Christophe Collins
Transcription
Christophe Collins
La Matrice des Ténèbres Christophe Collins La Matrice des Ténèbres Extrait Première Partie Jack 1. Lorsqu’il vit le chien, le lieutenant Jack Sherwood sut que les choses allaient mal finir. Le molosse devait mesurer dans les soixante-dix centimètres au collier. Race ? Indéterminée. Le corps, élancé, musclé, faisait penser à celui d’un dogue ou d’un lévrier. La tête avait sans doute été rêvée par le fils de Stephen King, une nuit sans lune. À distance respectable, Jack apercevait des poils, de petits yeux brillants, des crocs, de la bave, des bajoues et de minuscules oreilles collées sur le dessus du crâne. (plus de détails dans la description du chien) Le cerbère galopait d’un coin à l’autre du jardin, un grondement continu coincé au fond de la gorge. Grondement qu’il accompagnait, régulièrement, d’un jappement rauque. Ce qui l’empêchait de charger le lieutenant de police et son adjoint en uniforme ? Une haute palissade en métal, une cage improvisée, qui courait tout autour de la maison. Jack ignorait si ce genre d’installation était légale. Il ne connaissait évidemment pas le code urbanistique de Birdie’s Fall par cœur... Depuis son arrivée dans la petite ville, il avait eu d’autres chats à fouetter. Il ne s’était pas interrogé sur les goûts particuliers, en matière d’aménagement du territoire, de ses concitoyens. Qui plus est, dans cette partie de la ville située au sud du centre névralgique et commercial, cohabitaient des caravanes, des habitations à moitié terminées (ou à moitié détruites ?) des ruines noircies par des incendies et des bâtiments abandonnés suite à la terrible crise des subprimes. En un mot comme en cent, un coin idyllique. — On tire à la courte paille le nom de celui qui ouvre la barrière ? L’agent Mark Tomlin était appuyé contre la voiture de patrouille, les pouces glissés sous la ceinture de son pantalon, en position « flic de série ». Un léger sourire flottait sur son visage. Jack l’appréciait. Sept mois plus tôt, lorsque l’enfer s’était déchaîné sur la petite communauté, à quelques jours de l’organisation d’un tournoi international de golf, Tomlin 1 faisait partie des rares policiers du coin à le soutenir. Fraîchement débarqué de Philadelphie, auréolé d’une série de succès face à des « clients » plutôt retors, Sherwood avait été accueilli plutôt froidement par l’ancienne équipe dirigeante, le maire en tête. Jusqu’à ce qu’un tueur, surgi du passé peu glorieux des édiles locaux, vienne semer la terreur. Le résultat de toute cette histoire avait fait la « une » des journaux pendant quelques semaines. Avant que d’autres faits de violence, la mise sur le marché d’un nouveau médicament contre l’obésité et les aventures sexuelles salées d’une star de la chanson à peine pubère viennent retrouver leur juste place dans le cœur des citoyens américains. — Tu penses que notre homme est dans la place ? interrogea Sherwood. — Son carrosse est aux portes du château… Tomlin désigna un pickup flambant neuf, rouge vif, des silhouettes de jeunes femmes en bikini dessinées avec goût sur chaque portière. Sur le toit de ce monstre mécanique, une barre métallique supportait une rangée de phares à longue portée. À cette distance, Jack remarqua sans difficulté que deux coupoles de verre avaient volé en éclats. Depuis plusieurs semaines, le service de police de Birdie’s Fall enquêtait sur un réseau de vente de stupéfiants. De petits marioles avaient décidé d’alimenter en LSD, en cocaïne, en GHB et autres marijuanas la majorité des road houses situés sur les nationales des cinq comtés avoisinants. Ces bars, généralement installés hors ville, accueillaient une population très diversifiée, selon les enseignes. Amateurs de country, jeunes adultes en virée, camionneurs… Un véritable échantillon de « l’Amérique profonde ». Autrefois, les soirées étaient rythmées par les tournées de bières et les shots de whisky. Dans le pire des cas, la « Spécial Saint-Valentin » se terminait à coups de poings sur le parking. Les adversaires ressemblaient à des marionnettes prises de crise d’épilepsie, les uppercuts prenaient des allures de moulinets tout droit sortis de films muets. Et le combat se soldait par une nouvelle tournée lorsque les deux ennemis réalisaient avec surprise qu’ils s’étaient battus pour une femme qu’ils ne connaissaient pas. Les vendeurs de stupéfiants avaient changé la donne. Usant du sacro-saint droit d’entreprendre valorisé par l’Oncle Sam, ils s’étaient mis en quête de nouveaux marchés, en dehors des campus, des soirées huppées ou des fêtes estudiantines. William Tuttle, propriétaire du carrosse rouge vif et du molosse brun pâle, vivait au sommet de la chaîne de distribution. Un sommet tout relatif, puisqu’il alimentait Birdie’s Fall et ses environs, mais un sommet tout de même. Deux soirs plus tôt, lors d’un raid au « Happy Beer’s Keg », sur la 63e, en direction du Sud, Tuttle avait échappé de justesse à un contrôle impromptu mis sur pied par Jack et plusieurs agents de la police de Birdie’s Fall pour serrer des consommateurs. Le hasard pour la police, la malchance pour Tuttle et le contrôle s’était transformé en règlement de compte à O.K. Corral, ou presque ! En filant de justesse, le dealer avait accroché l’enseigne du road house, déclassant par la même occasion les phares longue portée attachés sur son toit. — Pourquoi ne l’a-t-il pas planqué ? s’étonna Jack en pointant le pickup du pouce. — Si tu veux mon avis, il consomme autant qu’il deale et il ne doit pas avoir les idées toujours très claires, répondit Tomlin en haussant les épaules. Il ne se souvient peut-être pas que nous avons failli l’arrêter… — Tu as une idée pour distraire le chien ? 2 — Je pourrais toujours l’abattre… Je parie qu’il a la rage. — Cela ne serait pas très… correct, objecta Sherwood. Et si tu l’abats alors qu’il n’a pas la rage, tu pourrais avoir des ennuis avec son propriétaire. — La police abat intentionnellement le fidèle compagnon d’un dealer de drogue. Je vois déjà d’ici les gros titres. Melrose pourrait enfin vendre sa feuille de chou… Danny Melrose, le rédacteur en chef du « Birdie » s Mail », le journal local à la parution quelque peu épisodique, ne portait pas particulièrement les forces de police dans son cœur. Seul, ou presque, pour faire tourner la boutique, il lui arrivait régulièrement de se prendre pour le Bob Woodward des campagnes, prêt à dévoiler les malversations inévitables qui gangrenaient le système policier local. À plusieurs reprises, Jack avait dû lui rendre visite pour lui demander de retenir ses envolées… systématiquement construites autour de « théories » fumeuses. — Reste que je ne sais toujours pas comment calmer le cerbère, répéta Jack. — Je peux toujours tenter de l’amadouer avec le Snickers que je garde dans la boîte à gants. Le premier coup de feu éclata. 2. Bam ! Un trou grand comme une pizza familiale apparut dans le battant de la porte d’entrée. La déflagration emporta, dans un souffle, un sapin qui avait connu des jours meilleurs. Par réflexe, les deux hommes s’accroupirent pour contourner le véhicule de patrouille. Rapidement, Jack prit position à l’abri de l’aile avant, alors que Tomlin s’agenouillait au niveau du coffre. Après le coup de feu, les grognements du chien s’étaient tus. — Il l’a peut-être descendu lui-même, son satané clébard, maronna Tomlin entre ses dents serrées. — Ça m’étonnerait. Il a juste descendu un sapin… Je pense que la pauvre bête s’est barrée sans demander son reste. Une nouvelle détonation brisa le silence. Cette fois, les claquements métalliques résonnèrent sur la carrosserie de la voiture. — Vous en voulez encore ? hurla une voix à l’intérieur de la maison. Vous êtes encore debout ? — Heureusement que j’ai quitté Philadelphie pour la tranquillité de la campagne, remarqua Sherwood. — Nos camés sont tout aussi crédibles que ceux de la ville… Jack s’avança en canard, ouvrit la portière, puis glissa la main en direction du micro, accroché sur le tableau de bord. Il ramenait le petit émetteur vers lui lorsqu’un troisième tir résonna. 3 La lunette arrière de la patrouilleuse vola en éclats, obligeant Tomlin à reculer. — Putain, ce type va nous coûter une fortune en réparation… — J’aimerais surtout qu’il ne nous coûte rien en frais d’hôpital. Jack bascula le micro en mode haut-parleur. Sa voix résonna dans toute la rue. Les riverains qui n’avaient pas encore entendu les coups de feu allaient rapidement être informés de la situation. — William Tuttle… Ici le lieutenant Jack Sherwood, de la police de Birdie’s Fall, je vous demande de poser votre arme et de… — Viens donc me chercher, Robin des Bois ! Je ne suis pas une tapette de tueur en série, moi ! Tuttle ponctua sa phrase d’un nouveau tir de fusil à pompe. Le gyrophare rouge vissé à la barre de toit se désintégra en une ribambelle de petits bouts de plastique. — Chouette… On est tombé sur un fan, commenta Tomlin. Robin des Bois. Avant de s’installer à Birdie’s Fall, Jack avait affronté un assassin particulièrement pervers, que la presse avait surnommé Frère Tuck. Frère Tuck, poursuivi par un agent du FBI nommé Sherwood… Il n’en avait pas fallu davantage pour que les petits génies de la titraille baptisent Jack du surnom de Robin des Bois. Apparemment, William Tuttle lisait la presse entre deux livraisons de coke. — Monsieur Tuttle, recommença Jack. Je vous demande de poser votre arme et de sortir les mains en l’air. Nous pouvons encore résoudre cette situation de manière pacifique… Pour toute réponse, le dealer fit parler la poudre une nouvelle fois. Le rétroviseur extérieur de la patrouilleuse se détacha dans un sifflement, tourbillonna quelques secondes dans l’air matinal, puis percuta la boîte aux lettres de Tuttle dans un bruit de ferraille. — Je pense qu’il va falloir appeler des renforts, remarqua Tomlin. Jack poussa un soupir. Il avait voulu éviter le déploiement de forces. Après l’intervention quelque peu brouillonne au « Happy Beer’s Keg », le nouveau divisionnaire, poussé dans le dos par les services de la mairie, lui avait gentiment demandé de jouer profil bas. La ville n’avait pas besoin de publicité. Et surtout pas besoin de prendre des allures de Chicago des champs à la tombée de la nuit. Pourtant, Jack ne faisait que son boulot. — Et je vous en félicite, lui avait lancé le divisionnaire. Mais je vous demanderai de le faire avec un peu plus de discrétion… Plus les choses changent… plus elles restent les mêmes. Lorsque Jack avait arrêté le tueur en série, sans hélas l’empêcher d’assassiner l’ancien maire, les sollicitations étaient venues de toute part. Il fallait qu’il devienne divisionnaire… Qu’il pose sa candidature au poste de shérif ! Il gagnerait les élections anticipées dans un fauteuil. Il avait refusé. En bloc. Il ne voulait pas d’une promotion. Et encore moins d’une élection. Il désirait continuer à faire son boulot de flic, au service d’une communauté qu’il apprenait chaque jour à apprécier davantage. La machine s’était donc remise lentement à tourner, avec ses petits défauts et ses petits travers. S’il demandait à une équipe de le rejoindre pour cette intervention, il allait se faire sonner les cloches. Pourtant, rien dans le dossier de Tuttle n’indiquait qu’il soit particulièrement violent, ou dangereux. Il dealait, il consommait plus que certainement 4 ses propres produits, comme l’avait remarqué Tomlin, mais son parcours était celui d’un glandeur, une petite frappe. Pas un va-t-en-guerre. Pour souligner son erreur, une décharge de chevrotine déchira le pneu avant droit de la patrouilleuse. Les amortisseurs émirent un couinement de canari asthmatique. — Il faudrait prendre une décision, lieutenant, le pressa Tomlin. Sinon la voiture sera bonne pour la casse. Jack ferma les yeux une seconde. — Tu me couvres, finit-il par laisser tomber. — Je… Mais… On ferait tout de même mieux… — Ce type est juste un camé qui nous fait un mauvais trip… Je ne vais pas ameuter la moitié de nos forces pour une situation comme celle-là. T’inquiète… Tomlin n’aimait pas du tout cela. Mais de toute façon, il devait obéir aux ordres de son supérieur. Sherwood n’avait rien d’un action-heroes, même si ses cheveux parfaitement peignés, sa mèche blanche au-dessus de l’oreille droite et ses yeux pâles ne manquaient pas de faire battre le cœur de la secrétaire du commissariat, et il ne prenait pas son boulot à la légère. S’il décidait d’y aller en solo, c’est qu’il avait réfléchi aux conséquences de l’opération. Du moins, Mark voulait s’en convaincre. — À trois ? interrogea Mark. — OK… Oh, juste un truc… — Quoi ? — Si le chien déboule, tu as ma bénédiction pour le descendre. Tomlin acquiesça. Compta jusqu’à trois en silence. Tira en direction de la porte d’entrée. Sans attendre, Jack courut en direction de la barrière du jardin. 5