Capitalisme_familial_le_monde_fevrier_2014

Transcription

Capitalisme_familial_le_monde_fevrier_2014
6
dossier
0123
Mardi 18 février 2014
La criseà latête de Peugeot met en lumièrela difficulté
àconcilier le contrôle d’une entreprise
parles héritiers du fondateur et son développement
dans une économie mondialisée
Le capitalisme
familial
en question
P
ourtoutesles famillesqui contrôlent leur entreprise, la tempête
qui secoue la maison Peugeot est
unélectrochoc.Laplusbelleentreprise patrimoniale française, qui
venait de faire son entrée dans l’association Les Hénokiens, ce club mondial de
40 entreprises familiales de plus de deux
cents ans, se trouve aujourd’hui condamnée à la triple peine: l’entrée de l’Etat et du
constructeur chinois Dongfeng au capital
officialisée mercredi 19 février, jour de présentation des résultats du groupe PSA Peugeot-Citroën,et la perte de la présidence du
conseil de surveillance.
Certes, ce n’est pas la première crise que
traverse la famille Peugeot, qui, en 1870,
1930 ou en 1980 a dû diluer sa participation dans le groupe, jusqu’à 22 %, pour
remonter à la faveur des sorties de crise.
Mais, cette fois, avec la perte des droits de
vote double, sa part chute à 14 %. A ce
niveau, elle est de moins en moins un
actionnaire de référence. Aussi, chaque
famille tente-t-elle de tirer les enseignements de cet épilogue pour interroger son
propre dispositif: est-il assez solide pour
résister aux mauvais vents ?
Changement d’échelle
L’affairePeugeotrévèleque,faceàl’accélération de la mondialisation, les grandes
familles si attachées à l’ancrage territorial
peuvent perdre pied sur un terrain si
immense qu’il tend à les diluer inexorablement. Quand un constructeur automobile
doit à la fois conquérir les continents et
investir dans les technologies vertes au
modèle économique incertain, les besoins
encapitauxse dressentcommeunmurdifficileà franchir. SiPierre Bellona sufairede
Sodexo un des leaders mondiaux de la restauration collective en gardant le contrôle
familial à 38 %, c’est aussi grâce au caractère peu capitalistique de son activité.
Dans l’automobile, pour amortir ses
investissements,l’unité de compte se chiffre désormais en millions de voitures par
an. Pour que l’américain Ford, entreprise
toujours familiale, reste dans la course, il
aura fallu que la famille accepte, en 2006,
de gager tous les actifs de la société pour
obtenir un prêt de… 26 milliards de dollars
(19 milliards d’euros).
Avec ce saut quantique, combien de
familles peuvent encore suivre sans perdre le contrôle ? Le changement d’échelle
est redoutable pour ces sociétés qui, selon
ChristineBlondel,professeure de business
familial à l’Insead, école internationale de
commerce, « sont prises dans le triangle
financier qui, chaque année, exige des arbitrages. Que faire de nos ressources: investir
dans l’entreprise, les distribuer aux actionnaires, ou accroître notre contrôle? »
Sicertainsdesplusgrandsconstructeurs
mondiaux sont toujours contrôlés par des
familles, à savoir Toyota, Honda, Fiat
(famille Agnelli) ou BMW (famille Quandt),
c’est parce qu’elles ont systématiquement
fait le choix de l’entreprise en réinvestissant, quand nécessaire, l’essentiel des dividendesdanslamodernisationetledéveloppement de leur groupe. Elles sont focalisées sur un angle du triangle, et un seul.
Avec le temps, cet arbitrage se révèle
plus difficile. A partir de la troisième génération, maintenir l’unité du commandement autourd’un projet commun est plus
complexe qu’il n’y paraît. Pas nécessairement à cause de la dispersion du capital :
grâce aux rachats de parts, les trois branches de la famille Peugeot détiennent
90 % du capital de la famille. Et il n’y a, à la
neuvième génération, qu’une cinquantaine d’actionnaires familiaux de PSA. On est
très loin des 550 membres de l’association
familiale Mulliez (Auchan, Leroy Merlin et
Decathlon…), des 1 050 actionnaires familiaux des Wendel (ex-aciérie devenue holding financière) et des 2 300 actionnaires
de Solvay (chimie) !
Il n’existe pas non plus chez les Peugeot
de déficit d’affectiosocietatis, le clan ayant
toujours autorisé chaque héritier, selon
ses capacités et affinités, de faire un parcours au sein du groupe.
Mauvaise transmission
A PARTIR DE
LA TROISIÈME
GÉNÉRATION,
MAINTENIR
L’UNITÉ DU
COMMANDEMENT
AUTOUR D’UN
PROJET COMMUN
EST PLUS
COMPLEXE QU’IL
N’Y PARAÎT
Le germe de la discorde est ailleurs. « Les
problèmesactuels de PSA résultent d’abord
d’une mauvaise transmission du pouvoir
en 2002, fruit d’unarrangementqui a privilégié l’équilibre entre les branches cousines
par rapport à l’efficacité de la gouvernance », explique Patrice Charlier, directeur
de la chaire sur les entreprises familiales à
l’Ecole de management de Strasbourg.
En 2002, Pierre Peugeot, héritier de la
septième génération, meurt brutalement.
Tout à la fois président de la holding cotée
FFP et du conseil de surveillance, il est le
patriarche que nul ne conteste. Si peu
contesté que lui-même, bien qu’âgé de
70 ans, n’a pas jugé nécessaire de préparer
sa succession. Tout juste a-t-il confié, en
2002,à Jean Boileau(morten 2007), le viceprésident du conseil, la responsabilité de
l’organiser « au cas où il lui arriverait quelque chose ».
Plus personne aujourd’hui ne prend de
tels risques : conscients que l’écueil des
entreprisesfamilialesest dans la transmission, leur dirigeant désigne un successeur,
que cette désignation soit rendue publique ou tenue secrète. Chez les Peugeot, la
succession est si peu préparée qu’il ne faudra pas moins de dix-sept jours à la
famille pour choisir le président du
conseil de surveillance.« Les débats ont été
très violents », se rappelle un proche de la
Peugeot
1810
Michelin
Bolloré
CA
1837
1822
Thierry Peugeot
1889
Hermès
International
55,2*
milliards d’euros
François Michelin
4,3
milliards d’euros
CA
Axel Dumas
Vincent Bolloré
25 % et
38 % des droits
de vote
CA
10,2*
CA
milliards d’euros
3,5*
milliards d’euros
25,4
11,5
milliards d’euros
milliards d’euros
20,2**
milliards d’euros
16,2
milliards d’euros
Société en commandite.
Le contrôle s’opère via
la société holding
commanditée
Sages
68 %
67,9 %
Peugeot
A la suite de l’accord signé en février 2014 sur
la recapitalisation de l’entreprise, la part de
la famille passera à 14 %, à parité avec celle
de l’Etat français et du constructeur chinois
Dongfeng.
Bolloré
Deux fils de Vincent Bolloré sont à des postes
de direction, Yannick étant à la tête de Havas
tandis que Cyrille dirige les branches
logistique et énergie.
Hermès International
Membre de la famille, Axel Dumas, neveu
de Jean-Louis Dumas, ex-patron mythique,
a succédé en janvier 2014 à Patrick Thomas
comme PDG de l’entreprise.
Les
Date de création
de la société
PDG ou chef de famille
Michelin
Jean-Dominique Senart, actuel gérant
commandité, est le premier patron
de l’entreprise non issu de la famille.
Le patriarche, François Michelin, 87 ans,
siège encore au conseil de la Sages (la
société holding commanditée de Michelin).
CA Chiffre d’affaires
*2012 **2013
Capitalisation
boursière
L’Oréal
A la suite de l’accord signé en février 2014
avec la société suisse Nestlé, la famille
Bettencourt, descendante du fondateur
Eugène Schueller, a renforcé son contrôle
sur l'entreprise.
%
Participation
de la famille
10 principales sociétés familiales françaises cotées
famille. Et débouchent sur un mauvais
compromis.
« La huitième génération, qui ne veut
plus d’un seul chef, répartit le pouvoir
entre les trois branches principales, représentées par les trois cousins descendants
du même arrière-grand-père, explique
Patrice Charlier. Pour la famille, cet équilibre des pouvoirs était la condition pour
maintenir l’entente familiale.»
Mais le contrôle familial a désormais
trois têtes, qui doivent leur place non à
leurs qualités, mais à leur poids dans le
capital: Thierry, qui a le plus d’actions, à la
présidence du conseil de surveillance ;
Robert à la présidence de la FFP, et premier
actionnaire de PSA ; et Jean-Philippe, à la
tête de la holding Peugeot (EPF).
De façon générale, choisir les responsables en fonction du poids de leur branche
au capital est dévastateur: « Dans l’élaboration de la gouvernance familiale, la logiquede projetcommun centrésur l’entreprise doit l’emporter sur la logique de sang et
de branche », juge Christophe Bonduelle,
le patron de la société spécialisée dans la
Les solutions pour éviter les empoignades entre héritiers
« LES ENFANTS, ça suffit ! » L’empoignade
des héritiers est le cauchemar de tout
entrepreneur qui nourrit des rêves dynastiques. « A partir du moment où le fondateur disparaît, il y a toujours des dissensions entre héritiers», affirme Patrice Charlier, directeur de la chaire sur les transmissions à l’EM-Strasbourg. Alors que dire à la
troisième génération et aux suivantes?
Aussi, quand vient le crépuscule, ceux qui
veulent pérenniser l’affaire familiale en
étudient tous les moyens.
Le plus sûr consiste à concentrer les
parts de la famille dans une seule main à
chaque passage de génération: c’est la
solution capitalistique. Mais elle est plus
facile à mettre en œuvre dans les PME. Et
encore, si le poids de la dette n’est pas trop
lourd.
Autre méthode, plus compatible avec la
taille des enjeux dans les grandes et très
grandes entreprises: la transformation
d’une des holdings du contrôle familial en
société à commandite par actions (SCA).
Un statut contractuel entre les actionnaires qui donne une très grande liberté dans
la répartition du pouvoir. «La SCA permet
de concentrer le pouvoir et les responsabilités sur un seul héritier, le commandité, tout
en distribuant équitablement le capital
entre tous ses enfants, les commanditaires», précise M.Charlier. Après la création
des SCA de la Compagnie générale des établissements Michelin en 1955, de la famille
Mulliez en 1976, de la société Lagardère en
1980, de la Financière Pinault en 1987, Vincent Bolloré a transformé, il y a un an, la
holding Sofibol en SCA, dont le commandité est Somabol, holding de tête dont il
détient 51% des parts, le reste étant détenu
à parité par deux de ses quatre enfants,
Yannick, 34 ans, et Cyrille, 28 ans.
Un cas qui illustre la vertu de la solution
juridique: «A première vue, par ce dispositif, Vincent Bolloré a mis ses deux fils, Yannick et Cyrille, associés dans Somabol, le
commandité de Sofibol, sur un pied d’égalité mais en concurrence, explique Jean-Luc
Blein, associé chez Hoche, société d’avocats. Mais dans le même temps, dans les statuts, il crée les conditions pour donner rapidement, le jour où il le décidera, les clés à
celui de ses enfants qui aura démontré sa
capacité à prendre le contrôle.»
Une tête et une seule
Le dispositif Bolloré est conçu pour
qu’il n’y ait toujours qu’une tête, et une
seule, au sommet du groupe familial. Si
l’on en juge par le parcours des deux fils,
Yannick dans les médias, et Cyrille, déjà
président de Bolloré Logistics et de Bolloré
Energie à l’issue d’un parcours éclair, c’est
Cyrille qui aura sans doute, le moment
venu, les clés de l’ensemble : aujourd’hui,
la valeur d’actif de ce qu’il dirige est de dix
fois celle de la participation de Bolloré
dans Havas, dirigé par Yannick. Mais c’est
une solution qui repose sur un renoncement au pouvoir de la part des actionnaires commanditaires, dont le rôle est
réduit à la surveillance. De plus, la respon-
sabilité indéfinie du commandité sur ses
biens propres effraie beaucoup de
familles.
Aussi, une solution moins contraignante a le vent en poupe. Il s’agit d’une gouvernance familiale autour de trois piliers.
D’abord, le pacte d’actionnaire, qui définit
les conditions de détention et de cession
des titres de la société par la famille, pour
consolider le bloc. Ensuite, un contrat favorisé par la loi Jacob-Dutreil qui a réduit de
75% les droits de succession pour les donataires qui s’engagent à rester au moins six
ans. Une charte familiale qui définit les
objectifs et les valeurs de la famille, ses
relations avec l’entreprise, et la manière
dont elle va animer l’affectio societatis des
membres éloignés comme des nouvelles
générations. Enfin, un conseil de famille,
où siègent les représentants des différentes branches, pour régler les inévitables
conflits, et sortir si nécessaire un cousin
peu enclin à épouser le rêve familial. p
V. Se.
0123
dossier
Mardi 18 février 2014
L’Oréal
LVMH
1987
Bouygues
1909
1952
Pernod
Ricard
Kering
(ex PPR)
1932
Bernard Arnault
Liliane Bettencourt
CA
Martin Bouygues
23**
milliards d’euros
74,2
milliards d’euros
33,2 %
1962
CA
Alexandre Ricard
CA
8,6**
milliards d’euros
CA
33,5*
milliards d’euros
9,3
milliards d’euros
22,5
milliards d’euros
20,5 %
1992
29,1
milliards d’euros
68
François-Henri
Pinault
CA
Lagardère
milliards d’euros
9,7*
milliards d’euros
46,4 %
19,4
Arnaud Lagardère
milliards d’euros
CA
13,10 % et
40,9 %
20 % des droits
de vote
7,4*
milliards d’euros
3,8
milliards d’euros
9,3 %
Kering
Pernod Ricard
Fils du fondateur, Patrick Ricard est décédé
en 2012. Son neveu Alexandre Ricard
deviendra PDG en 2015, au départ
du directeur général, Pierre Pringuet.
Bouygues
La société est dirigée par Martin Bouygues,
61 ans, fils du fondateur, Francis Bouygues.
Il a trois enfants : Edouard (28 ans), William
(25 ans) et Charlotte (22 ans). Dans le JDD
du 20 mai 2012, il assure : « D’ici cinq ans, le
sujet sera réglé », « Je ne suis pas pour le
népotisme. Il n’y a aucun tabou à ce que le
groupe ne soit pas dirigé par un Bouygues. »
La société est dirigée par François-Henri
Pinault,51 ans, fils du fondateur, François
Pinault.
CHEZ PSA, AVEC
SEPT CADRES
DIRIGEANTS
ISSUS DE LA
FAMILLE DANS
LE GROUPE, DE
COMPLEXES JEUX
D’ALLIANCES
ÉMERGENT : PLUS
PERSONNE NE
SAIT TRÈS BIEN
OÙ SE PRENNENT
LES DÉCISIONS
LVMH
Deux enfants de Bernard Arnault travaillent
dans l’entreprise. Delphine, 38 ans, est
directrice générale adjointe de Louis Vuitton.
Antoine, 36 ans, est directeur général de la
marque de chaussures pour hommes Berluti.
Ils sont tous deux administrateurs de LVMH.
Lagardère
Société en commandite dirigée par Arnaud
Lagardère, 52 ans, fils du fondateur, Jean-Luc
Lagardère.
PHOTOS : AFP
INFOGRAPHIE LE MONDE
transformation des légumes, qui a résolument cassé la logique de branche qui prévalait depuis cinq générations en organisant le pouvoir de façon collective au sein
de la commandite Pierre et Benoît Bonduelle, créée en 1995 pour recentrer les
parts de la famille.
« En donnant ainsi les rênes à Thierry, la
famille a fait une erreur, juge un ancien
cadre. Mais qui aurait osé le dire il y a douze
ans, sans encourir le reproche de faire un
mauvais procès ? » D’ailleurs, tant que le
marché automobile européen tient bon,
PSA dégage de bons résultats. S’il y a des
divergences entre les cousins, elles n’affectentpas le fonctionnementde l’entreprise.
Confusion des priorités
Insensiblement, une certaine confusion des rôles s’installe pourtant: au lieu
de rester dans une position de contrôle,
Thierry, qui se passionne pour le métier,
se mêle de l’exécution quotidienne de la
stratégie. Stratégie dont on ne discute pas
seulement au conseil de surveillance,
mais un peu partout dans les différentes
holdings familiales. Et avec sept cadres
dirigeants issus de la famille dans le groupe, de complexes jeux d’alliances émergent: plus personne ne sait très bien où se
prennent les décisions.
Toutle contraire du fonctionnementdu
groupe Solvay, un groupe familial de cent
cinquante ans, où la stratégie est discutée
dans un lieu et un seul, le conseil
d’administration, dont le président, issu
de la famille, s’en tient à en contrôler la
mise en œuvre, et où il n’y a pas de
Quand la société joue contre la transmission
RINGARDE, la transmission? Avec seulement un patron sur trois qui désire transmettre son entreprise à sa famille, et seulement 14 % qui le font, selon les économistes de BPCE L’Observatoire, la transmission serait-elle en train de passer de
mode? Il y a dans la bouche de ses défenseurs une manière d’en appeler aux
devoirs que confère l’héritage du passé, à
l’ancrage territorial ou aux actionnaires de
sang étrangement désuète. Car on voit
bien que les mouvements de fond qui
transforment la société bouleversent aussi le capitalisme familial.
Le vieillissement L’éternelle jeunesse
des patriarches qui, se sentant irremplaçables, restent encore et toujours en poste
décourage des héritiers « plus impatients
que leurs aînés», selon Christine Blondel
de l’Insead, école internationale de commerce. Tout le monde n’a pas la patience
d’un Olivier Dassault, 62 ans, dauphin
autoproclamé de son père Serge, 88ans.
Aussi, pour éviter que la gérontocratie
ne tourne à la catastrophe, comme chez le
volailler Doux, le fabricant de chariots
Caddie ou le logisticien alsacien Lohr, qui
ont déposé le bilan ou frôlé le dépôt de
bilan parce que leur actionnaire vieillissant n’a pas voulu lâcher prise, il faut
désormais se battre: « Il aura fallu que
Thierry Mulliez, président du conseil de
gérance de la famille, mène entre 2006 et
2010 un combat acharné pour déloger les
patriarches du groupe, Gérard Mulliez de
la présidence d’Auchan, Gonzague Mulliez
de Saint-Maclou, Patrick Mulliez de Kiabi,
et Michel Leclercq de Decathlon», raconte
le journaliste Bertrand Gobin, spécialiste
de la famille.
L’hédonisme Qui est encore prêt à se
sacrifier pour la pérennité de son nom ?
Pour vivre joyeusement avec sa troisième femme, Michel Lacoste a préféré vendre sa participation à la famille Maus et
mettre un coup d’arrêt à l’aventure fami-
liale plutôt que d’immobiliser ses parts
pour permettre à sa fille, née d’une première union, de reprendre l’affaire.
Il est vrai que les recompositions familiales à répétition ont sérieusement fissuré l’ardente obligation familiale.
D’ailleurs, estime François Antarieu, du
cabinet PwC, « la charge et les risques attachés à une entreprise étant beaucoup plus
lourds qu’avant, en hériter en effraie plus
d’un». Comprenant qu’hériter de devoirs
plus que de droits n’étant pas une partie
de plaisir, de plus en plus d’héritiers
considèrent que leur vie leur appartient.
Comme Jean-Pierre Dick qui, bien que
docteur vétérinaire et diplômé de HEC
comme son père, le fondateur des laboratoires Virbac, a préféré, il y a plus de vingtcinq ans, prendre la mer pour faire des
courses au large.
L’égalitarisme «L’exigence d’égalité de
traitement entre les héritiers est une particularité française héritée du code civil, qui
s’adapte mal à l’idée qu’il doit y avoir un
patron et un seul à la tête des sociétés transmises», dit le directeur de BPCE L’Observatoire, Alain Tourdjman. « Je considère que
transmettre à mes enfants les capitaux
issus de la vente de mon entreprise les protège davantage des futurs risques de
mésentente que de leur transmettre mon
entreprise», dit Jean-François Gendron,
fabricant nantais de matériel médical.
La mondialisation « Dans un monde
où les acteurs se rapprochent, la solution
familiale n’en est plus qu’une parmi
d’autres, et y mettre fin n’est plus tabou»,
explique M. Antarieu. « L’avenir de mon
entreprise est de grossir par alliance, pas
d’être bloquée dans son développement
par la perspective hors d’âge d’un maintien du contrôle familial », confie encore
Jean-François Gendron, 56 ans. Qui
conclut: « On ne crée pas une entreprise
pour la transmettre à ses enfants.» p
V. Se.
7
membre de la famille dans des postes de
direction.
Si Pierre Peugeot entendait conserver
l’indépendance du constructeur, ses héritiers, eux, se montrent plus ouverts à un
mariage de raison. Seulement les opportunités sérieuses manquent. Des discussions
avec la famille Quandt (BMW), la famille
Agnelli (Fiat) ou le groupe Mitsubishi ont
bien été ouvertes. Mais elles n’ont jamais
abouti.AussiPSAva-t-il nouerdescoopérations ponctuelles avec d’autres constructeurs, sur le développement de moteurs
ou la fabrication de certains véhicules.
Le développement du groupe est alors
encore dans le radar des actionnaires,
même si la famille, par le biais de la FFP,
commence à investir une part croissante
des dividendes de PSA hors de l’automobile. On parle de « diversification réussie » du
patrimoine familial. En fait, c’est un premier coup de cutter dans la belle unité
familiale: il n’y a plus vraiment de projet
commun autour de PSA.
En 2008, la crise s’abat sur l’automobile : le marché européen s’effondre. Alors
que Renault et PSA sont malmenés, l’Etat
français prête 3 milliards d’euros à chacun. La famille Peugeot, qui a touché près
de 700 millions de dividendes du
constructeur depuis 1999, n’entend pas
mettre la main à la poche. Entre 1999 et
2011, pour remonter au capital, elle a
d’ailleurs fait racheter à PSA pour 3 milliards d’euros d’actions.
En 2012, quand il faut recapitaliser le
groupe, elle apporte moins de 100 millions, soit 2,5 fois moins que nécessaire
pour maintenir sa part. Contrairement
aux Toyota, Ford ou Quandt, l’entreprise
n’apparaît plus comme sa priorité.
En fait,les cousinss’opposentde manière de plus en plus frontale. Plus que les
divergences de caractère, ce sont les
options stratégiques pour la famille qui
les séparent. D’un côté, conscient de la crise structurelle de l’automobile, Robert
Peugeot, qui par son rôle se soucie avant
tout de l’évolution du patrimoine familial, est le partisan et l’artisan de la diversification. De l’autre, Thierry, si féru de l’histoire familiale et prisonnier de son héritage, veutmaintenirà tout prix la sacro-sainte indépendance de l’entreprise en y réinvestissant le plus possible. Pour lui, PSA
doit rester l’actif essentiel de la famille.
Alors que choisir : l’entreprise ou la
famille? Tôt ou tard, ce dilemme, des plus
classiques, se pose dans toute entreprise
familiale. Le Château Pichon-Longueville,
le Château d’Yquem, plus récemment
Lacoste, combien d’entreprises familiales
ont dû se vendre sur ce désaccord ?
Partempscalme, tantque les dividendes
remontent abondamment, les deux lignes
de défense se confondent : si les familles
Dumas, Puech et Guerrand ont accepté
d’immobiliser leurs titres au sein de la holding H51, pour faire front contre les appétits de LVMH, c’est parce qu’Hermès, très
profitable, distribue un bon dividende.
Mais dès que les besoins en capitaux se
font plus pressants et exigent des sacrifices dans l’urgence, qui plus est dans un
contexte de mutation du secteur, les masques tombent. Pourquoi les actionnaires
mécontents ne sortent-ils pas de l’actif
familial ? Parce qu’ils ne le peuvent pas :
quand le contrôle familial est ric-rac, les
parts des héritiers sont faussement liquides. Qu’un seul se retire, il met un coup
d’arrêt à deux cents ans d’histoire familiale.Qui est prêt à endossercetteresponsabilité sous le regard pesant de ses ancêtres?
La crise aiguë que traverse l’entreprise
PSA met la fracture familiale à nu. A
défautde s’accordersur unestratégiecommune, les deux clans s’affrontent avec
une rare violence en portant leur différend sur la place publique. Comme si déjà,
l’entreprise ne leur appartenait plus.
Thierry accuse Robert de se désintéresser
du sort de PSA, en acceptant une clause de
standstill(« délaisuspensif») qui les empêche de remonter avant… dix ans. Cette
exhibition si étrangère à la discrétion protestante de la famille Peugeot atteste de la
profondeur du désaccord. Leurs positions
sont irréconciliables.
C’est pour éviter ce syndrome que les
grands capitaines identifient très tôt dans
la famille celui ou celle qui pourra assumer à la fois l’unité familiale et l’unité du
commandement. Et le forment dès le plus
jeune âge pour, l’heure venue, reprendre
le flambeau. Car, pour que la transmission
réussisse, il faut un chef de famille et un
seul : présents ou à venir, ils s’appellent
François-Henri Pinault chez Kering (exPPR), Alexandre Ricard chez Pernod
Ricard, Sophie Bellon chez Sodexo, Nicolas Houzé aux Galeries Lafayette, Axel
Dumas chez Hermès, et chez les Bolloré ce
sera Cyrille. Chez les Peugeot, on le cherche encore. p
Philippe Jacqué et Valérie Segond