. On each had stood four
of those large statues, but they were all fallen down from two of
them, and also one from the third; all except one were broken by
62
the fall, or in some measure defaced.”.
60
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 203.
61
Ibid., p. 204.
62
Ibid., p. 282.
46
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
« Sur le côté est, à proximité de la mer, ils rencontrèrent trois
plates-formes faites de pierres ou plutôt, les ruines de celles-ci.;
sur chacune d'entre elles, s'étaient élevé quatre grandes statues,
mais elles étaient toutes tombées de deux des plates-formes de
même qu'une de la troisième; seulement l'une des statues n'avait
pas été abîmée par la chute ni défigurée de quelque façon que ce
soit. ».
À l’origine, sur chacun de ces ahu, avaient donc été érigés quatre moai qui
étaient coiffés d’un couvre-chef appelé pukao. Sur deux de ces ahu, tous les
moai, sans exception, avaient été jetés à terre. Sur le troisième ahu, un moai
avait aussi été mis à terre. Il fut constaté que seul un moai gisant à terre
n'avait pas été abîmé par la chute ou à aucun degré défiguré ; cela signifie
que sur les neuf moai gisant à terre, huit d’entre eux étaient donc en très
mauvais état. Il semble que ces moai n’avaient en aucun cas été déposés
délicatement au sol, mais qu’ils avaient bel et bien subi une chute brutale.
Notons aussi qu’un des moai gisait intact par terre ; la chute d’un moai ne le
brisait donc pas nécessairement. Le fait de retrouver un moai intact par terre
ne permet donc en aucune façon de considérer qu’il a nécessairement été
déposé délicatement au sol.
L’expédition de reconnaissance continua sa progression, et :
« De cet endroit ils suivirent la direction de la côte au N. E.
(nord-est) : l’homme, qui leur servait de guide, marchait
63
toujours le premier, agitant son pavillon. ».
« Ils observèrent, en passant, un grand nombre d’Indiens
(Pascuans) rassemblés sur une colline, tenant des piques
(mata’a) à la main ; mais ils se dispersèrent à la voix de leur
compatriote, excepté cinq ou six, l’un desquels semblait être un
Indien d’importance. C’était un homme robuste et bien fait,
d’une physionomie ouverte : il avait le visage peint, le corps
tatoué, il portait un habit ou vêtement meilleur que celui des
63
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 205.
47
_________________________________________________________________________________________________________
autres, et un grand chapeau de longues plumes noires (…). Le
porte-étendard donna son pavillon blanc à cet homme, qui
paraissait être le chef de l’île ; celui-ci le remit à un autre, qui le
64
porta devant eux le reste du jour. ».
Les membres de l’expédition de Cook pensèrent que ce Pascuan qu’ils
venaient de rencontrer pouvait être le chef de l’Île et crurent qu’un nom
qu’ils recueillirent de sa part aurait pu être le nom de l’Île.
Lorsqu’ils manifestèrent leur désir de continuer leur visite vers le Nord-Est,
ce chef :
« (…) parut mécontent de ce que nous désirions continuer notre
marche, et il nous pria de retourner sur nos pas, en nous
promettant de nous accompagner ; mais voyant que nous étions
déterminés à aller plus avant, il finit ses supplications, et nous
65
suivit. ».
Une trêve lors de l’escale de navires occidentaux
Certains événements qui se sont produits lors de cette excursion à l’intérieur
de l’Île nous paraissent particulièrement intrigants. Selon nous, tous ces
petits événements qui apparaissent saugrenus et difficilement
compréhensibles s’expliqueraient par le fait que Cook serait effectivement
arrivé lors d’un important conflit entre clans.
Notre interprétation de cette excursion dans l’Île est la suivante : des
membres de l’expédition de Cook ont débarqué dans la baie de Hangaroa qui
est située dans la partie nord-ouest de l’Île. Lorsqu’ils prirent la direction de
la partie sud-est de l’Île, en compagnie de plusieurs Pascuans, un insulaire se
joignit à la troupe et donna des directives aux autres Pascuans qui
l’écoutèrent. Celui-ci précéda la marche de tout le groupe en brandissant une
lance à laquelle il avait attaché une étoffe blanche. Cette étoffe blanche qu’il
64
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 207.
65
Ibid., p. 208.
48
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
brandissait, ainsi que son visage peint en blanc, auraient été fort
probablement un signe de paix. Bien que nous n’ayons pas d’informations
précises au sujet de l’utilisation de la couleur blanche, nous savons cependant
qu’à l’opposé, l’utilisation de la couleur noire, était un signe de guerre
66
reconnu par les Pascuans.
Compte tenu de l’antagonisme qui sévissait entre les deux grandes
confédérations de l’Île, il est possible de croire que les Pascuans,
s’aventurant du Nord-Ouest de l’Île en direction de la partie sud-est, seraient
passés de leur territoire à un territoire qui n’était pas le leur, et où ils
n’étaient pas nécessairement les bienvenus, puisque appartenant à l’autre
confédération. L’étoffe blanche, que le Pascuan qui avait pris la tête de la
troupe, balançait au bout d’une lance aurait pu être un signal à l’effet qu’il ne
venait pas en ennemi, mais qu’au contraire, il demandait une trêve pour une
circonstance très spéciale.
Une fois rendue dans la partie sud-est de l’Île, des officiers de Cook
constatèrent que des moai de plusieurs ahu gisaient à terre et qu’ils avaient
subi des dégâts importants dus à leur chute.
Or, il semble bien qu’à cette époque, même si les moai n’étaient plus
fabriqués depuis longtemps, ils revêtaient toujours un caractère sacré pour les
Pascuans :
« Nous n’avons pas remarqué que les naturels (Pascuans)
rendent aucun culte à ces colonnes (moai) ; ils paraissent
cependant avoir pour elles de la vénération ; car ils témoignent
du mécontentement lorsque nous marchions sur l’espace pavé,
ou sur les piédestaux, ou que nous en examinions les
67
pierres. ».
Cook mentionne que cette petite troupe, continuant sa marche, rencontra
d’autres moai qui étaient debout. :
66
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 108.
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 196.
67
49
_________________________________________________________________________________________________________
« (…) quelques-unes placées en groupes sur des plates-formes
de maçonnerie, d’autres seules, enfonçées en terre et à peu de
profondeur : en général, ces dernières sont beaucoup plus
68
grosses que les autres. ».
Selon ce compte-rendu, l’une de ces statues, légèrement enfoncée en terre,
procurait suffisamment d’ombre pour que toute la troupe, composée d’une
69
trentaine de personnes, puisse se mettre à l’abri des rayons du soleil.
Ces moai légèrement enfoncés en terre ne sont pas ceux du Rano Raraku qui
sont en très grande partie enfouis de très longue date. Il s’agirait plutôt des
moai qui furent retrouvés ultérieurement par d’autres expéditions gisant sur
le sol le long de certains chemins de l’Île. Ces moai ont été considérés par
certaines missions archéologiques comme des moai brisés au cours de leur
transport et abandonnés sur les lieux. Comme ils étaient plus massifs que les
moai autrefois érigés sur les ahu , il a été considéré que leur transport avait
été trop difficile et que cela expliquerait leur bris.
Nous croyons cependant que la plus grande partie de ces moai qui gisent le
long des chemins aurait été des moai érigés à cet endroit et que pour les
stabiliser, ils auraient été légèrement enfoncés dans le sol.
Analysant la situation à l’aide de plusieurs indices découverts sur le terrain,
Routledge en arrive à la conclusion que ces moai répartis le long des chemins
partant du Rano Raraku auraient été placés de cette manière afin de
70
constituer en quelque sorte des allées triomphales. Lavachery ne croit
cependant pas que cela soit possible, car selon lui, cette façon de faire ne
71
serait pas typiquement Polynésien. Or, nous avons pu voir lors d’une
précédente étude que des nouveaux arrivants issus d’un deuxième peuple
68
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 208.
69
Ibid., p. 208.
70
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 196.
71
Lavachery, Henri. Île de Pâques, p. 186.
50
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
72
seraient les véritables instigateurs des moai. Il est donc vraisemblable que
cette façon de faire, tout en ayant eu lieu, ne soit pas Polynésienne.
Ces moai auraient été renversés violemment pour les mêmes raisons que les
moai érigés sur les ahu, de sorte qu’à terme, il n’y eut plus aucun moai dressé
sur toute la surface de l’Île.
La petite troupe continuant son chemin rencontra ensuite un groupe de
Pascuans rassemblés au sommet d’une colline. Ils étaient tous armés comme
s’ils étaient prêts à se battre. Peut-être que prévenus par une vigie ils s’étaient
rassemblés à cet endroit. Nous savons en effet que les Pascuans se réfugiaient
sur les collines lors de combats : leur position en hauteur leur donnant fort
certainement un avantage lorsqu’ils lançaient leurs mata’a sur leurs ennemis
situés plus bas. Tout au contraire, ceux-ci situés au pied de la colline avaient
certainement beaucoup plus de difficultés à lancer leurs mata’a vers la
position surélevée de leurs ennemis.
Un dialogue eut lieu entre les Pascuans accompagnant les hommes de Cook
et ces guerriers regroupés, et le drapeau blanc fut remis au chef de ces
guerriers, qui le confia à un de ses hommes. Ce dernier ouvrit la marche en
agitant toujours le fameux drapeau blanc dans les airs. Le chef de
l’attroupement sur la colline se montra ensuite très réticent à aller de l’avant
en direction du Nord-Est. Il se pourrait bien qu’il ait craint de s’aventurer en
direction du territoire de clans ennemis. Finalement, devant la détermination
des Anglais à continuer dans cette direction, le chef se décida quand même à
suivre la troupe.
Alors qu’il évalua la population de l’Île à au moins sept cents habitants,
Cook s’étonna de n’avoir aperçu que très peu de femmes :
« Toutes les femmes que nous avons vues dans les différentes
parties de l’île, ne montent pas à trente, quoique nous l’ayons
traversée presque d’un bout à l’autre, et il n’est point du tout
72
Daude, Jean Hervé. Île de Pâques - L’empreinte des Incas.
51
_________________________________________________________________________________________________________
probable qu’elles se fussent retirées dans quelques lieux
73
cachés. ».
Aussi, le peu d’enfants qu’il a pu voir l’intrigua encore davantage :
« Je dois dire que nous avons aperçu très peu d’enfants ; et si ce
peuple jugeait à propos de soustraire ses femmes à nos yeux, il
n’y avait aucune raison de cacher les enfants. Cette matière reste
74
ainsi dans l’obscurité (…) ».
Cook se demanda alors pourquoi les Pascuans garderaient plus jalousement
75
leurs femmes à l’abri des étrangers que ne le font les Tahitiens.
Notons que Roggeveen observa le même phénomène, puisque peu de
femmes étaient présentes lors de son arrivée :
“It is also very notable that we saw no more than 2 to 3 old
women (…) but young women and daughters did not show
themselves, so that it is to be believed that jealousy will have
76
induced the men to hide them at a separate part of the island.”
« Il est aussi très remarquable que nous ne vîmes pas plus de 2 à
3 vieilles femmes (…) cependant, si les jeunes femmes et les
filles ne se montraient pas, on pouvait penser que la jalousie
avait incité les hommes à les cacher dans une autre partie de
l’Île. ».
Il semble qu’effectivement les femmes étaient cachées, puisque plus tard
dans la journée, Behrens signale la présence en plus grand nombre de
73
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 232.
74
Ibid., p. 233.
75
Ibid., pp. 232, 233.
76
The Journal of Jacob Roggeveen, pp. 99, 100.
52
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
femmes et d’enfants. Il ajoute aussi que des Pascuans proposaient même que
77
quelques femmes puissent être emmenées sur le bateau.
Cette situation intrigua tellement Cook qu’il crut possible que la plupart des
femmes auraient pu être à l’abri dans des grottes puisqu’il n’y avait pas
78
d’autres endroits possibles pour se cacher sur l’Île.
Nous croyons effectivement que les femmes étaient cachées dans des grottes
et que cela expliquerait pourquoi les Pascuans avaient refusé l’accès aux
grottes à Cook et à ses hommes :
« Outre les cabanes, nous observâmes plusieurs amas de pierre,
formant de petits mondrains, dont l’un des côtés absolument
perpendiculaire, a un trou qui va sous terre. L’espace au-dedans
doit être très petit, et cependant il est probable que ces cavités
servent d’asile au peuple durant la nuit. Peut-être qu’elles
communiquent avec des cavernes naturelles, telles qu’on en
trouve parmi les courants de lave, des pays de volcan. (…) Nous
aurions bien aimé de déterminer si notre conjecture avait
quelque fondement ; mais les Naturels (Pascuans) ne voulurent
79
jamais nous permettre d’y entrer. »
S’il est plausible que les Pascuans aient voulu mettre leurs femmes à l’abri
des désirs des marins fraîchement débarqués, on comprend beaucoup moins
pourquoi ils auraient voulu leur dissimuler leurs enfants. En effet, pourquoi
cacher les enfants suffisamment grands lors d’un événement aussi
extraordinaire pour les Pascuans que l’arrivée d’un vaisseau étranger,
d’autant plus qu’à peine quelques années auparavant, le passage de Gonzales
avait dû laisser des souvenirs plus que captivant dans la mémoire des
insulaires.
77
Behrens, Carl Friedrich. Histoire de l'expédition de trois vaisseaux envoyés par la
Compagnie des Indes occidentales des Provinces-Unies, aux terres australes en MDCCXXI,
pp. 128,129.
78
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 232.
79
Ibid., pp. 199, 232.
53
_________________________________________________________________________________________________________
L’explication la plus plausible serait que les femmes et les enfants avaient
plutôt été mis à l’abri dans des grottes parce qu’un conflit meurtrier sévissait
entre clans.
Le premier réflexe des Pascuans lors d’hostilités imminentes aurait été de
mettre autant que possible leurs femmes et leurs enfants à l’abri. Or, sur l’Île
de Pâques les insulaires se trouvaient dans une situation particulièrement
difficile lorsque leur clan subissait une attaque et qu’ils devaient battre en
retraite. L’Île étant très petite et n’étant, de surcroît, non boisée, il était
impossible de se cacher efficacement à sa surface. Comme il ne s’agissait pas
d’un archipel et que les terres les plus proches étaient à des centaines de
kilomètres, il était impossible de partir rapidement se mettre à l’abri sur une
autre île, ou sur le continent, d’autant plus que les Pascuans n’avaient plus
que quelques petites embarcations de fortune pour prendre la mer. La seule
solution à la disposition des Pascuans était donc de se cacher dans les
nombreuses grottes dont l’Île était fort heureusement truffée.
Les grottes ana Kionga
Une autre possibilité permettrait d’expliquer que non seulement des femmes
et des enfants aient trouvé refuge dans des grottes, mais aussi que des
hommes y aient habité durant une certaine période de temps.
On retrouve, dans certains villages situés sur le pourtour de l’Île, des grottes
qui furent régulièrement utilisées par les Pascuans. Ces grottes comportaient
un étroit couloir se terminant par une petite ouverture communiquant avec
l’extérieur. La forme particulière de ce couloir, aménagé de main d’homme,
obligeait la personne qui y pénétrait à certaines contorsions afin de se rendre
jusqu’à la grotte comme telle.
L’entrée de ces grottes était très bien dissimulée parmi tout un
amoncellement de pierres. Sa position était cependant indiquée par la
disposition particulière de cinq pierres disposées autour de l’orifice qui
permettaient à l’œil exercé des utilisateurs de ces grottes de la repérer
rapidement.
54
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Lors de son expédition spéléologique en 1983, Jean-Marie Groult a recueilli
des informations des Pascuans au sujet de ces grottes bien spécifiques,
appelées Ana Kionga :
« (…) le clan propriétaire de la grotte pouvait y cacher un ou
plusieurs sujets en conflit avec des membres d’un clan voisin,
ceci afin de les soustraire à des représailles parfois
sanglantes. L’Ana Kionga était un lieu tabou, interdit de
profanation ; les réfugiés n’en sortaient que lorsque les querelles
étaient dissipées. On dit également qu’elles servaient à y
enfermer les prisonniers de guerre dont la destinée était de
80
devenir des esclaves ou victimes d’un repas anthropophage. ».
Bien des années auparavant, Englert mentionnait que lors de conflits les
Pascuans du clan vainqueur commettaient envers les Pascuans des clans
vaincus, alors surnommés « Kio », de nombreuses atrocités démontrant, par
là même, une réelle cruauté. Les kio, s’ils n’avaient pas été sacrifiés suite aux
violents combats, étaient gardés par le clan vainqueur comme esclaves afin
81
de les faire travailler dans leurs champs.
Métraux précisait que les kio qui devaient travailler aux champs étaient
82
parqués la nuit dans une grotte sous étroite surveillance.
Notons que dans le nom ana Kionga, ana signifie grotte et que dans le nom
kionga on retrouve le terme kio. Les grottes ana kionga semblent donc avoir
effectivement eu un rapport avec les Pascuans vaincus, les kio.
Selon J-M. Groult l’ana Kionga est caractérisée par « (…) son faible
développement, son entrée unique très normalisée, et son aspect dissimulé. ».
En effet, le plus souvent ces grottes sont de petite taille et possèdent un seul
accès pour y entrer et sortir. Vue de l’extérieur, cette entrée est d’ailleurs très
difficile à déceler, et il faut pratiquement connaître à l’avance l’endroit précis
80
Les cavernes de l’Île de Pâques (Chili), Recherches Spéléologiques, p. 22.
Englert, P. Sebastian. La Tierra de Hotu Matu’a, Historia, Etnologia y Lengua de la Isla de
Pascua, p. 129.
82
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, pp.139, 150, et Métraux, Alfred. Île de
Pâques, p. 87.
81
55
_________________________________________________________________________________________________________
où elle est située pour effectivement réussir à la repérer. Dans bien des cas,
autour de l’entrée, un léger repaire visuel systématiquement composé de cinq
pierres disposées autour de l’orifice, permet de la situer exactement. En
certaines circonstances, cet orifice pouvait être complètement fermé à l’aide
de pierres ce qui le rendait pratiquement indécelable.
Pénétrer dans la grotte n’était pas chose facile car pour y accéder il fallait
emprunter un étroit couloir artificiel doté de coude à 90 degrés qui nécessitait
de se contorsionner pour pouvoir y progresser. Cet aménagement
expliquerait d’ailleurs pourquoi les membres d’équipage de Gonzales,
lorsqu’ils firent le premier relevé topographique relativement complet de l’Île
de Pâques, rapportèrent, très étonnés, que :
“Most of the natives of the island dwell in underground caves,
or in the hollow of some rock, the entrances to which are so
narrow and inconvenient that we have seen some of them
introduce themselves in the opposite manner to what is natural,
83
beginning by projecting their feet and the head last.”.
« La plupart des indigènes vivent dans les grottes souterraines
ou dans le creux de rochers, dont les entrées sont si étroites et si
peu pratiques que nous en avons vu s’y introduire de la façon la
moins naturelle, à savoir les pieds en avant et la tête en
dernier. ».
Le forme de certains couloirs nécessitait donc, pour ne pas rester coincé en
cours de route, de s’y introduire de la manière la moins naturelle qui soit,
c’est-à-dire les pieds devant.
Lors de l’expédition Franco-Belge de 1934-35, Henri Lavachery décrit ainsi
son exploration d’une grotte ana Kionga :
« Au dehors, c’est une surface ovale couverte de gros galets
amoncelés. À l’une des extrémités, Tepano (son informateur
pascuan) soulève un galet rectangulaire plus plat et plus gros et
83
The Voyage of Captain Don Felipe Gonzalez to Easter Island, p. 102.
56
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
découvre l’entrée d’un puits de la largeur d’un homme. Environ
deux mètres et demi de profondeur. Au fond, on devine l’entrée
d’un couloir d’un demi-mètre de haut parallèle à la surface du
sol. Métraux descend, car il n’est pas certain que le couloir ne
sera pas trop étroit pour moi. Mais j’entends bientôt sa voix qui
m’appelle. Je descends à mon tour. Le couloir est en pente.
J’avance à quatre pattes dans la nuit. Je débouche dans la
chambre souterraine.
Une sorte de tréteau de pierre surélève une partie du sol. Des
ossements, un crâne, auquel la lumière hésitante de nos torches
84
électriques donne un regard noir. ».
Lavachery ajoute, qu’avec Métraux, ils ont retrouvé le même genre de grotte
que celle-ci située dans d’autres villages.
Les ana Kionga, grâce à leur unique entrée bien dissimulée, pouvaient donc
effectivement être très appropriées pour servir de cachettes à des Pascuans
qui devaient vivre à l’abri, pendant quelques temps, sous la protection des
autres membres de leur clan. De plus, l’unique entrée de cette grotte qui
pouvait être facilement bloquée avec une grosse et lourde pierre, et la lente
progression obligatoire dans l’étroit couloir tortueux y donnant accès pour
entrer et sortir, en faisait une prison très sécuritaire pour y enfermer des
esclaves ou des condamnés à mort.
La grande difficulté pour pénétrer dans ces grottes et la dissimulation de leur
entrée étaient donc tout simplement planifiés pour des raisons de sécurité.
84
Lavachery, Henri. Île de Pâques, p. 113.
57
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58
Guerres de clans et chute des moai
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Croquis réalisé à partir d’un dessin original de Alain Gauthier
A : Vue aérienne de l’entrée d’une grotte ana Kionga dissimulée parmi un
empierrement.
B : Coupe latérale de la trajectoire du couloir conduisant à la grotte.
C : Coupe transversale du couloir.
59
_________________________________________________________________________________________________________
60
Guerres de clans et chute des moai
61
J.-M. Groult)
Un repaire visuel composé systématiquement de cinq pierres entourée fréquemment l’entrée des grottes ana Kionga. (Photo
_________________________________________________________________________________________________________
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62
L’entrée bloquée d’une grotte ana Kionga, parmi un amoncellement de pierres de lave, s’intègre parfaitement au décor, ce
qui en dissimule d’autant l’orifice. (Photo J.-M. Groult)
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Guerres de clans et chute des moai
63
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64
Guerres de clans et chute des moai
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J-M. Groult dans l’orifice d’une grotte ana Kionga lors d’une expédition
spéléologique à l’Île de Pâques en 1983. (Photo fournie par J.-M. Groult)
65
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Guerres de clans et chute des moai
L’intérieur d’un couloir aménagé par les Pascuans pour communiquer avec une grotte ana Kionga. (Photo J.-M. Groult)
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68
Guerres de clans et chute des moai
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D’autres grottes sur l’Île de Pâques ont tout simplement servi de refuges à
des Pascuans qui avaient réussi à se sauver du massacre de leur clan. Selon
Englert, ces kio, souvent des chefs, des guerriers et leurs femmes,
réussissaient parfois à survivre en se cachant dans des grottes difficiles
d'accès le long de parois abruptes. La tradition orale fait d’ailleurs mention
d’un matatoa qui aurait eu un grand pouvoir sur l’Île à un moment donné, et
dont les guerriers seraient partis à la recherche de Pascuans vaincus afin de
rapporter de la chair humaine pour s’en nourrir. Afin de survivre à cette
chasse à l’homme, trente-trois kio provenant de différents clans trouvèrent
85
refuge dans une grotte située sur un des flancs du volcan Rano Kau.
Que des Pascuans et leur famille aient pu trouver refuge dans des grottes
pour sauver leur vie, ou qu’ils y aient été contraints d’y habiter parce qu’ils
étaient devenus esclaves, pourrait aussi expliquer les variations dans les
estimations de la population de l’Île effectuées à seulement quelques années
d’intervalle. En effet, Gonzales estime que l’Île était habitée par une petite
population prospère qu’il estimait à au moins mille habitants parmi lesquels
il n’aurait cependant aperçu que très peu de femmes. Quatre ans plus tard
Cook estime cette population à seulement 700 habitants, dont aussi très peu
de femmes. Alors que douze ans après, La Pérouse l’estime à plus de deux
mille habitants.
Il semble que les grottes pouvaient effectivement abriter un grand nombre de
Pascuans, puisque selon l’appréciation du Frère Eugène Eyraud, l’Île était
tellement truffée de grottes et de tunnel de lave que :
« La population entière de l'Île, à un moment donné, pourrait
86
disparaître en se cachant dans ces souterrains. ».
En plus de servir de refuge, de cachette pour les objets précieux, ou de lieu
de réclusion pour les esclaves, il est aussi possible que des grottes aient pu, à
85
Englert, P. Sebastian. La Tierra de Hotu Matu’a, Historia, Etnologia y Lengua de la Isla de
Pascua, p. 130.
86
Eyraud, Eugène. Lettre du Frère Eugène Eyraud, au Supérieur général.
69
_________________________________________________________________________________________________________
une certaine époque, constituer des lieux d’habitation à des Pascuans même
en temps de paix.
Thomson rapporte qu’il a, par pur hasard, découvert l’entrée d’une grotte
dont l’orifice était extrêmement petit. Il mentionna qu’une fois à l’intérieur
de celle-ci, des cavités spacieuses pouvaient facilement abriter
confortablement plus d’un millier de personnes. Il lui a semblé évident que
ce réseau de grottes avait été habité dans les temps anciens et il y a même vu
87
certains vestiges humains très anciens.
Plus récemment, des spéléologues ont découvert que quelques grands tunnels
de lave situés à l’intérieur des terres avaient été aménagés pour en faire de
véritables petits villages souterrains. Certaines de ces habitations souterraines
auraient été d’autant plus intéressantes pour les Pascuans qu’elles contenaient
des petites réserves d’eau de pluie, qui traversant le sol, s’emmagasinaient à
88
certains endroits dans ces grottes.
Diminution substantielle de la population
Cette grande guerre entre les deux confédérations de clans aurait occasionné
de nombreuses pertes de vie humaine et aurait diminué drastiquement la
population de l’Île. Routledge rapporte d’ailleurs que, selon les informations
qu’elle a recueillies, une grande partie des Pascuans appartenant à la
confédération des Hotu Iti aurait été exterminée, poursuivie par les guerriers
de l’autre confédération qui auraient tué sans distinction :
“(…) women and children and little children, big children and
89
young men, and old men who could not walk away quickly.”.
« (…) femmes, enfants, petits enfants, grands enfants, jeunes
hommes et vieillards qui ne pouvaient pas marcher bien vite. ».
87
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, pp. 487, 488.
Kiernan, Kevin. Volcanokarst in the culture and landscape of Easter Island, et Les
cavernes de l’Île de Pâques (Chili), Recherches Spéléologiques, p. 11.
88
89
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 284.
70
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Un certains nombre de Pascuans de Hotu Iti réussirent à échapper au
massacre et à se cacher dans des grottes, entre autres, dans les grottes situées
sur des îlots non loin des côtes en nageant jusqu’à ceux-ci.
Ces réfugiés réussirent finalement à se sortir de cette pénible situation. Ils
regroupèrent leurs forces et exterminèrent à leur tour une grande partie des
Miru et de leurs alliés. Seul Anakena sur le territoire Miru ne fut pas attaqué,
90
ainsi que le lieu dit Vaihu sur la cote sud-est appartenant au clan Marama.
Certaines jeunes femmes furent aussi épargnées pour devenir les compagnes
forcées de ces nouveaux vainqueurs.
La tradition orale attribue une prédiction en rapport avec ces événements au
premier roi Hotu Matu’a. Celui-ci, sur son lit de mort, aurait prononcé les
paroles suivantes :
“ “You are Hotu-iti, of Mata-iti, and your descendants shall
prosper and survive all others.” And he said to Kotuu, “You are
Kotuu, of Mata-nui,and your descendants shall multiply like the
shells of the sea, and the reeds of the crater, and the pebbles of
91
the beach, but they shall die and shall not remain.” ”.
« « Tu es Hotu-iti, de Mata-iti, et tes descendants vont prospérer
et survivre à tous les autres. » Et il dit à Kotuu, « Tu es Kotuu,
de Mata-Nui, et tes descendants vont se multiplier comme les
coquillages de la mer, et les roseaux du cratère, et les cailloux
de la plage, mais ils mourront et ne survivrons pas. » ».
Cette « prédiction » se serait donc en quelque sorte réalisée par ce conflit
puisque effectivement les descendants de ces deux groupes se seraient
multipliés et auraient prospéré, mais par la suite les descendants de Hotu-iti,
les clans du sud-est, auraient eu le dessus sur les descendants de Kotuu, les
clans du Nord-Est, jusqu’à presque les exterminer.
90
91
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 82.
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 280.
71
_________________________________________________________________________________________________________
Méprise concernant un ancien nom de l’Île
Nous avons vu que des membres d’équipage de Cook avaient rencontré, dans
la partie sud-est de l’Île, plusieurs Pascuans armés regroupés sur le sommet
d’une colline. En tentant de communiquer avec celui qui paraissait être le
chef de ce groupe, les hommes de Cook crurent comprendre qu’il était le
chef de l’Île tout entière. Aussi, ils rapportèrent que ce chef les aurait
informés que l’Île se nommait « Vaihou ».
Notre analyse du compte-rendu de cette rencontre nous porte à croire que les
hommes de Cook ont mal interprété les éléments de cette rencontre et qu’ils
se sont mépris sur l’ancien nom de l’Île
En effet, les hommes de Cook décrivirent le Pascuan qu’ils avaient rencontré
et qu’ils prirent pour le chef de l’Île tout entière, comme ayant un meilleur
vêtement que les autres Pascuans qui l’accompagnaient et portant un
ornement de tête en plume. Nous croyons effectivement qu’il s’agissait
vraisemblablement d’un chef, d’autant plus qu’il se comportait comme tel et
donnait des directives aux autres Pascuans qui l’accompagnait.
Qui plus est, les Pascuans accompagnant les membres d’équipage de Cook
92
avaient annoncé à ceux-ci qu’ils verraient bientôt leur « Ariki ». Or nous
savons que ce qualificatif veut dire « chef » en Pascuan. Le roi de l’Île était
qualifié d’Ariki, plus précisément d’Ariki-mau (roi sacré), mais aussi les
93
nobles de certains clans de l’Île étaient des Ariki-paka.
Les hommes de Cook tentèrent donc de communiquer avec ce chef :
« Nous voulions savoir s'il était chef seulement d'un canton ou
de tout le pays, et sur cela il étendit son bras comme pour
94
embrasser l'Île entière, et dit Waihu (Vaihou). ».
92
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 207.
93
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 77.
94
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 207.
72
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Pour les hommes de Cook, ce geste signifia que ce chef était le chef de l’Île
tout entière, et le mot qu’il prononça fut alors considéré comme le nom que
les Pascuans donnaient à leur Île.
Cependant, compte tenu que Cook a affirmé, d’une part, qu’il ne connaissait,
en aucune manière, le pouvoir et l’autorité des chefs sur l’île, non plus que le
95
Gouvernement en place, on peut douter qu’il ait pu reconnaître un roi ou
chef de l’île entière. D’autre part, étant donné que les membres de
l’expédition de Cook et les Pascuans avaient bien de la difficulté à
communiquer ensemble et à se comprendre, on peut aussi douter que la
question ait été effectivement bien comprise. D’après quelques passages du
compte rendu, il semble d’ailleurs bien évident que les membres d’équipage
de Cook et les Pascuans communiquaient difficilement les uns avec les
autres. Entre autres, il a été rapporté, lorsqu’un Pascuan monta à bord du
navire de Cook que :
« (…) nous remarquâmes que, pour compter les brasses, il
exprimait les nombres par les mêmes termes que les Tahitiens :
96
son langage était d’ailleurs inintelligible pour nous. ».
Donc, mis à part quelques mots polynésiens que l’équipage avait appris lors
du passage de Cook sur différentes îles, le langage pascuan demeurait
inintelligible pour eux. Un seul homme à bord, un Tahitien nommé Oedidi,
que Cook avait embarqué avec lui lors de son escale à Tahiti, arrivait à
communiquer un tant soit peu avec les Pascuans. Ce Tahitien ne fit
cependant pas partie de cette excursion sur la côte sud-est.
On peut aussi douter que le geste qu’a effectué le chef rencontré par les
hommes de Cook signifiait qu’il était réellement le chef en titre de l’Île tout
entière. Il est très improbable qu’il ait pu s’agir du roi ou du chef reconnu de
95
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 228.
96
Ibid., p. 187.
73
_________________________________________________________________________________________________________
l’ensemble de l'Île. En effet, selon les membres de l’expédition, les hommes
97
de ce chef ne semblaient pas lui accorder d’égards ou de respect particulier.
Il ne s’agirait donc vraisemblablement pas du roi, lequel selon la tradition
orale avait droit à de nombreux égards et beaucoup de respect de la part des
Pascuans comme le rapporte Métraux :
« La rigoureuse étiquette qui entourait la personne du roi était la
conséquence même des tapu qui réglaient ses rapports avec les
gens d’un rang moindre. L’isolement qui le tenait éloigné du
reste des hommes était fait d’un sentiment où la crainte se
98
mêlait au respect traditionnel. ».
De plus, le roi ne participait jamais aux conflits et il n’était pas armé. Il
n’était pas non plus dans l’habitude des rois pascuans d’avoir leur résidence
du côté sud-est de l’Île, puisqu’il résidait à ahu Akapu, sur la côte ouest
99
lorsqu’il était jeune et à Anakena sur la côte nord lorsqu’il était vieux.
Aussi, parmi toutes les listes de roi recueillies auprès des Pascuans, aucun
nom ressemblant de près ou de loin à celui de ce chef, appelé Ko-Tohétaï,
n’est présent.
Nous croyons plutôt qu’il s’agirait tout simplement d’un chef de clan.
Alors pourquoi, des Pascuans en provenance de la partie Nord-Ouest de l’Île
auraient-ils dit à l’équipage de Cook qu’ils allaient bientôt rencontrer leur
chef, ou Ariki, une fois rendus dans la partie sud-est de l’Île si le Ariki en
question n’était pas le chef de l’Île entière, c’est-à-dire le roi ?
Selon nous, il y a une explication très simple à cela. Selon les informations
recueillies par les explorateurs subséquents, le pourtour de l’Île était divisé
en territoires appartenant aux différents clans. Un territoire en particulier
possédait cependant une caractéristique bien spéciale faisant exception à
cette règle. Le clan nommé Marama possédait en effet un territoire situé dans
97
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 208.
98
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 81.
99
Ibid., p. 83.
74
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
une partie plus étroite de l’Île. Constitué d’une bande de terre plus longue
que large, allant de la partie Nord-Ouest de l’Île jusqu’à sa partie Sud-Est, ce
100
territoire traversait donc l’Île en reliant une côte à l’autre.
Routledge a reproduit sur un dessin les limites territoriales des différents
clans d’après les informations qu’elle a recueillies auprès des Pascuans. Les
limites du territoire du clan Marama permettent de constater que Hanga Roa,
lieu où l’équipage de Cook avait accosté, situé sur la côte nord-ouest, fait
partie de ce territoire. Le lieu dit Vaihu et l’ahu Vaihu, situé sur la côte sudest de l’Île, où les hommes de Cook avaient rencontré ce chef, font aussi
partis de ce même territoire.
Les hommes de Cook ont donc traversé l’Île, passant de la côte nord-ouest à
la côte sud-est, tout en restant sur le territoire du même clan. Pour cette
raison ils ont effectivement rencontré l’Ariki, c’est-à-dire le chef de clan des
Pascuans qui les accompagnaient depuis la côte nord-ouest près de Hanga
Roa jusqu’à la côte sud-est au lieu dit Vaihou.
Le Pascuan qui avait pris la tête des membres de l’expédition connaissait
donc très bien le parcours qu’il avait suivi et savait qu’il était sur le territoire
de son propre clan. L’étoffe blanche qu’il balançait au bout d’une lance, tout
comme probablement la peinture blanche dont il s’était enduit le visage,
étaient donc un signal pour signifier qu’il n’était pas un ennemi et qu’il
faisait partie du clan, et que les personnes qui l’accompagnaient venaient
aussi en amies.
Le clan Marama, bien que possédant un territoire allant d’une côte à l’autre,
faisait parti des clans de la confédération du nord-ouest de l’Île. Selon
Métraux, il est possible que les frontières de certains territoires aient pu être
agrandies au fil du temps et des conflits. On comprend maintenant pourquoi
le chef du clan Marama s’était montré particulièrement réticent à s’aventurer
davantage en direction du nord-est de l’Île, puisque se faisant, il se trouvait à
passer automatiquement sur les territoires des clans ennemis de la
confédération du sud-est.
100
Selon Routledge, un autre petit territoire appartenant au clan Haumoana aurait aussi
traversé l’Île d’une côte à l’autre.
75
_________________________________________________________________________________________________________
Le geste du chef du clan Marama qui a été interprété comme s’il avait été le
chef de l’Île tout entière est peut-être dû au fait, que, contrairement aux
territoires des autres clans de l’Île, son territoire n’était pas confiné à une
portion du pourtour de l’Île, mais traversait l’Île d’une côte à l’autre.
Il est aussi possible que ce chef de clan ait pu être un Homme-oiseau, ou
Tangata Manu. Le chef de clan qui obtenait ce statut avait en effet une
position dominante sur les autres clans de l’Île. Un indice nous porte
d’ailleurs à croire qu’il pourrait bien s’agir d’un Homme-oiseau. En effet, le
chef salua les officiers de Cook de la façon suivante :
« (…) il étendit ses bras avec les deux mains fermées, il les
éleva au-dessus de sa tête, il les ouvrit ensuite le plus qu’il fut
101
possible, et les laissa retomber peu à peu sur ses côtés. ».
Cette gestuelle pourrait laisser croire qu’il s’agissait d’une mimique en
relation avec le vol d’un oiseau.
Quant au mot « Vaihou » que ce chef a prononcé, il est très peu probable
qu’il s’agisse du nom de l’Île tout entière. En effet, un membre de
l’expédition de Cook relate que :
« Nous ne réussîmes pas mieux en faisant des recherches sur le
véritable nom de l’Île; car, en comparant nos notes, nous en
trouvâmes trois différents : savoir, Tamareki, Whyhu (Vaihou)
et Téapy. Sans prétendre dire lequel des trois est le véritable, ou
même si l’un d’eux est le nom propre, j’observais seulement,
qu’Oedidée (le Tahitien qui les accompagnait), qui entendait
mieux que nous le langage du pays, quoiqu’il le comprit très
imparfaitement, nous dit avoir appris des Insulaires que l’Île
102
s’appelait Téapy. »
101
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 207.
102
Ibid., pp. 227, 228.
76
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Le Tahitien a donc recueilli de son côté le nom « Téapy », alors que certains
membres d’équipage de Cook ont recueilli « Vaihou », et d’autres
« Tamariki ».
Pour notre part, nous pensons, tout comme le laisse d’ailleurs entendre le
commentaire ci haut, que le Tahitien qui accompagnait l’expédition de Cook
était en mesure de recueillir des informations beaucoup plus crédibles étant
donné qu’il était en mesure de communiquer avec les Pascuans de manière
plus adéquate que les hommes de Cook. Le nom Téapy serait donc plus
plausible pour identifier l’Île de Pâques. S’il n’y avait qu’un seul nom à
retenir, recueilli lors du passage de Cook, comme étant le nom de l’Île tout
entière, ce serait donc Téapy et non pas Vaihou.
Thomson affirmait aussi que le nom Vaihu aurait été donné à l’Île de Pâques
sans aucun fondement valable. Il ajoute que Vaihu est le nom d’un district
qui était occupé par le plus puissant clan à l’époque où Cook et La Pérouse
sont allés à l’Île de Pâques, et que jamais ce nom ne se serait appliqué à l’Île
103
tout entière.
Nous sommes particulièrement étonnés qu’une information aussi incertaine
que celle-ci, ait pu être considérée par tous comme une vérité historique au
point d’être reprise sans discussion par tous les ouvrages de référence sur
l’Île de Pâques, lesquels considèrent que Vaihou est bel et bien l’ancien nom
de cette Île.
Beaucoup plus tard, le Révérend Père Hippolyte Roussel posa la question
aux Pascuans quant à savoir quel était le nom qu’ils donnaient à leur Île. Les
Pascuans ne purent répondre car ils ne s’en souvenaient pas, ou ils ne
croyaient pas que leur Île ait possédé un nom particulier servant à
l’identifier :
« (…) maintes et maintes fois j’ai fait questions sur questions
pour m’assurer de la véracité de leur assertion ; il m’a toujours
été répondu :
103
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 453.
77
_________________________________________________________________________________________________________
« Nous ne connaissons pas le nom de Rapanui ; notre terre n’a
jamais eu de nom propre ; nous ne connaissons que Hagaroa,
Vaihu, Otuiti, etc., etc… ».
Tout, excepté l’Île, a un nom particulier ; cela s’étend jusqu’à
une case, un pic, un pan de rocher, le plus petit coin de terre, un
pavé : de là les noms de Mataviri, Hagapiko, Hapina, etc.,
104
etc… ».
Métraux, qui a lui aussi interrogé les Pascuans à ce sujet, mentionne :
“None of the names discussed here has been accepted
unanimously by the islanders. In my opinion, there was no
105
native name for the whole island.”.
« Aucun des noms discutés ici n’a été accepté de manière
unanime par les insulaires. Mon opinion est à l’effet qu’il n’y
avait pas de nom identifiant l’Île entière. ».
Cependant, plusieurs autres explorateurs, ainsi que plus tardivement des
personnes en poste sur l’Île, ont recueilli auprès des Pascuans des noms qui,
selon les dires de certains d’entre eux, auraient identifié l’Île, tel : « Te Pito
o te Henua », « Mata-ki-te-rangi », « Hiti-te-eiranga » et « Hiti-ai-rangi ».
Notons qu’aucun des trois noms recueillis par les membres de l’expédition de
Cook n’ont été mentionnés en ces circonstances.
D’après Englert, le nom « Te Pito o te Henua » a pu être utilisé par le passé
sur l’Île de Pâques pour désigner l’Île elle-même. Englert nous informe
cependant que ce nom ne semble pas avoir été beaucoup utilisé dans le
langage commun pour distinguer l'Île de Pâques des autres îles. Ce nom se
serait par contre maintenu dans la tradition orale sous forme de chants et de
souvenirs du passé.
104
Roussel, Hippolyte, R. P. Île de Pâques ou Rapanui, Notice par le R. P. Hippolite Roussel
de la congrégation des Sacrès-Cœurs de Picpus, Missionnaire à l’Île de Pâques de 1866 à
1873, p. 2.
105
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 35.
78
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Nous croyons que ce nom « Te Pito o te Henua » aurait pu être utilisé pour
désigner l’Île de Pâques au temps où les « Longues oreilles » vivaient sur
l’Île. Leur extermination aurait fait disparaître en même temps l’usage de ce
106
nom.
Quoi qu’il en soit, en aucun cas le nom « Vaihou » n’a été mentionné ou
rapporté à d’autres personnes qu’aux membres d’équipage de Cook qui ont
pris part à l’excursion sur la côte est et ont rencontré le chef du clan Marama.
Il est donc très difficile de croire qu’il s’agirait du nom de l’Île tout entière et
que seuls les hommes de Cook ayant pris part à cette excursion précise
auraient reçu cette information. Qui plus est, absolument personne avant le
passage de Cook, ni même après, n’a jamais entendu mentionner ce nom de
la part d’informateurs pascuans pour identifier l’Île tout entière.
Selon nous, le nom « Vaihou » aurait tout simplement désigné un endroit
précis de l’Île. Aujourd’hui encore, Vaihou est utilisé par les Pascuans pour
désigner un secteur précis de l’Île sur la côte sud-est, ainsi qu’un ahu qui
porte le nom de ahu Vaihou. Ainsi, tout comme en d’autres endroits de l’Île,
cette localité possède à la fois un nom spécifique et un ahu portant aussi le
même nom.
Le nom « Vaihou » (Vaihu et aussi Waihu) est malgré tout largement
considéré par la majorité des auteurs, y compris dans les ouvrages de
référence de renom, comme l’ancien nom donné à l’Île de Pâques par ses
habitants, avant que ceux-ci, dans une période récente ne la rebaptisent
« Rapa Nui ».
Pour notre part, nous croyons qu’il est erroné d’affirmer que les Pascuans
auraient anciennement donné le nom de Vaihou à leur Île. En effet, comme
nous l’avons vu, le chef rencontré sur la côte sud-est ne pouvait être ni le
roi, ni le chef reconnu pour l’ensemble de l’Île. Il nous semble aussi que sa
gestuelle a pu être mal interprétée du fait que son territoire traversait l’Île
d’une côte à l’autre. Quoi qu’il en soit, il nous semble bien évident que les
membres de l’expédition de Cook avaient de très grandes difficultés à
communiquer avec ce chef, de même qu’avec tous les Pascuans...
106
Daude, Jean Hervé. Île de Pâques - L’empreinte des Incas.
79
_________________________________________________________________________________________________________
Des conditions de vie difficiles
Cook, s’étonna de l’état de misère et de pauvreté des insulaires. Il mentionna
que ses hommes avaient vu des restes de plantations sur des collines et que
l’espace qu’occupaient ces plantations sur l’Île était peu considérable en
comparaison du sol qui restait en friche. Il constata que non seulement les
plantations étaient rares, mais que même les arbustes utilisés pour la
fabrication des tissus d’écorce étaient rabougris et peu nombreux au point
qu’ils ne suffisaient plus à satisfaire à la demande.
Cook comprenait difficilement que les Pascuans échangeaient quand même
leur peu de provisions, dont la culture avait dû leur demander beaucoup de
peine et de travail, contre certains objets de peu d’utilité qu’il leur offrait et
107
que les Pascuans désiraient ardemment.
À la vue des vestiges des monuments, Cook émis aussi l’opinion que la vie
sur l’Île devait être plus florissante à une époque antérieure. Ne sachant pas
quelle avait pu être la cause de cette déchéance, il l’attribua à une possible
108
catastrophe naturelle.
Cette grande guerre aurait donc drastiquement amoindri la qualité de vie des
Pascuans, puisque quelques années auparavant Roggeveen et Gonzales
avaient largement vanté la qualité des plantations des Pascuans.
La visite de Cook aurait constitué un grand divertissement pour les Pascuans
lors de cette situation de conflit. Un membre d’équipage s’était d’ailleurs
étonné qu’il n’ait pas vu aucune sorte d’amusement sur l’Île lors de leurs
excursions. Pourtant Cook relate que le premier Pascuan qui monta à bord du
navire, une fois bien rassuré par les membres de l’équipage qu’il ne courait
absolument aucun danger, exprima qu’il voulait danser et se mit à gesticuler
avec enthousiasme; les marins se mirent alors à jouer de la musique pour lui,
109
ce qu’il apprécia beaucoup.
107
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 222.
108
Ibid., pp. 231, 232.
109
Ibid., pp. 226, 227.
80
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Beaucoup plus tard le frère Heyraud mentionna que les Pascuans étaient
naturellement portés à faire la fête :
« Aussi, les assemblées, les fêtes sont continuelles. Quand elles
cessent sur un point de l'île, elles commencent sur un autre. Le
110
caractère de ces fêtes varie suivant la saison. ».
Pourtant, bien qu’ils aient fait une trêve pour la visite de Cook, il n’était
cependant pas question pour les Pascuans de faire la fête, l’atmosphère
restant très tendue sur l’Île en raison des conflits.
Cook conclu son rapport de la manière suivante :
« Aucune nation ne doit prétendre à l’honneur de la découverte
de cette île : car il n’y a pas de contrée qui soit d’une moindre
ressource aux marins. Il n’y a point de mouillage sûr; point de
bois à brûler, et point d’eau douce dont on puisse remplir les
futailles. La nature a répandu ses faveurs avec bien de la
111
réserve, sur ce coin de terre. ».
L’Île n’avait donc aucun intérêt maritime selon lui, à tel point que :
« (…) à moins que les vaisseaux ne soient dans la plus grande
112
détresse, rien ne doit les porter à relâcher sur cette île. ».
Cook estimant que la population de l’Île était très réduite et qu’elle vivait
dans l’extrême pauvreté, considéra donc que la nourriture était si rare et les
conditions de vie si mauvaises, qu’il ne trouvait pas une seule raison qui
puisse inciter les navires à relâcher dans cette Île, excepté ceux qui y seraient
113
contraints par la force des choses.
110
Eyraud, Eugène. Lettre du Frère Eugène Eyraud, au Supérieur général.
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 221.
112
Ibid., p. 213.
113
Laharpe, J. F. Abrégé de l’histoire générale des voyages, p..318.
111
81
_________________________________________________________________________________________________________
Rappelons aussi que Cook fut le premier à signaler que des moai gisaient par
terre au pied des ahu.
Nous sommes donc convaincus que lors du passage de Cook, un conflit
majeur entre différents clans sévissait sur l’Île. Lors du débarquement de
quelques membres de l’expédition, une trêve aurait eu lieu, ce qui aurait eu
pour conséquence de dissimuler ce conflit aux visiteurs. Les membres de
l’expédition n’étant là que pour une très courte période de temps, et n’étant
de plus, absolument pas familier avec la langue parlée par les Pascuans ne
s’en seraient tout simplement pas rendu compte.
Les hommes de Cook auraient aussi rencontré un chef, possiblement un
Homme-oiseau. Or, nous savons que le chef de clan qui obtenait ce statut
avait une position dominante sur les autres clans de l’Île. Il fut cependant
rapporté par d’autres explorateurs que, règle générale, de nombreux conflits
et règlements de compte suivaient cette désignation.
Notons aussi que Cook fut très étonné de voir que les Pascuans étaient armés,
mais il considéra cependant qu’ils étaient en trop petit nombre et trop
114
pauvres pour être continuellement en guerre. Cependant, nous croyons que
le petit nombre de Pascuans qu’il a pu voir serait tout simplement dû à la
mortalité élevée durant ce conflit et au fait que de nombreux Pascuans
pouvaient être cachés ou prisonniers dans des grottes. Les mauvaises
conditions de subsistance seraient aussi tout simplement une répercussion de
ce conflit.
114
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 225.
82
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Une accalmie
Il faut attendre douze ans après le passage de Cook pour que l’Île de Pâques
soit de nouveau officiellement visitée. En 1786, le Français La Pérouse fit
escale à l’Île pour un court séjour de vingt-quatre heures. Il relata ainsi son
arrivée :
« Quatre ou cinq cents Indiens (Pascuans) nous attendaient sur
le rivage ; ils étaient sans armes, quelques-uns couverts de
pièces d’étoffe, blanches ou jaunes ; mais le plus grand nombre
était nu ; plusieurs étaient tatoués et avaient le visage peint
d’une couleur rouge ; leurs cris et leur physionomie exprimaient
la joie ; ils s’avancèrent pour nous donner la main, et faciliter
115
notre descente. ».
La Pérouse mentionna avoir vu des moai érigés sur des ahu, il prit même la
peine d’en faire dessiner et mesurer certains d’entre eux. Tout comme Cook,
il signale cependant aussi avoir vu des moai gisant au sol.
Peu après son débarquement, La Pérouse mentionne qu’il fut en peu de temps
entouré d’un grand nombre de Pascuans qu’il évalue à environ 1 200
116
personnes, dont 300 femmes. Il croit que des habitants de l’autre bout de
l’Île seraient venus assister à son débarquement sans leurs femmes et que
pour cette raison il y en avait beaucoup moins que les hommes. Il mentionne
aussi avoir vu autant d’enfants que dans d’autres endroits qu’il avait déjà
visités auparavant. Au total, en tenant compte des femmes qui n’étaient pas
présentes, il évalue la population à environ deux mille personnes
La Pérouse mentionne avoir visité les cavernes qui auraient pu abriter les
femmes lors du passage de Cook, et dont les Pascuans avaient alors empêché
l’accès aux membres d’équipage de celui-ci. Nous doutons cependant que La
Pérouse ait effectivement visité des grottes, car il relate :
« Nous sommes tous entrés dans ces cavernes où M. Forster et
quelques officiers du capitaine Cook crurent d’abord que les
115
116
Voyage de La Pérouse autour du monde, pp. 34, 35.
Ibid., p. 38.
83
_________________________________________________________________________________________________________
femmes pouvaient être cachées. Ce sont des maisons
souterraines, de même forme que celles que je décrirais tout à
l’heure, et dans lesquelles nous avons trouvé de petits fagots
dont le plus gros morceau n’avait pas cinq pieds de
117
longueur. ».
Par la suite La Pérouse nous décrit les maisons des Pascuans en ces termes :
« Quelques maisons sont souterraines, comme je l’ai dit : mais
les autres sont construites avec des joncs, ce qui prouve qu’il y a
dans l’intérieur de l’Île des endroits marécageux ; ces joncs sont
artistement arrangés et garantissent parfaitement de la
118
pluie. ».
La Pérouse spécifie aussi que ces maisons ont la forme d’une pirogue
renversée et qu’il faut se glisser sur les mains pour parvenir à y pénétrer
119
tellement l’entrée est petite.
Comme La Pérouse mentionne que les maisons souterraines qu’il a visitées
sont semblables aux huttes de joncs à la surface de l’Île, il ne peut donc
vraisemblablement s’agir des grottes.
De plus, La Pérouse mentionne qu’il a pénétré dans ce qu’il considère
comme étant des « maisons souterraines », et ce, avec tous les hommes
d’équipage qui l’accompagnaient dans cette excursion. Cependant, pas une
seule fois il ne fait allusion à la difficulté qu’il y aurait eu à entrer dans ces
« maisons souterraines », alors qu’avant lui Gonzales avait fortement
souligné cet aspect en parlant de pénétrer dans les grottes, et qu’après lui
Lavachery n’était même pas sûr de pouvoir y pénétrer compte tenu de sa
corpulence.
Nous concevons difficilement que la Pérouse et ses officiers en tenue
officielle se soient livré à cet exercice périlleux. Il semble aussi difficilement
117
Voyage de La Pérouse autour du monde, p. 38.
Ibid., p. 39.
119
Ibid., p. 39.
118
84
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
concevable compte tenu de l’étroitesse du boyau pour descendre à la
verticale (la largeur d’un homme) et du peu de hauteur (50 cm) du couloir
horizontal sur lequel il débouche, que les Pascuans aient pu y introduire des
fagots comportant des morceaux de bois jusqu’à cinq pieds de longs comme
mentionne en avoir trouvé La Pérouse.
Nous croyons que ces « maisons souterraines », de même forme que les
huttes, seraient tout simplement des maisons basses construites de pierres
empilées. Ces maisons épousent un peu la forme des huttes de joncs et
l’entrée pour y pénétrer est aussi très petite. L’herbe pousse sur leur toit, ce
qui fait qu’effectivement on pourrait les qualifier en quelque sorte de
« maisons souterraines ».
C’est d’ailleurs aussi la description qu’en fait Cook lorsqu’il décrit une autre
sorte d’habitation utilisée par les Pascuans mis à part les huttes :
« Il y a des espèces de maisons voutées en pierre, et construites
en partie sous terre; mais je n’ai jamais été dans une de celles120
là. ».
La Pérouse constate que les poules sont très rares sur l’Île. Malgré tout, il put
obtenir de la part des Pascuans de la nourriture en abondance, les cultures
produisant amplement lors de son passage. Il relate d’ailleurs que les
Pascuans en prenaient grand soin :
« Les champs sont cultivés avec beaucoup d’intelligence. Ces
insulaires arrachent les herbes, les amoncèlent, les brûlent, et ils
fertilisent ainsi la terre de leurs cendres. Les bananiers sont
121
alignés au cordeau. ».
La situation sur l’Île semble donc s’être rétablie quelque peu lors du passage
de La Pérouse : les Pascuans l’ont accueilli en beaucoup plus grand nombre,
120
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 226.
121
Voyage de La Pérouse autour du monde, p. 45.
85
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il aperçoit plus de femmes et d’enfants que Cook, et la nourriture est
disponible en abondance.
Cette situation moins dramatique fait en sorte que La Pérouse croit que Cook
étant arrivé après un long et pénible voyage, et ayant besoin de vivres, aurait
eu une impression très négative de la vie et de la production alimentaire des
122
Pascuans. Or, comme nous l’avons vu, le contexte était largement différent
lors du passage de ces deux expéditions.
Dégradation de l’accueil fait aux navigateurs de passage
Il faut attendre près de trente ans avant qu’un autre navire ne se rende
officiellement à l’Île de Pâques. La position précise de l’Île étant cependant
dorénavant bien connue à cette époque, plusieurs bateaux de commerce et de
pêche, dont des baleiniers, sillonnant le Pacifique, y ont fait escale. Que
s’est-il exactement passé entre les Pascuans et tous ces marins de passage,
nul ne saurait le dire, mais une chose semble certaine, l’attitude relativement
accueillante des Pascuans envers les marins occidentaux s’est grandement
détériorée.
Un exemple du genre de tragédie qui a pu se produire plus d’une fois
concerne l’escale du navire Le Nancy en 1808. L’équipage de ce navire
enleva, après un sanglant combat, vingt-deux habitants de l’Île dont douze
hommes et dix femmes qui furent mis au fer dans la cale et emportés comme
esclaves. Au bout de trois jours de navigation, les captifs furent détachés et
amenés sur le pont et :
« Sitôt libres, hommes et femmes sautèrent à l’eau et se mirent à
nager de toutes leurs forces. Le commandant, s’imaginant que
les vagues les feraient revenir à bord, arrêta son bateau, mais il
put observer ces pauvres diables qui discutaient dans l’eau de la
direction à prendre ; ne pouvant se mettre d’accord, les uns se
dirigèrent vers l’Île de Pâques, les autres vers le Nord. On
envoya des canots pour les rejoindre, mais ils se refusèrent à
monter à bord et plongèrent chaque fois que l’on allait
122
Voyage de La Pérouse autour du monde, p. 36.
86
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
s’emparer d’eux. De guerre lasse on les laissa à leur sort et la
123
mer pitoyable les reçut dans son sein. ».
Il n’est donc pas surprenant que suite à ce genre d’incidents les relations
entre les Pascuans et les marins de passage furent loin d’être cordiales dans
les années qui suivirent.
Ainsi, en 1815, des marins russes sous les ordres du capitaine Kotzebue, ne
purent débarquer sur l’Île à cause de l’animosité des Pascuans. Ils tentèrent
cependant d’apercevoir, de leur navire, les statues près de la baie de Hanga
Roa décrites par Cook et de La Pérouse, mais sans aucun succès, ces moai
semblant avoir complètement disparus à la vue. Les Russes signalèrent quand
même avoir vu deux statues encore debout sur la côte sud.
Une autre tragédie connue se produisit en 1822, lorsqu’un baleinier, le
Pindos, fit escale à l’Île de Pâques. De nombreuses femmes furent emmenées
à bord pour satisfaire les marins. Le lendemain ceux-ci reconduisirent les
Pascuanes non loin du rivage et les débarquèrent dans la mer de peur
d’accoster parmi une foule nombreuse. Au moment de repartir, un des marins
pris son fusil et tira sur la foule de Pascuans rassemblés sur le rivage sans
124
autre motif que le simple plaisir de tuer l’un d’eux.
Quelques années plus tard, en 1825, le Capitaine Beechey fit lui aussi escale
à l’Île. Il envoya une partie de son équipage à terre avec des cadeaux à
échanger. Bien que l’atmosphère était à la fête, ce fut un véritable chahut et
quelques Pascuans furent même menaçants envers les marins afin d’obtenir
davantage de cadeaux.
Alerté par ce vacarme un Pascuan portant un couvre-chef de plumes et
semblant être un chef, arriva sur les lieux accompagné de plusieurs autres
Pascuans armés de bâtons courts. Ils vinrent à la rencontre des marins, alors
qu’au même moment, retentissait le son d’une conque dans laquelle on
souffle comme s’il s’agissait d’une trompette, ce qui, en Polynésie, est le plus
souvent un signal du déclenchement des hostilités. Les marins offrirent, sur
le champ, un cadeau plus important que les autres à ce chef, ce qui calma ses
123
124
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 38.
Ibid., p. 41.
87
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ardeurs guerrières. Mais ce ne fut que pour un court laps de temps puisque
quelques instants plus tard, le déplacement des marins en direction des
chaloupes, afin de se réapprovisonner en cadeaux, fut mal interprété. Pensant
que les visiteurs repartaient sans offrir davantage de cadeaux, une pluie de
pierres lancées par les Pascuans s’abattit sur eux avec vigueur. Les marins
réussirent à repartir de peine et de misère, non sans avoir récolté de
125
multiples ecchymoses.
La précipitation de son départ n’a malheureusement pas permis à Beechey
d’explorer le moindrement l’Île et rien dans son rapport ne mentionne si des
moai sont encore debout en certains endroits.
Cependant, quelques années plus tard, en 1930, le lieutenant John Orlebar à
bord du H.M.S. Seringaparam a signalé, en longeant la côte est de l’Île, avoir
126
aperçu quelques moai encore debout près d’une baie.
En 1838, le Français, Aubert du Petit-Thouars, passant au large de l’Île, a lui
aussi signalé avoir vu des statues encore debout sur la côte ouest. Il serait
cependant, selon Métraux, le tout dernier visiteur à avoir signalé des statues
encore érigées sur des ahu. En effet, après cette date, plus aucun visiteur n’a
127
rapporté avoir vu quelque moai que ce soit encore érigé sur un ahu.
Le visiteur suivant, J. Linton Palmer à bord du H.M.S. Topaze, lors d’une
escale à l’Île de Pâques en 1868, mentionne que les moai étaient auparavant
érigés sur des plates-formes :
“(…) but now all have been thrown down ; except in the crater
128
at Otuiti, and outside it (…)”.
125
Montemont, Albert. Bibliothèque Universelle Des Voyages effectués par mer ou par terre
dans les diverses parties du monde depuis les premières découvertes jusqu'à nos jours,
pp. 13,14.
126
Orlebar, Lieut. J., R.N. A Midshipman’s Journal on board H.M.S. Seringapatam, during
the year, 1830, p. 9.
127
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 41.
128
Palmer, J. Linton. A visit to Easter Island, or Rapa Nui, in 1868 By J. Linton Palmer,
F.R.C.S., Surgeon of H.M.S. Topaze, p. 177.
88
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
« (…) mais maintenant ils sont tous à terre ; excepté à l’intérieur
du cratère à Otuiti (autre nom du Rano Raraku), et sur son
pourtour (…) ».
À partir de cette date, il semble donc bien certain que plus aucun moai n’était
érigé sur un ahu.
Il est même possible de connaître l’année approximative de la chute du
dernier moai érigé sur un ahu. En effet, Thomson a recueilli des informations
sur ce geste malveillant.
“Near Anakena is a large image in the best preservation of any
found about the platforms of the island. The tradition assert that
this was intended to represent a female, and that it was the last
image completed and set up in place. Our guides informed us
that it was only thrown down about twenty-four years ago, and
previous to that time it had remained for many years the only
129
statue standing upon a platform on the island.”.
« Près d’Anakena se trouve une grande statue dans un meilleur
état de conservation que toutes celles trouvées sur les platesformes de l'île. La tradition affirme que celle-ci était destinée à
représenter une femme, et que c'était la dernière statue achevée
et mise en place. Nos guides nous ont informés qu'elle a été
jetée à terre il y a seulement vingt-quatre ans, et qu’avant cette
époque, elle était restée pendant de nombreuses années la seule
statue se dressant sur une plate-forme dans l'île. ».
Puisque Thomson a exploré l’Île de Pâques en 1886 et que son informateur
pascuan lui a spécifié que ce moai, qui ne serait autre que le moai appelé
Paro, dont nous reparlerons un peu plus loin, aurait été jeté à terre vingtquatre ans auparavant, alors ce tout dernier moai dressé sur un ahu aurait
donc été renversé vers 1862. Ceci concorde bien avec le fait que lorsque
Palmer a fait escale à l’Île en 1868, il constate effectivement qu’il n’y avait
plus aucun moai de dressé sur un ahu puisque ce tout dernier moai qui était
129
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 489.
89
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encore debout aurait été lui aussi renversé quelques années avant son
passage.
Cependant, curieusement, en 1872, le journal L’Illustration bien connu à
cette époque pour ses récits de voyage, publia un article à l’effet que
l’équipage de la frégate La Flore, de passage à l’Île de Pâques cette même
année, aurait renversé des statues afin d’en prélever une tête qui devait être
ramenée en France. Une gravure illustrant la scène de la statue en train de
tomber avait même été réalisée pour la circonstance par l’équipe du Journal
130
et publiée avec l’article.
Serait-ce qu’il restait des moai encore érigés sur des ahu à cette époque et
que les explorateurs précédents ne s’en seraient pas aperçu ?
Pierre Loti, de son vrai nom Julien Viau, aspirant officier à bord de la frégate
La Flore, débarqua sur l’Île de Pâques. Il transmit par la suite ses
impressions de voyage à sa sœur habitant en France pour qu’elle les fasse
publier dans le journal L’Illustration.
Ces moai n’ont cependant en aucun cas été mis à terre par l’équipage de La
Flore, car, à leur arrivée sur l’Île, ceux-ci gisaient déjà à terre depuis bien
longtemps. En effet, Loti mentionne spécifiquement dans un de ses écrits,
que selon ce qu’il a pu constater rapidement lors de sa courte escale, tous les
moai auparavant érigés le long des rivages étaient déjà à terre lors de son
passage :
« Ah! Les statues ? Il y en a deux sortes. D’abord, celles des
plages, qui toutes sont renversées et brisées; nous en
trouverons du reste près d’ici, aux environs de cette baie. Et
131
puis les autres (…) ».
Les autres statues auxquelles fait allusion Loti et qui, elles, sont encore
debout, sont celles qui sont situées au pied du volcan Rano Raraku et qui sont
partiellement enfouies.
130
131
90
L’Illustration, p. 124.
Loti, Pierre. Reflets sur la sombre route, p. 238.
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Cette information erronée qui a été publiée nous semble provenir d’une
mauvaise interprétation du texte original de Loti. En effet, Loti nous décrit
ainsi la scène qui eu lieu lors du chantier mis en place afin de prélever une
tête de moai :
« Au bout d’une heure, à coup de pinces et de leviers, tout est
bousculé, les statues plus chavirées, plus brisées, et on ne sait
pas encore laquelle sera choisie.
L’une, qui paraît moins lourde et moins fruste, est couchée la
tête en bas, le nez dans la terre; on ne connaît pas encore sa
figure, et il faut la retourner pour voir. Elle cède aux efforts des
leviers manœuvrés à grands cris, pivote autour d’elle-même et
132
retombe sur le dos avec un bruit sourd. ».
Les marins, aidés de quelques Pascuans, ont donc déplacé, de manière peu
délicate s’il s’en faut, des moai gisant pêle-mêle à terre, lesquels se sont
retrouvés davantage chavirés et brisés. Ces moai n’ont donc pas été chavirés
parce qu’ils étaient encore debout, mais se sont retrouvés tout simplement
« davantage chavirés » par les différentes manipulations.
Cette petite équipe a retourné sur le dos un moai qui était couché sur le
ventre en position incliné, la face en partie enterrée. Le moai lui-même était
beaucoup trop lourd, vouloir l’emporter en entier semblait irréalisable
compte tenu des ressources disponibles sur place et du temps qui avait été
133
alloué à cette opération. Cependant, le faciès de ce moai étant en bon état
de conservation, il semblerait que ce soit sa tête qui fut emportée.
132
Loti, Pierre. Reflets sur la sombre route, Ed. Calmann Levy, Paris, 1899, pp. 301,302.
Cette information, à l’effet que l’équipage de la Flore aurait fait tomber des moai par terre,
a par la suite été reprise intégralement dans un livre récent. Ce livre a le mérite de nous
apprendre que l’équipe du Journal L’Illustration prenait souvent quelques latitudes dans la
reproduction de l’information, y compris celle de modifier certains dessins que Pierre Loti
avait réalisés et dont les scènes de nudité leur semblait trop osées à l’époque pour être publiées
tel quel.
Quella-Villéger, Alain et Vercier, Bruno. Pierre Loti dessinateur, une oeuvre au long cours,
Ed. Bleu autour, France, 2009, pp. 139, 141.
133
91
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Les moai jetés à terre violemment
Bien que la tradition orale mentionne spécifiquement que c’est lors des
conflits entre les clans que les statues furent renversées, N. Cauwe considère
que si les moai avaient été jetés à terre durant des conflits, ils auraient subit
beaucoup plus de dégâts que ce que l’on a pu constater. Il souligne d’ailleurs
que certains moai gisent même intacts par terre.
N. Cauwe considère que l’histoire de la statue nommée Paro constitue une
preuve solide de la non-violence du renversement des moai. Ce moai, le plus
grand jamais transporté depuis le Rano Raraku, mesurant pas moins de 9,80
m de haut et d’un poids estimé entre 70 et 100 tonnes, gît aujourd’hui face
contre terre, et est seulement brisé à la hauteur des épaules, sans que le buste
ne soit disjoint du reste du corps; le visage est à peine abîmé, et le pukao est
presque intact.
Selon N. Cauwe, le moai Paro aurait dû avoir beaucoup plus de séquelles du
fait de sa chute et la seule explication qu’il considère possible serait que ce
moai aurait été lentement amené au sol. Pour lui, il est donc évident que
beaucoup des moai ne furent pas basculés dans le but de les détruire. La
plupart d’entre eux auraient été posée au sol avec délicatesse afin d’en
134
préserver l’intégrité.
Pourtant, selon un témoignage très précis recueilli par Katherine Routledge
en 1915 et, vingt ans plus tard, par Métraux, le moai Paro aurait été jeté à
terre violemment. Le Pascuan âgé qui a fourni l’explication à Routledge était
un enfant à l’époque où ces événements se sont passés. Cet immense moai
érigé sur l’ahu Te Pito Kura, fut la toute dernière statue sur l’Île à avoir été
renversée lors d'un conflit entre les groupes de la côte nord-ouest et les
groupes de la côte sud-est.
L’événement déclencheur de ce conflit en particulier concerne une Pascuane
de la côte ouest qui aurait été tuée et mangée par des Pascuans de la côte sudest. Suite à ce dramatique événement, son fils et d’autres guerriers auraient
réussi à piéger une trentaine de ses ennemis dans une grotte, et ceux-ci
134
Cauwe, Nicolas. Île de Pâques, le grand tabou, p. 69.
92
Guerres de clans et chute des moai
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auraient tous été tués et mangés par vengeance. Suite à ce conflit ce dernier
135
moai debout aurait été jeté par terre.
Nous avons pu voir que Cook avait signalé que parmi des moai renversés à
terre qu’ils ont pu examiner, un moai n’avait pas été brisé par sa chute. La
chute d’un moai ne le brise donc pas nécessairement. Pour cette raison les
Pascuans ont parfois utilisé certaines astuces afin de s’assurer que les moai
jetés à terre soient bel et bien brisés. Ainsi, Englert rapporte que l’on retrouve
parfois, lors de fouilles effectuées sous des statues renversées, des pierres qui
ont été délibérément positionnées à l’emplacement de la chute prévue de la
statue pour la briser au niveau du cou afin qu’il ne soit plus possible de la
136
redresser.
Il est intéressant de mettre en relation cette information avec celle recueillie
par Geiseler à l’effet que les Pascuans considéraient que les moai étaient
dotés de caractéristiques spéciales et possédaient de grands pouvoirs tant
qu’ils étaient en bon état. Lorsqu’ils étaient brisés, ils étaient alors considérés
137
comme morts et ne possédaient plus aucun pouvoir.
Cette pratique consistant à jeter par terre les moai semble avoir été courante
lors de cette grande guerre et aurait, selon Englert, non seulement eu pour but
de détruire les biens de valeur de l’ennemi, mais aussi :
“Perhaps the destruction of the statues of an enemy group was
believed to obliterate the supernatural power of its ancestors
138
and weaken its ability to resist.”.
« Peut-être croyait-on que la destruction des statues d'un groupe
ennemi annulerait la puissance surnaturelle de ses ancêtres et
d'affaiblirait sa capacité à résister. ».
135
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 173.
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 142.
137
Geiseler’s Easter Island Report, An 1880s Anthropological Account, Asian and Pacific,
p. 35.
138
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 142.
136
93
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Cette croyance en ce qu’une fois brisé le moai ne possédait plus aucun
pouvoir, expliquerait le soin qu’auraient pris les Pascuans, dans certains cas,
en plaçant délibérément une pierre à l’endroit de la chute prévue du moai, la
positionnant à l’endroit le plus fragile du moai, c’est-à-dire au niveau du cou,
afin de s’assurer qu’il se briserait bel et bien en tombant. En effet, si les
Pascuans vaincus croyaient effectivement que la destruction de leurs statues
faisait disparaître le pouvoir surnaturel qu’ils accordaient à ces
représentations de leurs ancêtres, cela pouvait fort probablement affaiblir leur
capacité de résister, de se réorganiser et de contre-attaquer.
D’autres éléments de la tradition orale viennent aussi appuyer le fait que la
mise à terre des moai serait due à des actes violents. Ainsi, Jaussen a recueilli
un témoignage à l’effet que lors de conflits, les guerriers vainqueurs
139
prenaient même un malin plaisir à mettre à terre les moai des vaincus.
La tradition orale mentionne aussi que ce fut durant cette période de conflits
que non seulement toutes les statues furent renversées, mais aussi que
plusieurs ahu furent détruits. Englert précise en effet que des blocs de basalte
constituant les ahu furent violemment arrachés, que les huttes des grands
prêtres situées près des ahu furent brûlées et que parfois leurs pierres de
soubassement soigneusement travaillées ont été emportées. Il précise aussi
qu’à une époque récente, il était encore possible de constater les marques de
140
ces incendies sur des pierres.
139
140
94
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 87.
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 142.
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Photo disponible
seulement dans
le livre de
l’auteur
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Métraux a pu constater lors de son travail d’enquête sur le terrain que :
“(…) the statues were voluntarily overthrown is evidenced by
many signs. The position of the images and the damage they
suffered prove that they were pulled down by means of a rope
141
or overthrown by removal of the slab on which they rested.”.
« (…) de nombreux signes démontrent avec évidence que les
statues ont été volontairement renversées. La position des
statues et les dommages qu'elles ont subis prouvent qu'elles ont
été tirées vers le bas au moyen d'une corde ou renversées en
retirant la dalle sur laquelle elles reposaient. ».
Ainsi, selon Métraux, il ne fait absolument aucun doute que les moai ont été
jetés à terre violement, à tel point que pour lui il s’agirait tout simplement
d’une évidence.
Curieusement, bien que tous les moai qui étaient sur les ahu, ou dressés
légèrement enfoncés en terre aient finalement été renversées, la vaste
majorité des moai sur les pentes du Rano Raraku sont, eux, restés debout et
intacts, fort probablement parce qu’ils étaient déjà en grande partie enfouis et
qu’il aurait été trop compliqué de les détruire puisqu’il était impossible de les
faire tomber au sol.
Les moai n’étant cependant pas enfouis uniformément, mais à différents
degrés selon l’endroit où ils étaient situés, il semble que ceux qui l’était très
peu furent aussi jetés à terre. Ainsi, selon Routledge, quelques moai situés à
un endroit précis au pied du Rano Raraku auraient été jetés à terre. D’après
les informations qu’elle a recueillies, un de ceux-là aurait été détruit lors du
même conflit que celui pendant lequel le moai Paro a lui aussi été jeté à terre.
Il semble aussi que des tentatives aient été effectuées afin de détruire certains
moai même s’ils n’étaient pas possible de les renverser parce qu’ils étaient
trop enfouis. Ainsi, selon les observations de Routledge, des traces sur un
141
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 87.
103
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autre moai montrent que des tentatives ont été effectuées pour lui couper la
142
tête.
Thomson a aussi recueilli des informations sur cette tentative de destruction.
En effet, ce moai :
“(…) Shows tool-marks around the neck as thought an effort
had been made to cut the head off. The natives call this “hiara”
and have a tradition to the effect that it belonged to a powerful
clan who were finally defeated in war, and that their enemies
had made an attempt to destroy the statue by cutting off the
143
head. ”.
« (…) affiche des marques autour du cou laissés par des outils
comme si un effort avait été fait pour lui couper la tête. Les
indigènes appellent cette façon de procédé « hiara » et ont une
tradition à l'effet qu'ils appartenaient à un clan puissant qui fut
finalement vaincu durant la guerre, et que leurs ennemis
auraient fait une tentative pour détruire la statue en lui coupant
la tête. ».
Ce conflit majeur aurait perduré durant une période de temps relativement
longue puisque la mise à terre des moai se serait échelonnée sur plusieurs
décennies. En effet, Gonzales ne signale pas de moai renversés en 1770, mais
quatre ans plus tard Cook signale que des moai gisent à terre; les premiers
moai auraient donc été renversés entre 1770 et 1774. Il est possible que ce
conflit ait commencé bien avant cette date, mais à tout le moins, nous
pouvons en situer le début lorsque les premiers moai renversés ont été
signalés par Cook. Le dernier moai, comme nous l’avons vu, aurait été
renversé après 1838, mais assurément avant 1868, ce qui représenterait donc
une période de temps s’étirant sur 66 à 96 ans pour qu’ait lieu la mise à terre
complète des moai.
142
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, pp. 182,
183.
143
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 495.
104
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
La mise à terre des moai et la destruction de certains ahu seraient donc la
conséquence directe de cette longue guerre qui aurait eu lieu sur l’Île de
Pâques entre les clans des deux grandes confédérations. La tradition orale est
suffisamment précise pour rendre crédible la mise à terre violente des moai
lors d’un conflit de longue durée. De plus, les constatations des premiers
explorateurs et certaines données récoltées lors de fouilles archéologiques,
concordent aussi très bien avec la tradition orale.
Étant donné la durée du conflit, il paraît fort possible, comme le mentionnait
Thomson que certaines rivalités sur l’Île de Pâques se perpétuaient d’une
génération à l’autre :
“(…) until one party or the other were entirely exterminated.”
144
« (…) jusqu’à ce qu’une des parties ou l’autre soit entièrement
exterminée. ».
D’ailleurs, bien que le dernier moai érigé sur un ahu ait été renversé, rien
n’indique que ce grand conflit ait pris fin pour autant.
144
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 476.
105
_________________________________________________________________________________________________________
106
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
CHAPITRE III
Rite de l’Homme-oiseau et guerres de clans
Un rite très important
Sur l’Île de Pâques avait lieu un important rituel qui n’existait nulle part
145
ailleurs en Polynésie : le rite de l’Homme-oiseau. Pendant une longue
période de temps ce rite a constitué un élément essentiel de la vie sociale et
politique des Pascuans.
Selon la tradition orale rapportée par Métraux, le rite de l’Homme-oiseau
aurait pris naissance lorsque des oiseaux migrateurs furent introduits par le
dieu Makemake sur un îlot appelé Motu Nui. Situé au sud-ouest de l’Île, à
quelques kilomètres du rivage, cet îlot difficile d’accès, n’a jamais été habité
de manière permanente; l’endroit était donc paisible et les oiseaux migrateurs
revenaient y nidifier à chaque année.
Métraux considérait que l’implantation de ces oiseaux sur un îlot aussi
difficile d’accès avait essentiellement pour but de les mettre à l’abri de
l’avidité des chasseurs d’œufs, lesquels risquaient fortement de les
exterminer.
Lorsque les Pascuans constatèrent qu’effectivement les oiseaux migrateurs
pondaient leurs œufs sur l’îlot et qu’ils y prospéraient, ils construisirent un
village de plusieurs maisons de pierres sur les flancs du volcan Rano Kau
face à la mer et à l’îlot Motu Nui; ils célébrèrent ensuite la fin des travaux
par une grande fête honorant Makemake.
Encore aujourd’hui, on retrouve dans ce village nommé Orongo, les vestiges
d’une quarantaine de maisons basses faites de blocs de laves empilés dont les
toits sont aujourd’hui recouverts d’herbes sauvages. L’entrée de ces maisons,
qui ne possèdent aucune autre ouverture, est tellement exiguë qu’il faut se
mettre à quatre pattes pour y pénétrer.
145
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 128.
107
_________________________________________________________________________________________________________
Lorsque à chaque année une espèce spécifique d’oiseau migrateur, une
hirondelle de mer appelée manutara, revenait sur l’îlot pour nidifier, une
partie de la population de l’Île s’installait à Mataveri situé au pied du volcan
Rano Kau, ainsi qu’à Orongo, pour fêter et effectuer des préparatifs en vue
de la tenue d’une compétition bien particulière.
Des concurrents nommés hopu, représentant chacun un clan influent de l’Île,
participaient à cette compétition dont la finalité était de nommer un Hommeoiseau ou Tangata Manu. Chaque hopu s’efforçait d’obtenir, avant tous les
autres compétiteurs, un œuf pondu par le manutara sur l’îlot Motu Nui. Le
concurrent qui arrivait le premier à se saisir d’un œuf et à le ramener intact
jusqu’à Orongo l’offrait à son chef de clan qui devenait alors l’Hommeoiseau.
À partir de sa nomination, ce chef de clan était considéré comme
l’incarnation du dieu Makemake et sa personne considérée comme sacrée
devenait tabou pour tous les Pascuans.
D’après Englert, la cérémonie de l’investiture de l’Homme-oiseau aurait
initialement été un rite à caractère purement religieux. Selon lui, la grande
quantité de pétroglyphes exécutés avec soin que l’on retrouve à Orongo
semble d’ailleurs être la manifestation d’un sentiment de grande révérence et
d’adoration. D’après la tradition orale, un nouveau pétroglyphe était sculpté
chaque année en commémoration du nouvel Homme-oiseau. Ces
pétroglyphes représentent des formes humaines avec des têtes ou des
masques d'oiseaux. Certaines d’entre elles présentent des mains levées tenant
un oeuf.
Toujours selon Englert, les cérémonies et la ferveur religieuse qui étaient
associés au rite de l’Homme-oiseau auraient dégénéré énormément au cours
de la période des guerres de clans. Ce rite se serait alors transformé en un
concours essentiellement politique et le matatoa, chef de clan, lorsqu’il avait
été désigné Homme-oiseau, abusait amplement de son pouvoir sur les autres
146
clans de l'Île.
146
Englert, P. Sebastian. La Tierra de Hotu Matu’a, Historia, Etnologia y Lengua de la Isla
de Pascua, p. 129.
108
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Tous les clans n’étaient cependant pas invités à participer à cette
compétition. En effet :
“Only dominant, victorious tribes took part in the quest for the
egg and the attendant ceremonies, for the privileges at stake
were too important to be vested in an inferior or defeated group
147
(mata-kio).”.
« Seuls les clans victorieux et dominants participaient à la quête
de l'oeuf et aux cérémonies qui l’accompagnaient parce que les
privilèges en jeu étaient trop importants pour être confiés à un
groupe inférieur ou vaincu (mata-kio). ».
Seul les clans victorieux et dominants participaient donc à ce concours.
Ces clans dominants provenaient des deux grandes confédérations de l’Île.
Or, comme nous l’avons vu un antagonisme permanent existait entre ces
deux groupes. Selon Métraux, cet antagonisme se reflétait tout
particulièrement dans le rite de l’Homme-oiseau, où, du début à la fin de ce
rite, un clivage s’opérait entre les participants des deux confédérations de
clans.
La division territoriale de l’Île se reflétait dans le village même d’Orongo.
Les maisons de pierre étaient séparées en deux groupes distincts, un groupe
148
de maisons pour les Ko Tuu et un autre pour les Hotu Iti.
L’îlot Motu Nui était aussi séparé en deux et les concurrents, ou hopu, se
répartissaient sur l’îlot en fonction du secteur de l’Île qu’occupait leur clan.
Située dans une grotte au centre de cet îlot, une statue d’environ deux pieds
de haut, nommée Tita hanga o te henua, ce qui signifie justement « la
frontière du territoire », constituait, selon Routledge, la ligne de démarcation
149
entre les deux territoires respectifs.
147
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 333.
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 260, et
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 335.
149
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 261.
148
109
_________________________________________________________________________________________________________
Il semble d’ailleurs qu’il ait été beaucoup plus important de savoir de quelle
confédération faisait partie le chef gagnant que de connaître de quel clan en
particulier il provenait. Ainsi, le groupe gagnant était annoncé par un grand
feu allumé sur l’un ou l’autre des deux emplacements prévus à cette fin au
sommet du Rano Kau, suivant l’origine territoriale du nouvel Homme-oiseau,
150
soit un des clans de l’Ouest et du Nord ou un des clans de l’Est de l’Île.
Il est loisible de penser que le despotisme de l’Homme-oiseau devait se faire
sentir davantage envers les clans de l’autre confédération qu’envers les clans
de sa propre confédération. D’où l’importance de connaître au plus vite le
résultat de la compétition afin d’éventuellement se préparer au pire.
Pour finir, le nouvel Homme-oiseau devait, suite à sa nomination, se retirer
du monde durant plusieurs mois. S’il provenait des clans de l’Ouest il devait
se rendre près d’Anakena ou sur son propre territoire, et s’il provenait d’un
clan de l’Est, il allait à un endroit spécial près du Rano Raraku, situé dans
151
l’Est de l’Île.
Selon les informations recueillies auprès des Pascuans, le temps que
l’Homme-oiseau devait passer en réclusion variait de quelques mois, deux à
152
à un an, selon certains
trois mois selon le Père Ollivier Pacôme,
explorateurs. Pour notre part nous croyons qu’il s’agirait plutôt du laps de
temps le plus court, ou bien que cette tradition n’a tout simplement pas été
respectée intégralement lors des conflits. En effet, d’autres informations font
mention de la manière dont l’Homme-oiseau abusait régulièrement de son
pouvoir auprès de la population. Il fallait donc, pour ce faire, qu’il soit libre
de ses mouvements durant une partie de l’année où il était consacré Hommeoiseau, avant que l’Homme-oiseau de l’année suivante ne soit nommé.
150
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 262.
Lavachery, Henri. Les pétroglyphes de l’Île de Pâques, p. 95, et Métraux, Alfred.
Ethnology of Easter Island, p. 337.
152
Ollivier, Pacôme, Lettre du R. P. Pacôme Ollivier au T.-R. P. Euthyme Rouchoux, p. 256.
151
110
Les maisons du village d’Orongo, où se déroulait le rite de l’Homme-oiseau, sont construites d’une multitude de pierres
empilées. (Photo Bernard Philippe)
_________________________________________________________________________________________________________
Guerres de clans et chute des moai
111
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112
Face à Orongo, sur le plus grand des trois îlots, appelé Motu Nui, se déroulait la quête de l’œuf du manutara nécessaire à
la nomination de l’Homme-oiseau. (Photo Bernard Philippe)
_________________________________________________________________________________________________________
Guerres de clans et chute des moai
113
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114
Guerres de clans et chute des moai
Sculpture à même la paroi située à l’intérieur de la grotte principale sur l’îlot Motu Nui. (Photo J.-M. Groult)
_________________________________________________________________________________________________________
115
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116
Guerres de clans et chute des moai
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Le rite de l’Homme-oiseau devenu source de conflit
La plupart des auteurs sont d’avis que le rite de l’Homme-oiseau aurait
apporté une certaine stabilité sur l’Île durant la période de son histoire où ont
sévi des conflits entre les clans. En effet, pour mettre fin aux massacres
occasionnés par les guerres entre différents clans, les chefs de guerre auraient
trouvé un compromis par le biais du rite de l’Homme-oiseau qui aurait
permis de donner une certaine suprématie à un chef de clans sur les autres
chefs de clans de l’Île durant une année complète.
Le fait de consacrer, à chaque année, un nouvel Homme-oiseau à qui on
donnait un statut dominant sur les autres clans, aurait donc, selon ces auteurs,
fait alterner régulièrement le pouvoir suprême entre les chefs de clans
dominant et ainsi permis d’apaiser les tensions.
Mais est-ce bien le cas ?
Selon les informations recueillies auprès des Pascuans par les explorateurs et
les missionnaires en poste sur l’Île, il semble que le comportement de
l’Homme-oiseau était tout à fait comparable à celui d’un rapace. En effet,
après sa nomination :
« Alors commencent avec l’installation du nouveau pouvoir les
pillages et les incendies. Malheur à celui qui a quelques patates,
quelques poules ! Le chef escorté de ses gens s’abat sur les
153
cases comme un oiseau de proie. ».
Le Révérend Père Roussel rapporte que lors de grandes fêtes organisées dans
les villages à l’occasion des récoltes :
« les matatoa, quittant leurs grottes de la montagne de Matavéri,
s’abattaient comme des vautours sur tout ce qu’il avait à leur
153
Ollivier, Pacôme, Lettre du R. P. Pacôme Ollivier au T.-R. P. Euthyme Rouchoux, p. 256.
117
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convenance, sans que personne osât réclamer trop haut sa quote154
part. ».
Métraux souligne aussi ce comportement rapace lorsque arrivait la fête des
moissons puisque à cette période, l’Homme-oiseau et ses proches :
“(…) swooped down like vultures upon everything which suited
155
them.”.
« (…) fondaient comme des vautours sur tout ce qui leur
convenait. ».
Il va sans dire que ce comportement de rapace n’allait pas sans occasionner
quelques problèmes :
“Rarely did these feasts pass without trouble, since the Mato-toa
quarreled about the booty. The man who was designated by
Makemake as bird-man for the year was entitled to a large share
156
of the food distributed at feasts.”.
« Ces fêtes se passent rarement sans problème, parce que le
Mato-Toa se querellait à propos du butin. L'homme qui avait été
désigné par Makemake comme l’Homme-oiseau de l'année
avait droit à une part importante de la nourriture distribuée lors
des fêtes. ».
Métraux ajoute que ceux qui ne voulaient pas contribuer à fournir de la
nourriture à l’Homme-oiseau étaient punis et les guerriers qui
l’accompagnaient brûlaient la maison des fautifs.
154
Roussel, Hippolyte, R. P. Île de Pâques ou Rapanui, Notice par le R. P. Hippolite Roussel
de la congrégation des Sacrès-Cœurs de Picpus, Missionnaire à l’Île de Pâques de 1866 à
1873, p. 11.
155
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 338.
156
Ibid., p. 338.
118
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Plus grave encore, Métraux rapporte que des guerres pouvaient être déclarées
suite à la nomination de l’Homme-oiseau :
“Perhaps the bitterness of the defeat or the insolence of the
victorious group led to serious arguments and even war.
Evidence given by the last of the surviving contenders or by
witnesses of the bird cult stress the dread consequences these
157
contests had on the peace of the island.”.
« Peut-être l'amertume de la défaite ou l'insolence du groupe
victorieux conduisait-elle à des disputes sérieuses et même à la
guerre. Les preuves données par le dernier des prétendants
survivants ou par les témoins du culte de l’oiseau mettent en
évidence les conséquences redoutables que ces rivalités ont eues
sur la paix de l'île. ».
La nouvelle année de l’Homme-oiseau commençait d’ailleurs sous de bien
mauvais auspices. Toujours selon Métraux, le chef de clan une fois consacré
Homme-oiseau désignait deux ou trois personnes qui devaient être sacrifiés
pour la prospérité de son règne. Fort, en effet, de son nouveau pouvoir, il
fêtait l’événement en se livrant à quelques règlements de compte avec ses
anciens adversaires qui faisaient alors les frais d’un festin de leur propre
personne. Ces sacrifices humains avaient lieu à la grotte Ana Kai Tangata,
dont le nom veut dire très significativement « grotte des cannibales ».
Notons que Métraux accordait beaucoup de crédibilité à la signification du
nom « Kai Tangata » comme s’agissant de cannibales, car ce nom est utilisé
non seulement à l’Île de Pâques, mais aussi à Mangareva, pour décrire des
158
guerriers mangeurs d’hommes.
Métraux va même jusqu’à affirmer que le choix des victimes qui allaient être
dévorées à cette occasion causait systématiquement une guerre entre clans à
159
chaque année.
157
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 338.
Ibid., p. 138.
159
Ibid., p. 337.
158
119
_________________________________________________________________________________________________________
Routledge rapporte aussi une autre source potentielle de conflit en relation
avec le rite de l’Homme-oiseau. Il arrivait en effet parfois qu’un clan qui
avait remporté la compétition de l’Homme-oiseau pendant plusieurs années
consécutives, décidait de passer ce titre et les privilèges qui
l’accompagnaient à un clan allié. De telles faveurs pouvaient cependant
entraîner des jalousies allant jusqu’à provoquer une guerre.
Ainsi, à un moment donné, le clan Miru ayant accumulé le titre d’Hommeoiseau durant plusieurs années consécutives, aurait choisi comme successeur
en titre le clan Ngaure. Ce choix entraîna aussitôt la jalousie des membres du
clan Marama, qui étaient traditionnellement leurs alliés, à un point tel, qu’ils
allèrent sur le territoire des Miru mettre le feu à la hutte de Ngaara. Celui-ci
160
n’étant autre que le roi de l’Île…
C’est possiblement suite à cet évènement que le roi Ngaara, qui habitait à
Anakena, aurait même été enlevé et maintenu en captivité durant un certain
laps de temps dans un autre secteur de l’Île que le territoire appartenant au
161
clan des Miru.
Bien que le pouvoir de l’Homme-oiseau fut établi sur une base temporaire,
puisqu’un nouvel Homme-oiseau était nommé l’année suivante, et que ce
statut temporaire permettait de faire alterner ce pouvoir entre plusieurs chefs
de clans de l’Île, il nous apparaît bien évident que ce rite n’a apporté ni paix,
ni stabilité sur l’Île, mais que tout au contraire, il aurait accentué les tensions
déjà existantes entre les deux grandes confédérations de clans.
En effet, l’Île étant géopolitiquement divisée en deux parties correspondant
aux territoires occupés par deux confédérations de clans constamment en
rivalité pour obtenir le plus de pouvoir possible, nous croyons que ce rite de
l’Homme-oiseau aurait plutôt largement exacerbé l’antagonisme déjà existant
entre ces deux groupes.
Le comportement rapace du nouvel l’Homme-oiseau, les règlements de
compte suivis de cannibalisme et les sanctions à l’endroit de ceux qui
160
Routledge, Scoresby. The Mystery of Easter Island, the Story of an Expedition, p. 258.
Englert, P. Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island,
p. 145.
161
120
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
n’acceptaient pas de contribuer au tribut qu’il réclamait, ne pouvaient
effectivement qu’attiser l’esprit de vengeance des Pascuans. Vengeance
qu’ils ne manquaient certainement pas d’exercer à leur tour, le moment
venu…
121
_________________________________________________________________________________________________________
122
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
CHAPITRE IV
Conflits et statuaire de bois
Acquisitions des premières statuettes par les Occidentaux
Le capitaine Cook a été non seulement le premier visiteur de l’Île à signaler
des moai gisant à terre, mais il a aussi été le premier à avoir eu connaissance
de l’existence de statuettes en bois sculptés par les Pascuans, et a été, de
même, le premier à en rapporter en Europe.
Curieusement, ces statuettes en bois sculpté ne furent aucunement signalées
par les explorateurs précédents. En effet, ni Roggeveen, ni même Gonzales
qui, avait visité l’Île à peine quatre ans avant Cook, ne signalèrent de tels
objets.
Pourtant, nous savons, grâce à une datation au carbone 14 d’une statuette
appartenant aux collections des Musées Royaux de Bruxelles, que de tels
objets furent sculptés au XIVe siècle, soit bien avant le passage des premiers
explorateurs occidentaux. Roggeveen n’ayant pas été très longtemps sur l’Île,
il est possible qu’il n’ait pas eu connaissance de cette production artistique
des Pascuans. Cela est cependant plus étrange de la part de Gonzales qui a
fait escale sur l’Île six jours durant.
Si effectivement ces statuettes existaient depuis longtemps, comment se faitil que les explorateurs qui ont précédé Cook n’en aient pas vu ? Se pourrait-il
que ni Roggeveen, ni Gonzales ne les aient signalées, tout simplement parce
que les Pascuans les avaient cachées ? En effet, beaucoup plus tard, le
Révérend Père Roussel a mentionné que lorsqu’un conflit éclatait entre les
Pascuans :
« On s’occupait alors à préparer les armes, à mettre en cachette
162
les objets précieux. ».
162
Roussel, Hippolyte, R. P. Île de Pâques ou Rapanui, Notice par le R. P. Hippolite Roussel
de la congrégation des Sacrès-Cœurs de Picpus, Missionnaire à l’Île de Pâques de 1866 à
1873, p. 6.
123
_________________________________________________________________________________________________________
Les grottes : des lieux propices pour cacher les objets précieux
L’équipage de Gonzales qui a pénétré dans quelques-unes des huttes servant
d’habitations aux Pascuans n’a pas mentionné avoir vu d’objets en bois
sculpté à l’intérieur de celles-ci.
Aucune statuette ne fut non plus aperçue dans les huttes par les membres de
l’expédition de Cook. Ainsi, selon les comptes-rendus des excursions de
reconnaissance sur l’Île, un des membres de l’expédition ayant aperçu
plusieurs huttes, décida d’aller visiter la plus jolie d’entre elles située sur un
monticule. Il relate que l’intérieur de la case était absolument vide et qu’il
163
n’y avait même pas d’herbe pour en faire une paillasse afin de se coucher.
Lors d’une seconde excursion un autre membre de l’expédition visita lui
aussi une hutte. Ce marin ne signala pas non plus y avoir vu d’objets sculptés
164
bien que les lieux aient été occupés par plusieurs Pascuans.
Il y a tout lieu de croire que les Pascuans cachaient, non seulement leurs
femmes et leurs enfants dans des grottes, mais aussi leurs objets les plus
précieux, dont notamment, leurs statuettes en bois sculpté. Il n’y aurait donc
rien d’étonnant à ce que les premiers explorateurs n’en fassent pas mention.
Le Frère Heyraud, régulièrement en contact avec les pascuans, supposait
d’ailleurs que les objets précieux des Pascuans étaient cachés dans des
grottes :
« Comme ces braves gens se défient tous les uns des autres, et
avec beaucoup de raison, ils sont toujours aux aguets pour
défendre et cacher le peu qu'ils ont. Or les cachettes abondent.
Toute l'île est percée de grottes profondes, les unes naturelles,
les autres artificielles, qui ne communiquent au dehors que par
une ouverture très étroite. Quelques pierres suffisent pour en
165
fermer et dissimuler l'entrée. ».
163
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, p. 198.
164
Ibid., p. 218.
165
Eyraud, Eugène. Lettre du Frère Eugène Eyraud, au Supérieur général.
124
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Notons que Routledge a découvert, à l’intérieur d’une grotte, cinquante à
soixante mata’a dans une cache recouverte d’une pierre. Plus récemment, des
spéléologues, lors d’une expédition d’exploration des grottes de l’Île de
Pâques, ont encore découvert une cache dans une grotte contenant des
pointes d’obsidiennes. Ces pointes d’obsidiennes travaillées, qu’il s’agisse
d’objets domestiques ou d’armes de défense et d’attaque, constituaient de
toute évidence des objets précieux que les Pascuans mettaient bien à l’abri
dans des caches au fond des grottes.
125
_________________________________________________________________________________________________________
126
Guerres de clans et chute des moai
127
Groult)
Pointes d’obsidiennes découvertes dans une cache au fond d’une grotte lors d’une expédition spéléologique. (Photo J.-M.
_________________________________________________________________________________________________________
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128
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Pour quelles raisons, Cook aurait, lui, non seulement vu des statuettes, mais
aurait aussi pu en faire l’acquisition ?
Il semble, selon Froster, que la raison soit due au très grand désir des
Pascuans de posséder du tapa, une étoffe fabriquée à partir d’écorce d’arbre
que Cook avait en sa possession. Les Pascuans auraient alors exposé
plusieurs objets décoratifs, ainsi que des statuettes de bois sculpté en vue
d’effectuer des échanges.
En effet, selon Forster, les Pascuans, malgré leur extrême dénuement,
auraient fait n’importe quoi pour obtenir du Tapa que Cook avait rapporté de
son escale à Tahiti, à tel point que :
« Le désir d’avoir ces étoffes, les porta à vendre différentes
choses dont probablement ils ne se seraient pas défaits
autrement, et entre autres des chapeaux, des colliers, des
pendants d’oreilles et de petites figures humaines de bois de
dix-huit pouces ou de deux pieds de long, étroites, et d’un
travail beaucoup plus net et beaucoup plus propre que celui des
statues. Les unes représentaient des hommes, et les autres des
femmes ; les traits n’avaient rien d’agréable, et l’ensemble de la
figure était trop large ; cependant on y apercevait le goût de la
sculpture. Le bois en est bien poli, d’un grain ferme, et d’un
166
brun sombre (…) ».
Il est parfaitement compréhensible que les Pascuans aient échangé des objets
décoratifs qu’ils avaient confectionnés contre des objets apportés par Cook
qui attisaient leur convoitise. Il nous semble cependant difficilement
concevable que les Pascuans se soient départis de sculptures probablement
sacrées qu’en d’autres circonstances ils essayaient de protéger du mieux
possible.
En effet, comment expliquer que les Pascuans aient pu échanger ce qui est
considéré comme des représentations de leurs ancêtres divinisés contre des
objets qui leur faisaient envie mais qui n’étaient pas indispensables à leur
survie.
166
Cook, James. Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, fait sur les vaisseaux
de roi, L’Aventure, & La Résolution, en 1772,1773, 1774 & 1775, pp. 215, 216.
129
_________________________________________________________________________________________________________
À une époque plus récente, ce genre de transaction aurait pu se faire sans trop
de problèmes puisque ces objets avaient perdu leur signification sacrée pour
la plupart des Pascuans. Malgré tout, nous savons que quelques Pascuans ont
quand même caché une partie de ces objets lorsque, suite à leur conversion
au Christianisme, les missionnaires leur avaient demandé de les détruire. Ces
objets avaient donc encore une grande valeur pour certains Pascuans, même à
une époque récente.
Il y aurait cependant, selon nous, une autre explication plausible : iI est
possible que les objets qui ont été échangés aux membres d’équipage du
capitaine Cook, n’appartenaient pas nécessairement à ceux-là mêmes qui les
transigeaient. Il se pourrait en effet fort bien qu’il s’agisse de butin de guerre
volé à des clans vaincus.
Nous avons vu que jeter à terre, afin de les briser, les moai du clan vaincu
pouvait servir à briser son moral. Le déposséder en plus de ses objets sacrés
ou protecteurs en bois sculpté pouvait probablement affaiblir encore
davantage son moral. Mais quelle utilisation pouvait bien faire par la suite le
clan vainqueur de ces objets ?
Nous concevons difficilement que des Pascuans puissent, par exemple,
utiliser des moai kavakava saisis aux clans vaincus pour les utiliser pour euxmêmes afin qu’ils puissent représenter leurs propres ancêtres, d’autant plus
que ces statuettes auraient été emblématiquement identifiées à un autre clan.
Nous avons pu voir en effet que certaines caractéristiques, telles les gravures
crâniennes de statuettes, auraient représenté l’emblème de clans en
167
particulier.
Il serait cependant possible que les Pascuans aient accepté de se départir de
ce butin de guerre à la faveur des Occidentaux de passage en échange
d’objets qui leur faisaient réellement envie.
Ainsi, Cook qui serait arrivé lors du paroxysme de cette grande guerre, au
moment même où les Pascuans avaient commencé à jeter à terre les moai
protecteurs de leurs ennemis, aurait tout aussi bien pu emporter avec lui des
objets, dont des statuettes en bois sculpté, qui auraient constitué du butin de
guerre.
167
Daude, Jean Hervé. Île de Pâques – Mystérieux Moko.
130
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Conflits et cannibalisme
Pratiquement tous les explorateurs qui ont recueilli la tradition orale
pascuane rapportent que des actes de cannibalisme auraient eu lieu sur l’Île.
Ces actes auraient même été fréquents lors des périodes de conflits. Qui plus
est, les premières missions archéologiques ont recueilli certains témoignages
de Pascuans, lesquels mentionnaient qu’ils avaient eu connaissance que de
tels actes avaient étaient commis sur l’Île.
Métraux mentionne d’ailleurs que trente ans seulement avant son passage, il
était encore possible de rencontrer des Pascuans qui avaient goûté à la chair
168
humaine. Ainsi, une jeune Pascuane nommée Victoria Rapahango, qui lui
servait de guide et lui fournissait de nombreuses informations, lui avait
mentionné avoir connu le dernier guerrier cannibale de l’Île lorsqu’elle était
enfant. Selon ses souvenirs tous les enfants de son âge étaient complètement
169
terrorisés par ce sinistre personnage.
J. Macmillan Brown dont l’expédition a eu lieu à la même époque que celle
de Métraux, a même recueilli, de son côté, des informations provenant de
vielles pascuanes à l’effet que celles-ci, malgré le tabou qui interdisait aux
femmes de manger de la chair humaine parce qu’il s’agissait d’un mets
réservé aux guerriers, avaient pu malgré tout se procurer et consommer
170
quelques morceaux de ces festins cannibales durant leur jeunesse.
Selon Englert, le cannibalisme aurait sans doute eu des aspects rituels, mais
aurait aussi été utilisé comme insulte aux vaincus. De plus, sur une île
dépourvue de grands mammifères la viande humaine aurait été semble-t-il
appréciée. Englert mentionne qu’il est probable que cette pratique se soit
171
répandue, du moins en partie, à cause d’une pénurie alimentaire. Notons
que Brown pensait aussi la même chose puisqu’il affirmait que le
172
cannibalisme sur l’Île de Pâques prenait ses racines dans la faim.
Brown
168
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 109.
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 150.
170
Brown, J. Macmillan. The Riddle of the Pacific, pp. 226.
171
Englert, P.Sebastian. Island of the center of the world, New Light on Easter Island, p. 141.
172
Brown, J. Macmillan. The Riddle of the Pacific, pp. 182, 183.
169
131
_________________________________________________________________________________________________________
supposait même que des clans subissant une pénurie alimentaire auraient
volontairement déclenché des hostilités afin de pouvoir consommer de la
173
viande humaine pour s’alimenter.
Pour notre part, nous croyons que cette pratique sur l’Île de Pâques n’aurait
rien eu d’étonnante en soi, puisqu’elle était répandue en plusieurs endroits
de la Polynésie, et même plus globalement en Océanie. Le cannibalisme
aurait cependant pu être exacerbé sur l’Île de Pâques du fait que durant de
longs conflits les Pascuans ne pouvaient pratiquement pas cultiver les
aliments indispensables à leur alimentation, réduisant ainsi d’autant leur
chance de survie.
Ainsi, pour les Pascuans réfugiés dans les grottes, la principale difficulté était
qu’il fallait nécessairement en sortir de temps à autre pour s’approvisionner.
Il devait cependant être très difficile de trouver de la nourriture facilement
accessible dans un contexte où les cultures de leur clan dépérissaient car
laissées à l’abandon, si elles n’avaient tout simplement pas été pillées ou
détruites. Il pouvait de plus être très risqué de s’aventurer dans les champs
pour tenter d’y faire une culture dont la récolte était de toute façon totalement
incertaine…
Sur l’Île, le seul mammifère pouvant être chassé pour être consommé était le
rat polynésien, un petit rongeur à peine plus gros qu’une souris. Compte tenu
de sa grosseur, il fallait donc réussir à en capturer beaucoup pour s’en
nourrir. La pêche était par ailleurs très risquée pour les Pascuans réfugiés, car
elle nécessitait de s’aventurer hors de l’endroit où ils étaient cachés pour un
laps de temps relativement long.
Le cannibalisme aurait donc alors pu constituer une alternative favorisant la
survie de Pascuans affamés.
Thomson a d’ailleurs recueilli des informations à l’effet que le cannibalisme
sur l’Île :
“(…) to have originated with a band of natives who were
defeated in war and besieged in their stronghold until reduced to
173
Brown, J. Macmillan. The Riddle of the Pacific, p. 217.
132
Guerres de clans et chute des moai
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the borders of starvation. From this time the loathsome custom
of devouring prisoners, captured in war, grew in popular
174
favor.”.
« (…) aurait débuté avec une bande d’indigènes (Pascuans) qui
auraient été vaincus lors d’une guerre, assiégés sur leur territoire
et réduits à la dernière extrémité. Depuis ce moment, cette
coutume répugnante de dévorer les prisonniers capturés à la
guerre s’est développée dans la faveur populaire. ».
Métraux aussi considérait que le cannibalisme était associé de très près à la
guerre, les morts ennemis et les prisonniers faisant souvent les frais du festin.
Il souligne d’ailleurs que la tradition orale mentionne occasionnellement le
175
terme kai-tangata qui signifie « guerrier cannibale ».
En temps de paix, cet acte était cependant considéré comme une très grave
insulte à la famille et au clan auquel appartenait la victime. Cet acte réclamait
une vengeance par le sang. Métraux rapporte d’ailleurs qu’une guerre aurait
débuté suite à un acte de cannibalisme en temps de paix qui aurait alors
176
suscité une terrible vengeance.
Plusieurs explorateurs ont retrouvés sur l’Île des os humains brulés. Ainsi
Palmer relate que :
“We were told heaka (ika) were burnt here, and at the foot of
one of these pillars at Winipoo (Vinapu) we found many burnt
177
bones. ”.
« On nous a dit que les heaka (ika) ont été brûlés ici, et au pied
d'un de ces piliers à Winipoo (Vinapu) nous avons trouvé de
nombreux os brûlés. ».
174
Thomson, W. J. Te Pito Te Henua, or Easter Island, p. 472.
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 138.
176
Ibid., p. 138.
177
Palmer, J. Linton. A visit to Easter Island, or Rapa Nui, in 1868 By J. Linton Palmer,
F.R.C.S., Surgeon of H.M.S. Topaze, p. 179.
175
133
_________________________________________________________________________________________________________
Suite à la découverte de ces os, il fut même considéré par certains que les
Pascuans avaient pratiqué la crémation pour disposer du corps des personnes
décédées.
Or, ika veut dire victime en Pascuan. Ce ne sont donc pas des morts dont on
disposait de la dépouille par la crémation qui étaient brûlés à cet endroit,
mais bien des victimes de conflits qui devaient fort probablement faire les
frais d’un festin.
Des squelettes ont été retrouvés à plusieurs reprises dans des grottes, dont à
la grotte Ana O keke. Dans cette grotte, avait lieu un rite de réclusion très
particulier visant à faire blanchir la peau de jeunes filles issues de
l’aristocratie de l’Île, dont la destinée était d’être promise aux futurs
Hommes-oiseaux. Englert signale, qu’à l’époque où il a visité cette grotte, il
a vu dans ses profondeurs plusieurs squelettes humains :
« La secunda observacion etnologica se hace a 350 metros al
interior. Se ven los restos de esqueletos humanos, que estaban
puestos uno al lado de otro por unos 20 metros de largo. Debido
a la constante humedad, los huesos estan todos deshechos.
Solamente que dan dientes que no dejan ninguna duda de que se
178
trata de esqueletos humanos. ».
« La seconde observation ethnologique se situe à moins de 350
mètres à l’intérieur. Ce sont les restes de squelettes humains, qui
ont été placés les uns à côté des autres sur environ 20 mètres de
longueur. En raison de l'humidité constante, les os sont tous
devenus des déchets. Il y a seulement les dents qui ne laissent
aucun doute qu'il s’agisse de squelettes humains. »
178
Englert, P. Sebastian. La Tierra de Hotu Matu’a, Historia, Etnologia y Lengua de la Isla
de Pascua, pp. 233, 236.
134
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Dans la période contemporaine une expédition spéléologique a d’ailleurs
encore découvert dans cette même grotte deux incisives humaines, sur le sol,
179
à plus de 180 m à l’intérieur.
Deux spéléologues amateurs firent aussi une macabre découverte dans une
autre grotte. Ceux-ci ont en effet découvert un tunnel de lave de plus de 200
mètres de longueur, dont le boyau était très étroit, soit à peine 1,50 m en
largeur, et encore plus petit en hauteur, soit 1,10 m, se réduisant même
jusqu’à 50 cm à certains endroits. Il était donc très difficile de progresser
dans cette grotte, l’extrême étroitesse de son boyau nécessitant même parfois
de ramper en certains endroits.
Malgré sa grande longueur et son extrême étroitesse, elle était, selon des
journalistes qui l’ont visité par la suite :
« (…) littéralement « tapissée » de restes de squelettes et de
180
dents humaines. ».
Considérant l’étroitesse du boyau, il semble très peu probable qu’il puisse
s’agir d’un sanctuaire pour y déposer les ossements des morts. L’étroitesse
du tunnel à certains endroits nous fait plutôt penser aux grottes qui auraient
pu servir de refuge en cas de conflits.
Quoi qu’il en soit, sans en connaître les détails particuliers, il semble
indéniable que des événements dramatiques sont reliés à la présence de ces
squelettes dans ces grottes.
D’intrigantes statuettes
Une bribe de tradition orale, concernant cette période de conflits meurtriers,
nous intrigue particulièrement. En effet, selon Métraux, lors d’une bataille
qui eut lieu durant cette grande guerre, trois Pascuans furent tués par un clan
ennemi. Métraux relate que les vaincus firent les frais d’un festin et que les
vainqueurs :
179
Carlier, Pierre, et Gauthier, Alain, ainsi que Groult, Jean-Marie. Les tunnels de lave de la
presqu’île de Poike, un lieu dit, une caverne : Ana o Keke, p. 7.
180
La Dépêche Dimanche, Magazine Pacifique, 1997.
135
_________________________________________________________________________________________________________
“(…) lit the oven , they cooked that ennemy victim, that victim
Paoa-au-revera, the third victim to be cooked. They baked,
cooked, and ate. ”
« (…) allumèrent le four, ils apprêtèrent leur victime ennemie,
leur victime Paoa-au-revera (paoa signifiant un simple guerrier),
la troisième victime a été apprêtée. Ils firent cuire, apprêtèrent,
181
et mangèrent. »
Toujours selon Métraux, par la suite les vainqueurs :
“(…) carved images of those three victims in the caves in which
182
they stayed.”.
« (…) sculptèrent des représentations de ces trois victimes dans
les grottes où ils habitaient. ».
Ainsi, selon la tradition orale, les Pascuans vainqueurs auraient donc non
seulement apprêté, cuit et mangé trois ennemis vaincus, mais aussi
surprenant que cela puisse paraître, ils auraient ensuite pris la peine de
sculpter des représentations de ces victimes lors de cette scène macabre.
La tradition orale fait donc explicitement mention que des Pascuans ont
sculpté des scènes dramatiques où leurs ennemis faisaient les frais du festin.
Se pourrait-il que des statuettes représentant des scènes reliées au
cannibalisme aient pu être rapportées en Europe par les premiers
explorateurs, sans que personne ne sache exactement ce qu’elles pouvaient
bien représenter ?
Nous savons qu’en plus des imposants moai, les anciens Pascuans ont
façonné une grande variété de petites sculptures en bois appelées moai miro,
comprenant non seulement des statuettes moai Kavakava, des moai Pa'apa'a,
181
182
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 83.
Ibid., p. 83.
136
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
des moai Tangata, mais aussi d’autres statuettes non identifiées, qui semblent
aussi être des représentations humaines.
La tradition orale ne décrit en aucune manière les détails des sculptures qui
auraient été effectuées suite aux scènes de cannibalisme. Nous n’avons pas
non plus d’informations, de la part des Pascuans, qui pourraient nous aider à
déterminer à quoi auraient bien pu ressembler ces statuettes.
Il est cependant important de souligner que, selon Lavachery, les Pascuans
représentaient réellement ce qu’ils avaient sous les yeux de manière
relativement réaliste, bien que très stylisée; ce que nous avons d’ailleurs pu
constater à plusieurs reprises lors de nos précédentes études.
Lavachery soulignait que les moai de l’Île de Pâques, bien que standardisés,
dégagent une impression de réalisme et de vérité humaine qui lui semblait
d’ailleurs très éloignée des œuvres de la statuaire des autres îles
183
polynésiennes. D’après lui, il suffit de comparer le moai conservé au
British Museum à n’importe quel Tiki marquisien pour s’en rendre compte.
Lavachery mentionnait aussi que les Pascuans, lorsqu’ils sculptaient le bois,
conservaient quand même la sobriété dont ils faisaient montre dans leur
statuaire de pierre. Il considérait, en effet, que les Pascuans s’attachaient à
l’imitation réaliste des objets et qu’ils pratiquaient l’économie des lignes par
la simplification du trait.
Lavachery affirma même que les œuvres des Pascuans attestent d’une qualité
184
et d’un réalisme qu’on ne retrouve pas ailleurs dans tout l’art polynésien.
Selon nous, pour que ces représentations de scènes cannibales sous forme de
statuettes en bois sculpté atteignent leur objectif, il était nécessaire que la
scène représentée soit reconnaissable d’emblée pour un Pascuan vivant à
cette époque sans qu’aucune explication supplémentaire ne soit nécessaire.
Bien entendu, pour les personnes n’étant pas familières avec cette culture, et
de plus, ne sachant absolument pas qu’il fut possible que de telles scènes
183
184
Lavachery, Henri. Île de Pâques, p. 191.
Lavachery, Henri. Les pétroglyphes de l’Île de Pâques, pp. 9-12.
137
_________________________________________________________________________________________________________
aient été représentées, la signification de ces statuettes reste complètement
obscure.
Dans ce contexte, notre attention est particulièrement attirée par quelques
statuettes qui sont à tout le moins très intrigantes et qui diffèrent largement
des autres statuettes sculptées par les Pascuans. Ces statuettes ne sont pas
catégorisées comme telle et aucune information spécifique n’a pu être
recueillie à leur sujet. Il semble aussi, qu’à ce jour, personne n’en ait trouvé
une signification plausible.
Bien qu’elles soient relativement très différentes les unes des autres, ces
statuettes possèdent, selon nous, certaines caractéristiques communes qui
permettraient d’en faire une catégorie particulière.
Entre autres, elles ont toutes la tête en position relevée. Selon nous, cette
position de la tête permet de bien montrer à la personne qui regarde la
statuette qu’il s’agit bel et bien de la représentation d’un être couché sur le
ventre. En effet, si la tête avait été dans le même axe que le corps, en tenant
la statuette en position debout et non pas couchée, elle aurait l’air de
représenter une personne debout. Or, le sculpteur ne voulait laisser planer
aucun doute sur la position de l’être représenté par ce genre de statuette.
D’emblée nous pouvons constater qu’il s’agit de représentations d’êtres
couchés sur le ventre, ce qui devait d’ailleurs être la principale
caractéristique de la scène représentée par le sculpteur.
Une de ces statuettes faisant partie des collections du British Museum nous
intéresse particulièrement. Elle représente un être humain dont le faciès
rappelle celui des moai kavakava. Les côtes, bien visibles, sont aussi très
semblables à celles des moai kavakava, des statuettes Moko et aussi de
certaines statuettes d’Homme-oiseau. La colonne vertébrale n’est cependant
pas présente comme sur ces autres genres de statuettes. Les épaules et le
début des bras sont bien représentés, alors que les avant-bras sont à peine
soulignés et que les mains ne sont absolument pas détaillées.
D’après son faciès, cette statuette représente un être de sexe masculin. Le
sculpteur a représenté la tête ornée de sourcils épais en chevrons; la partie
supérieure des joues est gonflée, le nez est aquilin et le menton est orné d’un
petit bouc. Toutes ces caractéristiques sont aussi présentes sur les moai
kavakava. La statuette n’arbore cependant pas le rictus caractéristique des
138
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
moai kavakava. Elle n’affiche pas d’expression particulière, mais on peut
envisager qu’elle suggère un regard vide d’émotion et une résignation
désespérée.
Étonnement, la partie inférieure du tronc n’est pas représentée comme on
pourrait s’y attendre. Le bas du corps, vu de face et de côté, se limite en effet
à une forme de cylindre aplati, à tel point qu’il serait possible de croire que la
forme allongée de la partie inférieure de la statuette serait le résidu de la
branche dans laquelle elle a été sculptée et que le sculpteur, pour une raison
ou pour une autre, n’a pas été en mesure de terminer son œuvre. Pourtant
cette forme étrange du bas du corps a été sculptée et polie avec soin; il est
donc peu probable que cette partie soit ainsi parce que le sculpteur n’aurait
pas eu le temps de la terminer.
Une observation attentive de ce cylindre aplati permet de distinguer la forme
de deux jambes légèrement représentées lorsque la statuette est vue de dos.
Ce cylindre, légèrement replié, a d’ailleurs sensiblement le même volume
que deux jambes qui auraient été collées ensemble; c’est possiblement ce que
le sculpteur aurait voulu montrer.
Alors qu’il s’agit d’attributs presque toujours présents sur les autres genres
de statuettes, les mamelons, le nombril et les organes sexuels n’ont pas été
reproduits par le sculpteur.
Heyerdahl spécifie que cette statuette : « (…) ne se tient qu’horizontalement
avec la tête retournée pour regarder en avant. ». Ne sachant pas trop ce
qu’elle pouvait bien représenter, Heyerdahl l’avait qualifiée de « Mâle
zoomorphe avec queue longue et épaisse.». Il considérait en effet qu’elle
avait « un corps à côtes avec des ailes, ou des nageoires, et une longue queue
185
épaisse. ».
Selon nous, cette statuette ne serait aucunement zoomorphe comme le
suggérait Heyerdahl, mais représenterait plutôt, bel et bien, une scène que les
Pascuans avaient sous les yeux et qui aurait été largement répandue en
certaines circonstances.
185
Heyerdahl, Thor. L’art de l’Île de Pâques, p. 284.
139
_________________________________________________________________________________________________________
140
Dès le premier regard, cette statuette nous donne l’impression qu’il s’agit de la représentation d’un être en très
mauvaise posture, tel un prisonnier qui serait attaché.
_________________________________________________________________________________________________________
Guerres de clans et chute des moai
141
_________________________________________________________________________________________________________
142
Guerres de clans et chute des moai
Le bas du corps de cette statuette, vue de face et de côté, se limite à une forme de cylindre aplati.
_________________________________________________________________________________________________________
143
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144
Guerres de clans et chute des moai
Cette statuette semble représenter un corps contorsionné gisant à terre, mais dont la tête se redresserait dans un dernier
effort.
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145
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146
Guerres de clans et chute des moai
Lorsque la statuette est vue de dos, ce cylindre aplati semble avoir la forme de deux jambes légèrement repliées et collées
ensemble.
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147
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148
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
La figure de cette statuette n’affiche pas d’expression particulière très marquée. On
pourrait suggérer qu’elle affiche une expression de soumission totale ou vide
d’émotion.
149
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150
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Nous savons que lorsque les Pascuans faisaient cuire leurs victuailles, ils
utilisaient un four souterrain appelé umu, qui permettait de faire de la cuisson
à l’étouffée. Dans ce four, des feux étaient embrasés au fond d’un trou dans
le sol dans lequel on disposait des pierres que l’on chauffait. La nourriture
était placée à l’intérieur de ce four sur des grandes feuilles pour la protéger
186
Certains aliments étaient même
afin qu’elle ne soit pas brûlée.
complètement enveloppés dans des feuilles qu’on disposait sur les pierres
brûlantes, et on recouvrait le tout de terre. Finalement, plusieurs heures plus
187
tard, on déterrait et on déballait les aliments pour le repas.
Les animaux étaient cuits dans ces fours de la même manière. Les Pascuans
plaçaient même parfois des pierres brûlantes à l’intérieur du corps de
188
volatiles avant de les mettre au four.
Certains aliments étaient donc emballés avec soin dans des grandes feuilles
afin qu’ils ne soient pas brûlés au contact des pierres surchauffées et il était
189
nécessaire de les déballer avant de les consommer.
La statuette que nous venons de décrire pourrait-elle représenter un Pascuan
qui allait être cuit pour faire les frais d’un festin ?
Dès le premier regard, la sculpture nous donne effectivement l’impression
qu’il s’agit de la représentation d’un être en très mauvaise posture, la position
désespérée possiblement d’un prisonnier. Elle représente un corps
contorsionné gisant à terre, mais dont la tête se redresserait dans un ultime
effort. Sa figure sans expression particulière semble représenter un être
résolu au sort qui l’attend.
Nous pensons que la scène représentée par cette statuette représente
effectivement une personne prête à être cuitsinée, et dont la partie inférieure
du corps aurait été enveloppée avec grand soin. De grandes feuilles de
bananier auraient servi à l’envelopper afin de la faire cuire de manière
186
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 162.
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 58.
188
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 163. et The Voyage of Captain Don Felipe
Gonzalez to Easter Island, p. xivi.
189
Métraux, Alfred. Ethnology of Easter Island, p. 163.
187
151
_________________________________________________________________________________________________________
traditionnelle dans un four souterrain correspondant à la manière de faire
cuire les aliments sur l’Île de Pâques.
Nous avons vu que la tradition orale faisait spécifiquement mention que des
Pascuans vainqueurs apprêtèrent leurs victimes avant de les faire cuire et
qu’ensuite ils façonnèrent des statuettes représentant la scène. Il est donc fort
possible que les vaincus furent préparées de la manière traditionnelle, en les
enveloppant, comme d’autres aliments destinés à être cuits dans les fours
souterrains.
Selon Heyerdahl, cette statuette en bois foncé serait possiblement du bois de
Toromiro. Ce bois sacré pour les Pascuans en raison de ses caractéristiques
très prisées, était autrefois utilisé pour réaliser des objets en bois sculpté. Par
la suite cet arbuste s’est raréfié au point de disparaître complètement de la
surface de l’Île au XXe siècle.
Toujours selon Heyerdahl, cette statuette fut achetée par le British Museum
en 1866 et, selon lui, elle aurait probablement été recueillie au cours du
voyage de Cook en 1774. Cette statuette pourrait donc être la représentation
de certaines situations dramatiques engendrées par les conflits de la grande
guerre.
152
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
D’autres statuettes pourraient, elles aussi, représenter des scènes dramatiques
du même genre que celle que nous venons d’exposer.
Ainsi, une statuette, qui a fait partie des collections de Hooper nous semble
tout aussi intrigante. Sa tête relevée nous indique encore une fois qu’il s’agit
d’une statuette qui doit être regardée à l’horizontale, c’est-à-dire en position
couchée.
Heyerdahl croit qu’elle serait probablement elle aussi en bois de Toromiro. Il
190
considère qu’elle est authentique et, de plus, très ancienne.
Il est
intéressant de noter qu’encore une fois le sculpteur n’a pas représenté de
mamelons, de nombril ou de parties génitales. Les bras de cette statuette sont
191
repliés le long de la poitrine et les doigts atteignent la base du cou. Selon
Heyerdahl, entre les jambes démarre « (…) une queue épaisse se recourbant
en arrière et en haut au niveau des petits pieds pour se terminer en une queue
192
d’oiseau. ».
190
Heyerdahl, Thor. L’art de l’Île de Pâques, p. 284.
Ibid., Planche 114b, p. 284.
192
Ibid., p. 284.
191
153
_________________________________________________________________________________________________________
154
Cette statuette présente un appendice à l’arrière du corps qui donne l’impression d’être une partie extérieure au corps qui
démarre au niveau des fesses.
_________________________________________________________________________________________________________
Guerres de clans et chute des moai
155
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156
Cet appendice sculpté sur lequel les jambes sont collées figurerait une grosse branche ou une racine d’arbre
qui perfore le corps de l’être représenté.
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157
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158
Guerres de clans et chute des moai
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Le visage de cette statuette présente une expression très différente de celle des autres
statuettes pascuanes.
159
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160
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Les bras repliés le long du corps et les mains placées sur le haut de la poitrine
de cette statuette ne sont pas des caractéristiques courantes sur la plupart des
autres genres de statuettes pascuanes représentant des humains. Cela nous
rappelle cependant la position des pattes de certaines statuettes Moko, qui,
comme nous l’avons vu lors d’une précédente étude, représenteraient un
193
animal destiné à être consommé. Curieusement, cette statuette présente
aussi un appendice à l’arrière du corps, tout comme dans le cas de certaines
statuettes Moko. Cet appendice n’est pas le résidu de la branche dans laquelle
la statuette a été sculptée, mais donne plutôt l’impression d’être une partie
extérieure au corps qui démarre au niveau des fesses.
Nous avons pu voir lors de cette précédente étude que les Pascuans ont
représenté par les statuettes Moko une scène où ils préparaient un animal, le
cuy, pour le consommer une fois cuit sur un brasier. Cet animal pouvait dans
certains cas être représenté embroché, parfois même avec le bout des pattes
194
attachées sur sa broche. Nous croyons que, tout comme dans le cas des
statuettes Moko, ce long appendice sculpté sur lequel les jambes sont collées
et, qui prend son origine sous les fesses et se poursuit au-delà des pattes par
un cône lisse plus ou moins allongé, figurerait une grosse branche ou une
racine d’arbre qui perfore le corps de l’être représenté.
En effet, nous avons pu voir que des statuettes Moko étaient, elles aussi,
dotées d’un appendice à l’arrière du corps et que celui-ci aurait été en fait
une pièce de bois empalant l’animal dans le but d’en faciliter la manipulation
afin de le faire rôtir.
Sur cette statuette qui a fait parti des collections de Hooper, l’appendice en
question représenterait aussi, tout bonnement, mais de manière schématisée,
la pièce de bois empalant l’individu destiné à être rôti. Il est possible qu’en
situation de conflit les Pascuans n’aient pas toujours eu la possibilité
d’utiliser un umu et qu’ils se contentaient alors de faire cuire les aliments sur
un brasier.
D’autres statuettes, présentant des caractéristiques communes avec les
statuettes précédentes nous semblent, elles aussi, provenir de la même
inspiration et devraient donc être classées dans la même catégorie.
193
194
Daude, Jean Hervé. Île de Pâques – Mystérieux Moko.
Ibid.
161
_________________________________________________________________________________________________________
Les deux statuettes suivantes ont en effet la tête relevée et leurs mains,
placées sur le haut de leur poitrine ou près du menton, nous rappellent aussi
la position des pattes des statuettes Moko.
Ces deux statuettes qualifiées par Heyerdahl de « Figures tournées en
195
arrière », n’ont pas la même origine connue. Cependant elles témoignent
d’une inspiration commune. Elles ont en effet plusieurs éléments en commun
dont : les oreilles nettement positionnées vers l’arrière, les omoplates, ainsi
que les fesses très bombées.
195
Heyerdahl, Thor. L’art de l’Île de Pâques, planche 78.
162
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Notons que la tête de l’une de ces deux statuettes est ornée d’un couvre-chef
de plumes; il pourrait donc s’agir là de la représentation d’un chef.
Selon Heyerdahl, l’une des deux statuettes serait en Sophora Toromiro.
163
_________________________________________________________________________________________________________
Différemment des statuettes précédentes qui avaient soit les mains placées
dans le dos ou sur l’avant du corps, le long de la poitrine ou au bas du
menton, certaines statuettes présentent des mains allongées le long du corps.
La position caractéristique de leur tête relevée nous incite cependant à les
placer dans la même catégorie que les statuettes précédentes.
164
Guerres de clans et chute des moai
_________________________________________________________________________________________________________
Une statuette aux caractéristiques quelque peu différentes représenterait
aussi, selon nous, le même genre de scène dramatique. Heyerdahl qualifie
196
l’oeuvre de « monstre étendu ». Or, nous avons vu lors de notre précédente
étude qu’Heyerdahl n’hésitait pas à traiter de monstrueuses des statuettes,
lorsqu’il ne comprenait pas ce qu’elles pouvaient bien représenter, entre
autres les statuettes Moko.
Un peu plus loin, il qualifie cette statuette de « figure à demi-couchée avec
197
cavité ronde et une seule jambe ». Heyerdahl décrit ainsi cette oeuvre :
« Le corps déformé a des bras écourtés et seulement une jambe,
198
aussi large que le corps. ».
La tête très relevée et légèrement tournée de côté, nous indique encore une
fois que le sculpteur a voulu, de manière non équivoque, que cette statuette
soit regardée en position couchée, mais sur le dos cette fois. Le bras gauche
se confond avec le corps au niveau du coude, le bras droit est tordu vers
l’arrière et se confond lui aussi avec le corps juste au-dessous du coude.
Selon nous, il s’agit de la représentation d’un être plus jeune que ceux qui
sont personnifiés sur les autres statuettes que nous venons de détailler. Son
faciès est plus arrondi et on ne retrouve pas de barbe en forme de bouc.
Encore une fois, on peut noter l’absence de gravures crâniennes. À la place
de ces gravures, on découvre un trou sur le crâne. Il est si bien sculpté qu’il
ne peut en aucun cas constituer un bris accidentel. La colonne vertébrale se
résume à une simple ligne et les vertèbres ne sont pas présentes comme sur
les moai kavakava. Il n’y a, tout comme sur les autres statuettes que nous
venons de détailler, ni mamelons, ni nombril, ni organes génitaux de
représentés.
Alors que la figure est relativement bien détaillée, les bras et les jambes, bien
sculptés et bien polis, sont cependant réduits à une simple forme. Les jambes
sont représentées comme si elles ne formaient qu’un seul bloc. Au départ du
tronc elles ont la même largeur que le corps; on distingue très bien la forme
196
Heyerdahl, Thor. L’art de l’Île de Pâques, planche 108.
Ibid., p.282.
198
Ibid., planche 108.
197
165
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du haut et du bas des jambes qui sont d’ailleurs repliées au niveau des
genoux. Notons que l’extrémité des jambes, où l’on devrait normalement
retrouver les pieds, est constituée d’un genre de sphère aplatie.
Quel être pour le moins étrange les Pascuans ont-ils bien voulu représenter ?
Nous croyons que cette statuette, en position couchée et à la tête à demi
relevée, serait, encore une fois, la représentation d’un être emballé dans des
feuilles afin de le faire cuire. La sphère aplatie à l’emplacement où devraient
se situer les pieds serait la représentation des pieds emballés et possiblement
même ficelés. Nous avons en effet pu voir que ce genre de protubérance sur
les statuettes Moko serait le ficelage des pieds de l’animal reproduit.
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Guerres de clans et chute des moai
Photo disponible
seulement
dans le livre de l’auteur
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seulement dans le livre
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Nous croyons que, tout comme dans le cas des statuettes Moko, les victimes
de festins cannibales auraient aussi été représentées prêtes à être cuites ou à
être consommées.
Il est donc fort possible que plusieurs statuettes pascuanes représentent des
humains destinés à être cuits ou déjà cuits. Certaines des statuettes ont
parfois des parties du corps qui, tout en ayant une forme, ne sont pas
détaillées et semblent enveloppées. Il peut s’agir soit de la partie inférieure
du tronc, du dos ou des bras. Elles représenteraient des individus
partiellement enveloppés dans des feuilles de bananier : une technique
largement utilisée avant de mettre la nourriture dans les umu.
D’autres statuettes, représentées avec un appendice dépassant à l’arrière du
corps, personnifieraient des humains embrochés. Cette broche aurait été
utilisée pour faire pivoter le corps lors de la cuisson sur un brasier.
Dans d’autres cas, ces statuettes seraient tout simplement conçues pour être
regardées en position couchée et auraient la tête redressée. Les bras,
lorsqu’ils ne sont pas représentés enveloppés, sont collés sur la poitrine,
parfois au ras du menton, ou le long du corps. Ces statuettes ne sont pas
standardisées comme le sont les moai kavakava; d’un style différent, elles en
possèdent cependant parfois certaines caractéristiques. Contrairement aux
moai kavakava et à beaucoup d’autres statuettes pascuanes, les statuettes
dont il est question ici n’ont pas de gravures crâniennes. Tout au plus des
lignes parallèles apparaissent sur le crâne de quelques-unes d’entre elles.
Comme les gravures crâniennes seraient des emblèmes représentatifs de clan
en particulier, il nous semble bien normal, compte tenu que ces statuettes
personnifieraient des personnes à sacrifier, qu’il n’était pas nécessaire,
comme dans le cas d’une statuette représentant un ancêtre important à
honorer, de bien identifier son origine. Ces statuettes n’ont pas de vertèbres
sculptées sur la colonne vertébrale : éléments qui symbolisaient
199
l’ascendance, la généalogie et la filiation. Incidemment, les mamelons, le
nombril et les organes génitaux ne sont jamais représentés. Or, il s’agit là de
parties du corps humain qui sont nécessaires pour transmettre et maintenir la
vie et sont donc liés à la filiation. Il est loisible de penser que toutes traces de
199
Lavondes, Anne. Les dieux d’autrefois : l’art polynésien, représentations symboliques et
supports esthétiques, p. 15.
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filiation devaient disparaître. Il s’agissait peut-être en quelque sorte de
déshumaniser la victime. Dans le cas de ces statuettes représentant un festin,
là encore, ce symbole n’avait pas son utilité. Les faciès de ces statuettes sont
souvent grotesques et ne possèdent pas le raffinement d’autres œuvres de
l’art pascuan.
Nous croyons que tous ces éléments montrent que ces statuettes n’avaient pas
une importance sacrée. Le rattachement à un clan et le raffinement au niveau
de la sculpture n’étaient pas des caractéristiques recherchées pour ce genre
d’oeuvres, ce qui serait d’ailleurs bien compréhensible si les Pascuans les
sculptaient, non pas pour rendre hommage à un personnage important
disparu, mais plutôt tout simplement pour savourer la victoire et la
disparition d’ennemis.
Elles représenteraient, selon nous, davantage un trophée de guerre; l’ennemi
ayant non seulement été réduit à l’impuissance, mais comble de l’insulte,
aurait aussi servi de festin.
Le cannibalisme aurait eu son côté utilitaire, mais aurait aussi été pratiqué
dans un esprit de revanche. Métraux rapporte d’ailleurs que l’insulte suprême
chez les Pascuans à cette époque aurait été de dire aux parents ou aux
descendants d’une victime d’un acte de cannibalisme : « Votre chair m’est
200
restée entre les dents ».
Prononcer cette insulte pouvait, semble-t-il,
déclencher une vraie folie meurtrière chez les proches parents de la victime.
Les diverses statuettes représentant des êtres humains couchés à la tête
redressée seraient donc possiblement des représentations de scènes
dramatiques ayant eu lieu lors de conflits entre les Pascuans. Ces statuettes
pourraient être vraisemblablement des représentations du cannibalisme qui
fut pratiqué durant la période des guerres de clans.
200
Métraux, Alfred. L’Île de Pâques, p. 110.
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CHAPITRE V
Fin des conflits
Raid esclavagiste et évangélisation
Texte disponible
seulement dans le
livre de l’auteur
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Guerres de clans et chute des moai
Photo disponible
seulement dans le livre
de l’auteur
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La restauration de l’ahu Tongariki, ahu qui supportait le plus grand nombre de moai sur l’île, a nécessité de nombreuses
années. (Photo Bernard Philippe)
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Guerres de clans et chute des moai
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Conclusion
Au moment de la découverte de l’Île de Pâques, des statues monumentales
faisant dos à la mer étaient dressées sur presque tout son pourtour. Au cours
des ans, plus de huit cents moai furent répertoriés, dont un grand nombre
avaient été érigés sur des plates-formes. Ces statues lui ont depuis lors assuré
une réputation mondiale.
Cependant, peu de temps après l’arrivée des premiers explorateurs
occidentaux, les moai furent progressivement retrouvés gisant par terre et
certains ahu avaient été en partie détruits, de sorte qu’à terme il n’y eut plus
aucun moai érigé sur un ahu.
Le renversement de tous les moai en plus ou moins un siècle ne serait pas dû
à une catastrophe naturelle, mais serait bien le résultat d’actes volontaires des
Pascuans eux-mêmes. La tradition orale et les témoignages de Pascuans
recueillis par certains explorateurs font d’ailleurs explicitement mention que
les moai auraient été délibérément jetés par terre.
Il semble en effet qu’un conflit meurtrier éclata sur l’Île entre deux
confédérations de clans constamment en rivalité. La discorde dégénéra en
une grande guerre qui, considérant l’exiguïté et l’isolement de l’Île, affecta
tous les aspects de la vie des Pascuans.
Pendant ce long conflit, d’innombrables pointes d’obsidiennes ont été taillées
pour servir d’armes et se sont avérées d’une efficacité meurtrière redoutable.
Un art du combat très spécifique au maniement de ces armes s’est développé,
maniement auquel même les enfants étaient initiés. L’observation de la
direction des vents est même devenue une préoccupation constante pour les
Pascuans, au point où aucune attaque n’était jamais entreprise sans tenir
compte de l’effet des vents sur les armes employées, de même une direction
défavorable nécessitait de redoubler de vigilance.
Les chefs de guerre ont aussi pris une importance primordiale dans
l’organisation sociale des différents clans.
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Pour leur sécurité, les Pascuans ont souvent été contraints de se réfugier et de
vivre de longues périodes de temps dans les grottes dont l’Île était fort
heureusement truffée. Ils se sont aussi servis de ces grottes pour dissimuler
leurs objets précieux et enfermer leurs prisonniers ou esclaves obligés de
travailler aux champs des vainqueurs.
De toute évidence, cette grande guerre a été le théâtre de multiples actes de
cannibalisme, coutume qui était répandue dans une bonne partie de
l’Océanie. Nous croyons d’ailleurs que certaines statuettes auraient été
sculptées au cours de cette grande guerre et représenteraient des scènes de
cannibalisme.
Loin d’apaiser les conflits par une redistribution périodique du pouvoir, le
rite de l’Homme-oiseau, par les abus qu’il a engendrés, aurait largement
exacerbé l’antagonisme existant entre les deux confédérations de clans qui
occupaient l’Île.
Dans le contexte de cette grande guerre, le renversement des moai d'un clan
ennemi avait probablement pour but de faire disparaître la puissance
surnaturelle de ses ancêtres et d'affaiblir sa capacité à résister, de se
réorganiser et de contre-attaquer. La croyance en ce qu’une fois brisé le moai
ne possédait plus aucun pouvoir expliquerait d’ailleurs le soin qu’auraient
pris les Pascuans, dans certains cas, en positionnant une pierre à l’endroit
prévu de la chute afin de s’assurer qu’il se briserait bel et bien en tombant.
La mise à terre de tous les moai et la destruction de certains ahu seraient
ainsi la conséquence directe de cette interminable guerre qui opposa les clans
des deux grandes confédérations qui se partageaient l’Île.
De nos jours, presque tous les moai gisent encore à terre, mis à part quelques
rares exceptions qui furent remis en place par des archéologues en expédition
sur l’Île.
Cette grande guerre aurait aussi largement contribué à diminuer la population
de l’Île. Suite aux nouvelles maladies introduites par les équipages des
navires occidentaux et au grand raid esclavagiste, la population a par la suite
continué à diminuer drastiquement. Compte tenu du peu de Pascuans restant
sur l’Île, le premier missionnaire n’a eu aucune difficulté à les évangéliser
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rapidement. Ce n’est que lorsque les Pascuans furent tous convertis que les
hostilités ont finalement pris fin.
Malheureusement, à ce moment là, il ne restait plus qu’une infime partie de
la population qu’avait déjà connue l’Île. Dépourvue de son élite détenant le
savoir, il devenait donc très difficile pour les chercheurs de découvrir la
véritable histoire de l’Île de Pâques; d’autant plus que les Pascuans
survivants ne connaissaient qu’une partie de celle-ci.
Malgré les limites liées à l’utilisation d’une tradition orale si éparse et aux
observations parcellaires des premiers explorateurs, la présente étude nous
semble cependant encore une fois contribuer à démontrer l’importance de
tenir compte de la tradition orale pascuane rapportée par différents auteurs,
ainsi que d’analyser avec minutie les rapports des premiers explorateurs de
l’Île pour tenter d’appréhender pleinement la véritable histoire de l’Île de
Pâques.
Il semble d’ailleurs que bien souvent des erreurs d’interprétation de l’histoire
de l’Île de Pâques soient constamment reprises sans vérification. Ces erreurs
sont malheureusement devenues, à force de les répéter, des vérités
incontestées ayant largement contribué à la difficulté d’établir cette vérité
historique, perpétuant et accentuant ainsi le halo de mystère qui plane sur
cette Île.
De toute évidence, la connaissance de la véritable histoire de l’Île de Pâques
passe par la remise en question systématique de nombreuses prétendues
vérités historiques admises depuis déjà trop longtemps.
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BIBLIOGRAPHIE
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Remerciements
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TABLE DES MATIÈRES
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