desigualdad en américa latina - Comisión Económica para América

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desigualdad en américa latina - Comisión Económica para América
“L’INSAISISSABLE INÉGALITÉ DES LATINO-AMÉRICAINS”
I.-
INTRODUCTION
Notre histoire, si pauvre en solidité démocratique, en respect de la liberté, et en
niveaux acceptables d’égalité, oblige les latino-américains à penser l’inégalité
comme un thème indissolublement lié à la question de la démocratie et de la
liberté.
Cette perspective nous éloigne des visions absolutistes et excluantes, et justifie
que nous rejetions l'égalité en tant qu'absolu. L'égalité n'est pas synonyme
d'égalitarisme, et encore moins d'uniformité. L’égalitarisme et la liberté
individuelle s’excluent mutuellement, contrairement à la liberté et l’égalité.
Cela nous amène à partager l’aspiration de Norberto Bobbio à une démocratie
« exigeante. » Nous exigeons par conséquent de la démocratie un double
engagement : Elle doit d’une part garantir la liberté, et de l’autre assurer une
plus grande égalité dans les conditions de vie matérielles… « Une certaine
volonté égalitaire dans le sens d’utiliser le pouvoir de l'État pour contribuer à
mitiger les inégalités matérielles et injustes, ne serait-ce que parce que la
présence dans toute société de ce type d’inégalités peut rendre illusoire et vaine
la jouissance et l’exercice de ces mêmes libertés pour ceux qui y vivent».1
L’aspiration des latino-américains à une plus grande égalité ne fait aucun doute ;
les évaluations démoscopiques, tout comme le discours et l’action politique de la
région sous toutes leurs formes, le démontrent.
1
Bobbio, Noberto (1986). El futuro de la Democracia, Fondo de Cultura Económica, Mexique, 1e édition.
2
Si cette aspiration à plus d’égalité nous apparaît très clairement, l’analyse de
l’inégalité en tant que phénomène, et les voies à emprunter pour progresser vers
des sociétés plus égalitaires sont, quant à elles, nettement plus floues.
L’Amérique latine est le continent qui présente la plus forte disparité des
revenus ; c’est devenu un lieu commun, mais il n’en traduit pas moins la
situation réelle. Pourtant, même si la disparité des revenus constitue une
composante très importante de l’inégalité, elle n’en est toutefois pas le
synonyme. Il est donc utile de réfléchir à l’inégalité dans un contexte plus vaste.
II.-
AMÉRIQUE LATINE
L’Amérique latine est un continent à revenu moyen. Cette caractéristique la situe
dans cet espace indéfini que bordent les nations les plus pauvres de la planète
d’un côté, et les pays européens, en particulier les pays membres de l’OCDE, de
l’autre. Il s’agit d’une région qui ne peut être qualifiée de « pauvre », comme
une bonne partie de l’Afrique, mais qui n’est pas non plus développée.
Moyen Orient et Afr.Nord Am.latine et Caraïbes Eur .Est et Asie centrale OCDE
3
Le PIB par habitant de l’Amérique latine est comparable à celui de l’Europe de
l’est et de l’Asie centrale, mais il représente environ un cinquième de celui des
pays de l’OCDE, et plus du double de celui de l’Afrique subsaharienne.
Par ailleurs, comme je l’ai signalé plus haut, l’Amérique latine est la région du
monde qui présente la plus forte disparité des revenus. Ceci n’implique pas,
comme nous l’expliquerons plus loin, que ce soit la région la plus inéquitable.
Voyons les faits : D’une part, le plus égalitaire des pays d’Amérique latine
présente une distribution des revenus plus inégale que le plus inégal des pays de
l’OCDE. Mais dans le même temps, une personne pauvre en Amérique latine,
avec les revenus dont elle dispose, accède à beaucoup plus de biens et de
services qu’une personne pauvre en Asie australe. À propos de l’Amérique latine,
il faut également garder à l’esprit que les chiffres évoqués constituent un résultat
moyen, obtenu à partir de réalités nationales très différentes. En d’autres
termes, il ne faut pas confondre l’inégalité des revenus avec le phénomène de la
4
pauvreté ; une société pauvre de façon homogène, et par conséquent égalitaire
dans la pauvreté, n’est pas nécessairement plus vertueuse qu’une autre,
caractérisée par des revenus moyens mais moins égalitaire. L’enjeu consiste, en
définitive, à garantir que toutes les personnes puissent accéder à un plancher de
biens et de services, et que la progression égalitaire se fasse vers le haut, vers
une société où la prospérité est partagée.
III.- L’INÉGALITÉ EST HISTORIQUE
Comme l’indiquent de nombreuses études en la matière, le fondement et l’origine
de l’inégalité des revenus en Amérique latine remontent à l’époque de la
colonisation et sont liés aux caractéristiques de ce processus de colonisation
européen (essentiellement espagnol et portugais) dans le continent. Ce contexte
a favorisé l’extrême concentration des principaux actifs entre un petit nombre de
mains. Il y a eu la concentration ancestrale de la propriété foncière, avec
l’institution de la Encomienda, par laquelle la Couronne concédait des
gigantesques étendues de terres dans lesquelles était comprise une main
d'oeuvre dont la situation était proche de l'esclavage, la propriété des richesses
minières, à savoir l’or et l’argent à l’époque coloniale, et même, dans la
deuxième moitié du vingtième siècle, les richesses provenant de l’étain et du
cuivre.
Impossible d’établir cette liste sans citer la concentration des actifs
éducatifs, qui subsiste encore de nos jours dans la plupart des pays de la région.
Cette concentration historique des actifs productifs s’accompagne depuis
toujours d’une concentration de l’influence et du pouvoir politique. Ils sont donc
entre les mains des élites qui concentraient déjà le pouvoir économique. Le
contrat social qui a permis la mise en place de l’État Providence en Europe ne
s’est pas produit en Amérique latine. Dans le meilleur des cas, certains processus
partiels de protection sociale ont pu être mis en place au profit de certaines
classes moyennes et de certains secteurs populaires urbains dotés d'une forte
5
capacité de pression. Cependant, ces succès sont relativisés par des
discriminations ethniques et sexuelles, et par l’exclusion des secteurs urbains les
plus pauvres, dont le pouvoir de pression politique est faible. Dans de nombreux
pays récemment industrialisés dans d’autres parties du monde, les expériences
de croissance dynamique et rapide se sont pourtant déroulées dans des
conditions sociales de base beaucoup plus égalitaires que celles qui prévalent
historiquement en Amérique latine.
Il apparaît donc que l’inégalité des revenus ne résulte pas du développement
récent de la région, ni de la mondialisation. C’est un phénomène qui a coexisté
avec tous les modèles de développement latino-américains de ces deux derniers
siècles. Tout comme la pauvreté, cette inégalité s'aggrave durant les cycles
économiques négatifs, et ne s’améliore que très peu durant les cycles positifs :
l'expérience démontre que, pendant les phases de ralentissement économique,
les riches perdent très peu et les pauvres énormément. En ce sens, les politiques
budgétaires procycliques ont favorisé l’inégalité en Amérique latine.
La mondialisation n’est pas à l’origine de l’inégalité, mais dans des domaines
touchant à la modernité, comme l’éducation, elle la renforce. Une étude récente
l’indique : « les causes structurelles qui expliquent les niveaux d’iniquité, c'està-dire qui constituent un système qui perpétue et aggrave au fil du temps l’écart
de revenus entre les différents groupes sociaux, résident surtout dans l’accès aux
actifs, à savoir l’éducation, le savoir et les emplois de qualité et, à des degrés
divers, dans l’accès à d’autres actifs tels que la terre, le capital et le financement,
de même que dans certaines caractéristiques démographiques et personnelles.
Tels sont les échelons qui reproduisent l’iniquité, car ils sont extrêmement
transmissibles d’une génération à l’autre, perpétuant ainsi la mauvaise répartition
du revenu en dépit des efforts consentis par l’État pour investir dans le soutien
des groupes les plus pauvres. Sur cette situation est venu se greffer, au cours
des vingt dernières années, l’effet de cycles d’expansion et de contraction de la
6
macroéconomie qui a engendré une plus forte concentration des revenus. »
(Machinea y Hopenhayn, 2005).
IV.-
LA STABILITÉ DE L'INÉGALITÉ
L'origine historique de la concentration des actifs, qui est à la base de la disparité
des revenus en Amérique latine, se traduit par une très grande stabilité dans le
temps des indicateurs qui rendent compte de ce phénomène.
Un cas particulièrement intéressant en la matière est celui du Chili. Depuis le
milieu des années 60, époque du gouvernement pro développement d’Eduardo
Frei Montalva et l'Alliance pour le progrès, en passant par l'expérience du
gouvernement socialiste de Salvador Allende, puis par le gouvernement militaire
de Pinochet ; et ensuite par presque 17 ans de régime démocratique, avec un
quatrième gouvernement de la même coalition politique (Concertation pour la
démocratie), on observe que l'indice de Gini n'a pratiquement pas varié et se
situe entre 0,50 (1972) et 0,55. Quarante ans d'histoire, quatre types de
gouvernements radicalement différents, des politiques économiques absolument
distinctes et, dans la pratique, l'indice de Gini est pratiquement resté le même.
7
V.-
MONDIALISATION ET INÉGALITÉ
Les données démontrent sans équivoque que de plus en plus de pays, y compris
des bastions historiques d'égalité, comme la Scandinavie, connaissent une
inégalité croissante des revenus.2
Les pays du monde développé, à l'exception de la France et des Pays-Bas, ont
connu, entre le milieu des années 80 et le milieu ou la fin des années 90, une
aggravation des inégalités. Même dans les pays traditionnellement plus
égalitaires, comme les pays nordiques, les conditions d’égalité se sont
dégradées. Les pays où cette situation a été la plus marquée sont les États-Unis
et l'Angleterre. De plus, tout semble indiquer que cette détérioration est
étroitement liée aux transformations radicales de la structure du marché du
travail.3
L'information dont on dispose démontre que cette aggravation de l'inégalité peut
être attribuée à un plus grand enrichissement des segments qui étaient déjà
riches, ce qui par ailleurs ne change rien aux conditions des plus pauvres, ou qui
résulte d’un certain recul des segments les plus pauvres.
On peut donc s'attendre à ce que les chiffres les plus récents pour l'Amérique
latine en matière de distribution du revenu dans le meilleure des cas rendent
compte d’une très petite amélioration.
2
Gosta Esping-Andersen, Inequality of Incomes and Opportunities, dans The New Egalitarianism, édité parAnthony
Giddens et Patrick Diamond, Polity Press 2005.
3
OCDE, Literacy in the Knowledge Society, OCDE, 2000., et Robert K. Atkinson, Inequality in the new knowledge
economy,
8
VI.-
LE DÉBAT SUR L’INÉGALITÉ : DE QUOI S’AGIT-IL?
Le contexte décrit ci-dessus rend indéniablement plus complexe le débat sur la
méthode à employer pour atteindre un plus grande égalité dans les sociétés
contemporaines, en particulier dans une Amérique latine profondément inégale.
Esping-Andersen signale que la question essentielle est liée aux opportunités.
Selon cet auteur, il faut déterminer si les inégalités croissantes de revenus
observées actuellement sont accompagnées d’une inégalité croissante des
opportunités entre les générations. Il ajoute que rien n’indique un recul en
termes d’opportunités et de mobilité, et même que, dans certains pays, celles-ci
se sont améliorées.4
Cet analyse privilège l’idée5 qu’il faut se pencher sur l’amélioration (ou la
détérioration) des opportunités et des conditions de vie du segment le plus
pauvre et vulnérable de la population, plutôt que se concentré dans les écarts
entre riches et pauvres.
D’autres encore, dans la foulée de Rawls, affirment qu’il est juste, dans un
contexte d’accroissement de la richesse totale, que tous les segments de la
société gagnent quelque chose, et non pas que tous gagnent la même chose.
Dans ce cas, le problème n’est pas que certains gagnent plus que d’autres, mais
que certains ne gagnent rien. Ou, comme dirait Agustín Squella, « une société où
tous ne sont pas égaux en tout, mais où tous soient égaux en quelque chose ».
Quoi qu’il en soit, il n’est pas pertinent, ni même correct, de considérer les
notions d’inégalités sociales et d’iniquité comme les seules variables congruentes
de la répartition des revenus provenant du travail.
4
5
Op.cit, pg.9
Esping-Andersen, Atkinson et coll..
9
C’est pourquoi, en Amérique latine, il serait peut-être plus utile de renforcer les
efforts de politique publique pour parvenir à une meilleure distribution du bienêtre et des opportunités dans un sens plus large, tout en veillant à une meilleure
répartition du revenu.
VII.- LA DISTRIBUTION DU BIEN-ÊTRE ET LES OPPORTUNITÉS
La distribution du bien-être présente quatre volets. Leur l’analyse individuelle
nous donnera une image plus précise de la situation de l’Amérique latine.
Ces volets sont les suivants :
•
l’accès aux biens de consommation et aux services de base
•
l’évolution de la pauvreté
•
l’accès aux opportunités
•
la répartition du revenu
A. L’ACCÈS AUX BIENS
L’accès aux biens publics et privés pour tous est un élément important dans la
formation de sociétés plus égalitaires.
Par exemple : Le développement rapide de l’accès à certains biens durables
(réfrigérateur, téléphone, télévision, véhicules motorisés, ordinateurs, etc.)
enregistrés par les recensements de la population et des logement, implique des
améliorations considérables du bien-être, mais n’est pas directement pris en
compte par les mesures de la pauvreté basées sur le revenu des ménages. La
pauvreté absolue (en termes de revenus nécessaires pour satisfaire les besoins
de base) n’a pas varié en moyenne régionale au cours des 25 dernières années.
Pourtant, les recensements de la population et des logements, réalisés au début
10
des années 80 et au début de la décennie actuelle, indiquent des améliorations
très sensibles de l’accès aux biens durables dans tous les pays latino-américains.
Par ailleurs, il est universellement admis que les indicateurs de mortalité infantile
et d’espérance de vie à la naissance sont deux indicateurs qui résument assez
bien les conditions de vie et d’accès aux services de santé et à l’assainissement.
En ce qui concerne la mortalité infantile, la chute a été de 103/1000 en 1960 à
27/1000 en 2004.
L’espérance de vie, elle, est passée de 56 ans 1960 à 72 ans en 2004.
11
On observe donc, en ce qui concerne ces deux indicateurs clés, une amélioration
notable dans les pays latino-américains entre 1960 et 1980, amélioration qui
s’est ensuite prolongée dans le temps. Il faut toutefois faire remarquer que ces
améliorations se sont produites dans un contexte de stabilité des indicateurs
mesurant l’inégalité dans la répartition des revenus.
B. L’ÉVOLUTION DE LA PAUVRETÉ
L’évolution de la pauvreté en Amérique latine indique que le pourcentage de
personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté a diminué, mais dans une
mesure jugée insuffisante. Et ce, même si l’estimation pour l’année 2005 est la
plus faible depuis 1990. En 1990, la pauvreté représentait 48,3 pour cent de la
population et l’extrême pauvreté 22,5 pour cent de la population. En 2005, les
chiffres étaient respectivement de 40,6 pour cent et 16,8%, soit des niveaux qui
restent inférieurs à ceux observés avant la décennie perdue des années 80.
12
Toutefois, cette diminution en pourcentage ne se traduit pas de façon
automatique par une diminution équivalente en chiffres absolus. En effet, en
1990, le nombre de pauvres était de 200 millions de personnes, alors que 93
millions de personnes vivaient dans l’extrême pauvreté. Aujourd’hui, le nombre
de pauvres est de 213 millions de personnes et 88 millions de personnes vivent
dans l’extrême pauvreté.
13
On en déduit que les résultats en matière de réduction de la pauvreté sont plutôt
précaires dans l’ensemble de la région. On observe également que la réduction
de la pauvreté est possible dans le cadre d’une combinaison vertueuse de
croissance dynamique et soutenue de l’économie, de politiques publiques
efficaces visant à la prestation de services de qualité pour tous, et d’une politique
budgétaire anticyclique garantissant la stabilité des dépenses sociales lorsque le
cycle de l’économie devient négatif.
Les objectifs pour le Millénaire, engagement des pays d’Amérique latine au sein
des Nations Unies, prévoient une réduction de la pauvreté de 50 pour cent entre
l’année 1990 et 2015. En fonction des degrés d’avancement actuellement
observés, et des perspectives à l’horizon 2015,6 seulement 2 pays latinoaméricains seront en mesure d’atteindre cet objectif. Ces chiffres indiquent donc
la nécessité de conjuguer les efforts pour améliorer la répartition du revenu, et
de signaler la réduction de la pauvreté en tant que cible principale.
C. L’ACCÈS AUX OPPORTUNITÉS
La clé de la distribution du bien-être réside dans l’accès à des opportunités. Ce
sont ces opportunités qui permettent à une famille de prétendre que les enfants
aient des conditions de vie supérieures à celles qu’ont eues leurs parents. Il faut
donc rompre la chaîne de transmission des opportunités de génération en
génération, puisqu’elle se traduit par la transmission de la pauvreté, des emplois
précaires, et des bas revenus.
Dans la société actuelle du savoir, la clé de voûte est l’éducation.
6
En fait, l’un d’entre eux, le Chili, avait déjà réalisé cet objectif en 2003. Le cas du Chili vaut la peine
d’être analysé car en un peu plus de 10 ans (1990 – 2003), la pauvreté a diminué de moitié et l’extrême
pauvreté de pratiquement un tiers, alors que la répartition du revenu mesurée par le coefficient de Gini est
restée pratiquement invariable.
14
Cependant, les qualifications requises, en termes d’éducation, pour se réaliser
dans le monde d’aujourd’hui, ne s’obtiennent pas d’un jour à l’autre. Il s’agit d’un
processus qui prend son temps, qui implique l’investissement d’énormes
ressources, et l’action d’un État fort ayant la volonté politique de mener à bien ce
Tasa neta de matrícula en primaria y
en secundaria
processus.
Educación primaria
100
95.7
99.3
Educación secundaria
99.6
83.3
92.5
93.6
60.1
64.1
1999
2003
80
60
40
86.8
93.4
96.3
20
0
30.0
1991
1999
2003
América Latina
1991
OCDE
L’Amérique latine a réussi à garantir une couverture supérieure à 90 pour cent
pour l’enseignement primaire, et à doubler celle de l’enseignement secondaire,
au cours de la dernière décennie. Ceci implique que l’éventuelle capacité des
latino-américains à envisager l’avenir avec un raisonnable optimisme est une idée
que ces vingt dernières années ont légitimé, mais il n’en reste pas moins
beaucoup à faire. En effet, il ne s’agit pas d’un processus linéaire ; la
massification du système éducatif pose des problèmes de segmentation par
qualité, et d’incohérence entre les progrès accomplis d’une part, et les
possibilités limitées d’obtenir des emplois de qualité, dotés de rémunération et de
protection adéquates. Cet écart entre les réalités et les aspirations engendre un
sentiment aigu de frustration, en particulier chez ceux dont le capital éducatif a
augmenté de façon significative par rapport à leurs parents. La rapidité des
progrès accomplis par le système éducatif, et la lenteur observée dans l’offre de
15
bons emplois, contribuent au sentiment d’injustice sociale. Ceci pose de
nouveaux défis aux États latino-américains, qui doivent redoubler d’efforts en
matière de politique publique, d’éducation, de connectivité, et d’innovation
technologique.
D. LA RÉPARTITION DES REVENUS
Comme nous l’avons signalé à plusieurs reprises, la répartition des revenus en
Amérique latine a été historiquement très injuste. Selon des enquêtes auprès des
ménages, dans la plupart des sociétés latino-américaines, les 10 pour cent les
plus riches concentrent entre 40 et 47 pour cent des revenus, alors que les 20
pour cent les plus pauvres se partagent entre 2 et 4 pour cent des revenus. Il
existe naturellement des corrélations étroites entre les inégalités en matière
d’éducation, de santé, d’assainissement, d’électricité, de téléphonie, entre autres,
et les discriminations ethniques ou liées au lieu de naissance.
TABLEAU 1.1
Indicateurs d’inégalité pour certains pays d’Amérique latine, les ÉtatsUnis et l’Italie
Coefficient
de Gini
Part des 10%
supérieurs au
revenu total
47,2%
46,8%
46,5%
47,0%
43,1%
39,9%
40,1%
38,6%
Part des 20%
supérieurs au
revenu total
2,6%
2,4%
2,7%
3,4%
3,1%
3,1%
3,4%
4,0%
Brésil (2001)
59,0
Guatemala (2000)
58,3
Colombie (1999)
57,6
Chili (2000)
57,1
Mexique (2000)
54,6
Argentine (2000)
52,2
Jamaïque (1999)
52,0
République
49,7
dominicaine
(1997)
Costa Rica (2000)
46,5
34,8%
4,2%
Uruguay (2000)
44,6
33,5%
4,8%
États-unis (1997)
40,8
30,5%
5,2%
Italie (1998)
36,0
27,4%
6,0%
Source : Tableaux A.2 et A.3 de l’appendice statistique, Base
développement de la Banque mondiale, Banque mondiale.
Rapport entre les revenus
du dixième décile et du
premier décile
54,4
63,3
57,8
40,6
45,0
39,1
36,5
28,4
25,1
18,9
16,9
14,4
de données d’indicateurs du
16
Il s’avère que cette inégalité pérenne dans la répartition des revenus n’est pas
seulement une conséquence de l’inégalité dans l’accès au patrimoine et aux
actifs (terre, capital physique et social, éducation et qualification), mais qu’elle
est aussi fonction de sa persistance dans le temps.7
Une caractéristique particulière de cette inégalité de la répartition en Amérique
latine, est la part considérable accaparée par les 10 pour cent les plus riches de
la population. Alors que dans les pays européens le revenu des 10 pour cent de
la couche supérieure représente de 20 à 30 pour cent du revenu du neuvième
décile, en Amérique latine, cet écart est de plus de 100 pour cent, et même de
plus de 200 pour cent dans certains cas.
En Amérique latine, les revenus du travail représentant plus de deux tiers du
revenu total des ménages, l’inégalité de la répartition trouve pour l’essentiel son
origine dans le marché du travail,.
Dans ce contexte, toute ellipse est impossible ; l’itinéraire qui devra déboucher
sur une plus grande égalité en matière de répartition est peut-être le plus long
dans le temps, car il implique également une égalisation «vers le haut», une voie
démocratique, et la préservation des libertés individuelles. Ces éléments devront
s’inscrire dans tout effort commun pour parvenir à une égalité des chances et du
bien-être, et à une réduction de la pauvreté.
VIII.- CONCLUSION
Est-il possible d’atténuer cette insaisissable inégalité des latino-américains ? Il est
difficile de répondre, car nous avons pu observer que le problème de l’égalité est
7
Machinea J. L. et Hopenhayn M. La esquiva equidad en el desarrollo latinoamericano. Una
aproximación estructural, una aproximación multifacética.
17
lui-même très complexe, y compris dans les pays développés et sur une base
originellement plus égalitaire.
La réponse est encore plus complexe à la lumière de ces valeurs indivisibles que
sont la démocratie, la liberté individuelle, et l’égalité. C’est pourquoi nous avons
tendance à écarter les raccourcis populistes et autoritaires, à leur conclusion
souvent plus proches du cauchemar que du rêve qui les a vu naître.
Nous estimons toutefois qu’il est possible de progresser vers une région plus
égalitaire en nous fondant sur certains éléments de base qui sont évoqués dans
cette étude.
La progression vers des sociétés plus égalitaires passerait par une « meilleure »
croissance, susceptible de créer des emplois de meilleure qualité, et par des
politiques anticycliques visant à éviter la volatilité. Cette volatilité est celle qui
amène les plus faibles à perdre davantage pendant les cycles négatifs. Les
politiques anticycliques impliquent un pacte budgétaire qui permette d’accroître
progressivement le poids de l’impôt, encore très faible de la région, par la mise
au point de politiques publiques efficaces et capables de résister aux groupes de
pression. Cette progression égalitaire passerait aussi par des institutions fortes,
capables de réduire l’arbitrage des hommes, et de renforcer l’efficacité de
l’application des normes pour éviter la corruption.
Il serait bien sûr essentiel d’accroître l’accès à la propriété et à d’autres actifs,
mais en premier lieu, pour atteindre des progrès authentiques et définitifs, il
faudrait égaliser l’accès à une éducation de qualité. Cet accès permettrait de
mettre un terme aux blocages qui freinent le développement égalitaire du capital
humain, de redistribuer les capacités sur la base du mérite, et de venir à bout de
l’assise originellement inégale de l’histoire de l’Amérique latine.
18
L’idée qui sous-tend cette ambition d’une progression graduelle mais persistante,
est en définitive que le succès de la région doit se mesurer au niveau de décence
de l’existence des moins favorisés, plutôt qu’à travers des moyennes chiffrées.
Nous aspirons à une région où, même en reprenant la conceptualisation
schématique en vogue de « gagnants » et de « perdants », les premiers puissent
obtenir leur récompense, et les deuxièmes soient en mesure de s’assurer une vie
digne en sachant que leurs enfants pourront à leur tour devenir des gagnants
s’ils possèdent le talent et le mérite nécessaires.
Enfin, que rien ne nous éloigne de ce trinôme que cette terre a vu naître et qui
n’a rien perdu de son actualité : «liberté, égalité, fraternité. »