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dossier CUBA : « SUITE ET FIN » par Élizabeth Burgos* Fidel Castro et Hugo Chávez : Mimétismes et liaisons dangereuses E QU’IL Y A DE NEUF DANS LE PROCESSUS « révolutionnaire » vénézuélien ne réside pas tant dans son caractère anachronique que dans la décision de son dirigeant de s’en remettre à la tutelle au moins apparente d’un pays tiers –Cuba– et d’un autre dirigeant –Fidel Castro– dans le but d’accomplir la mission à laquelle il se croit destiné. Hugo Chávez est possédé par l’idée de mener à terme l’héritage historique de Simón Bolívar qui aurait, à ses yeux, laissé sa tâche libératrice inachevée. Cette mission revêt pour lui un caractère mondial maintenant que, grâce à l’arme que constitue le pétrole, il peut promouvoir le socialisme du XXIe siècle destiné à « sauver le monde ».[1] Si Hugo Chávez, leader de la « Révolution bolivarienne », a sollicité des liens de coopération technico-révolutionnaires avec Cuba, c’est que l’île détient le monopole de l’expansion de la révolution dans le continent depuis presque cinquante ans et que sa vaste expérience dans le domaine de l’activisme révolutionnaire lui permet de compter sur un personnel spécialisé, – et une expérience pratique dans les régions les plus variées de la planète – éléments dont, évidemment, le Venezuela ne dispose pas. Mais il existe un autre aspect de ces liens qui, pour l’essentiel, échappe aux analystes: la charge émotionnelle que revêtent les relations du Vénézuélien avec Fidel Castro – une réalité admise par Hugo Chávez lui-même. Il l’a reconnu dans plusieurs interviews et l’a montré au cours de nombreuses interventions publiques. Le résultat C * Élizabeth BURGOS est chargée de cours à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). 1. El Nacional, 24 juin, 2005. Le chancelier d’alors, Alí Rodriguez Araque, déclara que « le Venezuela avait le droit légitime d’utiliser son gigantesque potentiel pétrolier afin de déployer avec succès sa politique extérieure ». Il affirma encore que « le pétrole est l’arme que le pays possède non pour détruire, mais pour construire ». Le même journal, dans son édition du 25 juin, rapporte un discours prononcé par Hugo Chávez pendant la commémoration de la bataille de Carabobo, qui va dans le même sens: le président souligne le fait que le Venezuela « possède les plus grandes réserves pétrolières du monde ». N° 35 81 HISTOIRE & LIBERTÉ en est une relation mimétique, non seulement entre la révolution cubaine et la « révolution bolivarienne » naissante, mais aussi entre le chef bolivarien et son homologue cubain. D’où un processus parallèle des deux modèles. De plus, Fidel Castro possède une vaste pratique de manipulateur et de conducteur d’hommes et use à sa guise de cet avantage. Quand les sandinistes arrivèrent au pouvoir, Castro, toujours soucieux de ne pas outrepasser les limites de son affrontement avec les États-Unis, conçut, au lieu de l’envoi massif de troupes au Nicaragua auquel on aurait pu s’attendre, une nouvelle stratégie qu’il définit lui-même comme celle du « robot nicaraguayen ». Tandis que commençait la partie la plus dure du combat, « la bataille contre les Yankees » sur le continent lui-même, Castro affirma: « Si nous sommes capables de les modeler [les sandinistes] en fonction de nos intérêts et de les faire agir et penser comme nous, il n’y a pas de doute que nous gagnerons cette grande guerre […]. Cette fois nous créerons un combattant nicaraguayen avec notre mentalité, en un mot: le “robot nicaraguayen” »[2]. Bien que la révolution cubaine fût une révolution obéissant à un modèle préétabli et qu’on y tînt compte de l’influence et de la coopération soviétiques, il est indéniable que Castro a toujours gardé l’initiative depuis 1959. Aujourd’hui, malgré sa santé défaillante, le leader cubain continue de vouloir soumettre la révolution à sa volonté et de la façonner selon les avatars et les circonstances du moment. En revanche, en dépit de l’autonomie que lui procurent les prix élevés du pétrole (et contrairement à Cuba qui dépendait économiquement de l’URSS), Hugo Chávez s’est placé dans une position de dépendance – et avec lui, son pays – dans la mesure où il n’existe pas une seule disposition prise au Venezuela qui ne soit calquée sur le modèle cubain et ne doive trouver grâce auprès des experts cubains avant d’être appliquée. Chaque ministre vénézuélien est flanqué de deux experts cubains qui contrôlent ses initiatives. Le président du Venezuela ne prend aucune décision sans avoir au préalable consulté son homologue cubain. Même le vocabulaire qu’emploient les bolivariens est calqué sur le vocabulaire cubain. Ils n’ont même pas conçu une devise qui leur soit propre: la devise vénézuélienne (Patria, socialismo o muerte) reproduit quasiment le traditionnel Socialismo o muerte cubain. Sans vouloir paraphraser les classiques, la « révolution bolivarienne » comparée à la révolution cubaine, prend des airs de farce[3], pour la simple raison que même si un 2. Rafael del PINO, Proa a la libertad, México, Planeta mexicana, 1990, p. 250. 3. Allusion au début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx: « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter: la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce » [NDLR]. 82 ÉTÉ- AUTOMNE 2008 profond malaise était perceptible lors de l’accession d’Hugo Chávez à la présidence, ce dernier était très loin alors d’avoir élaboré un ensemble de conceptions liées à l’urgence révolutionnaire. Il existait une exigence de changement, de modernisation des institutions et d’adaptation aux temps nouveaux. Mais elle n’impliquait pas le désir d’un changement institutionnel radical, et moins encore la volonté de former un axe politique avec Cuba pour mener à bien une révolution continentale, voire mondiale, selon le vœu exprimé par le président vénézuélien. Les liens révolutionnaires Venezuela-Cuba Les liens de certains secteurs de la gauche vénézuélienne et du castrisme datent de 1958, quand, après la chute de la dictature du général Marcos Pérez Jiménez, Caracas accueillit des exilés cubains. Sur décision du président de la junte civile-militaire, le contre-amiral Wolfgang Larrazabal, l’armée vénézuélienne envoya alors des armes à Fidel Castro dans la Sierra Maestra[4]. Les contacts de la gauche vénézuélienne avec l’appareil cubain datent des débuts de la révolution cubaine. L’origine militaire de la direction de la « révolution bolivarienne » et la traditionnelle complicité de secteurs de la gauche vénézuélienne avec les militaires ont facilité la fusion du « bolivarisme » et du castrisme. Cette relation a été favorisée par les liens étroits maintenus au fil des années avec Cuba par certains secteurs civils irréductibles qui, après la fin de la lutte armée des années 1960-1970, continuèrent leur action conspirative au sein des Forces armées et sont aujourd’hui intégrés au « chavisme »[5]. Une illustration de cette complicité précoce fut la participation d’un groupe de Vénézuéliens, militants des Jeunesses communistes, à une invasion de la République dominicaine organisée, en juin 1959, par Cuba, avec pour objectif, de renverser le dictateur Leonidas Trujillo. Tous les combattants vénézuéliens périrent dans cette tentative.[6] 4. Le matériel était composé de cent cinquante fusils Garand M-1 avec trois chargeurs chacun, cent grenades à main MK-2, vingt fusils mitrailleurs, dix mitrailleuses, six mortiers de 60 mm et deux de 81 mm, 99950 cartouches, selon les déclarations du seul survivant, Carlos Alberto Taylhardat, alors Lieutenant de Vaisseau, qui avait été mandaté pour exécuter l’opération du transport par avion jusqu’à la Sierra Maestra dudit chargement (La Razon, Caracas, 8 mars 2005). 5. La singularité que revêt la relation sui generis du domaine civil avec le militaire au Venezuela, a largement été étudiée par l’historien Domingo Irwin qui l’appelle « symbiose civile-militaire ». 6. À propos de l’expansion de la révolution cubaine en Amérique latine, voir mon article publié dans Problèmes d’Amérique latine, n° 61/62, été-automne 2006, p. 59-85. N° 35 83 dossier CASTRO-CHÁVEZ : MIMÉTISMES ET LIAISONS DANGEREUSES HISTOIRE & LIBERTÉ À défaut d’un projet propre, la « révolution bolivarienne » prônée par Chávez a recours à Cuba pour s’approprier son legs révolutionnaire, son appareil conceptuel et ses experts. Cela va jusqu’à l’envoi de théoriciens à Caracas puisque les intellectuels vénézuéliens, pour la plupart, rejettent le régime de Chávez. Cuba a ainsi expédié au Venezuela la Cubano-chilienne Marta Harnecker[7], réfugiée sur l’île après le coup d’État d’Augusto Pinochet et veuve du commandant Manuel Piñeiro, dit « Barbaroja », ancien responsable des activités subversives de Cuba dans le monde. Elle a été mise à la disposition de Hugo Chávez pour élaborer les bases théoriques de sa tentative révolutionnaire et pour le conseiller idéologiquement.[8] Ce mécanisme d’influence idéologique venant de l’extérieur est consubstantiel au génie d’un pays pétrolier[9] tenté, plus qu’aucun autre par la société de consommation. C’est précisément pour cela que, en dépit de la présence massive de Cubains désireux de lui inculquer le socialisme, la société vénézuélienne adopte difficilement, jusque dans les propres rangs du chavisme, le modèle cubain du socialisme[10]. C’est l’un des conflits graves existant au sein du mouvement chaviste et qui a contribué à l’échec du référendum du 2 décembre 2007 sur la réforme de la Constitution. La corruption chronique, loin de s’amoindrir, s’est renforcée. Les hiérarques du chavisme se sont logiquement transformés en véritables groupes de pouvoir économique, constituant la « bolibourgeoisie » qui, évidemment, voit d’un mauvais œil la disparition de la propriété privée. 7. Auteur d’un manuel de marxisme-léninisme, dont l’influence a été décisive dans la formation de plusieurs générations de la gauche latino-américaine pendant les années 1960-1970. Son marxisme simplifié à la manière d’un catéchisme est responsable du mince développement intellectuel du retard idéologique tragique qui a caractérisé et caractérise la gauche en Amérique latine, et qui empêche le surgissement d’une gauche démocratique sur le continent. 8. Taller de alto nivel, El Nuevo mapa estratégico, 12-13 de noviembre 2004, Intervenciones del Presidente de la República, Hugo Chávez Frías, Gobierno Bolivariano, Ministerio de Comunicación e Información, Caracas, 2004. Une vignette explicative informe que « ce texte a été publié par Marta Harnecker qui en supprima les répétitions et les informations de moindre intérêt ». Elle a mis de l’ordre dans le texte en plaçant au début une série d’idées qui, laissées dans le texte, auraient cassé sa fluidité. Elle a ajouté les sous-titres et énuméré les paragraphes pour faciliter la discussion collective, en concevant l’index comme un résumé des principales idées. 9. Pour approfondir le thème de la relation de la société vénézuélienne avec le pétrole, voir Carlos Blanco, Revolución y desilusión, la Venezuela de Hugo Chávez, Madrid, Catarata, 2002. 10. Sa passion pour Cuba a coûté à Hugo Chávez l’appui de la classe moyenne dont il a joui au début et qui l’avait conduit à la présidence de la République. La première manifestation de l’opposition contre le régime a été due à l’arrivée de conseillers cubains qui venaient diriger la réforme de l’éducation entreprise par la « révolution bolivarienne » – ce qui démontrait sans dissimulation, la relation d’interdépendance qu’il établissait avec Cuba. 84 ÉTÉ- AUTOMNE 2008 dossier CASTRO-CHÁVEZ : MIMÉTISMES ET LIAISONS DANGEREUSES Cuba: politique, affect et passion Le politologue cubano-américain, Damián J. Fernández, analyse[11] l’impact de l’affect et de l’émotionnel dans la politique à Cuba. Il soutient qu’à Cuba, la politique se structure autour de deux pôles: la politique de la passion et la politique de l’affect. Celle de l’affect tourne autour des personnes qu’on connaît et qu’on aime, avec qui se créent des liens d’amitié, de parenté, de camaraderie et de clientélisme. Bien qu’ils parviennent à la sphère publique, ces liens sont des relations personnelles, d’ordre privé, et régissent les bases de la solidarité et de l’ordre social[12]. En revanche, la « politique de la passion » est publique. Elle revêt un caractère exceptionnel et donne aux événements une charge de haute intensité., et est l’expression d’un compromis fondateur profond, matériel et moral, qui démontre l’existence de liens affectifs. « La politique de la passion touche à la fois la manière et la substance. Les deux s’expriment au moment d’événements cruciaux et constituent une manière de faire de la politique », conclut Fernández.[13] Analyser le caractère passionnel de l’affection qui unit Hugo Chávez à Fidel Castro[14] mériterait un travail de longue haleine. Toutefois, l’ignorer signifierait qu’on néglige une caractéristique essentielle du phénomène Chávez. Chávez luimême est très conscient de la portée de cette relation. Et Fidel Castro, prince de la manipulation, exploite au maximum les sentiments du Vénézuélien. La célébration de l’anniversaire « des dix années d’amitié du commandant en chef avec Hugo Chávez » en est une démonstration flagrante. Dans une entrevue accordée au journaliste cubain Luis Báez, suite à ces fêtes célébrées à La Havane en décembre 2004 et tenues pour un moment historique de la plus grande importance, Chávez a confié les sentiments que suscitait en lui Fidel Castro, bien avant de l’avoir rencontré: « C’est vrai, Fidel est comme un père. C’est aussi comme ça que je le vois; un jour, je l’ai même écrit. Il est depuis longtemps pour moi une référence obligée. En prison j’ai beaucoup lu L’Histoire m’absoudra, ses discours et ses interviews… Vous savez ce que j’ai demandé à Dieu en prison? « Mon Dieu, je veux connaître Fidel quand je sortirai et que j’aurai la liberté de parler, pour dire qui je suis et ce que je pense. Je pensais beaucoup à cela: sortir pour qu’on se connaisse ». Cette rencontre s’est enfin produite à La Havane, il y a bientôt onze ans. « Elle fut merveilleuse pour moi, et je n’oublierai jamais ce premier contact ni les premières heures de conversation ». 11. 12. 13. 14. Cuba and the Politics of Passion, Austin, University of Texas Press, 2000. Idem, p. 16. Ibid., p. 19. Pour approfondir l’analyse de la personnalité du Président vénézuélien, voir Frédérique LANGUE, Hugo Chávez et le Venezuela, Paris, L’Harmattan, 2002. N° 35 85 HISTOIRE & LIBERTÉ À mesure qu’ont passé les années, Fidel est devenu comme un père. « C’est ainsi que nous le voyions, mes enfants et moi, et jusqu’à mon petit-fils Manuelito qui, diton, s’est tordu de rire quand il a vu Fidel. Le jour où [Fidel Castro] est entré dans la maisonnette de la grand-mère à Sabaneta[15], il a dû se baisser. La porte est basse et lui est un géant. Je le regardai là, comme si c’était un rêve et je fis ce commentaire à Adán[16] : “On dirait un roman de García Márquez”. En somme, quarante ans après avoir entendu pour la première fois le nom de Fidel Castro, il entrait dans la maison où nous avions grandi. Je me rappelle cet événement sur la Place Bolivar: on avait mis la scène là où cela ne posait pas de problème de sécurité. Je me suis dit: « Ah, Mon Dieu! C’est comme un roman qu’aurait écrit Gabo (surnom de Gabrie Garcia Marquez, ndlr), mais au lieu de cent ans de solitude, nous autres, nous aurons cent ans de compagnie ». Fidel est un père pour moi, un compagnon, un professeur de stratégie parfait. Un jour il faudra écrire sur toutes ces choses que nous vivons et les rencontres que j’ai eues avec lui… Il est venu en forgeant entre nous une relation tellement profonde et tellement spirituelle que je suis convaincu qu’il ressent la même chose que moi: nous devons tous les deux remercier la vie d’avoir permis cette rencontre. Quand j’ai écouté pour la première fois la voix de Fidel Castro, alors que je n’étais encore qu’un jeune officier, c’était seulement « quelqu’un » qui parlait d’une voix inconnue et qui dénonçait le coup d’État au Chili et la mort d’Allende: “C’est bon”, me dis-je. C’était Fidel, sur Radio-Habana Cuba. Fidel qui a laissé une phrase gravée en nous pour toujours: “Si chaque travailleur, si chaque ouvrier avait eu un fusil entre ses mains, le coup d’État fasciste chilien n’aurait pas eu lieu”. Ces paroles nous marquèrent tant qu’elles se convertirent en une consigne, en une espèce de code que nous seuls pouvions décrypter ».[17] Maître ès-stratégie et prince du maniement des symboles, Fidel Castro est également expert en gestion des désirs et des regrets humains. C’est pourquoi il sut rétribuer les démonstrations d’affection de Hugo Chávez – traduites sous la forme d’une aide économique massive (plus de 95000 barils quotidiens de pétrole)– avec le cadeau qui pouvaitt faire le plus plaisir à un homme avide de reconnaissance et d’idolâtrie. En langage protocolaire castriste, ce qui est arrivé lors de cette célébration du dixième anniversaire fut l’officialisation de l’entrée du Vénézuélien dans la très sélecte 15. Lieu de naissance de Hugo Chávez, aujourd’hui converti en site touristique. 16. Frère de Hugo Chávez. Il fut ambassadeur du Venezuela à Cuba et est aujourd’hui ministre de l’Éducation, chargé de réformer les programmes d’enseignement et de les adapter au socialisme bolivarien. 17. http://www.jrebelde.cubaweb.cu/2005/enero-marzo/ene-02/print/hugochavez.htm 86 ÉTÉ- AUTOMNE 2008 oligarchie cubaine. Il n’est pas difficile d’imaginer les sentiments complexes qui assaillaient Hugo Chávez – lui qui fait sans cesse allusion à ses origines modestes, exprime un ressentiment profond envers les élites vénézuéliennes et pour qui l’image du père est diffuse et inconsistante –, au moment où il était adoubé par le père idéal qui lui donnait accès à la seule véritable oligarchie existant aujourd’hui sur le continent. Il est facile d’imaginer aussi le surplus d’énergie et de pouvoir que cela représentait pour un homme comme Chávez, possédé par une force messianique si pregnante. Ce ne fut à personne d’autre qu’à Celia María Hart en personne, la fille de Haydée Santamaría – héroïne de l’attaque de la Caserne Moncada – et d’Armando Hart, le couple historique le plus emblématique du Mouvement 26 juillet – qu’est revenue la charge d’inscrire pour la postérité le sens de la cérémonie: « Il arrive le 14 décembre, et le théâtre Karl Marx sera cette fois le témoin d’une véritable résurrection. Face à Chávez, Fidel prend une posture inhabituelle… Son regard est rempli de fierté et son sourire plaisant semble dire: “Caramba, voici la relève”. Le fait que la relève du communisme le mieux abouti ait été incarnée par un étranger est symptomatique. Traditionnellement, on en appelle à une relève nationale. C’est le cas des rois dont les héritiers sont leurs fils, comme si le sang avait quelque chose à voir avec la continuité. Les caudillos, les personnalités et les guérilleros cherchent aussi leur continuité parmi leurs compatriotes. Mais une des grandes découvertes du socialisme est que le futur d’une révolution ne se cantonne pas aux frontières nationales. Il est indéniable que Chávez est le meilleur disciple de Fidel Castro ».[18] Des mots de Celia Hart on déduit que Hugo Chávez fait non seulement partie de l’élite cubaine, mais qu’on lui a conféré le titre de « dauphin dépositaire de la mission de garantir la continuité de l’œuvre de Fidel Castro ». Évidemment, la révolution « n’est pas limitée aux frontières nationales ». Le régime cubain, qui a pour habitude de s’ingérer dans les affaires des autres pays, n’admet pas de réciprocité en la matière: jamais il n’a accepté ni n’acceptera de céder à un étranger le moindre espace d’influence dans l’île. Notez que Celia Hart, en dépit de la fraternité latino-américaine tellement mise en avant, emploie à l’égard de Chávez le terme d’« étranger » dans son texte. Cet outsider ne peut oublier qu’alors qu’il n’était encore que l’auteur d’un coup d’État manqué tout juste sorti de prison, Fidel Castro l’avait reçu avec les honneurs 18. Celia HART, « Fidel Castro y Hugo Chávez, Dix années après: équilibre entre rêves et résurrection à La Havane, Rebelion, 24 décembre 2004 » : http://www.alcaabajo.cu/sitio/pensamientoamericano/articulos/ fidel_castro_y_hugo_281204.htm. Dans le même esprit, on vient d’annoncer, également, la présentation à La Havane, de Un hombre que anda por ahí, un livre sur le président vénézuélien, dont l’auteur n’est autre qu’une des filles d’Ernesto « Che » Guevara, paru chez l’éditeur australien Ocean Press, le livre sera aussi distribué dans les pays suivants: Argentine, ÉtatsUnis, Équateur, Royaume-Uni et Venezuela. N° 35 87 dossier CASTRO-CHÁVEZ : MIMÉTISMES ET LIAISONS DANGEREUSES HISTOIRE & LIBERTÉ réservés aux chefs d’État. Ce que Chávez le raconte ainsi: « Quand je suis sorti de prison, moi, un homme de gauche, je n’avais pas pris conscience de la gauche latinoaméricaine. Le seul qui ait eu l’odorat du vieux loup de mer, ce fut Fidel Castro. Quand je suis allé à Cuba, il m’a accueilli à la descente de l’avion et m’a donné presque un accueil de chef d’État… Moi j’ai parcouru le continent à la rencontre des forces de gauche quand j’ai pris conscience de leur importance. Mais elles m’ont rejeté […] Le seul fait de dire: « Cet homme est colonel » inquiétait. Mais si, en plus, tu ajoutais, « auteur d’un coup d’État », alors là, ça les terrorisait ».[19] Castro, qui a toujours été à la recherche d’un dauphin garantissant la continuité de son œuvre révolutionnaire à travers le continent, a perçu en Hugo Chávez un bon élève. On explique ainsi le traitement de chef d’État qu’il lui a réservé dès sa sortie de prison alors que personne n’aurait misé un peso sur lui. Avec sa subtilité psychologique, le chef cubain a deviné que faire savourer au novice vénézuélien le miel du pouvoir et l’encourager dans son idée de se muer en continuateur de l’œuvre de Bolivar accentuerait sa passion pour le pouvoir et ferait de lui un allié inconditionnel. Perturbations cubaines au Venezuela Entre Fidel Castro et Hugo Chávez, tout ne se lit pas sous le prisme de la figure idyllique de l’amitié naïve comme, grâce à ses dons d’acteur, Hugo Chávez prétend le faire croire. Si dans un premier temps, beaucoup n’ont pas cru qu’il y avait une « ingérence cubaine » dans la « révolution bolivarienne », c’est maintenant un fait public et admis. Cuba n’est pas seulement la source d’inspiration du chef de la révolution. Celui-ci dispose en plus de la collaboration d’un important contingent de personnel cubain dans divers secteurs de l’État, en particulier l’armée, le renseignement, la santé, l’éducation, le commerce, l’aide juridique, etc. Le plus édifiant est sans doute la Convention de Coopération juridique et d’assistance réciproque en matière pénale entre Cuba et le Venezuela selon laquelle un délit commis au Venezuela est aussi un délit à Cuba. D’où l’intérêt particulier du gouvernement vénézuélien à exiger le rapatriement de l’anticastriste Luis Posada Carriles[20], accusé d’actes terroristes et détenu aux États-Unis. 19. Heinz DIETERICH, La integración militar del Bloque Regional de poder latinoamericano, Instituto Municipal de publicaciones de la Alcaldía de Caracas, República bolivariana de Venezuela, 2004. 20. Posadas Carrilles, échappé d’une prison vénézuélienne, participa, avec Orlando Bosch, à la lutte contre Batista. C’est le plus légendaire des guerriers qui jouèrent un rôle dans la guerre civile entre castristes et anticastristes depuis 1959 en dehors des frontières de l’île. 88 ÉTÉ- AUTOMNE 2008 La présence des services de renseignements cubains au Venezuela est notoire. Un accord de coopération a officialisé l’aide cubaine pour le contrôle de la population et la recherche des opposants réels ou supposés[21]. La sécurité même du Président est entre les mains du personnel cubain.[22] Fidel Castro a toujours utilisé l’arme de la manipulation psychologique, agitant sans cesse le spectre du régicide; un risque que court, bien sûr, n’importe quel chef d’État. Il s’est montré particulièrement insistant à ce sujet auprès de Chávez. Il a même tant insisté qu’il a accentué la tendance de ce dernier à douter du personnel vénézuélien et à mieux le contrôler. Le thème de l’assassinat, répété aujourd’hui à satiété par les cercles chavistes –et par Chávez lui-même– et lancé depuis La Havane par Fidel Castro lui-même, a constamment occupé les médias vénézuéliens. L’historien Agustín Blanco Muñoz, auteur d’un livre d’entretiens avec Chávez, le document le plus révélateur sur sa personnalité, juge que son charisme le « met […] au centre d’un culte qui fait obstacle aux projets d’assassinat de celui qui se présente comme le nouvel espoir de changement social sur la planète. De plus en plus, les gens croiront en lui et l’adoreront: ils le voient comme une victime potentielle de pouvoirs sauvages qui veulent le tuer parce que créateur d’un nouvel empire socialiste du XXIe, appelé à renverser le capitalisme ».[23] Dans le cadre international, Cuba a mis au service de la « révolution bolivarienne » ses vastes réseaux d’appuis tissés depuis 1959, d’abord bénévoles, mais dont la motivation actuelle croît grâce aux importantes sommes destinées par la « révolution bolivarienne » aux campagnes de propagande à l’étranger[24]. Le Venezuela, fidèle au modèle qui l’inspire, s’est, comme Cuba, voué à la célébration de rencontres internationales en tout genre: culturelles, politiques etc., auxquelles participent des journalistes, des intellectuels, des artistes, des romanciers qui se voient alors récompensés –sans parler des traditionnels sympathisants castristes à qui ont été ainsi ouverts de 21. L’exemple le plus parlant du talent répressif que prend le régime est l’existence d’une liste de ceux qui, en profitant d’une clausule de la Constitution, signèrent la demande d’un référendum révocatoire au sujet du président de la République. Cette liste a provoqué la mise à la porte de milliers de signataires travaillant dans l’administration publique. Il en fut de même pour les participants à la grève pétrolière de décembre 2002-janvier 2003, 3500 cadres et 20000 travailleurs de l’entreprise pétrolière PDVSA furent licenciés. 22. Durant le gouvernement de la Unidad Popular, le président Allende a pu compter sur le GAP : Groupe des amis [le « A » donne parfois lieu à d’autres interprétations, comme le « A » de « Armée »] composé, certes, de Chiliens mais entraînés par du personnel cubain. 23. El Universal, 24 junio, 2005. 24. Le porte-parole par excellence du projet révolutionnaire cubano-vénézuélien est, sans conteste, Le Monde diplomatique. L’édition de juin 2005 consacre un dossier complet au Venezuela, qui compte aussi une page entière de publicité – sûrement payante – de l’entreprise pétrolière vénézuélienne PDVSA. N° 35 89 dossier CASTRO-CHÁVEZ : MIMÉTISMES ET LIAISONS DANGEREUSES HISTOIRE & LIBERTÉ nouveaux espaces de loisir sur les plages des Caraïbes. Aujourd’hui, le Venezuela est devenu la première destination du tourisme révolutionnaire. Les vedettes de l’altermondialisme international fréquentent assidûment l’Hôtel Hilton de Caracas, réquisitionné par le gouvernement pour recevoir ses hôtes de marque. La nouvelle doctrine militaire À ses débuts, le castrime a construit ses bases à la manière d’un appareil militaire visant à la déstabilisation de la dictature de Batista dans le cadre d’une stratégie de terrorisme urbain et non de guérilla rurale comme le soutient la légende officielle[25]. La révolution cubaine doit son succès international à la grande habileté de son chef comme truqueur d’images « destinées à inventer et à maintenir un passé qui n’a jamais eu lieu ». La révolution a inauguré dans la région l’ère d’une politique utilisant l’image à grande échelle, une arme majeure intégrant l’arsenal des techniques de la guerre de guérillas. Ce fut pour Castro et l’instrument par excellence de son propre culte[26]. Le chef cubain n’a jamais cessé d’appliquer à la politique et à la diplomatie les techniques de la guerre de guérillas, de sorte qu’il leur donne toujours la forme d’une confrontation. L’art de la guérilla est, par excellence, la pratique de l’astuce, de la ruse et du piège. Dans le castrisme, les relations du caudillo avec le groupe des favoris sont de même nature que celles d’un chef de bande avec ses partisans. Le castrisme, en tant qu’appareil de pouvoir, s’est nourri de plusieurs influences : l’éducation jésuite que Fidel Castro a reçue pendant son adolescence ; ensuite, la pensée nationaliste et épique de José Martí ; enfin, le modèle léniniste comme pratique pour s’emparer de l’appareil d’État et le modèle stalinien comme technique de l’exercice du pouvoir, auxquels s’ajoute la tradition prétoriano-caudilliste de l’Amérique latine. Le castrisme consiste avant tout en l’application pragmatique d’une technique de centralisation absolue du pouvoir reposant sur deux piliers principaux : les Forces armées et le ministère de l’Intérieur. La légitimité du castrisme comme du chavisme repose d’une part sur leur rôle d’avant-garde révolutionnaire censée assurer le salut des couches pauvres de la société. Il repose d’autre part sur l’exacerbation du 25. Voir au sujet de la prééminence du terrorisme urbain lors de la chute de Batista, E. Julia SWEIG, Inside The Cuban Revolution, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 2002, 254 p. 26. Voir Serge GRUZINSKI, La guerre des images, Fayard, Paris, 1990. 90 ÉTÉ- AUTOMNE 2008 ressentiment partagé par de vastes couches de la classe moyenne latino-américaine. Elles ont été élevées dans l’idée qu’il y a eu pillage de ses matières premières par le colonialisme européen, puis par l’impérialisme américain. Les idées de productivité, de modernité, d’avance technologique sont des données que ne prend pas en considération la gauche latino-américaine. Support de la révolution, la pauvreté ne peut disparaître car elle lui donne sa légitimité[27]. Ailleurs, la Constitution est la source de la légitimité. En Amérique latine, c’est la pauvreté. Comme à Cuba, où l’ancienne armée régulière, après avoir été livrée aux groupes de guérilla triomphants, fut remplacée par des jeunes, qui formèrent d’abord la milice révolutionnaire puis intégrèrent la nouvelle armée révolutionnaire, donnant ainsi naissance aux actuelles Far (Forces armées révolutionnaires), Chávez a préparé le terrain et a la ferme intention de se débarrasser de l’armée régulière. Sous divers prétextes, il a envoyé à la retraite la haute hiérarchie militaire et entrepris la formation de milices armées civiles qui doivent atteindre l’effectif de deux millions et doivent être placées sous le commandement direct du président de la République. L’imitation du modèle cubain ne laisse pas de doute dans ce domaine. L’intégration de la présence cubaine dans la nouvelle doctrine militaire vénézuélienne est déjà un fait assumé publiquement. Lors de ses apparitions hebdomadaires à son programme « Aló President », Hugo Chávez a annoncé sa décision d’attribuer à Fidel Castro le grade de commandant en chef de l’Armée vénézuélienne et de lui octroyer les « Trois soleils », grade suprême de la hiérarchie militaire au Venezuela. Une cérémonie fut programmée avec sa présence le 24 juin 2005, à l’occasion de la commémoration sur le champ de bataille de Carabobo où le Venezuela s’émancipa de la tutelle espagnole. La décision fut annulée au dernier moment en raison du mécontentement perceptible au sein même des Forces Armées. Finalement, l’hommage eut lieu à Cuba, en présence de Fidel Castro et d’un groupe d’officiers récemment diplômés[28]. En dépit des campagnes systématiques d’épuration dont ont été victimes les forces armées, il existe encore des noyaux qui ne partagent pas le projet de Chávez. De 27. De fait, la pauvreté et le chômage ont augmenté depuis l’arrivée de Chávez au pouvoir. De même que la corruption qui a atteint des niveaux jamais vus. À tel point que la nouvelle bourgeoisie née du chavisme a reçu le surnom péjoratif de « Robolución » (vient du mot « robo », le vol). 28. L’annulation de la visite de Castro au Venezuela et de son incorporation à la hiérarchie militaire vénézuélienne ne semble pas avoir « affecté » le commandant en chef cubain qui, le 16 juin 2005, a rencontré au Palais du gouvernement une délégation militaire vénézuélienne de l’Institut des hautes études de la Défense nationale pour « un échange d’expérience sur le système défensif cubain et aborder des thèmes économiques et sociaux d’intérêt pour les deux pays », dit le communiqué publié dans le quotidien Granma. N° 35 91 dossier CASTRO-CHÁVEZ : MIMÉTISMES ET LIAISONS DANGEREUSES HISTOIRE & LIBERTÉ fait, Chávez lui-même a annulé le défilé qui avait lieu tous les ans sur le champ de bataille de Carabobo, en prétextant des risques répétés d’assassinat[29]. Pour calmer la crise, en faisant usage des traditions propres aux États pétroliers, le Président a décidé une augmentation de 60 % de la solde des militaires. Il faut prendre au pied de la lettre les thèmes économiques discutés par Fidel Castro avec les délégations militaires parce que ce dont il s’agit est l’adoption par le Venezuela de ce que Brian Latell appelle les « entreprises prétoriennes des Far ».[30] L’analyse de Latell est révélatrice à plus d’un titre car elle éclaire le futur vénézuélien immédiat et peut-être celui d’autres pays d’Amérique latine, le modèle cubain représentant l’exemple parfait dont ont tant rêvé les militaires latino-américains, imbus du sentiment d’être les seuls et légitimes dépositaires du pouvoir, les « pères de la patrie » surgis des guerres d’Indépendance. Bien que pendant la Guerre froide Cubains et militaires latino-américains aient combattu dans des camps différents, aujourd’hui, ils peuvent s’unir et partager une même vision: celle d’un peuple infantilisé, incapable de se développer par lui-même, obligé de rendre hommage à un caudillo, un père envers qui l’on doit être reconnaissant d’être en vie. L’État militaire castriste et celui que cherche à construire Chávez mettraient dans les mains des forces armées la gestion du gouvernement, de l’économie, de la Défense nationale et de la défense de la révolution. Ce qui signifierait placer la société sous son contrôle et réprimer tout signe d’opposition. Ce fut aussi le modèle imposé au Chili durant l’ère du général Pinochet. Le caractère international et la constitution d’axes confédérés – comme Chávez a essayé de l’instituer par sa réforme constitutionnelle –, signifierait la propagation de ce modèle dans les pays qui s’associent au projet bolivarien international de Chávez. De fait, il existe déjà un plan d’Intégration Militaire du Bloc régional de pouvoir latino-américain[31] élaboré par l’un des instructeurs étrangers présents au Venezuela, l’Allemand Heinz Dieterich, très lié au cercle de pouvoir cubain. Dans cet ouvrage, sont publiés des entretiens avec des fonctionnaires favorables au projet mentionné, provenant des différentes forces armées du continent. Durant l’entrevue avec le président vénézuélien, celui-ci qualifie d’« axe monroeiste » 29. Le journal de Caracas, El Nacional, rapporte dans son édition du 24 juin 2005 que « le président de la République, Hugo Chávez, dirigea les célébrations du 184e anniversaire de la bataille de Carabobo, Jour de l’Armée. Le déroulement de ces célébrations fut modifié en raison d’une supposée tentative d’assassinat sur le chef de l’État. Chávez se contenta d’une parade militaire dans le patio de l’Académie Militaire, au Fuerte Tiuna… ». 30. Dans une étude éclairante sur l’armée cubaine, l’analyste nord-américain examine en détail comment les Far cubaines se sont transformées jusqu’à occuper toutes les strates de l’économie. 31. Publié par Alcaldía de Caracas, República Bolivariana de Venezuela, 2004. 92 ÉTÉ- AUTOMNE 2008 – auquel on devrait mettre fin –, les gouvernements de Colombie, du Pérou, du Chili, de la Bolivie (le président Carlos Mesa n’avait pas encore été renversé et Evo Morales n’était pas encore au pouvoir). Le Venezuela, pièce prioritaire du dispositif castriste La présence du castrisme a été précoce au Venezuela. L’expansion de la révolution a obéi à une décision de la hiérarchie cubaine. Ainsi, la visite de Fidel Castro à Caracas quelques jours à peine après son entrée à La Havane en janvier 1959 ne fut pas le fruit du hasard. Le prétexte était alors de participer aux fêtes du premier anniversaire de la chute du général Marcos Pérez Jiménez, qui avait été renversé le 23 janvier de 1958. Fidel Castro profita de l’occasion pour déclarer, qu’à l’avenir, la Cordillère des Andes serait convertie en Sierra Maestra de l’Amérique latine. Dans un pays où venaient de se dérouler les élections qui inauguraient l’institutionnalisation de la démocratie, un tel discours signifiait une déclaration de guerre à cette même démocratie. C’est bien ainsi que l’a compris Rómulo Betancourt, le président récemment élu. Commença alors une période de confrontations entre deux conceptions opposées de la politique et de l’exercice du pouvoir, aujourd’hui encore en vigueur. Depuis l’avènement du pouvoir castriste, la lutte entre démocratie et rupture institutionnelle violente a marqué le panorama politique du continent. L’option démocratique, personnifiée alors par Rómulo Betancourt, et celle de la violence radicale et de la rupture des institutions, par Fidel Castro et Ernesto Guevara, tels sont les deux pôles entre lesquels a oscillé le continent dans les dernières décennies. Après l’échec du dogme de la prise du pouvoir par la lutte armée, et comme les normes internationales n’admettaient plus les gouvernements de facto, le castrisme a choisi de donner une apparence de légitimité institutionnelle à l’installation d’un régime totalitaire. 32. Le Sénat chilien, approuva récemment – en août 2005 – une réforme de la Constitution qui redonne aux civils les prérogatives qui avaient été confisquées par les Forces armées sous la Constitution de Pinochet. N° 35 93 dossier CASTRO-CHÁVEZ : MIMÉTISMES ET LIAISONS DANGEREUSES HISTOIRE & LIBERTÉ Conclusion Tocqueville avait craint un possible surgissement au sein même de la démocratie d’un régime despotique: « La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir puisque je ne puis la nommer. […] Un pouvoir immense et tutélaire se charge seul d’assurer leur jouissance [celle des hommes] et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agissse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ».[33] Une analyse prémonitoire à propos du totalitarisme qui se développe au sein même de la démocratie grâce à l’instrumentalisation de ses normes. Quelle meilleure définition donner du régime cubain et du futur régime que Chávez tente d’implanter au Venezuela et des pays qui, selon l’ancien modèle de l’URSS, se transformeraient en satellites? Un discours, à l’occasion du 1er mai 2005, traduit parfaitement l’emprise du sortilège castriste auquel est soumis Hugo Chávez: « Unissons-nous pour la bataille, pour être vraiment libres, pour construire la patrie dont nous rêvons, pour ne pas nous reposer toutes ces années qui nous restent encore. Je voudrais donc commencer avec ces idées, compatriotes et camarades : ne nous accommodons pas de la joie et du repos… Ils me font rougir ceux qui disent: “Nous aimons Chávez”, parce que ce n’est 33. Alexis de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique. 94 ÉTÉ- AUTOMNE 2008 pas Chávez qu’ils doivent aimer mais la révolution. Sans passion il n’y aurait pas de révolution. La révolution cubaine vibre au même diapason que la révolution vénézuélienne et les deux révolutions marchent d’un même pas… J’ai demandé à Fidel comment il avait eu la force nécessaire pour se maintenir soixante années malgré toutes les menaces, les problèmes, le blocus. Il me répondit: « Chávez, il te manque encore beaucoup de choses, mais il en est une qui est fondamentale chez toi : la passion pour ce qu’on fait” »…[34] La passion cubaine du dirigeant vénézuélien est une donnée essentielle lorsqu’on tente de caractériser ce qu’on appelle le bolivarisme. Et, comme en matière de passions, les sciences politiques ne sont pas d’un grand secours, il faudra s’en remettre à la littérature qui s’attache au thème de la passion du pouvoir.[35] Élizabeth Burgos 34. Je remercie pour cette citation le discours du politologue vénézuélien, John Magadaleno. 35. Lire la très éclairante œuvre de Francisco AYALA, Los usurpadores, (1949), Madrid, Cátedra, 1992. Une version en espagnol de cet article a été publiée dans: L’ordinaire latino-américain, Université Toulouse-Mirail, n° 202, octobredécembre 2005. N° 35 95 dossier CASTRO-CHÁVEZ : MIMÉTISMES ET LIAISONS DANGEREUSES